Lapremière croisade est lancée en 1095 par le papeUrbain II depuisClermont pour rétablir l'accès aux lieux de pèlerinages de lachrétienté en Terre sainte, autorisé jusque-là par lesArabesabbassides, mais interdit par les nouveaux maîtres de Jérusalem à partir de 1071, lesTurcsseldjoukides, des nouveaux venus provenant dessteppes de l'Asie. À l'époque,Jérusalem n'était plus aux mains des chrétiens depuis de nombreux siècles. La croisade répond aussi à une demande de l'empereur romain d'Orient, inquiet de l'expansion turque qui menace son empire[2].
Cette première croisade aboutit à la fondation desÉtats latins d'Orient, dont la défense va motiver les huit principales croisades ultérieures, de 1147 à 1291, date de la perte du dernier port encore contrôlé par les chrétiens enOrient,Saint-Jean-d'Acre. Toutefois, dès 1187, moins d'un siècle après sa conquête, lesmusulmans reprennent définitivement Jérusalem grâce àSaladin, même si les croisés gardent la haute main sur de vastes régions[2].
Les croisés ne firent pas de conquêtes durables, se désintéressèrent de la question une fois queSaladin eut rétabli l'accès aux pèlerinages, hormis pour ceux qui s'étaient installés sur place et, en fin de compte, affaiblirent leschrétiens d'Orient plus qu'ils ne les aidèrent.[citation nécessaire]
La période dite des croisades couvre, selon la définition traditionnelle, les expéditions en Terre sainte, de 1095 à 1291, c'est-à-dire duconcile de Clermont à laprise de Saint-Jean-d'Acre. Elle peut s'étendre de 1095 à 1396 (soit exactement300 ans), date de déroulement de labataille de Nicopolis enBulgarie, où s'illustre aussi la cavalerie croisée française. Des historiens la prolongent jusqu'à labataille de Lépante (1571), en y incluant donc laReconquista espagnole et toutes les guerres contre lesinfidèles et leshérétiques sanctionnées par la papauté, qui y attache des récompenses spirituelles et desindulgences. À l'instar d'Ibn Khaldun,Gabriel Martinez-Gros propose d'envisager les croisades comme une étape de l'élan expansionniste franc ayant débuté avec lareconquête de la Sicile etcelle de l'Espagne, quelques décennies avant la première croisade[3],[4]. Cette vision remet en question l'idée que les croisades étaient uniquement motivées par la foi : des facteurs économiques, politiques et territoriaux auraient également joué un rôle significatif dans ces campagnes.
Le terme « croisade » n'apparaît pas avant le milieu duXIIIe siècle enlatin médiéval (seulement vers 1850 dans lemonde arabe) et est rarement utilisé à cette époque[5]. Les textes médiévaux parlent le plus souvent de « voyage àJérusalem » (iter hierosolymitanum) ou encore deperegrinatio, « pèlerinage »[5]. Plus tard, sont aussi employés les termes deauxilium terre sancte, « aide à la Terre sainte »,expeditio,transitio ainsi que « passage général » (expéditions d'armées nationales), « passage régulier » et « passage particulier », ces passages étant des incursions ponctuelles (plus ou moins locales, debrigandage etpillage) et non les « guerres saintes » et « grandes expéditions » que sont les croisades[5]. L'accent était donc mis sur le déplacement et la destination.
Le terme à proprement parler de « croisade » apparaît selon le TLFi dans lesChroniques deChastellain datées d'avant 1475, notant qu'il s'agit d'un substitut de termes proches tels que « croisement », « croiserie » ou « croisière » qui sont plus anciens ; leDictionnaire historique de la langue française note une première apparition du mot vers 1460 et note également qu'il dérive de « croisement », que l'on rencontre avant la fin duXIIe siècle.
Il est donc clair que ce que nous appelons « première croisade » n'était pas connue sous cette dénomination par ses contemporains.
Du point de vuemusulman, les croisades ne sont d'ailleurs pas perçues comme une nouveauté, mais comme la continuation de la lutte contre l'Empire romain d'Orient[6], qui durait depuis plusieurs siècles. Pourtant, il est aussi évident que les contemporains ont eu très tôt conscience que la croisade n'était pas un simple pèlerinage armé ni uneopération militaire comme les autres mais bien une réalité différente, alliant les caractéristiques dupèlerinage à Jérusalem.
Jérusalem restait pour les chrétiens le centre du monde spirituel terrestre. Le pèlerin pouvait s'y recueillir devant lecalvaire duGolgotha et leSaint-Sépulcre. La « vraie Croix » y était vénérée[7]. Parmi les fidèles se répandait même l'idée que le pèlerinage lavait lespéchés.
Ainsi, lors de l'invasion arabe, les chrétiens ne songèrent guère à reprendre le contrôle des lieux saints[2]. L'Occident chrétien n'en n'avait ni la force ni même le désir, et les relations avec lesmusulmans qui gouvernaient en Terre sainte étaient dans l'ensemble assez bonnes[2].
À l'approche du millénaire de lamort du Christ (1033), le flot des pèlerins augmenta encore. De nombreuxmonastères furent construits dans la ville. Les plus riches pèlerins étaient parfois dépouillés par lesbédouins[9], et certains groupes de pèlerins s'organisèrent en véritables troupes armées. En 1045, l'abbé Richard emmenait avec lui sept cents compagnons qui ne purent arriver que jusqu'àChypre. L'historienJacques Heers[10] mentionne un pèlerinage d'une troupe importante, conduite en 1064 par Siegfried,archevêque de Mayence, attaquée et presque entièrement décimée àRamallah par des Bédouins le.
Surtout, laprise de Jérusalem par lesTurcsSeldjoukides aux ArabesFatimides en 1071 fait de la Terre sainte un endroit plus dangereux qu'auparavant, ne serait-ce que parce que les nouvelles élites turquesconverties à l'islam sont moins cultivées, moins tolérantes et plus belliqueuses que les élites arabes[2]. L'historienRobert Mantran indique toutefois que des pèlerinages, dont six entre les années 1085 et 1092, semblent s'être déroulés sans difficultés particulières[11].
À l'époque de lapremière croisade, lesByzantins nommaient lesOccidentaux « Francs» ou « Celtes », mais les Occidentaux qu'ils connaissaient le mieux étaient lesNormands. D'abord employés commemercenaires, appréciés par les généraux byzantins pour leur courage et leur cohésion, ils s'émancipèrent rapidement. En 1071, ils réalisent la conquête de toute l'Italie du Sud[14] où ils fondent un royaume indépendant. De 1081 à 1085, ils mènent une série d'attaques contre laGrèce sous la direction deRobert Guiscard.
Afin de faire face à ses nouveaux ennemis, les Turcsseldjoukides, l'empereur byzantin demande l'aide de troupes occidentales. Auconcile de Plaisance de, les ambassadeurs de l'empereur byzantinAlexis Comnène réclament aux Occidentaux une assistance militaire pour lutter contre les Turcs. Byzance n'appelle pas pour autant à la croisade pour délivrer Jérusalem : lutter contre les menaces présumées des Arabes et certaines des Turcs est avant tout une question de défense de l'Empire[15].
D'ailleurs, si la pénétration des Seldjoukides enAsie mineure byzantine s'était accompagnée de plusieurspillages et exactions contre les populations locales, enSyrie, déjà sous domination musulmane, l'arrivée des Turcs suscite moins de brutalité[16] et les chrétiens locaux ne semblent pas demander d'aide.
Au Proche-Orient les divisions sont d'ordre religieux et ethnique. LesTurcssunnites sont minoritaires. La population arabe est de confessionchiite,ismaélienne ou chrétienne[18]. Les chrétiens sont eux-mêmes de différentes tendances :orthodoxes,melkites, etmonophysites. Il y a desArméniens en Syrie du Nord. Pour ces populations musulmanes ou chrétiennes, les croisades sont des expéditions militaires de secours après l'invasion musulmane, expéditions auxquelles ils prennent part en faisant entrer les croisés dansAntioche, ou pendant la traversée duLiban avant le siège de Jérusalem[Lequel ?][19][réf. nécessaire].
L'affaiblissement de l'islam a permis l'essor du commerce par les villes italiennes en Méditerranée.Venise,Bari etAmalfi nouent des liens avec l'Orient, et,Pise etGênes ont chassé lesSarrasins de lamer Tyrrhénienne[20]. La Méditerranée devient un lac latin. Les villes italiennes créent descomptoirs de commerce fructueux, qu'elles réussiront à conserver après la fin des croisades. Elles détournent à leur profit le commerce entreOrient etOccident. Les croisades sont une étape décisive de l'essor de l'Occident chrétien et du déclin du monde arabe amorcé dès leXe siècle en Orient.
