L'usage du digamma persiste dans lanumération grecque, où il désigne le nombre 6 ; tracé plus simplement enonciale médiévale, il s'est confondu avec lestigma,ϛ, dont le tracé est semblable.
Bien que le digamma disparaisse définitivement en tant que consonne auIIe siècle, le caractère reste utilisé dans le système denumération grecque, attribué àMilet. La lettre numérale y possède la valeur 6, reflétant sa place d'origine dans l'alphabet grec. Il s'agit de l'une des trois lettres additionnelles de l'alphabet classique utilisées comme nombres, avec lekoppa (ϙ) pour 90 et lesampi (ϡ) pour 900.
Le tracé de ces trois symboles s'est fortement modifié au cours du temps, d'autant plus qu'ils ne sont plus utilisés dans l'écriture alphabétique courante : enonciale grecque médiévale puis dans l'écriture cursive, le digamma en vient, par simplification duductus, à être écrit (en un seul trait courbé et sans traverse centrale). Or, cela le fait ressembler fortement (et fortuitement) à laligaturestigma, (où l'on reconnaît lesigma lunaire,Ϲ, semblable à la lettre latineC), très fréquente alors et tracée actuellementϚ (ϛ en minuscule). Finalement, les deux signes sont confondus, le digamma, rare en tant que lettre indépendante, s'éclipsant au profit de la ligature, plus courante.
En conclusion, le nombre 6 se rencontre de plusieurs manières en numération grecque :ϝʹ (surtout en épigraphie ou pour des textes anciens),ϛʹ ouστʹ (ςʹ étant à éviter).
La lettre digamma tire son origine de la lettre de l'alphabet phénicienwāu ou wāv. Celle-ci provient peut-être de l'alphabet protosinaïtique, une écriture utilisée dans leSinaï il y a plus de 3 500 ans, elle-même probablement dérivée de certainshiéroglyphes égyptiens. La lettre phénicienne semble signifier littéralement « crochet, hameçon ». L'alphabet phénicien atteint une forme plus ou moins standard vers leXIe siècle av. J.-C. Sa6e lettre est uneconsonne (l'alphabet phénicien est unabjad qui ne note pas les voyelles) correspondant probablement au son [w].
Le wāu phénicien ressemble à unY. Outre le digamma, ce glyphe donne naissance auupsilon grec, transcrivant le phonème /u/. Le digamma conserve la position alphabétique du wāu mais voit sa forme modifiée ; l'upsilon conserve lui cette forme mais est placé à une position différente, près de la fin de l'alphabet. La Crète emploie une forme archaïque proche du wāu phénicien, ou une variante avec une branche inclinée,. La forme subit pendant la période archaïque un développement parallèle à celui de l'epsilon (qui passe de à E), les bras devenant perpendiculaires à la barre verticale, dont la partie inférieure est abandonnée. Cette évolution conduit à deux variantes du digamma : le F classique et le carré[4].
En résumé, le digamma prend des formes diverses comme[5],[6] :
Dans certains alphabets, le digamma prend une forme ressemblant à la lettrecyrillique moderneИ :. Toutefois, dans l'alphabet dePamphylie, cette variante, appelée aujourd’huidigamma pamphylien, existe comme lettre distincte du digamma standard. On suppose que dans ce dialecte, le son /w/ pourrait avoir changé en /v/ dans certains environnements. La lettre en forme de F pourrait avoir été utilisée pour noter ce son /v/, tandis que la lettre en forme de Ͷ indiquerait les cas où le son /w/ est préservé[7].
Fragment de céramique représentant un cheval et son cavalier. L'inscription signifie[...]Ι ϜΑΝΑΚΤΙ ([...]i wanakti, « au roi »), avec un digamma initial (et uneforme locale en Σ duiota).Alphabet grec peint sur la panse d'une coupe attique à figures noires ; le digamma, visible sur la gauche du vase, ressemble à un « C » latin carré.
Le son/w/ existe enMycénien, comme attesté par lelinéaire B et certaines inscriptions archaïques grecques utilisant le digamma. Il est également confirmé dans le nomhittite deTroie,Wilusa, correspondant au nom grec *Wilion.
L'éolien est le dialecte qui conserve le son/w/ le plus longtemps. Dans les textes des anciens grammairiens grecs de l'époque hellénistique, cette lettre est souvent décrite comme une caractéristique de l'éolien.
Fragment dupapyrus 115(en) comportant le nombre « χιϛ » (616 ; χ = 6, ι = 10 et ϛ = 6), avec un digamma final en forme de C.
