Ernst Lubitsch[1],[2],[3],[4],[5],[6],[7],[8] naît en 1892 d'un tailleur berlinois, Simcha (Simon) Lubitsch — qui tenait à Berlin un magasin réputé de vêtements pour hommes —, et de Anna Lindenstaedt. Simon Lubitsch, qui venait deGrodno dans ce qui est aujourd'hui laBiélorussie, était issu d'une longue lignée deHofjuden (« juifs de cour »). Sa mère est allemande, duBrandebourg. Tous deux étaient desjuifsashkénazes. Ernst, fils unique, reçoit une éducation soignée, qui comprend notamment les arts dramatiques. Las des études et fasciné par le théâtre, il quitte l'école à16 ans. Simon n'admet guère la vocation de son fils et le prend au magasin. Six mois plus tard, il doit déchanter, tant le fils se montre incapable : « Mon fils est unSchlemihl[9]. Il est incapable d'accrocher un costume sans en faire tomber cinq autres[10],[11]. »
Il décide donc de le placer comme comptable, ce qui donne à Ernst l'occasion de mener une double vie : il travaille le jour et se consacre à sa passion théâtrale la nuit. Par l'intermédiaire deVictor Arnold, acteur fort connu de l'époque, Lubitsch obtient divers petits engagements dans des cabarets. Comme il s'en sort fort bien, Arnold décide de le présenter àMax Reinhardt, directeur duDeutsches Theater, qui l'intègre dans sa troupe, au sein de laquelle se trouve déjàEmil Jannings. Lubitsch obtient ainsi des seconds rôles dans des pièces classiques : il joue notamment le Famulus Wagner dansFaust.
En 1912, l'une des représentations duMirakel (Miracle) deKarl Gustav Vollmoeller (1887-1948) est filmée. La même année, Lubitsch devient l'homme à tout faire dustudio Bioscop de Berlin, pour arrondir ses fins de mois. Le cinéma est en effet en pleine expansion en Allemagne. En 1913, on l'engage comme acteur, ce que Lubitsch accepte non par intérêt pour le septième art naissant, mais en raison d'un salaire élevé : 20 marks par jour, à comparer aux 100 marks par mois qu'il gagnait avec Reinhardt. Il joue des rôles comiques dansSchuhpalast Pinkus, et surtout dans la série de filmsMeier[12], réalisée la plupart du temps par de quasi inconnus, mais produit parPaul Davidson, dirigeant de l'Union-Film, dans laquelle il crée le personnage de « Meier », archétype du comique juif allemand. « Avec ces films, il devint le comique le plus en vue du cinéma allemand, aussi populaire queMax Linder en France etHarold Lloyd sinonChaplin en Amérique à la même époque[13]. »
En 1914, les scénaristes sont à court d'idée, mais Lubitsch n'en manque pas. Aussi prend-il désormais la triple casquette d'acteur-réalisateur-auteur. Cet arrangement qui diminue les effectifs satisfait Davidson, qui offre à Lubitsch une augmentation de salaire. Au cours des quatre années de guerre, Lubitsch monte de nombreux films, prompts à relever le moral de la population allemande, et délaisse de plus en plus les premiers rôles : il se contente des seconds.
Ce succès lui permet de réaliser ses propres films à partir de 1916. Il abandonne alors sa carrière d'acteur. En1918, il réalise son premier film marquant :Les Yeux de la momie (Die Augen der Mumie Ma), un drame avecPola Negri etEmil Jannings. Lubitsch sait s'entourer de collaborateurs de qualité, comme le scénariste Hans Kräly et le décorateurKurt Richter. La même année, il réaliseCarmen. En1919, il triomphe avecLa Princesse aux huîtres (Die Austernprinzessin), une étonnante satire dont les personnages sont dignes d'Erich von Stroheim (le roi des huitres, le millionnaire américain, le prince désargenté Nuki)[14]. Suivent des drames historiques (La Du Barry[15],Ann Boleyn) et des comédies, qui font de lui un réalisateur de stature internationale. On le surnomme même « leDavid Wark Griffith allemand », et en1921, il est invité aux États-Unis pour la première fois.
Après un premier séjour infructueux aux États-Unis en 1922, il quitte l'Allemagne en 1923, à l'âge de trente ans, pour rejoindreHollywood sur l'invitation deMary Pickford. Elle veut qu'il la dirige dansDorothy Vernon of Haddon Hall. Il refuse le projet, mais la dirige dansRosita en1923, son premier film américain, à nouveau un succès. Il est sous contrat avec laMary Pickford Company ; c'est un travailleur acharné et chaque film semble surpasser le précédent, en qualité et en succès (critique et commercial). On commence à parler de laLubitsch touch : élégance et sophistication dans la satire, sens du rythme et de l'ellipse.
En1926, il rejoint laParamount et réalise son premier film parlant en 1929 :Parade d'amour (The Love Parade), avecMaurice Chevalier etJeanette MacDonald, qui obtient six nominations auxOscars dont celle de meilleur film. Avec l'apparition du son, de brillants dialogues viennent s'ajouter à la Lubitsch touch (même s'il n'est jamais crédité comme scénariste ou dialoguiste). En 1925, il obtient enfin une carte de séjour : il évitait jusqu'à présent le Service de l'Immigration grâce à la Warner[16].
