Ses problèmes d'élocution lui valent le surnom de « bègue », défaut qui selon la légende l'a contraint à s'entraîner à parler avec des cailloux dans labouche. Toutefois, il s’est amélioré, se hissant même dans le classement des dix meilleurs orateurs grecs selon leCanon alexandrin.
Démosthène naît dans une famille athénienne riche et commerçante, ce qui lui vaut le mépris des vieilles familles aristocratiques ; son père, Démosthène dePéanie, possède une manufacture d'épées[1],[2]. Sa mère,Cléoboulè, aurait été d'originescythe[1],[3], mais ce ne fut jamais attesté et resta une accusation calomnieuse et polémique de la part de ses adversaires lors des tensions avec la Macédoine de Philippe II (si ce fait avait été avéré, cela lui aurait ôté ses droits de citoyen). À sept ans, il devient orphelin. Son père, partestament, l'a confié à trois tuteurs : deux de ses neveux, donc les cousins de Démosthène, Aphobos et Démophon, et un certain Thérippide (à ne pas confondre avec l'envoyé de Sparte enEubée). Ses tuteurs dilapident sa fortune, par erreur de gestion ou par intention malhonnête. Le jeune homme se retrouve sérieusement appauvri.
Il est d'abord élève dePlaton[4]. À seize ans, il assiste au procès intenté àCallistratos, en367, et devient son élève[5]. Fasciné par le talent de l'orateur, il décide d'apprendre larhétorique et devient l'élève d'Isée[5], un autreorateur attique qui s'était spécialisé dans les affaires de succession. SelonPlutarque, lors de son premier discours en public, l'assistance se moque de son problème d'élocution — vraisemblablement une difficulté à prononcer la lettreR — et de ses gestes maladroits.
« Il fut en butte aux clameurs et aux moqueries à cause de son style insolite, dont on jugeait les périodes tarabiscotées et les raisonnements poussés avec trop de rigueur et forcés à l'extrême. Il avait d'ailleurs, semble-t-il, une voix faible, une élocution confuse et un souffle court, qui rendait difficile à saisir le sens de ses paroles, obligé qu'il était de morceler ses périodes. »
— Plutarque,Vie de Démosthène, 9.
Démosthène s'efforce alors de rectifier ces défauts, allant jusqu'à s'entraîner à parler avec de petits galets dans la bouche (anecdote remise en cause parPatrice Brun[6]), ou même en s'exerçant à dominer de la voix le bruit d'une mer furieuse. Il s'enferme régulièrement chez lui pour étudier le style deThucydide. À cause de toutes ces préparations, et de sa réticence à improviser, les autresorateurs lui reprochent souvent de « sentir la lampe » et de n'avoir aucun don naturel.
Le fait est que pendant la suite de sa carrière, Démosthène accorde toujours beaucoup d'importance à la forme du discours. Plutarque rapporte ainsi :
« Un homme, à ce que l'on raconte, vint le trouver pour lui demander de le défendre et lui expliqua qu'on l'avait battu : « Allons donc, lui dit Démosthène, tu n'as pas été victime de ce que tu me dis. » Alors, l'homme élevant la voix et criant : « Moi, Démosthène, je n'en ai pas été victime ? » — « Par Zeus, reprit-il, maintenant j'entends la voix d'une victime. » Telle était l'importance qu'il accordait au ton et au jeu de ceux qui parlent pour obtenir créance. »
À l’âge de20 ans, Démosthène intente une série de procès contre ses anciens tuteurs, avec son premier discours judiciaire,Contre Aphobos, suivi duContre Onètor. Pourparlers et discussions durent trois années au bout desquelles il gagne enfin sa cause en363 av. J.-C., mais il ne peut recouvrer qu'une partie de son héritage initial, estimé à 14 talents (une fortune considérable pour l’époque). Il obtient un préjudice de 10 talents, remportant donc son procès.
Démosthène se lance ensuite dans la carrière de son maîtreIsée[5], devenant ainsilogographe. En effet, il se consacre en premier lieu à la rédaction de discours pour des procès privés. Il la mène avec un certain succès puisqu'il a comme clients certains des plus riches Athéniens, commePhormion, pour lequel il écrit lePour Phormion. L'affaire porte sur la somme considérable de 20 talents.
À25 ans, Démosthène fait de nouveau une apparition publique avec deux discours politiques. Les deux,ContreLeptine etContre les immunités, sont dirigés contre une proposition de loi interdisant d'excepter aucun citoyen desliturgies, sauf les descendants d'Harmodios et d'Aristogiton, lestyrannoctones, assassins du tyranHipparque.
