Jusqu’à laprise de Moscou, face à unearmée impériale russe inférieure en nombre au début de l’invasion, l’avantage est aux forces napoléoniennes. Mais leprincerusseMikhaïl Koutouzov,général en chef, relève le moral de son armée et l’encourage à mener une contre-offensive, en organisant le harcèlement de laGrande Armée lors de laretraite française. C'est ainsi que les maladies, l’hiver, mais aussi les soldats et la population russes, sont responsables de la défaite de Napoléon en Russie.
Au moment de la campagne, Napoléon était au sommet de son règne avec toutes les nations d’Europe continentale sous son contrôle (à l'exception notable de lapéninsule Ibérique), ou sous le contrôle de nations vaincues par son empire et évoluant sous des traités favorables à laFrance. En 1807, letraité de Tilsit règle la paix entre l’Empire et la Russie. Alexandre espérait à travers le généralCaulaincourt un traité interdisant le rétablissement de laPologne. Napoléon désavoua Caulaincourt, et marqua alors la rupture de confiance avec Alexandre. Ainsi, le traité de paix avec l’Autriche de1809 contint une clause annexant laGalicie au profit dugrand-duché de Varsovie. La Russie considérait cette clause comme allant à l’encontre de ses intérêts et la Pologne comme le point de départ d’une éventuelle invasion de son territoire.
La Russie, alors dotée d’une industrie manufacturière faible, mais riche en matières premières, souffrait dublocus continental qui la privait d’une partie de son commerce, de ses ressources et de revenus pour acheter des biens manufacturés. La levée du blocus par la Russie mit Napoléon en rage et l’encouragea dans la voie de la guerre. Son mariage avecMarie-Louise d'Autriche, auquel Alexandre refusa de participer, renforça aussi la défiance à l’égard de la Russie, alors qu’un peu plus tôt, un mariage, qui aurait concrétisé l’alliance franco-russe, avec la sœur d’Alexandre, la princesseCatherine, avait été envisagé[4]. En réalité, des militaires dans l’entourage dutsar élaboraient des projets de guerre contre la France dès le début de l’année1810[5],[6]. Il était clair pour eux qu’il s’agirait d’une guerre d'agression destinée à renverser l’ordre établi en Europe par Napoléon. Au début de l’année1811, le tsar contacta son ancien ministre et ami le princeAdam Jerzy Czartoryski pour le persuader d’inciter les Polonais du duché de Varsovie à soutenir une invasion russe. Il fit aussi des propositions d’alliance offensive à l’empire d'Autriche et auroyaume de Prusse. Parallèlement, Alexandre concentra des troupes aux frontières du duché de Varsovie, faisant venir des divisions deFinlande et dufront ottoman[7]. Alerté par les Polonais et ses ambassadeurs enSuède et àConstantinople, Napoléon, surpris de ces préparatifs de guerre, se mit à renforcer ses troupes enAllemagne et en Pologne, qu’il était encore en train d’évacuer depuis leur déploiement pendant laguerre de 1809[8]. Contrairement à une idée reçue, Napoléon se serait montré ouvert à un traité commercial franco-russe prenant en compte les besoins de l’économie russe. Ce n’est qu’après le décret russe sur les tarifs douaniers que Napoléon suspend l’importation debois de marine de Russie, dont il avait besoin pour la reconstruction de sa marine[9].
La campagne de Russie de 1812 est connue enRussie sous le nom de « guerre patriotique », enrusse Отечественная война,Otetchestvennaïa Voïna[10] ou « guerre de 1812 ».
LaGrande Armée est forte de 680 000 hommes[11], dont 440 000 franchissent le Niémen[11], ce qui en fait la plus grande armée européenne jamais rassemblée. Au nord-est de l'actuelle Pologne, l'armée commence à franchir le fleuveNiémen le[12] et se dirige versVilnius etMinsk.
À la fin juin, la Grande Armée se répartit comme suit, du nord au sud :
plus de 170 000 chevaux (de cavalerie, d’artillerie, de trait) et presque 20000 voitures[15].
À cela s’ajoutent 80 000Gardes nationaux, engagés par conscription pour défendre la frontière impériale duduché de Varsovie. En comptant ceux-ci, l’effectif total des forces impériales françaises sur la frontière russe et en Russie atteint environ 771 500 hommes. Cet énorme déploiement de troupes pénalise grandement l’Empire, en particulier si l’on considère les 300 000 Français supplémentaires se battant dans la péninsule ibérique et les plus de 200 000 hommes en Allemagne et en Italie.
