Elias Jacques Canetti, fils d'une famillejuive séfarade, naît en1905 dans la ville de Roustchouk (actuellementRoussé) sur la rive sud duDanube enBulgarie à la frontièreroumaine. Ses parents, Jacques Elias (Elieser) Canetti et Mathilde née Arditti, sont issus tous deux de familles de commerçants juifs séfarades fortunés.
De nombreusesnationalités,ethnies et langues se croisaient dans cette région. Canetti lui-même, dans le premier tome de son autobiographie, le commente :« (...) et l'on pouvait entendre parler sept ou huit langues dans la journée. Hormis les Bulgares (...), il y avait beaucoup de Turcs (...) et, juste à côté, le quartier des séfarades espagnols, le nôtre. On rencontrait des Grecs, des Albanais, des Arméniens, desTziganes. Les Roumains venaient de l'autre côté du Danube (...). Il y avait aussi des Russes, peu nombreux il est vrai. » À la lumière de son œuvre, on comprend que cette multitude de cultures est symbolique d’un état d’esprit européen avant la lettre chez Canetti et a en fait présagé son futur cursus culturel à travers l’Europe. La première langue qu’il parle en famille est l’espagnol des séfarades : leladino.
Bien que laBulgarie obtienne son indépendance totale vis-à-vis de l’Empire ottoman en1908, Canetti conservera la nationalité turque. Deux frères naissent en1909 et1911, respectivementNissim etGeorg[9].
En1911, la famille déménage enGrande-Bretagne àManchester pour que son père puisse rejoindre l’affaire florissante montée par deux de ses beaux-frères à la suite du décès de l'un d'eux. Puis en1912, c’est la subite mort du père de Canetti à l’âge de 31 ans. Après ce traumatisme, les Canetti décident de déménager àVienne enAutriche ; ils s'arrêtent en chemin àLausanne enSuisse, pour quelques mois : c’est là que Mathilde prodigue à son fils, de manière très coercitive, ses premières leçons enlangue allemande, uniquement utilisée auparavant entre elle et son mari. L'allemand, si l'on tient compte de toutes les langues parlées dans la famille, n'arrive qu'en cinquième position dans l'éducation du jeune Elias (après leladino, le bulgare, l’anglais et le français[10]). Il s'agit pourtant de sa deuxième « langue maternelle »stricto sensu. C'est uniquement avec cette langue qu'il bâtira son œuvre, et il lui restera fidèle en tout temps, même en exil[3],[7].
En1916, les Canetti quittent l’Autriche et s’établissent àZurich enSuisse : Elias va passer la plus marquante partie de son adolescence dans cette ville avec laquelle il tissera des liens singuliers[11]. Rapidement et pour des raisons de santé, Mathilde retourne à Vienne et son fils aîné reste seul à Zurich, confié à un pensionnat de jeunes filles (où il est l’unique garçon), afin de pouvoir mener à terme ses études auGymnasium. Il obtiendra en1924 sonAbitur à l’issue de trois années scolaires passées àFrancfort, enAllemagne. À cette époque, c’est déjà le monde de l’art et de la littérature qui le séduit mais sa famille le presse de suivre un cursus universitaire sérieux.
Entre1924 et1929, il vit àVienne où il étudie la chimie et est bientôt reçu docteur.
Pendant cette période, il entreprend de nombreux voyages à travers l'Europe, notamment àParis, en Bulgarie et àBerlin. C’est également pendant cette époque charnière de l’histoire, où l’on peut entendre les premiers bruits de bottes en Allemagne, qu’il développe de façon autodidacte ses connaissances puis ses théories artistiques en participant à des rencontres d’intellectuels — des salons — et aussi en travaillant sur ses premières idées littéraires. Canetti fera la connaissance deKarl Kraus, un intellectuelpolémiste, fondateur de la revueDie Fackel (Le Flambeau), qui aura une influence majeure sur lui. Il rencontre peu après sa future femme :Venetiana (dite Veza) Taubner-Calderon. Pour subvenir à ses besoins et pour écrire, il traduit en allemand plusieurs livres de l’anglais. Toutes ses activités le happent et le poussent à délaisser la chimie et son enseignement.
En effet, il va entre autres fréquenter les réunions qui s’organisent autour d’Alma Mahler, la veuve du compositeurGustav, et entamer la rédaction de son romanDie Blendung (Auto-da-fé) ainsi que d'œuvres théâtrales. Il rencontrera des personnalités du monde de la culture commeBertolt Brecht,George Grosz,Alban Berg,Robert Musil...
