Qualifié de« Prométhée des Lumières », Diderot était doté d’une curiosité inlassable, d’une extrême sensibilité et d’une mémoire prodigieuse, si bien que son érudition couvrait un vaste éventail de domaines, allant de l’histoire ancienne à la chimie, en passant par les mathématiques et la physiologie. En plus de ses essais sur des questions de biologie, d’économie, de physique, d’éducation et de politique, il a laissé son empreinte dans l’histoire des divers genres littéraires auxquels il s’est essayé. Au théâtre, il pose les bases dudrame bourgeois et recommande à l’acteur de s’adresser à unquatrième mur dansParadoxe sur le comédien. Il révolutionne leroman avecLa religieuse et la parodie du roman avecJacques le Fataliste et son maître, explore diverses formes de dialogue philosophique dansLe Rêve de d’Alembert,Le Neveu de Rameau etCeci n'est pas un conte, et développe le genre de lacritique d'art à travers sesSalons. En outre, il est durant vingt ans la cheville ouvrière d’un des ouvrages les plus marquants de son siècle, la célèbreEncyclopédie, grâce à laquelle il est en contact avec les recherches scientifiques les plus récentes et pour laquelle il rédige quelque 5 000 articles, en partie de façon clandestine, expliquant notamment les grandes religions et les techniques artisanales tout en dénonçant les croyances erronées auxquelles il applique des principes deméthodologie historique.
Surnommé« le philosophe » par ses contemporains, il professe unmatérialisme à fondement scientifique — ce qui lui vaudra plus de trois mois de prison — et montre les rapports entre les sens et les idées, même les plus purement intellectuelles. Sans cesse en lutte contre ledogmatisme religieux et l’intolérance, il est un des principaux représentants du mouvement desLumières avecVoltaire et son amiRousseau — avec qui il aura une rupture déchirante. Invité àSaint-Pétersbourg par l’impératrice de RussieCatherine II, il tentera en vain de la convaincre d’adopter un système de gouvernement démocratique. Profondément épris de justice et de liberté, il donne un fondement philosophique à la révolution et dresse un réquisitoire sans appel contre lecolonialisme et la pratique de l’esclavage.
Même s’il a beaucoup contribué par ses écrits à la chute de l’Ancien Régime, il est rejeté par laRévolution française en raison de sonathéisme. Cet écrivain qui disait écrire pour les générations futures devra attendre la fin duXIXe siècle pour que son œuvre soit redécouverte. Certains de ses textes sont restés inédits jusqu’auXXIe siècle.
Biographie
Jeunesse (1713-1728)
La famille de Diderot était installée depuis plusieurs générations àLangres, petite ville de quelque 8 000 habitants enChampagne, à 240 km à l’est de Paris. Son grand-père Denis Diderot (1654-1726),coutelier et fils de coutelier, avait épousé en 1679 Nicole Beligné (1655-1692), issue de la célèbre maison decoutellerieBeligné[1].
Sa mère Angélique Vigneron (1677-1748) était la fille d’un maîtretanneur[2]. Son pèreDidier Diderot (1685-1759), maître coutelier, était réputé pour ses instruments chirurgicaux,scalpels etlancettes, dont il avait perfectionné la forme. Il était respecté pour son jugement et sa probité.
Mariés en 1712, ses parents eurent neuf enfants dont quatre seulement atteignirent l’âge adulte : deux garçons et deux filles[3]. Denis naît àLangres[n 1], le, peu après la mort du premier enfant. Il est baptisé le lendemain en l’église Saint-Pierre-Saint-Paul deLangres[n 2].
Malgré les tensions que Denis aura avec son père à l’âge adulte, ce dernier lui a transmis ses préoccupations morales et un intérêt pour la technique qui l’aidera dans sa rédaction de l’Encyclopédie.
Diderot était l’aîné de la fratrie. Sa sœur Angélique (1720-1749), est entrée chez lesUrsulines à l’âge de 19 ans et est devenue folle en 1748, avant de mourir un an plus tard[3]. Son histoire inspira en partieLa Religieuse[4]. Son frère cadetDidier-Pierre (1722-1787) embrassa la carrière ecclésiastique et devintchanoine de la cathédrale de Langres. Les relations entre les deux frères furent conflictuelles jusqu’à la fin, Didier refusant encore tout contact avec la fille de son frère bien après sa mort[n 3]. Sa sœur Denise (1715-1797), enfin, restée à Langres, sera le lien permanent et discret entre Diderot et sa région natale.
En octobre 1723, Denis, qui avait déjà appris le latin avec un précepteur privé, est admis au collègejésuite de Langres, proche de sa maison natale. À douze ans (1725), ses parents envisageaient pour lui la prêtrise : il reçoit latonsure de l’évêque de Langres le et prend le titre d’abbé ainsi que la tenue ecclésiastique. Il est prévu qu’il succéderait à son oncle, Didier Vigneron, frère aîné de sa mère et chanoine à Langres, mais la mort prématurée et sans testament de ce dernier ne permet pas à Denis de bénéficier de saprébende[5],[n 4]. Le jeune Diderot termine donc ses études au collège en se distinguant à la fois comme un élève batailleur et indiscipliné mais extrêmement brillant, raflant tous les prix de fin d’année.
Premières années parisiennes (1728-1745)
Peu intéressé par la carrière ecclésiastique, ni par l’entreprise familiale et les perspectives de la vie en province, Denis décide d’aller àParis pour devenir jésuite. Son père l’accompagne jusqu’à la grande ville en fin 1728 ou début 1729 et l’inscrit aucollège d'Harcourt. Il obtient le diplôme de maîtrise ès arts trois ans plus tard, le. puis entre à laSorbonne. Le, il reçoit une attestation de l’université de Paris confirmant qu’il a étudié avec succès laphilosophie pendant deux ans et lathéologie durant trois ans. Vers 1731 ou 1732, il pourrait entreprendre les démarches auprès de l’évêque de Langres afin d’obtenir un poste, mais abandonne vite l’idée[6].
De 1736-1738, Diderot travaille pour l’avocat Clément Le Ris, mais passe le plus clair de son temps à lire les auteurs grecs et latins, étudier les mathématiques[n 5], apprendre l’anglais dans un dictionnaire latin-anglais[7] et aussi l’italien. Il est passionné par le théâtre, mais essaie en vain d’apprendre à danser. Il avouera plus tard àSophie Volland :« Les premières années que je passai à Paris avaient été fort dissolues[8] » ;« avec cet air vif, ardent et fou que j'avais[9] », le jeune homme plaisait aux femmes. L'avocat ayant alerté le père Diderot, celui-ci répondit que son fils devait choisir entre trois professions : médecin, procureur ou avocat. Denis ayant répondu qu’il aimait l’étude et ne voulait aucune de ces professions[n 6], son père lui supprima sa pension et resta insensible à ses lettres. Denis se fit un peu d’argent en servant de précepteur durant trois mois chez le banquier Élie Randon de Massanes, mais abandonna cette tâche qui l’occupait du matin au soir. Pendant un temps, il vécut d’expédients, rédigeant des sermons pour un missionnaire ou extorquant de l’argent à Frère Ange, uncarme de Langres à qui il avait promis de se faire moine[10].
Il va souvent au théâtre et connaît par cœur de grandes tirades deMolière et deCorneille. Il s'intéresse au jeu théâtral et se livre à des études sur la gestuelle des comédiens[11]. Ses préoccupations prennent progressivement une tournure plus littéraire et il donne quelques articles auMercure de France, le premier de ceux-ci étant une épître en vers pour envoyer ses vœux à M. Basset, en janvier 1739[12]. Vers la même date, il annote une traduction de l'Essay on man d’Alexander Pope parÉtienne de Silhouette, puis se tourne vers la traduction[13].
En 1742, il devient amoureux d’Anne-Antoinette Champion (1710-1796), une blanchisseuse de 31 ans qu’il appelle Toinette ou Nanette, et qui vivait dans l’immeuble où il logeait. Toinette, dont le père était mort quand elle avait trois ans, était d’origine noble mais vivait pauvrement en raison de désastres financiers. Elle avait été dans un couvent jusqu’à l’âge de 13 ans mais était à peine capable de lire[15]. Pour surmonter les réticences de sa mère, Diderot se présente en habit ecclésiastique et réussit à s’entretenir avec la belle Toinette, qui accepte de l’épouser. Il effectue alors son premier retour à Langres afin de solliciter auprès de son père le droit de se marier — lamajorité matrimoniale étant fixée à 30 ans à cette époque —, mais il essuie un refus car son père estime que cette femme est en dessous de sa classe sociale de bourgeois[16]. Comme Denis persiste, son père tente de bloquer ce projet de mariage en le faisant enfermer dans un monastère deCarmélites, où il esttonsuré et moqué par les moines[16]. Après quelques jours, Denis réussit à s’échapper durant la nuit et se rend à Troyes, à 120 km de là, mais doit rester caché pour éviter d’être repris par la police. Toinette, qui avait abandonné l’idée de l’épouser à la suite d’une lettre de son père, apprend après quelques mois que Denis est très malade. Elle lui rend visite avec sa mère et l’aide à se remettre. Les deux amoureux se marient alors secrètement[n 8] en l’église Saint-Pierre-aux-Bœufs[n 9] le[n 10]. Le jeune couple s’installerue Saint-Victor (1743)[17].
Cette union ne sera pas heureuse longtemps[n 11]. D'un naturel jaloux, Diderot confine son épouse à la maison et lui fait abandonner son travail de dentellière, ce qui accentuera son caractère hargneux[n 12]. Diderot délaisse rapidement une épouse fort éloignée de ses intérêts littéraires et entretient, de 1746 à 1751, une liaison avecMadeleine de Puisieux — proto-féministe, celle-ci traduit des ouvrages anglais et publieConseils à une amie (1749) etCaractères (1750) — mais dont l’abbé Raynal dira qu’elle« n’était pas digne de l’attachement de M. Diderot[19]. » En dépit de ses écarts conjugaux, il aura toujours soin de protéger les siens ; de son couple, naîtront quatre enfants dont seule la cadette,Marie-Angélique (1753-1824), atteindra l’âge adulte[20].
L'année 1742 marque le début de son amitié avecJean-Jacques Rousseau qu’il rencontre auCafé de la Régence, alors qu’il observait des joueurs d’échec[n 13] Très vite, ils découvrent qu’ils ont en commun l’amour de la musique, du théâtre, de la philosophie et de la littérature. Une forte amitié naît entre les deux hommes[21].
Diderot a entamé sa carrière littéraire par des traductions, qui lui permirent de subvenir initialement aux besoins de sa famille. En 1746, le couple s’installerue Traversière puis, en avril,rue Mouffetard, chezFrançois-Jacques Guillotte, un officier militaire qui fournira plus tard un article à l’Encyclopédie sur la construction des ponts[22]. La même année, 1746, il publie de façon anonymePensées philosophiques, sa première œuvre personnelle, qu’il a peut-être publiée sur les instances de sa maîtresse de l’époque,Madeleine de Puisieux. L'ouvrage suscite une forte réaction et est vite condamné à être« lacéré et brulé ». On attribue souvent à cette publication la forte et durable hostilité que suscitera Diderot[23].
Il rencontre à cette époqueJean-Philippe Rameau et collabore à la rédaction de saDémonstration du principe de l'harmonie (1750). D'une curiosité inlassable, Diderot fréquente les leçons des savants, s’intéresse au calcul des probabilités, à l’Histoire naturelle deBuffon et à la physiologie. Il suit les démonstrations de chirurgie de César Verdier ainsi que, de 1754 à 1757, les cours de chimie deGuillaume-François Rouelle — archétype du savant distrait[24] — dont il publiera les notes de cours sous le titreIntroduction à la chimie[25].
Château de Vincennes (24 juillet au 3 novembre 1749)
Les positionsmatérialistes de saLettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient, qui paraît en 1749, achèvent de convaincre lacensure que son auteur, surveillé depuis quelque temps, est un individu dangereux[n 14]. Surtout, en cette année 1749, le pouvoir et l’ordre à Paris sont menacés par des problèmes économiques qui paupérisent une partie de la population. En outre, la signature duTraité d'Aix-la-Chapelle (1748) a amené en ville nombre de militaires désœuvrés qui enlèvent, violent et tuent. Des rumeurs circulent accusant la police royale d’enlever des enfants pour les emmener à Versailles afin que Louis XV puisse se baigner dans leur sang[26]. La police est pressée d’agir. LaLettre sur les aveugles est condamnée et Diderot est arrêté chez lui,rue de l'Estrapade[n 15] et emmené auchâteau de Vincennes où il sera incarcéré trois mois sur ordre du préfet de policeBerryer. Selon le procès-verbal de l’interrogatoire, quand ce dernier interroge le prévenu le 31 juillet 1749, Diderot nie fermement être l’auteur de laLettre en question[27].
Extrait du procès-verbal de l’arrestation de Diderot (France, Archives nationales).
À son domicile, la police saisit toutefois le manuscrit deLa Promenade du sceptique[28] mais cherche vainement le manuscrit deL'Oiseau blanc : conte bleu. Toutefois, le policier se rend chezLaurent Durand, imprimeur de cet ouvrage, qui se montre nettement plus coopératif[29]. Après quatre semaines de cellule, Diderot change de stratégie et écrit une longue lettre à Berryer pour faire amende honorable et tenter de l’apitoyer. En outre, il écrit aucomte d’Argenson, alors ministre de la censure et de la guerre, une lettre assez flatteuse dans laquelle il lui annonce que, en tant qu’éditeur de l’Encyclopédie, il avait envisagé de lui dédicacer cet ouvrage — ce qu’il fera d’ailleurs deux ans plus tard. N'ayant pas de réponse de Berryer, il lui écrit une autre lettre dans laquelle il avoue être l’auteur desPensées philosophiques, desBijoux indiscrets et de laLettre sur les aveugles. Berryer lui donne alors une cellule beaucoup plus confortable ainsi qu’un droit de visite.
Durant sa détention, Diderot traduit l’Apologie de Socrate dePlaton, qui relate les derniers jours du philosophe grec dans sa prison. Il y fait preuve d’un« réel savoir d’helléniste » et la juge assez bonne pour la communiquer à son amiJean-Jacques Rousseau[30]. Un jour, lors d’une de ses visites, ce dernier lui raconte avoir eu en chemin la fameuse« illumination de Vincennes » qui l’amènera à écrire sonDiscours sur les sciences et les arts en prenant le contrepied de la pensée commune[n 16].
Outre la visite de sa femme Toinette et de Madame de Puisieux, il a des réunions de travail avec ses éditeurs et se remet à l’Encyclopédie avec son co-éditeurd’Alembert etLouis-Jacques Goussier, responsable des illustrations[31]. Il reçoit aussi le soutien deVoltaire — qui évoque à son propos l’incarcération deSocrate — et d’Émilie du Châtelet qui parvient à faire assouplir ses conditions de détention. Le Breton, qui a ses entrées à la Cour en tant qu’éditeur de l’Almanach royal, fait valoir les impacts négatifs pour la prospérité du royaume si le projet devait être abandonné et l’entraîner à la ruine[32]. Diderot est libéré après 102 jours de prison et il s’engage à modérer ses écrits. Il sera désormais d’une grande prudence dans ses publications, préférant mêmeréserver certains de ses textes à la postérité ou à jouer de discrétion afin de contourner la censure. Cette lutte, qui sera incessante jusqu’à la fin de la publication de l’Encyclopédie, est le premier positionnement de Diderot à l’égard du pouvoir[33].
L'année 1747 marque le début des pleines responsabilités de Diderot dans le vaste projet éditorial de l'Encyclopédie. Il s’installe alorsrue de l'Estrapade sur lamontagne Sainte-Geneviève. Deux ou trois fois par semaine, il se réunit avec Rousseau au Panier fleuri, petite auberge sur la rive gauche, près duPont Neuf. Par l’intermédiaire de Rousseau, Diderot avait rencontréCondillac en 1745, qui travaillait alors à sonEssai sur l’origine des connaissances humaines et s’était vite ajouté à leur compagnie[n 17]. En 1747, Rousseau et Diderot envisagent de publier un journal satirique intituléLe Persifleur, dans lequel ils rendraient compte de façon critique des ouvrages nouveaux, et qu'ils rédigeraient à tour de rôle[35]. Ce projet est abandonné quand Diderot et d’Alembert sont formellement invités à collaborer à l’Encyclopédie et dont ils deviennent les codirecteurs lorsqueJean-Paul de Gua de Malves abandonne le projet[n 18]. Condillac influencera grandement l’orientation théorique du projet, même si, sans doute par prudence, il n’y écrira aucun article.
Cette période de travail intense, avec ses charges, ses menaces, ses satisfactions et ses déceptions est également marquée par quelques événements privés importants. En 1750, Diderot est nommé à l’Académie royale des sciences de Prusse. En revanche, il échoue en 1753 à entrer à laSociété royale de Londres, où sa candidature avait pourtant été soumise par de grands noms de la science[36].
En 1755, Diderot rencontreSophie Volland, peut-être par l’intermédiaire deRousseau. Il entame avec elle une liaison clandestine qui se prolongera jusqu’à la mort de celle-ci et qui est à l’origine d’une abondante correspondance, aujourd’hui considérée comme essentielle pour la connaissance de l’écrivain[37].
À partir de 1757, ses idées commencent à diverger de celles deJean-Jacques Rousseau, entre autres sur le rapport à lasociété. Diderot en effet comprend mal la volonté de solitude exprimée par Rousseau et écrit dansLe Fils naturel, que« l’homme de bien est dans la société, et qu’il n’y a que le méchant qui soit seul. » Rousseau se sent attaqué et s’offusque[38]. La brouille a également pour origine les indiscrétions que Rousseau attribue à Diderot sur la liaison qu’il avait avecLouise d'Épinay[39]. À la suite de cela, dans la version de 1760 duContrat social dite « Manuscrit de Genève », Rousseau introduit une réfutation de l’article « Droit naturel » publié en 1755 dans l'Encyclopédie. La polémique avec Diderot[40] le conduit à supprimer le chapitre « La Société générale du genre humain », contenant la réfutation[41]. C'est le début d’un éloignement qui ne fera que se marquer davantage.
