Chostakovitch devient célèbre enUnion soviétique sous le patronage du chef d'état-majorMikhaïl Toukhatchevski, mais a ensuite entretenu des relations complexes avec le gouvernement, qui lui décerna prix et privilèges d'État. Tout au long de sa vie Chostakovitch a participé à des fonctions et des délégations bureaucratiques, notamment auSoviet suprême de laRSFSR (1947) et auSoviet suprême de l'Union soviétique (de 1962 à sa mort)[1].
Son œuvre se caractérise par sa force et son dramatisme souvent exacerbé, des élémentsgrotesques et unetonalité ambivalente ; il a également été fortement influencé par le stylenéoclassique d'Igor Stravinsky et (surtout dans ses symphonies) par le romantisme deGustav Mahler. Son œuvre, accusée de formalisme par le pouvoir soviétique, fait de Chostakovitch une figure majeure de la musique duXXe siècle.
Il est l'auteur de quinzesymphonies, de sixconcertos, d'unemusique de chambre abondante (quinze quatuors à cordes, un quintette pour piano, et deux pièces pour octuor à cordes). Son œuvre compte aussi troisopéras etballets, ainsi que de nombreuses musiques pour le théâtre et le cinéma.
Né àSaint-Pétersbourg, Chostakovitch est le cadet des trois enfants de Dmitri Boleslavovitch Chostakovitch et de Sofia Vassilievna Kokoulina. Dmitri Chostakovitch est issu d'une famille appartenant à l'intelligentsia russe et au passé révolutionnaire : son grand-père Boleslav (en polonaisBolesław Szostakowicz), lui-même fils d'un révolutionnaire polonais déporté en Russie dans la région dePerm, avait été exilé enSibérie pour avoir été soupçonné[N 2] d'être impliqué dans la tentative d'assassinat d'Alexandre II de 1866[2]. À la fin de son exil, Chostakovitch décida de rester en Sibérie, devint un banquier prospère àIrkoutsk et éleva une grande famille. Son fils Dmitri Boleslavovitch Chostakovitch, le père du compositeur, est né en exil àNarym(ru) en 1875 et a étudié la physique et les mathématiques à l'université de Saint-Pétersbourg, où il a obtenu son diplôme en 1899. Il a ensuite travaillé comme ingénieur sous la direction deDmitri Mendeleïev auBureau des poids et mesures de Saint-Pétersbourg. En 1903, il épouse une autre Sibérienne transplantée dans la capitale, Sofiya Vasilievna Kokoulina, l'un des six enfants nés d'un Russe sibérien.[3]
Lieu de naissance de Chostakovitch (maintenant école n. 267). Une plaque commémorative est présente à gauche.
Ce n'est qu'à neuf ans qu'il commence le piano, poussé par les sollicitations de sa mère, mais très vite il se montre particulièrement doué. À plusieurs reprises, il fait preuve d'une remarquable capacité mémorielle des morceaux joués par sa mère, se faisait « prendre en flagrant délit » en jouant la musique de la leçon précédente tout en faisant semblant de lire une autre musique placée devant lui[4]. Un an plus tard, il entre à l'école privée de musique d'Ignaty Glasser, où il travaille les sonates deHaydn et deMozart, ainsi que lesPréludes et Fugues deBach. Il écrit une marche funèbre à la mémoire de deux dirigeants duParti Cadet assassinés par des marinsbolcheviques[5].
Bien que cumulant les apprentissages de composition et de piano, Chostakovitch se destine alors plutôt à une carrière d'interprète. Il donne de nombreux concerts, dans lesquels il fait la part belle aux œuvres deBeethoven,Schumann,Chopin etLiszt.
En, le père de Chostakovitch meurt d'une pneumonie. La famille Chostakovitch se trouve alors dans une situation matérielle précaire, ce qui conduit Dmitri à se faire embaucher comme pianiste de cinéma. Au début de l'année1923, il effectue une cure enCrimée, où il tombe amoureux de Tatiana Glivienko, à laquelle il dédie sonPremier Trio avec piano.
Le 20 mars 1925, la musique de Chostakovitch est jouée pour la première fois à Moscou, dans un programme qui comprend également des œuvres de son amiVissarion Chebaline. À la grande déception du compositeur, les critiques et le public de la ville accueillent froidement sa musique. Pendant le séjour de Chostakovitch dans la capitale russe, Mikhaïl Kvadri le présente àMikhaïl Toukhatchevski[9], qui aide le compositeur à trouver un logement et un travail à Moscou[10].
En1926, à 19 ans, a lieu la création de saSymphonieno 1, œuvre d'une maturité de métier si exceptionnelle chez un garçon de vingt ans que des chefs d'orchestre tels queBruno Walter,Leopold Stokowski etArturo Toscanini l'adoptent immédiatement et lui assurent une renommée internationale. L'œuvre vaut même à son jeune auteur une lettre de félicitations d'Alban Berg[11].
Après avoir obtenu son diplôme, Chostakovitch se lance dans une carrière double de pianiste de concert et de compositeur, mais son style de jeu sec fait souvent l'objet de remarques négatives[12]. Jusqu'en 1930, Chostakovitch se produit régulièrement en concert ; après 1933, il ne joue que ses propres compositions[13]. AvecYouri Briouchkov(ru),Grigory Ginzburg,Lev Oborine et Iossif Schwartz, il fait partie des concurrents soviétiques du premierConcours international de piano Chopin, qui a lieu àVarsovie en 1927. D'après les souvenirs ultérieurs deValerian Bogdanov-Beresovski :
« L'autodiscipline avec laquelle le jeune Chostakovitch se prépara pour le Concours [Chopin] de 1927 était étonnante. Il s'enferma chez lui pendant trois semaines, s'exerçant pendant des heures, remettant à plus tard la composition et renonçant aux sorties au théâtre et aux visites d'amis. Le résultat de cette réclusion est encore plus surprenant. Bien sûr, avant cette période, il avait joué superbement et suscité les désormais célèbres éloges de Glazounov. Mais ces jours-là, son pianisme, fortement idiosyncrasique et rythmiquement impulsif, à multiples facettes mais graphiquement défini, se fond dans sa forme concentrée. »[14]
Natan Perelman(ru), qui a entendu Chostakovitch jouer ses programmes Chopin avant de se rendre à Varsovie, a déclaré que son jeu « anti-sentimental », qui évite lerubato et les contrastes dynamiques extrêmes, ne ressemblait à rien de ce qu'il avait jamais entendu.Arnold Alschwang(ru) a qualifié le jeu de Chostakovitch de « profond et dépourvu de tout maniérisme de salon »[15].
