Il reçoit de maîtres particuliers une formation classique pour son époque et son milieu : étude, par cœur, duCoran, à laquelle s'ajoutent lagrammaire, lapoésie, lamusique, des rudiments decalcul et l'apprentissage de l'écriture[U 3]. Puis, Averroès étudie avec son père lehadîth, la Tradition relative aux actes, paroles et attitudes duProphète Mahomet et lefiqh, droit au sens musulman, selon lequel le religieux et le juridique ne se dissocient pas[U 4].
Lessciences et laphilosophie ne sont abordées qu'après« une bonne formation religieuse »[U 5]. Urvoy rappelle qu'en Andalousie, unchirurgien duXe siècle nomméAbû-l-Qâsim Al-Zahrawî préconisait l'étude des lettres (grammaire, poésie), après cette éducation religieuse[U 6]. Les sciences profanes devaient venir après. Il est possible qu'Averroès ait suivi un tel cursus. Il s'intéresse en amateur éclairé à laphysique, labotanique, lazoologie, l'astronomie (pratiquant même l'observation directe dans ce domaine, mais ne découvrant rien de plus significatif que des détails). Concernant la médecine qu'il pratique en professionnel, la rencontre d'Avenzoar, de trente ans son aîné, est décisive. Averroès le considèrera toujours comme le plus grand médecin depuisGalien[U 7]. S'il pratique cet art, notamment en tant que médecin de la couralmohade, néanmoins il est plus intéressé par la théorie, les concepts de la médecine, que par l'exercice en lui-même de cette profession[U 8]. Il va surtout se distinguer par l'étude de laphilosophie[U 9], une discipline négligée car suspectée d'éloigner de la Loi religieuse. Ce sont surtout lesmathématiques et lamédecine qui étaient étudiées dans l'Occident musulman, auxXIe et XIIe siècles, selon Urvoy[U 10].
Les deux maîtres grecs d'Averroès :Platon et surtoutAristote. Panneau en marbre provenant de la façade nord, registre inférieur, ducampanile deFlorence. Attribué àLuca della Robbia, vers 1437-1439.
Averroès avait une bonne connaissance des textes d'Ibn Bâjja (connu en Occident sous son nom latin d'Avempace), un philosophe aristotélisant. C'est peut-être par l'intermédiaire d'Ibn Hârûn de Trujillo qu'Averroès découvre les œuvres aristotéliciennes d'Ibn Bâjja[U 11]. L'influence du maître deSaragosse sur son œuvre est patente : pour Ibn Bâjja, commentateur de l’Éthique à Nicomaque, le bonheur ici-bas est possible par le moyen de la connaissance acquise des intelligibles, en s'unissant avec l'Intellect agent[d], une idée qu'Averroès reprend. Il lui reprend également l'idée qui veut que« l'intellect humain constitue une unité, à laquelle les individus ne font que participer »[U 12]. On suppose que c'est par Ibn Bâjja, auquel il aurait eu accès par l'intermédiaire d'Ibn Hârûn, que le philosophe cordouan a été initié à l'aristotélisme. Tant Ibn Bâjja qu'Averroès seront considérés commehérétiques parIbn Khaqân et ses disciples[U 13].
Le califeAbu Yaqub Yusuf lui demande, en 1166, de résumer de façon pédagogique l'œuvre d'Aristote[U 14]. Cherchant à retrouver l'œuvre authentique, pour un meilleur apprentissage, Averroès utilise plusieurs traductions. En appliquant les principes de lapensée logique dont la non-contradiction, et en utilisant sa connaissance générale de l'œuvre, il décèle des erreurs de traduction, des lacunes et des rajouts. Il découvre ainsi la« critiqueinterne »[U 15] et écrit trois types decommentaires : les Abrégés (jawâmi), les Moyens (talkhîs) et les Grands (tafsîr)[5]. Parmi les commentateurs médiévaux, il est celui qui cherche le plus à retrouver les vrais écrits d'Aristote. En effet, pour Averroès, le philosophe grec a découvert la vérité des choses et il ne s'agit que de la retrouver dans ses textes. LeStagirite constitue le sommet de l'humanité, lesProphètes mis à part. Cette attitude est également celle d'Al-Fârâbî (872-950), un des maîtres philosophiques d'Averroès, et deMoïse Narboni (c. 1300-1362), un averroïste juif[6].
Statue d'Averroès àCordoue, sa ville natale. Par Pablo Yusti Conejo, 1967.
Averroès est nommé grandcadi (juge suprême) àSéville en 1169, son premier poste officiel[U 16]. Il est alors partagé entre ses fonctions publiques et son travail de philosophe et de commentateur de l'ensemble de l'œuvre d'Aristote. Il occupe sa fonction pendant deux ans, puis rentre àCordoue où un tremblement de terre se produit en 1171[U 17]. Averroès se consacre pendant huit ans à ses commentaires d'Aristote, puis redevient grand cadi de Séville en 1179. C'est aussi l'année pendant laquelle il écrit en son nom propre leDiscours décisif, leDévoilement des méthodes de démonstration des dogmes, et l’Incohérence de l'Incohérence, ouvrage dirigé contre la pensée d'Al-Ghazali, et spécialement sonIncohérence des philosophes[U 18].
En 1179, il rencontre le futursoufi andalouIbn Arabi, alors adolescent. Ce dernier mentionne Averroès parmi ses influences mais il en fait également la critique, préférant l'approche illuminative — l'expérience directe de l'amour de Dieu — à l'approcherationaliste (étude des« étants créés par Dieu ») qui est celle d'Averroès. Ibn Arabi assure avoir rencontré Averroès sous forme de vision ou d'apparition en 1199, un an après la mort du maître. La vision lui conseille par la suite de quitter l'Espagne[7].
Averroès, après avoir été grand cadi à Séville, est nommé grand cadi de Cordoue[U 19]. En 1182, s'ajoute à cette fonction officielle celle de médecin privé du sultan, à la suite d'Ibn Tufayl[U 20]. Le sultan estAbu Yaqub Yusuf à cette date (il meurt en 1184). Son filsAbu Yusuf Yaqub al-Mansur lui succède et maintient Averroès au poste de médecin personnel.Dominique Urvoy note qu'à cette époque, il écrit son commentaire deLa République dePlaton, faute de trouver le texte d'Aristote sur le même sujet, laPolitique (qui n'a vraisemblablement pas été traduite en arabe au Moyen Âge).
Urvoy rappelle deux positions que développe Averroès dans son commentaire de Platon, le« bellicisme » et le« féminisme »[U 21]. En effet, le philosophe andalou soutient la nécessité de la guerre sainte oudjihad, sans y participer lui-même (en tant que personnalité intellectuelle retirée du front), et dans le même ouvrage l'égalité entre les sexes, la nécessité de ne pas cantonner lesfemmes aux rôles de la procréation, de l'allaitement et de l'éducation. Il soutient que les femmes devraient pouvoir travailler à l'instar des hommes, ce qui fait écho aux textes platoniciens sur la capacité des femmes à gouverner et à exercer les tâches habituelles des hommes[8],[9].
Si la fin de sa vie est intellectuellement intense — il rédige alors les Grands Commentaires d'Aristote, et son traité sur le bonheur, intituléSur la béatitude de l'âme[U 22] —, il doit néanmoins affronter des attaques contre saphilosophie et contre la philosophie en général.