Le, un événement marque à jamais sa vie et son œuvre : une manifestation populaire qui tourne à l’incendie du palais de justice de Vienne. Cela provoque en lui le désir d’analyser et de comprendre le rapport entre les comportements de masse et le pouvoir. Il étudie alors cette problématique centrale de l’histoire duXXe siècle jusqu’en1960, date de la publication de l’œuvre majeure de sa vie,Masse und Macht (Masse et puissance), presque exclusivement consacrée à cettephénoménologie desmasses ainsi qu'à l'illustration de toutes les manifestations dupouvoir politique : « Il se peut que toute la substance du soit entièrement passée dans Masse et puissance. ». Canetti s'y débarrasse de toutes les théories préexistantes à l'époque et cherche à « arracher le masque » de la figure centrale du pouvoir qu'il nomme le « survivant », pour « prendre le siècle à la gorge »[7].
Ainsi, l’imposant travail de recherche pourMasse et puissance, qui brasse plusieurs périodes d'Histoire et de multiples références transdisciplinaires, occupe la plus grande partie de son temps. Toute son œuvre à suivre reprend d'ailleurs la majeure partie des thèmes qu'il y développe ainsi que son aspect d'analyseanthropologique. Le début desannées 1930 voit la publication de ses premiers écrits. En1932, sous l'influence de l'opéraWozzeck, Canetti rédige la pièceDie Hochzeit (Noce) suivie en1933 deKomödie der Eitelkeit (La Comédie des vanités) qui évoque l'autodafé des livres dans l'Allemagne nazie. Par le biais d'une technique proche du théâtre populaire viennois et qui doit également beaucoup àKarl Kraus, l'auteur dépeint une société totalitaire qui interdit toute forme d'autoréflexion[7].
Die Blendung (Auto-da-fé) paraît en1935 dans l'indifférence générale[12]. D'abord intituléKant verbrennt (Kant brûle), l'unique roman de l'auteur se veut primitivement une « Comédie humaine à l'image de fous ». Proche de l'univers deFranz Kafka etSamuel Beckett, l'œuvre décrit avec une précision sèche la dérive dusinologue Peter Kien vers la folie. Prisonnier de ses livres et victime d'un entourage abject, le protagoniste se suicide en brûlant sa bibliothèque de vingt-cinq mille ouvrages. Parabole sur le combat entre l'esprit et l'existence, l'intellect et la barbarie, la liberté et la manipulation puis l'individu et la masse,Auto-da-fé est achevé dès1931. Seuls quelques amis et un petit cercle d'initiés dontMusil,Berg etHermann Broch prennent conscience de l'ampleur de l'œuvre et de son exceptionnelle nouveauté pour l'époque.
La mort de sa mère en1937 lui cause une grande crise psychologique.
À la suite de l’Anschluss, l’annexion de l’Autriche à l’Allemagne d’Adolf Hitler en1938, le couple Canetti quitte l’Autriche et se rend àLondres en passant quelque temps à Paris. Dès1942, l'auteur prend chaque jour des notes (Aufzeichnungen), développant toutes sortes de réflexions et ce, jusqu’à sa mort. En1946 paraîtAu-to-dafé en anglais et en1949 enfrançais où il fut d'abord traduit sous le titreLa Tour de Babel. L'écrivain reçoit la nationalité britannique en1952. Un voyage auMaroc en1954 amène à l'élaboration du livreDie Stimmen aus Marrakech (Les Voix de Marrakech) composé à partir de notes quotidiennes prises au cours de ce séjour. En1956, sa troisième pièce de théâtre,Die Befristeten (Les Sursitaires) est mise en scène àOxford.
Masse et puissance paraît enfin en1960 et obtient un écho mondial par son thème et par ses nombreuses traductions. Cette étude s’oppose largement à la vision deSigmund Freud et deGustave Le Bon sur le sujet. Le succès lui permet de publier l'ensemble de ses pièces en1964. Les premières deDie Hochzeit etKomödie der Eitelkeit provoquent d'ailleurs un scandale retentissant un an plus tard.
Veza meurt en1963. Canetti se rapproche alors d’une de ses amies de longue date, Hera Buschor, restauratrice au Kunsthaus deZurich, qui l’aide à traverser une grave dépression faisant suite à la disparition de son épouse. Pendant plusieurs années, Canetti alterne les séjours à Londres et à Zurich où habite sa nouvelle compagne, ce qui conduit à leur mariage en1971. Leur fille Johanna naît l’année suivante, évènement qui convainc le couple de s'établir définitivement à Zurich, à la Klosbachstrasse 88 dans le Züriberg (colline de l’est de la ville). En1969, il éditeDer Andere Prozess. Briefe an Felice (L'Autre Procès) qui revient sur la correspondance entreKafka et Felice Bauer.