Le gros de l’armée se compose de 450 000 Français, les alliés de la France formant le reste. En plus du corps d’armée autrichien détaché sous les ordres de Schwarzenberg, on compte environ 95 000 Polonais, 90 000 Allemands (24 000 Bavarois, 20 000 Saxons, 20 000 Prussiens, 17 000 Westphaliens et quelques milliers d’hommes venus de plus petitsÉtats rhénans), 25 000 Italiens, 12 000 Suisses, 4 800 Espagnols, 3 500 Croates et 2 000 Portugais. À cela s’ajoutent des contingentsnéerlandais etbelges. Chaque nationalité du vaste empire napoléonien est représentée.
Si l’on en croit les estimations les plus récentes, l’armée impériale russe qui lui fait face est moins nombreuse, du moins au début de la campagne. Environ 280 000 Russes sont déployés sur la frontière polonaise (en préparation de l’invasion prévue du satellite français qu’était le grand-duché de Varsovie). Au total, l’armée russe compte plusieurs centaines de milliers d'hommes au début de la guerre (les estimations vont de 350 000 jusqu’à 710 000). Ceux-ci se répartissent en trois armées :
la première armée de l’ouest (commandée par le généralMikhail Barclay de Tolly : six corps d’armée d’infanterie, trois de cavalerie de réserve, dix-huit régiments de cosaques : quelque 159 800 hommes et 558 pièces d’artillerie[14],
la deuxième armée de l’ouest (commandée par le généralBagration) : deux corps d’armée d’infanterie, un de cavalerie de réserve, neuf régiments decosaques du Don : 62 000 hommes et 216 pièces d’artillerie[14],
la troisième armée de l’ouest (ou d’observation), (commandée par le généralTormassov) : trois corps d’armée d’infanterie, un de cavalerie de réserve, neuf régiments de cosaques : 58 200 hommes et 168 pièces d’artillerie[14].
Deux corps de réserve, un de 65 000 hommes et un autre de 47 000 hommes, soutiennent ces trois armées. D’après ces chiffres, l’armée russe qui fait immédiatement face à Napoléon compte quelque 392 000 hommes. De plus, la paix est assurée avec laSuède et l’Empire ottoman pourSaint-Pétersbourg, ce qui libère plus de 100 000 hommes (du Corps de Finlande deSteinheil et de l’armée du Danube deTchitchagov). Des efforts sont faits pour grossir les armées russes et, en septembre, l’effectif est porté à environ 900 000, sans compter les unitéscosaques irrégulières, qui apportent probablement 70 000 ou 80 000 hommes au total.
Le 22 juin, Napoléon déclara l’ouverture des hostilités à la Russie. Depuis son quartier général deWilkowiski, Napoléon adressa à ses soldats une proclamation solennelle :
« Soldats, la seconde guerre de la Pologne est commencée ; la première s’est terminée àTilsitt. À Tilsitt, la Russie a juré éternelle alliance à la France et guerre à l’Angleterre. Elle viole aujourd’hui ses serments. La Russie est entraînée par sa fatalité ; ses destins doivent s’accomplir. Nous croit-elle donc dégénérés ? Marchons donc en avant ; passons le Niémen, portons la guerre sur son territoire. La seconde guerre de la Pologne sera glorieuse aux armées françaises comme la première. »
Le lendemain, sous une chaleur étouffante, il parcourut la rive du Niémen vêtu d’un uniforme polonais afin de ne pas être reconnu, inspectant les points de passage possibles pour les ponts de bateaux. Après une longue journée de reconnaissance, il s’arrêta sur une hauteur d’où il donna ses ordres pour le franchissement.
Franchissement duNiémen par l’armée de Napoléon, peinture anonyme
L’offensive, d’abord prévue pour la mi-juin, fut retardée de quelques jours afin de laisser reposer les chevaux et le bétail, et de permettre la récolte du foin nécessaire aux quelque 180 000 montures de la Grande Armée. Le, l’essentiel de la Grande Armée se regroupa sur la rive gauche duNiémen.
Dans la courte nuit du 23 au 24 juin, les premiers détachements franchirent le fleuve près deKowno,Pilona etGrodno[16].L’armée comptait environ 450 000 hommes répartis en dix corps principaux, auxquels s’ajoutaient la Garde impériale et un corps autrichien de 30 000 hommes[17].
Eugene de Beauharnais traverse le Niemen, le 30 juin, Peinture d’Albrecht Adam
Les débuts de la campagne furent marqués par des pluies torrentielles suivies d’une chaleur accablante. Les chemins devinrent des bourbiers, les chevaux moururent par milliers et les soldats souffrirent de la faim et des épidémies. Les pertes furent considérables : selon les estimations contemporaines, environ 50 000 hommes disparurent en deux jours, victimes de la fatigue, du manque de vivres, des températures extrêmes et de la désertion.[18].Malgré ces pertes précoces, la Grande Armée avança et Napoléon entra àVilna le.Les entrepôts russes avaient été incendiés avant son arrivée : plus de 150 000 quintaux de farine, des réserves de vivres et d’équipement furent détruits.Les moulins et les fours avaient également été anéantis, rendant presque impossible la mouture du grain et la cuisson du pain[19].La campagne de Russie commençait sous le signe des privations et de la désillusion.