La numération grecque antique, originaire de la ville ionienne deMilet, utilise les lettres de l'alphabet pour noter les nombres. 27 symboles sont employés : les 24 lettres de l'alphabet classique et 3 lettres archaïques, qui survivent dans cette fonction : le digamma pour 6 (sa place d'origine dans l'alphabet), lekoppa pour 90 et lesampi pour 900. Le digamma numéral prend plusieurs formes suivant les lieux : ϝ, mais également,,,,,[10]. Une des formes,, employée enBéotie,Eubée etThessalie, ressemble à une forme anguleuse du C latin.
Dans l'écritureonciale, utilisée pour les manuscrits littéraires surpapyrus etvélin, la forme anguleuse se développe en une forme plus arrondie, notée sur les manuscrits en papyrus, sur certains pièces. Une queue verticale lui est ensuite rajoutée (,). Elle adopte au bout du compte une forme similaire au « s » latin,[11]. Ces formescursives se rencontrent également sur les inscriptions de l'Antiquité tardive[10].
La lettre digamma est transmise à l'alphabet latin par l'intermédiaire de l'alphabet étrusque, lui-même dérivé de l'alphabet grec « rouge » employé enEubée — alphabet que lesÉtrusques apprennent à Pithécusses (Ischia), près deCumes.
LesÉtrusques utilisent une lettre dérivée du digamma : le son/w/ étant absent deleur langue, ils l'utilisent pour représenter le son/v/ (absent du grec à cette époque) ; le son/f/ (également absent du grec archaïque) est représenté synthétiquement par ledigramme FH.
Dans l'alphabet copte, le digamma conduit à la lettre souⲊ. Cette lettre sert également dans lanumération copte. Lesrunes provenant vraisemblablement des anciens alphabets italiques, la runefehu, ᚠ, dériverait également du digamma.
Il est possible que l'alphabet arménien dérive de l'alphabet grec. Dans ce cas, le hiunՒ dériverait du digamma.
L'appellation « digamma » est plus tardive que celle de « wau ». Elle se rencontre toutefois en grec ancien :δίγαμμα (dígamma)[1]. Ce nom signifie littéralement « double gamma », la forme Ϝ étant semblable à deuxgammas majuscules qui auraient été empilés.
Le nom « épisémon » est utilisé pour le symbole numérique pendant l'époque byzantine. Il est parfois encore employé aujourd'hui sous la forme épisémon ou épisème, soit pour nommer spécifiquement le digamma/stigma, soit comme terme générique pour l'ensemble des signes numéraux extra-alphabétiques (digamma,koppa etsampi).
Le mot grecἐπίσημον (épísêmon), formé parἐπί- (epí-, « sur ») etσήμα (sếma, « signe »), signifie littéralement « signe distinctif », « insigne », mais est également la forme neutre de l'adjectifἐπίσημος (épísêmos, « distingué », « remarquable »). Il est lié au nombre 6 via lanumérologie mystique chrétienne antique. Selon un compte-rendu des enseignements deMarcus parIrénée, le nombre 6 est perçu comme le symbole du Christ et est appelé « ὁ ἐπίσημος ἀριθμός » (« le nombre exceptionnel ») ; de même, le nomἸησοῦς (« Jésus »), ayant six lettres, est « τὸ ἐπίσημον ὄνομα » (« le nom exceptionnel »), etc. Le traité duVIe siècleDu mystère des lettres(en), qui lie également le six au Christ, appelle le signe numéralto Episēmon[15]. Le même nom se retrouve dans un manuel d'arithmétique duXVe siècle écrit par le mathématicien grecNikolaos Rabdas(en)[16]. On le trouve également dans un certain nombre de textes ouest-européens sur l'alphabet grec écrits en latin au début du Moyen Âge.De loquela per gestum digitorum, un texte didactique d'arithmétique attribué àBède le Vénérable, appelle les numéraux grecs pour 6, 90 et 900 « episimon », « cophe » et « enneacosis »[17]. Suivant Bède, le terme est adopté auXVIIe siècle par l'humanisteJoseph Juste Scaliger[18]. Toutefois, Scaliger interprète mal Bède et applique le terme épisêmon aux trois lettres numérales et pas seulement au digamma. À la suite de Scaliger, le terme intègre l'usage académique moderne dans son nouveau sens, voire pour désigner des symboles numéraux complémentaires en dehors de séquences alphabétiques propres, en grec ou dans d'autres écritures[19].
Le termeστίγμα (stígma) signifie à l'origine en grec « marque, point, perforation » ou plus généralement « signe », du verbeστίζω (stízo, « perforer »)[25]. Dans le contexte de l'écriture, il désigne un point de ponctuation, utilisé par exemple pour noter le raccourcissement d'une syllabe dans la notation d'un rythme[26]. Il devient par la suite le nom de la ligature στ, paracrophonie de son initialest- et par analogie avec le nomsigma. Il possède d'autres noms conçus suivant le même principe : sti[27] ou stau[28],[29].