En 1188-1189, lesAlmohades doivent faire face à des rébellions dans leMaghreb central et enEspagne, à la reprise de la guerre contre les royaumes chrétiens. Le califeAbu Yusuf Yaqub al-Mansur fait alors interdire la philosophie, les études et les livres, tout comme il proscrit la vente duvin ainsi que les métiers de chanteur et de musicien[U 23]. À partir de 1195, Averroès, que le simple fait d'être philosophe rend suspect, est victime d'une campagne de diffamation qui vise à briser son prestige de grandcadi.Kurt Flasch, spécialiste d'Averroès, explique que des« pressions politiques » ont été exercées par le« parti de ceux qui craignaient Dieu » (lesoulémas, des théologiensmalikites) sur le calife Al-Mansur, afin que celui-ci abandonne son protégé[10].
Averroès est exposé et humilié dans lamosquée de Cordoue, avant d'être forcé de partir de saville natale. Il est exilé en 1197 àLucena, une petite ville andalouse peuplée surtout deJuifs qui décline depuis que lesAlmohades ont interdit toute religion autre que l'islam[U 24]. Ses livres sont brûlés et lui-même est accusé d'hérésie, notent les spécialistes[11],[12]. Le poèteIbn Jubair est chargé d'écrire desépigrammes pour le discréditer pendant l'exil[U 25]. Il écrit, s'adressant à Averroès :« Tu as été traître à la religion »[13].
Selon Kurt Flasch, la conséquence du traitement subi par Averroès fut grave sur le monde arabe : ce dernier« perdit dès lors tout contact avec le progrès scientifique »[10].
Son exil dure un an et demi, après quoi il est rappelé auMaroc où il reçoit le pardon du sultan sans être pour autant rétabli dans ses fonctions officielles. Il meurt àMarrakech le 10 ou le sans avoir pu revenir dans son pays natal, l'Andalousie. La mort d'Al-Mansur peu de temps après marque le début du déclin de l'Empire almohade.
Si Averroès est l'un des plus grands penseurs de l'Al-Andalus (Espagne musulmane), à la fois médecin,théologien etphilosophe, sa pensée, qui montre que l'usage de la philosophie et de lalogique démonstrative est recommandé par leCoran même, inquiète les musulmans traditionalistes tel lefondamentalisteIbn Taymiyya, qui consacre une étude entière à démontrer le caractère impie de l'œuvre d'Averroès[14]. Aussi, une partie de celle-ci est brûlée chez les siens et n'est conservée que par des traductionsjuives. Connue en Occident par l'intermédiaire des Juifs deCatalogne et d'Occitanie, son œuvre est intégrée dans lascolastique latine[U 25]. À son égard la scolastique a une attitude ambivalente : d'un côté Averroès est considéré comme le « Commentateur » par excellence d'Aristote ; d'un autre, il est portraituré comme :« fanatique, enragé, neurasthénique, […] libertin » comme le rappelleAlain de Libera, un spécialiste de laphilosophie médiévale[15]. SelonRémi Brague, un médiéviste arabisant, on lui attribue à tort leTraité des trois imposteurs, un livre d'obédienceathée qui affirme que les fondateurs des troismonothéismes sont des trompeurs et des manipulateurs, rédigé en réalité auXVIIe siècle[16]. Par exemple, dans le dictionnaire d'Éloy (1778), il est considéré comme« un raisonneur hardi et dangereux, qui sapait les fondements de toutes les religions »[17].
En Islam, Averroès, accusé d'hérésie, n'a pas de postérité. Il en est de même de laphilosophie (falsafa) dans sa branche rationaliste (et non mystique, laquelle a une large postérité enIslam iranien).Mohammed Arkoun écrit qu'« au moment où Ibn Ruchd donnait de nouvelles possibilités de développement à un réalisme critique de type aristotélicien — apport qui fructifia uniquement en Occident chrétien —Suhrawardî (1155-1191) assurait, en Orient, le succès de la philosophie illuminative (Ichrâq) recueillie et continuée par les penseurs iraniens »[18]. Arkoun explique que lafalsafa a toujours eu une existence précaire en terre d'Islam, spécialement au Moyen Âge, même si elle était objectivement bien représentée par des auteurs commeAl-Kindi (801-873) etAl-Fârâbî (872-950) avant Averroès. En effet, il lui est reproché de vouloir substituer la raison à larévélation et l'étude de la nature à l'étude des sciences religieuses. Par contre, selon Alain de Libera, Averroès est par sescommentaires d'Aristote« un des pères spirituels » de la pensée occidentale[19]. SelonLéon Gauthier, Averroès est le « père authentique d’une forme primitive de scolastique proprement musulmane bien que foncièrement philosophique » et l'« ancêtre de la scolastique sous ses formes ultérieures, juive ou chrétienne, orthodoxe ou hétérodoxe[20],[e]. » L'universitaire Majid Fakhry le décrit comme l'un des fondateurs de lalaïcité enEurope de l'Ouest[22].
Le mouvement religieux desAlmohades est fondé vers 1120 àTinmel parMohammed ibn Toumert, appuyé par un groupe de tribus masmoudiennes du Haut Atlas marocain[27], principalement desMasmoudas. Ibn Toumert prône alors une réforme morale puritaine et se soulève contre les Almoravides au pouvoir à partir de son fief de Tinmel[28]. À la suite du décès d'Ibn Toumert vers 1130,Abd al-Mumin prend la relève, consolide sa position personnelle et instaure un pouvoir héréditaire, en s'appuyant sur les Koumyas de la région deNedroma dans l'Ouest algérien ainsi que lesHilaliens[29]. Sous Abd al-Mumin, les Almohades renversent les Almoravides en 1147, puis conquièrent leMaghreb centralhammadide, l'Ifriqiya (alors morcelée depuis la chute desZirides) et lesTaïfas. Ainsi, leMaghreb et l'al-Andalus sont entièrement sous domination almohade à partir de 1172.
Lors de la reddition de Cordoue aux Almohades, Averroès dut réciter une profession de foi, c'est-à-dire réciter une partie des écrits du fondateur du mouvement, leMahdiMohammed ibn Toumert[30]. Dans le ralliement d'Averroès, selon Urvoy, il ne s'est pas agi d'une adhésion forcée mais au contraire d'une adhésion« faite dans l'enthousiasme ». Il écrivit d'ailleurs deux ouvrages aujourd'hui perdus sur la doctrine almohade : unCommentaire sur la profession de foi de l'imâm mahdî et unTraité sur les modalités de son entrée dans l'état suprême, de son apprentissage en lui et des vertus de la science du mahdî[30]. La pensée d'Averroès de cette époque emprunte en effet à la doctrine théologique et juridique du Mahdi Ibn Toumert, alors que pourAl-Ghazali, la parole de Dieu est première :« il n'y a pas d'explication après celle de Dieu », de sorte que la raison n'intervient qu'après la parole de Dieu ; au contraire, pour Ibn Toumert, la raison occupe une place plus importante. Par conséquent, selon Urvoy, alors qu'Ibn Toumert est proche de l'école théologiquemutazilite rationalisante, Al-Ghazali, lui, est unasharite. Sur ce point, Averroès s'inscrit dans la tradition initiée par le Mahdi. Pour Urvoy[31], l'almohadisme fut pour Averroès« une excellente préparation à la réception des œuvres d'Ibn Bâjja, et par lui dupéripatétisme ».