Vingt ans aprèsla prise de Jérusalem aux Arabes par les Turcs et six mois après le concile de Plaisance, le papeUrbain II convoque unconcile à Clermont en 1095 auquel participent surtout desévêques francs. Un des canons du concile promet l'indulgence plénière, c'est-à-dire la remise de lapénitence imposée pour le pardon des péchés (et non la rémission despéchés) à ceux qui partiront délivrer Jérusalem. Pour clore le concile, au cours d'un célèbreprêche public le, Urbain appelle aux armes toute lachrétienté. Il évoque les « malheurs de chrétiens d'Orient ». Il appelle leschrétiens d'Occident à cesser de se faire la guerre et à s'unir pour combattre les « païens »[réf. nécessaire] et délivrer lesfrères d'Orient. Il ne cache pas les souffrances qui attendent les pèlerins[21]. À cet appel lancé directement aux chevaliers sans passer par les rois, la foule enthousiaste répond : « Deus lo volt » (Dieu le veut) et décide de prendre la croix, c'est-à-dire faitvœu d'aller à Jérusalem. Le signe de ce vœu est une croix de tissu, symbole de renoncement et d'appartenance à la nouvelle communauté des pèlerins en armes dotés de privilèges. On appelle ceux qui la portent lescruce signati[N 1].
« Saint Urbain II prêchant la croisade », v. 1455-1460Croisés (Larousse 1922)
Urbain II essaie alors de tempérer l'enthousiasme que son appel a suscité et qu'il juge déraisonnable : les clercs ont interdiction de partir sans le consentement de leur supérieur, les jeunes maris sans celui de leur femme et leslaïcs sans celui d'un clerc. Urbain II reste dix mois de plus enFrancie occidentale pour y prêcher la croisade. Son appel s'adresse surtout à son milieu d'origine, lanoblesse franque du Sud de laLoire. Mais à l', les contingents réunis dépassent largement ce cadre[22].Godefroy de Bouillon, duc de Basse-Lotharingie et son frèreBaudouin de Boulogne ont rejoint l'expédition, ainsi que le frère du roi,Hugues Ier de Vermandois,Robert Courteheuse etÉtienne de Blois.Bohémond, fils aîné deRobert Guiscard, décide lui aussi de se « croiser ». Le départ est fixé au.
Le succès considérable, qui parait peu explicable dans l'état d'esprit actuel du moins, pourrait avoir, disent certains, des explications matérielles : le mouvement de paix et le resserrement des liensvassaliques limitent les possibilités d'aventure en Occident. En partant en croisade, lechevalier peut ainsi garder sa possibilité desalut sans renoncer pour autant au métier des armes[23]. Il convient toutefois d'observer que le départ en croisade est très coûteux, certains croisés vendent leurs biens pour s'équiper à cette fin et subissent un préjudice grave du fait de leur longue absence.Jacques Heers précise dansL'islam cet inconnu que les croisés « quittaient leurs biens et leurs familles pour se mettre au service de Dieu »[réf. nécessaire].
Avant le départ des armées officielles, s'engagent des pauvres en même temps que les chevaliers et les princes de l'Occident chrétien. Enflammée par desprédicateurs marginaux ouilluminés, cette cohorte populaire est d'autant plus galvanisée que ces prédicateurscharismatiques vivent proche des gens modestes et défavorisés[24]. Ainsi s'explique le départ descroisades populaires qui, en échappant au moins partiellement aux autorités ecclésiastiques et leur concession d'indulgences aux combattants, se révèlentsubversives[25].
De nombreux prédicateurs populaires relaient l'appel de la croisade. Le plus connu estPierre l'Ermite. Beaucoup attendant l'Apocalypse partent sans espoir de retour avant la date officielle fixée par le pape. Pierre l'Ermite commence sa prédication dans leBerry, puis l’Orléanais, laChampagne, laLorraine et laRhénanie, emmenant dans son sillage quinze mille pèlerins, encadrés par des nobles et des chevaliers dontGautier Sans-Avoir. Arrivé àCologne le, il continue de prêcher auprès des populations germaniques, tandis queGautier Sans-Avoir conduit les pèlerins en direction deConstantinople[26].
Des bandes parties deRhénanie s'acharnent au départ sur lescommunautés juives des villes rhénanes, cherchant à lesconvertir de force. Le refus dubaptême est, pour le peuple chrétien, considéré comme une insulte àDieu pouvant attirer sa colère sur les hommes[27]. Présents depuis des siècles, lesJuifs deviennent soudain des étrangers et desassassins du Christ qu'il convient de punir avant de délivrer les lieux saints comme Jérusalem[28]. Peut-être douze mille Juifs ont-ils péri en 1096[29]. Certains évêques protègent la communauté de la ville[30],[31]. Lepape condamne ces violences. Il ne semble pas que Pierre l’Ermite ait appelé à persécuter les Juifs, mais les terreurs créées par lespogroms commis enGermanie lui permettent d'obtenir des communautés juives des régions qu’il traverse le ravitaillement et le financement des croisés.
Ayant persuadé un certain nombre de Germaniques à partir, Pierre l'Ermite quitte Cologne à la tête d’environ douze mille croisés le et traverse leSaint-Empire et laHongrie en suivant leDanube[26]. Sur le chemin, les troupes dirigées par Pierre l'Ermite se livrent à des confrontations locales dansBelgrade et dans le faubourg deConstantinople, incapables de s'acheter par leurs propres moyens leur nourriture. Les groupes partis du Nord deFrancie occidentale et deRhénanie en, arrivent sans trop de difficultés àConstantinople quelques mois plus tard. Mais la plupart des groupes germaniques ne sont jamais arrivés à Constantinople, anéantis ou dispersés par les troupes hongroises[30].
Si les premières arrivées se passent bien, au fur et à mesure que les troupes croisées arrivent, les incidents se multiplient. Les croisés se livrent à des pillages et à des violences[33]. L'empereurAlexisIer Comnène cherche à obtenir unserment d'allégeance de la part des chefs croisés, et à rendre à l'empire toutes les terres qui lui appartenaient avant l'invasion turque. La plupart acceptent[34]. Les croisés assiègentNicée qui est rendue en aux Byzantins. Ils battent plusieursémirs turcs en marchant à travers l'Anatolie, traversent leTaurie, parviennent enCilicie et mettent le siège devantAntioche le[35].
Mais, les croisés manifestent de plus en plus d'ambitions territoriales pour leur propre compte.Baudouin de Boulogne aide l'arménienThoros à secouer la tutelle turque àÉdesse et devient son héritier. Lesiège d'Antioche est long et difficile. Les croisés développent un fort ressentiment contre les Byzantins qu'ils accusent de double jeu avec les Turcs. Bohémond réussit à faire promettre aux combattants qu'il prendrait possession de la ville, s'il y entrait en premier et si l'empereur byzantin ne venait pas lui-même prendre possession de la ville. Grâce à une complicité intérieure, il parvient à entrer dans la ville. Aussitôt les assiégeants se retrouvent assiégés par les Turcs et subissent un siège très éprouvant. L'armée de secours, dirigée par Bohémond parvient à vaincre les Turcs sans l'aide de l'empereur. Les croisés s'estiment déliés de leur serment de leur fidélité et gardent la ville pour eux[36].
Pendant l'été, les chefs croisés prennent le contrôle desplaces-fortes dans les régions voisines d'Antioche. L'historien arabeIbn al-Athîr (1160-1233) rapporte que de nombreux actes debarbarie ont été perpétrés par de très nombreux croisésfanatisés. C'est le cas lors de la prise de Maarat (Maarat al'Nouman) où la population est massacrée malgré la promesse de Bohémond de laisser la vie sauve à ses habitants.« À l'aube, les Franj arrivent : c'est le carnage. Pendant trois jours ils passèrent les gens au fil de l'épée »[37].
Les Croisés attaquent Jérusalem, Godefroy de Bouillon est blessé, Episodes inGerusalemme liberata by Torquato Tasso,XVIIe.
Mais le plus terrifiant reste ces actes decannibalisme rapportés par le chroniqueur francRaoul de Caen « A Maara, les nôtres faisaient bouillir des païens adultes dans les marmites, ils fixaient les enfants sur des broches et les dévoraient grillés » ou par un autre chroniqueur francAlbert d'Aix :« Les nôtres ne répugnaient pas à manger non seulement les Turcs et les Sarrasins tués mais aussi les chiens ! »[38]. Le supplice de la ville de Maara ne prend fin que le (soit environ un mois après la prise de la ville), lorsque des centaines de Franj[Qui ?] armés de torche parcourent les ruelles, mettant le feu à chaque maison. Ce terrible épisode contribue à creuser entre les Arabes et les Franj un fossé que plusieurs siècles ne suffisent pas à combler. Les populations paralysées par la terreur ne résistent plus et lesémirs syriens s'empressent d'envoyer aux envahisseurs des émissaires chargés de présents pour les assurer de leur bonne volonté, leur proposer toute l'aide dont ils auraient besoin.
L'armée ne prend la route de Jérusalem qu'en[39]. Les chrétiens syriens indiquent la route la plus sûre aux chevaliers latins. Ils descendent le long de la côte, prenant plusieurs villes. Ils prennentBethléem le 6 juin etassiègent Jérusalem le lendemain. Par une ironie de l'histoire, les Arabes du vizirfatimideIftikhâr al-Dawla avaient entretemps repris la ville aux Turcs en. Les croisés manquent d'eau, de bois, d'armes et ne sont pas assez nombreux pour investir la ville. Une expédition àSamarie et l'arrivée d'une flotte génoise àJaffa leur fournissent tout ce qui leur manque.
