L'esclavage en Tunisie est un phénomène particulier de latraite orientale.
LaTunisie se trouve dans une situation semblable à celle de l'Algérie quant à sa position géographique qui la maintient à l'écart des grands courants transsahariens. Elle reçoit cependant des caravanes duFezzan et deGhadamès dont l'apport auXVIIIe siècle consiste uniquement, d'après des observateurs de l'époque, en poudre d'or et en esclaves. Ces derniers, au début du siècle suivant, arrivent à un rythme annuel oscillant entre 500 et 1 200 dont une partie est réexpédiée vers les ports duLevant.
Il est aboli le parAhmedIer Bey, puis en1890 par laFrance après l'instauration duprotectorat français de Tunisie.

Les esclaves deTunisie proviennent de deux zones principales d'approvisionnement : l'Europe et une large zone allant de l'Afrique de l'Ouest aulac Tchad. Lesroyaumes deBornou et la région duFezzan fournissent l'essentiel des détachements. La plupart des groupes sont réduits en esclavage à la suite de guerres locales entre lestribus rivales ou aux opérations d'enlèvements. Les routes caravanières aboutissant àTunis proviennent de plusieurs centres sahariens. En plus deGhadamès qui relie la régence au Fezzan, àZawila, àMourzouq et au royaume deBornou,Tombouctou est en liaison régulière avec larégence par la route caravanière qui passe par leMzab, leJérid et qui met le pays en contact avec les groupes et ethnies africaines d'une large zone touchant le paysBambara, la ville deDjenné et plusieurs régions du centre-ouest africain. Les noms des esclaves ou affranchis relevés dans les documents d'archives confirment cette origine multiple et diversifiée : à côté des noms fréquents comme « Burnaoui », « Ghdamsi » et « Ouargli », on rencontre des noms indiquant une origine d'autres centres de l'Afrique de l'Ouest comme « Jennaoui » ou « Tombouctaoui »[1].
Les esclaves européens sont pour leur part capturés au cours derazzias sur les côtes des pays européens, principalement l'Italie, laFrance, l'Espagne et lePortugal, ou lors de la capture de navires européens. Les hommes sont utilisés par divers travaux (galères, chiourmes, travaux publics, etc.) alors que les femmes sont utilisées comme domestiques ou dans lesharems. Contrairement aux hommes, il est très rare qu'une femme fasse l'objet d'un rachat car les femmes sont souvent converties à l'islam.
Pour désigner les esclaves en Tunisie, la terminologie choisie dépend de la couleur et des origines de l’esclave : l’esclave noir est appeléAbd ouChouchen, l’esclave blancMamluk ouSaqlabi et l’esclave berbèreAkli[2].