Entypographie moderne, le digammacapitale prend la forme Ϝ, sa formebas-de-casse étant ϝ. Il est utilisé enépigraphie grecque pour transcrire les anciennes inscriptions qui contiennent un digamma, et en linguistique et grammaire historique pour décrire les proto-formes reconstituées de mots grecs qui contiennent le son /w/.
Pendant toute son histoire, la forme du digamma est souvent similaire à celle d'autres symboles, avec lesquels il est facilement confondu. Sur les papyrus anciens, la forme cursive du digamma numérique () est souvent indifférentiable de la forme lunaire dusigma. Au Moyen Âge, elle a la même forme que l’abréviation pourκαὶ (kaì, « et »).
En écriture manuscrite antique et médiévale, le koppa passe de à,,, puis. Les formes majuscules et peuvent représenter le koppa ou le stigma. Les confusions fréquentes entre ces deux valeurs dans l'imprimerie contemporaine sont déjà notées par les commentateurs duXVIIIe siècle[31]. L’ambiguïté n'a pas disparu dans les polices modernes, beaucoup continuant à avoir un glyphe similaire à pour koppa ou stigma.
Importance dans l'étude épigraphique et philologique
chezAlcée de Mytilène, qui écrivait en lesbien (dialecte éolien asiatique) :ϝρῆξις /wrễxis « déchirure » (en ionien-attique :ῥῆξις /rhễxis) ; de même chezSappho :Τὸν ϝὸν παῖδα κάλει /Tòn wòn paîda kálei,« elle le nomme son propre enfant » ;
bien que déjà disparue de lalangue homérique, la consonne /w/ s'y révèle en filigrane par lascansion deshexamètres dactyliques. L'aède, en effet, pratique deshiatus normalement évités, allonge des syllabes normalement brèves d'une manière que les Anciens prenaient pour une licence poétique. Or, rétablir un /w/ là où ces phénomènes se produisent (pas systématiquement, cependant), permet de comprendre que s'était maintenu le souvenir d'une telle consonne, grâce, notamment, à l'existence de formules prêtes à l'emploi tirées de divers dialectes dans lesquels /w/ s'était parfois conservé. Dans ce cas, on notera /w/ par undigamma. Comme l'explique Jean Humbert (cf. bibliographie plus bas) :
« Encore que l'hexamètre dactylique, dont il [Homère] use, exclue en principe les hiatus entre les voyelles, il sait que le même hiatus est autorisé dans une formule telle queΤενέδοιο τε ἶφι ἀνάσσεις “tu règnes en souverain sur Ténédos”, sans se douter que les deux hiatus disparaissent si on litϝῖφι (cf. lat[in].uis “force”) etϝανάσσεις (cf. myc[énien]wanake =ἄνακτες “les souverains”), restituant ainsi leϝ dont, aussi loin que l'on remonte, l'ionien n'a pas conservé de traces. »
L'allongement de certaines syllabes s'explique d'une manière similaire. Bien que le digamma n'ait jamais été écrit dans les éditions les plus anciennes d'Homère, certains éditeurs le rétablissent cependant, ce qui permet une analyse plus fidèle du texte mais ne signifie pas qu'il était réellement prononcé à l'époque d'Homère, encore moins à celle de la fixation du texte par écrit (VIe siècle av. J.-C., sousPisistrate). C'est le cas dans l'éditioncastillane de Luis Segalá y Estalella des textes homériques (chez Editorial Voluntad, 1934), qui écrit par exemple le vers 3 du premier chant de l'Iliadeπολλὰς δ' ἰφθίμους ψυχὰς Ἄϝιδι προΐαψε là où d'autres éditions n'auront queἌϊδι (en ionien-attiqueἍιδης ouᾍδης aunominatif) ;
dans des analyses comparatives ou diachroniques modernes (dans ce cas, le digamma est un artifice philologique permettant de transcrire un phonème /w/ ancien même quand il n'existe pas de forme attestée l'utilisant) : « Le génitif deπῆκυς devrait êtreπήκεος [*πηκεϝος] attesté chez Hérodote » (Grammaire grecque de Ragon chez Nathan / de Gigord, paragraphe 61, remarque III ; remarquer l'utilisation de l'astérisque pour désigner une forme reconstituée non attestée). D'une même manière, la transcription de textesmycéniens, langue dans laquelle /w/ est parfaitement conservé, fait appel au digamma.
Il est cependant fréquent que le phonème /w/ ait été noté par d'autres lettres, d'autant plus quand il s'était renforcé : on trouve par exemple chezSappho l'adjectifvrádinos « souple » (avec [v] issu de /w/) écritβράδινος (en ionien-attique :ῥαδινός /rhadinós).