Jérusalem est prise le après un assaut de deux jours. Une fois les croisés entrés dans la ville, de nombreux habitants furent tués jusqu'au matin suivant. Le bilan humain varie selon les sources : pour les auteurs chrétiens, 10 000 morts, pour les musulmans, de 30 000 à 50 000. Le gouverneur de Jérusalem s'était barricadé dans laTour de David, qu'il donna à Raymond en échange de la vie sauve pour lui et ses hommes. Ils purent se rendre àAscalon avec la population civile musulmane et juive survivante.
Carte desÉtats latins d'Orient. En jaune clair, le royaume de Jérusalem vers 1100; en orange la principauté d'Antioche et entre les deux le comté de Tripoli.
Un certain nombre de pèlerins après avoir accompli leurs dévotions prirent le chemin de retour. Ils ont délivré Jérusalem, et donc accompli leur vœu. D'autres croisés s'apprêtèrent à rester en Orient.Godefroy de Bouillon fut élu par les siens comme prince de Jérusalem. Godefroy n'a joué aucun rôle décisif pendant la croisade mais les barons préférèrent ce conciliateur sans ambition à l'impétueux et intransigeantRaymond de Saint-Gilles désigné par le pape comme chef militaire de la croisade[40]. Il refusa d'être nomméroi de Jérusalem. Il dit :« Je ne porterais pas une couronne d'or, là où le Christ porta une couronne d'épines ». Il prit alors le titre d'Avoué du Saint-Sépulcre, soitadvocatus Sancti Sepulchri, réservant les droits éminents du nouvel État à l'Église. En septembre, il resta seul dans ses nouvelles possessions avec seulement trois cents chevaliers et deux mille piétons. Les établissements francs étaient très isolés les uns des autres et mal reliés à la mer[41]. Jérusalem devint la capitale duroyaume latin de Jérusalem qui s'étendait jusqu'à lamer Rouge et à l'isthme de Suez. Repeuplée de chrétiens, elle était le siège des ordres militaires duTemple de Jérusalem et de l'hôpital de Saint-Jean, ainsi qu'un site actif depèlerinage. Jérusalem devint alors une cité romane. LeSaint-Sépulcre fut reconstruit en 1149. Unecitadelle fut édifiée, dite Tour de David[42].Chrétiens d'Orient et Latins cohabitèrent sans trop de difficultés.
En Occident, la nouvelle de la prise de Jérusalem provoqua le départ de nouvelles armées dépassant parfois le millier d'hommes. Mais faute d'ententes, ces croisades échouèrent toutes enAnatolie, face aux Turcs qui avaient provisoirement refait leur unité. La mer devint alors le seul moyen de communication avec l'Occident. L'archevêqueDaimbert de Pise, arrivé àJaffa avec cent vingt bateaux, se fit nommerpatriarche latin de Jérusalem, etsuzerain de laprincipauté d'Antioche et du royaume de Jérusalem, se fit attribuer un quart de Jérusalem et la totalité de Jaffa. Godefroi, de son côté promit auxVénitiens qui venaient de prendre la ville côtière deHaïfa, le tiers de toutes les villes qu'ils aideraient à conquérir[43]. Des contingents,norvégiens, arrivés eux aussi par bateau, aidèrent également les croisés établis en Terre sainte à occuper les villes de la côte[32].
Quelques mois plus tard, après la mort de Godefroi, son frère Baudouin,comte d'Édesse, se fit couronnerRoi de Jérusalem par le patriarche latin de la ville. Il étendit le royaume de Jérusalem par les conquêtes d'Arsouf, deCésarée, deBeyrouth et deSidon. De son côté,Raymond de Toulouse fit la conquête, avec l'aide deGênes ducomté de Tripoli[44]. Les marchands italiens, d'abord réticents à l'idée d'une aventure guerrière risquant de détériorer leurs relations commerciales avec l'Orient, commencèrent à voir dans les croisades un moyen d'élargir le champ de leurs activités et d'acheter les produits d'Orient à leur source, sans passer par l'intermédiaire des musulmans ou des Byzantins[45].
L'initiative de la croisade revient au roiLouis VII. Il désirait se rendre enpèlerinage à Jérusalem pour expier ses fautes[46]. En particulier, un crime dont le souvenir le tourmentait : l’incendie de l'église deVitry-en-Perthois dans laquelle plus de mille personnes trouvèrent la mort[47]. Il obtient du pape la nouvelle promulgation d'unebulle de croisade, jusque-là sans effet. Laprédication revient àBernard de Clairvaux àVézelay le puis àSpire. EnGermanie, la prédication populaire d'un ancienmoine cistercien provoque une nouvelle flambée de violence contre lesJuifs que Bernard de Clairvaux parvient à arrêter[48].
Les armées franques et germaniques réunissent plus de 200 000 croisés, dont une bonne part d'éléments populaires particulièrement indisciplinés et prompts à la violence, principalement dans l'armée deConrad III, l'empereur germanique. Une grande partie n'est pas composée de soldats mais de civils : des gens pauvres, qui se sont croisés pour se faire pardonner leurspéchés et assurer leursalut dans la vie éternelle. Il n'est donc guère surprenant que l'empereur germanique ait eu peu de contrôle sur une telle armée. Conrad III part deRatisbonne en suivant la rive duDanube en direction d’Édesse. Les Francs, ayant à leur têteLouis VII le Jeune, partent deParis un mois plus tard, soit en, par le même chemin que les troupes germaniques. L’indiscipline dans l’armée germanique provoque des incidents dans lesBalkans.
États croisés du Proche-Orient en 1140
ÀConstantinople, l’empereur byzantinManuelIer Comnène souhaite retrouver sasuzeraineté surAntioche et demande aux deux souverains de lui prêter hommage.Conrad III et Louis VII refusent. Ils perdent donc l’appui et l’aide desByzantins qui refusent de les approvisionner, ce qui a pour conséquence de compliquer la traversée de l’Asie Mineure. L'empereur de Constantinople, inquiétés par les importants effectifs croisés aux portes de sa cité, les presse de franchir leBosphore pour rejoindre l'Asie.
Les relations s'enveniment entre Francs et Germaniques, qui décident de cheminer séparément. L’armée de Conrad est battue àDorylée. Conrad se réconcilie avec Manuel Ier qui lui propose des vaisseaux byzantins qui les emmènent àAcre. Louis VII et son armée, suivent le littoral, mais harcelés dans la vallée duMéandre, et après labataille du Mont-Cadmos (défilé de Pisidie) et sa terrible défaite du 6 janvier 1148, ils abandonnent les non-combattants àAntalya. Ces derniers, privés de protection militaire, sont massacrés par les Turcs. À ce moment de l’expédition, les trois quarts des effectifs partis d'Europe ont disparu[50],[51],[52].
Louis VII etAliénor d'Aquitaine embarquent avec le reste de leur chevalerie vers Antioche.Raymond de Poitiers, prince d'Antioche et oncle d'Aliénor, propose à Louis une expédition contreAlep, enSyrie, qui menace ses possessions. La reconquêted'Édesse, dont la perte a déclenché la croisade, est après tout le but de cette expédition. Contre toute attente, Louis VII soucieux de réaliser sonpèlerinage, et ignorant les réalités militaires desÉtats latins d'Orient, refuse. Aliénor qui accorde le soutien de ses barons aquitains à son oncle, menace même de faire annuler leur mariage pour cause de consanguinité (« incident d'Antioche »)[53]. Il rejoint donc Conrad à Jérusalem. Leur pèlerinage terminé, certains repartent en Europe ; les deux souverains se laissent entraîner par lesbarons de Jérusalem dans une expédition contre, non pas Édesse comme prévu, maisDamas en Syrie. Les croisés abandonnent lesiège de Damas au bout de quatre jours (-). La deuxième croisade se termine sans aucun résultat. Le prestige de Louis VII est fortement entamé. L’échec de cette deuxième croisade est attribué par l’opinion populaire aux excès de péchés des croisés. L'échec de la deuxième croisade est même reproché àBernard de Clairvaux car il avait prêché une croisade depénitence sans se soucier de son organisation[54].
Saladin et la chute du premier royaume de Jérusalem
Lesatabeks deMossoul ont remis à l'honneur le thème dudjihad et étendent leur contrôle de la Syrie.Nur-al-Dîn, le fils deZengi, s'assure le contrôle définitif d'Édesse[55]. Les chefs des États latins sont obligés de s'allier avec l'Empire byzantin. Lesvizirsfatimides se maintiennent en faisant appel soit aux Francs, soit aux Syriens[56]. Finalement,Saladin, qui est unkurde à l'esprit religieux, parvient à devenir vizir du dernier fatimide et, à la mort de celui-ci, devient lieutenant de l'atabek pour l'Égypte et rétablit lesunnisme (1169), réalisant ainsi l'union de la Syrie et de l'Égypte.
Saladin attaque les positions franques[57]. Il cherche à isoler les Latins. Il conclut pour cela des alliances avec lesSeldjoukides en 1179, avec l'Empire byzantin etChypre en 1180. En effet, l'Empire byzantin est menacé en Europe par lesHongrois, lesSerbes et lesNormands de Sicile et n'a plus les capacités de soutenir ses anciens alliés.