Dmitri Chostakovitch en 1925.
Chostakovitch est frappé d'uneappendicite le jour de l'ouverture du concours, mais son état s'est amélioré au moment de sa première représentation, le 27 janvier 1927. Selon Chostakovitch, son jeu est apprécié par le public. Il atteint l'épreuve finale du concours mais n'obtient finalement qu'un diplôme d'honneur, pas de prix ;Oborine est déclaré vainqueur. Chostakovitch est contrarié par ce résultat mais se résout pour un temps à poursuivre une carrière d'interprète. Alors qu'il se remettait de son appendicectomie en avril 1927, Chostakovitch réévalue ses plans :
« Quand j'étais en bonne santé, je travaillais le piano quotidiennement. Je voulais continuer comme ça jusqu'à l'automne et décider ensuite. Si je voyais que je ne m'étais pas amélioré, j'abandonnais tout. Être un pianiste pire queSzpinalski,Etkin, Ginzburg et Bryushkov (on pense généralement que je suis moins bon qu'eux) ne valait pas la peine. »[16]
En1927, le gouvernement lui commande saSymphonieno 2 pour célébrer l'anniversaire de larévolution russe. En raison de sonmodernisme, elle ne suscite pas le même enthousiasme que la première[17]. Cette année marque également le début de l'étroite amitié de Chostakovitch avec le musicologue et critique de théâtreIvan Sollertinski, qu'il avait rencontré pour la première fois en 1921 par l'intermédiaire de leurs amis communsLeo Arnstam et Lidia Joukova[18],[19]. Chostakovitch dira plus tard que Sollertinski « lui a appris à comprendre et à aimer de grands maîtres tels queBrahms,Mahler etBruckner » et qu'il lui a inspiré « un intérêt pour la musique, deBach àOffenbach »[20]. Chostakovitch vient alors de composer deux œuvres audacieuses, saSonate pour pianono 1 et son cycle d'Aphorismes et la composition de cette deuxième symphonie lui permet de poursuivre ses expérimentations.
En, Chostakovitch se marie avec Nina Varzar et achève à la fin de l'année la composition de son deuxième opéra,Lady Macbeth du district de Mtsensk[22]. L'idée de l'écriture de cet opéra, basé sur une nouvelle deNikolaï Leskov, remonte à 1930. L'œuvre est créée en1934 et remporte un immense succès, avec trois productions et quelque deux cents représentations tant àLéningrad qu'à Moscou au cours des deux années qui suivent, en plus de nombreuses représentations en dehors de l'URSS.
Au début de 1933, treize jours à peine après avoir achevé la composition deLady Macbeth, Chostakovitch commence un cycle de 24 préludes pour piano puis compose sonpremier Concerto pour piano. Cette même année, il compose l'opus 37,Musique pourLa Comédie humaine d'aprèsHonoré de Balzac pour petit orchestre (1933-1934)[23]. L'année suivante, il écrit uneSonate pour violoncelle et piano. Ces trois dernières œuvres n'ont stylistiquement rien à voir avec les expérimentations duNez. Chostakovitch compose aussi son troisième ballet, leClair ruisseau, qui remportera lors de sa création en1935, un vif succès.
Au cours du premier Congrès de l'Union des écrivains soviétiques, en été 1934,Maxime Gorki présente la doctrine duréalisme socialiste. En cette occasion, presque tous les écrivains prêtent serment de fidélité à Staline et rares sont ceux qui, commeMikhaïl Boulgakov,Ossip Mandelstam ouAnna Akhmatova, ont le courage de s'y refuser. La fin de l'année 1934 ouvre une des pages les plus sombres de l'histoire russe : l'assassinat de Sergueï Kirov marque le déclenchement d'une terreur d'une ampleur sans précédent, donnant le signal à des persécutions massives et à d'innombrables condamnations. À partir de décembre se produisent sur l'ensemble du territoire soviétique des arrestations en masse et une « grande purge politique », une expérience terrifiante qui devient quotidienne à dater de cet instant.
Ces premières années de la Grande Terreur sont paradoxalement heureuses pour Chostakovitch : les représentations deLady Macbeth du district de Mtsensk continuent de remporter un vif succès, et il poursuit son travail de composition avec ardeur. Voyant dans son entourage d'éminents représentants de la littérature et des beaux-arts multiplier les déclarations opportunistes, Chostakovitch cherche d'abord à préserver son indépendance, et ses déclarations publiques, entre 1932 et 1936, ne contiennent guère de phrases qui puissent passer pour une approbation de l'idéologie agressive du Parti. Les œuvres qu'il compose à cette époque, telles que sonPremier Concerto pour piano ou saSonate pour violoncelle et piano, ne portent aucune influence de la politique intérieure du pays[24].
Mais, le paraît dans laPravda un article intitulé : « Le chaos remplace la musique », diatribe contre l'opéraLady Macbeth[25]. Staline, accompagné d'Andreï Jdanov et deMikoïan, avait en effet assisté deux jours auparavant à une représentation de l'opéra auBolchoï[26], et l'avait détesté. Cet article, non signé, s'en prend au style musical de l'opéra, fait de« tintamarre, grincements, glapissements », à son« formalisme petit-bourgeois » niant simplicité et réalisme socialiste au profit de l'« hermétisme » ; et, enfin, à son« naturalisme grossier » montrant sur scène des personnages « bestiaux », « vulgaires ». L'article va même jusqu'à menacer l'existence de Chostakovitch par cette phrase lourde de sens en pleine folie des purges staliniennes :« On joue avec l'hermétisme, un jeu qui pourrait mal finir »[27]. Les représentations furent aussitôt arrêtées.