Le décès de son père, en 1759, impose à Diderot un voyage àLangres pour régler la succession. C'est l’occasion pour lui de retrouver sa terre natale et de repenser à l’intégrité morale de son père[42]. Il en sortira des textes importants, comme leVoyage à Langres et l'Entretien d'un père avec ses enfants.
En 1762, il obtient de sa femme de ne pas envoyer leur fille Angélique au couvent et il prend en main son éducation[43].
Le critique d’art et l’impératrice (1765-1773)
À partir de 1769,Grimm confie plus largement la direction de laCorrespondance littéraire à Diderot[44] etLouise d'Épinay. Ce sera l’occasion pour Diderot de développer une activité de critique tant dans le domaine littéraire qu’artistique grâce à ses neuf comptes-rendus desSalons de peinture qu’il rédigera entre 1759 et 1781. LaCorrespondance littéraire sera également le premier mode de diffusion — forcément très restreint parce que sous forme manuscrite — de nombreux textes du philosophe.
Les divergences avecRousseau, qui s’affirment depuis quelques années, chagrinent beaucoup Diderot au point que celui-ci tente un rapprochement en 1765 par l'intermédiaire deFrançois d'Escherny[45], mais en vain. La rupture est totale en 1770 et Rousseau considère dès lors Diderot comme un ennemi. L'un et l’autre éprouveront une grande amertume à la suite de cette rupture. Ainsi, dans saLettre sur les spectacles, Rousseau écrit :« J'avais unAristarque sévère et judicieux, je ne l’ai plus, je n’en veux plus ; mais je le regretterai sans cesse, et il manque bien plus encore à mon cœur qu’à mes écrits ». Et Diderot répond, dans l'Essai sur les règnes de Claude et de Néron :« Demandez à un amant trompé la raison de son opiniâtre attachement pour une infidèle, et vous apprendrez le motif de l’opiniâtre attachement d’un homme de lettres pour un homme de lettres d’un talent distingué ».
En janvier 1765, Diderot laisse entendre à ses amis qu’il serait prêt à vendre sa bibliothèque[n 20] pour doter correctement sa fille — qui n’a alors que12 ans[n 21]. Son ami Grimm en informe le chambellan de la reine de Russie,Catherine II. Celle-ci en fait aussitôt l’achat pour15 000 livres tout en insistant pour que Diderot la garde enviager et qu’il soit rémunéré comme bibliothécaire de ce fonds à raison de1 000 livres par an[n 22]. À la suite d’un retard de paiement, l’impératrice lui paie même50 années d’avance, soit50 000 livres équivalant à 700 000 $ en 2019[46],[47]. Diderot est également nommé membre de l’Académie impériale des beaux-arts de Saint-Pétersbourg en 1767. Ces largesses permettront au philosophe de mettre sa fille et ses vieux jours à l’abri du besoin, et auront un impact important sur la réception de son œuvre.
À la suite de la vente de sa bibliothèque[n 23], Diderot se considère comme l’attaché culturel de l’impératrice et convainc plusieurs artistes de s’installer à Saint-Pétersbourg, notamment son ami le sculpteurÉtienne Maurice Falconet qui érigera lastatue en bronze de Pierre le Grand installée devant le sénat de Saint-Pétersbourg. Il négocie aussi pour l’impératrice l’achat de tableaux et de sculptures. Grande amatrice d’art, Catherine II chargeait ses principaux contacts, dont Diderot, d’acheter des œuvres alors introuvables en Russie. C'est Diderot, par exemple, qui négocie avecLouise Crozat de Thiers dite « la Maréchale » l’achat des 500 tableaux de la« galerie Thiers », comprenant des œuvres deRaphaël,Rembrandt,Titien,Véronèse,Rubens, etc. ; l’accord est signé le 4 janvier 1772 pour 460 000livres[48]. Cette vente suscita bien des critiques mais le roi Louis XV, pressé d'intervenir, ne put surenchérir en raison du piteux état des finances publiques dû à un contexte économique et géopolitique désastreux[49].
À partir des années 1766, la répression menée par l’Inquisition contre les actes d’impiété devient féroce, comme le prouve le châtiment duchevalier de la Barre. Voltaire presse Diderot de fuir à l’étranger, mais celui-ci refuse. Il dira un peu plus tard qu’il ne saurait« souffrir qu’un homme qui se laisse appeler philosophe, préfère sa vie, sa misérable vie, au témoignage de la vérité[50]. »
Diderot est devenu une personnalité à tel point que, en 1768, lors de la visite du roiChristian VII de Danemark, Louis XV le lui fait rencontrer avec quelques autres intellectuels. Un peu après, c’est le tour du cousin du roi de Pologne, qui se rend chez lui et trouve le philosophe dans une robe de chambre écarlate qu’il venait de recevoir en cadeau — ce qui entraînera Diderot à s’expliquer dansRegrets sur ma vieille robe de chambre, une de ses pièces d’anthologie[51].
Depuis plus de 10 ans, Diderot était invité parCatherine II dont les largesses à son égard méritaient sa reconnaissance. Peu enclin aux mondanités et d’un caractère casanier, ses obligations éditoriales et familiales incitaient Diderot à reporter le déplacement. Ce n’est qu’en 1772, après avoir terminé l'Encyclopédie qu’il envisagea enfin ce voyage[n 24]. Il avait aussi marié sa fille Angélique le 9 septembre 1772 avec le fils d’un industriel de Langres, mais cela n’avait pas été sans lui causer beaucoup de chagrin[n 25]. Enfin, il lui était d’autant plus facile de quitter Paris que sa vie amoureuse était en panne, tant du côté deSophie Volland que du côté deMadame de Maux[52].
Avant son départ, Diderot avait pris avec son éditeurJacques-André Naigeon les dispositions nécessaires pour la publication de ses manuscrits en cas de décès. Il revint indemne, des projets plein la tête, mais très affaibli ; les conditions du voyage et les rigueurs de l’hiver russe ont pu écourter sa vie de quelques années.
À l’aller et au retour de son voyage, Diderot séjourne àLa Haye[54]. SonVoyage en Hollande est surtout le produit de ses lectures sur le pays et cet ouvrage est tellement faible queHemsterhuis souhaitait qu'il ne soit pas publié[55].
Le 20 août, Diderot et le chambellan de l’impératrice, Aleksei Vasilievich Narychkine, quittent La Haye pour Pétersbourg, avec des arrêts àDuisbourg,Leipzig etDresde. Sur la route, Diderot travaille à un essai sur l’histoire de la police en France et compose des poèmes licencieux. Ils arrivent à Saint-Pétersbourg le 8 octobre. Diderot, malade, se décrit comme« plus mort que vivant ». Il devait être hébergé dans la maison de son ami le sculpteurFalconet, rue Millionaya, près du palais, mais le fils de celui-ci, rentré un peu plus tôt de Londres, occupait la chambre réservée au philosophe. Finalement, Diderot va passer cinq mois dans la maison de Narychkine au centre de la ville. La présentation à l’impératrice a lieu le 15 octobre, lors d’une fête costumée : Diderot portait son costume noir et on lui prêta une perruque. Son manque d’élégance amène des courtisans à le comparer àDiogène. Les entretiens avec Catherine commencèrent les jours suivants et ils eurent lieu trois fois par semaine, entre trois et six heures de l’après-midi, dans les appartements privés. Entre deux rencontres, Diderot travaille fiévreusement à rédiger un total de 65 mémoires pour l’impératrice, regroupés sous le titreMémoires pour Catherine II, conservés aux Archives centrales historiques de Moscou[60],[61].
Dans ses rencontres avec l’impératrice — à un moment où elle est aux prises avec une insurrection paysanne menée parPougatchev —, Diderot évite de se placer en position de mentor et avance ses idées sous la forme de fables, d’anecdotes ou de dialogues philosophiques. En même temps, le gouvernement français souhaitait vivement que le philosophe réussisse à rapprocher la Russie de la France et à l’éloigner de la Prusse[62].
La correspondance de Diderot révèle la diversité et le sérieux des sujets abordés : la valeur de la libre concurrence dans le commerce et le gouvernement, la nécessité de régler la succession au trône russe, la commission législative que Catherine avait assemblée en 1767, le luxe, le divorce et les académies, le rapport du trône avec la religion, la méritocratie en Russie, la situation des Juifs, la tyrannie, l’importance des écoles publiques, l’administration de la justice, les universités, la littérature, etc.[n 27]. Diderot incite aussi Catherine à réinstaller sa capitale à Moscou et à réduire considérablement les dépenses du palais[63]. Catherine est vivement impressionnée par l’imagination de son invité et le décrit dans une lettre àVoltaire comme« l’homme le plus extraordinaire qu’elle ait jamais rencontré ». Diderot, pour sa part, considérait l’impératrice comme une femme éminemment supérieure à lui, avec l’âme de César et les charmes deCléopâtre. Tout en l’écoutant avec attention, l’impératrice le reprend fermement lorsqu’il s’aventure à lui suggérer de mettre fin à la guerre contre la Turquie qui durait depuis cinq ans[64].
Diderot espère aussi faire démarrer la traduction et l’adaptation de l'Encyclopédie en russe. Vers le 5 novembre 1773, il reçoit une première pression politique par le biais de l’ambassadeur de France à Pétersbourg,François-Michel Durand de Distroff, pour tenter d’améliorer l’attitude de la souveraine vis-à-vis de la France. Au cours de son séjour, il visite les environs de la ville impériale, assiste à des représentations théâtrales et devient membre étranger de l’Académie russe des sciences.
Après quelques mois, Diderot prend conscience que l’impératrice ne compte pas, en réalité, mettre en pratique les réformes qu’il lui propose. La cabale des courtisans contre lui prend de la force avec l'arrivée au palais de copies du numéro de décembre 1773 desNouvelles littéraires contenant un article du roi de PrusseFrédéric II qui éreintait la carrière littéraire de Diderot afin de se venger qu’il ait refusé son invitation[65].
Traduction duNakaz (1779).
Diderot quitte la ville le 5 mars 1774, après plusieurs semaines de problèmes intestinaux, période pénible, humide et froide, durant laquelle il a peu produit[66]. Pour le chemin du retour, l’impératrice lui accorde une somme de 3 000 roubles et lui fournit une voiture équipée d’un lit. Surtout, en présence de sa cour, elle retire de son doigt une bague qui comportait son portrait en miniature et demande à son chambellan de la remettre à Diderot au moment de son départ[67]. Fidèle à la promesse qu’il lui a faite de ne jamais la critiquer publiquement ni son gouvernement, il brûle avant son départ toutes ses notes sur son expérience de la capitale russe[68].
Il travaille aussi à un ouvrage satirique « Principes de politique des souverains » contenant des maximes dignes de Machiavel à l’usage des autocrates. Diderot avait en tête Frédéric II, mais bien des maximes s’appliquaient aussi à Catherine[71].
Durant son séjour, il rencontre l’anatomistePetrus Camper et, dans sonVoyage en Hollande, il déduit de ses travaux que toutes les espèces animales descendent d’un unique individu (monogénisme)[72]. Il rédige aussi desObservations fort critiques sur leNakaz ou recueil d’instructions de Catherine (voir ci-contre), mais son hôte à La Haye lui déroba le manuscrit et le brûla, sans doute sur ordre de l’impératrice[71].
Dernières années (1774-1784)
Château du Grandval, où Diderot fit plusieurs séjours à l’invitation dubaron d’Holbach (carte postale de 1907).
Dès son retour à Paris, Diderot ralentit progressivement sa vie sociale car sa santé se dégrade. Il multiplie et allonge les séjours àSèvres, dans la maison de son ami lejoaillierÉtienne-Benjamin Belle[73],[74] où il se rend régulièrement pendant les dix dernières années de sa vie, ainsi qu’au château du Grandval[75] (Sucy-en-Brie), chezd’Holbach, parfois avec sa famille.
Toujours au service de l’impératrice, Diderot rédige à sa demande unPlan d’une université pour le gouvernement de Russie (1775), mais qui restera lettre morte.
En 1778, Diderot rencontre finalementVoltaire avec qui il avait échangé quelque neuf lettres au cours des trente dernières années. Leur conversation porta essentiellement sur l’art du théâtre et notamment s’il était possible de préférerShakespeare àRacine ouVirgile. Diderot répondit en exaltant l’immense supériorité de Shakespeare, au grand déplaisir de Voltaire[76].
À partir de 1783, Diderot met de l’ordre dans ses textes et travaille avecNaigeon à établir trois copies de ses œuvres : une pour lui, une pour sa fille et la dernière pour Catherine II.Sophie Volland meurt le 22 février 1784. Le 15 mars 1784, le décès prématuré de sa petite-fille lui est peut-être caché pour le ménager. Durant ces années, il continue de travailler au manuscrit desÉléments de physiologie qu’il avait commencé en 1774 et dans lequel il expose sa conception purement matérialiste de la vie, expliquant qu’il ne faut pas craindre la mort vu que cela ne fait que gâter le moment présent[77]. Il met aussi la dernière main à son romanJacques le Fataliste et son maître, qu’il avait commencé en 1765 et publié en feuilleton dans laCorrespondance littéraire entre 1778 et 1780. La philosophie matérialiste etdéterministe du personnage principal, annoncée dans le titre, est nuancée par une trame narrative tout en rebondissements et en récits annexes à portée ludique[78].
Le, Diderot fait unaccident vasculaire cérébral qui entraîne quatre jours de délire. Pour échapper aux efforts du clergé qui veut le ramener à la foi, il va séjourner durant deux mois àSèvres chez son amiÉtienne-Benjamin Belle[79], puis emménage à la mi-juillet dans un luxueux appartement de l’hôtel ditde Bezons[n 29], au39 rue de Richelieu àParis, acquis grâce aux bons soins deMelchior Grimm et deCatherine II qui souhaitaient lui éviter de gravir les quatre étages d’escalier de son logis de larue Taranne. Il ne profitera que deux semaines de ce confort car il meurt le 31 juillet 1784, probablement d’un autre accident vasculaire. À sa demande répétée, il est autopsié[80]. Dans la soirée du dimanche, son cercueil de plomb est descendu et un cortège funèbre constitué de cinquante prêtres engagés par les Vandeul l’accompagne jusqu’à l’église Saint-Roch, où il est placé dans la crypte sous la chapelle de la Vierge. Contrairement à certaines paroisses de Paris qui refusaient d’enterrer des athées déclarés[n 30], la paroisse de Saint-Roch avait accueilli nombre de philosophes et d’écrivains[81]. Naigeon semble être le seul homme de lettres à avoir suivi le convoi.
En juin 1786, sa bibliothèque et ses archives sont envoyées à Saint-Pétersbourg. Elles n’y recevront pas l’attention accordée à celles deVoltaire : les pertes, les disparitions et l’absence de tout inventaire nuiront également à la connaissance et à une bonne réception de l’œuvre de Diderot[n 33].
En 1793, des voleurs profanèrent les tombes de l’église Saint-Roch à la recherche d’objets précieux et laissèrent les corps éparpillés sur le parvis, qui furent ensuite jetés à la fosse commune[82]. La sépulture et la dépouille de Diderot ont donc disparu, contrairement à celles deVoltaire etJean-Jacques Rousseau, tous deux inhumés auPanthéon de Paris.
Idées
Communément désigné par ses contemporains comme« le Philosophe », Diderot est avant tout un penseur. Il ne poursuit pas la création d’un système philosophique complet et fait évoluer ses idées en fonction des découvertes de son temps. Très méfiant à l’égard des positions dogmatiques et toujours prêt à se remettre en question, il utilise le conte et le dialogue pour explorer le pour et le contre, éclairer un débat, soulever des paradoxes. Intellectuel accompli, il reconnaît en même temps l’importance de l’émotion :
« Les vérités de sentiment sont plus inébranlables dans notre âme que les vérités de démonstration rigoureuse, quoiqu’il soit souvent impossible de satisfaire l’esprit sur les premières... Le cœur et la tête sont des organes si différents. Et pourquoi n’y aurait-il pas quelques circonstances où il n’y aurait pas moyen de les concilier[83]? »
Le dialogue lui permet ainsi de« donner tour à tour la parole aux vérités de la tête et à celles du cœur[84]. »
Dans sonEssai sur la vie de Sénèque, il présente le philosophe comme un intellectuel public, ce qui a pour effet de le rendre suspect au pouvoir : il y a en effet« des Souverains qui détestent la philosophie, parce qu’ils n’ont que des choses fâcheuses à entendre dudéfenseur des droits de l’humanité[85]. » Sa définition du philosophe met la barre très haut :« Je n’accorde le titre de philosophe qu’à celui qui s’exerce constamment à la recherche de la vérité et à la pratique de la vertu[86] ».
Morale
AuXVIIIe siècle, la morale était encore souvent vue comme indissolublement liée à la religion car on estimait que si celle-ci disparaissait la société sombrerait dans l’immoralité[87]. Ce n’est pas le point de vue des philosophes des Lumières, ni de Diderot qui s’attache au contraire à montrer qu’on peut être incroyant et d’une parfaite moralité[n 34]. Le défi est donc de fonder une morale sur la seule loi naturelle, sans aucun lien avec un impératif religieux[88]. La question de la morale — déjà présente dans sa traduction de Shaftesbury,Essai sur le mérite et la vertu (1745) — est chez lui une préoccupation récurrente, disséminée dans de nombreux écrits mais sans jamais être exposée de façon systématique[89]. Elle est aussi en évolution continue tout au long de sa vie, selon le public auquel il s’adresse[90].