Une trêve avec les Latins est cependant conclue en 1180. Elle est renouvelée en 1185. Saladin en profite pour s'assurer le contrôle d'Alep et deMossoul. En même temps, de graves dissensions internes minent leroyaume de Jérusalem.
Renaud de Châtillon exécuté par Saladin
Le roiBaudouin IV de Jérusalem est très malade — il estlépreux. La classe dirigeante se déchire sur sa succession. Le royaume de Jérusalem, menacé, ne peut compter sur aucun secours extérieur. À la mort de Baudouin,Sibylle, sœur du roi défunt, et son mariGuy de Lusignan sont couronnés.Raymond III, comte de Tripoli, déçu d'être écarté, demande l'aide de Saladin. Celui-ci refuse dans un premier temps car il vient de renouveler la trêve avec le royaume. MaisRenaud de Châtillon, un seigneur brigand, pille unecaravane arabe se rendant à Damas en 1187 et refuse, malgré l'ordre du nouveau roi, de rendre lebutin. Saladin proclame la « guerre sainte »[58].
Lors de labataille de Hattin, les chevaliers francs sont presque tous capturés et ne sont délivrés qu'en échange d'une rançon ou de leurs châteaux[59]. Renaud de Châtillon, deux centsTempliers ouHospitaliers sont tués. Les sergents ou piétons sont massacrés ou vendus commeesclaves. Saladin prend l'une après l'autre les places fortes de l'intérieur. Il autorise le départ contrerançon d'une partie des combattants et des habitants versTyr pour embarquer vers l'Europe, le reste de la population est livrée à l'esclavage. À Jérusalem,Balian d'Ibelin obtient de Saladin unecapitulation honorable permettant le rachat d'un tiers de la population le (environ 10 000 habitants sont livrés à ladéportation et l'esclavage[19][réf. nécessaire]).
Les proclamations triomphales envoyées à travers lemonde musulman y consacrent la gloire du vainqueur[60]. Les établissements sont alors réduits àTyr et àBeaufort pour le royaume de Jérusalem et à Tripoli, aukrak des Chevaliers, à Antioche et àMargat au nord[59].
Quand la nouvelle de laprise de Jérusalem par Saladin parvient en Occident, le papeGrégoire VIII lance des appels à une nouvelle croisade et à la paix. Richard dePoitou, futurRichard Cœur de Lion, prend la croix le premier, bientôt suivi par son père,Henri II d'Angleterre et par le roi de France,Philippe Auguste. Dans le même temps, la flotte navale deGuillaume II de Sicile fait voile vers les avant-postes deTripoli,Antioche etTyr et assure le ravitaillement des dernières places fortes en armes et en hommes[61]. Le même mois, l'empereurFrédéricIer Barberousse quitteRatisbonne avec la plus grande armée croisée jamais rassemblée, au moins 20 000 chevaliers. Il suit la route terrestre.
L'hostilité entre Byzantins et croisés germaniques est très importante et l'empereur Barberousse menace de marcher surConstantinople. Sous la pression, l'empereurIsaac Ange signe la paix et s'engage à faire traverser ledétroit du Bosphore à l'armée germanique. Alors que la traversée de l'Anatolie s'achève, Barberousse se noie accidentellement le dans les eaux du fleuve Saleph, (actuellementGöksu, « eau bleue » enAsie Mineure) et une grande partie de ses troupes retourne enEurope. Quelques centaines de chevaliers germaniques seulement parviennent àAcre.
Un conflit franco-anglais retarde le départ des rois des deux royaumes jusqu'en 1190. Embarquant àGênes et àMarseille, les troupes de croisés hivernent enSicile où ils se disputent sur de nombreux sujets politiques et personnels[61]. La prise deChypre par leroi d'Angleterre assure aux croisés une base proche du lieu des conflits[62].
EnTerre sainte, le roi de JérusalemGuy de Lusignan a commencé à assiégerSaint-Jean-d'Acre avec une petite troupe en[61]. Les deux souverains arrivent à Acre avec la plus grande armée franque jamais réunie. Les troupes de Saladin la tiennent à leur tour dans un demi-siège préjudiciable à ses communications et à son ravitaillement. Mais Saladin ne parvient pas à briser l'encerclement d'Acre et les Francs reprennent la ville aux musulmans le après deux ans de siège.
L'échec des musulmans tient en partie à leur mode de combat, inadapté à celui de l'armée franque, mais surtout à la lassitude des troupes musulmanes. Les alliés et lesvassaux avaient été contraints d'amener des contingents, mais la campagne avait été trop longue et n'avait même pas la perspective d'un butin compensateur[60].
Les reconquêtes chrétiennes de la troisième croisade.
Après la prise d'Acre,Philippe Auguste retourne en France[63].Richard Cœur de Lion, resté seul, bat les musulmans àArsouf. Arrivé àJaffa en septembre, il passe l'année enPalestine du sud, période durant laquelle il fait reconstruireAscalon pour fortifier les frontières méridionales duroyaume de Jérusalem. Il force l'admiration de l'ennemi par ses prouesses.
Par deux fois (en puis en), il parvient à quelques kilomètres de Jérusalem, mais ne peut reprendre la ville. En effet, il ne peut pénétrer trop longtemps à l'intérieur des terres sous peine de voir ses communications coupées. Il s'occupe aussi de régler les problèmes dynastiques du royaume de Jérusalem.Guy de Lusignan, dont la femme était décédée, conserve le titre royal qui doit revenir à sa mort à Isabelle, l'héritière du trône, et à son épouxConrad de Montferrat. Après avoir signé un traité par lequel Saladin renonce à éliminer les colonies franques de Syrie, il repart pour l'Angleterre en mais, capturé parLéopold V de Babenberg,duc d'Autriche il est emprisonné pendant un an et demi.
La troisième croisade a empêché la chute de la Syrie franque et permis l'établissement d'un second royaume de Jérusalem, en fait royaume d'Acre, réduit à une frange côtière où les communautés marchandes italiennes jouent un rôle considérable[64]. Les souverains anglais et français se détournent désormais de la croisade. Pour les chevaliers, elle devient une sorte de rite de passage et une institution. En 1194, l'ordre des Trinitaires est fondé parJean de Matha pour le rachat des captifs prisonniers des musulmans. Il est plus tard confirmé par lepapeInnocent III dans labulleOperante divine dispositionis.
L'empereurHenri VI, fils deFrédéric Barberousse et maître duroyaume de Sicile veut reprendre la croisade à son compte dans le but d'imposer sa suzeraineté à l'empereur byzantin et aux royaumes nouvellement institués deChypre et d'Arménie. Il lance l'appel à la Croisade àBari en 1195 ; lesAllemands se rassemblent en Italie du sud au cours de l'été et débarquent à Acre en. Ils prennentSidon etBeyrouth et rétablissent la continuité territoriale entre Acre et Tripoli, mais leur armée se disperse immédiatement après l'annonce de sa mort, survenue àMessine le.
Les années entre 1187 et 1204 marquent un tournant dans l'histoire de l'Orient latin :
l'arbitrage des rois de France et d'Angleterre à propos de la rivalité entreGuy de Lusignan etConrad de Montferrat pour le trône crée un précédent qui sera réitéré par la suite : avant le roi était un souverain dont l'accession était contrôlée par les barons du royaume ; après, il sera souvent désigné par lacour de France. Cette évolution amène l'affaiblissement du pouvoir royal devant les autres puissances du royaume, jusqu'à sa disparition vers 1240.
la perte de l'hinterland, conquise par Saladin, transforme les États latins d'Orient en États côtiers. Avant, la puissance était une puissante terrienne, tenue par la noblesse, après, la puissance sera commerciale, tenue par les marchands et les représentants des républiques italiennes.
La conquête de Chypre et la création duroyaume de Chypre fournissent un refuge possible aux latins d'Orient et des domaines sont distribués aux nobles qui ont perdu une partie de leurs domaines palestiniens. Mais ces nobles, possédant à la fois des domaines chypriotes et palestiniens, vont le plus souvent se consacrer à ceux de Chypre, qui leur rapportent des revenus et délaisser ceux de Palestine qui les obligent à des efforts de défense, ce qui va diminuer les forces défensives du royaume de Jérusalem, et finalement un refus de lanoblesse chypriote à combattre hors du royaume.
Enfin, l'ouverture de nouvelles cibles pour les croisades (Constantinople - 1204,Albigeois - 1209…) a pour effet immédiat la diminution du nombre de croisés qui viennent en Orient : l'empire latin de Constantinople offre plus de domaines à acquérir que la Terre sainte, et le voyage en Albigeois représente un moindre coût pour un bénéfice spirituel identique.
La quatrième croisade est appelée par le papeInnocent III en 1202. Dès le début de sonpontificat, il souhaite lancer une nouvelle croisade vers les lieux saints d'inspiration purement pontificale. Il forge l'idée de « croisades politiques » qui sera reprise par ses successeurs. Il lève le premier des taxes pour financer les croisades et exprime le premier le droit à « l'exposition de proie », c'est-à-dire le droit pour le pape d'autoriser les catholiques à s'emparer des terres de ceux qui ne réprimeraient pas l'hérésie[65].