Il utilise la logiquearistotélicienne pour organiser ses traités, faisant de la médecine une science davantagedéductive qu'inductive, à rebours des praticiens de l'Antiquité. Ses travaux médicaux s'organisent enCommentaires de grands auteurs : petit commentaire (présentation, résumés, points importants), moyen (développement ou critique de points particuliers), grand (analyse d'ensemble approfondie) ; enTraités sur des sujets particuliers (lathériaque, les fièvres) ; enfin, ordonnés et synthétisés enEncyclopédie (Colliget).
La pensée médicale d'Averroès se situe au moins à deux niveaux. L'un de philosophie ou de théorie médicale, qui est celui de la définition et de la nature de la médecine et de ses rapports devérité avec laphilosophie naturelle (vérités « externes » de la médecine, sa place dans le monde). L'auteur de référence reste iciAristote : sa logique, sa physique et sa métaphysique[32].
L'autre niveau est celui de la médecine « appliquée », dominée par l'articulation entre Aristote etGalien. En effet, dans saPhysique et ses traités sur le vivant[f], Aristote applique ses conceptions médicales (anatomie,physiologie) dont plusieurs sont divergentes de celles de Galien, garant et référent de la médecine. Ces divergences sont autant de difficultés à éclaircir (vérités « internes » à la médecine, sa doctrine propre)[33].
Ces problématiques sont d'autant plus difficiles que si Aristote est un philosophe féru de médecine, Galien, lui, est un médecin féru de philosophie. L'œuvre médicale d'Averroès va chercher à les résoudre, en poursuivant le chemin déjà parcouru parAl-Farabi,Rhazès etAvicenne.
Le problème posé est celui du statut de lamédecine, de ses critères devérité, si elle est de l'ordre de la science (épistemè engrec ancien,scientia enlatin) par connaissance desprincipes, ou si elle relève de la pratique artisanale (technè,ars). Jusque-là, le philosophe persanAl-Fârâbî avait réduit la médecine à une simple technique, à l'instar d'Aristote, tandis qu'Avicenne en avait fait une science dont les principes sont modifiables selon les besoins du traitement.
Averroès aboutit à une sorte de compromis. En médecine, il s'agit selon lui de raisonner à partir de principes généraux, et pas seulement de tâtonner au hasard des expériences particulières. Le critère de vérité se trouve d'abord dans les principes (logique etphilosophie naturelle), puis dans la pratique (anatomie,thérapeutique). Il affirme ainsi la supériorité des principes sur la pratique concrète, comme Al-Fârâbî l'avait fait avant lui. Toutefois, à la différence d'Al-Fârâbî, il ne réduit pas la médecine à un simple art, unetechnè. Il précise :
« L'art de la médecine est un art opératoire tiré de principes vrais, où l'on recherche la conservation de la santé et l'éloignement de la maladie, car la fin de cet art n'est pas de guérir de manière absolue, mais d'envisager ce qui peut être fait, selon la mesure et le temps convenables et, ensuite, d'attendre la fin [recherchée] comme dans les arts de la navigation ou des armes. »
Comme tous les médecins médiévaux, Averroès a l'humilité de laisser la guérison àDieu. Mais c'est cette définition (art opératoire tiré de principes vrais) qui sera retenue par l'Occident chrétien médiéval[32].
Averroès articule la vérité opératoire et la vérité des principes en deuxdémonstrations : la démonstration des signes ou observation dessymptômes (par la mémoire et l'expérience sensible) et la démonstration descauses (par argumentation logique selon des principes immuables). C'est la démonstration du fait et la démonstration de la cause[32]. À la différence d'Avicenne, Averroès n'admet pas que ces principes puissent s'adapter en fonction des besoins du traitement. Cette étape de la pensée d'Averroès a parfois été vue comme un jalon vers laméthode expérimentale, mais les auteurs et commentateurs divergent sur les interprétations à donner. SelonDanielle Jacquart, spécialiste demédecine arabe :« Ce sujet, d'une extrême complexité, a donné lieu chez les critiques modernes à des controverses dignes de la scolastique »[32].
Averroès définit l'organisme en termes de structure et pas seulement de fonctions, comme c'était le cas chez Galien, selonDanielle Jacquart[34]. Ainsi l'anatomie, œuvre du Créateur, repose sur descauses finales. Pour Averroès, son étude doit être menée selon une pratique orientée vers letraitement (médicamenteux et chirurgical)[35].
Averroès se démarque deGalien, dont lefinalisme est lié à l'utilité (le traité d'anatomie de Galien porte le titre significatifDe l'utilité des parties du corps humain). Selon Galien, chaque partie du corps est inséparable de sa fonction, de son utilité[33] (en termes modernes, une illustration possible serait l'anatomie fonctionnelle des kinésithérapeutes).
Le finalisme d'Averroès reste aristotélicien, la cause finale se rapproche de la cause formelle fondée sur la forme (morphologie et propriétés), c'est un finalisme intériorisé, une structure, c'est un lieu d'opération (comme le terrain à la guerre) et un champ d'application[33]. En termes modernes, c'est l'anatomie topographique des chirurgiens. Averroès est l'un des premiers (avec d'autres chirurgiens de l'Islam médiéval) à faire de l'anatomie le premier chapitre de tout livre général sur la médecine ou la chirurgie. Elle acquiert le rang de discipline première ou de base (fondamentale). L'Occident médiéval reprend cette idée, notamment à Montpellier : Averroès est cité par des chirurgiens commeHenri de Mondeville ouGuy de Chauliac[36].
Toutefois, l'observation anatomique reste une illustration de principes vrais déjà connus, c'est un moyen formel de vérification et de confirmation, et surtout pas une occasion de remise en cause, ou de découverte de principes nouveaux (processus qui ne débutera qu'après laRenaissance).
Enpharmacologie, Averroès critique l'usage de lathériaque dans sonColliget, recueil d'écrits médicaux qui fera l'objet d'un débat avecIbn Tufayl. La thériaque était un remède composé de dizaines de substances différentes (dont l'opium et la chair devipère), censé représenter un antidote universel, par la réunion de tous les antidotes particuliers[37].
La composition d'un tel remède posait de nombreux problèmes, d'ailleurs communs à tous les remèdes composés. Celui de « la forme spécifique » du résultat final ; celui des quantités (doses et nombre de substances associées) ; celui de la substitution (licite ou illicite) d'un composant par un autre ; celui des qualités et des intensités de qualité de chaque substance, dont on se demande si elles peuvent s'additionner et quel est le résultat final d'une telle composition[38].
Averroès cherche des conciliations par raisonnementslogiques, afin de resituer les apports deGalien dans le cadre de la philosophie d'Aristote.
Danielle Jacquart écrit :« Toute la conception desKullïyyàt [leColliget], vise à mettre en accord les énoncés aristotéliciens et les acquis incontestables de la médecine galénique, en matière d'anatomie et de connaissance des phénomènes de la santé et de la maladie. Averroès fut sans doute l'auteur de langue arabe qui poussa le plus loin la critique de Galien et se montra le plus novateur dans sa représentation des mécanismes de la physiologie »[34].
L'innovation majeure par rapport à Galien est de se servir de la philosophie naturelle (physique d'Aristote) et notamment de sathéorie de la causalité (causes matérielle, formelle, finale, efficiente) pour analyser les affections, complétant ainsi lathéorie des humeurs et des complexions ou tempéraments. Cependant, ces quatre causes s'appliquent difficilement en médecine galénique, car le changement des humeurs de Galien est à la fois cause formelle et cause efficiente[32].
