Leprogramme Copernic propose cette photographie du delta du Danube, d’une résolution de 10m, prise en avril 2020 par le satelliteSentinel-2. Le Danube est visible à gauche de l’image avant de se diviser en différents défluents qui traversent leszones humides naturelles (en brun sombre) et débouchent en mer Noire. À l’Ouest les taches isolées très sombres sont les forêts du massifhercynien du Macin. À l’Est les couleurs vert émeraude de la mer et deslimans de Sasyk (ou Kunduk) au sud de l’Ukraine, et de Razelm (Rasim ou Iancina) et Sinoe, en Roumanie, signalent une forte concentration d’algues permise par l’eutrophisation due aux activités agricoles. Au centre, les zones plus claires au sud dubras de Chilia sont les zones de Ceatalchioi et de Pardina asséchées par les autorités de larépublique socialiste de Roumanie dans les années 1980. On aperçoit aussi en blanc les champs de dunes littorales fossiles de Letea et de Caraorman.
La formation du delta du Danube et l'évolution du rivage de l'Antiquité à nos jours : de nombreuses cartes historiques n'en tiennent pas compte, et montrentanachroniquement l'actuel tracé côtier.Le delta en période de hautes-eaux, avant les endiguements.Le Delta du Danube vu de satellite, avec les localités et la frontière sur lebras de Chilia.Les zonespoldérisées à l'époque communiste.Unelotca souslivarde, sur leliman Razelm devantSarichioi.
Le delta duDanube est laformation géologique la plus récente de Roumanie et d'Ukraine : sa formation commence par la mise en place d'une série decordons littoraux (grinduri) après que le niveau de lamer Noire eut atteint son niveau actuel, 5 500 ans avant notre ère, à la fin de la transgression marinenéolithique. Ces cordons, qui ont varié dans le temps, délimitent descomplexes lagunaires que les alluvions danubiennes vont progressivement combler jusqu'à nos jours. À l'époque d'Hérodote, lecap Pteros (au nord de l'actuelliman de Razelm/Razim) était encore une pointe en pleine mer, et les limans actuels de Razelm, Zmeica, Golovița et Sinoe n'existaient pas ; les cités d'Argamum etHistria étaient des ports maritimes[1].
Il y a environ 2 500 ans, toujours selonHérodote, le Danube se divisait en sept bras. En amont deTulcea, le Danube est aujourd'hui divisé en trois bras qui vont se jeter dans la mer : au nordChilia, qui fait office de frontière roumano-ukrainienne (sauf à son embouchure, intégralement ukrainienne), au centreSulina et au sudSfântu Gheorghe, mais beaucoup d'autres canaux irriguent le delta en nombreux secteurs avec desroseaux, desmarais ou desforêts, qui sont parfois inondés au printemps et en automne.
Alors que l'érosion croît dans le bassin avec l'accélération des écoulements, due à l'activité humaine (déforestation,endiguements), lesalluvions déposées par leDanube élargissent le delta d'environ 40mètres par an, le rendant ainsi très dynamique, mais ces alluvions peuvent contenir de nombreuxpolluants. L'élargissement se produit surtout au niveau de delta secondaire dubras de Chilia, en Ukraine.
Environ 15 000 personnes vivent dans les villages du delta, la plupart d'entre elles de la pêche, et, de plus en plus, du tourisme. Les villes, elles, comptent ensemble environ 25 000 habitants. L'embarcation traditionnelle du delta, en bois, est lalotca aux pointes relevées, unebarque capable de fendre les roseaux et que l'on peutmâter et voiler à volonté. En mer on utilise desmahonnes, grossesbaleinières capables de ramener d'énormesesturgeons dont certains atteignent la tonne. Une partie des villageois sont desLipovènes (voirÉglise orthodoxe vieille-ritualiste lipovène) descendant deRusses ayant fui les persécutions religieuses en 1772. Le centre principal de la communauté dans la partie ukrainienne du delta estVylkove. Le centrereligieux des Lipovènes roumains est la ville deBrăila enRoumanie.
La présence humaine sur les rives nord et sud du delta est attestée depuis lenéolithique, alors que le delta lui-même était encore un golfe de lamer Noire. L'apport d'alluvions par la mer a créé lesgrinds, langues et bancs de sable qui ont divisé le golfe en lagunes, peu à peu comblées par les alluvions terrigènes du Danube et par les accumulations deplaurs (végétaux morts et vivants flottants aux hautes eaux, posés sur le fond à l'étiage, et si solides qu'on pouvait construire des cabanes de roseaux dessus).
Lesnavigateurs grecs découvrent le delta vers la fin duVIIe siècle av. J.-C. avant notre ère, etHérodote le décrit avec force détails : à l'époque, il était moins étendu qu'aujourd'hui et les lagunes situées au sud (Iancina/Rasim ou Razelm, Galazu ou Golovița, Fidilimanu ou Zmeica, et la plus récente : Albastra ou Sinoe) n'étaient encore que des golfes (Argamos, Halmyris, Histrios) où lesIoniens ouvrent des comptoirs qui commercent avec lesGètes, lesThraces et lesScythes locaux. Ces comptoirs forment une confédération et recherchent des alliances pour échapper à la tutelleperse puismacédonienne. Ils s'allient ainsi avec leroyaume du Pont deMithridate. À l'époque, le climat était plus méditerranéen qu'aujourd'hui, car les Histriotes possédaient des forêts de pins maritimes, qui ne poussent plus aujourd'hui. Pour une courte période, les bouches du Danube passent sous le contrôle du royaume des Daces (voirDacie) auIer siècle av. J.-C. Ensuite, le delta constitue la limite nord de la province romaine deMésie (puis de Scythie mineure) durant sept siècles.