Camp d'Eugène de Beauharnais àRykantai, le. C’est là qu’il reçut l’ordre de maintenir la liaison avec les corps de Davout et de Jérôme. Peinture d’Albrecht Adam
À Vilna, Napoléon répartit la Grande Armée en deux grandes ailes : au nord, il prit la tête de la masse principale avec Murat, Ney, Oudinot, et la Garde, marchant versPolotsk etVitebsk contre Barclay de Tolly ; au sud, le maréchalDavout reçut mission de marcher surMinsk pour intercepter Bagration, appuyé parJérôme Bonaparte etJózef Poniatowski. Cette manœuvre visait à séparer les deux armées russes avant qu’elles ne puissent se rejoindre sur la Dvina.
À ce moment, le vice-roiEugène de Beauharnais reçut la mission de maintenir la liaison entre les forces opérant au nord sous les ordres directs de Napoléon et celles du maréchal Davout sur l’aile droite. Il devait couvrir, entre les deux ailes, le flanc sud de la Grande Armée et suivre les mouvements de Davout vers Minsk[20].
Napoléon demeura à Vilna bien plus longtemps qu’il ne l’avait prévu.Pendant dix-huit jours, il y organisa les approvisionnements et les hôpitaux, tenta de rétablir la discipline et attendit des nouvelles de ses maréchaux.Le, il nomma le général hollandaisThierry van Hogendorp gouverneur de la Lituanie, chargé du ravitaillement[21].Ce séjour prolongé fit perdre à la Grande Armée l’élan initial de son offensive ; Napoléon ne quitta Vilna que le, en direction deVitebsk, tandis que Davout poursuivait Bagration au sud. Selon les conditions météo et la qualité des routes, une troupe de cavalerie se déplaçait de 4 à 5 km par heure, et une troupe d’infanterie entre 3-3,5 par heure. L’artillerie et les convois ne se déplaçaient qu’à peine à 3 km/h, et ils furent ralentis par la mauvaise qualité des routes[22].
Les opérations de la droite française : Davout, Jérôme et Bagration
Passage du corps d’armée d’Eugène de Beauharnais à Halšany (actuelle Biélorussie), le. Peinture d’Albrecht Adam
Sur l’aile droite de la Grande Armée, au sud, Jérôme Bonaparte commandait lecorps westphalien, appuyé par le Vᵉ corps polonais de Poniatowski, le VIIᵉ corps saxon de Reynier et le IVᵉ corps de cavalerie de Latour-Maubourg, soit près de 80 000 hommes et 159 canons[17].Parti deGrodno, Jérôme avançait lentement, retardé par la chaleur, la pluie et l’état déplorable des routes.Davout, marchant plus au nord parAchmiany etVolozhyn, atteignit Minsk le, avant que Bagration n’y parvienne[23].Ses troupes, épuisées par des marches de trente kilomètres par jour sous une pluie presque continue, perdirent plus d’un millier d’hommes de faim, de maladie et d’épuisement[24].
Pendant ce temps, les corps westphalien et polonais atteignaient difficilementNieswiez, oùBagration établit brièvement son quartier général dans lechâteau des Radziwiłł[25].
Mal informé sur les mouvements ennemis, Napoléon rendit Jérôme responsable de l’échec de la manœuvre destinée à envelopper Bagration. Le, il avait déjà confié secrètement à Davout la direction des opérations sur cette aile[26].Offensé, Jérôme quitta l’armée entre le 15 et le 16 juillet et regagnaCassel[27].Son VIIIᵉ corps fut alors placé sous les ordres du généralJunot[28].
Polotsk, sur la Dvina (Biélorussie actuelle), le 25 juillet 1812. Bivouac des troupes wurtembergeoises du IIIᵉ corps commandé par le maréchalNey. Aquarelle de Faber du Faur.
Pendant ce temps, Napoléon et la masse principale de la Grande Armée progressaient vers le nord-est. Barclay de Tolly, accompagné du tsarAlexandre Ier, quitta Vilna le pour gagner le camp retranché deDrissa, atteint douze jours plus tard. Jugeant la position intenable, le tsar remit le commandement à Barclay et quitta l’armée.Celui-ci poursuivit alors une retraite méthodique vers Vitebsk, refusant toute bataille rangée, tandis queWittgenstein couvrait la route du nord en direction de Riga[29]. Le, Napoléon entra à Vitebsk sans avoir pu contraindre les Russes au combat.
Manœuvres de Davout, Barclay de Tolly et Bagration avant la jonction des armées russes près de Smolensk (juillet 1812). Les flèches rouges indiquent les mouvements russes, les bleues les mouvements français. La rivière Dniepr (Днепр) traverse Smolensk du nord-est vers le sud-ouest.