Il se préoccupe de considérations morales dans ses critiques artistiques ainsi que dans son théâtre, la fonction de tous les arts représentatifs étant« de faire aimer la vertu et détester le vice[91] ». C'est là où avait excelléSamuel Richardson, à qui il consacre un vif éloge peu après sa mort en évoquant le plaisir que lui a procuré sa lecture :« Dans son ouvrage, comme dans ce monde, les hommes sont partagés en deux classes : ceux qui jouissent et ceux qui souffrent. C'est toujours à ceux-ci qu’il m'associe ; et, sans que je m'en aperçoive, le sentiment de la commisération s’exerce et se fortifie[92]. »
Au fondement de sa morale se trouvent deux principes :« Il n’y a qu’une seule vertu, la justice[n 35]; un seul devoir, de se rendre heureux[93] ». La morale est donc essentiellement l’art du bonheur. Et pour y atteindre, l’homme — étant naturellement bon[n 36] — doit suivre son sentiment tout en pratiquant la vertu[n 37] et en se conformant aux règles et lois de la vie en société, le bien général étant supérieur au bien individuel. Il est d’avis que« les méchants [sont] assez punis par leur méchanceté même » ainsi qu’il l’écrit à Sophie Volland[94]. Il revient sur cette question dans une autre lettre :« on est heureux partout où l’on fait le bien : aimer, ou faire le bien, c’est comme vous savez ma devise[95]. » En résumé, il faut contribuer au bonheur des autres pour être vertueux et ainsi atteindre au bonheur[91].
Au lieu de cette morale de la sensibilité, il examine, dans des textes gardés privés, l’absence de moralité dansLe Neveu de Rameau et le conflit entrelibre-arbitre etdéterminisme dansJacques le fataliste. Il développe aussi divers dilemmes éthiques dans plusieurs de ses contes et dialogues philosophiques, telsEst-il bon ? Est-il méchant ? ouEntretien d'un père avec ses enfants. Beaucoup de ses textes sont des expériences de pensée, telCeci n'est pas un conte dans lequel il soumet à la réflexion du lecteur des situations où le désamour de l’un entre en conflit avec la passion toujours vive de l’autre. DansSupplément au Voyage de Bougainville, il cherche à concilier la liberté sexuelle avec la sauvegarde de la famille. Il reconnaît que les vertus doivent être appliquées en fonction de« l’intérêt commun des hommes réunis en société[96] ».
Il plaide en faveur d’une morale exemplaire dans les relations internationales :« Puisse, sous les auspices de la philosophie, s’étendre un jour d’un bout du monde à l’autre cette chaîne d’union et de bienfaisance qui doit rapprocher toutes les nations policées[97]! »
Religion
La position de Diderot à l’égard de la religion a évolué à mesure qu’il se détachait de son éducation. Ses parents le vouaient à une carrière ecclésiastique et il reçut la tonsure par provision de l’évêque de Langres le 22 août 1726. Arrivé à Paris, son parcours académique se fait dans des institutions d’obédience catholique, comme la Sorbonne. Après une courte période d’intense dévotion, vers l’âge de 18 ou 19 ans[98], il va progressivement perdre la foi et évoluer vers lethéisme, puis ledéisme, et enfin adopter une philosophie résolumentmatérialiste. Cette évolution est visible entre lesPensées philosophiques et laLettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient. Par la suite, il réaffirmera sa position matérialiste dans l’Entretien entre d’Alembert et Diderot etLe rêve de d’Alembert ainsi que dans leSupplément au voyage de Bougainville où il évoque la religion naturelle et dans l'Entretien d'un philosophe avec la maréchale de ***.Fortementanticlérical, il estime que« Jamais aucune religion ne fut plus féconde en crimes que le christianisme[99] » — comme le prouvent notamment le traitement dont ont été victimesJean Calas (1762) et lechevalier de La Barre (1766). Il accuse aussi la religion d’engendrer la désunion et la haine. Ailleurs, il reconnaît cependant que« Le christianisme a peut-être été le seul culte établi dans le monde, qui ait proposé aux hommes des récompenses à venir dignes d’eux[100]. »
Contrairement à Voltaire, Diderot rejette la croyance en un être supérieur et s’appuie sur la philosophie matérialiste d’Épicure etLucrèce pour expliquer l’apparition de la vie et de la conscience. Radicalement opposé audualismecartésien, il définit l’âme comme l’union de« l’organisation et la vie[101] »,[102].Ces positions le mettent en conflit ouvert avec son frère ecclésiastique et lui vaudront une hostilité durable dans de nombreux milieux, y compris de la part deRobespierre.
Hasard, embryologie et épigenèse
Pour Diderot, le mouvement est une propriété essentielle de la matière et tout est toujours en mouvement. Il s’appuie sur lecalcul des probabilités — évoquant les mathématiciensDominique-François Rivard dansPensées philosophiques (1746) etNicholas Saunderson dansLettre sur les aveugles (1749) — pour mettre en évidence« la somme infinie des combinaisons possibles » dans l’apparition des formes de vie et donc la non-nécessité d’un Dieu créateur. Son attitude varie quant à l’existence du chaos originel : inexistant en 1746, dissipé par le mouvement de la matière en 1749, vu comme perpétuellement créé et dissipé dans l’Entretien entre d’Alembert et Diderot en 1769[103].
Intéressé par la genèse du vivant et l’embryologie, il a assisté à des opérations chirurgicales faites par les plus grands chirurgiens de l’époque et le docteur Bordeu l’a invité à assister à des naissances tératologiques. Diderot rejette l’idée de la préformation et adopte plutôt celle de l’épigenèse mise en évidence par les observations deWilliam Harvey, car celle-ci permet d’expliquer les erreurs du processus de reproduction donnant naissance à des anomalies voire à des monstres. La théorie de l’épigenèse lui permet aussi d’expliquer la métamorphose des espèces[104]. En montrant qu’un défaut dans la chaîne du vivant peut avoir des conséquences profondes, Diderot anticipe également lathéorie du chaos[105].
Politique
La politique est, avec la religion, un thème majeur chez Diderot, ainsi qu’il l’annonce dès 1747 dansLa Promenade du sceptique :« Imposez-moi silence sur la religion et le gouvernement, et je n’aurai plus rien à dire[106]. »
Même si, en tant que philosophe et encyclopédiste, Diderot est souvent assimilé au triomphe de la raison, il était en fait très réservé sur la place de celle-ci en matière politique :
« Les questions de politique ne se traitent point par abstraction, comme les questions de géométrie et d’arithmétique. Les lois ne se formèrent nulle part à priori, sur aucun principe général essentiel à la nature humaine. Partout elles découlèrent des besoins, des circonstances particulières, des sociétés ; et elles n’ont été corrigées, par intervalles, qu’à mesure que ces besoins, circonstances, nécessités réelles ou apparentes venaient à changer[107]. »
Tout en étant très conscient des différences individuelles et de l’existence du génie, Diderot« n’envisage pas de fonder la hiérarchie sociale sur une base physiologique et offre au contraire des arguments politiques et moraux en faveur de la reconnaissance de l’unité du genre humain et de l’égale dignité des individus[108]. »
Expansion coloniale et esclavage
Dans ses contributions à la troisième édition de l’Histoire des deux Indes del’abbé Raynal, Diderot s’oppose au principe même de lacolonisation, à une exception près :« Une contrée déserte et inhabitée est la seule qu’on puisse s’approprier[109]. ». S'appuyant sur l’exemple de l’Espagne et du Portugal au siècle précédant, il montre que l’exploitation de colonies tend à miner l’activité intérieure du pays colonisateur :« Les mines exotiques ruinent les nations; les mines indigènes ne seront jamais préférables à l’agriculture, aux manufactures et au commerce[110]. »
Diderot est aussi radicalement opposé à l’esclavage car il rejette comme immorale et contraire à la nature l’idée qu’un être humain puisse être traité comme une propriété. Dans l’Histoire des deux Indes, il dresse un portrait sans concession du négociant-armateur,« courbé sur son bureau, règle, la plume à la main, le nombre des attentats qu’il peut faire commettre sur les côtes de Guinée ; qui examine à loisir, de quel nombre de fusils il aura besoin pour obtenir un nègre, de chaînes pour le tenir garrotté sur un navire, de fouets pour le faire travailler ; qui calcule, de sang-froid, combien lui vaudra chaque goutte de sang, dont cet esclave arrosera son habitation ; qui discute si la négresse donnera plus ou moins à la terre par les travaux de ses faibles mains que par les dangers de l’enfantement[111] »,[112]. Mais au lieu de réclamer simplement l’interdiction de latraite des noirs, il demande l’abolition totale de l’esclavage dans les colonies. Comme les richesplanteurs qui pratiquaient l’esclavage avaient l’appui du pouvoir en raison des bénéfices économiques du commerce de la canne à sucre en provenance des Antilles, Diderot en arrive à soutenir une position révolutionnaire et« envisage la violence insurrectionnelle comme seule force capable de libérer les esclaves[113]. » Ces positions susciteront d’importants débats au sein de l’Assemblée nationale dès 1789[114] et l’abbé Raynal sera parfois accusé de vouloir« semer le désordre dans les colonies »[n 38] avant d’être reconnu comme un héros[n 39]. Les mouvements d’insurrection dans les colonies et l’évolution des esprits amèneront l’abolition de l’esclavage le.
Type de gouvernement
Diderot pose la liberté de l’homme comme un bien naturel, ainsi qu’il l’explique dans l’article « Autorité politique » du volume 1 de l’Encyclopédie (1751) :« Aucun homme n’a reçû de la nature le droit de commander aux autres. La liberté est un présent du ciel, & chaque individu de la même espece a le droit d’en joüir aussi-tôt qu’il joüit de la raison. » Il en découle que« La puissance qui s’acquiert par la violence, n’est qu’une usurpation ». Le pouvoir ne tire sa légitimité que du« consentement de ceux qui s’y sont soûmis par un contrat fait ou supposé entr'eux, & celui à qui ils ont déféré l’autorité[115] ». Dès lors, le roi ne tire pas son autorité du droit divin mais de la volonté du peuple — qui n’a toutefois pas le droit de résistance. À cette époque, Diderot est donc un ferme partisan de la monarchie absolue et il s’accommode du despotisme pourvu qu’il soit éclairé[116].
La pensée politique de Diderot évoluera toutefois, ainsi que le révèle l’article « Oppresseur » dans le volume 11 de l’Encyclopédie (1765), dans lequel il reconnaît au peuple le droit à l’insurrection s’il est écrasé par un pouvoir tyrannique[117] :« A la longue, on perd tout sentiment ; on s’abrutit, & l’on en vient jusqu’à adorer la tyrannie, & à diviniser ses actions les plus atroces. Alors il n’y a plus de ressource pour une nation, que dans une grande révolution qui la régénere. Il lui faut une crise[118]. » Même signe annonciateur de la Révolution dansAbdication d’un roi de la fève ouLes Éleuthéromanes (1772) où il voit venir« la Révolte, aux poings ensanglantés » ainsi que la colère d’un« peuple furieux contre un tyran imbécile » et où il dit ne reconnaître pour maîtres que« la Bonté, la vertu, la Beauté, les talents »[119]. Sa pensée s’est donc radicalisée au fil du temps. Toutefois, il ne souhaite pas la révolution pour elle-même et l’idéal est de la prévenir par un bon gouvernement qui soit capable de maintenir une société heureuse en diminuant les inégalités :« Il y a entre les hommes une inégalité originelle à laquelle rien ne peut remédier. Il faut qu’elle dure éternellement ; et tout ce qu’on peut obtenir de la meilleure législation, ce n’est pas de la détruire ; c’est d’en empêcher les abus[120]. »
En 1774, saLettre sur l’examen de l’Essai sur les préjugés, aussi appeléePages contre un tyran, est une réponse à la critique queFrédéric II avait faite de l’Essai sur les préjugés du baron d’Holbach. Il critique notamment chez le roi« son despotisme cynique, son militarisme demaître-boucher, son alliance avec le clergé[121] ».
Au fil de sa collaboration à l’Histoire des deux Indes, de 1772 à 1780, sa pensée se précise et il condamne sans ambiguïté le despotisme éclairé. Son réformisme a cédé la place à la subversion :« Le philosophe est à présent convaincu que le changement social ne se fera pas sans l’intervention brutale et concertée dutroupeau d’esclaves[122]. »
« Cependant, vous entendrez dire que le gouvernement le plus heureux, seroit celui d’un despote juste, ferme, éclairé. Quelle extravagance ! ne peut-il pas arriver que la volonté de ce maître absolu soit en contradiction avec la volonté de ses sujets ? Alors, malgré toute sa justice & toutes ses lumières, n’auroit-il pas tort de les dépouiller de leurs droits, même pour leur avantage ? Est-il jamais permis à un homme, quel qu’il soit, de traiter ses commettans comme un troupeau de bêtes[123]? »
La même idée revient dans saRéfutation d’Helvétius (1774) :« Le gouvernement arbitraire d’un prince juste et éclairé est toujours mauvais. Ses vertus sont la plus dangereuse et la plus sûre des séductions : elles accoutument insensiblement un peuple à aimer, à respecter, à servir son successeur quel qu’il soit, méchant et stupide. Il enlève au peuple le droit de délibérer, de vouloir ou ne vouloir pas, de s’opposer même à sa volonté[124] ».
De même, dans sonEssai sur Sénèque, il cite l'ouvrage de ce dernier sur la colère dans lequel il est dit que« le courroux est conforme à la nature de l’homme » et que le ressentiment est une façon de« suppléer au défaut de la loi »[125]. Il pose aussi que le peuple a le droit de juger ses oppresseurs[126] et affirme la primauté absolue de la loi dans la vie sociale :« La loi ne commande à personne ou commande à tous. Devant la loi, ainsi que devant Dieu, tous sont égaux[127]. ».
L'organisation sociale a pour principale fonction de favoriser le bonheur des citoyens :« Il n’y a proprement qu’une vertu, c’est la justice; et qu’un devoir, c’est de se rendre heureux[128]. ». Cette notion de droit au bonheur revient également dans leSupplément à l’Encyclopédie (1776), ainsi que le note René Tarin[129].
Diderot défend aussi ledroit d’auteur sans porter préjudice à la circulation du savoir :« Est-ce qu’un ouvrage n’appartient pas à son auteur autant que sa maison ou son champ[130] ? »
Les contacts de Diderot avec les peintres et leurs œuvres lors des salons parisiens l’amènent à développer une pensée sur l’art pictural qu’il expose dans sesEssais sur la peinture ainsi que dans sesPensées détachées sur la peinture. On lui attribue d’avoir« créé l’esthétique comme science ou tentative de science, la critique d’art (avec lesSalons) et la critique théâtrale[131]. » Ce faisant, il s’est beaucoup interrogé sur la nature du beau. Dans le long article de l’Encyclopédie consacré à ce concept, il expose d’abord plusieurs définitions, notamment celle d’Augustin d’Hippone, pour qui« c’est l’unité qui constitue, pour ainsi dire, la forme & l’essence du beau en tout genre » ; il expose ensuite les théories de Wolf, disciple deLeibniz, celles du pèreAndré, deCrousaz et des empiristes anglaisShaftesbury etHutcheson. Cela fait, Diderot développe sa propre conception dans laquelle il se montre très sensible à l’harmonie générale[132]:« J'appelle donc beau hors de moi, tout ce qui contient en soi de quoi réveiller dans mon entendement l’idée de rapports ; & beau par rapport à moi, tout ce qui réveille cette idée[133]. » Il revient sur ces questions dans sonEssai sur la peinture et sonTraité du beau.
Grand admirateur de l’art antique, il est extrêmement critique de l’art religieux de la chrétienté et« dénonce l’esprit de mortification dans ces compositions où le peintre a décharné ces bras, déchiré ces épaules[134] » :
« si notre enfer offrait autre chose que des gouffres de feux, des démons hideux et gothiques, des hurlements et des grincements de dents ; si nos tableaux pouvaient être autre chose que des scènes d’atrocité, un écorché, un pendu, un rôti, un grillé, une dégoûtante boucherie ; si tous nos saints et nos saintes n’étaient pas voilés jusqu’au bout du nez, si nos idées de pudeur et de modestie n’avaient proscrit la vue des bras, des cuisses, des tétons, des épaules, toute nudité ; si l’esprit de mortification n’avait flétri ces tétons, amolli ces cuisses, décharné ces bras (...)[135]. »
Convaincu de la fonction sociale et politique de tous les arts, il estime nécessaire que ceux-ci soient mis à la portée de tous car ils peuvent servir à l’éducation du peuple ainsi qu’à la réforme des mœurs et de l’ordre social :
« De tous les ouvrages de l’art, ceux-là ont, sans contredit, l’utilité la plus importante, qui gravent dans notre esprit des notions, des vérités, des maximes, des sentiments propres à nous rendre plus parfaits, et à former en nous les caractères dont nous ne saurions manquer sans perdre de notre prix soit en qualité d’hommes, soit en qualité de citoyens[99]. »
Diderot ne veut pas qu’on enferme les œuvres dans des collections privées. Il« invite ses lecteurs à fréquenter les œuvres ; à juger directement par eux-mêmes les toiles exposées au Salon » et il milite en faveur d’un art accessible à tous, qui présente une image réaliste du monde[136] :« Une composition, qui doit être exposée aux yeux d’une foule de toutes sortes de spectateurs, sera vicieuse, si elle n’est pas intelligible pour un homme de bon sens tout court[137]. »
Il critique la représentation du libertinage et des mœurs aristocratiques corrompues car il estime que la toile« doit susciter une émotion morale[138] » :« Rendre la vertu aimable, le vice odieux, le ridicule saillant, voilà le projet de tout honnête homme qui prend la plume, le pinceau ou le ciseau[139]. »
« La peinture a cela de commun avec la poésie, et il semble qu’on ne s’en soit pas encore avisé, que toutes deux elles doivent êtrebene moratœ il faut qu’elles aient des mœurs. Boucher ne s’en doute pas ; il est toujours vicieux, et n’attache jamais.Greuze est toujours honnête ; et la foule se presse autour de ses tableaux. J'oserais dire à Boucher : « Si tu ne t'adresses jamais qu’à un polisson de dix-huit ans, tu as raison, mon ami, continue à faire des culs, des tétons ; mais, pour les honnêtes gens et moi, on aura beau t'exposer à la grande lumière du Salon, nous t'y laisserons pour aller chercher dans un coin obscur ce Russe charmant de Le Prince, et cette jeune, honnête, innocente marraine qui est debout à ses côtés. »[140]. »
En revanche, Diderot accorde une place importante àGreuze[141] dont il dit qu’il est« le premier qui se soit avisé parmi nous de donner des mœurs à l’art, et d’enchaîner des événements d’après lesquels il seroit facile de faire un roman[142]. » Il apprécie aussi les paysages et les marines deVernet, à qui il consacre de nombreuses pages, deHubert Robert dont il apprécie la méditation sur les ruines, et deLouis-Michel Van Loo, même s’il critique le portrait que ce dernier a fait de lui[143].