Par exemple, Aristote place l'origine du mouvement et de la sensation dans leCœur, Galien dans leCerveau. L'observation des blessés du crâne devrait donner raison à Galien, mais il est relativement aisé d'argumenter que le cœur restein fine le maître du cerveau et son instance supérieure, tout en reconnaissant au cerveau un rôle direct, mais de simple exécutant intermédiaire (le cerveau comme cause instrumentale, le cœur comme cause efficiente)[40].
En maintes occasions, Averroès défend le point de vue d'Aristote contre celui de Galien : comme dans le rôle respectif des semences masculine et féminine dans la conception (si la semence féminine participe activement à la formation du fœtus selon Galien, ou si elle n'est qu'une matière passive selon Aristote), si l'embryon commence par la formation du cœur ou du foie, si le sperme vient du sang (comme l'écume de la mer) ou duphlegme (provenant du cerveau par le biais de lamoelle épinière[33],[40]).
Les discussions d'Avicenne et d'Averroès sur ces différences incitent les auteurs latins à aborder ces sujets. L'éclaircissement, la discussion et si possible, la conciliation des points de vue d'Aristote et de Galien restent longtemps le problème central de la scolastique médicale[40]. Dans ce grand débat médiéval en Occident des « Philosophes contre [les] Médecins », Averroès, pour son obstination à défendre Aristote, est désigné comme« l'assommoir des médecins » et parfois moqué parJacques Despars (médecin français commentateur d'Avicenne), lorsque Averroès utilise comme argument un témoignage de sa voisine[41].
Même si Averroès semble n'avoir pratiqué que très peu l'observation et l'expérimentation selon Urvoy[U 27], il est crédité de plusieurs avancées, du point de vue moderne, en savoir médical positif. Il note que celui qui a été atteint devariole en acquiert l'immunité[U 28], il affirme le rôle de la rétine dans la vision[42], il connaît la transmission de la rage humaine par chien enragé[h], il envisage la fièvre comme le résultat d'un mixte entre chaleur innée et chaleur pathologique (quantité et qualité de fièvre).
Sa théorie de la vision et de la lumière paraît occuper une place centrale, dans saphilosophie comme dans saphysiologie. À l'encontre deGalien et dePlaton, qui faisaient de la vision un phénomène actif d'émission rayonnant à partir de l'œil, il en fait, avecAristote, un phénomène d'intromission de la lumière dans l'œil (perception rétinienne).J. Paul explique ainsi l'apport d'Averroès :« La capacité de comprendre s'éveille chez l'homme sous l'action de l'intellect agent, comme celle de voir par la présence de la lumière. Comprendre est chez un homme particulier un phénomène purement corporel »[43].
L'influence médicale d'Averroès est relativement faible, comparée à celle d'Avicenne. Averroès est plutôt jugé comme un compilateur raisonné par les historiens[42]. En médecine médiévale occidentale, relativement aux autres médecins arabes, il est loin derrière Avicenne (qui égale à lui seulHippocrate et Galien), et bien aprèsRhazès (pour sa clinique),Abulcassis (pour sa chirurgie), etHaly Abbas (pour sa pratique courante)[i]. Toutefois, sur plusieurs points, Averroès met en cause des idées admises. En cela, il attire l'attention. En Occident, ces sujets seront sources de controverses universitaires (disputationes) dès la fin duXIIIe siècle[32]. En termes modernes, les textes d'Avicenne sont utilisés comme « livres de cours », les textes d'Averroès comme « livres d'exercices » de fin d'études.
SelonDanielle Jacquart, les questions posées par Averroès, la confrontation médiévale du galénisme et de l'aristotélisme (ou médecine contre philosophie) n'ont pas abouti qu'à des impasses, cette confrontation« a contribué à approfondir la réflexionépistémologique occidentale »[32]. Par exemple, l'adéquation de la réalité des pratiques médicales avec les principes biologiques et scientifiques reste une question toujours vivante auXXIe siècle[j].
Selon Nancy Siraisi, historienne américaine de la médecine, Averroès est l'un des principaux acteurs permettant à l'Occident médiéval d'assumer l'étude du corps humain comme une activité utile et digne, et la médecine comme une entreprise intellectuellement respectable[46].
Averroès a été éduqué dans la tradition dumalikisme, l'une des quatre grandes écoles de droit dusunnisme[U 29]. Il a exercé la fonction de grandcadi (juge suprême) àCordoue. Sa plus célèbrefatwa (consultation juridique) est celle dite duDiscours décisif qui veut démontrer le caractère obligatoire de la pratique de laphilosophie pour la classe des savants.
Jeune, Averroès a étudié également leMustasfâ, le principal ouvrage dedroit d'Al-Ghazali (1058-1111), plus connu en Occident sous le nom d'Algazel, dont il rédigera unAbrégé. Selon Aida Farhat, même si Averroès s'opposera à Al-Ghazali sur la question de la philosophie, il est alors proche de sa pensée juridique[47]. Selon Al-Ghazali il existe quatre grandes sources de droit : leCoran, leshadîths (paroles du Prophète rapportées par la tradition), le consensus et le raisonnement. Il écarte des sources les lois révélées antérieures à la révélation islamique, les paroles des compagnons du Prophète, ainsi que les principes d'équité et d'utilité[U 30]. Dans sonAbrégé, Averroès, rapprochant le droit de laphilosophie, le subordonne à la« pratique et l'organisation des raisonnements », alors que le droit était habituellement considéré comme une discipline autonome[U 31].
LaBidâya, rédigée vers 1168, constitue son principal ouvrage de droit de la maturité[U 32]. Elle date de la même époque que sonColliget (ouvrage de médecine). LaBidâya est complétée vingt ans après, en 1188, par leLivre du pèlerinage[U 33].
Averroès privilégie la« méthode comparative » en matière de droit qui consiste à résoudre un cas en cherchant les similitudes avec un autre cas. Son livreBidâyat ul-mudjtahid wa nihâyat ul-Muqtasid fait référence en matière de jurisprudence comparée. Il y cite et discute les avis des différentsmadhhabs (écoles) en matière dejurisprudence islamique (fiqh). Urvoy précise que« laBidâya est enseignée de nos jours [en 1998] à Médine même »[U 34].
Dans le livre laBidâya, il veut dissocier« théologie et droit »[48]. Il pense que les juristes de son temps se comportent comme des êtres humains qui croient que le« bottier est celui qui a chez lui des chaussures en nombre, non point celui qui est capable de les fabriquer (Bidâyat, II, 1994) ». Il leur reproche d'être comme les rhéteurs auxquels Aristote reproche d'enseigner« non pas l'art mais les résultats de l'art (Aristote,Réfutations sophistiques, 184a 1-7, tr.fr., Vrin) »[49]. Aussi dans ce livre, il insiste sur la méthode. Il convient de connaître l'authenticité duhadîth, la portée des textes, de les mettre en perspective. Selon lui,« le vrai juriste ne se distingue pas par la somme de ces connaissances, mais par sa capacité à les appliquer »[U 35]. Chez lui, le droit est positif et la raison n'est que seconde. Par exemple, un raisonnement rigoureux doit s'incliner devant un texte de loi reconnu. Alors que dans la théologie,« la raison légifère », chez lui, elle n'intervient dans le droit qu'après coup pour organiser les choses[U 36].
