Au départpéjorative, « mauvais genre » et moquée, la bohème littéraire et artistique, devenue unstéréotype, voire uncliché ou tout simplement un phénomène demode, finit par caractériser toute une générationpost-romantique, jusque dans lesannées 1880[1].
Selon certains critiques, la bohème serait chronologiquement indéfinissable, sociologiquement confuse, littérairement indécidable, et forme unecatégorie fourre-tout, une construction à toutes fins utiles : si elle ne cesse de filer entre les doigts de l'historien, la bohème joue bel et bien un rôle de premier plan dans les représentations dont l'activité littéraire et artistique fait l'objet auxXIXe et XXe siècles[2],[3].
Honoré Daumier :Le Protecteur, lithographie tirée du recueilLes bohémiens de Paris (Aubert, 1842) .L'Homme à la pipe (1848), autoportrait deGustave Courbet (musée Fabre).
L’apparition du mot « bohème » (ou « bohême »), en tant qu'épithète, remonte enFrance à 1659 chezTallemant des Réaux. Il s’agissait de décrire un« homme qui mène une vie sans règle », en le comparant aux peuples nomades que l'on n'appelait pas encore tziganes ouroms, que l'on croyait venir de cette région, laBohême, peuples que représenta entre autresJacques Callot. En 1835, l'Académie française relève l'expression« mener une vie de bohème, vivre en (comme un) bohème », avec comme définition :« n'avoir ni feu ni lieu, vivre dans le vagabondage »[4]. Cependant, l'expression « mener une vie de bohème » semble bien antérieure aux années louis-philippardes : elle est attachée au mode de vie des étudiants parisiens qui, depuis longtemps, dans la ligne desgoliards, partaient sur les routes et écrivaient de la poésie. En 1983,Robert Darnton attire l'attention sur un ouvrage intituléLes Bohêmiens écrit par le libraire-éditeur Antoine-Louis-Guillaume-Catherine Laporte (1746-1817)[5] : publié en 1790 à Paris, il y met en scène des écrivains misérables.
L'expression« bohème littéraire » s'impose autour de 1842 dansLe Charivari sous forme de caricatures satiriques. Elle caractérise les candidats au succès littéraire qui déferlent alors dans Paris, au moment où le monde de l'édition et de la presse s'industrialisent. Mais de nombreux peintres, sculpteurs ou dessinateurs sont également du nombre[6]. En avril 1843,Alexandre Privat d'Anglemont, alors inconnu, soumet àEugène Sue, auteur installé, un projet de roman qu'il résume ainsi :« Ce serait la vie de misère de faim et de rage, de cette race intelligente, travailleuse, instruite, les existences problématiques de tous ces jeunes gens, qui ont eu les bras brisés par l’éducation de collège, qui n’ont pas d’état. Et à qui notre malheureuse civilisation n’a laissé que deux débouchés la potence ou l’hôpital[7]. »
Vers 1840,Balzac, dansUn prince de la bohème écrit :« Ce mot de Bohème vous dit tout. La Bohème n’a rien et vit de tout ce qu’elle a. L’espérance est sa religion, la foi en soi-même est son code, la charité passe pour être son budget. Tous ces jeunes gens sont plus grands que leur malheur, au-dessous de la fortune mais au-dessus du destin[8],[9]. » Mais cette bohème décrite par Balzac est celle d'une jeunesse dorée, exprimant par là une forme dedandysme décalée. Beaucoup plus proche de cette notion de « bohème artistico-littéraire », est, en revanche, son romanIllusions perdues, publié à partir de 1837. L'autrice souvent oubliée sur cette question resteGeorge Sand : avecLettres d'un voyageur, elle décrit, dès 1835, cet état des choses[10].
Le roman qui exprimera au plus juste ledéclassement dans lequel a sombré une partie de la jeunesse littéraire et artistique est celui deHenry Murger, intituléScènes de la vie de bohème, qui, publié en 1851, par son succès et sa postérité, forge unmythe. Ce texte est bâti à partir de l'expérience parisienne de Murger, du temps où il formait avec d'autres une sorte de faune, de clan, de cénacle, dephalanstère. Ces témoins de Murger sont les artistesAlexandre Schanne,François Tabar,Joseph Desbrosses, et les écrivainsCharles Barbara,Jean Wallon etMarc Trapadoux. Murger doit son succès d'abord au contexte politique : après larévolution française de 1848, les salons artistiques et les théâtres s'ouvrent à cette génération. Murger va produire sur scèneLa Vie de Bohème en novembre 1849 authéâtre des Variétés, d'après ses feuilletons parus trois ans plus tôt dansLe Corsaire-Satan[1].
Leurs principaux lieux de rencontre sont dans lequartier latin de Paris. Mais d'autres groupes et lieux existent, qui àMontmartre, auChâtelet ouhors-barrière, manifestent des modes de vie peu ou prou similaires. Ainsi, la seconde génération romantique, celle de 1830, duPetit-Cénacle, des Bousingos ou du Doyenné, avec entre autresThéophile Gautier etGérard de Nerval, a pu être qualifiée de « bohème ». Nerval lui-même l'écrit, en publiantLa Bohème galante en 1852[1]. Par ailleurs, la bohème ne constitue pas une classe sociale homogène, mais bien un milieu où se rencontrent des personnes de toutes origines, un milieu, vu comme une étape dans la formation de l'individu qui cherche à s'affranchir et à s'émanciper[11]. La correspondance du jeuneGustave Courbet est en ceci exemplaire : elle témoigne des angoisses du jeune provincial arrivé à Paris et se heurtant pendant près de dix ans à l'insuccès mais parlant avec émotion de ses amis rencontrés dans des brasseries, avec lesquels il partage des valeurs, des idées, des goûts vestimentaires, des modes de vie proches[12].