Mais laIVe croisade ne prend pas le tour prévu par le pape. Les croisés traitent avecVenise. Ils louent une flotte pour 85 000 marcs d'argent pour transporter 4 500 chevaliers, 9 000 écuyers et 20 000 fantassins. Les croisés, qui ne peuvent pas payer leurs voyages aux armateurs vénitiens, sont détournés par eux àZara (Zadar) sur la côtedalmatequ'ils assiègent et prennent pour le compte de Venise. Le papeexcommunie les croisés et Venise mais lève très vite l'excommunication pour les croisés[67].Philippe de Souabe, beau-frère d'Alexis Ange, fils de l'empereur byzantin déchuIsaac II, promet l'aide de l'Empire byzantin pour la croisade si Isaac est rétabli sur son trône[68]. Ceci est fait en 1203 après un premier siège de Constantinople. Mais Isaac II et son fils devenu Alexis IV sont renversés par le parti antilatin de la ville, dirigé parAlexis Murzuphle. Les croisés s'emparent alors de la cité pour leur compte en 1204.Enrico Dandolo fait désignerBaudouin de Flandre comme empereur d'Orient. Innocent III accepte le fait accompli se satisfaisant des promesses d'union des Églises et de soutien aux États latins d'Orient. Innocent III espère tirer parti des divisions byzantines pour rétablir l'unité de l'Église[69] Mais, informé des excès des croisés, il parle le premier de détournement de la croisade et accuse les Vénitiens. Le concept de déviation est donc contemporain de la quatrième croisade[70].
Si Innocent III est à l'origine du dévoiement de l'idée de croisades, la responsabilité de Venise est écrasante dans la prise de Constantinople. La république utilise au mieux les circonstances pour servir ses intérêts. Depuis 1082, elle a obtenu dans l'Empire byzantin des privilèges commerciaux immenses qui ont presque sans arrêt été renouvelés. Mais elle se sent menacée par la concurrence commerciale de Gênes et de Pise qui ont obtenu des avantages semblables, par lapiraterie que l'Empire byzantin ne réprime pas et par l'hostilité de plus en plus grande des Grecs. En 1172 et 1182, des émeutes anti-latines ont abouti au massacre et à l'expulsion de marchands italiens.
Attaqué de toute part, l'Empire est en voie de désagrégation. La conquête de Constantinople permettrait aux Vénitiens de circuler dans lamer Noire, jusqu'alors interdite aux étrangers. Les intérêts économiques de Venise la poussent à vouloir dominer Constantinople[71]. LedogeEnrico Dandolo dispose de moyens de pression considérables : les créances des croisés, le « bon droit » d'Alexis IV et les immenses richesses dans la vieille capitale.
La déviation de l'idée même de croisade et lepillage de Constantinople chrétienne transforment les ordres militaires en puissances financières et, par là même, politiques[74].
La cinquième croisade est précédée de lacroisade des enfants déclenchée simultanément dans la région parisienne, en Rhénanie et dans le nord de l'Italie, peu après l'émotion suscitée, à la Pentecôte 1212, par les processions ordonnées pour aider à la victoire sur les Sarrasins d'Espagne. À la suite d'une vision, le jeune Berger Estienne deCloyes-sur-le-Loir rassemble despèlerins et les mène versSaint-Denis pour y rencontrer le roiPhilippe Auguste. À la même époque, d'autres groupes partent de Germanie et se rendent vers les ports deGênes et deMarseille. Les chroniqueurs mentionnent que certains réussirent à embarquer et qu'ils sont vendus comme esclaves ou bien meurent de faim pendant le voyage. Certains réussissent à gagnerRome. L'empereur Frédéric II fait pendre quelques-uns des trafiquants marseillais compromis dans l'affaire. Malgré un nom (croisade des enfants) qui vient de traductions incertaines et de documents tardifs, ce mouvement affecte peu de véritables enfants ; les participants sont surtout de pauvres gens désireux de donner une leçon aux chrétiens plus favorisés, chez qui l'idée de croisade s'émoussait[75].
Le delta oriental du Nil
Dans le même temps,Innocent III essaie de convaincre lesultan d'Égypte de restituer Jérusalem aux chrétiens, pour que la paix s'installe entre musulmans et chrétiens. La construction d'une forteresse musulmane sur lemont Thabor, bloquant Acre, le décide à prêcher la croisade[32] auquatrième concile de Latran en 1215. Les armées de laHongrie, de l'Autriche et de laBavière s'attaquent d'abord à la forteresse du Mont-Thabor. Puis le, l'armée des croisés mouille sa flotte devantDamiette, port situé sur la grande branche oriental du Nil et gardant la route duCaire.
Alors que la ville est assiégée, saintFrançois d'Assise et un de ses disciples se présentent à l'armée musulmane. Ils sont arrêtés comme espions. Ils n'ont la vie sauve que grâce au sultan d'Égypte[76]. Après un long siège, les croisés s'emparent de Damiette le. Après le saccage de la ville, le légat du papePélage Galvani les persuade d'attaquerLe Caire. Arrivés près de la ville deMansourah, ils se retrouvent bloqués par les eaux du Nil que le sultanayyoubideAl-Kâmil a laissé se répandre dans la plaine en ouvrant les digues de protection ; les croisés doivent capituler sans conditions. Avant de rembarquer, ils rétrocèdent Damiette.
Lors de son couronnement àAix-la-Chapelle en 1220,Frédéric II promet au pape de partir en croisade. Mais dans l'Empire, il doit faire face à la résistance des communes lombardes en 1225-1226 et tarde à accomplir son vœu. Entretemps, les croisés déjà arrivés en Orient, après avoir restauré quelques places fortes, commencent à repartir pour l'Occident. Or, la papauté cherche à desserrer l'étau que fait peser l'empereur du Saint-Empire sur ses États pontificaux en éloignant l'ambitieux souverain[77]. Frédéric est donc excommunié parGrégoire IX en 1227 pour ne pas avoir honoré sa promesse de lancer lasixième croisade. Il embarque àBrindisi pour la Syrie l'année suivante alors que son excommunication n'est pas levée. Sa brève croisade se termine en négociations et par un simulacre de bataille avec le sultan MalikAl-Kâmil « le Parfait », avec qui des liens d'amitié s'étaient tissés, et par un accord, letraité de Jaffa en 1229. Il récupère sans combattre les villes deJérusalem (où leTemple restait aux musulmans), deBethléem et deNazareth. Il est ensuite couronnéroi de Jérusalem le.
Alors que Frédéric II est parti en Orient pour respecter sa promesse de se croiser, le pape lance contre lui une armée financée par une taxe sur les revenus du clergé et les reliquats des sommes prélevées pour lacroisade des albigeois[65]. L'Orient latin est remis en selle pour une dizaine d'années.
En 1237, une nouvelle croisade est lancée par le papeGrégoire IX. Cette « croisade des barons » est dirigée par lecomte de Champagne, leduc de Bourgogne etRichard de Cornouailles. Elle poursuit la tradition des négociations avec les princes musulmans, en exploitant leurs rivalités. Le comte Richard obtient la restitution d'une grande partie du royaume de Jérusalem (1239-1241), complétant ainsi l'œuvre de Frédéric II[32].
La situation reste confuse en Orient. Les Francs s'allient aux Syriens contre l’Égypte. LesTempliers attaquent l'Égypte en 1243, sont vaincus, et en 1244 lesKhwarezmiens (bandes turcomanes au service des Égyptiens) reprennent Jérusalem. Le papeInnocent IV lance un nouvel appel à la croisade. Le roi de France,Louis IX (dit « Saint Louis »), et celuide Norvège décident de prendre la croix mais seul Louis IX part accompagné de barons anglais et duprince de Morée. Il part d'Aigues-Mortes en France et débarque à Chypre en 1248. L'armée croisée s'empare deDamiette en 1249 et entreprend la conquête de l'Égypte. Cette campagne est un lourd échec durant lequel Louis IX est capturé avec ses hommes en 1250[32]. Les succès de l'armée égyptienne, principalement composée desmamelouks a pour conséquence l'arrivée au pouvoir de ces derniers qui massacrent les derniersayyoubides.
La captivité de Louis IX provoque lacroisade des pastoureaux à l'initiative d'un certain Job, ou Jacob ou Jacques, moine hongrois de l'ordre de Cîteaux qui prétend avoir reçu de laVierge Marie une lettre affirmant que les puissants, les riches et les orgueilleux ne pourront jamais reprendreJérusalem, mais que seuls y parviendront les pauvres, les humbles, les bergers, dont il doit être le guide, un peu dans l'esprit de la précédente « croisades des enfants ».
Des milliers de bergers et de paysans prennent la croix, et marchent versParis, armés de haches, de couteaux et de bâtons. Sur la route, les pastoureaux accusent abbés et prélats de cupidité et d'orgueil, et s'en prennent même à lachevalerie, accusée de mépriser les pauvres et de tirer profit de la croisade. Les juifs sont molestés et certains tués[78]. Des villes sont pillées. Il s'ensuit une féroce répression et seuls quelques rescapés parviennent jusqu'àMarseille et s'embarquent pourSaint-Jean-d'Acre, où ils rejoignent les croisés.