Ce sont surtout lescommentaires d'Aristote rédigés par Averroès sur commande du sultanAbu Yaqub Yusuf qui seront connus en Occident et feront l'objet detraductions en latin. Mais son activité de commentateur est beaucoup plus large. Averroès produit au cours de sa vie trois types de commentaires : les petits commentaires ou abrégés, les commentaires moyens ou paraphrases, et les grands commentaires[50].
Les abrégés sont de simples résumés. Nous lui devons des abrégés d'Aristote, notamment de salogique (l'Organon) et de l'Almageste dePtolémée (un traité d'astronomie grecque qui faisait autorité au Moyen Âge)[51]. Averroès commente aussi l'Isagogè dePorphyre, un traité de logique généralement étudié avec le corpus aristotélicien dans lascolastique, mais aussi leDe Intellectu d'Alexandre d'Aphrodise (un traité depsychologie sur l'intellect agent), et laMétaphysique deNicolas de Damas[50]. Les petits commentaires d'Averroès sont impersonnels et ne représentent pas nécessairement la pensée de leur auteur.
Averroès écrit des moyens commentaires d'Aristote. Il commente d'ailleurs toute l'œuvre du Stagirite disponible à l'époque, c'est-à-dire sonéthique, samétaphysique, sonesthétique, salogique et sazoologie, ce qui exclut laPolitique[50], indisponible en arabe[52]. N'ayant pas accès aux écrits politiques du« premier maître », Averroès écrit un commentaire deLa République dePlaton, dans lequel il ne se contente pas de préciser les positions du philosophe athénien : il développe unephilosophie politique personnelle. Parmi les commentaires moyens, il faut aussi noter ceux concernant les écrits deClaude Galien, médecin et logicien romain (129-216).
Dans ses grands commentaires, rédigés pour la plupart dans la dernière partie de sa vie, Averroès cherche à cerner au plus près la philosophie d'Aristote, il en propose une interprétation personnelle (notamment la théorie de l'Intellect agent séparé des âmes individuelles, dans sonGrand Commentaire du De anima). Il cherche à repérer les erreurs de traduction, et attribue les incohérences du texte aux copistes. Pour Averroès, la philosophie aristotélicienne est parfaitement cohérente, donc les erreurs ne peuvent être quephilologiques. Urvoy écrit que« Averroès n'envisage même pas l'idée que le Stagirite ait hésité, ait laissé un problème sans réponse, ou ait évolué »[U 37]. Comme le rappelleAli Benmakhlouf qui cite Averroès, Aristote est« une règle de la nature et comme un modèle où elle a cherché à exprimer le type de la dernière perfection »[53].
Averroès critique généralement les interprétations d'Aristote proposées par certains de ses prédécesseurs, par exempleAlexandre d'Aphrodise etThémistios chez les Grecs. Plus encore, Averroès s'oppose aux interprétationsnéoplatoniciennes[50], qu'il accuse de n'avoir pas compris Aristote et de lui faire dire ce qu'il n'a pas dit. Il vise essentiellementAl-Fârâbî etAvicenne, comme le rappelleKurt Flasch[54].
Son rapport à Al-Fârâbî, également commentateur d'Aristote, est cependant complexe. De même qu'Al-Fârâbî, Averroès donne la place centrale à la logique enphilosophie, comme l'explique Ali Benmakhlouf. Ce dernier ajoute que« Averroès retiendra la leçon d'al-Fârâbî – loi divine et sagesse sont deux voies qui se confortent l'une l'autre »[55].
L'importance des commentaires d'Averroès pour la constitution des discussionsaristotéliciennes au Moyen Âge est fondamentale. Le spécialisteAlain de Libera résume les choses ainsi :
« c'est par lui que les médiévaux ont eu accès aux interprétations antérieures, qu'elles soient grecques, arabes ou andalouses, néoaristotéliciennes ou néoplatoniciennes ; c'est à le lire que s'est constitué le réseau médiéval des questions posées au texte aristotélicien ; c'est à le méditer que s'est déployé celui des réponses, des refontes ou des recommencements[56]. »
Au Moyen Âge latin, desthéologiens commeAlbert le Grand etThomas d'Aquin polémiqueront avec l'interprétation averroïste d'Aristote. Thomas d'Aquin surnommera même Averroès le« perversor,depravator » de la traditionpéripatéticienne : il pervertit et déprave l'aristotélisme. Le médiéviste Édouard-Henri Wéber résume la polémique ainsi[57] : Thomas d'Aquin s'est largement servi d'Aristote et a lui-même commenté toute son œuvre disponible en s'appuyant sur les commentaires d'Averroès, surnommé dans lascolastiqueCommentator, le commentateur par excellence du Philosophe par excellence (Aristote). Cependant, les traditionalistesaugustiniens parmi lesquelssaint Bonaventure attaquent les étudiants de la faculté des Arts qui prétendent mêler Aristote, un philosophe grec non-chrétien, à la foi catholique. Les thèses aristotéliciennes sont critiquées et même condamnées en 1270 parÉtienne Tempier, l'évêque de Paris.
Pour se défendre d'utiliser Aristote, Thomas d'Aquin se sépare de ses commentateurs litigieux, c'est-à-dire lesaverroïstes latins commeSiger de Brabant. Il écrit alors sonDe l'intellect contre les Averroïstes (De Unitate intellectus contra Averroistas), ouvrage dans lequel il qualifie Averroès de« dépravateur » de l'école aristotélicienne. Son objectif est de discréditer philosophiquement les tenants des thèses aristotéliciennes condamnées, à savoir l'éternité du monde et la séparation d'un Intellect unique, pour sauver Aristote et montrer l'accord de celui-ci avec les vérités de la foi[57].
Averroès cherche à élaborer une connaissance rationnelle deDieu, qu'il revient auphilosophe d'établir. Pour cela, il façonne leparadigme de l'Artisan divin : nous pouvons connaître Dieu et son acte de création par analogie avec l'étude du processus de fabrication artisanale. Dans sonDiscours décisif, le philosophe andalou écrit :
« Si l'acte de philosopher ne consiste en rien d'autre que dans l'examen rationnel des étants, et dans le fait de réfléchir sur eux en tant qu'ils constituent la preuve de l'existence de l'Artisan, c'est-à-dire en tant qu'ils sont des artefacts — car de fait, c'est dans la seule mesure où l'on en connaît la fabrique que les étants constituent une preuve de l'existence de l'Artisan ; et la connaissance de l'Artisan est d'autant plus parfaite qu'est parfaite la connaissance des étants dans leur fabrique ; et si la Révélation recommande bien aux hommes de réfléchir sur les étants et les y encourage, alors il est évident que l'activité désignée sous ce nom est, en vertu de la Loi révélée, soit obligatoire, soit recommandée[58]. »
De même que l'analyse des objets fabriqués peut nous donner une connaissance de la nature de l'artisan qui les a faits, l'étude des étants créés peut nous donner une connaissance de la nature de Dieu[59]. Le paradigme de l'Artisan divin s'inspire du « fabricant de l'univers » dePlaton[60].Alain de Libera dit que c'est une sorte depreuve téléologique de l'existence de Dieu,« lointain surgeon duDémiurge platonicien »[61]. La preuve téléologique veut dire qu'une chose a nécessairement été créée par quelqu'un qui avait en vue sa création, donc le monde émane lui aussi d'un Agent créateur.