Bien que les données quantitatives manquent pour leXVIIIe siècle, certainsrecensements partiels effectués à partir du milieu duXIXe siècle permettent des évaluations approximatives de l'effectif des esclaves pour l'ensemble du pays. Lucette Valensi aboutit à une estimation d'environ 7 000 esclaves ou descendants d'esclaves pour l'année1861 en recourant aux registres sur lesquels sont mentionnées les listes des affranchis[3].
Pourtant, aucun recensement systématique de la population noire ne fut effectué pour plusieurs raisons : l'abolition de l'esclavage est intervenue dix ans avant la date des premiers registres de recensement des populations soumises à lamejba (impôt institué en1856), et, de ce fait, une bonne partie de ces groupes dispersés dans les divers échelons de la société échappait au système de contrôle.
La fréquence des affranchissements collectifs d'esclaves noirs à l'occasion du décès d'un prince ou d'une princesse révèle des effectifs relativement importants. En1823, 177 esclaves sont affranchis à l'occasion de la mort d'une princesse[4].
En se fondant sur les chiffres avancés par les voyageurs, Ralph Austin établit des moyennes aboutissant à une estimation globale de 100 000 esclaves[5]. Pour sa part, Louis Ferrière, dans une lettre àThomas Reade,consulbritannique àTunis, les évalue à 167 000 en1848 (libres ou esclaves).
En ce qui concerne les esclaves européens, la part des femmes est difficile à déterminer. Certains historiens dont Robert C. Davis[6] estiment leur nombre autour de 10 % mais ces calculs sont effectués sur les rachats d'esclaves. Or, les femmes étaient rarement proposées au rachat. Ce chiffre de 10 % est d'autant plus à relativiser du fait que les esclaves étaient plus nombreux à provenir de razzias terrestres et que, lors de ces razzias, les femmes constituaient en moyenne cinq personnes capturées sur huit.
Cependant, la répartition des esclaves est inégale selon les régions. Au sud-est du pays, les proportions sont assez élevées (notamment dans lesoasis). Certains villages comptent une nette majorité d'esclaves comme ceux au sud deGabès. À Tunis, malgré les apports continus, ce groupe se maintient vraisemblablement dans les proportions de la minorité qui ne dépasse pas les quelques milliers. Les zones de concentration des esclaves sont ainsi réparties entre Tunis, leSahel et le sud-est du pays[3].
Selon Raëd Bader, la Tunisie a accueilli entre 1700 et 1880, si l'on se réfère aux estimations de la traite transsaharienne, 100 000 esclaves noirs contre 65 000 entrées enAlgérie, 400 000 enLibye, 515 000 auMaroc et 800 000 enÉgypte[7].
L'organisation sociale de la société traditionnelle tunisienne offre un cadre d'organisation spécifique aux esclaves de Tunis. L'agha des esclaves, généralement le premiereunuque dubey, est chargé de veiller sur l'ordre du groupe et de régler les différends qui peuvent surgir entre les maîtres et esclaves ou entre les esclaves eux-mêmes[2].
Des données et témoignages confirment la relative autonomie d'organisation dont bénéficient les esclaves de Tunis ainsi que la protection que leur assure le pouvoir politique, protection qui, tout en cadrant avec les bonnes règles de conduite et de traitement de l'esclave prescrites par l'islam, révèle un sens aigu de la politique. En effet, en protégeant une minorité, c'est le dévouement inconditionnel de cette dernière que le pouvoir s'assure du même coup, d'autant que les gardes du bey sont recrutés parmi les esclaves.
À côté de cette organisation mi-politique mi-administrative, les esclaves possèdent bien sûr leurs formes d'organisation spécifiquement religieuses comme lesconfréries dont les fonctions ne se limitent pas à l'animation de la vie mystique et affective du groupe. Les confréries assurent aussi de multiples fonctions sociales qui deviennent surtout apparentes après l'affranchissement de l'esclave. D'ailleurs, l'affranchissement se traduit le plus souvent pour l'esclave par un passage de la tutelle du maître à la tutelle de la confrérie qui remplace auprès de lui sa famille large ou sa tribu.

L'esclavage en Tunisie aurait répondu essentiellement à des besoins propres à la société citadine. Pourtant, l'étude des principales corporations de métiers dans la ville deTunis, telle qu'elle est menée dans plusieurs recherches et travaux, ne montre pas un recours spécifique à des esclaves même dans des secteurs utilisant une main-d'œuvre importante[8]. Les principaux corps de métiers traditionnels comme letissage, lachéchia ou lecuir sont restés réservés à la main-d'œuvre locale. Le travail dans les métiers est donc resté un travail libre et on ne peut rattacher l'esclavage à des besoins de l'économie.
Toutefois, dans les oasis du Sud tunisien, les groupes d'esclaves sont employés dans l'économie agraire et surtout dans les travaux d'irrigation. C'est d'ailleurs dans le sud du pays que sont constatées les survivances de l'esclavage après l'abolition de 1846 et jusqu'au début duXXe siècle. Viviane Pâques relève des phénomènes similaires : « Dans les oasis, l'esclave était surtout utilisé soit comme domestique, soit pour creuser lespuits et les canaux d'irrigation. Il travaillait aussi du coucher au lever du soleil et reçoit en échange un plat decouscous. Lorsqu'il devientchouchane, son statut est celui dekhammès et il touche un pourcentage sur larécolte. Mais son travail reste le même... »[9].
En revanche, les sources sont unanimes sur le caractère domestique de l'esclavage en Tunisie. En effet, la propriété d'esclaves constitue une marque de notabilité dans la cité tunisienne et le recours presque systématique à un ou plusieurs esclaves pour les tâches domestiques atteste d'une tendance prononcée au mépris de l'effort physique, caractéristique traditionnellement connue des attitudesaristocratiques. Certaines pratiques généralisées à la cour de Tunis concourent à enraciner cette tradition : les princes, depuis l'époque hafside et jusqu'auxbeyshusseinites, systématisent l'emploi d'esclaves dans la garde des palais et le recrutement de serviteurs et valets dans leursharems. Le pouvoir politique, en intégrant les esclaves dans les rouages de la vie de la cour et en instituant cette pratique, élève le recours aux esclaves au rang de modèle à suivre pour l'ensemble des milieux aristocratiques vivant autour du pouvoir et pour la notabilité citadine.
En1797, unreligieux trinitaire espagnol pourtant présent à Tunis pour aider, parmi les Pères rédempteurs, au rachat de captifs et qui administre l'Hôpital royal, s'adresse au bey pour qu'il fournisse à l'hospice de nouveaux esclaves pour servir et enterrer les morts victimes de lapeste qui sévit à cette époque, car l'emploi deMaures libres occasionnerait des frais supplémentaires à l'établissement. Mais le bey refuse cette fois-ci de crainte que ces nouveaux esclaves ne meurent comme les précédents[1].
En outre, comme le constate lemédecinnaturaliste françaisJean-André Peyssonnel, les esclaves chrétiens d'origine européenneconvertis à l'islam peuvent accéder à de hautes fonctions, voire à la plus haute fonction de l'État, comme lesbeysmouradites, dont le fondateur est originaire deCorse, ou des ministres de ladynastiehusseinite, commeKheireddine Pacha, qui sont capturés par descorsaires et vendus sur les marchés aux esclaves d'Istanbul. Certains princes, commeHammouda Pacha etAhmedIer Bey, sont même nés de mères esclaves.
D'autres esclaves européens deviennent eux-mêmescorsaires après leur conversion à l'islam, et capturent d'autres esclaves européens (en attaquant parfois leur propre village d'origine).