Pour être libérés, les prisonniers du sultan d'Égypte doivent verser une lourde rançon et abandonner Damiette. Louis IX séjourne ensuite plusieurs années en Terre sainte pour mettre en état de défense les territoires conservés par les Francs. Dans le même temps, il noue des relations diplomatiques avec le successeur deGengis Khan,Kubilaï, croyant à l'intérêt d'une alliance pouvant prendre l'Islam à revers[79].
Ledeuxième concile de Lyon, présidé parGrégoire X en 1274 décide d'une nouvelle croisade. Mais les hésitations des princes et les lenteurs de la préparation font qu'elle n'a jamais eu lieu. Après la chute deTripoli en 1289,Nicolas IV proclame une autre croisade. Mais elle échoue à sauver Acre en 1291[32]. À partir de cette date, il n'y a plus d'États latins en Orient. Les Latins sont ainsi privés d'une base commerciale importante.
Le pèlerin reçoit des privilèges spirituels et matériels constituant le statut du croisé. Lors de la première croisade, Urbain II promet à celui qui meurt en chemin ou au combat la rémission des péchés, à ceux qui accomplissent le vœu de croisade l'indulgence plénière[82].
« La guerre juste » de Saint Augustin, statue,XVe siècle
En 1063, dans une lettre envoyée à l'archevêque de Narbonne, le pape écrivit que ce n'était pas un péché de verser le sang des infidèles[84]. Ce document innovait en affirmant que prendre part à une guerre utile à l'Église était unepénitence comme l'aumône ou unpèlerinage[85]. Le succès n'avait pas été au rendez-vous, mais l'Église autorisait, voire encourageait désormais la défense armée globale des chrétiens contre les attaques des musulmans[86], et y autorisait la participation deschevaliers francs. Les royaumes frontières étaient devenus les vassaux duSaint-Siège, atout important dans lalutte des papes contre leSaint-Empire romain germanique[87].
À partir d'Innocent III, lescanonistes élaborent une doctrine cohérente de la croisade. Ils justifient ainsi laguerre sainte, pourtant contraire au message évangélique, en arguant que les infidèles ont occupé la Terre consacrée par la mort duChrist et maltraité des chrétiens. La guerre de conquête et les conversions forcées sont justifiées par l'impossibilité qu'ont les missionnaires chrétiens de propager la parole de Dieu en terre musulmane. Il faut donc la conquérir pour pouvoir annoncer l'Évangile. Les canonistes fixent aussi une hiérarchie des indulgences suivant le temps passé en Terre sainte : deux ans pour une indulgence plénière[88]. Avec le quatrième concile du Latran, l'indulgence plénière est étendue à ceux qui contribuent à la construction de bateaux pour la croisade alors que jusque-là seuls les combattants en bénéficiaient. C'est un appel direct aux armateurs de villes italiennes[32]. Les décisions ont comme but d'associer toute la chrétienté à l'idéal des croisades et non pas seulement les combattants. Il suffit pour cela d'aider financièrement à l'organisation de la cinquième croisade[89]. En proposant à tous les fidèles de participer à la croisade par la prière, le don ou le combat, le pape inaugure la spiritualisation de la croisade.
Quittance délivrée aux officiers du roi par le chevalier Enguerran deBailleul pour le paiement des gages qu’il a reçus à l’occasion de la Croisade, octobre 1270,Archives Nationales - AE-II-278
Si dans l'ensemble, les sommes sont consacrées à la croisade, toutefois il y a parfois des détournements. Le reliquat de la décime versée par le clergé français pour la croisade des Albigeois est même utilisé pour mener la guerre contreFrédéric II. Ce « détournement » affaiblit la cause de la croisade.
Lors des deux premières croisades, les croisés empruntent la route terrestre et traversent l'Empire byzantin. L'empereur s'engage à assurer des marchés approvisionnés le long du parcours[95]. En terre byzantine, les croisés connaissent des problèmes de change, les changeurs byzantins leur proposant des taux défavorables. Lors de la traversée de l'Anatolie, il faut prévoir vingt jours de vivres. Mais les attaques des Turcs et le manque d'eau provoquent des pertes considérables parmi les bêtes et les hommes. De ce fait lors de la troisième croisade, deux des trois souverains choisissent la voie maritime.
Les croisades permettent le développement de l'activité commerciale des cités italiennes. En échange de l'aide de Gênes, les barons francs attribuent aux Génois une part de butin, un quartier ou fondouk, l'exemption des taxes dans les villes conquises. Outre au transport et au ravitaillement des États latins, les comptoirs servent de support aux importations en Occident des produits de luxe de l'Orient comme les épices, aux exportations en Orient de draps de laine, d'armes, de bois et de fer. L'Orient devient ainsi le champ des rivalités entre Gênes et Venise. Après la quatrième croisade et la prise de Constantinople par les croisés, Gênes est exclue des terres byzantines. La cité offre donc son appui àMichel VIII Paléologue qui, redevenu maître de Constantinople, donne à ses alliés le monopole du commerce en mer Noire[98].
Afin d'éviter d'avoir à changer leur monnaie à un taux désavantageux, les croisés utilisent un système d'escompte. LesTempliers versent enSyrie l'argent dont Louis VII a besoin et se font rembourser à Paris. Les croisades permettent ainsi de développer les activités bancaires[99].
Pour aider qui prend le chemin d'une croisade il existe toute une littérature de traités, de guides. Au début, ces traités étaient surtout d'ordre spirituel. Ils décrivaient ce qu'est une guerre juste, par exemple. Mais, à partir de 1270 et autour dusiège de Saint-Jean-d'Acre (1291), ils deviennent concrets et donnent des conseils pratiques, stratégiques ; ils deviennent des manuels. Ces traités n'ont pas d'uniformité dans leurs formats. Il n'y a pas de catégories stables, et tout se mélange au gré des expériences. Leur seul trait commun est que à partir de 1270 ils privilégient le vécu sur la théorie. Certains décrivent les ports, d'autres les armements locaux, les financements de la guerre, d'autres encore les routes de ravitaillement pour Chypre, Rhodes ou l'Arménie. Ils décrivent aussi les climats, la topographie, présentent les populations des pays traversés et si elles sont susceptibles de soutenir les croisés. Ils traitent aussi de la question pratique la plus importante pour les croisés : faire la route par terre ou par mer ?… Si l'on passe par la terre, alors il faut savoir parler les langues locales, et comment négocier avec toutes sortes de contingences de terrain, ou se faire accompagner ; avecZrinka Stahuljak, médiéviste, on peut parler de la recherche de personnes sur place« à tout faire »,de fixeurs, ou de fixeuses. Ce qu'il y a de remarquable en effet dans la croisade est que, contrairement à la colonisation, en cette première phase de l'extension occidentale, c'est au conquérant à apprendre les langues locales, et non au conquis d'apprendre la langue du conquérant. -[100].
Parler la langue du pays conquis était considéré comme un atout pour asservir sa population, et éventuellement la convertir. Il faut des écoles et des structures pour apprendre ces langues. L'Ordre des Prêcheurs promeut ce genre d'idées à partir du13e siècle en Espagne, alors en pleine Reconquista. L'Ordre des Frères mineurs les suit peu de temps après : le franciscainRoger Bacon, connu pour être l'un des inventeurs de la méthode scientifique moderne, conseille l'étude deslangues véhiculaires pour qui veut pratiquer la diplomatie, le commerce, et la conversion des non-chrétiens. Deux personnalités connues à l'époque vont aussi y contribuer :Pierre Dubois (légiste) etRaymond Lulle. Pierre Dubois veut créer des écoles pour former les étudiants, futur croisés, auxarts libéraux (grammaire, logique, etc) ainsi qu'en médecine, droit et théologie. Concernant les langues, il propose de réaliser des formations d'abord en latin, puis en grec ou en arabe, enfin une autrelangue vernaculaire écrite. Ce qui est remarquable chez lui est qu'il veut former aussi les femmes. Raymond Lulle propose des listes de langues dont il conseille l'apprentissage, mais uniquement pour les hommes pour sa part. -[101].
Ces traités établissent une sorte d'équivalence entre les aspects matériels de la conquête et les aspects spirituels, moraux et intellectuels du chef de croisade. Tous les guides expliquent que la croisade ne doit avoir qu'un seul chef, désigné par le latin« capitaneus ». Que ce chef doit être lui-même fidèle, et que les croisés lui doivent fidélité : la fidélité est la vertu centrale des croisades, pour toute personne qui se trouve en dehors de l'espace de la chrétienté, chez lesinfidèles. Raymond Lulle explique que les chevaliers seront« une armée de Dieu plus fidèle que ceux qui n'y appartiennent pas », que le trésorier sera« le plus savant, fidèle et subtil », que les espions seront« fidèles […] et discrets et s'enquerront de la fidélité des subalternes comme des commandants » et que les messagers seront« fidèles et certifiés, et transmettront fidèlement à tout le clergé ». La fidélité n'est pas un idéal, mais une chose concrète, aussi nécessaire au fonctionnement de la conquête que l'eau pour les chevaux et les fournitures pour l'armée. Il s'agit d'une fidélité entre personnes, et moins d'une fidélité dans un esprit. C'est par elle, et donc par les humains, que se maitrisent les aléas de la conquête. -[102].