La théoriemétaphysique de l'artisan et du produit fabriqué permet de faire la différence entre les savants et la foule : en présence d'objets artisanaux, la foule ne comprend pas la « recette » de leur fabrication, tandis que le scientifique sait comment ils ont été produits, il connaît leur cause. Averroès écrit :« Les gens de la foule considèrent les êtres de la même façon qu'ils considéreraient des objets dont ils ne connaissent pas la fabrique »[59]. Les scientifiques connaissent les règles de production d'un objet, contrairement à la foule. L'idée d'un savoir comme connaissance des règles de production d'un objet, distinct de la simple expérience sensorielle de l'objet, se trouve chezAristote[62]. Ainsi, il revient au philosophe, par la raison, de connaître Dieu à travers son acte de création, tandis que la foule n'a accès qu'à l'expérience sensible des étants créés. La foule doit s'en tenir à cette connaissance sensible des étants qui lui fait sentir que le monde a été créé par Dieu, mais elle ne peut comprendre au moyen de la raison l'acte de création.
La connaissance philosophico-théologique de Dieu n'est cependant pas une connaissance directe, de type intuitive, comme le serait la vision angélique de Dieu.Rémi Brague explique que cette connaissance de Dieu s'appuie en fait sur l'étude de la nature, qui est la création de Dieu[63]. C'est pour cette raison qu'Averroès fait l'éloge de laphysique, la science des étants naturels, à la suite d'Alexandre d'Aphrodise et deSimplicius. Il a d'ailleurs livré à la postérité un commentaire de laPhysique d'Aristote[64].
Averroès s'oppose en cela à son prédécesseurAvicenne. Le spécialiste de philosophie gréco-arabeMarwan Rashed explique ainsi cette opposition :« pour Avicenne, la métaphysique [l'étude des réalités purement formelles et non mêlées de matière] est assez puissante pour permettre un discours autonome sur Dieu, tandis que, pour Averroès, seule la physique peut nous permettre de l'approcher »[65].
Averroès cherche à donner un statut et un rôle très précis à laphilosophie d'inspiration grecque, aux côtés de l'islam. Ses conceptions en matière dethéologie s'inspirent durationalisme d'Aristote en filigrane, comme le dit Marc Geoffroy, spécialiste d'Averroès[66].
Averroès s'en prend surtout aux littéralistes d'une part, aux théologiens du courantasharite d'autre part, très opposés au rationalisme de lafalsafa. Il les renvoie dos-à-dos et leur reproche leur sectarisme et leur rejet de la démonstration strictement logique (syllogisme) dans l'interprétation de la parole révélée. Les littéralistes refusent d'interpréter leCoran à l'aide des outilslogiques etmétaphysiques des Grecs, considérés commepolythéistes et à ce titre l'utilisation de ces outils est qualifiée d'impie. Les littéralistes prétendent que la parole révélée est auto-suffisante et n'a pas besoin de réflexion extérieure[14]. Les asharites, quant à eux, se servent du raisonnement (lekalâm) mais ils nient la capacité qu'aurait la raison humaine d'atteindre à elle seule la vérité, surtout en matière théologique. Ils seront eux-mêmes critiqués par les littéralistes et les traditionalistes tels qu'Ibn Taymiyya[k].
Le courant théologique opposé aux asharites à l'époque est lemutazilisme, qui défend l'usage autonome de la raison dans l'établissement de la vérité, y compris religieuse et théologique. Chikh Bouamrane explique que les mutazilites sont des partisans de la thèse dulibre arbitre et du caractère créé duCoran, par opposition aux asharites qui nient la liberté de l'homme et postulent le caractère incréé duCoran[67].
La position d'Averroès à propos des mutazilites est ambigüe. Il semble leur reprocher un usage non rigoureux de ladialectique et de larhétorique. Averroès reprend la thèse aristotélicienne d'une position subalterne de ces deux arts de l'argumentation : pourAristote, la dialectique et la rhétorique utilisent les opinions communes et répandues pour discuter[68]. Ces deux disciplines ne s'appuient pas, selon Aristote repris par Averroès, sur des démonstrations scientifiques et certaines, mais sur des raisonnements aux prémisses probables et aux conclusions seulement vraisemblables : lesenthymèmes. Pour cette raison, Averroès semble s'éloigner du mutazilisme qu'il accuse, tout comme l'acharisme, de diviser les musulmans : en effet, selon lui, s'appuyer sur le probable a pour conséquence de laisser la porte ouverte aux opinions contradictoires, sans possibilité de trancher entre elles puisqu'elles seraient mal fondées. L'horizon de l'usage de la dialectique en théologie est la controverse sans fin, alors que l'usage du syllogisme scientifique mènerait à la certitude et donc à la paix des esprits, selon Serge Cospérec[69].
Chikh Bouamrane écrit cependant qu'Averroès affirme ne pas avoir pu lire les ouvrages mutazilites, car ils ne seraient pas parvenus enEspagne où il vivait[70]. Bouamrane ajoute qu'Averroès a des positions théologiques souvent proches des mutazilites, notamment sur la méthode d'interprétation duCoran, et sur les questions de la liberté humaine et de la justice divine. Il émet l'hypothèse qu'Averroès aurait pu renier sa connivence avec le courant mutazilite pour se protéger des autorités religieuses orthodoxes qui condamnaient le mutazilisme, et qui préféraient le traditionalisme en matière d'exégèse coranique[67].
LeCoran reste la source principale de lathéologie d'Averroès. Il tentera de l'interpréter en se servant de la logique des Grecs.
Avec leKitab fasl al-maqal (Livre du discours décisif), Averroès répond d'une manière originale à un très ancien problème que l'on retrouve dans le sous-titre de l'ouvrage : celui de la« connexion entre laRévélation et la philosophie »[71]. La réponse est placée sur le terrain juridique, celui de la science de laLoi musulmane : le philosophe andalou ancre laphilosophie dans la réalité sociale. Il s'agit de fonder en droit l'existence du philosophe dans la cité musulmane : la philosophie cherche sa légitimité aussi bien aux yeux du droit de la société, qu'à ceux de la loi religieuse.Alain de Libera résume cette opération ainsi, reformulant une phrasegilsonienne :« reconstruire la théologie sur un plan tel que sonaccord de fait avec la philosophie apparaisse comme laconséquence des exigences de la Révélation elle-même et non comme le résultat accidentel d'un simple désir de conciliation »[72].
Ainsi, Averroès constate que leCoran s'adresse à tous les musulmans : aussi bien de faible que de haute culture[59]. Le caractère universel de la Révélation ne saurait précisément être universel s'il ne s'adressait pas à eux selon leur niveau de culture. Il y a le sens premier, simple et imagé pour le commun des mortels et un discours plus soutenu ; il arrive qu'une contradiction apparaisse entre ces deux types d'énoncés et c'est précisément là que doit intervenir la philosophie : le philosophe, par le raisonnement, doit déceler le sens profond, caché du Texte.Averroès va pouvoir donner à la philosophie, dans unefatwa (leDiscours décisif), son caractère« obligatoire », comme le veut la Loi musulmane. Ne pas éclairer le texte par une réflexion philosophique serait nuire à la foi du fidèle, en livrant ce dernier aux interprétations contradictoires. Les interprétations contradictoires ont en effet pour conséquence soit la tendance à la remise en cause des dogmes de la foi (scepticisme), soit le sectarisme (faire valoir une interprétation partielle contre toutes les autres).