À partir de351 av. J.-C., Démosthène s'attaque à un défi d'une toute autre ampleur : il s'efforce de combattre le pouvoir grandissant du roi deMacédoinePhilippe II dont le royaume, jusque-là périphérique, est devenu la puissance majeure du monde égéen. Le Macédonien vient d'intervenir enThrace, menaçant ainsi lesclérouquies d'Athènes et ses routes d'approvisionnement en blé. Les Athéniens sont démoralisés et enclins au défaitisme.
C'est alors que Démosthène prononce sa premièrePhilippique. Il commence par montrer à ses concitoyens que la situation n'est mauvaise qu'en raison de leur inactivité, et qu'inversement un sursaut d'énergie peut renverser les choses. En pratique, il propose d'envoyer un corps expéditionnaire en Macédoine même. Démosthène s'oppose donc, par son volontarisme, à la politique défensive prônée par l'orateurEuboulos. La majorité du peuple suit ce dernier.
Parallèlement, la cité d'Olynthe, alliée d’Athènes, s'inquiète elle aussi de l'accroissement du pouvoir du roi macédonien. Elle a commencé à se rapprocher d'Athènes et a même signé une paix séparée pendant l'hiver 352/351. En 349, Philippe exige d'Olynthe qu'elle lui remette deux réfugiés politiques macédoniens. Devant le refus de la cité, il envahit laChalcidique. Olynthe appelle aussitôt Athènes à l'aide.
Dans sa premièreOlynthienne, Démosthène soutient la requête d'Olynthe tout en dénonçant l'inaction de ses concitoyens. Il y expose un plan en deux volets : envoyer un contingent au secours d'Olynthe et attaquer directement le royaume de Philippe. Si les Athéniens concluent bien un traité d'alliance avec Olynthe, ils rechignent à expédier des troupes, effrayés par la perspective d'une guerre avec Philippe. Pour achever d'emporter leur assentiment, Démosthène prononce sa secondeOlynthienne, dans laquelle il entend démontrer la fragilité de la puissance de Philippe : ses alliés se retourneront contre lui, promet-il, au premier échec. Ce second discours n'est suivi d'aucune mesure effective, aussi Démosthène compose-t-il sa troisièmeOlynthienne, attaquant la loi d'Euboulos : cette loi imposait de transférer les excédents duμερισμός /merismós (sorte de budget de la cité) au fonds des spectacles, leθεωρικόν /theôrikón, alors que depuisThémistocle ils étaient affectés aux dépenses militaires de la cité. Les Athéniens refusent d'abroger cette loi, mais votent l'envoi de secours — si faibles qu'ils n'empêchent pas Olynthe de capituler. Qui plus est l’attention des Athéniens est détournée par la révolte d’Eubée, l’un de leurs alliés. Cette rébellion est poussée par le roi macédonien.
Avant même la chute d'Olynthe, Philippe a proposé la paix à Athènes, sans doute parce qu'il préfère se consacrer à l'expansion vers le sud et l'est. En réponse, l'orateurPhilocrate fait voter un décret autorisant le Macédonien à envoyer des hérauts. Démosthène est associé depuis le début aux entreprises dePhilocrate. Il ne s'agit pas d'une volte-face : l'orateur entend profiter de ce répit pour renforcer les défenses d'Athènes. Parallèlement, Athènes approche les cités grecques, en leur proposant un sursautpanhellénique anti-macédonien. Cette initiative connaît l'échec, dans une relative indifférence athénienne. En effet, la cité a désormais le regard tourné vers les protagonistes de latroisième guerre sacrée.
Pour empêcher une intervention macédonienne, lesPhocidiens confient la garde du défilé desThermopyles aux Spartiates et aux Athéniens. La menace directe sur la Grèce centrale et le Péloponnèse semble écartée. De nouveau, Athènes envoie des ambassades pour fédérer les cités grecques, que ce soit pour la guerre ou pour la paix. Un retournement de situation survient alors : un nouveau coup d'État provoque un revirement des Phocidiens en faveur de Philippe. Les contingents spartiate et athénien se voient interdire l'accès auxThermopyles. Une ambassade comprenant Démosthène etEschine est envoyée d'urgence à Philippe, dans l'espoir de conclure une paix. Eschine prétendra que« Démosthène fut si décontenancé devant Philippe qu'il bafouilla un discours inintelligible »[7]. Démosthène doit donc de nouveau consentir une paix temporaire, compte tenu de la faiblesse dans laquelle se trouve Athènes.