Selon René Tarin, Diderot a la conviction que« les formes les plus achevées de l’activité humaine témoignent de l’effort continu et obstiné des hommes pour comprendre et dominer la matière, se rendre maîtres et possesseurs du monde. L'œuvre d’art est un langage de signes particuliers. À la fois signifiants et signifiés spécifiques, cette tentative d’interprétation du monde témoigne de la volonté d’émancipation de l’homme. Dans ce sens, même lorsqu’il reproduit la réalité, l’artiste est aussi celui qui dévoile[144]. »
Pour le philosopheHenri Lefebvre, le mérite de Diderot en ce domaine est d’avoir« apporté une première conscience de problèmes » qui sont toujours d’actualité[145].
Éducation
Diderot a souvent abordé la question de l’éducation dans ses écrits. La finalité de celle-ci doit être d’assurer« la conservation de l’individu et l’amélioration de l’espèce » ainsi que le bonheur public[n 40]. Diderot critique l’enseignement religieux traditionnel, et s’oppose à ce que l’éducation soit sous la dépendance de l’Église, comme elle l’a été depuisCharlemagne. L'éducation doit être gratuite et publique afin de permettre l’éclosion de tous les talents : les enfants pourront être pensionnaires et bénéficier d’une bourse[146]. Il s’oppose en cela àHelvétius qui ne reconnaît pas l’existence de talents individuels préalables et qui estime que« l’éducation fait tout » alors qu’il faudrait dire, selon lui,« l’éducation fait beaucoup »[147]. L'éducation doit être laïque pour éviter le fanatisme et l’arbitraire. Elle doit préparer à la vie professionnelle en tenant compte des talents individuels. Les programmes doivent être uniformisés et accorder une grande place aux mathématiques et aux sciences, plutôt qu’aux lettres et à l’étude des langues mortes. Il envisage un système de sélection par concours, convaincu que l’émulation est le nerf de la pédagogie.
Les connaissances sont classées en trois catégories :
« instrumentales, celles qui ne sont que des moyens d’apprendre ou de produire ce qu’on fait; essentielles, ce que l’homme doit absolument savoir et faire sous peine d’être dégradé et malheureux; de convenance [les mêmes poussées plus loin, en particulier] pour ceux dont le principal emploi est d’en faire leçon[148]. »
Très soucieux de l’éducation de sa fille, il prévoit un programme pour les filles différent de celui des garçons :« Je mets de la grammaire, de la fable, de l’histoire, de la géographie, un peu de dessin et beaucoup de morale »[149]. Il semble préférer que cette éducation soit faite à la maison si les parents en ont les moyens. En somme, ses idées sur l’éducation sont conformes aux attentes de la bourgeoisie montante[150],[151],[152].
Diderot est également l’auteur ou le coauteur de divers ouvrages scientifiques, notamment sesÉléments de physiologie. Esprit universel et curieux de tout, il applique à la compréhension des phénomènes naturels une méthode expérimentale rigoureuse[153].
Il applique le même esprit critique à l’examen des faits historiques. Il expose les principes deméthodologie historique dans l’article de l’Encyclopédie consacré à« Agnus Scythicus » ouagneau tartare, une plante légendaire dont la description et les qualités fabuleuses avaient été confirmées par plusieurs sommités, notammentJules César Scaliger etAthanasius Kircher, avant de se révéler finalement inexistantes. Diderot s’intéresse à cette histoire parce qu’elle lui fournit l’occasion d’exposer une série de principes méthodologiques rigoureux à appliquer aux superstitions de tout genre :
« Il faut distinguer les faits en deux classes ; en faits simples & ordinaires, & en faits extraordinaires & prodigieux. Les témoignages de quelques personnes instruites & véridiques suffisent pour les faits simples ; les autres demandent, pour l’homme qui pense, des autorités plus fortes. Il faut en général que les autorités soient en raison inverse de la vraisemblance des faits ; c’est-à-dire, d’autant plus nombreuses & plus grandes, que la vraisemblance est moindre[154]. »
Ces principes pouvant également s’appliquer aux miracles et aux récits de l’histoire sainte, telle l’« Arche de Noé »[155], on comprend que l’encyclopédie présente bien autre chose qu’une science inoffensive[156].
Diderot a touché à tous les genres littéraires, en s’y montrant souvent novateur. Il a parfois été désigné comme un« amateur », en raison de la multitude des sujets sur lesquels il a écrit, mais ce qualificatif est rejeté par Henri Lefebvre, qui voit en lui« un savant et un sage, un homme social et une tête politique[157] ».
Curieusement, sur les huit mille pages de ses Œuvres complètes, plus de la moitié des textes étaient restés inconnus de ses contemporains et n’ont été publiés que bien après sa mort[158]. Écrivain célèbre, il se défend pourtant de l’être dans la préface de sonEssai sur les règnes de Claude et de Néron :« Je ne compose point, je ne suis point auteur ; je lis ou je converse ; j'interroge ou je réponds[159]. »
Traductions
En 1742, Diderot obtient le contrat pour la traduction deThe Grecian History deTemple Stanyan, qui paraît en trois volumes en juillet 1743. Puis il entreprend, avecFrançois-Vincent Toussaint etMarc-Antoine Eidous, la traduction des six volumes duMedicinal Dictionary deRobert James (1746-1748).
En 1745, paraît sa traduction deAn inquiry concerning virtue or merit deShaftesbury, sous le titrePrincipes de philosophie morale ou Essai de M. S*** sur le mérite et la vertu[n 41]. Cet ouvrage est le premier signe manifeste du glissement de Diderot de la foi chrétienne vers ledéisme et marque ses débuts d’intellectuel public[160].
Cette traduction est largement augmentée de ses réflexions personnelles, ainsi qu’il s’en explique en introduction :« Je l’ai lu et relu, je me suis rempli de son esprit, et j'ai, pour ainsi dire, fermé son livre lorsque j'ai pris la plume. On n’a jamais usé du bien d’autrui avec tant de liberté. J'ai resserré ce qui m'a paru trop diffus, étendu ce qui m'a paru trop serré, rectifié ce qui n’était pensé qu’avec hardiesse[161]. » Ainsi que le noteMichel Delon,
« Diderot ne croit pas à une différence radicale entre créer et transformer [...] La traduction est une des formes de travail sur la langue et la pensée, c’est la métaphore de toutes les équivalences entre des systèmes de signes différents. Tout au long de sa vie, Diderot a continué à se passionner pour la transposition d’une langue dans l’autre, d’un art dans l’autre[162]. »
Ainsi que le montrent sesObservations sur la traduction de l’Essay on man parSilhouette, Diderot jugeait important de respecter le caractère esthétique du texte source d’Alexander Pope, d’en garder la vivacité et la richesse métaphorique[163]. Ces divers travaux l’amèneront à être engagé pour la traduction de laCyclopaedia or Universal Dictionnary of Arts and Sciences d’Ephraïm Chambers, un projet qui se transformera et sera à l’origine de l’Encyclopédie.
Frontispice de l’Encyclopédie (détail) dessiné parCharles-Nicolas Cochin. Au centre, la Vérité rayonnante de lumière est couverte d’un voile que la Raison, à sa gauche, tente de lui arracher. À ses pieds, la Théologie attend la lumière d’en haut.
À l’origine, l’Encyclopédie ne devait être que latraduction française de laCyclopædia d’Ephraïm Chambers, dont la première édition datait de 1728, mais Diderot,auteur polygraphe dont la pensée philosophique ne cessait alors de s’accentuer dans le sens de l’athéisme, dumatérialisme, mais aussi de la théorie de l’évolution, préfère se lancer dans ce qui sera l’œuvre d’une vie[164].
Le 16 octobre 1747, à l’âge de 34 ans, il devient officiellement codirecteur avecJean le Rond d'Alembert de l'Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. Il se charge personnellement de rédiger leProspectus (paru en 1750) dans lequel il explique la genèse du projet et son ampleur nouvelle : il ne s’agit plus seulement de traduire et adapter laChambers, mais de construire un nouvel instrument de connaissance du monde[n 42]. Le premier volume paraît en 1751. Au total, Diderot consacrera 25 ans de sa vie à ce projet qu’il n’achève qu’en juillet 1772, rempli de l’amertume due au manque de reconnaissance, aux errements de l’édition et au comportement des éditeurs (Le Breton en particulier).
Pour contourner lacensure de l’époque, les directeurs décident d’insérer des renvois et des références croisées dans les articles, préfigurant ainsi les lienshypertextes modernes, pour transmettre de manière indirecte des critiques à l’égard dudogme religieux : ainsi, l’article« Anthropophages » est suivi de« Voyez Eucharistie, Communion, Autel, etc. »[165],[166]. LeDiscours préliminaire marque le caractère révolutionnaire de ce projet — quePierre Lepape caractérise comme une« tentative de coup d’État culturel » — d’abord parce qu’il place l’homme plutôt que Dieu à l’origine des connaissances humaines et aussi parce qu’il« revendique pour les gens de lettres, spécialistes du langage, le droit et le devoir de définir les mots, de fixer les règles du discours public[167]. »
En plus de diriger le projet jusqu’à la fin, en 1772, Diderot s’investira personnellement[n 43] dans la rédaction, la collecte, la recherche et la réalisation des planches. On estime qu’il a contribué quelque cinq mille entrées, portant sur des sujets variés : philosophie, histoire de la religion, hérésies, croyances populaires, mythologie, physiologie, médecine, beaux-arts, etc.[n 44].
Dès le contrat signé, Diderot fut convoqué par lechancelier d’Aguesseau qui discuta du plan avec lui et décida de l’appuyer. Diderot devait écrire plus tard :« Je proteste que l’entreprise de l’Encyclopédie n’a pas été de mon choix, qu’une parole d’honneur adroitement exigée, très indiscrètement accordée, m'a livré, pieds et poings liés, à cette énorme tâche et à toutes les peines qui l’ont accompagnée[168]. »
Cet ouvrage colossal eut dès son lancement un public de lecteurs attentifs car il répondait à la demande sociale de milieux très variés :« l’aristocratie réformiste, la bourgeoisie progressiste, les manufacturiers, artisans, industriels, les propriétaires fonciers [...] La partie la plus saine, la plus éclairée de la nation attendait quelque chose de grand, et de neuf, dans le domaine théorique[169]. » Par son contenu et son organisation, la publication de l’Encyclopédie entraînera une« révolution culturelle par l’alphabet[170]. » Diderot en était d’ailleurs bien conscient, écrivant à Sophie Volland en septembre 1762 à propos du huitième volume qui venait de paraître :
« Cet ouvrage produira sûrement avec le temps une révolution dans les esprits, et j'espère que les tyrans, les oppresseurs, les fanatiques et les intolérants n’y gagneront pas. Nous aurons servi l’humanité[171]. »
Vers la fin de l’année 1764, Diderot éprouve un choc en découvrant que Le Breton a modifié les épreuves à son insu en atténuant les passages jugés dangereux ou en supprimant même des articles, tels« Tolérance » ou« Théologie scolastique ». Devant cette trahison, Diderot se jure de ne plus jamais adresser la parole à l’imprimeur[172].
Alors que l’imprimeur annonçait au départ dix volumes de texte et quatre de planches, l'ouvrage finira par compter dix-sept volumes de texte et onze de planches.
Essais philosophiques et scientifiques
Frontispice desPensées philosophiques. Une allégorie de la Philosophie prend le masque du roi déchu, au sceptre brisé, étendu auprès d’uneSphinge[173].
En 1746, il publie de façon anonymePensées philosophiques, sa première œuvre personnelle, qu’il a peut-être écrite sur les instances de sa maîtresse de l’époque,Madeleine de Puisieux. C'est un recueil de 62 réflexions, la plupart fort brèves, sur diverses croyances et pratiques, et dont le thème principal est de démontrer la valeur positive des passions :« C'est le comble de la folie, que de se proposer la ruine des passions. Le beau projet que celui d’un dévot qui se tourmente comme un forcené, pour ne rien désirer, ne rien aimer, ne rien sentir, et qui finirait par devenir un vrai monstre s’il réussissait[174] ! » Dans ses mémoires,Turgot estime que le poison de cette œuvre est très dangereux car il est enrobé des plaisirs de l’imagination et des gratifications de l’esprit[175]. Cet ouvrage qui justifie les passions fortes et dénonce une religion mortifère suscite de nombreuses réfutations et un tel scandale[n 45] que, le 7 juillet 1746, il est condamné par leParlement de Paris à« être lacéré et brûlé comme scandaleux, contraire à la religion et aux bonnes mœurs et présentant aux esprits inquiets et téméraires le venin des opinions les plus criminelles et les plus absurdes dont la dépravation de la raison humaine soit capable[176]. » Il en paraîtra toutefois six éditions clandestines en trois ans[177]. En 1762, Diderot retravaille cet ouvrage dans uneAddition aux Pensées philosophiques qui ne sera publiée qu’en 1770.
Diderot approfondira sa réflexion sur la religion dansDe la suffisance de la religion naturelle qui semble dater de la même année mais ne sera publiée qu’en 1770. S'il ménage le christianisme en fin de sesPensées, il produira en 1762 uneAddition beaucoup plus radicale et qui tombe facilement dans la boutade et la raillerie[178].
En 1747, il travaille au manuscrit deLa Promenade du sceptique. Dans cette allégorie, il distingue trois voies possibles dans la vie : celle des épines que fréquentent des soldats portant un bandeau sur les yeux et obéissant à une vaste hiérarchie de guides qui professent des idées contradictoires ou absurdes (christianisme); celle des châtaigniers, où des philosophes argumentent sur ledéisme, l’athéisme, lespinozisme ou lescepticisme et, enfin, celle des fleurs (plaisir charnel). Déjà se dessine dans cet ouvrage la méthode de Diderot, qui expérimente systèmes et idées. Après avoir été égarée, cette œuvre paraîtra finalement en 1830[179].
En 1749, il publie saLettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient, dans laquelle il étudie comment des aveugles de naissance réagissent lorsqu’ils recouvrent la vue. L'objectif premier de Diderot apparaît lorsqu’un des personnages de l’essai conteste l’existence de Dieu et explique que les espèces ont évolué dans le temps, en prenant l’exemple des monstres, qui ne sont que des« combinaisons vicieuses »[181]. Il présente ainsi sa théorie de la formation des êtres vivants :
« Imaginez donc, si vous voulez, que l’ordre qui vous frappe a toujours subsisté ; mais laissez-moi croire qu’il n’en est rien ; et que si nous remontions à la naissance des choses et des temps, et que nous sentissions la matière se mouvoir et le chaos se débrouiller, nous rencontrerions une multitude d’êtres informes pour quelques êtres bien organisés. Si je n’ai rien à vous objecter sur la condition présente des choses, je puis du moins vous interroger sur leur condition passée. Je puis vous demander, par exemple, qui vous a dit à vous, à Leibniz, à Clarke et à Newton, que dans les premiers instants de la formation des animaux, les uns n’étaient pas sans tête et les autres sans pieds ? Je puis vous soutenir que ceux-ci n’avaient point d’estomac, et ceux-là point d’intestins ; que tels à qui un estomac, un palais et des dents semblaient promettre de la durée, ont cessé par quelque vice du cœur ou des poumons ; que les monstres se sont anéantis successivement ; que toutes les combinaisons vicieuses de la matière ont disparu, et qu’il n’est resté que celles où le mécanisme n’impliquait aucune contradiction importante, et qui pouvaient subsister par elles-mêmes et se perpétuer[182]. »
Diderot s’oppose ainsi aucréationnisme et aufixisme. En adepte de la théorie atomique d’Épicure transmise parLucrèce, il donne un rôle essentiel aux effets du hasard et partage certaines hypothèses deBuffon. Cet ouvrage lui vaudra d’être interné à Vincennes.
Extrait de l’index de onze pages.Lettre sur les sourds et muets.
En 1751, il obtient la permission de publier saLettre sur les sourds et muets, un ouvrage philosophique qui discute la thèse de l’abbé Batteux sur l’ordrenaturel des mots et explore les origines gestuelles du langage en opposant la simultanéité des impressions sensibles à la successivité du langage. Lui-même s’intéressait à l’expression corporelle de l’émotion et accompagnait ses propos d’une gestuelle souvent remarquée par ses contemporains[183]. Réfléchissant sur lescorrespondances entre les sens, il évoque la réaction hypothétique d’un sourd devant la« machine aux couleurs » ou clavecin oculaire imaginé parLouis Bertrand Castel. Il caractérise ainsi les divers sens :« je trouvais que de tous les sens, l’œil était le plus superficiel, l’oreille le plus orgueilleux, l’odorat le plus voluptueux, le goût le plus superstitieux et le plus inconstant, le toucher le plus profond et le plus philosophe[184]. ».