Le, Chostakovitch subit un autre coup du sort avec la publication dans laPravda d'un éditorial éreintant son balletLe Clair Ruisseau[N 3],[N 4]. Puis, quelques jours plus tard, il fait l'objet d'une condamnation officielle au cours d'une réunion de la section de Léningrad de l'Union des compositeurs soviétiques. Beaucoup de ses anciens amis rivalisent alors d'attaques contre lui. Rares sont ceux qui, commeSergueï Prokofiev,Vissarion Chebaline etDmitri Kabalevski, osent prendre le parti de Chostakovitch[28]. Ce dernier devient ainsi officiellement un « ennemi du peuple », accusation qui, dans l'URSS desannées 1930, précédait bien souvent unedéportation. Les mois suivants s'accompagneront d'une intensification de la terreur, touchant de plus en plus brutalement les milieux artistiques :Maxime Gorki meurt dans des circonstances non élucidées, le poèteOssip Mandelstam est assassiné en 1938,Vsevolod Meyerhold est fusillé en 1940,Anna Akhmatova perd son mari et son fils, tandis queMarina Tsvetaïeva se suicide en 1941[29]. La campagne de laPravda contre Chostakovitch a entraîné une baisse notable de ses commandes, de ses concerts et représentations de sa musique ; ses revenus mensuels passent d'une moyenne de 12 000 roubles à seulement 2 000 roubles[30]. En, Chostakovitch est convoqué par leNKVD pour être interrogé et ne doit sa survie qu'à l'exécution de l'officier chargé de son dossier[31]. Le même mois, la Grande Terreur induit l'emprisonnement et le meurtre de plusieurs proches de Chostakovitch : Toukhachevski est exécuté, son beau-frèreVsevolod Frederiks(en) meurt après sa libération d'un camp ; son ami et écrivain marxisteGalina Serebriakova(en), qui a passé vingt ans augoulag et son oncle Maxime Kostrykine meurent ; et ses collèguesBoris Kornilov,Nikolaï Jiliaïev, etAdrian Piotrovski sont aussi exécutés[32]. L'attente constante du pire le plonge dans l'insomnie et la dépression. Il est hanté par des idées de suicide, qui ne cesseront de le tourmenter toute sa vie[33].
Chostakovitch engendre en 1936 sa fille, Galina[34]; et son filsMaxime naît deux ans plus tard[35].
Photographie de Dmitri Chostakovitch antérieure à 1941.
La publication des articles de laPravda coïncide avec la composition de laSymphonieno 4 de Chostakovitch composée entre et. Elle est le reflet de son état psychologique de l'époque. Cette œuvre bouleversante, stylistiquement proche deLady Macbeth du district de Mtsensk, ne sera jouée que dans les années 1960. En effet, Chostakovitch tentait de reformer son style dans un nouvel idiome et ceci lui a donné des difficultés de composition. Chostakovitch décide de mettre un terme aux répétitions que dirigeait le chefFritz Stiedry. Selon la version officielle, c'est le compositeur qui retira de lui-même son œuvre, la jugeant alors imparfaite. Mais selon Isaac Glikman, qui avait assisté aux répétitions avec le compositeur, le directeur de l'Orchestre philharmonique de Leningrad persuada Chostakovitch de retirer la symphonie[36]. Chostakovitch ne répudia pas l'œuvre et conserva son titre deQuatrième Symphonie. Une réduction pour deux pianos a été exécutée et publiée en 1946[37], et l'œuvre a finalement été créée en 1961[38].
Dans les mois qui séparent le retrait de laQuatrième Symphonie et l'achèvement de laCinquième le 20 juillet 1937, la seule œuvre de concert que Chostakovitch ait composée sont lesQuatre Romances sur des textes de Pouchkine[39].
Obligé de faire des concessions, Chostakovitch donne à sa musique des accents plus traditionnels. SaSymphonieno 5, dont la facture très classique emprunte àBeethoven etTchaïkovski, lui permet un retour en grâce. Avec cette œuvre officiellement qualifiée de « réponse créative d'un artiste soviétique à de justes critiques » (sous-titre de l'œuvre), le musicien a simplifié son style sans pour autant réprimer sa personnalité. Plus tard, dans sesMémoires, Chostakovitch déclara : « Je ne croirai jamais qu'un homme qui ne comprenait rien ait pu ressentir laCinquième Symphonie. Bien sûr qu'ils comprenaient, ils comprenaient ce qui se passait autour d'eux et ils comprenaient de quoi parlait laCinquième. »[40] Toute l'œuvre peut même être interprétée, sous la surface d'un langage conventionnel, comme la marque d'une profonde révolte contre la tyrannie. La création de la5e Symphonie fut aussi le point de départ de l'amitié du compositeur avec le chefIevgueni Mravinski.
En, Chostakovitch compose sonPremier Quatuor à cordes, puis jusqu'en 1941, il s'occupe essentiellement de musiques de films. En septembre 1937, il commence à enseigner la composition au conservatoire de Leningrad, ce qui lui assure une certaine sécurité financière[41]. Entre et, il compose laSymphonieno 6.
En1939, avant que lesforces soviétiques ne tentent d'envahir la Finlande, le secrétaire du Parti de LeningradAndreï Jdanov commanda à Chostakovitch une pièce de célébration, laSuite sur des thèmes finlandais, qui devait être jouée lors du défilé des fanfares de l'Armée rouge à Helsinki. LaGuerre d'Hiver a été une expérience amère pour l'Armée rouge, le défilé n'a jamais eu lieu et Chostakovitch n'a jamais revendiqué la paternité de cette œuvre[42]. Elle n'a pas été jouée avant 2001[43]. Après le déclenchement de laguerre entre l'Union soviétique et l'Allemagne en 1941, Chostakovitch est d'abord resté à Leningrad. Il a essayé de s'enrôler dans l'armée mais a été refusé à cause de sa mauvaise vue. Pour compenser, il est devenu volontaire pour la brigade de pompiers du Conservatoire de Leningrad et a livré une émission de radio au peuple soviétique.