Au début de juillet, les avant-gardes françaises progressèrent en direction de Mogilev et de Smolensk. Une escarmouche eut lieu près deLenino le entre des éléments de cavalerie française (dontCharles-André Merda) et l’arrière-garde de l’armée de Bagration, qui se repliait vers le nord.
Quelques jours plus tard, Davout remporta la bataille deMogilev (ou de Saltanovka) le, bloquant la route directe vers Smolensk et consolidant le flanc gauche de la Grande Armée. Bagration, contraint de renoncer à l’axe de Mogilev, effectua une large manœuvre de contournement parMstislavl et rejoignit finalement Barclay dans la région de Smolensk le 22 juillet [O.S.] / 3 août [N.S.][30].
À ces mêmes dates des 3–4 août, les deux armées russes étaient déjà concentrées autour de Smolensk, tandis que les forces françaises demeuraient encore très dispersées. Davout se trouvait àDoubrowna, Junot àOrsha et Poniatowski tenait toujoursMogilev ; c’est par ces points que leurs corps devaient franchir le Dniepr. Plus au nord, Napoléon résidait encore à Vitebsk, tandis qu’Eugène de Beauharnais stationnait àSurazh et Ney àLiozna, sur la route de Rassasna. Cette dispersion sur un front de près de cent kilomètres ralentit considérablement la concentration française vers Smolensk.
Le, une action limitée eut lieu à l’ouest deRoudnia, lorsque les cosaques de Platov surprirent la cavalerie française en reconnaissance[31]. Napoléon de son côté hésitait encore à franchir la limite qu’il considérait comme celle de « l’Ancienne Russie » : Murat l’exhorta à ne pas s’aventurer plus loin avant d’avoir rassemblé ses forces, en raison de l’épuisement de la cavalerie et de la chaleur accablante, que l’Empereur lui-même jugea « pire qu’en Égypte »[32].
Du côté russe, les deux armées se trouvaient alors dans une impasse stratégique. Barclay et Bagration divergeaient profondément sur la conduite de la guerre : le premier voulait poursuivre la retraite afin d’attirer Napoléon loin de ses bases, tandis que le second pressait pour livrer enfin bataille. Cette controverse paralysa plusieurs jours la coordination des mouvements russes et contribua à la jonction tardive de leurs forces.
Selon plusieurs auteurs français du XIXᵉ siècle (notamment Thiers et Chambray), Napoléon pensait qu’un passage du Dniepr en plusieurs points surprendrait les Russes en leur faisant croire à une marche vers le sud. Cette interprétation est toutefois discutée par l’historiographie moderne : Mikaberidze, ainsi que plusieurs études russes récentes, soulignent que l’état-major de Barclay suivait de près les mouvements français après Orsha et ne pouvait ignorer la concentration progressive des corps de Davout, Junot, Poniatowski, Ney et Eugène en direction de Smolensk[33].
Bataille de Smolensk, le soir du 17 août, peinture parJean-Charles LangloisBataille de Smolensk au matin du 18 août, peinture d’Albrecht Adam
Le, vers une heure de l’après-midi, Napoléon donna le signal de l’attaque. Les faubourgs, retranchés et défendus par une forte artillerie, furent enlevés, tandis que les remparts et les positions russes sur la rivière furent soumis à un bombardement intense. La ville prit feu rapidement, peut-être sous l’effet des projectiles français mais aussi par les incendies allumés par les Russes eux-mêmes afin de couvrir leur retraite. Selon Jomini, qui fut nommé gouverneur de Smolensk peu après, environ la moitié de la ville fut détruite[34]. Dans la nuit du 17 au 18 août, l’armée russe évacua Smolensk pour éviter l’encerclement.
Le lendemain, àValoutina Gora (ou Loubino), l’arrière-garde russe fut de nouveau accrochée ; le généralGudin y fut mortellement blessé. Malgré plusieurs engagements locaux, l’armée russe se retira en bon ordre.
Après ces combats, la Grande Armée atteignitGjat, où elle prit quelques jours de repos avant la grande bataille que Napoléon jugeait imminente.À la suite de Smolensk,Barclay fut remplacé au commandement suprême parKoutouzov, figure populaire et vétéran des guerres contre les Turcs. Malgré sa rhétorique offensive, celui-ci poursuivit la stratégie de recul, promettant de couvrir Moscou et de préserver l’armée russe pour une bataille générale, qui eut lieu àBorodino quelques semaines plus tard.
ils obligent Napoléon à surveiller particulièrement son flanc nord pour maintenir ses lignes arrière, mission qu’il confie àGouvion-Saint-Cyr et consistant désormais à tenir défensivement la ligne sur le fleuveDvina ;
ils redressent le moral et renforcent la ténacité des Russes, incapables encore de s’opposer directement àl’Empereur, mais qui savent ses généraux plus vulnérables, et qui peuvent légitimement penser qu’ils auront leur heure, tôt ou tard ;
ils donnent un caractère non décisif, voire simplement tactique, aux batailles deSmolensk et dela Moskova/Borodino, l’ennemi russe, repoussé à chaque fois, n’étant pas globalement déstabilisé, ni à présent déstabilisable ;
ils contribuent sans doute enfin à rendre infructueuses les offres de paix de Napoléon, une fois Moscou conquise,AlexandreIer ne se sentant nullement menacé en son palais de Saint-Pétersbourg.