Dès344, la deuxième et la troisième (341)Philippique exhortent de nouveau les Grecs à réagir :
« Ce qui me frappe, c'est que tous aujourd'hui, — à commencer par vous, — oui, tous lui concèdent ce qui, de tout temps, a fait le sujet de toutes les guerres en Grèce. Quoi donc ? Le droit de mutiler et de détrousser à son gré tous les Grecs l'un après l'autre, celui d'attaquer les villes et de les réduire en esclavage. […] Et pourtant, tous les actes injustes qui ont pu être commis, soit par lesLacédémoniens pendant ces trente années, soit par nos ancêtres en soixante-dix ans, n'égalent pas, Athéniens, le mal que Philippe, depuis moins de treize ans qu'il a émergé de son obscurité, a infligé aux Grecs ; ou plutôt ils ne sont rien en comparaison. »
La bataille de Chéronée est un évènement qui suit la fin de laQuatrième guerre sacrée. Cette dernière s’achève par la prise d’Amphissa par Philippe II au printemps, conformément aux ordres du conseil amphictyonique de Delphes. Philippe II mène de nouvelles expéditions à l’Est et et tente de s'emparer desThermopyles, lors de la Troisième guerre sacrée (356-346). Cette attitude provoque le mécontentement deThèbes, pourtant son ancienne alliée. Labataille de Chéronée représente des enjeux importants, car elle transforme profondément l'équilibre du monde égéen. Face à la menace macédonienne, Athènes scelle une alliance avec Thèbes. Malgré cette coalition, Athènes et les cités grecques subissent une défaite décisive dans la plaine béotienne à Chéronée338. Démosthène redoute alors un siège en Attique, craignant que Philippe II n'inflige à Athènes le même châtiment sévère que ses troupes macédoniennes ont fait subir à Thèbes. Contre toute attente, Philippe II épargne Athènes et propose aux cités de se réunir à Corinthe (traité de Corinthe).
À la suite de cette défaite, Démosthène continue à plaider en faveur de la résistance aux Macédoniens, par exemple dans sonOraison funèbre des morts de la guerre. Nommé commissaire chargé de la surveillance des travaux de reconstruction des fortifications, Démosthène y contribue sur sa propre fortune. En337, son alliéCtésiphon propose que, pour récompenser Démosthène, la cité décerne à ce dernier une couronne d'or, lors des GrandesDionysies.Eschine, un autre desorateurs attiques, attaque le projet comme illégal dans sonContre Ctésiphon : Démosthène n'a en effet pas rendu de comptes à l'issue de son mandat. Si Eschine a raison d'un point de vue juridique, de toute évidence, il s'agit pour lui d'attaquer Démosthène sur ses idées politiques. Démosthène écrit lui-même le discours de son admirateur : c'est leSur la couronne (336-330), probablement son chef-d'œuvre. Eschine, désavoué, doit s'exiler pour ne pas subir une lourde peine.
À la mort de Philippe II, Démosthène se réjouit, bien qu’ayant perdu sa fille la même année (-336).
« Ce n’était que le septième jour après la mort de sa fille, et même si les cérémonies de deuil n’étaient pas terminées, il a mis une couronne sur sa tête et des robes blanches sur son corps, et s’est tenu là, faisant des offrandes en action de grâce, violant toute décence. » Selon Eschines
Il pense que c’est la fin de l’hégémonie macédonienne et il incite les Athéniens à porter des couronnes. Pourtant, Alexandre s’impose et se fait approuver par les différentes cités et conseils : Démosthène faisait partie de l’ambassade athénienne envoyée au nouveau roi, mais s’en dissocie au cours du voyage. Afin de s’opposer, il se serait rapproché d’un homme de la cour macédonienne :Attale, père deCléopâtre, une des épouses de Philippe II. Selon Diodore de Sicile : la cité d’Athènes et Attale auraient conclu un accord de coopération par le biais de Démosthène. Parallèlement,Darius III tente de soulever les Grecs contre Alexandre pour arrêter le projet de conquête d’Asie. Il propose à Athènes 300 talents, ce que la cité refuse, mais une partie aurait été versée à Démosthène qui aurait alors mené plusieursliturgies. Il incite également les Thébains à se révolter contre la garnison macédonienne installée dans la cité. Il tente de convaincre les Athéniens avec un témoin oculaire de la mort du roi à la frontière illyrienne en 305. Mais Alexandre arrive en Grèce et écrase les insurgés. Démosthène adopte alors une politique plus prudente.