Averroès écrit ainsi :« Le Coran tout entier n'est qu'un appel à l'examen et à la réflexion, un éveil aux méthodes de l'examen »[73]. La philosophie permet de rechercher l'interprétation vraie et complète de la parole sainte, qui mettrait fin à la fois au scepticisme (impuissance de la raison) et au sectarisme (intolérance quant au libre exercice de la raison).
Averroès publie trois traités dethéologie et dedroit musulman vers 1179 : leDiscours décisif, leDévoilement et l’Incohérence de l'Incohérence. Ces trois ouvrages cherchent à réhabiliter la pratique de laphilosophie contre lemystiquepersanAl-Ghazali, chef de file des détracteurs de lafalsafa, qui a vécu un siècle plus tôt. En effet, Al-Ghazali, dans son traitéTahafut al-Falasifa (L'Incohérence des philosophes) avait cherché à démontrer les dangers de la philosophie pour la foi et la religion. Il est une référence majeure pour la mystique musulmane, et ce traité fut abondamment utilisé par lesasharites pour critiquer les prétentions de lafalsafa, notamment enAl-Andalus à l'époque d'Averroès[74].
Averroès répondit à l'ouvrage d'Al-Ghazali par son livre spécialement intitulé l’Incohérence de l'Incohérence (Tahafut al-Tahafut). L'ouvrage d'Al-Ghazali est critiqué point par point, les propos sont sanctionnés par unefatwa qui les caractérise comme « blâmables », et la philosophie d'Aristote restaurée dans sa plus « pure » version[75].
Kurt Flasch, médiéviste et spécialiste des controverses philosophiques de cette époque, reconstruit la polémique que lance Al-Ghazali contre les philosophes, à laquelle répondra plus tard Averroès. Al-Ghazali s'en prend essentiellement àAl-Fârâbî etAvicenne, qui sont les commentateurs d'Aristote et dunéoplatonisme[76]. Il leur reproche d'accorder trop de prétentions à lamétaphysique (science rationnelle des réalités suprêmes) dans la question de la connaissance deDieu, de l'âme et dumonde, ce qui ruine selon lui lareligion et favorise l'incroyance. Kurt Flasch écrit que« S'en prendre à la philosophie, pour Al-Ghazali, c'est chercher à défendre la religion », alors même que les philosophes utilisent la raison pour conforter l'islam. Le philosophepersan utilise des arguments d'originesceptique etstoïcienne pour réfuter les prétentions des philosophes[77]. Il veut mettre en contradiction avec eux-mêmes les métaphysiciens (d'où le titre d'« incohérence des philosophes »), et les accuse de prendre leurs représentations subjectives pour des objets réels[78]. Il s'agit d'une critique de la philosophie qui se sert de la philosophie, afin de neutraliser ses thèses. Al-Ghazali veut notamment réfuter les thèses suivantes, attribuées aux philosophes : la« doctrine de l'éternité du monde », l'impossibilité pour Dieu de connaître les« réalités individuelles et contingentes », la négation de lavolonté et de laliberté de Dieu (qui aurait créé le monde nécessairement), l'autonomie de l'âme spirituelle vis-à-vis du corps et la conséquence qui s'ensuit : le rejet du dogme de larésurrection de la chair à la fin des temps[79].
Al-Ghazali nie lacausalité nécessaire dans lanature, pour sauver l'idée demiracle, et il insiste sur l'impossibilité pour les hommes de connaître les raisons de la volonté divine, qui aurait très bien pu ne pas faire exister le monde, ou le faire autrement. Averroès lui reproche donc, dans l’Incohérence de l'Incohérence, de nier tout ordre intelligible de la nature, et de ruiner en conséquence toute connaissancescientifique de celle-ci. Selon Kurt Flasch, Averroès accuse Al-Ghazali de livrer la nature à l'arbitraire et au« hasard »[80]. Le philosophe andalou ne pense pas que Dieu échappe totalement à la philosophie, au contraire celle-ci pense Dieu comme« pure actualité, sans matière, […] pensée pure, […] transcendant […] et principe du monde », résume Flasch[81]. Averroès s'efforce ainsi de rétablir les droits de la philosophie et de penser son harmonie avec le texte révélé, laissant aux masses les images et les exhortationsmorales.
Dans sonGrand Commentaire du De anima d'Aristote, Averroès allie aux doctrines d'Aristote celles de l'École d'Alexandrie sur l'émanatisme, et il enseigne qu'il existe uneintelligence universelle à laquelle tous les hommes participent, que cette intelligence est immortelle, et que les âmes particulières sont périssables[82].Alain de Libera fait d'Averroès l'un des premiers philosophes du « ça pense » : le sujet n'est pas maître de sa propre pensée, il y a quelque chose d'autre qui le fait penser. C'est l'« intellect unique et séparé, commun à tous les hommes qui pense en moi quand je pense »[83]. Alain de Libera ajoute que, pour Averroès,« ce n'est pas l'homme qui pense, mais l'intellect, ou ce n'est pas « moi » qui pense, mais l'agrégat constitué par mon corps (objet de l'intellect) et l'intellect séparé (sujet agent de la pensée)[83]. » Le « ça » désigne cet intellect séparé qui est Dieu, et qui actualise dans mon esprit les formes intelligibles lorsque mon corps perçoit des objets.
C'est la théorie de l'illumination : l'intellect agent séparé illumine mon corps qui serait sinon incapable de parvenir à se faire une idée des formes intelligibles (les quiddités des choses[l]). Elle a été critiquée parAlbert le Grand etThomas d'Aquin qui voulaient sauvegarder le caractère individuel de la pensée[83]. Ils accusaient la thèse averroïste de conduire à l'irresponsabilité d'un point de vue moral : si je ne suis pas maître de mes pensées, on ne peut pas me reprocher les actions dont mes pensées sont les motifs. Il n'y aurait pas de place pour lelibre arbitre, selon l'interprétation de Lucien-Samir Arezki Oulahbib :
« Averroès […] n'a fait que s'insurger contre le libre arbitre comme l'a démontré Thomas d'Aquin dans son « Contre Averroès » […]. En effet, pour Averroès, « l'homme ne pense pas, il est pensé »[84]… »
Toujours d'après Alain de Libera, cela fait d'Averroès un précurseur de lapsychanalyse (le « ça » est un terme de laseconde topique deFreud), mais la singularité de sa théorie vient de son identification du « ça » et de Dieu, comme si l'action de Dieu sur nos pensées se situait dans les profondeurs de notre âme et non dans la conscience, comme le dira plus tardJoris-Karl Huysmans[m].
Averroès a travaillé sur les notions de circularité et de réciprocité enlogique.
Averroès commence ses travaux enlogique par la rédaction d'un manuel d'introduction à cette discipline, qui reprend les apports de l'Organon, de laPoétique, de laRhétorique d'Aristote, et de l’Isagogè dePorphyre, traditionnellement étudiés ensemble au Moyen Âge. Selon Urvoy, ce manuel est parfois intituléCe qui est nécessaire en logique, ouPetits commentaires[U 38]. Averroès analyse trois types desyllogismes :démonstratifs,dialectiques etrhétoriques.