En 1753, il publieDe l’interprétation de la nature, qu’il reprend peu après et augmente sous le titrePensées sur l'interprétation de la nature. Ce recueil de 58 pensées plaide pour une démarche scientifique qui soit véritablement à la recherche de la vérité, sans volontéapologétique ni parti pris initial[185] afin que lascience puisse devenir une œuvre collective et continue dans le temps[186]. Influencé par sa lecture de laDissertatio inauguralis metaphysica (1751) deMaupertuis, qui propose une origine unique de toutes les formes de vie[187], il se détache du déisme qui animait encore sesPensées philosophiques (1746) et opte pour une approche purement scientifique visant non plus à s’interroger sur lepourquoi mais à expliquer lecomment (Pensée LVI). Il résume ainsi la méthode à suivre :
« Nous avons trois moyens principaux : l’observation de la nature, la réflexion et l’expérience. L'observation recueille les faits ; la réflexion les combine ; l’expérience vérifie le résultat de la combinaison. Il faut que l’observation de la nature soit assidue, que la réflexion soit profonde, et que l’expérience soit exacte[188]. »
En 1769, il rédigeParadoxe sur le comédien, un essai sur le jeu de l’acteur d’abord conçu sous la forme d’un compte rendu critique mais qu’il transformera en un dialogue entre 1773 et 1777. Cet ouvrage publié à titre posthume est considéré comme un des plus importants ouvrages théoriques sur le jeu de l’acteur. Diderot y développe notamment la théorie duquatrième mur, un mur imaginaire situé sur le devant de la scène, séparant la scène des spectateurs et au travers duquel ceux-ci voient les acteurs jouer :« Imaginez sur le bord du théâtre un grand mur qui vous sépare du parterre ; jouez comme si la toile ne se levait pas. »
L'acteur, selon Diderot, ne doit pas jouer avec sa sensibilité mais avec sa tête et rester de sang-froid :« Mais, dit-on, un orateur en vaut mieux quand il s’échauffe, quand il est en colère. Je le nie. C'est quand il imite la colère[189]. » Un comédien totalement insensible pourra plus facilement jouer les sentiments de son personnage et être« aussi parfait imitateur de la sensibilité que de l’avarice, de l’hypocrisie, de la duplicité et de tout autre caractère qui ne sera pas le sien, de toute autre passion qu’il n’aura pas[190]. ». Même si cette thèse avait déjà été soutenue par le comédien contemporainD'Hannetaire, Diderot la présente comme unparadoxe parce que l’opinion dominante de l’époque était au contraire qu’un bon acteur devait être doué d’une sensibilité hors du commun[191].
Cette même année, il écritLe rêve de d’Alembert, un dialogue philosophique en trois actes dans lequel il explore les notions de réalité et d’illusion, tout en développant sa conceptionmatérialiste de l’origine de la vie et de la pensée qu’il avait amorcée dansPrincipes philosophiques sur la matière et le mouvement[192]. Il développe sa réflexion en mettant en scène son amid’Alembert, un génie qu’il admire[n 46] et qu’il imagine parlant dans son sommeil en suivant un train de pensées analogue à l’état de rêve. Ce faisant, il veut réfuter — de façon théâtrale et non sans persiflage[193] — lescepticisme proclamé de son ami[n 47] et« démontrer, par fiction interposée, l’intérêt des conjectures et l’impossibilité pratique de la suspension du jugement[194]. » Parfaitement informé des recherches de son temps en biologie, il revient sur la question de l’origine de la vie et de la conscience telle qu’elle s’exprime par la sensibilité et la mémoire, conscience qu’il accorde même aux mondes végétal et minéral, toute matière ayant deux propriétés : conscience et mouvement. Estimant que toutes les espèces ont subi des transformations successives au fil du temps, il avance l’hypothèse dutransformisme :« Les organes produisent les besoins, et, réciproquement, les besoins produisent les organes[195]. » Évoquant ce texte dans une lettre à Sophie Volland, il se félicite d’« avoir mis mes idées dans la bouche d’un homme qui rêve : il faut souvent donner à la sagesse l’air de la folie, afin de lui procurer ses entrées[196]. » Cet ouvrage étrange et génial, qui ne sera publié qu’en 1830, peut être considéré comme le sommet de son œuvre philosophique[197].
Dans son brefEssai sur les femmes (1772), Diderot exprime à la fois son admiration et sa compassion à leur égard :
« La soumission à un maître qui lui déplaît est pour elle un supplice. J'ai vu une femme honnête frissonner d’horreur à l’approche de son époux ; je l’ai vue se plonger dans le bain, et ne se croire jamais assez lavée de la souillure du devoir. Cette sorte de répugnance nous est presque inconnue. Notre organe est plus indulgent. Plusieurs femmes mourront sans avoir éprouvé l’extrême de la volupté. [...] Dans presque toutes les contrées, la cruauté des lois civiles s’est réunie contre les femmes à la cruauté de la nature[198]. »
En 1773, il annote un ouvrage du philosopheHemsterhuis rencontré à La Haye et ses remarques seront recueillies sous le titreObservations sur la « Lettre sur l'homme et ses rapports ». La même année ou l’année suivante, il rédigeEntretien d'un philosophe avec la maréchale de *** dans lequel les protagonistes s’opposent sur la question de la religion, la maréchale étant croyante tandis que le philosophe est athée. Diderot expose ses convictions sans chercher à les imposer à son interlocutrice :
« LA MARÉCHALE. - Vous n’avez pas, à ce que je vois, la manie du prosélytisme. DIDEROT. - Aucunement. LA MARÉCHALE. - Je vous en estime davantage. DIDEROT. - Je permets à chacun de penser à sa manière, pourvu qu’on me laisse penser à la mienne[199]. »
En 1774, il écrit uneRéfutation d’Helvétius où il montre que l’individu se construit par un mélange d’inné et d’acquis. Il affirme la grande variabilité dumoi :« nous sommes nous, toujours nous, et pas une minute les mêmes[200]. » Pour un commentateur, cela veut dire que« lemoi est à la fois l’activité qui relie, et le résultat évolutif des rapports qu’il instaure. Il est inséparable d’une organisation, de la conscience individuelle, de plusieurs types de mémoire, d’une suite de récits de vie [...] Il ne correspond pas à une substance, ni à une essence[201]. » Malgré son titre, cet ouvrage est moins une réfutation qu’un« long dialogue de Diderot avec lui-même[202] » et se conclut ainsi :« Il y a plus de véritable substance dans un de ces chapitres que dans les quinze volumes deNicole ; il est plus lié, plus suivi queMontaigne ; etCharron n’a ni sa hardiesse ni sa couleur. C'est un véritable système de morale expérimentale dont il ne s’agit que de restreindre un peu les conclusions, ce que tout esprit ordinaire peut faire[203]. »
De 1774 à 1780, il travaille au manuscrit desÉléments de physiologie, qui ne paraîtra qu’en 1875 et queClaude Bernard tiendra en haute estime[204]. Cet ouvrage constitue« une somme de sa pensée philosophique et scientifique ; comme une tentative de définition de la nature (phusis) humaine, répondant aux problèmes posés par Helvétius[205]. » Dans cette réflexion, Diderot insiste sur la grande variabilité du vivant et met en garde contre un discours sur un homme idéal :« il n’y a pas sur toute la surface de la terre un seul homme parfaitement constitué, parfaitement sain. L'espèce humaine n’est donc qu’un amas d’individus plus ou moins contrefaits, plus ou moins malades[206]. » La Nature étant une production incessante de combinaisons d’éléments dans des formes variées[207], l’espèce et l’individu ne sont que des aspects provisoires d’un processus généalogique — une position qui a été rapprochée de la théorie de l’ontophylogenèse[208] :
« Il ne faut pas croire la chaîne des êtres interrompue par la diversité des formes ; la forme n’est souvent qu’un masque qui trompe, et le chaînon qui paraît manquer existe peut-être dans un être connu à qui les progrès de l’anatomie comparée n’ont encore pu assigner sa véritable place[209]. »
Entre 1775 et 1778, en réponse à son éditeur qui lui avait demandé une préface pour accompagner une traduction deSénèque, Diderot remet un essai tellement considérable qu’il est publié à part sous le titreEssai sur la vie de Sénèque, sur ses écrits et sur les règnes de Claude et de Néron. Dans cet ouvrage paru en 1778 et considéré comme« un testament intellectuel », il pose essentiellement la question de la position de l’intellectuel à l’égard du pouvoir et conclut« qu’il n’est pas de compromis possible avec le vice, ni de correctif[210]. » C'est, selonHenri Lefebvre, son texte« le plus virulent, le plus éloquent, le plus satirique[211]. ». À titre d’exemple, Diderot critique la dégradation du discours sous la tyrannie :
« La tyrannie imprime un caractère de bassesse à toutes sortes de productions ; la langue même n’est pas à couvert de son influence : en effet, est-il indifférent pour un enfant d’entendre autour de son berceau le murmure pusillanime de la servitude, ou les accens nobles & fiers de la liberté? Voici les progrès nécessaires de la dégradation : au ton de la franchise qui compromettrait, succède le ton de la finesse qui s’enveloppe, & celui-ci fait place a la flatterie qui encense, à la duplicité qui ment avec impudence, à la rusticité révoltée qui insulte sans ménagement, ou à l’obscurité circonspecte qui voile l’indignation[212]. »
Dans l’œuvre de Sénèque, il privilégie lesLettres à Lucilius en raison de son intérêt pour des leçons morales applicables à des événements de la vie quotidienne[213]. Il prend la défense du philosophe antique[n 48], même si celui-ci s’est enrichi considérablement, en contradiction avec ses positions théoriques. Surtout, il le défend bien qu’il ait été le tuteur deNéron. Considérant les attaques portées contre lui par Publius Suillius Rufus, Diderot les écarte comme étant celles de« l’ingrat qui dit du mal de ses bienfaiteurs [...] l’homme atroce qui ne balance pas à noircir ses anciens amis ». Très vite, les lecteurs verront dans cette note une attaque voilée contreJean-Jacques Rousseau et la polémique fait rage. Pour y répondre, Diderot développera son attaque contre Rousseau en y consacrant une dizaine de pages dans la seconde édition du livre parue en 1782. Cette fois, la critique de son ancien ami est directe et virulente :
« Mais après avoir vécu vingt années avec des philosophes, comment Jean-Jacques devint-il antiphilosophe? Précisément comme il se fit catholique parmi les protestans, protestant parmi les catholiques, & qu’au milieu des catholiques & des protestans il professa le déisme ou lesocinianisme. Comme il écrivait dans la même semaine deux lettres a Geneve par l’une desquelles il exhortait les concitoyens à la paix, & par l’autre il soufflait dans leurs esprits la vengeance & la révolte. Comme il écrivit contre les spectacles, après avoir fait des comédies[214]. »
LesConfessions parurent peu de temps après cette cinglante tirade et le public se rangea majoritairement du côté de Rousseau[215].
Romans, contes et théâtre
Page de titre d’une réédition des Bijoux Indiscrets.
En 1748, Diderot publie, toujours de façon anonyme,Les Bijoux indiscrets, conte orientalisant mettant en scène des femmes de la cour à travers les confidences de leurs vagins. Cet ouvrage rédigé en quinze jours, pour donner de l’argent à samaîtresse[216], résulte d’un défi que lui avait lancé celle-ci de faire un roman licencieux aussi bon que ceux deCrébillon. À travers les personnages évoluant dans un Congo imaginaire, le lecteur découvre une sympathique et vertueusemarquise de Pompadour et divers autres dont un Louis XIV manipulé par une« vieille fée décrépite ».
Sous ses aspects grivois, l’ouvrage comporte aussi une portée philosophique, notamment dans une réflexion sur la localisation de l’âme et l’allégorie d’un enfant équipé d’un flambeau qui se met à croître, symbolisant la montée de l’Expérience et de la science expérimentale. Selon un spécialiste de cette œuvre, Diderot« dépasse le scepticisme, engage une philosophie expérimentale, matérialiste et déterministe, inaugure son anthropologie de la sexualité et l’intègre à une politique[217]. » La réception du livre fut très négative et Diderot s’excusera parfois de l’avoir écrit, même s’il y ajoutera bien plus tard trois chapitres assez licencieux[218].
En 1748, il écrit aussiL'oiseau blanc, conte bleu dans lequel il met en scène quatre conteurs qui se relaient au cours de sept soirées pour raconter la même histoire[219]. L'ouvrage ne sera publié qu’en 1777-1778 dans laCorrespondance littéraire.
En 1757, il ouvre la voie à un nouveau genre théâtral, ledrame bourgeois, avec sa pièceLe Fils naturel, dont la publication est accompagnée desEntretiens surLe Fils naturel[158]. Les commentaires sur la pièce sont généralement négatifs[220]. En revanche, lesEntretiens« possèdent la liberté éblouissante des conversations où excelle Diderot[221] » et présentent des idées étonnamment modernes. Diderot veut que le drame soit écrit en prose car celle-ci est plus proche de la réalité et plus souple. Il critique lecoup de théâtre et suggère de le remplacer par untableau :« une disposition des personnages sur la scène, si naturelle et si vraie, que, rendue fidèlement par un peintre, elle me plairait sur la toile[222] ». Il insiste sur l'importance des gestes et fait l’éloge du théâtre grec antique dont il vante la vérité, la simplicité et la force« qui porte dans les âmes le trouble et l’épouvante ». Il voit enShakespeare un équivalent d’Eschyle ; en revanche, il critique le théâtre de ses contemporains. Il souhaite disposer d'une scène assez vaste pour montrer des actions simultanées[223] :
« Nous n’avons rien épargné pour corrompre le genre dramatique. Nous avons conservé des anciens l’emphase de la versification qui convenoit tant à des langues à quantité forte & à accent marqué, à des théâtres spacieux, à une déclamation notée & accompagnée d’instrumens ; & nous avons abandonné la simplicité de l’intrigue & du dialogue, & la vérité des tableaux[224]. »
Une phrase de la pièce — « Il n’y a que le méchant qui soit seul » — sera vue par Rousseau, qui vivait alors en ermite, comme une attaque personnelle et il s’en plaignit à Diderot, qui lui répondit de façon assez cavalière. Ulcéré, Rousseau mit fin à leur amitié[225]. En 1758, Rousseau marque son désaccord avec d’Alembert dans uneLettre sur les spectacles à laquelle il ajoute une note où il annonce rompre publiquement avec Diderot. Cette note blessera profondément Diderot, qui réagira dans son carnet de notes privé intituléTablettes en faisant une violente critique de son ancien ami, qu’il traite de menteur, d’hypocrite, de vaniteux et de monstre[226].
En 1758, il publie une autre pièce,Le père de famille, qui se base sur sa propre expérience amoureuse à l’époque où il courtisait Toinette — qu’il nomme Sophie, alors que l’amoureux s’appelle Saint-Albin — et que son père tentait de le dissuader d’un mariage en dessous de son statut social. La pièce est bien accueillie par le public — en 1761, elle avait été jouée à Bordeaux, Toulouse, Lyon, Marseille, Hambourg, Francfort et Vienne[227] — et le préfet de police incite même Diderot à continuer dans cette voie, mais celui-ci n'a pas obtenu le succès escompté et il renonce à la veine théâtrale[228]. Ces deux pièces« sont depuis longtemps devenues aussi illisibles qu’injouables » selon le verdict que posait déjà Jean Thomas en 1958[158]. Cette pièce est, elle aussi, suivie d’un texte théoriqueDiscours sur la poésie dramatique (1758) dans lequel Diderot persiste dans sa volonté de réformer le théâtre, car il croit à sa fonction éducative pour la société :« Le parterre de la comédie est le seul endroit où les larmes de l’homme vertueux et du méchant soient confondues[229]. » Il prend maintenant pour modèle le dramaturge romainTérence, dont il fera un éloge en 1765.
Ses meilleurs textes lui viennent après qu’il a terminé l’Encyclopédie. En 1771, il retourne au conte avecLes Deux Amis de Bourbonne qui se termine par des réflexions sur lapoétique du conte, dont il distingue trois sortes : leconte merveilleux, le conte plaisant et le conte vrai ou historique[230].
Ceci n'est pas un conte (1772) est le premier d’une trilogie complétée parMadame de La Carlière etSupplément au Voyage de Bougainville. Sans doute basé sur des faits réels, ce premier conte se conclut sur l'idée« qu’on n’est le maître ni d’arrêter une passion qui s’allume, ni d’en prolonger une qui s’éteint[231]. » À un constat sur le caractère involontaire des sentiments amoureux, le titre invite en outre à chercher un autre sens aux deux récits qui le composent car ils sont insérés dans un dialogue philosophique entre le conteur et l’auditeur :« une forme complexe qui suscite la réflexion du lecteur sur ses propres interprétations[232]. » Il en découle que« le lecteur réel est à la fois critiqué à travers la figure de l’auditeur auquel il tend d’abord à s’identifier, et rendu à sa propre liberté en ce qu’il finit par cesser de croire en un auteur impartial [...] et est incité à remplacer ses jugements moraux par la critique de ses propres préjugés[233]. »
Cette même année, Diderot revient dansMadame de La Carlière sur la question de l’infidélité et du lien amoureux pour condamner en conclusion« nos législations absurdes, sources de mœurs aussi absurdes qu’elles[234]. »
L'impossibilité d’aller à l’encontre de la nature est encore explorée dansSupplément au Voyage de Bougainville (publié en 1773-74) où, prenant appui surl’ouvrage deBougainville paru en 1770, il s’attache aux descriptions enchanteresses deTahiti et à la liberté sexuelle qui y règne, afin de mieux dénoncer en Europe les injonctions contradictoires de trois codes différents : celui de l’église, celui de la loi et celui de la nature. Un natif de l’endroit apostrophe ainsi le visiteur français :
« Et où en serais-tu réduit, si tes trois maîtres, peu d’accord entre eux, s’avisaient de te permettre, de t'enjoindre et de te défendre la même chose, comme je pense qu’il arrive souvent ? Alors, pour plaire au prêtre, il faudra que tu te brouilles avec le magistrat ; pour satisfaire le magistrat, il faudra que tu mécontentes le grand ouvrier ; et pour te rendre agréable au grand ouvrier, il faudra que tu renonces à la nature. Et sais-tu ce qui en arrivera ? c’est que tu les mépriseras tous trois, et que tu ne seras ni homme, ni citoyen, ni pieux[235]. »
Le même personnage oppose à l’éthique du travail des Européens la jouissance de la vie que célèbrent les Tahitiens :« Si tu nous persuades de franchir l’étroite limite du besoin, quand finirons-nous de travailler ? Quand jouirons-nous ? » En même temps, Diderot est bien conscient que l’on ne peut pas retourner en arrière car« Le Taïtien touche à l’origine du monde, et l’Européen touche à sa vieillesse. L'intervalle qui le sépare de nous est plus grand que la distance de l’enfant qui naît à l’homme décrépit[236]. ». La seule voie raisonnable est de parler« contre les lois insensées jusqu’à ce qu’on les réforme ». Dans le même souffle, il dénonce le principe même de la colonisation :« Si un Taïtien débarquait un jour sur vos côtes, et qu’il gravât sur une de vos pierres ou sur l’écorce d’un de vos arbres :Ce pays appartient aux habitants de Taïti, qu’en penserais-tu[237]? »
Page frontispice de 1821 (anonyme). En 1858,Ernest Meissonnier a peint un tableau intituléLe Neveu de Rameau dont on ne conserve que la description qu’en a faiteThéophile Gautier[238].