Après la destruction deThèbes, Démosthène conseille de réunir tous les Athéniens à l’intérieur des remparts et de se préparer à faire face à un siège. En parallèle, il envoieDémade en tant qu’ambassadeur pour féliciter Alexandre de sa victoire. Alexandre accepte de pardonner la cité en échange de 10 stratèges et orateurs anti-macédoniens dont Démosthène.Phocion demande aux réclamés de se sacrifier. Démade négocie avec Alexandre et assure que les anti-macédoniens resteront dans l’ombre. Le roi prend cette proposition en considération car un long siège face à une cité puissante au niveau naval lui aurait fortement coûté. Les Athéniens auraient sans doute par ailleurs bénéficié du soutien perse. Bien que restant anti-macédonien, Démosthène conseille de ne pas intervenir, et les Athéniens le soutiennent. Il reste bien informé de la situation en Asie. Parfois, il lui est reproché de soutenir la Macédoine en s’opposant à l’avis du peuple qui souhaite se révolter. Son (ancien) ami,Hypéride, critique son changement de politique en l’accusant de devenir pro-macédonien. Il le blâme d’être déficient intellectuellement et de boire du vin, ce qu’il ne faisait pas dans sa jeunesse.
Démosthène recommande à Athènes de ne pas s’allier àAgis III, roi de Sparte, qui se soulève contreAntipater — le régent de Macédoine en l’absence d’Alexandre. En effet, une défaite en mer pourrait constituer un échec cuisant pour les Athéniens. Ce conseil de Démosthène s’appuie sur le constat de la puissance de la flotte macédonienne, renforcée par l’ajout de la flotte phénicienne. Par ailleurs, Alexandre peut construire autant de navires qu’il le veut, car il détient de nombreuses ressources de l’empire perse (en cours de conquête) ainsi que du bois de Macédoine.
De son côté, Alexandre redoute une alliance entre Sparte et Athènes. En effet, la présence athénienne pourrait inciter d’autres cités à se joindre à eux.
Pour apaiser les tensions, Alexandre libère les prisonniers athéniens de labataille du Granique. Il assouvit également la vengeance grecque pour les pillages de l’acropole — perpétrés par lesPerses pendant lesguerres médiques —, en laissant ses propres soldats détruirePersépolis.
Eschine tente de provoquer la chute de Démosthène en démontrant que sa non-intervention constitue de l’indécision, espérant ainsi obtenir le soutien des pro-macédoniens. Or, Démosthène triomphe. Après avoir reçu une amende et uneatimie partielle, Eschine décide de s’exiler. Au nom de la prudence, Démosthène déconseille aux Athéniens de tenter de restaurer la puissance d’antan de leur cité, mais les encourage à se montrer opportunistes. Il soutient la politique de reconstruction de Lycurgue. Mais la paix n’est plus synonyme de prospérité, car les Macédoniens dirigent les détroits, ce qui, pour Athènes, entraine des difficultés de ravitaillement en blé. Face au déclin de leur cité, les Athéniens deviennent majoritairement anti-macédoniens. Ce sentiment est renforcé par le rescrit de Suse, par lequel Alexandre demande aux cités de lui vouer un culte divin. Démosthène menace de mener unegraphè paranomôn (accusation publique d’illégalité). Finalement, il se rapproche de l’avis deDémade : « à force de vouloir préserver le ciel », « ils perdraient la terre ». Après que lesoligarques ont recontacté les bannis politiques, Démosthène leur intente un procès — pour entorse au traité de Corinthe —, mais il ne conteste pas l’édit d’Alexandre.
L’affaire Harpale (324) et la mort de Démosthène (322)
Démosthène est accusé — sans preuve — d’avoir accordé l’asile àHarpale (trésorier en fuite d'Alexandre le Grand), en échange de 350 talents. Harpale s’enfuit avec le trésor babylonien. En punition, Démosthène reçoit une amende et s’exile. Il est surtout condamné à cause de sa politique qui ne convient plus aux Athéniens, ce qui permet àHypéride d’imposer une orientation anti-macédonienne. À la mort d’Alexandre le Grand, Démosthène est rappelé par Athènes et participe activement à laguerre lamiaque, qui éclate en 323. Toutefois,Antipater l’emporte sur Athènes et réclame Démosthène pour punir l’insurrection athénienne.