Durant les années 1840, les lieux où s'expriment cette bohème sont les cafés — comme leCafé Momus —, cabarets et brasseries[13], les ateliers d'artistes et lespériodiques. Avec lacharte de 1830, la presse retrouve une certaine forme de liberté et quantité de petites feuilles vont être publiées.
C'est la mort de Murger en 1861 qui signe l'installation de la bohème comme posture et ses exégètes en forgent la mythologie. Du côté deJules Vallès, la bohème prend une tournure politique, il y voit l'expression des réfractaires et des irréguliers. S'ensuivent des dizaines d'ouvrages, autant de souvenirs, de témoignages et de chroniques des temps passés, qui ravivent chez les lecteurs, une époque révolue. Durant le dernier tiers duXIXe siècle,Paul Verlaine incarne à lui seul une figure modernisée de la bohème, qu'il revitalise entre autres en inventant le concept de«poète maudit». Le Quartier latin se réapproprie la mythologie bohème, avec un groupe commeles Hydropathes. À Montmartre, le cabaretLe Chat noir en est un autre exemple[1].
En 1896, la création de l'opéra dePuccini,La Bohème, donne lieu à un succès international[14].
Le motBohème est employé en allemand depuis les années 1860 : il a été appliqué de façon rétroactive à des écrivains commeHeinrich Heine,E.T.A. Hoffmann,Max Stirner,Christian Dietrich Grabbe. Quand fut traduit le roman de Murger en allemand en 1851, le titre choisit futPariser Zigeunerleben. Depuis les années 1830, on qualifiait les poètes et écrivains en marge, deLiteratur- und Kunstzigeunertum, de « gitan littéraire et artistique ».
Letopos, ancré dans leromantisme allemand, est déjà présent chezGoethe, dans son romanLes Années d'apprentissage de Wilhelm Meister : publié à partir de 1795, on y découvre que le jeune héros s’écarte de la voie à laquelle le destinait sa famille, renoncer à un certain statut social élevé, pour entrer dans une troupe de théâtre ambulante.
« Sous le prétexte de fonder une société de bienfaisance, on avait organisé lelumpenprolétariat parisien en sections secrètes, mis à la tête de chacune d’entre elles des agents bonapartistes, la société elle-même étant dirigée par un général bonapartiste. A côté de « roués » ruinés, aux moyens d’existence douteux et d’origine également douteuse, d’aventuriers et de déchets corrompus de la bourgeoisie, on y trouvait des vagabonds, des soldats licenciés, des forçats sortis du bagne, des galériens en rupture de ban, des filous, des charlatans, deslazzaroni, des pickpockets, des escamoteurs, des joueurs, des souteneurs, des tenanciers de maisons publiques, des portefaix, des écrivassiers, des joueurs d’orgue, des chiffonniers, des rémouleurs, des rétameurs, des mendiants, bref, toute cette masse confuse, décomposée, flottante, que les Français appellent la bohème. »
En France, depuis le début desannées 2000, un nouveau concept est apparu, celui debourgeois-bohème, reprenant, en le dénaturant, le mythe post-romantique de bohème. Abrégé dans la langue populaire en « bobo », ce syntagme tentait de définir un style de vie ayant l’apparence de la bohème, mais menée par des personnes n’ayant aucune difficulté financière. L'équivalent anglo-saxon esthipster. Ce phénomène est lié à lagentrification des quartiers populaires des grandes villes occidentales[16].
Scènes de la vie de bohème, le roman deHenry Murger, publié en 1851, qui après Balzac popularisa le mot et fut plus tard adapté en deux opéras et deux films.
Manette Salomon, roman desFrères Goncourt, publié en 1867, qui plonge le lecteur dans la vie artistique parisienne en mettant en scène la décrépitude progressive de son héros à la suite de l'amour porté à sa modèle : Manette Solomon. Le roman met notamment en avant la vie d'un des personnages, Anatole, qui mène la vie de bohème dès la fin de laMonarchie de Juillet.
↑« La notion de bohème semble par nature insaisissable : elle est à la fois un mythe universel, celui de la vie d’artiste, et une multitude de réalités particulières, à travers la succession des générations de jeunes gens – partout la même, si on la réduit à quelques idéaux, beaucoup d’amour et d’eau fraîche ; toujours différente, dès que l’on explore sa géographie, ses coutumes et ses individualités », écrit Loïc Chotard, dans sa préface à H. Murger,Scènes de la vie de bohème, Gallimard, Folio Classique, 1988,p. 6.
Niklaus Manuel Güdel, « Henri Murger (1822-1861) : réminiscence et fin de la bohème romantique », in : Robert Kopp (dir.),Achèvement et dépassement. Romantisme et Révolution(s) III, Paris, Gallimard, coll. « Cahiers de laNRF », 2010,p. 31-75.
Bertrand Matot,Paris Bohèmes 1830-1960 : Des romantiques à laBeat Génération, le souffle de la liberté et de l’anticonformisme, Parigramme,, 128 p.(ISBN978-2-37395-133-2).