En 1935, le régimenazi le déchoit de sa nationalité allemande. La même année, il devient directeur des productions de la Paramount, seul réalisateur hollywoodien à diriger un grand studio. Le 27 juillet 1935, il épouse Vivian Gaye, une actrice et agent artistique britannique, née Sanya Bezencenet en 1907 et décédée en 2010[17]. Ils ont une unique fille, Nicola Lubitsch, née le 27 octobre 1938. En 1936, la Paramount le relève de ses fonctions de directeur des productions, et il redevient réalisateur à plein temps. La même année, il est naturalisé citoyen américain.
Dans cette période, Lubitsch réalise ses films les plus connus, tous des comédies. Il travaille avec les meilleurs scénaristes, notammentBilly Wilder etCharles Brackett, et fait travailler toutes les grandes stars de l'époque :Claudette Colbert,Gary Cooper,Marlène Dietrich,James Stewart,Carole Lombard,Gene Tierney. C'est lui qui fait pour la première fois entendre le rire deGreta Garbo, dansNinotchka. Les films, malgré leur caractère léger et brillant, abordent souvent des préoccupations très sérieuses et contemporaines : en 1939,Ninotchka est l'un des premiers films à critiquer le régime de Staline, en 1940,Rendez-vous (The Shop Around the Corner) aborde la question du chômage, et en 1942Jeux dangereux (To Be or Not to Be) a pour thème principal le nazisme.
LaLubitsch Touch se caractérise par une retenue élégante des sentiments, rien n'explose, c'est ainsi que Lubitsch cultive l'ellipse, l'attente, la surprise, allant ainsi contre l’expressionnisme du cinéma allemand et de façon générale du cinéma muet[22],[1],[23],[24]. C'est également un art de vivre, une certaine manière de vivre les échanges, les relations aussi bien entre les personnages dans le film qu'entre le film et les spectateurs. C'est également une expression de l'humour juif, une façon de résister avec élégance aux agressions de la bêtise humaine.
Plusieurs définitions ont été proposées pour définir laLubitsch Touch[25],[26],[27] :
"La Lubitsch Touch" est une brève description qui embrasse une longue liste de vertus : sophistication, style, subtilité, esprit, charme, élégance, suavité, nonchalance raffinée et nuance sexuelle audacieuse. " (Richard Christiansen)
" LaLubitsch Touch se caractérise dans ses films par l'humour subtil et la virtuosité visuelle. Le style était caractérisé par une compression parcimonieuse d’idées et de situations en plans uniques ou en scènes brèves qui apportaient une touche ironique aux personnages et à la signification de tout le film. " (Ephraim Katz(en))
" Un mélange subtil et sexy d'humour et d'esprit de retenue. " (Roger Fristoe).
" Un contrepoint de tristesse poignante pendant les moments les plus gais d'un film. " (Andrew Sarris(en))
"C'était l'utilisation élégante de la super blague. Vous aviez une blague et vous vous sentiez satisfait, puis il y avait une autre grosse blague dessus. La blague à laquelle vous ne vous attendiez pas. C'était la Lubitsch Touch..." (Billy Wilder)
" ... un mélange de sexualité costumée de laRuritanie et de la sexualité berlinoise adoucies pour les goûts américains. (Kevin Starr(en)).
"La phrase évoque quelque chose de léger, d'étrangement indéfinissable, mais néanmoins tangible, et de voir les films de Lubitsch - plus que dans presque n'importe quel travail de réalisateur - on peut ressentir cet esprit certain, non seulement dans le placement tactique et impeccablement approprié de la caméra, dans l'économie subtile de son intrigue, dans le dialogue oblique qui permettait de tout dire de façon allusive, mais aussi - et en particulier - dans la performance de chaque acteur, aussi petit que soit le rôle. " (Peter Bogdanovich)
"Un style gracieusement charmant et fluide, avec une ... ingénieuse capacité à suggérer plus que ce qu'il montre ..." (Leland A. Poague[28])
"... un style qui fait allusion au sexe, de manière ludique adulte dans ses thèmes, sans jamais franchir la ligne de démarcation invisible qui séparait le charbon du génie." (Saul Austerlitz)
" La Lubitsch touch se caractérise par d'une part une capacité propre à l'Europe de l'Est à représenter le raffinement cosmopolite des Européens continentaux auprès des Américains - et à double tranchant, comme il de la compréhension des faces cachées du gag américain et d'autre part par une affection critique pour les individus imparfaits qui fonctionnent selon deux poids deux mesures, enfin une manière élégante de gérer la musique en tant que partie intégrante de la construction d'un film. " (Jonathan Rosenbaum)