Pour ne pas se faire capturer parArchias, le confident d’Antipater, et éviter une condamnation macédonienne, Démosthène, en 322, se réfugie dans le temple dePoséidon, situé dans l'île deCalaurie (aujourd'huiPoros), le long de la côte de l'Argolide. Malgré des négociations avec l’assaillant, Démosthène refuse de se rendre. Finalement, en prétendant écrire une lettre à sa famille, il s'empoisonne en mordillant l'extrémité de soncalame, comme il avait l'habitude de le faire en réfléchissant.
« Démosthène, sûr désormais que le poison avait bien pénétré et était en train d'opérer, se découvrit et, fixant son regard sur Archias : « Tu peux maintenant, lui dit-il, te hâter de jouer leCréon de la tragédie et faire jeter ce corps sans sépulture. Pour moi, ô cher Poséidon, je sors encore vivant de ton temple, tandis qu'Antipater et les Macédoniens n'ont même pas respecté la pureté de ton temple. » Sur ces mots, il pria qu'on le soutînt, parce que déjà il tremblait et chancelait, et dès qu'il fut sorti et eut dépassé l'autel, il tomba et rendit l'âme dans un gémissement[8]. »
À sa mort, Démosthène laisse 14talents, richesse considérable qui le met en position d'être astreint auxliturgies. Pour l'essentiel, cet héritage est constitué d'esclaves, de matières premières et de créances maritimes.
La prudence de Démosthène traduit la conduite politique de l’époque hellénistique.
Aux années 353, 359 et 357, Démosthène occupait le poste de triérarque. Il prenait en charge l’entretien et l’approvisionnement d’unetrière[9].
En 354, il s’intéresse de plus en plus aux affaires publiques. À son sens, la flotte, les alliances et l’honneur athénien sont essentiels[10]. Il fait un premier discours politique :sur les symmories ; en 354 en faveur d’Euboulos. Il propose une réforme pour financer la flotte athénienne qui s’appuie sur une obligation des triarchies. Il en réalise un deuxième (De la syntaxe) et se positionne contre Euboulos en 352, notamment à propos de la politique étrangère d’Athènes.
La dénonciation du dangermacédonien constitue la clef de l'œuvre politique de Démosthène. Selon lui, la puissance dePhilippe est fondée sur deux facteurs, ses richesses tout d'abord (sous forme de réserves d'or), puis sa tactique inédite. Démosthène explique ainsi dans laTroisième Philippique (50) :
« Quand vous apprenez que Philippe se porte ici ou là, selon qu'il lui plaît, ce n'est pas en y menant unephalange d'hoplites ; non ; troupes légères, cavalerie, archers, mercenaires, tel est le genre d'armée qui le suit partout. […] Inutile d'ajouter qu'il ne fait aucune différence entre l'hiver et l'été et qu'il n'y a pas pour lui de saison réservée, où il suspende ses opérations. »
Démosthène constate qu'en face, les Athéniens se distinguent par leur immobilité, leurs tergiversations et leurspinaillages politico-législatifs. À ce sujet, Démosthène dénonce avec vigueur les travers du système démocratique athénien : tout doit être longuement expliqué, débattu et voté avant qu'une action puisse se mettre en place. Il accuse les « politiques » (πολιτευόμενοι /politeuómenoi) d'asservir le peuple à leurs desseins, alors qu'auparavant le peuple lui-même était maître de son destin. De fait, il est difficile de cerner exactement la position de Démosthène vis-à-vis des institutions athéniennes. Parfois, il se rapproche des démocrates modérés, en s'opposant par exemple à la perception par le peuple d'une indemnité pour les spectacles. Parfois, il se place parmi les radicaux en dénonçant l'égoïsme des riches Athéniens qui refusent d'armer destrières et des troupes.
Une tradition historiographique tenace dépeint Démosthène comme un homme mû par l'appât du gain et de multiples anecdotes témoignent de son rapport controversé à l'argent. LaVie des dix orateurs raconte qu'entendant un acteur se vanter d'avoir gagné un talent pour jouer latragédie, Démosthène réplique qu'il vient d'en gagner cinq fois plus, simplement pour se taire[11].Plutarque note qu'il se compromet d'abord, dans l'affaire d'Harpale, en se laissant offrir par ce dernier une riche coupe perse valant vingt talents[12].