En1941, Chostakovitch reçoit lePrix Staline pour sonQuintette avec piano et cordes, œuvre commandée par leQuatuor Beethoven dont Chostakovitch devait tenir la partie de piano lors de la tournée que le quatuor devait faire en 1942 à travers toute l'URSS.
Le, les premiers avions allemands bombardent Leningrad. La mobilisation est décrétée et Chostakovitch est incorporé à sa demande dans un piquet d'incendie du groupe de défense antiaérienne. Il se lance dans l'écriture de saSymphonieno 7 « Leningrad », composée au début dusiège de la ville, puis à Kouïbychev (aujourd'huiSamara), où Chostakovitch et sa famille sont évacués en. L'œuvre est terminée en, alors que Leningrad est toujours assiégée. La première de cette symphonie, au gigantisme patriotique, a lieu à Kouïbychev en. Quelques jours plus tard, elle est jouée à Moscou lors d'un concert retransmis à la radio et perturbé par les alertes de la défense antiaérienne[44]. Rapidement populaire aussi bien à l'Ouest qu'à l'Est, elle est jouée 62 fois sur le continent américain entre1942 et1943[45]. L'œuvre sera même interprétée à Léningrad le. L'orchestre ne comptant plus que 14 musiciens, le chef d'orchestreCarl Eliasberg a été contraint de recruter en renfort toute personne sachant jouer d'un instrument[46].
En1943, Chostakovitch compose l'une de ses plus importantes symphonies, laSymphonieno 8 (rarement et improprement sous-titréeStalingrad ; cet hommage n'est pas de Chostakovitch lui-même), dédiée àMravinski. Considérée par beaucoup comme le chef-d'œuvre symphonique de Chostakovitch[47], cette symphonie est semblable à un cri de protestation contre la guerre, le totalitarisme et la volonté de suprématie en général[48]. L'œuvre a été bannie officieusement jusqu'en 1956[49]. La guerre terminée, Chostakovitch compose saSymphonieno 9, d'un ton plus lumineux que laSymphonieno 8. Tous s'attendent à ce que Chostakovitch produise une symphonie en forme d'apothéose, célébrant la victoire sur le fascisme. Tout au contraire, cette nouvelle symphonie, qui ne dure pas plus d'une demi-heure et ne nécessite qu'un petit orchestre classique, tourne ouvertement la victoire de Staline en dérision avec ses thèmes légers, voire ridicules.Gavriil Popov l'a décrite comme « splendide dans sa joie de vivre, sa gaieté, sa brillance et son piquant ! »[50]. Mais en 1946, elle a également fait l'objet de critiques. LeNew York World-Telegram du 27 juillet 1946 mentionne que : « le compositeur russe n'aurait pas dû exprimer ses sentiments sur la défaite du nazisme d'une manière aussi enfantine ». Chostakovitch continua à composer de la musique de chambre, notamment sonTrio avec pianono 2 (op. 67), dédié à la mémoire de Sollertinski, avec un finaletotentanz sur le thème des Juifs. En 1947, le compositeur est nommé député auSoviet suprême de la RSFSR[51].
En1948, Chostakovitch est emporté par le tout-puissantjdanovisme artistique et son représentantTikhon Khrennikov. Dans un premier temps, il lui est ouvertement reproché (avec d'autres musiciens dontSergueï Prokofiev etAram Khatchatourian) d'écrire une musique inappropriée et formaliste lors d'une résolution du parti du[52]. Il doit faire alors, à plusieurs reprises, sonautocritique et perd sa place de professeur, pour ne retrouver un poste qu'en 1961. Son filsMaxime Chostakovitch est même contraint de le condamner publiquement.Iouri Lioubimov raconte qu'à cette époque « il attendait son arrestation la nuit sur le palier de l'ascenseur, pour qu'au moins sa famille ne soit pas dérangée »[53]. Alors que le Parti renforce son emprise sur la vie culturelle et artistique soviétique, Chostakovitch, une seconde fois victime de la lutte contre le formalisme, écrit son œuvre la plus ouvertement contestataire, leRaïok, dans laquelle il se moque de Staline et de ses subalternes.
Les conséquences du décret pour les compositeurs ont été dures. Chostakovitch fait partie de ceux qui sont purement et simplement renvoyés du Conservatoire. Pour lui, la perte d'argent est peut-être le plus dur. D'autres, encore au Conservatoire, vivent dans une atmosphère de suspicion. Personne ne veut que son travail soit considéré comme formaliste, aussi beaucoup accusent-ils leurs collègues d'écrire ou d'interpréter de la musique anti-prolétarienne[54].
Au cours des années suivantes, Chostakovitch compose trois catégories d'œuvres : de lamusique de film pour payer le loyer, des œuvres officielles destinées à obtenir une réhabilitation officielle et des œuvres sérieuses « pour le tiroir du bureau ». Parmi ces dernières figurent leConcerto pour violonno 1 et le cycle de chansons intituléDes Poésies populaires juives (op. 79). Ce cycle a été écrit à une époque où la campagne antisémite d'après-guerre était déjà en cours, avec de nombreuses arrestations, dont celle de Dobrouchine et Yiditsky, les auteurs du livre dont Chostakovitch a tiré ses textes[55].
En1949, les restrictions imposées à la musique et aux conditions de vie de Chostakovitch sont assouplies. Staline décide que Chostakovistch fera partie des représentants soviétiques artistiques au Congrès culturel et scientifique pour la paix mondiale àNew York. Pour Chostakovitch, ce fut une expérience humiliante, dont le point culminant fut une conférence de presse à New York où il devait lire un discours préparé.Nicolas Nabokov, qui était présent dans le public, a vu Chostakovitch commencer à lire « d'une voix nerveuse et tremblante » avant de devoir s'interrompre « et le discours a été poursuivi en anglais par unbaryton radio suave[Quoi ?] ». Pleinement conscient que Chostakovitch n'était pas libre de ses opinions, Nabokov lui demanda publiquement s'il soutenait la récente dénonciation de la musique deStravinsky en Union soviétique. Grand admirateur de Stravinsky et influencé par sa musique, Chostakovitch n'a d'autre choix que de répondre par l'affirmative. Nabokov n'hésita pas à écrire que cela démontrait que Chostakovitch n'était « pas un homme libre, mais un outil obéissant de son gouvernement »[56]. Chostakovitch ne pardonna jamais à Nabokov cette humiliation publique[57].