"La Lubitsch Touch" peut être considérée de manière concrète comme dérivant d'un dispositif narratif standard du film muet : interrompre l'échange dramatique en se concentrant sur des objets ou des petits détails qui font un commentaire spirituel ou une révélation surprenante sur l'action principale. " (Greg S. Faller)
"Dans son sens le plus large, cela signifiait aller du général au particulier, pour se condenser soudainement en un seul instant rapide et habile cristallisant une scène ou même le thème entier ... l'idée d'utiliser le pouvoir de la métaphore en condensant soudainement la quintessence de son sujet dans un commentaire ironique - un commentaire visuel, naturellement - qui disait tout." (Herman G. Weinberg)
Lubitsch n’a tourné qu’un film à partir d’un scénario original (Jeux dangereux), tous les autres étant essentiellement des adaptations, le plus souvent très libres, d’œuvres théâtrales. Lubitsch avait une nette préférence pour les auteurs dramatiques hongrois :Laszlo Aladar (Trouble in paradise),Melchior Lengyel (Ange,Ninotchka),Nikolaus László (Rendez-vous) etLadislaus Bus-Fekete (Le ciel peut attendre), un tel répertoire ayant l’avantage d’être, du fait de l’éloignement, modifiable à merci par le réalisateur, et Lubitsch ne s’en privera pas. Viennent ensuite les dramaturges allemands (Hans Müller pourMonte Carlo,Leopold Jacobson etFelix Dortmann d’après un roman du même Müller dansLe Lieutenant souriant,Lothar Schmidt dansUne heure près de toi etVictor Léon etLeo Stein dans laVeuve joyeuse), et français (Léon Xanrof etJules Chancel dansParade d’amour,Maurice Rostand dansL’homme que j’ai tué etVictorien Sardou dansIllusions perdues).Cluny Brown constitue une double exception, puisque son argument est tiré d’un roman anglais. MaisSérénade à trois est tiré d'une pièce deNoël Coward.
La musique joue un rôle fort important chez Lubitsch, en tant que suppléante de la parole, par essence surface conventionnelle. Le plus grand usage de cette fonction se trouve dans ‘’Ange’’. C’est en effet le thème mélodique improvisé par un violoniste tzigane, le soir où Lady Barker et Anthony Halton se rencontrent, qui va précipiter l’action : Lady Barker le joue sur son piano et le fait passer pour une composition personnelle auprès de son époux, mais celui-ci entend via le téléphone Anthony Halton l’interpréter également.
Il existe en fait plusieurs compositeurs attitrés de Lubitsch : le premier estOscar Straus, un auteur d’opérettes contemporain deFranz Lehár (il mettra en scèneLa Veuve Joyeuse dans unfilm du même nom[29]). Lubitsch commence par faire une version cinématographique d’une de ses opérettes créée en 1907 (Le Lieutenant souriant), puis fera à nouveau appel à lui pour composer la musique originale d’Une heure près de toi. Le second estFriedrich Hollaender (ou Frederick Hollander), compositeur allemand puis britannique privilégié deMarlene Dietrich, qui rédigera la partition deDesire et, surtout, celle d’Ange. Enfin,Werner R. Heymann, musicien plus obscur mais qui se prêtait fort bien au langage cinématographique, fut le compositeur le plus utilisé par Lubitsch avec quatre film à son actif:Ninotchka,The Shop Around the Corner,That Uncertain Feeling etTo Be or Not to Be.
To Be Or Not To Be - Ernst Lubitsch. Un Classique Dans L’histoire, sous la direction d'Alain Kleinberger &Jacqueline Nacache, éd.Le Bord de l'Eau, 2014,
Transatlantic Auteur: Ernst Lubitsch’s Self-reflexive Comedies of Misunderstanding, par Michael J. Anderson pour Senses of Cinéma (en), 2011[75],
Un cinéaste au paradis, conférence de Pierre Berthomieu sur le siteCanal U, 2010[76],
Lubitsch se met à table, par Lola Spector pourTélérama, 2010[77],
Déboussolant Ernst Lubitsch, par Edouard Waintrop, pourLibération, 2007[78],
"L'Eventail de Lady Windermere" :Oscar Wilde, Ernst Lubitsch, deux grands esprits se rencontrent, par Isabelle Regnier pourLe Monde, 2007[20],
La réception de Madame du Barry d’Ernst Lubitsch par la presse cinématographique française du début des années 1920, par Marc Lavastrou pour la revue Trajectoires, 2007[79],
↑Schlemihl signifie enyiddish «un type qui n'a pas de chance mais qui s'en accommode »
↑Hermann C. Weinberg,The Lubitsch Touch, Éditions Ramsay, 1994
↑Cette histoire, déjà racontée par Curt Riess en 1956, serait peut-être un peu trop belle pour être vraie si l'on en croit la biographie de Hans Helmut Prinzler Prinzler publiée à l'occasion de la rétrospective Lubitsch du Festival de Berlin 1984
↑MarcLavastrou, « La réception de Madame du Barry d’Ernst Lubitsch par la presse cinématographique française du début des années 1920 »,Trajectoires. Travaux des jeunes chercheurs du CIERA,no 1,(ISSN1961-9057,lire en ligne, consulté le)