Eschine etDinarque, pour leur part, accusent tout bonnement Démosthène d'avoir été à la solde desPerses. Plutarque rapporte cette tradition, expliquant que leGrand Roi payait l'orateur « parce qu'il était capable de détourner le Macédonien d'Asie et de le retenir en fomentant des troubles en Grèce »[13]. Dinarque accuse même Démosthène de recevoir chaque année 1 000médimnes de blé des souverains duroyaume du Bosphore[14].
Zosime, fils de Démosthène, du dème Euonymon à Athènes - Venise
La postérité de Démosthène n'a pas suivi les accusations de corruption : lesAthéniens lui ont érigé une statue quarante ans après sa mort. Le décret affirme ainsi que « de tous les hommes politiques de son temps, il est celui qui a le mieux défendu la liberté et la démocratie ». Les Modernes en ont fait le héros de l'indépendance et de la résistance face à l'oppression tyrannique. Pendant laSeconde Guerre mondiale, des résistants français ont pu ainsi s'identifier à l'orateur, et donner àAdolf Hitler le nom de Philippe.
Les critiques modernes ont plutôt porté sur l'aveuglement de Démosthène face au « sens de l'Histoire » : en défendant l'indépendance descités grecques, et en particulierAthènes, face à laMacédoine, il n'aurait fait que porter à bout de bras une structure politique déjà périmée. Par ailleurs, une meilleure appréhension de l'histoire de la Macédoine a remis en cause la perception dePhilippe comme un barbare brutal et sournois.
Même si on accrédite la notion de « sens de l'Histoire » (que Démosthène aurait certainement laissé en apanage aux défaitistes) la grandeur de Démosthène résiderait dans le fait qu'il lutta toute sa vie durant pour sa patrie, pour son indépendance et pour sa liberté, car il avait choisi« la voie droite et juste »[15]. Sa disparition dramatique n'eut pas l'effet voulu par les Macédoniens : Démosthène, jusque dans la mort, fut fidèle à lui-même, et c'est certainement ce qui provoque le plus une admiration sans cesse renouvelée à travers les siècles.
Pour lesGrecs, Démosthène est le plus grand de tous lesorateurs ; on l'appelle même simplement « l'Orateur »[réf. nécessaire], comme on dit « le Poète » pourHomère.Cicéron le considère comme le premier des orateurs grecs, et lepseudo-Longin, dans sonTraité du Sublime, en fait un des phares qui éclairent le travail de l'écrivain.
Curieusement, l'art rhétorique de Démosthène est rien moins qu'orthodoxe. Ses discours bouleversent l'ordre traditionnel des parties du discours (exorde, narration, preuve et épilogue). Il joue beaucoup des métaphores, comparaisons et autres paradoxes. Surtout, il compte sur les changements de ton, tantôt familier, tantôt solennel, tantôt jouant sur les sentiments, tantôt calme et posé commeThucydide, dont il admire la prose. Il n'hésite pas à manipuler son public, l'invectivant ou l'interrogeant tour à tour.
« Je ne t'appellerai pas hôte de Philippe ni ami d'Alexandre ; je ne suis pas assez fou pour cela ; à moins qu'on ne doive appeler les moissonneurs ou ceux qui font quelque autre chose moyennant salaire, amis et hôtes de ceux qui les paient. Mais je t'appelle salarié de Philippe autrefois, et maintenant d'Alexandre. »
S'adressant au public, il demande :
« Athéniens, Eschine vous semble-t-il être le salarié ou bien l'hôte d'Alexandre ? »
Ce faisant, il prononce volontairement mal le motμισθωτός /misthôtós, (« laquais, stipendié »), accentuant l'ante-pénultième syllabe au lieu de la dernière. Sur ce, dans la foule, des cris s'élèvent aussitôt pour rectifier l'erreur : « μισθωτός μισθωτός » — et Démosthène de conclure : « Tu entends ce qu'ils disent ».
Aujourd'hui encore, le terme de « philippique » désigne une harangue hargneuse contre quelqu'un.Cicéron lui rendra hommage trois siècles plus tard en baptisant « philippiques » ses propres diatribes contreMarc-Antoine.
Démosthène pratiquant l'art oratoire parJean-Jules-Antoine Lecomte du Nouÿ ; pour renforcer sa voix, Démosthène s'exerce contre le bruit des vagues.