En1953, alors que la situation de Chostakovitch semble figée, comme celle de bien d'autres musiciens soviétiques, survient l'annonce de la mort deStaline, le. Le compositeur revient alors à l'écriture symphonique, après cinq ans d'arrêt, en composant saDixième Symphonie de juillet à. La création en est un triomphe pour Chostakovitch. LesSymphoniesno 5,7 et10 resteront les plus célèbres.
Même après la mort de Staline, le dogme du réalisme socialiste règne toujours en maître. Mais les premiers indices de changement se manifestent, et de nombreuses œuvres de Chostakovitch vont peu à peu reprendre place dans la vie musicale : lesChansons juives et lePremier Concerto pour violon sont ainsi créés en 1955, plus de sept ans après leur composition. Chostakovitch reçoit leprix international de la paix en1953.
Peu après, le compositeur traverse une période de crise : il éprouve du mal à composer des œuvres qui le satisfassent[N 5]. Il est en outre confronté à la mort de sa femme Nina, fin 1954, ainsi qu'à celle de sa mère l'année suivante. Il se marie une seconde fois avec l'activisteKomsomol Margarita Kainova, en 1956 ; le couple ne s'accordait pas, et a divorcé cinq ans plus tard.[61] Chostakovitch fête ses cinquante ans en1956, année riche en événements : lors duXXe congrès du Parti communiste de l'Union soviétique,Nikita Khrouchtchev dénonce les crimes de Staline. Un vent de liberté parcourt toute l'URSS. Dmitri Chostakovitch est à nouveau réhabilité en1958, avec la publication d'un décret du Parti sur la correction des erreurs commises en 1948. De nombreux musiciens, tels queProkofiev,Khatchatourian,Chebaline,Popov,Miaskovski, sont également réhabilités.
Mais Chostakovitch n'arrive toujours pas à surmonter la faiblesse de son inspiration. Ainsi leSixième Quatuor marque un net recul par rapport aux deux remarquables quatuors précédents. LeDeuxième Concerto pour piano, dédié à son fils Maxime, voit le jour en 1957. L'année suivante, Chostakovitch reçoit le prix Lénine pour sa monumentaleOnzième Symphonie.
Chostakovitch sort de sa longue crise d'inspiration en 1959 avec la composition de sonPremier Concerto pour violoncelle, écrit pourRostropovitch. Il compose ensuite sonSeptième Quatuor à cordes ainsi qu'un cycle vocal, dédié àGalina Vichnevskaïa, l'épouse de Rostropovitch,Les Satires. À l'été1960, lors d'un séjour àDresde, Chostakovitch écrit, en trois jours seulement, sonHuitième Quatuor à cordes, qui reste l'un de ses chefs-d'œuvre. Cette dernière est sous-titrée « Aux victimes du fascisme et de la guerre »[62], en mémoire dubombardement de Dresde qui a eu lieu en 1945. C'est une œuvre que Chostakovitch décrit dans sesMémoires comme autobiographique, comme plusieurs de ses collègues, dont Natalya Vovsi-Mikhoels[63] et le violoncellisteValentin Berlinsky[64], étaient conscients de l'intention biographique duHuitième Quatuor. Peter J. Rabinowitz a également relevé des références cachées auxMétamorphoses deRichard Strauss[65].
Le, l'agence Tass publie un communiqué annonçant la candidature de Chostakovitch au Parti. Il s'agissait d'une inévitable proposition du Kremlin à la suite d'une remarque directe d'un journaliste américain, l'année précédente à New York, constatant que le seul membre de la délégation soviétique à ne pas être encarté était Chostakovitch. Cependant beaucoup de ses amis se détournent de lui, commeChebaline. Cet événement a été diversement interprété comme une preuve d'engagement, une marque de lâcheté, le résultat de pressions politiques ou sa libre décision. D'une part, l'appareil était sans doute moins répressif qu'il ne l'était avant la mort de Staline. D'autre part, son fils se souvient que l'événement a fait pleurer Chostakovitch et qu'il a dit plus tard à sa troisième femme Irina qu'on l'avait fait chanter[66]. À partir de 1962, il a été délégué auSoviet suprême de l'Union soviétique[67]. En adhérant au parti, Chostakovitch s'engage également à écrire enfin l'hommage à Lénine qu'il avait promis auparavant. SaDouzième Symphonie, qui dépeint larévolution d'Octobre et qui fut achevée en, est dédiée à Lénine et intitulée « L'année 1917 »[68].
En1962, Chostakovitch se marie pour la troisième fois, avec Irina Supinskaya. Dans une lettre à Glikman, il écrit : « Son seul défaut est qu'elle a 27 ans. À tous les autres égards, elle est splendide : intelligente, gaie, franche et très sympathique. »[69] Selon Galina Vichnevskaïa, qui connaissait bien les Chostakovitchs, ce mariage fut très heureux : « C'est avec elle que Dmitri Dmitrievitch a finalement connu la paix domestique... Elle a assurément prolongé sa vie de plusieurs années.[70]» Au printemps 1962, Chostakovitch compose saTreizième Symphonie, sur des textes d'Ievgueni Ievtouchenko. Le théâtre Stanislavski et Némirovitch Dantchenko de Moscou met en répétitionLady Macbeth de Mzensk, qui a changé de titre pour devenirKaterina Ismaïlova. En1964, il écrit sesNeuvième etDixième Quatuors à cordes, puis s'attèle à un poème vocal et instrumental sur un fragment poétique d'Evtouchenko,L'Exécution deStépane Razine.