Avant de procéder à l'abolition définitive de l'esclavage,AhmedIer Bey a, le, un entretien avecThomas Reade qui lui conseille d'interdire cecommerce. Convaincu de la nécessité d'une telle action, étant lui-même fils d'une esclave et considéré comme un prince ouvert auprogrès, prompt à réprimer toute forme defanatisme, il décide d'interdire l'exportation des esclaves le jour même de sa rencontre avec Reade. Procédant par étapes, il a déjà libéré les esclaves blancs puis il ferme lemarché aux esclaves de Tunis en août et annonce, en décembre1842, que toute personne née dans le pays est désormais libre[2],[10].
Pour parer à toute forme de mécontentement, il obtient au préalable desfatwas desoulémas dont celle, catégorique et sans précédent dans le monde arabo-musulman, du bach muftiSidi Brahim Riahi.

L'abolition totale est décidée pour tout le pays par le décret du[11]. Il n'en reste pas moins que même si cette abolition est acceptée par la population citadine, elle est rejetée — selonIbn Abi Dhiaf[12] — àDjerba et dans d'autres localités, chez lesBédouins et lespaysans qui ont besoin d'une main d'œuvre servile et bon marché.
Ces résistances justifient la deuxième abolition décidée par les Français, sur décret d'Ali III Bey, le[13]. Ce décret promulgue en effet des sanctions pécuniaires (sous forme d'amendes) et même des sanctions pénales (sous forme d'emprisonnements) pour ceux qui continuent à alimenter le commerce des esclaves ou à maintenir en esclavage leurs serviteurs ou leurs domestiques. L'historiographie coloniale tentera d'ailleurs d'effacer la mémoire de la première abolition et mettra en relief la deuxième abolition ; l'historiographie contemporaine agit de même en tentant d'oublier l'abolition française pour valoriser celle de 1846[2].
Au cours de la seconde moitié duXIXe siècle, la plupart des anciens esclaves, hommes ou femmes, constituent unsous-prolétariat urbain végétant dans les petits métiers ou sans métier et vivent dans des habitations précaires (fondouks des faubourgs populaires). Souvent, ils sont vendeurs de pain, marchands ambulants, masseurs dans les bains maures, domestiques ou simplement vagabonds, proie facile pour la police municipale pour cause d'ivresse ou de petits vols. Jusqu'à 10 % desprostituées de Tunis sont d'anciennes esclaves[14]. C'est donc à la suite de l'abolition qu'un processus de paupérisation et de marginalisation sociale devient perceptible à une grande échelle car l'affranchissement assure l'émancipation juridique mais non économique et sociale de l'ancien esclave[15].
En2020, un tribunal deMédenine accepte pour la première fois, sur la base de l'article 2 de la loi antiraciste de2018, la demande d'un habitant deDjerba âgé de 81 ans de retirer de sonnom de famille la mentionAtig signifiant« affranchi par »[16].
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