Le Neveu de Rameau (1773) est son texte le plus célèbre, le plus complexe et le plus énigmatique. Intitulé en faitSatire seconde[n 49], il fait suite à uneSatire première inspirée d’Horace. Le titre actuel lui a été donné parGoethe dans sa traduction d’une copie clandestine de l’original manuscrit envoyée de Russie par son amiSchiller[239]. Dans cette« satire » oupot-pourri littéraire, Diderot oppose à unLui — condensé d’impuissance créatrice, d’abjection et de perversité[240] — unMoi qui garde« foi en sa morale de l’utilité publique et du respect de soi-même[241]. » Certains lecteurs ont identifié le personnage deLui au Diderot bohème de la jeunesse, hypothèse que rejetteRaymond Trousson[242]. PourHenri Lefebvre,Lui est« l’individu type de la société individualiste ; un raté, un vaincu[243]. » En affirmant au début du texte« mes pensées ce sont mes catins », Diderot annonce un texte dans lequel il veut exorciser en pensée des valeurs qu’il honnit et explorer une sorte de monstre moral[244]. PourAndré Magnan,« C'est un dialogue avec l’époque, rude, serré, passionné, conflictuel, maisimpubliable, et voulu tel ; et c’est le soliloque [...] de l’exigence d’un autre sens, d’un autre ordre de l’homme, maisimprobable[245]. » Loin de se limiter à cela, la pièce offre aussi une réflexion sur la création artistique et tout spécialement le génie : sa nature, ses rapports avec l’éthique et s’il est susceptible d'être développé ou de disparaître[246].
Commencé en 1760 et publié en épisodes par remaniements successifs dans laCorrespondance littéraire (1780-1782),La Religieuse raconte les épreuves d’une jeune fille de bonne famille enfermée très jeune dans un couvent afin d’expier le fait qu’elle résultait d’un adultère de sa mère, et pour réduire ses droits à l’héritage familial. C'est« peut-être le seul roman français dans lequel une fille prenne peu à peu conscience — et conscience humaine, libre, responsable — d’elle-même[247]. » La jeune héroïne est l’innocente victime d’une vie recluse contre nature qui déshumanise et peut entraîner vers la démence[248]. La publication en 1796 fait scandale et l’ouvrage sera interdit en 1824 et 1826[249].
Entre 1776 et 1784, Diderot écrit la comédieEst-il bon? Est-il méchant? dans laquelle un écrivain — qui peut lui être identifié —, est pressé de résoudre les problèmes de divers amis et qui y parvient au moyen de plusieurs mensonges et impostures assez déshonorantes. Diderot explore ainsi l’idée que la volonté de faire le bien peut entraîner de sérieux manques d’éthique[250]. Cette même année, il collabore un peu à l'Encyclopédie méthodique deCharles-Joseph Panckoucke etJacques-André Naigeon.
Jacques le Fataliste, commencé peut-être lors de sa lecture deTristram Shandy en 1765 mais terminé en 1784, dynamite joyeusement les conventions romanesques, entrelaçant dialogues, récits et digressions en série. On peut lire ce roman comme« l’itinéraire de l’humanité de l’état de nature à l’état de société[251] » ou comme« la dialectique par laquelle la liberté incomplète passe dans la nécessité et réciproquement[252]. » L'épisode le plus célèbre est le récit de la vengeance de Mme de La Pommeraye contre son ancien amant, récit dontSchiller s’enthousiasma et dont il entreprit la traduction et adaptation en allemand, ouvrage qui sera retraduit en français en 1793 sous le titreExemple singulier de la vengeance d’une femme, conte moral. Ouvrage posthume de Diderot[253],[n 50].
Critique d’art et de littérature
Diderot a rédigé de nombreux comptes rendus d’expositions de peinture sous le titreSalons, pour laCorrespondance littéraire, philosophique et critique de son amiFriedrich Melchior Grimm, dont le tirage était fort restreint vu que l’ouvrage était copié à la main. Ce faisant, il a introduit la critique d’art dans la littérature[254]. Il s’est également interrogé sur le beau en littérature, qu’il voit comme unbeau relatif car il ne se comprend que dans un contexte particulier[255]. Il a aussi écrit des ouvrages théoriques :Essais sur la peinture (1765) etTraité du beau.
Dans sonÉloge de Richardson (1762), rédigé en 24 heures pour la revue de son ami Grimm,« il admire les détails réalistes, les scènes de genre, les menus faits de la vie domestique, le portrait du séducteur, l’innocence persécutée[256] » :
« Richardson sème dans les cœurs des germes de vertu qui y restent d’abord oisifs et tranquilles : ils y sont secrètement, jusqu’à ce qu’il se présente une occasion qui les remue et les fasse éclore. Alors ils se développent ; on se sent porter au bien avec une impétuosité qu’on ne se connaissait pas. On éprouve, à l’aspect de l’injustice, une révolte qu’on ne saurait s’expliquer à soi-même. C'est qu’on a fréquenté Richardson ; c’est qu’on a conversé avec l’homme de bien, dans des moments où l’âme désintéressée était ouverte à la vérité[257]. »
Ayant un jour fait l’éloge deTérence, le directeur de laGazette littéraire de l'Europe lui demande un article sur cet auteur. Diderot s’exécute et produit« une analyse subtile de ses comédies, de sa verve, de la vérité de ses scènes et de ses caractères[258]. »
Plan d’une université (rédigé 1775). Il s’agit d’un plan idéal des études commandé parCatherine II. Transmis par l’intermédiaire deGrimm, l'impératrice semble ne jamais l’avoir lu, au grand regret de Diderot.
La plupart de ses réflexions et idées politiques se découvrent à travers sa vie et l’ensemble de son œuvre, jusque dans les écrits esthétiques. On trouve ainsi des allusions hostiles aupremier partage de la Pologne dans LesPensées détachées sur la peinture qui parurent dans laCorrespondance littéraire de février à juin 1777[260]. L'éditionHermann (dite DPV) de ses œuvres complètes propose un volume qui porte le titre général de « Politique » (n° XXIV) et qui contient notamment leVoyage en Hollande.
À côté des textes personnels, il faut isoler quelques écrits qui portent sur des questions politiques concrètes, telle laPremière lettre d’un citoyen zélé (1748), adressée à M.D.M. (parfois identifié avecSauveur-François Morand), dans laquelle Diderot dénonce la querelle opposant les médecins aux chirurgiens et réclame l’unification des deux professions[261].
DansDialogues sur le commerce des blés (1770), un ouvrage de l’économiste italienFerdinando Galiani, revu et édité anonymement par Diderot, il montre au contraire les dangers d’un strict libéralisme en cette matière et rejette la position desphysiocrates, compte tenu des risques de spéculation à la suite d’une mauvaise récolte.
Ayant collaboré à la seconde édition de la très importanteHistoire des deux Indes (1774) del’abbé Raynal, Diderot est de nouveau sollicité pour la troisième édition (1780), dans laquelle il fait sa contribution la plus importante. Il y fait une critique radicale ducolonialisme et donne« à l’ouvrage de l’abbé philosophe son orientation ouvertement anticolonialiste et révolutionnaire[262] ». Sa critique fort étayée de l’esclavage réfute l’idée qu’un être humain puisse être traité comme une propriété[n 51]. Les centaines de pages de contributions anonymes que Diderot a faites à cette encyclopédie en dix volumes représentent plus de 20% de sa matière et en accentuent considérablement la force et l’impact. Le pouvoir révolutionnaire se servira de cet ouvrage comme référence dès 1789[263]. Très intéressé par le mouvement d’indépendance des colonies américaines, Diderot fournit aussi dans cet ouvrage un sommaire enthousiaste des fondements politiques et idéologiques de la jeune nation d’Amérique. Il traduit des passages de l’ouvrage deThomas PaineCommon Sense et résume les points principaux de laDéclaration d'indépendance des États-Unis[264].
Dans ses entretiens avec Catherine II (1773-1774), il tente de faire adopter une constitution éclairée mais est fortement déçu lorsqu’il reçoit le texte final de la ConstitutionNakaz qui établit en fait un régime autocratique.
Correspondance
Selon un critique,« La gloire de Diderot se fonde surtout sur la correspondance que, pendant quarante ans, il a entretenue avec ses amis, sa famille et sa maîtresse[265]. » Ces lettres nous renseignent sur les préoccupations de l’auteur, les personnes qu’il fréquentait, l’art de la conversation dans les salons, comment la société s’y divertissait et ce dont on parlait — telle la fable du rossignol et du coucou que raconte l’abbé Galiani[266]. Sur près de 800 lettres écrites entre 1742 et 1784, le corpus principal est formé des lettres adressées à son amanteSophie Volland, dont 189 nous s|ont parvenues sur 553 envoyées — Diderot numérotait ses lettres pour s’assurer qu’elles étaient parvenues à leur destinataire — les lettres les plus intimes ayant été brûlées par sa fille[267]. Ces lettres sont considérées comme« les lettres les plus charmantes et les plus tendres que la littérature amoureuse nous ait conservées[265] »,[268]. Comme le fait remarquerBenoît Melançon, Diderot utilise cette correspondance à la façon d’un journal intime où il tient le registre de ses pensées et des mouvements de son cœur[269]. L'échange entre les correspondants est régi par un« pacte épistolaire » dont les principales clauses sont« la régularité, l’obligation de ne pas rester silencieux et de répondre aux lettres et demandes de l’autre, la volonté de tout se dire le plus fidèlement possible et la spontanéité. Cette clause est particulièrement déterminante, car c’est elle qui assure que le texte dise la vérité et qui explique son (apparent) désordre. Elle a également pour effet de souligner l’importance de la connivence, voire de la communion, entre les épistoliers : la spontanéité épistolaire est une création qui leur est commune[270]. » Ces échanges, qui témoignent d’un intarissable besoin d’écrire et de s’exprimer, s’inscrivent souvent dans un triangle épistolaire qui inclut, outre l’amante, sa sœur Uranie ou l’ami Grimm. Cette« figure triangulaire permet de faire vaciller les limites de l’amour et de l’amitié[271]. »
Un autre important corpus de lettres est constitué par les échanges de Diderot avecFalconet à partir de 1765. Il y est beaucoup question de l’immortalité de l’artiste, de l’art et de la postérité. Évoquant les grands noms de l’Antiquité, telsPline,Polygnote,Pausanias et nombre d’autres, Diderot pose la question de la pertinence du jugement du littérateur sur l’œuvre d’art. Certaines de ces lettres sont de véritables essais. Les correspondants divergent d’opinion sur l’importance de la gloire posthume, très chère à Diderot :« À côté de ceux que nous voyons prosternés, nous agenouillons ceux qui ne sont pas encore. Il n’y a que cette foule d’adorateurs illimitée qui puisse satisfaire un esprit dont les élans sont toujours vers l’infini[272]. »
Contributions
Travailleur infatigable, sans doute éternel insatisfait, relecteur attentif, toujours prêt à rendre service, par amour, amitié ou obligeance, ou à encourager le débutant, Diderot a consacré une grande énergieaux œuvres d’autrui. Une part de son œuvre est ainsi éparpillée, voire difficilement discernable dans les publications de son entourage littéraire : l’abbé Raynal,Madeleine de Puisieux,D'Holbach,Galiani,Madame d’Épinay, etc. Diderot ne manque toutefois pas de nier sa contribution, ou d’en réduire l’importance, de bonne ou mauvaise foi.
Écriture et style
L'écriture de Diderot est marquée par unart de la conversation sur lequel il a réfléchi[n 52] et qu’il maîtrisait au plus haut point, ainsi que le confirment de nombreux témoignages, tel celui d’André Morellet :
« La conversation de Diderot, homme extraordinaire [...] avait une grande puissance et un grand charme ; sa discussion était animée, d’une parfaite bonne foi, subtile sans obscurité, variée dans ses formes, brillante d’imagination, féconde en idées et réveillant celles des autres. On s’y laissait aller des heures entières [...] J'ai éprouvé peu de plaisirs de l’esprit au-dessus de celui-là[273]. »
Dialogisme
Loin d’être à la recherche d’un système philosophique englobant, Diderot assemble des idées et les oppose. Sa pensée, qui a été qualifiée d’« associative », est loin de viser« la réduction du complexe au simple » : elle cherche plutôt à maintenir« le complexe en tant que sens locaux et multiples, comme réseau »[274]. Son œuvre est donc surtout, plus qu’une exposition de ses idées personnelles, une incitation à la réflexion au moyen dudialogisme. Cette démarche, volontaire, se retrouve dans la forme dialoguée qu’il donne à ses œuvres principales (Le Neveu de Rameau,Le Rêve de d’Alembert,Supplément au Voyage de Bougainville) avec cette particularité qu’aucun des personnages ne représente à lui seul la pensée de l’auteur. Cette pluralité se retrouve d’ailleurs dans ses titres (pensées, principes).
Commentaire
Quand il ne conçoit pas de dialogue, il développe souvent ses œuvres à partir du canevas de l’œuvre d’un tiers, pour le commenter — ce n’est d’ailleurs qu’un cas particulier de dialogue. C'est notamment le cas duParadoxe sur le comédien où il développe ses idées sur le théâtre à partir deGarrick ou Les acteurs anglais deSticotti ; c’est le cas aussi desSalons qui suivent le catalogue de l’exposition. Dans le même esprit, il s’appuie souvent sur l’œuvre d’un tiers pour développer ses idées, pour contredire (Supplément au Voyage de Bougainville), réfuter (Réfutation d’Helvétius), s’inscrire dans un contexte ou une polémique (Suite de l'Apologie de M. l'abbé de Prades). Il retravaille aussi fréquemment ses textes, et même, dans la seconde moitié de sa vie, rédige desAdditions (auxPensées philosophiques et à laLettre sur les aveugles notamment) pour rendre compte de l’évolution de sa pensée.
Digression
Ladigression est le principe même deJacques le Fataliste que l’on pourrait centrer sur des amours que Jacques ne raconte jamais et autour desquelles gravitent une série de récits qui constituent l’œuvre. Le récit feint de se perdre dans un labyrinthe de détails sans rapport avec le contenu initial du texte, qui servent à alléger le propos, mais surtout à opérer des associations d’idées, conformément à la logique de l’Encyclopédie avec ses renvois. Diderot théorise cette pratique qui donne l’apparence d’une extrême liberté alors même qu’elle obéit à une très grande rigueur formelle, à partir des théories deJean-Philippe Rameau sur les harmoniques en musique et lesappels qu’ils génèrent[275].
Mise en abyme
Lamise en abyme est utilisée par Diderot afin de mener de front l’exposition d’une théorie et son application.Le Fils naturel en est un bel exemple car s’y trouvent mêlés la pièce et son commentaire. La pièce de théâtre constitue en fait une incise au sein de l’exposé d’une théorie du théâtre (Entretiens sur Le Fils naturel). Diderot d’ailleurs s’y met en scène occupé à assister à une représentation théâtrale privée à laquelle participe la personne avec laquelle il discute.
Iconographie et représentations
Devenu célèbre grâce à l'Encyclopédie, Diderot a souvent été représenté à partir des années 1760. Les nombreux portraits réalisés de lui en gravure, peinture ou sculpture témoignent de l’intérêt marqué qu'il portait à la diffusion de son visage de son vivant et à sa transmission à la postérité[276]. On trouvera ci-dessous une liste chronologique — dont il est difficile de garantir l’exhaustivité — des portraits effectués de son vivant et parfois, quand l’original fait défaut, des gravures qui en découlèrent. Les représentations sont parfois accompagnées de l’avis du modèle sur son image, quand il nous est connu[277].
Son ami le sculpteurÉtienne Maurice Falconet est l’auteur d’un buste, antérieur à 1767 et qui a disparu. Diderot ne l’aimait pas :« Je dirais seulement de ce mauvais buste, qu’on y voyoit les traces d’une peine d’âme secrète dont j'étais dévoré quand l’artiste le fit. » (Salon de 1767)
Marie-Anne Collot, élève de Falconet, a fait différents bustes antérieurs à 1767. Diderot écrit dans une lettre à Falconet :
« Vous aviez fait mon buste ; Mlle Collot le fit une seconde fois après vous : vous fûtes curieux de comparer votre travail avec le sien. Voilà les deux bustes exposés sous vos yeux : le vôtre vous paraît médiocre en comparaison du sien ; vous prenez un marteau, et vous brisez votre ouvrage. Allez, mon ami, celui qui est capable de cet acte de justice est né pour beaucoup d’autres procédés que la multitude n’appréciera jamais bien[278]. »
« Moi, j'aime Michel, mais j'aime encore mieux la vérité. Assez ressemblant; très vivant ; c’est sa douceur, avec sa vivacité ; mais trop jeune, tête trop petite, joli comme une femme, lorgnant, souriant, mignard, faisant le petit bec, la bouche en cœur ; et puis un luxe de vêtement à ruiner le pauvre littérateur, si le receveur de la capitation vient l’imposer sur sa robe de chambre [...] Mais que diront mes petits-enfants, lorsqu’ils viendront à comparer mes tristes ouvrages avec ce riant, mignon, efféminé, vieux coquet - là ! Mes enfants, je vous préviens que ce n’est pas moi. J'avais en une journée cent physionomies diverses, selon la chose dont j'étais affecté. J'étais serein, triste, rêveur, tendre, violent, passionné, enthousiaste ; mais je ne fus jamais tel que vous me voyez là. J'avais un grand front, des yeux très vifs, d’assez grands traits, la tête tout à fait du caractère d’un ancien orateur, une bonhomie qui touchait de bien près à la bêtise, à la rusticité des anciens temps[n 53]. »
« Ses autres portraits sont froids, sans autre mérite que celui de la ressemblance, excepté le mien, qui ressemble, où je suis nu jusqu’à la ceinture, et qui, pour la fierté, les chairs, le faire, est fort au-dessus de Roslin et d’aucun portraitiste de l’Académie. Je l’ai placé vis-à-vis celui de Van Loo, à qui il jouait un mauvais tour. Il était si frappant, que ma fille me disait qu’elle l’aurait baisé cent fois pendant mon absence, si elle n’avait pas craint de le gâter. La poitrine était peinte très-chaudement, avec des passages et des méplats tout à fait vrais. (Salon de 1767) »
Jean Huber :Un dîner de philosophes[282], 1772 ou 1773. Il s’agit d’une scène fictive mais Diderot est reconnaissable, de profil à droite du tableau.Le souper des philosophes, eau-forte sur papier bleu. Scène fictive. Bien que manifestement inspiré par le tableau précédent (Un dîner de philosophe), Diderot n’est pas aussi clairement reconnaissable, à gauche du tableau.Jean Simon Berthélemy, non daté (XVIIIe siècle, sans doute après 1770),musée Carnavalet (Paris).