Par ailleurs au moment où Napoléon va quitter Moscou, Wittgenstein qui s’est renforcé, enfonce Saint-Cyr encore àPolotsk, et franchissant la Dvina menace la route principale de Moscou à Vilnius, rendant plus incertaine encore la retraite de la Grande Armée.
C’est le qu’est livrée la bataille appelée, par les Français, dela Moskova, et par les Russesde Borodino, parce que l’action a lieu sur le plateau qui domine ce village.
Napoléon harangue ainsi ses troupes :
« Soldats ! Voilà la bataille que vous avez tant désirée. Désormais la victoire dépend de vous ; elle nous est nécessaire, elle vous donnera l’abondance, de bons quartiers d’hiver et un prompt retour dans la patrie. Conduisez-vous comme àAusterlitz, àFriedland, et que la postérité la plus reculée cite avec orgueil votre conduite dans cette journée ; que l’on dise de vous : « Il était à cette grande bataille livrée sous les murs de Moscou ». »
La veille et pendant la nuit il a plu. À cinq heures, le soleil se lève sans nuage :« Soldats ! — s’écrie Napoléon — voilà le soleil d’Austerlitz ! » Cette exclamation passe de rang en rang et remplit les troupes d’ardeur et d’espérance.
Les deux armées comptent chacune de 120 à 130 000 hommes. Un coup de canon tiré par les Français donne le signal, et l’action s’engage sur toute la ligne. Après quatre heures de combats opiniâtres, pendant lesquels 1 200 bouches à feu tirent, troisredoutes sont enlevées par le prince Eugène, les maréchaux Davout et Ney. Toutes les batteries russes sont successivement assaillies et enlevées. La plus formidable de leurs redoutes est emportée par lescuirassiers français.
On estime que 120 000 coups de canon ont été tirés durant l’action. Napoléon reste sur le champ de bataille, donnant des ordres pour faire transporter les blessés, tant russes que français, dans les hôpitaux établis sur ses lignes de retraite.
C’est aussi une des journées les plus sanglantes desguerres napoléoniennes. L’armée russe fait retraite le avec la moitié de ses forces, laissant ouverte la route de Moscou, que Koutouzov ordonne d’évacuer.
L’armée française victorieuse se met à la poursuite des Russes. Napoléon transporte son quartier général à Mojaïsk, ville située à vingt-six lieues à l’ouest deMoscou, que les Russes ont incendiée puis abandonnée.
À partir de là, les Russes rassemblent leur armée, qui atteint son effectif maximal, soit 904 000 hommes avec peut-être 100 000 hommes au voisinage immédiat de Moscou (les survivants de l’armée détruite à Borodino, en partie renforcée). La capacité des Russes à renouveler rapidement leurs effectifs est un avantage décisif à la fin de la campagne.
Le13 septembre, Koutouzov, conscient que le repli systématique s'est révélé plus efficace que l'affrontement classique, réunit son état-major lors de la conférence deFili. L'assemblée convient qu'il faut abandonner Moscou[35].
Le14 septembre (2 heures après midi), l’Empereur fait son entrée dans l’ancienne capitale de laMoscovie, avec sa garde et le premier corps. Napoléon entre dans une ville déserte, vidée de toute provision par le gouverneur,Fédor Rostoptchine, père de la célèbrecomtesse de Ségur.
Seule 2 à 3 % de la population de Moscou d'avant guerre est restée dans la ville, essentiellement des vieillards et des malades, tandis que le reste de la population a entamé une fuite vers l'est et le sud[36].
Le lendemain il s’établit auKremlin, palais destsars, situé au milieu de la ville. Le maréchalMortier est nommé gouverneur de cette capitale, avec ordre d’employer tous les moyens pour empêcher le pillage. Des secours sont donnés aux blessés russes qui encombrent les hôpitaux, ainsi qu’aux Moscovites qui n’ont pas voulu suivre l’armée de Koutouzov.
En se basant sur les règles classiques de la guerre lors de la prise d’une capitale (même si Saint-Pétersbourg est la capitale à cette époque), il pense que letsarAlexandreIer lui offrirait sa capitulation sur lemont Poklonnaïa, mais le commandement russe ne se rend pas.