Nous avons conservé de Démosthène environ une soixantaine de discours et un ensemble de six lettres adressées au peupleathénien. Cependant, l'authenticité d'une grande partie d'entre eux est discutée, surtout en ce qui concerne les discours civils qu'il a écrits en tant que logographe.
Les discours délibératifs (λόγοι συμϐουλεύτικοι /lógoi symbouleútikoi) traitent de questions politiques et sont donnés devant une assemblée. Cette catégorie comprend les discours suivants :
les quatrePhilippiques (Κατὰ Φιλίππου /Katà Philíppou, littéralement « Contre Philippe »). Elles forment une série de discours prononcés entre351 et341 av. J.-C. Démosthène y dénonce les ambitions du roi deMacédoine et critique la passivité des Athéniens. Ces discours marquent l'apogée de larhétorique grecque athénienne ;
les troisOlynthiennes (Ὀλυνθιακός /Olunthiakós). Il s'agit de discours visant à convaincre les Athéniens de secourirOlynthe assiégée par Philippe ;
Sur la paix (Περὶ τῆς εἰρήνης /Perì tễs eirếnês) ;
Sur l'île d'Halonèse (Περὶ τῆς Ἁλονήσου /Perì tễs Halonếsou) ;
Sur les affaires de Chersonèse (Περὶ τῶν ἐν Χερσονήσῳ πραγμάτων /Perì tỗn en Khersonếsôi pragmatỗn) ;
Sur la lettre de Philippe (Ὁ πρὸς τὴν ἐπιστολὴν Φιλίππου /Hò pròs tền epistolền Philíppou) ;
Sur la couronne[16]. Considéré par les modernes comme le discours où Démosthène montre le plus ses qualités oratoires, il est prononcé en soutien àCtésiphon contreEschine qu'il accuse de corruption. Il y défend avec ardeur et avec un côté visionnaire la politique préconisée dans la guerre contrePhilippe. Afin de faire réagir le public, il rappelle deux événements : la panique à Athènes après l'annonce de l'arrivée imminente de l'armée macédonienne et labataille de Marathon qui a forgé l'imaginaire historique desGrecs.
Lesdiscours épidictiques (λόγοι ἐπιδείκτικοι /lógoi epideíktikoi) ont pour but de faire changer d'avis le public, en influençant ses valeurs et ses croyances. Nous n'avons que deux discours de Démosthène de ce type. Le premier est l'oraison funèbre pour les morts deChéronée, le second une apologie de la beauté du jeune Épicrate.
Les discours judiciaires (λόγοι δικάνικοι /lógoi dikánikoi) sont des plaidoiries d'accusation ou de défense. On peut distinguer ceux qui ont rapport avec les affaires de l'État et les discours civils. Ces derniers sont les cinq discours prononcés par Démosthène dans ses procès contre ses tuteurs, ainsi que son travail de logographe, comprenant onze discours. Parmi les premiers, le plus important est leSur la couronne (Περὶ τοῦ Στεφάνου /Perì toũ Stephánou), qui est son dernier discours public, dans lequel il prend la défense deCtésiphon accusé parEschine.
La perte des discours de Démosthène peut être attribuée soit à l'improvisation, soit à la négligence de l'orateur pour les publier, soit aux ravages du temps,comme une grande partie de la littérature antique. Il est possible de faire cette énumération des discours perdus d'après Westermann (Histoire de l'Éloquence grecque et romaine, tome 1,p. 305).
Διφίλῳ δημηγορικός. - Ce Diphile demandait une récompense publique. V. Den. d'Halic. Din. xi; Dinarq. c. Démosth. t. iv,p. 33, desOrat. gr. de Reiske.
Περὶ χρυσίου. — Défense devant l'Aréopage, dans l'affaire d'Harpalos. Quelle perte ! Athen., XIII, 27.
Ἀπολογία τῶν δώρων. - Den. d'Halic.1re lettre à Amm. Démosth. LVII.
Περὶ τοῦ μὴ ἐκδοῦναι Ἅρπαλον. —Id. Des rhéteurs, contemporains de Denys, attribuaient à tort, selon lui, ces deux dernières harangues à Démosthène. On n'avait peut-être plus celles qu'il avait réellement composées. — Bekk.Anecd.,p. 335, 30.
Περὶ Κριτίαν περὶ τοῦ ἐνεπισκήμματος (?).
Ὑπερ ῥητόρων. — Suid. v. ἅμα. Diodore dit que Démosthène avait préparé avec soin ce discours (λόγον πεφροντισμένον, xvii, 5. Plut., Vie de Démosth., c. 23.