Sa fille,Marie-Angélique (1753-1824) est aimée de son père et lui témoigne une grande admiration[284]. Lors du décès du dramaturgeMichel-Jean Sedaine en 1797, elle rédige sur ce dernier une notice biographique très détaillée, publiée dans laCorrespondance littéraire[285]. Il existerait (ou aurait existé) un portrait d’elle parJacques Augustin Catherine Pajou etLouis Léopold Boilly.Claveciniste talentueuse, son père lui rapportera des partitions inédites deCarl Philipp Emanuel Bach, rencontré àHambourg en revenant deSaint-Pétersbourg. Il lui fera prendre des leçons de musique auprès d’Antoine Bemetzrieder et en tirera un traité composé avec lui, qui lui permet d’exprimer ses théories sur la construction d’une œuvre artistique:Leçons de clavecin et principes d’harmonie, 1771[286]. Pieuse et soucieuse des intérêts financiers de son mari (Abel Caroillon de Vandeul), elle finira par nuire volontairement à la réception de l’œuvre de son père. Il existe une copie manuscrite (inédite) de 160 de ses lettres adressées à son ami Drevon[n 57], juge du tribunal àLangres entre 1805 et 1822[n 58].
La réputation de libertin que ses ennemis ont faite à Diderot est nettement exagérée. Après son mariage avec Antoinette, il a entretenu des relations extraconjugales avecMadeleine de Puisieux de 1745 à 1751,Madame de Maux en 1769, et surtoutSophie Volland qui a été son amie intime durant la plus grande partie de sa vie et avec qui il a entretenu une abondante correspondance au cours d'une relation peut-être restée platonique[287],[288]. Il était également recherché par madame Necker, mère demadame de Staël. Il donne des conseils de jeu dramatique àMarie-Madeleine Jodin, une actrice née en 1741, qui était la fille d’un ami artisan[289].
Outre les proches, amis et collaborateurs déjà mentionnés, notamment lesencyclopédistes, Diderot admiraitVoltaire à qui il a adressé le 11 juin 1749 saLettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient et qui a fourni quelques articles à l’Encyclopédie. Diderot lui a également écrit le 19 février 1758, le 28 novembre 1760, le 29 septembre 1762, et en 1766. En dépit d’un respect mutuel, les historiens ne peuvent pas confirmer leur unique rencontre, en 1778. Dans une lettre àPalissot du 4 juin 1760,Voltaire dit :« sans avoir jamais vu M. Diderot (...) j'ai toujours respecté ses profondes connaissances. »
Diderot a entretenu une longue amitié avecMelchior Grimm, rencontré en 1749 et qui partageait sa passion pour la musique et la peinture[290]. Grimm lui servira d’intermédiaire avec Catherine de Russie dans des moments difficiles et a dirigé laCorrespondance littéraire, philosophique et critique de 1753 à 1769 avant de partager la direction avec Diderot. Celui-ci se rend souvent au château de la Chevrette àDeuil-la-Barre, propriété deLouise d'Épinay, maîtresse deGrimm et amie deRousseau. La relation se gâte en 1781 quand Grimm critique vertement la troisième édition de l’ouvrageHistoire des deux Indes, de l’abbé Raynal. Comme Diderot avait apporté une importante contribution à cet ouvrage, il rédige uneLettre apologétique de l'abbé Raynal à monsieur Grimm dans laquelle il fustige son ancien ami dont il condamne« l’âme étroite et rampante[291] ».
Diderot entretint une amitié de quarante ans avec Étienne-Benjamin Belle[n 59], décédé, sans union connue ni enfant, le 6 fructidor an III (23 août 1795). Il avait acquis — voire avait fait construire ou surélevé, selon certaines sources — en 1766, une maison face à l’ancien pont de Sèvres (bien marquée sur leplan cadastral), aujourd’huirue Troyon,no 26, où Diderot séjourna à plusieurs reprises. Ses neveu (Alexandre) et nièce (Marie-Anne Belle, veuve Labanche, manufacturier deSedan) héritèrent de ses biens et les revendirent rapidement. Étienne-Benjamin était le frère d’unjoaillier mort àParis vers 1777.
La réception de l’œuvre Diderot a une histoire particulière car l’image du philosophe a évolué avec le temps, au gré de la révélation progressive de son œuvre, comme il apparait clairement dans le tableau de synthèse de l’articleŒuvres de Denis Diderot.
Diderot, de son vivant, s’est montré prudent afin d’éviter la censure. Après son incarcération de 1749, il ne voulait plus prendre de risque ni en faire courir à sa famille. Il va donc reporter la publication de certains textes, parfois de plusieurs années après les avoir écrits. Par ailleurs, certains textes ne sont parus que dans laCorrespondance littéraire de Grimm, la publication purement manuscrite de ce périodique ne permettant pas d’assurer une connaissance de l’œuvre de Diderot dans un large public.
Charles Palissot.
Les amis de Diderot ont fait pression pour qu’il soit nommé à l’Académie française, mais le roiLouis XV s’y serait opposé en répondant« Il a trop d’ennemis[295]. »
Dès 1755,Charles Palissot avait présenté une pièce dans laquelle il ridiculisait les philosophes. En 1757, il publiaPetites lettres sur de grands philosophes où il attaquait notammentLe Fils naturel de Diderot. En 1759, il réussit à faire jouer à laComédie-Française sa pièceLes Philosophes dans laquelle il fait une satire des positions des philosophes en vogue : Rousseau, présenté à quatre pattes et retournant à l’état primitif,Helvétius,Charles Pinot Duclos et Diderot. Ce dernier est attaqué le plus férocement, étant présenté comme le leader de lasecte, un plagiaire et un être dénué de morale et de patriotisme. Après un vif succès initial, la pièce tombe dans l’oubli six mois plus tard[296]. Diderot réagira en présentant Palissot sous un jour très défavorable dansLe neveu de Rameau :« Que penser des autres, tels que le Palissot, leFréron, lePoinsinet, leBaculard qui ont quelque chose, et dont les bassesses ne peuvent s’excuser par le borborygme d’un estomac qui souffre[297] ? » Encore en 1809, Palissot n’avait pas désarmé de sa haine envers Diderot[298].
Révolution française
Pour l'historien britanniqueJonathan Israel la source de la Révolution de 1789 se trouve dans les idées des Lumières incarnées par Denis Diderot, le Baron d’Holbach et Claude-Adrien Helvétius, grâce aux écrits desquels les leaders disposaient des concepts politiques et philosophiques nécessaires[299]. Par un curieux paradoxe, durant laRévolution, Diderot tombe bientôt en une longue défaveur en raison de son athéisme et de son matérialisme.Robespierre, outre le fait qu’il ne voulait pas heurter les masses dont le sentiment religieux était très fort, estimait que la croyance en une divinité suprême était nécessaire pour garantir la morale publique et qu’elle justifiait laTerreur visant à purifier la société[300]. Diderot et les encyclopédistes furent donc décrétés contrerévolutionnaires, parce que corrompus, immoraux, et contaminés par leur proximité avec les aristocrates; la relation de Diderot avec Catherine de Russie pèse aussi lourdement contre lui[301].
Après la mort de Robespierre, en fin 1795, leDirectoire fait publier leSalon de 1765 qui consiste en un long essai sur la peinture déjà évoqué plus haut et dont le souci moral est jugé parfaitement en accord avec la volonté politique d’une régénération de l’art au service de la Révolution[302],[303].
Lorsque le Directoire est secoué par des débats sur la propriété,Babeuf attribue à Diderot un ouvrage intituléLe code de la nature — qui est en fait du philosopheÉtienne-Gabriel Morelly — et s’en réclame pour faire abolir la propriété individuelle. Après l’échec de laConjuration des Égaux, Babeuf est guillotiné en mai 1797.
Pour sa part,Jean-François de La Harpe mène une attaque en règle contre Diderot dont il dénonce l’influence subversive et en qui il voit« l’inspirateur de toutes les menées révolutionnaires[304]. » Il publie en 1795 un livre dans lequel il impute à Diderot la responsabilité des pires crimes de la Terreur. La mise au jour en 1796 d’un ancien poème de Diderot dans l’ouvrageAbdication d’un roi de la fève ouLes Éleuthéromanes fournit à ses ennemis une preuve supplémentaire de sa responsabilité dans cette période sombre[305]. La parution en 1796 deJacques le fataliste et deLa Religieuse suscite une violente polémique de la part des milieux catholiques à un moment où la droite relevait la tête. Les deux romans sont déclarés obscènes ou indécents. Une fois de plus,« Diderot est rendu responsable de tous les excès de la Révolution[306]. »
Afin de dissiper l’équivoque et de sauver la réputation de son ami,Jacques-André Naigeon fait paraître en 1798 l’édition desŒuvres de Diderot[307].
La réputation de Diderot restera sulfureuse durant une bonne partie duXIXe siècle :« Après 1800, le renouveau religieux voit en lui et en Voltaire des figures sataniques obsédées par la destruction du christianisme[308] ». Souvent contestées, les œuvres de Diderot sont interdites à plusieurs reprises. C'est ainsi que, le, le Tribunal Correctionnel de la Seine ordonne la destruction du romanJacques le Fataliste et son maître et condamne l’éditeur à un mois de prison. D'autres œuvres de Diderot connaîtront la censure étatique pour outrage à la morale publique dontLa Religieuse (en 1824 et 1826), ou encoreLes Bijoux indiscrets (en 1835).
En France, la figure de Diderot a longtemps servi de symbole et de prétexte au conflit entre les factions conservatrices catholiques et les milieux libre-penseurs, un conflit qui se manifeste notamment lors du débat sur l’érection de la statue de Bartholdi en 1884[309]. Même chez des penseurs étrangers à ces luttes partisanes, telKarl Marx, la pensée de Diderot a souvent été mal comprise et déformée[310]. En revancheMichelet célèbre en Diderot« le vrai Prométhée » etAuguste Comte voit en lui« le plus grand génie duXVIIIe siècle »[311].
En littérature
Le jeuneStendhal s’est mis à lire Diderot dans les articles de l’Encyclopédie de la bibliothèque paternelle. Par la suite, il a découvert la correspondance et les contes. Il appréciait par dessus toutJacques le Fataliste qu’il jugeait même supérieur à son romanLe Rouge et le Noir[312].
Balzac a lu Diderot avec attention ainsi que l’atteste notamment« sa manie de l’autocitation, du commentaire ou d’un discours fréquemment méta-romanesque[313]. »
DansDiderot à Saint-Pétersbourg (1873),Leopold von Sacher-Masoch imagine le Philosophe en amant humilié par une impératrice cruelle.Serge Rezvani revient sur cet épisode dans la pièceLa mante polaire (1977) qui représente Catherine exerçant un pouvoir absolu et rabrouant Diderot qui intervenait en faveur dePougatchev l’illuminé[314].
René Crevel publieLe Clavecin de Diderot aux Éditions surréalistes en 1932.
Louis Aragon fait du Philosophe un militant marxiste dansLe Neveu de Monsieur Duval (1953)[315].
DansLe Neveu de Lacan (2003),Jacques-Alain Miller le présente comme anti-militant et anti-marxiste, maniant pastiches et calembours[315].
Milan Kundera écrit une pièce intituléeJacques et son maître, hommage à Denis Diderot en trois actes, Gallimard (1981). Elle est créée à Paris auThéâtre des Mathurins le, dans une mise en scène deGeorges Werler[316].
Robert Bresson adapte lui aussi l’épisode de Mme de La Pommeraye, tiré deJacques le fataliste, dansLes Dames du bois de Boulogne (1945) pour en faire« un exemple de pardon et de rédemption[318]. »
En 1966, le film deJacques Rivette intituléSuzanne Simonin, la Religieuse de Diderot est d’abord interdit par la censure, ce qui provoque un véritable tollé et embarrasseAndré Malraux, ministre de la culture, queJean-Luc Godard interpelle dans une lettre ouverte dansLe Monde[319]. La décision du gouvernement est portée devant les tribunaux et, en 1967, le film est autorisé pour les spectateurs de plus de 18 ans.
En 2000,Le Libertin deGabriel Aghion représente Diderot en plein libertinage au château de son ami d’Holbach. Un film qu’on peut« laisser de côté » au jugement deMichel Delon[320].
DansLe Fataliste (2005),João Botelho transpose les deux voyageurs dans une voiture et respecte une narration désordonnée tout en donnant la place principale à l’histoire de Mme de La Pommeraye[320].
En 2005, dansMystification ou l’Histoire des portraits,Sandrine Rinaldi se base sur le conte du même titre datant de 1768 dans lequel un prince russe — devenu orthophoniste dans le film — veut récupérer, à la veille de son mariage, le portrait et les lettres adressées à sa maîtresse[321].
À l’occasion du tricentenaire de la naissance de Diderot en 2013, sa ville natale,Langres, inaugure laMaison des Lumières Denis Diderot, seul et unique musée consacré à l’encyclopédiste, bien que ce dernier ne soit revenu que quatre fois à Langres après s’être installé à Paris, en raison notamment des relations conflictuelles avec sonfrère.
Plusieurs statues ont été érigées en son honneur :
Statue par Léon Lecointe, acquise par la ville de Paris en 1884 et installée ausquare d'Anvers en 1886[322].
L'université Paris-Diderot, anciennement Paris 7, est nommée en son honneur. Nombre de lycées portent aussi son nom : Bavilliers, Carvin, Langres, Lille, Lyon, Marseille, Paris...
Éditions des œuvres
Les manuscrits de Diderot ayant été transférés à Saint-Pétersbourg en juin 1786, conformément à l’accord de 1765, cet éloignement n’a pas favorisé la publication des textes. De plus, sur place, les documents n’ont pas été traités avec le soin accordé à ceux deVoltaire, transférés dans des circonstances similaires. Ils n’ont pas été catalogués et se sont éparpillés. Certains ne sont réapparus qu’auXXe siècle. De son côté, la propre fille de Diderot, catholique et conservatrice, a sans doute, malgré l’admiration qu’elle vouait à son père, cherché à orienter la publication de ses œuvres, « corrigeant » si nécessaire les textes qui ne respectaient pas assez ses valeurs, la bienséance ou les intérêts commerciaux de sonmari. Un exemple concret[323] est le grattage systématique des noms de personnes dans les manuscrits deCeci n'est pas un conte. Dans d’autres textes, certains noms seront remplacés ou ramenés à leur initiale.
Heureusement, Diderot avait fait copier ses manuscrits en trois collections : une pour Catherine II, une pour sa fille Angélique et une pour son ami Naigeon. Ce dernier en fera l’édition dès que le climat politique paraîtra favorable[324]. Une vision plus complète de ses écrits se met progressivement en place au cours duXIXe siècle. La découverte dufonds Vandeul parHerbert Dieckmann, en 1948, met au jour des inédits qui apportent un éclairage nouveau et beaucoup plus complet sur la figure de Diderot[325].
1798,Œuvres de Denis Diderot, en 15 volumes parNaigeon, chez Desrays et Déterville. Réédition en 1800[326].
1821-1823, Édition Brière en 22 vol., qui contient notammentLe Neveu de Rameau[328]
1830-1831, Mémoires, correspondance et ouvrages inédits de Diderot, publiés d’après les manuscrits confiés en mourant par l’auteur à Grimm, par Édition Paulin en quatre volumes[329].
1875-1877,Œuvres complètes en 20 vol., parAssézat etMaurice Tourneux, chez Garnier, considérée comme l’édition de référence jusqu’en 1950[330].
1948,Herbert Dieckmann découvre lefonds Vandeul dans le château du baron Le Vavasseur à Fécamp. Finalement déposé à la Bibliothèque nationale, le fonds a donné lieu, à partir de 2003[331], à une nouvelle édition dans un ordre à la fois chronologique et thématique chezHermann :Œuvres complètes en 33 vol., édition de référence nommée DPV selon les initiales de ses trois protagonistes : Herbert Diekmann,Jacques Proust etJean Varloot[332].
1955-1970,Correspondance en 16 vol., par Georges Roth etJean Varloot.
1969-1973,Œuvres complètes, éd. chronologique parR. Lewinter, Paris, Club français du livre, 15 vol.
1994-1997,Œuvres en cinq vol., parLaurent Versini chez Robert Laffont, collection Bouquins[333].
2004-2013, trois vol., sous la direction deMichel Delon en collection Pléiade, Gallimard[334].
↑Petite église aujourd’hui disparue. L'extrait du registre des baptêmes de l’église Saint-Pierre-Saint-Paul deLangres (1713), disponible auxarchives départementales de la Haute-Marne :« Le 6 octobre 1713 a été baptisé Denis, né d’hier, fils du légitime mariage de Didier Diderot, maître coutelier, et d’Angélique Vigneron, ses père et mère. Le parrain Denis Diderot, coutelier, la marraine Claire Vigneron, et qui ont signé avec le père de l’enfant. » Sur la date exacte de sa naissance, voir George R. Havens, « The Dates of Diderot's Birth and Death » inModern Language Notes, vol. 55,no 1 (janvier 1940),p. 31-33. L'église où il fut baptisé se trouvait sur l’actuel square Henriot.