Letraité de Paris de 1856, qui mit fin à laguerre de Crimée, reprend le delta aux Russes, et le partage entre laMoldavie (au nord, partie actuellement ukrainienne) et l'Empire ottoman (au sud, partie actuellement roumaine). Ce même traité établit une commission internationale qui fit une série de travaux pour faciliter la navigation. En 1859, lesprincipautés roumaines deMoldavie et deValachie s'unissent pour former laRoumanie. En 1878, lorsque l'indépendance de celle-ci fut reconnue, le Nord du delta du Danube redevint russe, tandis que le Sud devint définitivement roumain. En 1918, l'ensemble du delta fut roumain, mais en 1940 l'URSS retrouva le Nord jadis russe (plus les îles Daller, Coasta-dracului, Maican, Limba etdes Serpents, occupées en 1948), dont l'Ukraine hérita en 1991.
En violet transparent les deux réserves naturelles du delta du Danube (ukrainienne et roumaine).Le villagelipovène deVylkove.Maison typique du village de Șontea (ou Mila 23).Paysage du delta.
Les bouches du Danube comptent plus de 1 200 variétés de plantes, 300 espèces d'oiseaux et 45 espèces de poissons d'eau douce dans ses nombreux lacs et marais, et accueillent lors des migrations, des millions d'oiseaux de différents milieux de la Terre (d'Europe, d'Asie, d'Afrique, de Méditerranée) dont certains y nichent, et sont une zone extrêmement poissonneuse.
Après avoir pris le contrôle des pêcheries, le régime communiste mit en place un programme depolderisation de près de34 000 hectares de marais (alors que la Roumanie et l'Ukraine n'ont jamais manqué de terres arables), d'endiguement des canaux et de fermeture des lagunes. Les scientifiques ou ingénieurs qui osèrent protester étaient sévèrement sanctionnés. Ce programme provoqua une chute spectaculaire de la production biologique et la disparition de nombreuses frayères[5],[6].
En 1997, l'OTAN a fortement incité la Roumanie, si elle désirait rejoindre l'organisation, de régler son différend frontalier avec l'Ukraine, héritière de l'URSS dans la région. Compte tenu de la disproportion des forces, le traité frontalier roumano-ukrainien deConstanța, signé le, n'a fait qu'entérinerde jure la situationde facto, à l'exception toutefois des eaux territoriales de l'île des Serpents, de l'embouchure du bras deSulina et de l'îlot Maican près deChilia.
En 2004, l'Ukraine a inauguré des travaux sur lecanal de Bystroe dans sa partie du delta, pour créer une voie navigable entre lamer Noire et la lagune de Conduc (Sasyskyi lyman). Ce projet a été vivement critiqué par des nombreuses organisations écologistes internationales en raison de ses impacts environnementaux. L'Union européenne a encouragé l'Ukraine à abandonner ce projet, car dommageable pour les écosystèmes locaux et environnant le delta. Mais ce canal a été achevé le[8], alourdissant le contentieux roumano-ukrainien devant laCour internationale de justice.
Restent en litige en 2011 l'îlot Maican sur lebras de Chilia, et surtout legolfe de Musura à l'embouchure du bras deSulina, où la sédimentation fait progresser le delta secondaire du bras de Chilia en direction de Sulina, ce qui a amené l'Ukraine à poser, en 2006, des balises-frontière le long de la digue nord du chenal de Sulina, juridiquement territoire roumain, alors que la Roumanie se réfère au traité de paix de Paris de 1947 et au traité frontalier bilatéral deConstanța de 1997 pour que lafrontière soit à équidistance des débouchés actuels des bras de Chilia et de Sulina.
En 2007, bien qu'aucun cas, ni aviaire, ni humain, ne se soit déclaré, laFAO classa le delta du Danube zone à risque dezoonose degrippe aviaire, car l'institut Friedrich Loeffler avait détecté une« présence asymptomatique endémique possible » duvirus H5N1 chez des canards domestiques. Joseph Domenech (vétérinaire en chef à la FAO), estimant que ces canards« auraient pu le transmettre aux poulets chez lesquels le virus est mortel », lança alors une alerte qui ne fut pas suivie d'effets, car cela aurait mis fin aux élevages traditionnels des habitants du delta. Heureusement pour eux, l'absence de tout signe clinique ou viral du H5N1 depuis 2007 leur a permis de maintenir leuragriculture de proximité[10].
↑C. M. Ștefănescu,La formation et l'évolution du delta du Danube, Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, Paris, Imprimerie Nationale, 1981, 197 pp.
↑Thede Kahl,Rumänien: Raum und Bevölkerung, Geschichte und Gesichtsbilder, Kultur, Gesellschaft und Politik heute, Wirtschaft, Recht und Verfassung, Historische Regionen, 976 pp.
Constantin-Mircea Ștefanescu,Nouvelles contributions à l'étude de la formation et de l'évolution du delta du Danube : essai d'interprétation de la morphogenèse du delta à l'époque historique à partir de la toponymie, de l'histoire et des cartes anciennes, Bibliothèque nationale,(lire en ligne).
Dominique Robert,Danube : les oiseaux au fil du fleuve : les photocarnets de terrain de Dominique Robert, Lechevalier,, 287 p.(ISBN978-2-87749-004-7,lire en ligne).