Ὑπερ Σατύρου τῆς ἐπιτροπῆς πρὸς Χαρίδημον (?). - Phot.Myriobibl. c. 265,p. 491, B.
Il convient d'ajouter les discours suivants, d'après la traduction de Stiévenart (Œuvres complètes de Démosthène et d'Eschine, Firmin Didot, 1861,p. 44-45) :
Discours sur la défense des insulaires (Den. Halic.ep. ad Amm. I, 10). Ce morceau n'est probablement pas la seconde partie de laPremièrePhilippique.
Harangue prononcée àThèbes pour réfuterPython de Byzance. – Plut. et Diod., d'après Démosth. lui-même.
Plusieurs autres discours prononcés à Thèbes. — Plut.Har. aux Athéniens, à la nouvelle de la prise d'Élatée — Démosth l'avait probablement écrite, puisqu'il en cite un long morceau dans le plaidoyer pour la Couronne.
Réfutation improvisée contre Lamachos aux Jeux olympiques. — Plut.
Accusation contre Antiphon l'incendiaire, soutenue devant l'Aréopage. — Plut., d'après Démosth. sur la Cour. Défense d'un décret de Philocrate. - Esch.sur l'Ambass.
Plaidoyer d'aprèsPlutarque (de Glor. Athen.) : πρὸς Ἀμαθούσιον περὶ ἀνδραπόδων[17]. Cette dernière harangue contenait peut-être une défense de la motion d'Hypéride tendant à accorder le droit de cité aux étrangers après la grande victoire dePhilippe[réf. nécessaire].
L’auteur connu sous la dénomination de Pseudo-Démosthène est parfois mentionnéSur le Traité conclu avec Alexandre prononcé peu après la mort dePhilippe II. Ce pseudonyme lui est attribué, car il semble avoir été rédigé au temps de Démosthène et il présente des idées anti-macédoniennes. Ce traité s’oppose en particulier à des actes réalisés par Alexandre. Notamment, pour avoir permis aux fils du tyran Philiadès de s’imposer à Messène. Par cette initiative, il contredirait le traité de Corinthe établit en 338 av. J.-C.
Pourtant, les historiens n’attribuent pas toujours ce discours à Démosthène et y voient un écritapocryphe. En effet, le style d’écriture de ce document ressemble davantage à celui d’Hypéride ou d’Hégésippe, des hommes politiques du temps de Démosthène. Malgré cela, ce harangue demeure dans le répertoire de Démosthène pour les idées qu’il véhicule et qui se rapprochent de celles de l’orateur. Mais ce discours pourrait également appartenir à un homme influent de la cité d’Athènes que nous ne pouvons pas identifier[18].
↑Aulu-Gelle,Les Nuits attiques,III, 13 :« Démosthène, pendant sa jeunesse, lorsqu'il était disciple de Platon, ayant entendu, par hasard, l'orateurCallistratos prononcer un discours dans l'assemblée du peuple, quitta l'école du philosophe pour suivre l'orateur. Démosthène, dans sa première jeunesse, allait souvent à l'Académie, où il suivait assidûment les leçons de Platon. Un jour Démosthène, sortant de chez lui pour se rendre, selon sa coutume, à l'école de son maître, voit un nombreux concours de peuple ; il en demande la cause : on lui répond que cette multitude court entendre Callistratos. Ce Callistratos était un de cesorateurs publics d'Athènes que les Grecs appellent démagogues. Démosthène se détourne un instant de sa route pour s'assurer si le discours qui attirait tant de monde était digne d'un tel empressement. Il arrive, il entend Callistratos prononcer son remarquable plaidoyer sur Orope. Il est si ému, si charmé, si entraîné, qu'aussitôt, abandonnant Platon et l'Académie, il s'attache à Callistratos ».
Pierre Carlier,Démosthène, Librairie Arthème Fayard, Paris, février 1990, 382 pages avec repères chronologiques, notes, bibliographie sommaire, index en trois parties (théonymes et anthroponymes, ethniques et toponymes, Notabilia), table des cartes et table des matières.(ISBN978-2213630922).
Compte-rendu :Xavier Darcos,La Grèce antique dans la littérature et les arts, de la Belle Époque aux années trente. Actes du 23e colloque de la Villa Kérylos à Beaulieu-sur-Mer les 5 et 6 octobre 2012, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres,(lire en ligne), « Le Démosthène de Clémenceau (1926) »,p. 133-144.