Dans lesannées 1970, il parcourt l’Europe à plusieurs reprises pour donner des conférences. En1977 paraît le premier tome de son autobiographie, laquelle rencontre un grand succès critique et public. Il est suivi de son vivant par deux volumes, puis par un quatrième et dernier en2003 à titre posthume, finalisé par sa fille sur la base des notes retrouvées ou laissées. Largement marqué par ses lectures deMichel Eyquem de Montaigne etBlaise Pascal, Canetti s'avère soucieux d'écrire dans une langue précise, éloignée des conventions et des poncifs. En ce sens, il publie un essai aphoristique en1978 :Die Provinz des Menschen (Le Territoire de l'homme), expérience qu'il renouvelle plus tard, en1992 avecDie Fliegenpein (Le Collier des mouches). Il a aussi écrit une galerie de « caractères » en1974, dans la lignée deThéophraste et deJean de La Bruyère, avecDer Ohrenzeuge (Le Témoin auriculaire).
Toutes ses recherches d'écriture et la rigueur de ses analyses historiques, psychologiques et sociales lui valent leprix Büchner en1972.
En1981, il reçoit leprix Nobel de littérature « pour ses écrits marqués par l'ampleur de sa vision, la richesse de ses idées et sa puissance artistique ».
Il vit ensuite relativement coupé du monde, n'entretenant plus de contact avec la presse. Sa femme Hera décède en1988. Peu après, il abandonne son appartement londonien.
Elias Canetti meurt le à Zurich. La ville de Zurich a offert à sa famille – qui a accepté – la possibilité de l'enterrer à côté deJames Joyce dans lecimetière de Fluntern, voisin duzoo de Zurich dans le Züriberg.
Grands-parents : Elias Canetti, commerçant en gros en denrées coloniales en Bulgarie, grand-père paternel.
Parents :
Jacques Elias (Elieser) Canetti,-, mort à 31 ans.
Mathilde Arditti, 30 Mars 1886 -.
Fratrie :
Elias Canetti, 1905-1994 ; prénom du grand-père paternel.
Nissim (Jacques) Canetti, 1909-1997 ; prénom du père.Haut cadre de l’industrie du disque enFrance et promoteur de nombreux artistes, il a lancéJacques Brel en 1954 en lui permettant d'enregistrer son premier album ; il a aussi fondé à Montmartre lecabaretles Trois Baudets. En 1978, il a écrit ses mémoires :On cherche jeune homme aimant la musique. Il a eu deux enfants, Bernard et Françoise, tous deux actifs dans l'édition.
Par sa mère Mathilde (née Arditti), Elias est le cousin germain du peintre françaisGeorges Arditi (1914-2012), père des comédiensPierre,Catherine,Danièle et Rachel Arditi.
Toujours par sa mère, il est le cousin germain deVictoria Kahmi Arditti (Istanbul 1905-Madrid 1997), pianiste virtuose, épouse du compositeurJoaquin Rodrigo.
Elias Canetti, devenu citoyenbritannique en1952, a été titulaire de deux passeports, turc puis britannique. Le prix Nobel lui a été remis à titre d’auteur autrichien. Un débat s'ouvre à cet égard au sein du comité deStockholm car plusieurs pays réclament le fait d'être cités dans l'attribution de cette récompense dont laBulgarie, son pays natal, l'Allemagne qui intègre Canetti à lalittérature de langue allemande, leRoyaume-Uni dont il est citoyen ou encore laSuisse dont il est résident. A posteriori, le site de laFondation Nobel classe Canetti comme écrivain britannique[14].
L'œuvre majeure d'Elias Canetti est son essaiMasse et Puissance, publié en 1960. Il n'a écrit et publié qu'un seul roman,Auto-da-fé, en 1935. Son autobiographie[15], commencée en 1971 et publiée dès 1977, est constituée de quatre ouvrages :La Langue sauvée - Histoire d’une jeunesse 1905-1921 (1977),Le Flambeau dans l’oreille - Histoire d’une vie 1921-1931 (1980),Jeux de regards - Histoire d’une vie 1931-1937 (1985) etLes Années anglaises publié à titre posthume en 2003.