Un armistice a été accordé aux Russes, et Napoléon, au milieu de ses triomphes, fait proposer la paix à Alexandre : il reçoit des réponses évasives, qui, néanmoins, font espérer qu’on pourrait tomber d’accord. Mais Napoléon et Alexandre ne veulent que gagner du temps, Napoléon pour compléter son armée, Alexandre parce qu’il est persuadé que les grands froids qui approchent vont obliger les Français à évacuer l’empire. Les événements justifient leurs prévisions.
Desfeux démarrent à Moscou, et ravagent la ville du au ducalendrier grégorien (2 au6 septembre ducalendrier julien). Moscou, construite essentiellement en bois, brûle presque complètement, privant les Français d’abris dans la ville. Les incendies ont pour origine des sabotages russes. À un signal donné, le feu éclate dans mille endroits à la fois. C’est en vain que les Français font tous leurs efforts pour éteindre l’incendie : le ravage des flammes ne s’arrête que dans la soirée du, lorsque les neuf dixièmes de la ville sont en cendres : près de 4 000 maisons en pierre et 7 000 en bois, 20 000 malades ou blessés sont victimes de ce désastre.
Plusieurs témoignages recueillis par Kleßmann décrivent la situation catastrophique à Moscou en septembre–octobre 1812 : ivrognerie massive, incendies, maladies, désertions et “traînards” laissés en ville. Des centaines de soldats moururent sans combat, expliquant la baisse des effectifs entre la Moskova et l’évacuation de Moscou[37].
Napoléon dit par la suite que s’il avait pu quitter Moscou deux semaines plus tôt, il aurait pu détruire l’armée de Koutouzov qui campait à proximité, àTarutino. Même si cela n’aurait pas suffi à laisser la Russie sans défense, cela l’aurait privée de sa seule armée concentrée capable d’affronter les Français.
Siégeant dans une ville en ruines sans avoir reçu la capitulation russe, et face à une manœuvre russe le poussant à quitter Moscou, Napoléon entame sa longue retraite. Il sort de Moscou le, et donne l’ordre àMortier d’abandonner le Kremlin le, après l’avoir fait sauter, lui recommandant surtout de ne laisser en arrière ni blessés, ni malades. Dans sa marche rétrograde, l’armée est vivement harcelée par l’ennemi ; des escarmouches éclatent régulièrement.
À labataille de Maloyaroslavets, Koutouzov peut enfoncer l’armée française sur la même route dévastée qu’ils avaient empruntée à l’aller. En continuant à bloquer le flanc sud pour empêcher les Français de prendre une autre route, Koutouzov déploie à nouveau la même tactique de partisans pour constamment attaquer le trajet français là où il est le plus vulnérable. La cavalerie légère russe, dont lesCosaques montés, attaque et détruit les unités françaises isolées.
Approvisionner l’armée devient impossible : le manque total de fourrage affaiblit les chevaux, presque tous meurent ou sont tués pour nourrir les soldats affamés. Sans chevaux, la cavalerie française cesse d’exister, et les cavaliers doivent marcher. De plus, le manque de chevaux fait que lescanons et leschariots doivent être abandonnés, privant l’armée d’artillerie et de soutien logistique. Même si l’armée a pu rapidement remplacer son artillerie en1813, le manque de chariots crée un immense problème logistique jusqu’à la fin de la guerre, alors que des milliers des meilleurs chariots militaires sont laissés en Russie. Comme la famine, les maladies et le froid extrême s’imposent, les désertions prennent alors de l’ampleur. La plupart des déserteurs sont faits prisonniers par les paysans russes :« La guerre des paysans armés (...) nous fait plus de mal que leur armée (...) », écrit Bourbon-Gravierre, ordonnateur de l'hospice civil.
À partir de novembre 1812, l’hiver russe cause de nouveaux tourments à l’armée française. Au contraire des Russes, les soldats et chevaux de la Grande Armée manquent d'équipements adaptés au froid et commencent à mourir de faim, de froid et de fatigue durant la marche.
Presque tout le monde allait à pied ; l'Empereur qui suivait dans sa voiture en descendait deux ou trois fois chaque jour et marchait aussi pendant quelque temps[38].
Tableau nommé « Le maréchal Ney soutenant l'arrière-garde » d'Adolphe Yvon.
Lors de la retraite de Russie, Napoléon affronta une nouvelle fois les troupes russes à proximité de Smolensk, lors de la seconde bataille de Krasnoïé, du 15 au 18 novembre. L’Empereur tentait de regrouper autour de lui les corps dispersés de son armée en retraite, tandis que Koutouzov cherchait à lui couper la route vers Orcha et le Dniepr. Malgré la supériorité numérique russe, Napoléon réussit à dégager la route et à sauver une partie de la Garde impériale, mais les combats furent désastreux pour les divisions d’arrière-garde de Ney et d’Eugène de Beauharnais, qui perdirent plusieurs milliers d’hommes et la quasi-totalité de leur artillerie.Cette bataille, souvent considérée comme l’un des épisodes les plus tragiques de la retraite, marqua la désintégration définitive de la Grande Armée[41].