Mais, sur le chemin de la conquête pour Christ, il existe un danger non résolu : ledrogman. Il devrait être un allié, puisqu'il est censé aider les voyageurs, les voyageuses, dans leurs tâches quotidiennes de traversée de pays plus ou moins hostiles, il est censé faire l'intermédiaire et l'interprète avec les populations locales. Zrinka Stahuljak l'apparente auxfixeurs modernes. Cependant, les récits des pèlerins fourmillent de leurs supposées trahisons, et racontent la peur de leurs abus de pouvoir ; dans son récit de voyage en terre sainte,Anselm Adornes, riche marchand et homme politique du Pays-Bas bourguignon, explique :« Nous étions très surpris de l'attitude de notre truchement [autre terme pour drogman] : n'avait-il pas compris ce qui se passait ou avait-il compris et n'avait-il pas pu ou pas voulu nous le dire en italien ? » Et ce qui est redouté par dessus tout c'est leur disparition pure et simple au milieu du pays hostile, comme s'il valait mieux qu'ils trahissent plutôt que de laisser les fidèles chrétiens comme nus au milieu des musulmans.Nicolás de Poggibonsi, pèlerin franciscain, explique, après pareille mésaventure :« Et ces arabes avec qui nous sommes restés [des chameliers] ne comprenaient strictement rien à notre langue ni nous à la leur, ni par les signes ni par les actes ; ainsi quand on demandait quelque chose, ils en faisaient tout le contraire. » Ils découvrent soudain que la rencontre sans médiateur avec les infidèles est une illusion, illusion qui est celle de la croisade tout entière. -[103].
Dès l'origine de la croisade, l'expédition est une entreprise féodale réservée à la chevalerie. L'accomplissement du vœu de croix devient une étape indispensable à la formation du parfait chevalier. Dans l'imaginaire chevaleresque, le Christ devient le parfait seigneur pour lequel on peut se sacrifier. Le chevalier croisé est donc unmiles christi, « chevalier du Christ ». Les chroniqueurs comparent les croisés au peuple élu qui écrit une nouvellehistoire sainte[104]. Les prédicateurs n'hésitent pas non plus à parler des richesses qui attendent les croisés en Terre sainte. Ils parlent d'une terre riche et fertile qui comblera leurs espérances[105].
Le fait que des milliers d'hommes et de femmes se soient mis en mouvement et aient accepté de braver le danger et la souffrance pour l'amour de Dieu est la preuve que les masses humaines de la fin duXIe siècle étaient très réceptives à la promesse de l'indulgence plénière mais surtout à l'espoir que la récupération du Saint-Sépulcre serait le début d'une ère nouvelle dans l'histoire de l'Église et du monde[106]. L'attenteeschatologique etmillénariste est très forte dans le peuple. Empêcher la venue de l'Antéchrist, hâter laparousie font partie de ses préoccupations. Ceux qui ont répondu à l'appel de la croisade, sont aussi convaincus que Dieu leur a assigné une tâche : libérer leslieux saints et purifier le monde du mal afin de préparer son retour[27]. Les armes de la victoire sont, pour ces masses, la pénitence symbolisée par la croix cousue sur le vêtement, les jeûnes, les prières, les processions, d'où les nombreuses mortifications que s'infligent les pèlerins. Les croisades révèlent pour la première fois en Occident l'existence d'une spiritualité populaire tournée vers l'action, moyen de gagner le salut[107].
Dans les milieux populaires, la croisade fait appel au merveilleux. Les foules voient des signes et des prodiges manifestant la volonté divine au moment des prédications, ce qui les entraîne à partir. Des rumeurs circulent sur les croix marquées dans la chair des croisés morts ou vivants. Ces « prodiges » sont accompagnés de prophéties et entretiennent l'idée que la fin du monde approche. L'attente de laparousie se colore de légendes politiques. Le roi des derniers jours prendra sa couronne sur leGolgotha et sera un Franc[108]. De même, la soumission du « roi des Grecs » est, dans toutes les traditions, le prélude au retour d'un âge d'or. La foule cherche aussi à imposer l'idéal de pauvreté et de pénitence aux grands notamment lors de la première croisade[109]. Les attentes millénaristes ont pour corollaire le fanatisme et la violence contre les juifs et les musulmans. Les millénaristes« tendent à faire table rase du groupe des autres »[110]. Les croisades répondent ainsi à l'attente des fidèles aspirant à un salut qui semble difficile à atteindre dans la vie quotidienne[111].
Les croisades contribuent à éloigner les chrétiens des musulmans mais surtout lescatholiques desorthodoxes[112]. Après les croisades, les catholiques ne peuvent plus, durant cinq siècles, faire le pèlerinage de Jérusalem. Principalement, les croisades ont permis une propagation des connaissances de l'Orient vers l'Occident[112]. Elles ont aussi permis à l'Occident de créer des comptoirs de commerce en Orient, qui ont pris en mains une partie du commerce entre l'Europe et l'Orient, jusque-là monopole oriental. Venise a atteint son but. L'Europe a conservé des croisades un profit économique dont les musulmans n'ont pas vu l'importance.
Le but de la croisade était de reprendre et de conserver Jérusalem, car la ville accueille depuis leIVe siècle les lieux saints de la chrétienté. Or depuis sa prise parSaladin en 1187, les royaumes chrétiens ont échoué à reprendre la ville sainte. Pire, les États latins d'Orient n'ont fait que se réduire au fil des décennies jusqu'à leur perte totale en 1291, lorsqueSaint-Jean-d'Acre tomba aux mains desMamelouks. Ce sont ces derniers qui ont mis fin à l'affrontement deux fois séculaire entre croisés et musulmans en Terre sainte.
L'échec des croisades peut s'expliquer de différentes manières. D'abord, l'absence de profondeur stratégique des États latins d'Orient imposait aux chrétiens latins une entente durable avec les Byzantins qui ne se réalisera jamais (en atteste l'exemple de laquatrième croisade). C'est l'une des différences fondamentale avec laReconquista, pour laquelle les chevaliers chrétiens disposaient d'une profondeur stratégique : les royaumes espagnols.
Ensuite, l'absence de réelle politique de colonisation a empêché de combler le déficit démographique des États latins d'Orient. Aucune incitation à l'émigration en Terre sainte n'a été développée, les pèlerins rentrant dans leur contrée une fois le pèlerinage accompli. Ce déficit démographique aurait pu être pallié par les populations chrétiennes présentes sur place, mais la barrière de la langue et la distance entre les pratiques du culte n'ont jamais permis un parfait amalgame entre chrétiens latins et chrétiens d'Orient[116]. Enfin, il faut souligner l'émergence des Mamelouks et leur suprématie face aux Mongols, consacrée lors de leur victoire àAïn Djalout en 1260. Lesultanat mamelouk d'Égypte dominera la région et résistera aux huitième et neuvième croisades.
Un certain nombre d’adaptations visent à limiter l’échauffement au soleil : plusieurs auteurs signalent de nombreuses morts dues à l’insolation. Leheaume est souvent remplacé par lechapel de fer, le longhaubert par une cotte de mailles plus courte, lehaubergeon, ou par legambison (vêtement rembourré porté sous la cotte de mailles, pour amortir les chocs). De même, des housses couvrent les armures et les chevaux, pour limiter l’échauffement au soleil. Les chevaux turcomans sont aussi achetés (ou volés) en grand nombre, pour remplacer les chevaux tués au combat ou morts. L’armement local, d’excellente qualité (les armuriers de Damas avaient excellente réputation), sert aussi pour remplacer les armes que les combattants européens ont perdues ou cassées.
De façon plus large, l’emploi de la masse turque, qui permet de défoncer les pièces d’armure, se généralise en Europe après les croisades. Elle entraîne l’abandon duheaume à sommet plat, remplacé par les casques bombés, déviant les coups.
Les principales adaptations militaires sont situées toutefois dans la tactique. L’efficacité meurtrière des archers montés, qui souvent visent les chevaux des Francs, pousse à une remise en cause du combat fondé sur la recherche du choc frontal. Le recours plus fréquent à l’infanterie, protégeant les chevaux derrière de longs boucliers, et aux archers et surtout auxarbalétriers, plus puissants et précis que les archers, permet de rivaliser avec les cavaliers musulmans. Des unités d’arbalétriers montés sont aussi créées, ainsi que des unités de cavalerie légère indigène, lesturcopoles, très utiles aussi pour le renseignement.
Mais la tactique favorite, la charge massive créant la rupture de l’armée ennemie, n’est pas abandonnée, et l’armement lourd non plus. D’une part, les habitudes et les dépenses lourdes dans cet armement font qu’il était difficile de les abandonner. D’autre part, l’armement lourd assure une supériorité certaine à des combattants chrétiens le plus souvent en infériorité numérique. Enfin, en choisissant le moment du combat pour que les combattants n’attendent pas en armes sous le soleil, et pour que le combat soit bref, les Européens ont parfois d’excellents résultats[117].