En 1965, à la suite de la chute de Khrouchtchev (octobre 1964) et du resserrement de l’emprise du Parti sur la société, Chostakovitch défend publiquement le poèteJoseph Brodsky, condamné à cinq ans d'exil et de travaux forcés. Chostakovitch a cosigné des protestations avec Evtouchenko, ses collègues artistes soviétiquesKornei Tchoukovski,Anna Akhmatova,Samouil Marchak et le philosophe françaisJean-Paul Sartre. Après les protestations, la peine a été commuée, et Brodsky est retourné à Leningrad[71].
En1966, année des soixante ans du compositeur, des concerts solennels sont organisés dans le monde entier en son honneur. En février, il compose sonOnzième Quatuor, puis en avril sonDeuxième Concerto pour violoncelle, dédié àRostropovitch. Le, Chostakovitch participe comme pianiste à un concert consacré à ses œuvres. C'est la dernière fois qu'il joue en public. Dans la nuit, il est frappé d'une crise cardiaque, et reste plusieurs semaines à l'hôpital. Cet infarctus est le premier indice de délabrement d'une santé déjà fragile : dès la fin desannées 1950, Chostakovitch avait ressenti les premiers symptômes d'une paralysie de la main. Il est diagnostiqué en 1965 depoliomyélite. Son état de santé l'oblige à mener une vie plus calme, et il doit renoncer à l'alcool et aux cigarettes. En, lors d'un nouveau séjour à l'hôpital, il se plonge dans la poésie d'Alexandre Blok, d'où il tirera un curieux cycle deSept Romances[72].
Le compositeur passe les mois de janvier et de de nouveau à l'hôpital. Il lit beaucoup et se prend de passion pour des poèmes deBaudelaire, d'Apollinaire et deRilke qui lui inspireront saQuatorzième Symphonie dédiée àBenjamin Britten. Il s'agit de la première de plusieurs œuvres de Chostakovitch qu'on peut interpréter comme un adieu à la vie.
En, il compose sonTreizième Quatuor à cordes. Au début de l'année suivante, il se met à composer saQuinzième Symphonie, qui sera créée à Moscou en, sous la direction de son filsMaxime Chostakovitch. Cette dernièreSymphonie contraste avec les précédentes de par nature mélodique et rétrospective, citantWagner,Rossini et sa propreQuatrième Symphonie[73]. Le, il subit un nouvel infarctus.
Chostakovitch vote pour l'élection du Conseil d'administration du Congrès des musiciens soviétiques en 1974 à laMaison des syndicats à Moscou.
Les dernières années de la vie de Chostakovitch coïncident avec celles de l'èreBrejnev, période durant laquelle le régime se durcit. Des mouvements d'opposition émergent toutefois, avec à leurs têtesSoljenitsyne etSakharov. Parmi les musiciens,Rostropovitch est le seul à rejoindre les rangs de l'opposition. Chostakovitch n'a pas les moyens de se révolter contre la situation politique. Le jour où laPravda lui demande de signer une pétition condamnant Andreï Sakharov, le compositeur et sa femme s’arrangent pour ne pas être présents quand le coursier apporte le texte. Le lendemain, la signature de Chostakovitch est cependant dans le journal[74].
Après l'achèvement de saQuinzième Symphonie, il n'écrit plus une note pendant un an et demi. L'inspiration d'un grand compositeur russe par la musique juive, est un cas unique dans l'histoire de la musique russe[N 6]. Il reprend des thèmes de la musiqueklezmer. L'influence de ses deux élèves juifs au Conservatoire de Leningrad,Benjamin Fleischmann etYouri Levitine, peut être avancée. Le spectre de la mort rôde autour de lui et lui enlève beaucoup de ses amis proches. Au printemps1973, il reprend le dessus et écrit sonQuatorzième Quatuor à cordes puisSix Romances sur des poèmes deMarina Tsvetaïeva. À la fin de l'année, on diagnostique chez lui uncancer.
Au printemps1974 naît leQuinzième Quatuor à cordes, suivi d'une autre œuvre majeure, laSuite pour basse et piano sur des poèmes deMichel-Ange. En avril1975, lors d'un séjour dans une maison de santé, Chostakovitch écrit un cycle de mélodies dédié à Nesterenko : quatre poèmes du capitaine Lebiadkine pour basse et piano, sur des textes deDostoïevski. Il compose ensuite sa dernière œuvre, laSonate pour alto et piano, terminée en juillet et dédiée à Fiodor Droujinine, altiste du quatuor Beethoven.
Admis à l'hôpital, Chostakovitch meurt le. Les funérailles ont lieu le et l’ensevelissement a lieu aucimetière de Novodievitchi. La création de laSonate pour alto et piano a lieu le, jour de l'anniversaire du compositeur.
Les premières œuvres de Chostakovitch, notamment saPremière Symphonie, qui, créée en 1926, le révéla au public et lui apporta une reconnaissance internationale, possèdent déjà un style personnel bien que révélant l'influence des compositeurs russes tels queProkofiev ouStravinsky[75]. Sa relation avec Stravinsky était profondément ambivalente ; comme Chostakovitch l'écrit à Glikman, « Je vénère Stravinsky le compositeur. Je méprise Stravinsky le penseur. »[76] Après saPremière Symphonie, Chostakovitch radicalisa son langage avec des œuvres expérimentales comme laPremière Sonate pour piano. Ses recherches modernistes aboutirent à la composition d'un de ses chefs-d'œuvre : son opérale Nez, créé en 1930. Mais le style de cette œuvre déconcerta nombre de critiques, ainsi que l'Association russe des musiciens prolétaires qui déclara l'opéra inutile pour les travailleurs[77].
En 1927, Chostakovitch accepte pour la première fois la commande d'une œuvre de propagande et compose saDeuxième symphonie dédiée à larévolution d'Octobre. Le compositeur, désireux de se faire connaître et encore sous l'influence d'un idéal communiste « esthète et éclairé », rend en toute candeur ce premier service à la patrie en ignorant totalement les menaces planant sur sa liberté.