Arrivé àOrcha, Napoléon, sans prendre un moment de repos, s’occupa de rétablir l’ordre que les combats et l’intempérie de la saison avaient dérangé. Il fit faire des distributions de vivres, d’armes et de munitions, et lire, dans les corps d’armée, un ordre du jour qui les rappelait à leurs devoirs, engageant les soldats à marcher en corps, et menaçant de punir ceux qui s’obstineraient à rester isolés. Les désirs de Napoléon furent accomplis, officiers et soldats rentrèrent dans leurs rangs, et avec eux, l’ordre et la discipline. Finalement, l’armée, avançant à marches forcées, arriva le25 novembre sur laBérézina, sur laquelle Napoléon fit jeter des ponts dont il présidait les travaux.
Napoléon faisant retraite depuis Moscou, parAdolphe Northen.
La traversée de la rivièreBérézina amène une victoire tactique pour Napoléon quand Koutouzov, décidant que le temps est venu pour une bataille rangée, attaque la partie de l’armée française restée du mauvais côté de la rivière. Les Russes ayant été repoussés, tous les Français en arme peuvent franchir les ponts. Seuls restent de l’autre côté les malades, les blessés et les déserteurs ; ceux-là mêmes qui, par abattement et désespoir, ont refusé de passer les ponts durant la nuit précédant la bataille et qui ensuite se sont bousculés dans une cohue indescriptible au dernier moment (d’où l’expression proverbiale : « c’est la Bérézina »). Certains se noient dans la rivière, en tentant de la traverser à pied, car l’épaisseur de la glace n’est pas suffisante pour supporter leur poids.
Début décembre 1812, Napoléon apprend que le généralMalet a tenté uncoup d'État.
Avant d'atteindreVilnius, àSmorgonie, le, Napoléon tient un grand conseil de guerre, donne ses instructions et le commandement des troupes àMurat, et part pourParis, abandonnant son armée et rentrant en traîneau. Murat déserte plus tard pour sauver sonroyaume de Naples, laissant le vice-roi d'Italie et premier beau-fils de Napoléon,Eugène de Beauharnais, aux commandes.
Bataille de la Bérézina.
Vilnius évacué, dans l'escarpement de Ponary sur la route versKaunas, la pente glacée fut fatale : dans sa dépêche à l'Empereur,Berthier écrit« ce fut là le moment de la perte définitive de toute l'artillerie, des fourgons et de tous les bagages ». Au cours des semaines suivantes, les restes de la Grande Armée se réduisent encore, et le, ils sont expulsés du territoire russe.
Les dernières recherches sérieuses sur les pertes de la campagne de Russie sont données parThierry Lentz[2]. Du côté français, le bilan est d’environ 200 000 morts (la moitié au combat et le reste de froid, de faim ou de maladie) et de 150 000 à 190 000 prisonniers tombés entre les mains de Koutouzov. Il y eut aussi 50 000 disparus, surtout pendant la débâcle. Pour le reste, 130 000 soldats quittèrent la Grande Armée au cours de la marche sur Moscou et près de 60 000[42] se réfugièrent chez des paysans, nobles et bourgeois russes. Enfin, moins de 30 000 soldats repassèrent le Niémen avec Murat. Côté russe, les récentes publications d’Oleg Sokolov tendent à établir les pertes à 300 000 morts dont 175 000 au combat, ce qui est très important, mais, selon Thierry Lentz, invérifiable en l’état des études disponibles. Enfin, malgré des actes de générosité des deux côtés, les prisonniers qui tombèrent entre les mains des Français ou des Russes furent globalement maltraités. Dans le cas de l’armée italique au service de l’Empereur, un nombre très limité de soldats, partis d’Italie, revinrent de Russie, probablement un sur vingt-quatre ou un sur vingt-cinq et la grande majorité des soldats italiens de Napoléon morts au combat sont laissés sur le champ de bataille sans sépulture[43].
Après la chute de Napoléon, le rapatriement demandé parLouis XVIII des Français restés en Russie fut globalement un échec, car les candidats au retour furent peu nombreux. Plusieurs milliers de Français firent souche dans le pays des Tsars. En1837, 3 200 vivaient à Moscou par exemple. Parmi ceux qui restèrent en Russie, le soldat de la Grande ArméeJean-Baptiste Savin, devenu par la suite Mikhail Andréïevitch Savine, serait mort àSaratov en1894 à l’âge de 102 ans[44],[45].