Pour accueillir les pèlerins qui viennent à Jérusalem se crée une confrérie qui va aboutir à l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem. Et plus tard, pour soutenir la cause de la défense de laTerre sainte, le premier ordre demoines-soldats est fondé, l'ordre du Temple. LesHospitaliers de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem finissent eux aussi par prendre les armes, mêlant à l'instinct hospitalier l'idéal chevaleresque. D'autres ordres vont se créer en Terre sainte comme lesTeutoniques ou l'ordre de Saint-Lazare de Jérusalem.
AuXIVe siècle, alors qu'il n'y a plus de croisades en Terre sainte, de nombreuxordres de chevalerie apparaissent, toujours dotés d'un idéal de sacrifice et de pureté, toujours voués à la mortification. Mais ces mortifications sont dédiées à une dame plus souvent qu'à Dieu, fêtes et tournois prennent le pas sur la prière. Le crépuscule du Moyen Âge transforme les ordres de chevalerie en cercles aristocratiques où s'élabore un art de vivre, un langage allégorique, une imagerie littéraire ou graphique qui transpose dans l'illusion la geste chevaleresque[74].
Bien que dirigées contre les musulmans, les croisades ont été contraires aux intérêts de l'Empire byzantin[118]. Les troupes qui traversent l'Empire byzantin commettent d'inévitables excès de par leur taille[118]. Il arrive ainsi que les Normands profitent des croisades pour attaquer l'Empire. Les mesures prises par les empereurs pour protéger l'Empire des croisés (surveillance des troupes latines, alliance avec les Turcs…) entraînent une grande méfiance vis-à-vis de Byzance et un sentiment de trahison. Alexis Comnène est traité de perfide et de traitre. La propagande normande amplifie le thème de la perfidie grecque qui devient un lieu commun et une explication aux échecs des croisés[119]. Elle légitime la prise de Constantinople en 1204. Pour les Byzantins, cet événement fait définitivement des croisades un acte de piraterie dont le but religieux n'est qu'une façade.
À la fin duXIe siècle, ledjihad a perdu sa force d'attraction parmi les musulmans. L'Occident latin est entré dans une phase de reconquête aux dépens de l'Islam. De même que les musulmans reconnaissent les communautés juive et chrétienne, les États chrétiens d'Orient et la Sicile accordent aux musulmans des institutions propres et une certaine liberté de culte. Aux excès des premiers croisés — un trait classique de tout assaut quels que soient les assaillants — a donc succédé une cohabitation acceptable et tout à fait comparable à la pratique musulmane[122].
Les musulmans de l'époque ne perçoivent pas le motif religieux de la croisade et celle-ci tient peu de place dans les ouvrages des chroniqueurs arabes mis à part ceux originaires des pays voisins des Francs commeIbn al-Athîr[123] : seule l'opinion publique des pays directement menacés ou lésés, en premier lieu la Syrie du Nord, est réellement hostile aux croisés[124]. De fait, les croisades n'ont pas provoqué de « contre-croisades ». Ainsi le regain d'intérêt pour la guerre sainte, le djihad, sert surtout à rassembler laDjazira, la Syrie, l'Égypte, les Arabes et les Kurdes ainsi qu'à éliminer les chiites[124].
Les croisades n'ont pas favorisé la connaissance réciproque des deux civilisations. Des contacts plus enrichissants se sont noués enEspagne, enSicile et àConstantinople après 1204. Comme toute propagande, celle des croisades est plutôt négative. Les musulmans sont accusés à cette occasion d'idolâtrie, d'immoralité et même de louer et justifier la violence, alors que les chrétiens eux-mêmes faisaient l'apologie de la guerre pour rassembler et recruter des chevaliers sous la bannière du Christ. Les croisades ont été l'occasion pour les chrétiens occidentaux d'être confrontés à une masse de non-chrétiens[125]. Lesdisputations religieuses sont rares. Les conversions religieuses vers le christianisme se sont rarement faites sous la contrainte[23]. Le missionnaire Ricoldo loue l'hospitalité des musulmans[126].
Malgré le soutien majoritaire des croisades au sein de la population, celles-ci ont fait l'objet de critiques[127]. En effet, dansLa Dispute du croisé et du décroisé, qui est une célèbre pièce dû aupoèteRutebeuf, fait écho aux appels lancés pour participer aux campagnes envisagées notamment contre lesSarrasins enOutremer à la fin du règne de Saint Louis[127]. Il s'agit d'un débat entre un croisé, qui tente de convaincre un autre chevalier, et un décroisé, qui s'efforce de lui montrer l'inanité de ses arguments[127]. Les contradictions inhérentes à l'état quasi clérical du pèlerin en arme, facilitent également les critiques contre les croisades.Adam, abbé de l'abbaye de Perseigne, qui a participé à une expédition en Terre sainte durant sa jeunesse, écrit« le Christ n'a pas versé son sang pour conquérir Jérusalem, mais pour les âmes qu'il faut sauver »[128].
Les ordres militaires font l'objet de critiques tout aussi vives en raison de leur statut paradoxal de religieux guerriers.Jean de Salisbury, une des plus grandes autorités duXIe siècle, écrit ainsi sans détour :« lesTempliers, censés consacrer le sang du Christ, versent du sang humain »[128].
De même,Humbert de Romans dans l'un de ses ouvrages fournit aux prédicateurs des arguments à opposer aux détracteurs de la croisade[129]. Également, le poète allemandTannhäuser, qui participe à lacroisade de Frédéric II en 1228 regrettera cette décision[129].Jean de Joinville refusa même de se croiser en 1270 et blâme Saint Louis d'abandonner son royaume. Ainsi, le roi de France exerce sur lui de fortes pressions[130].
Minoritaire dans les années qui suivent la conquête de Jérusalem (1099), la critique de la croisade se répandra progressivement. Elle sera particulièrement acerbe quand le but de celle-ci n'est pas la libération de la Ville sainte, mais la guerre contre les orthodoxes, l'hérésie albigeoise ou l'empereur romain germanique. Elle explique, en partie, la désaffection progressive de la croisade[128].
Dans le cadre de l'historiographie moderne, l'historienJacques Le Goff estime que les croisades sont une forme pervertie de la foi[131]. Il partage l'opinion deSteven Runciman :« Les hauts idéaux de la croisade ont été gâtés par la cruauté et la cupidité, la hardiesse et la résistance aux épreuves par une dévotion aveugle et étroite, et la guerre sainte n'a rien été de plus qu'un long acte d'intolérance au nom de Dieu, ce qui est le péché même contre l'Esprit »[132].
↑GabrielMartinez-Gros, « L'exception ramenée à la règle. L'expansion franque dans l'histoire universelle d'Ibn Khaldûn »,Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public,vol. 33,no 1,,p. 195–202(DOI10.3406/shmes.2002.1836,lire en ligne, consulté le)
↑RobertMantran,« À l'aube de la première croisade : le face-à-face des chrétiens et des musulmans », dansLe concile de Clermont de 1095 et l'appel à la croisade, actes du colloque universitaire international de Clermont-Ferrand ( -), Rome, éditions de l'École Française de Rome,(ISBN2-7283-0388-6,lire en ligne),p. 341
↑Anonyme, traduction et notes de Louis Bréhier,Histoire anonyme de la première croisade, Paris, Les Belles Lettres, 1924, 2007, 26 p.(ISBN978-2-251-34004-3) :
« […] nous nous emparions des bœufs, des chevaux, des ânes, et de tout ce que nous pouvions trouver. Ayant quitté Castoria, nous entrâmes en Pélagonie, où se trouvait une ville d'hérétiques. Nous l'attaquâmes de tous côtés et elle fut bientôt en notre pouvoir : ayant allumé du feu nous brûlâmes la ville avec tous ses habitants. »
↑635, siège de Damas ; 637, invasion de l’Irak ; 638, première prise de Jérusalem ; 638 à 650, conquête de l’Iran ; 639, Égypte ; 643, Afrique du Nord avec capture de 200 000 esclaves ; 644, Chypre ; 674, siège de Constantinople ; 711, Espagne ; 809, Sardaigne ; 831, Palerme et Sud de l'Italie ; 837, Corse et France
↑Benjamin Kedar, « Une installation faite pour durer »,L'Histoire,,p. 38-40
↑[Sylvain Gouguenheim] « La croisade n'a pas pour but d'éliminer l'Islam mais de libérer Jérusalem », revueGuerres et Histoireno 70, décembre 2022,p. 21
↑Frédéric Bey, « L'échec des croisades, une issue logique… qui pouvait être évitée », revueGuerres et Histoireno 70, décembre 2022,p. 22-29
↑Pour le §, Frédéric Arnal. « Adaptation technique et tactique du combattant franc à l'environnement proche-oriental à l'époque des croisades. 1190-1291 », inCahiers du Centre d’études d’histoire de la défenseno 23, 2004.(ISBN2-11-094729-2). En ligne[1]. Consulté le 3 mars 2007.
Bernard Baudoin,La Fantastique Épopée des croisades - 1096-1291 : Conquêtes chrétiennes et musulmanes, princes, sultan et templiers - sur la route de Jérusalem, Paris, Vechi,(ISBN2732834181)
Robert de Clari.La conquête de Constantinople. Historiens et Chroniqueurs du Moyen Âge. La Pléiade, nrf