↑Après la mort de Denis, l’abbé a même tenté de se faire envoyer tous les papiers qu’il avait laissés afin de les détruire.
↑Le chapitre de la cathédrale s’étant opposé à cet acte de népotisme, le chanoine écrit directement au papeBenoït XIII, mais il décède accidentellement avant que le pape n’ait pu se prononcer. Le chapitre nomme alors quelqu’un d’autre à sa succession (Curran 2019,p. 28-29). DansEntretien d’un père avec ses enfants,Diderot raconte cet épisode de la façon suivante :« Le chanoine Vigneron, ton oncle, était un homme dur, mal avec ses confrères dont il faisait la satire continuelle par sa conduite et par ses discours. Tu étais destiné à lui succéder ; mais, au moment de sa mort, on pensa dans la famille qu’il valait mieux envoyer en cour de Rome, que de faire, entre les mains du chapitre, une résignation qui ne serait point agréée. Le courrier part. Ton oncle meurt une heure ou deux avant l’arrivée présumée du courrier, et voilà le canonicat et dix-huit cents francs perdus. Ta mère, tes tantes, nos parents, nos amis étaient tous d’avis de celer la mort du chanoine. Je rejetai ce conseil ; et je fis sonner les cloches sur-le-champ. » (p. 302).
↑Diderot a fréquenté le cours public de mathématiques donné parPierre Le Guay de Prémontval, où il rencontre Marie-Anne Pigeon et l’excentrique Louis-Georges Goussier qu’il fera apparaître sous le nom de Gousse dansJacques le fataliste (Trousson 2005,p. 45).
↑« Il dit que l’état de médecin ne lui plaisait pas, qu’il ne voulait tuer personne; que celui de procureur était trop difficile à remplir délicatement; qu’il choisirait volontiers la profession d’avocat, mais qu’il avait une répugnance invincible à s’occuper toute sa vie des affaires d’autrui. » (Vandeul,p. 12.)
↑Extrait duregistre paroissial de l’église Saint-Pierre-aux-Bœufs àParis :« Denis Diderot, bourgeois de Paris, fils majeur de Didier Diderot, maître coutelier, et d’Angélique Vigneron et Anne-Toinette Champion, demeurantrue Poupée, paroisse Saint-Séverin furent unis le en présence de Marie Maleville, demeurant rue Saint-Séverin, de Jacques Bosson, vicaire de Saint-Pierre-aux-Bœufs, de Jean-Baptiste Guillot, ancien chanoine de Dôle, et d’un voisin de l’épouse ». (Registredétruit par l’incendie de 1871 mais acte partiellement transcrit par l’archivisteAuguste Jal dans sonDictionnaire critique de biographie et d’histoire,Paris, Henri Plon, 1867, page 495).
↑Quelque trente ans plus tard, Diderot tirera ce bilan :« Je rencontre sur mon chemin une femme belle comme un ange; je veux coucher avec elle; j'y couche; j'en ai quatre enfants; et me voilà forcé d’abandonner les mathématiques que j'aimais, Homère et Virgile que je portais toujours dans ma poche, le théâtre pour lequel j'avais du goût; trop heureux d’entreprendre l’Encyclopédie, à laquelle j'aurai sacrifié vingt-cinq ans de ma vie. » (Cité dansTrousson 2005,p. 54). DansLes Confessions, Rousseau a tracé de Toinette un portrait peu tendre :« Il avait une Nanette, ainsi que j'avais une Thérèse : c’était entre nous une conformité de plus. Mais la différence était que ma Thérèse, aussi bien de figure que sa Nanette, avait une humeur douce et un caractère aimable, fait pour attacher un honnête homme ; au lieu que la sienne, pie-grièche et harengère, ne montrait rien aux yeux des autres qui pût racheter la mauvaise éducation. »Les Confessions, Livre VII, p. 69.
↑Diderot évoque ce célèbre café et les joueurs d’échec qu’il aime regarder jouer dans les premiers paragraphes duNeveu de Rameau.
↑Selon la fille de Diderot, Mme Dupré de Saint-Maur — qui avait eu le privilège d’assister à la première opération de la cataracte parRéaumur — aurait été vexée d’avoir été désignée dans cetteLettre de Diderot comme« une personne sans conséquence » et s’en serait plaint aucomte d’Argenson qui lui aurait offert cette vengeance (Trousson 2005,p. 133).
↑Diderot raconte ainsi cette visite :« L'Académie de Dijon proposa pour sujet de prix : Si les sciences étaient plus nuisibles qu’utiles à la société. J'étais alors au château de Vincennes. Rousseau vint m'y voir, et par occasion me consulter sur le parti qu’il prendrait dans cette question. « Il n’y a pas à balancer, lui dis-je, vous prendrez le parti que personne ne prendra. — Vous avez raison, » me répondit-il ; et il travailla en conséquence. » (Réfutation d’Helvétius, p. 285). VoirCurran 2019,p. 97. Sur leur amitié, lire Nathalie Kremer,« Les frères ennemis ».
↑« Je parlai à Diderot de Condillac et de son ouvrage ; je leur fis faire connaissance. Ils étaient faits pour se convenir ; ils se convinrent. Diderot engagea le libraire Durant à prendre le manuscrit de l’abbé, et ce grand métaphysicien eut de son premier livre, et presque par grâce, cent écus, qu’il n’aurait peut-être pas trouvés sans moi. Comme nous demeurions dans des quartiers fort éloignés les uns des autres, nous nous rassemblions tous trois une fois la semaine au Palais-Royal, et nous allions dîner ensemble à l’hôtel du Panier-Fleuri. » (Rousseau,Les Confessions, VII, p. 70.)
↑Le contrat de Diderot et d’Alembert avec le libraireAndré Le Breton est signé le 16 octobre 1747 et assure à chacun des deux directeurs un salaire de 144 livres par mois pendant 40 mois, somme qui correspond à 3 400 € en 2024. (Trousson 2005,p. 108-109).
↑Lors de la renégociation en 1754 de son contrat avec Le Breton, il était précisé qu’il conserverait à la fin de l’entreprise les livres achetés par la société pour la documentation nécessaire à la rédaction de l’Encyclopédie (Trousson 2005,p. 208).
↑Prévoyant, Diderot écrit ainsi :« Il faut seulement jeter les yeux à quelque temps de soi : prévoir le moment où les yeux de ma petite fille s’ouvriront, où sa gorge s’arrondira, où sa gaieté tombera, où elle commencera à devenir soucieuse, où il s’élèvera dans ses sens un trouble inconnu, dans son cœur je ne sais quel désir. » (Cité dansTrousson 2005,p. 345.)
↑Avant d’accepter cette offre inattendue, Diderot demandera une autorisation au secrétaire d’État aux Affaires étrangères (Trousson 2005,p. 385)
↑Les trois mille ouvrages de la bibliothèque ainsi que 32 volumes de manuscrits reliés seront expédiés àSaint-Pétersbourg par bateau six mois après la mort de Diderot (Curran 2019,p. 4).
Denis Diderot, introduction et notes d’Yves Benot,Over Holland : Een journalistieke reis 1773-1774, Amsterdam, Antwerpen, Contact,
Gilles Dutertre,Les Français dans l’histoire de la Lituanie, L'Harmattan,
PaulLedieu, « Le voyage de Saint-Pétersbourg »,Revue des vivants,no 2,,p. 933-950.
↑Son futur beau-fils lui avait extorqué une dot de30 000 livres; Angélique avait écrit sans succès à son oncle curé pour officier à son mariage; Antoinette s’était opposée à ce que son mari invite au mariage ses amis Grimm et D'Holbach parce qu’ils étaient athées (Curran 2019,p. 322-326).
↑Entretiens regroupés dans lesMélanges philosophiques pour Catherine II aux éditions Hermann.
↑Diderot adresse une longue liste de questions au directeur des douanes afin d'obtenir des chiffres sur les exportations de cuir, de poisson, de caviar, et sur la production annuelle de grain, de lin, de bois d'œuvre, etc. Il s'inquiète aussi de la situation des serfs et demande à Catherine si la servitude n'affecte pas négativement le rendement de l'agriculture : l'impératrice lui répond qu'elle ne connaît pas de pays où le travailleur aime mieux son pays qu'en Russie (Wilson 1972,p. 639).
↑Ne pas confondre avec l’édition de 1772, du même éditeur, mais qui ne fut pas envisagée avec Diderot.
↑L'immeuble, bâti en 1780, est toujours visible en 2014.
↑Comme ce fut le cas pour Voltaire, mort six ans plus tôt, dont on dut faire sortir le corps de Paris nuitamment pourRomilly-sur-Seine où il put être enterré.
↑Leregistre fut détruit par l’incendie de 1871 mais l’acte fut heureusement recopié par l’archivisteAuguste Jal dans sonDictionnaire critique de biographie et d’histoire,Paris, Henri Plon, 1867, page 496).
↑Sergueï V. Korolev a tenté de reconstituer la bibliothèque de Diderot telle que transmise ; voirSergueï V. Korolev,La bibliothèque de Diderot : vers une reconstitution, Ferney-Voltaire, Centre International d’Étude du xviiie siècle,, 131 p..
↑Rousseau en arrive à avoir un avis opposé. Dans saLettre à d’Alembert (1758), il explique« Je n’entends point par-la qu’on puisse être vertueux sans Religion, j'eus long-tems cette opinion trompeuse, dont je suis trop désabusé. » (Lettre à d’Alembert, p. 547.)
↑Diderot était extrêmement sensible au spectacle d’une injustice :« Il est des hommes que le vice révolte trop fortement peut-être, ils ne s’y feront jamais : toute leur vie ils éprouveront une profonde indignation à l’aspect de l’injustice; les malheurs publics ou particuliers leur feront verser des larmes; ils s’affligeront douloureusement sur la vertu qui souffre; ils seront délicieusement attendris sur la vertu récompensée. Que les événements se passent à côté d’eux, ou qu’ils se soient passés il y a deux mille ans, ils y sont également présents; leur cœur, d’intelligence avec leur imagination, franchit la distance des temps et des lieux. » (Essai sur les règnes de Claude et Néron, éd. Assézat, tome 3, p. 284)
↑Diderot définit ainsi la vertu :« Qu'est-ce que la vertu ? C'est, sous quelque face qu’on la considère, un sacrifice de soi-même. Le sacrifice que l’on fait de soi-même en idée est une disposition préconçue à s’immoler en réalité. » (Éloge de Richardson, p. 214)
↑La position radicale de Diderot peut être vue comme antipatriotique dans le contexte :« Fomenter des troubles dans les possessions coloniales d’une puissance rivale, débaucher les esclaves en les incitant à fuir par une propagande mensongère, tels sont les procédés couramment employés par les nations coloniales concurrentes. » (Tarin 2001,p. 39-41)
↑L'abbé philosophe avait alors tout le crédit car l’importante contribution de Diderot ne sera mise au jour que deux siècles plus tard, par les travaux de Diekmann (1950), Duchet (1971) et Goggi (1976) (Tarin 2001,p. 43).
↑Comme le note Annie Becq :« Avec la mise en question, auXVIIIe siècle, duchristianisme et de ses certitudes, ce n’est plus en termes desalut éternel mais d’aménagement heureux de la terre que se posent les problèmes de la morale et de l’organisation sociale. » (Dictionnaire 1999,p. 81)
↑Philippe Folliot proposeici une traduction du texte de Shaftesbury suivi du texte de Diderot.
↑« La traduction entière du Chambers nous a passé sous les yeux ; et nous avons trouvé une multitude prodigieuse de choses à désirer dans les sciences ; dans les arts libéraux, un mot où il fallait des pages, et tout à suppléer dans les arts mécaniques. Chambers a lu des livres, mais il n’a guère vu d’artistes ; cependant il y a beaucoup de choses qu’on n’apprend que dans les ateliers. »Prospectus, p. 132.
↑Pour illustrer les inégalités de talents dans la population, Diderot prend l’exemple suivant :« D'Alembert lit une fois une démonstration de géométrie et il la sait par cœur. À la dixième fois je tâtonne encore. D'Alembert ne l’oublie plus. Au bout de quelques jours, à peine m'en reste-t-il quelques traces. » (Réfutation d’Helvétius, p. 299)
↑Dans sesÉléments de philosophie (1759), d’Alembert avait« ironisé sur la tentation des conjectures séduisantes mais vaines » (Salaün 2010,p. 93).
↑Le titre original a été connu en 1891 lorsqueGeorges Monval a découvert chez un bouquiniste parisien un manuscrit autographe de l’œuvre portant en titreSatire seconde, manuscrit maintenant conservé à laPierpont Morgan Library. (Dictionnaire 1999,p. 346)
↑La retraduction de Schiller publiée en 1793 est disponible surGallica. En 1874,Barbey d’Aurevilly insère dans sesDiaboliques une nouvelle intituléeLa vengeance d’une femme inspirée de cette histoire.
↑Au moment de la parution de cet ouvrage, les bateaux français transféraient chaque année 30 000 esclaves africains dans lesCaraïbes, ajoutant au demi-million d’esclaves déjà installés enGuadeloupe, enMartinique et surtout àSaint-Domingue (Curran 2019,p. 365).
↑« C'est une chose singulière que la conversation, surtout lorsque la compagnie est un peu nombreuse. [...] Les rêves d’un malade en délire ne sont pas plus hétéroclites. Cependant, comme il n’y a rien de décousu ni dans la tête d’un homme qui rêve, ni dans celle d’un fou,tout tient aussi dans la conversation ; mais il serait quelquefois bien difficile de retrouver les chaînons imperceptibles qui ont attiré tant d’idées disparates. » (Cité dansTrousson 2005,p. 355-356)
↑Extrait duSalon de 1767. Pour le texte complet, voirSalon de 1767, p. 32-34. Diderot a aussi commenté ce tableau dans une lettre àSophie Volland du 11 octobre 1767 :« Je n’ai pas encore vu les Vanloo, mais je les verrai demain. Michel m'a envoyé le beau portrait qu’il a fait de moi ; il est arrivé, au grand étonnement de Madame Diderot qui le croyait destiné à quelqu’un ou quelqu’une. Je l’ai placé au-dessus du clavecin de ma petite bonne [sa fille]. Je l’aimerais bien autant ailleurs. Mme Diderot prétend qu’on m'a donné l’air d’une vieille coquette qui fait le petit bec et a encore des prétentions. Il y a bien quelque chose de vrai dans cette critique. Quoi qu’il en soit, c’est une marque d’amitié de la part d’un excellent homme, qui doit m'être et me sera toujours précieuse. »
↑La gravure de Bertonnier est reprise dans M.-C. Sahut, N. Volle,Diderot et l’art de Boucher à David, catalogue exposition Hôtel de la Monnaie, 5 octobre 1984-6 janvier 1985, Paris, Éditions de la Réunion des musées nationaux(ISBN2-7118-0283-3).
↑Le fait qu’il s’agisse de Diderot a été souvent contesté, entre autres parce que le philosophe avait les yeux bruns et non bleus comme sur ce portrait. D'autant que des dessins préparatoires recouvrés en 2006 excluent que Diderot soit la personne représentée, faisant partie du cycle desFigures de Fantaisie ou d’un portrait anonyme. Voir : Marie-Anne Dupuy-Vachey,Fragonard : les plaisirs d’un siècle, catalogue de l’exposition, Paris,Musée Jacquemart-André, 2007, Culturespaces, 2007 et« LeDiderot de Fragonard n’est pas Diderot », surLe Figaro,. À l’occasion de son envoi auLouvre Lens, le musée prend acte de l’erreur et ne le présente plus comme un portrait de Diderot.
↑Voir J. Massiet du Biest,La fille de Diderot, Tour, 1949 ; Corinna Gepner,Angélique Diderot ou l’amour d’un père. In : Lunes (revue éditée à Evreux), 2002,no 18, p. 41-47.
↑Rapporté parMichel Delon dans sa notice présentantCeci n'est pas un conte,Œuvres complètes de Diderot, vol. 1 : Contes et romans, Paris, Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, 2004.
Thierry Belleguic, « Figures et pouvoirs de l’abject : Le Neveu de Rameau ou les avatars de Narcisse »,Man and Nature / L'homme et la nature,no 11,,p. 1–23(lire en ligne)
Florence Boulerie,« Diderot et ses émules. La philosophie admet-elle la fantaisie du style ? », dans Bruno Curatolo et Jacques Poirier (dir.),Le style des philosophes, Besançon/Dijon, Presses universitaires de Franche-Comté/Éditions universitaires de Dijon,(ISBN978-2-84867-192-5,DOI10.4000/books.pufc.26622,lire en ligne),p. 133-142.
Sophie Boutillier et Dimitri Uzunidis,La Russie européenne : du passé composé au futur antérieur, Éditions L'Harmattan,.
Marc Buffat, « Ecco il vero pulcinella »,Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie,nos 18-19,,p. 55-70
Pierre Chartier,Vies de Diderot : 1. L'école du persiflage, Paris, Hermann,
Pierre Chartier,Vies de Diderot : 2. Prestiges du représentable, Paris, Hermann,
Louis Marcel, « Un petit problème d’histoire religieuse et d’histoire littéraire. La mort de Diderot d’après des documents inédits »,Revue d’histoire de l’Église de France,no 51,,p. 202-226(lire en ligne)
Jean-Pierre Marcos, « La Société générale du genre humain. Reprise et critique rousseauiste de la réponse de Diderot au "raisonneur violent" dans l’article Droit naturel deL'Encyclopédie »,Les Papiers du Collège international de philosophie,no 28,(lire en ligne)
Frederick A. Spear,Bibliographie de Diderot : répertoire analytique international, Genève, Droz, Un second volume couvrant les années 1976 à 1986 est paru en 1988.
Jean Starobinski,Diderot, un diable de ramage, Paris, Gallimard, 2012, 420 p.
Olga Wormser-Migot et Muriel Teodori, « Compte rendu de J.-M. Dolle, Diderot, politique et éducation, Paris, Vrin, 1973 »,Revue française de pédagogie,,p. 54-57(lire en ligne)