Ungraphe parCharles Minard montrant les effectifs de la Grande Armée à l’aller et au retour de Moscou, par l’épaisseur de la ligne. En dessous, une fonction de la température en degréRéaumur (1 °R = 1,25°C) se lisant de droite à gauche.
L'échec de la campagne de Russie en1812 marque un coup d’arrêt sévère aux ambitions de domination européenne de Napoléon. Comme la défaite de la puissance navale française à labataille de Trafalgar en1805, la campagne russe est un tournant décisif desguerres napoléoniennes qui mène, en fin de compte, à la défaite de Napoléon et son exil sur l’île d'Elbe.
L’année suivante, Napoléon lève une armée d’environ 400 000 soldats français soutenue par 250 000 soldats des pays alliés aux Français, pour disputer le contrôle de l’Allemagne lors d’une campagne encore plus grande. Ce n’est que lors de labataille de Leipzig (la bataille des Nations,16 au) qu’il est de nouveau défait. Malgré quelques beaux succès, en dépit d'une forte infériorité numérique, lacampagne de France en1814 sonne les glas de ses espérances : Paris est prise et il doit abdiquer.
Poussés par les nationalistes prussiens et les commandants russes, des nationalistes allemands se soulèvent à travers laconfédération du Rhin et laPrusse.
1972 :Guerre et Paix, réalisé parJohn Davies avecAnthony Hopkins, adaptation par laBBC du roman de Tolstoï.Anthony Hopkins obtient la récompense du Meilleur ActeurBAFTA en 1972 pour son interprétation du rôle de Pierre Bézoukhov.
2002 :Napoléon, adaptation télévisée en quatre épisodes de la vie de Napoléon Bonaparte réalisée parYves Simoneau avecChristian Clavier dans le rôle de Napoléon Bonaparte. La campagne de Russie est racontée.
↑Nicola Todorov,La Grande Armée à la conquête de l'Angleterre. Le plan secret de Napoléon, Paris, Vendémiaire,, 295 p.(ISBN978-2-36358-247-8),p. 205-2012.
↑Nicola Todorov,La Grande Armée à la conquête de l'Angleterre. Le plan secret de Napoléon, Paris, Vendémiaire,, 295 p.(ISBN978-2-36358-247-8),p. 97.
↑. Le terme russe « guerre patriotique de1812 » la distingue de la « grande guerre patriotique », qui désigne la résistancesoviétique à l'invasion allemande durant laSeconde Guerre mondiale.
↑Mémoires du lieutenant-général comte de Löwenstern (Paris, 1903, pp. 184–185) ; M. I. Bogdanovitch,Histoire de la campagne de Russie (vol. I), pp. 310–312.
↑J. Rickard, « Action at Inkovo, 8 August 1812 », History of War.
↑Selon Ségur, Murat l’avertit de ne pas avancer sans concentration préalable, en raison de l’épuisement de la cavalerie (Ségur,Histoire…, 1824, ch. XII ; Thiers, t. XIV, p. 229–231).
↑Voir Thiers,Histoire du Consulat et de l’Empire, t. XIV, p. 234–236 ; Chambray,Histoire de l’expédition de Russie (1823), t. I, p. 312–315 ; Mikaberidze,The Burning of Moscow, p. 78–82 ;Voenno-istoricheskii zhurnal, n° 7 (2012), p. 34–41.
↑Jomini, Vie politique et militaire de Napoléon, t. IV, p. …
↑Koutouzov écrivait à Alexandre : « Les Français, loin de se laisser abattre par la cruelle extrémité où ils se voyaient réduits, n’en étaient que plus enragés à courir sur les pièces qui les écrasaient. On dit encore vulgairement en Russie : « Ce n’est point le général Koutouzov qui a tué ou dispersé les Français, c’est le général Morossov (la gelée). »
Émile Marco deSaint-Hilaire,Histoire de la campagne de Russie pendant l’année 1812 et de la retraite de l’armée française,t. 2, Paris, Imprimerie de Plassan,.
MichelRoucaud et François Houdecek,Du Niémen à la Bérézina : témoignages et lettres de soldats français sur la campagne de Russie conservés au SHD, Paris, Service historique de la Défense,, 291 p..
AdolpheThiers,Histoire du Consulat et de l’Empire, faisant suite à l’Histoire de la Révolution française, tome XIV : Campagne de Russie, Paris, Paulin,.
NicolaTodorov,La Grande Armée à la conquête de l’Angleterre : le plan secret de Napoléon, Paris, Vendémiaire,, 300 p.(ISBN978-2-363-58247-8).
AlbertVandal,Napoléon et Alexandre Ier : l’alliance russe sous le Premier Empire. Tome III : La rupture, Paris, Plon, (réimpr. 1976).
ThéodoreVaudoncourt,Histoire de la campagne de Russie, 1812, Paris, Bossange frères,, 410 p..