Convaincu aprèsle Nez de la nécessité de réviser ses ambitions stylistiques, Chostakovitch expérimente les sources du comique et du satirique en musique. Il aborde ainsi avec enthousiasme la composition de musique pour le théâtre et le cinéma, confirmant son engagement aux côtés du pouvoir. Il écrit la musique deLa Punaise d'aprèsMaïakovski, le « poète de la Révolution », sur une mise en scène de Meyerhold ; il côtoie les fondateurs du cinéma soviétique à travers l'écriture de sa première musique de film, celle deLa Nouvelle Babylone ; il écrit deux ballets propagandistes,L'Âge d'or etLe Boulon. Si la composition de la musique de scène et de films lui permet de développer son goût pour le grotesque et le sarcasme, les échecs des deux balletsl'Âge d'or etle Boulon lui font finalement prendre conscience de l'impasse dans laquelle l'a conduit la musique utilitaire. Il rédige en 1931 un manifeste qui paraît dans la revueRabotchi i teatr dans lequel il proclame son désir d'indépendance. Chostakovitch est aussitôt accusé de s'éloigner des masses.
Mûri de ces diverses expériences, le langage de Chostakovitch est presque définitivement forgé à la fin de la décennie 1920. Ce langage réalise une synthèse des tendances d'avant-garde avec la tradition classique, à laquelle le compositeur restera toujours fidèlement attaché[78].
L'opéraLady Macbeth de Mtsensk (1934) lui vaut des critiques, l'artiste étant accusé, en pleine terreur idéologique, de composer de la musique élitiste, s'opposant ainsi au peuple. En réalité, cet opéra fut bien reçu par le public et la critique lors de sa création. Toutefois, lors de l'une des représentations de l'œuvre auThéâtre Bolchoï,Staline quitta ostensiblement la salle pendant le deuxième acte ; le surlendemain, un article parut dans laPravda, dont chacun comprit qu'il avait été inspiré par Staline en personne, est très sévère pour l'œuvre. L'article critiquait surtout le caractère « immoral » de l'héroïne (cet opéra est une adaptation deLady Macbeth du district de Mtsensk deNikolaï Leskov) et le caractère « pornographique » de la mise en scène[79]. Les représentations furent immédiatement interrompues, à l'initiative de la direction du Théâtre. Quelque temps plus tard, laSymphonieno 4, dont la création était proche et qui était en cours de répétition reçut une critique difficile dans un nouvel article de laPravda[N 7]. Chostakovitch décida à la suite de cet article de suspendre les répétitions et de ne pas publier cette symphonie, car cette critique était manifestement lourde de menaces envers lui.
Le compositeur décide de composer en réaction laCinquième Symphonie (1935) afin de permettre une réhabilitation de son image auprès de l'État soviétique. Cette symphonie reprend des motifs simples (à la manière par exemple deMozart), en particulier dans son premier mouvement assez austère, et dans un finale où la solennité est poussée à l'extrême, peut être jusqu'au sarcasme contre la musique que l'on souhaitait lui voir composer. En réalité, il semble que cette symphonie soit tout entière conçue dans la même veine que laQuatrième Symphonie, Chostakovitch ayant volontairement supprimé toute dissonance trop évidente et l'ayant charpentée en quatre mouvements très typés, sans rien changer dans le fond à sa musique. Cette symphonie remporta un grand succès et fut considérée par le régime soviétique comme un retour du compositeur dans le « droit chemin ». La Cinquième symphonieest aussi la symphonie duXXe siècle la plus jouée et la plus enregistrée, et beaucoup de grands chefs d'orchestre la tiennent pour le chef-d'œuvre symphonique de Chostakovitch[80].
LaQuatrième Symphonie ne fut créée qu'en1961, soit 25 ans après sa composition. Son style sombre, et son orchestration mahlérienne, en faisait une œuvre que le compositeur ne pouvait librement publier à l'époque de sa composition (1935)[81]. Elle était, selon lui, composée « pour le tiroir ». En réalité, c'est une œuvre assez longue, très complexe quant à ses structures, contenant quelques accords extrêmement dissonants notésffff sur la partition, ayant une absence totale d'allusions politiques, contrairement à un certain nombre d'autres œuvres du compositeur. Elle reçut, lors de sa création, un succès d'estime, et il n'en exista longtemps qu'un nombre limité d'enregistrements.
À compter de ce moment, ses compositions apparaissent comme sombres, voire très noires, et résolument pessimistes. Sarcastique, grinçant, ou au contraire d'une limpidité et d'un classicisme tout ironique (ses œuvres de « réalisme soviétique » semblent être écrites d'une autre main), il se démarque nettement de ses contemporains par un ton qui ne pouvait que déplaire à la toute puissante propagande stalinienne. Enfin, la musique de Chostakovitch ne peut se réduire, chez lui comme chez tous ses contemporains, à une analyse purement politique.
Plusieurs de ses quatuors ont été réorchestrés pour orchestre de chambre parRoudolf Barchaï ; ainsi, la symphonie de chambreopus 110bis n'est autre que leHuitième Quatuor retravaillé par Barchaï. Après avoir réalisé une réorchestration duBoris Godounov deModeste Moussorgski (orchestration aujourd'hui oubliée depuis le retour des orchestrations originales de Moussorgski), Chostakovitch réalisera l'orchestration de référence deLa Khovantchina du même Moussorgski.
Il aura composé 15 symphonies, 15 quatuors à cordes,2 concertos pour violon, 2 pour violoncelle, et2 pour piano. Il s'intéressa également à la musique scénique et à la musique de film.
Dmitri Chostakovitch a lié de profondes amitiés, notamment avec des musiciens commeDavid Oïstrakh, etMstislav Rostropovitch, dédicataires de ses concertos pour violon et violoncelle.