En 2024, les 30 ans de la mort d'Elias Canetti lèvent l'embargo sur ses documents confidentiels à la Bibliothèque centrale de Zurich[16]. Après une première purge menée par Canetti, il a conservé 30 cartons de lettres et de journaux intimes du 21 octobre 1941 au 30 décembre 1986, qui ont pu être examinés. Le biographe de Canetti, Sven Hanuschek, a noté que les archives de Canetti témoignent d'une intention claire (surtout après son second mariage) « d'écrire une comédie humaine sur des fous » — huit romans au total. Il n'en a écrit qu'un,Autodafé. Un autre roman prévu étaitL'Ennemi de la mort, qui raconte l'histoire d'un fou qui serait frappé et tué par une météorite à la fin[16]. La levée de l'embargo révélera, selon Hanuschek, des passages supprimés de livres autobiographiques, avant tout pour protéger les personnes qui y étaient mentionnées. La Fondation Canetti prévoit de publier de nouvelles éditions incluant ces passages supprimés à partir de 2025[16].
1962 :Welt im Kopf (Le Monde dans la tête), écrits divers.
1965 :Aufzeichnungen 1942-1948, notes et réflexions.
1968 :Les Voix deMarrakech (1980),Die Stimmen von Marrakesch, notes et réflexions(ISBN2226010327).
1969 :L’Autre Procès - Lettres de Kafka à Félice (1989),Der andere Prozess - Kafkas Briefe an Felice [Bauer], essai(ISBN2070281515).
1970 :Aufzeichnungen 1949-1970, notes et réflexions.
1972 :Die Gespaltene Zukunft - Aufzätze und Gespräche (L’Avenir divisé - Essais et conférences), essai.
1973 :Le Territoire de l’homme - Réflexions 1942-1972 (1974),Die Provinz des Menschen - Aufzeichungen 1942-1972, recueil de notes ayant déjà paru séparément en allemand(ISBN2226006079) (trad. franç. d'Armel Guerne, Albin Michel, 1978).
1974 :Le Témoin auriculaire - Cinquante caractères (1985),Der Ohrenzeuge - Fünfzig Charaktere, série de portraits,(ISBN2226022317).
1975 :La Conscience des mots (1984),Das Gewissen der Worte, essais(ISBN2226020640).
1987 :Le Cœur secret de l’horloge - Réflexions 1973-1985 (1989),Das Geheimherz der Uhr - Aufzeichnungen 1973-1985, notes et réflexions(ISBN2226038299), traduit parWalter Weideli, Albin Michel, 1989.
1992 :Le Collier de mouches (1995),Die Fliegenpein, notes et réflexions(ISBN2226075755), traduit par Walter Weideli, Albin Michel, 1995 .
1994 :Notes de Hampstead - 1954-1971 (1997),Nachträge aus Hampstead - Aus den Aufzeichnungen 1954-1971, notes et réflexions(ISBN2226095144), traduit par Walter Weideli, Albin Michel, 1997.
1996 :Aufzeichnungen 1992-1993, notes et réflexions.
1998 :Écrits autobiographiques, recueil qui contientLa Langue sauvée,Le Flambeau dans l’oreille,Jeux de regards,Le Territoire de l’homme etLe Cœur secret de l’horloge(ISBN225313239X).
1999 :Aufzeichnungen 1973-1984, notes et réflexions.
2005 :Aufzeichnungen für Marie-Louise, notes de 1942.
2018 :Le livre contre la mort, traduit par Bernard Kreiss, à partir des notes et de réflexions inédites découvertes après sa mort, Albin Michel.(ISBN9782226320865)
Veza et Elias Canetti,Lettres à Georges, trad. de l'allemand par Claire de Oliveira, Paris, Albin Michel, 2009 [correspondance qui s'échelonne sur la période 1933-1959]
↑« Elias Canetti ou le territoire de l'homme Le Prix Nobel de littérature 1981 est mort dimanche 14 août à Zurich, à l'âge de 89 ans »,Le Monde,(lire en ligne)
↑« Le prix Nobel de littérature est attribué à Elias Canetti : Une vie errante »,Le Monde,(lire en ligne)
↑Marion Dufresne, « « La langue allemande restera la langue de mon esprit ». Elias Canetti en Angleterre »,Tsafon - Revue d'études juives du Nord,(lire en ligne)
↑Sylvie Oger, « Elias Canetti en France (suite de la bibliographie du numéro 17, novembre 1983 »,Austriaca : Cahiers universitaires d'information sur l'Autriche,no 22,,p. 133-134(lire en ligne)
(en)Curriculum vitae sur le site de lafondation Nobel (le bandeau sur la page comprend plusieurs liens relatifs à la remise du prix, dont un document rédigé par la personne lauréate — leNobel Lecture — qui détaille ses apports)
Eric Leroy du Cardonnoy, « Canetti (Elias) »,Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics, 2019.