En 1968, au cours d'une répétition duSeptième Quatuor, Dimitri Tzyganov[N 8] annonça à Chostakovitch[82] :
« Mitia, la maison de disquesMelodiya nous a demandé d'enregistrer ton dernier quatuor. — Qu'est-ce que ça veut dire, mon « dernier » quatuor !? s'écria le compositeur. Il n'y en aura de « dernier » quand je les aurai tous écrits. — Et combien as-tu l'intention d'en écrire ? — Vingt-quatre, répondit Chostakovitch. N'as-tu pas remarqué que les tonalités ne se répètent jamais ? Je vais en composer un dans chacune des vingt-quatre tonalités. Ils doivent former un cycle complet. »
Chostakovitch est mort avant d'avoir achevé le cycle de vingt-quatre quatuors qu'il avait prévu. Lorsqu'on s'intéresse auxtonalités des quinze quatuors, on remarque qu'en effet aucune n'est répétée, mais aussi qu'elles suivent une logique. Le tableau ci-contre nous permet de comprendre cette logique[83].
En 2004, la musicologue Olga Digonskaya a découvert plusieurs manuscrits de Chostakovitch aumusée central d'État de la culture musicale Glinka, à Moscou. Dans un dossier en carton se trouvaient quelque « 300 pages d'esquisses musicales, de pièces et de partitions » de la main de Chostakovitch. « Un ami compositeur soudoyait la femme de ménage de Chostakovitch pour qu'elle lui livre régulièrement le contenu de la poubelle du bureau de Chostakovitch, au lieu de le mettre à la poubelle. Certains de ces déchets ont fini par se retrouver dans le Glinka... Les archives 'contenaient un nombre considérable de pièces et de compositions qui étaient totalement inconnues ou dont on pouvait retrouver la trace de manière indirecte' », a déclaré Digonskaya.r
Parmi celles-ci figuraient les esquisses pianistiques et vocales de Chostakovitch pour le prologue d'un opéra,Orango (1932). Elles ont été orchestrées par le compositeur britannique Gerard McBurney et créées en décembre 2011 par l'Orchestre philharmonique de Los Angeles[85],[86],[87],[88].
Selon McBurney, les avis sont partagés quant à savoir si la musique de Chostakovitch est « d'une puissance et d'une originalité visionnaires, comme certains le soutiennent, ou, comme d'autres le pensent, dérivée, vide et de seconde main »[89].William Walton, son contemporain britannique, l'a décrit comme « le plus grand compositeur duXXe siècle »[90]. Le musicologue David Fanning conclut dans leGrove Dictionary qu'« au milieu des pressions contradictoires des exigences officielles, des souffrances massives de ses compatriotes et de ses idéaux personnels de service humanitaire et public, [Chostakovitch] a réussi à forger un langage musical d'une puissance émotionnelle colossale »[91].
Certains compositeurs modernes se sont montrés critiques.Pierre Boulez a considéré la musique de Chostakovitch comme « le deuxième, voire le troisième succédané deMahler »[92]. Le compositeur roumain et disciple deWebern, Philip Gershkovich, a qualifié Chostakovitch de « bidouilleur en transe »[93]. On se plaint également que le style de Chostakovitch est vulgaire et strident : Stravinsky a écrit à propos deLady Macbeth : « brutalement martelant... et monotone »[94]. Le compositeur et musicologue anglaisRobin Holloway a décrit sa musique comme étant « d'un gris cuirassé en ce qui concerne la mélodie et l'harmonie, d'une structure d'usine, et d'un contenu entièrement rhétorique et coercitif »[95].
Dans les années 1980, le chef d'orchestre et compositeur finlandaisEsa-Pekka Salonen a critiqué Chostakovitch et a refusé de diriger sa musique. Par exemple, il a déclaré en 1987 :
« Chostakovitch est à bien des égards un contre-pied à Stravinsky. [...] Lorsque j'ai dit que laSeptième Symphonie de Chostakovitch était une composition terne et désagréable, les gens ont répondu : « Oui, mais pensez au contexte de cette symphonie ». Une telle attitude ne fait de bien à personne. »[96]
Depuis, Salonen a interprété et enregistré plusieurs œuvres de Chostakovitch[97], notamment en dirigeant la première mondiale d'Orango[98], mais il a qualifié laCinquième Symphonie de « surfaite », ajoutant qu'il était « très méfiant à l'égard des compositions héroïques en général »[99].
Chostakovitch emprunte sensiblement au matériel et aux styles des compositeurs antérieurs et à la musique populaire ; la vulgarité de la musique « basse » est une influence notable sur ce « plus grand des éclectiques »[100]. McBurney fait remonter cette influence aux cercles artistiques d'avant-garde du début de la période soviétique dans lesquels Chostakovitch a évolué au début de sa carrière, et soutient que ces emprunts étaient une technique délibérée pour lui permettre de créer des « motifs de contraste, de répétition, d'exagération » qui donnaient à sa musique une structure de grande échelle.[101]
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↑L'attentat de 1866 n'avait rien à voir avec les affaires de la Pologne, à la grande surprise du pouvoir tsariste. Son rôle se limitait à avoir caché les conjurés.
↑« On voit bien que le compositeur et l'auteur du livret de ce ballet n'ont jamais mis les pieds dans unkolkhoze, et n'ont jamais partagé le dur labeur des cultivateurs » Extrait du programme duThéâtre Bolchoï, pour la reprise du ballet en2003.
↑Le Clair Ruisseau est le nom dusovkhoze que tous les Soviétiques de cette époque connaissaient car, chaque automne, c'est dans cette ferme d'État modèle qu'étaient tournées les actualités cinématographiques montrant que la nouvelle récolte était encore plus abondante que les précédentes.
↑"Ma tête travaille mal, et je ne compose rien", cité par Krzysztof Meyer, Dimitri Chostakovitch,p. 361.
↑« La nouvelle symphonie de Chostakovitch n'est, du début à la fin, qu'un abominable chaos sonore, une affreuse cacophonie. On sait que ce compositeur est parfaitement capable de faire de la belle musique, mais il s'obstine manifestement volontairement à faire une musique totalement étrangère au goût du Peuple. Tout cela pourrait très mal se terminer... ».