Avant Averroès, le philosopheAl-Fârâbî avait adapté la logique aristotélicienne au public arabe, et Averroès lui doit beaucoup sur ce point. Par contre, il tourne le dos àAvicenne, auquel il reproche d'avoir trop innové par rapport à l'enseignement du maître,Aristote.Ali Benmakhlouf et Stéphane Diebler ajoutent :
« Ce qui est en revanche plus spécifique à Averroès, c'est l'usage de ces différentes sortes de syllogisme pour répondre à l'injonction divine d'utiliser son intellect afin de tirer l'inconnu du connu, ce qui est le propre de la pratique syllogistique, et pour faire correspondre à la division entre arguments démonstratifs / dialectiques / rhétoriques la tripartition présente dans le texte sacré entre sagesse, dispute et belle exhortation (Coran, XVI.125, cité par Averroès dans leDiscours décisif)[85]. »
Averroès construit une théorie de lacopule dans sonCommentaire moyen au traitéDe l'interprétation d'Aristote. Ali Benmakhlouf rappelle que la copule est« inexistante en arabe » : la formule« Zayd savant » dit la même chose que« Zayd est savant »[86]. Averroès en tire l'idée que l'usage logique de la copule n'en fait pas pour autant une« notion indépendante » ou un attribut : elle ne désigne que la« composition du prédicat avec le sujet »[87]. Ali Benmakhlouf, qui cite et commente ce passage, ajoute que la question du statut de la copule posée par Averroès« rebondit [auXXe siècle] avec des interrogations nouvelles sur le langage et le développement de laphilosophie analytique ». Benmakhlouf trouve un« écho » de la réflexion d'Averroès chezLudwig Wittgenstein, lorsque ce dernier écrit« les Russes disent : "Pierre rouge" au lieu de : "La pierre est rouge" » (Investigations philosophiques, § 20), ou encore chezÉmile Benveniste lorsque ce dernier montre« la dette des catégories d'Aristote à l'égard de la langue grecque ».
Ali Benmakhlouf, spécialiste d'Averroès et delogique, rappelle qu'Averroès développe ses considérations sur ladémonstration et ladéfinition dans sonCommentaire moyen aux dix premiers livres desSeconds Analytiques d'Aristote[88]. Pour le philosophe andalou, la méthode logique à suivre est de répondre à quatre questions :« est-ce que telle chose est ceci ? » (question de fait),« pourquoi telle chose est ceci ? » (question du pourquoi), puis« est-ce que telle chose est ? » (question de l'existence absolue) et enfin« qu'est-ce qu'est cette chose ? » (question de l'essence). Il faut d'abord établir le fait avant de poser la question du pourquoi ; et il faut d'abord établir l'existence d'une chose avant de chercher à déterminer son essence.
Nous pouvons donc connaître un phénomène en cherchant l'existence d'un moyen terme puis en montrant qu'il est essentiellementcause. Ali Benmakhlouf illustre cela avec l'exemple d'Averroès de l'éclipse : à la question« est-ce que la lune s'éclipse ou non ? », il faut trouver le moyen terme, c'est-à-dire la cause du fait que la lune s'éclipse[89].
Averroès, reprenant Aristote, distingue la démonstration et la définition. Certaines démonstrations demeurent négatives ou particulières, alors que les définitions, selon Benmakhlouf,« sont toujours affirmatives et universelles »[90]. D'un autre côté, certaines définitions demeurent indémontrables, parce qu'il faut bien desprincipes de démonstration pour commencer à raisonner. Chercher à démontrer ces principes, ce serait une« régression à l'infini ». Aristote écrit :« […] s'il est nécessaire de connaître les antérieurs, c'est-à-dire ce d'où part la démonstration, et si on s'arrête à un moment, on a les immédiats, et il est nécessaire qu'ils soient indémontrés »[91]. Averroès renforce la distinction entre la définition et la démonstration, en expliquant que l'une et l'autre ne nous donnent pas le même type de connaissance d'une chose. La définition nous apporte la connaissance de l'essence, tandis que la démonstration nous apporte la connaissance des« accidents essentiels »[n] (ce qui est« extérieur » à l'essence d'une chose).
Averroès admet plusieurs modes de connaissance, qui sont autant de relations différentes entre notre système cognitif et l'intellect agent séparé (Dieu). L'un est celui des savants ou scientifiques, lesquels pensent les formes intelligibles qui sont dans l'Intellect agent au moyen du raisonnementsyllogistique. Le raisonnement n'est possible qu'à partir de l'expérience de lanature. Ce mode de connaissance est discursif, il relève dulogos. L'autre mode de connaissance, plusintuitif, est celui desprophètes, lesquels reçoivent directement les formes des choses au moyen d'images qui sont implantées dans leur esprit (faculté imaginative) par l'Intellect agent. C'est pourquoi leCoran use massivement d'images pour faire connaître Dieu aux hommes[92].
Il résulte de cette théorie deux conséquences importantes : la première est que la connaissance par images du prophète est supérieure à la connaissance par syllogismes du scientifique, alors qu'habituellement cette hiérarchie est inversée. ChezAristote notamment, qui fournit à Averroès les instruments conceptuels lui permettant de construire sa théorie de la connaissance[93], la question n'est pas tranchée. Aristote dit à la fois que les images sont une étape intermédiaire dans le processus d'abstraction qui va des formes sensibles aux formes intelligibles (les images sont donc cognitivement inférieures aux intelligibles)[94], mais également que« jamais l'âme ne pense sans image » (ce qui peut induire une primautéontologique de l'imaginaire sur le conceptuel : c'est l'interprétation qu'en fait le philosophe hellénisteCastoriadis)[95].
Deuxième conséquence : le mode de connaissance des prophètes n'est pas le même que celui des scientifiques, mais leur source est exactement la même : c'est l'Intellect agent. C'est pour cette raison qu'Averroès peut affirmer que les savants (qui sont aussi les scientifiques et les philosophes) sont les héritiers des prophètes : leur mode de connaissance est également d'origine divine[96].
La doctrine de ladouble vérité est faussement attribuée à Averroès, selon des spécialistes commeAli Benmakhlouf[53]. Elle consiste à affirmer que ce qui est vrai pour la raison peut être faux pour lafoi, que ce qui est vrai pour la foi peut être faux pour la raison, et pourtant que la raison et la foi disent toutes deux lavérité. Deux assertions d'ordre différent pourraient être simultanément vraies, et contradictoires entre elles à la fois. Averroès n'a jamais soutenu une telle doctrine : celle-ci a été inventée par ses contradicteurs pour démontrer que sa philosophie, et celle de ses successeurs lesaverroïstes, est contraire à lareligion et relève de l'incroyance. Ali Benmakhlouf rappelle que pour Averroès,« la vérité ne peut être contraire à la vérité, mais s'accorde avec elle et témoigne en sa faveur » (Discours décisif, § 18[97]). En tant qu'aristotélicien, Averroès ne remet pas en cause leprincipe de non-contradiction qui serait violé par une telle doctrine de double vérité.
La théorie de la double vérité a également été attribuée aux partisans latins d'Averroès, les « averroïstes », qui ont été accusés de jouer double jeu par rapport à l'Église catholique et à la doctrine officielle. Les averroïstes, telsSiger de Brabant etBoèce de Dacie, étaient persuadés que les commentaires d'Averroès portant sur l'œuvre d'Aristote dévoilaient tout ce qu'il y avait à savoir dans le domaine des sciences naturelles, de la logique et de lapsychologie. Ces deux auteurs auraient atteint la vérité définitive. Cela n'exclut cependant pas qu'ils puissent se tromper sur certains points.
Se pose alors la question de savoir quoi faire des assertionsphilosophiques qui semblent opposées aux assertionsdogmatiques. La théorie de la double vérité aurait eu pour but de sauver la sciencearistotélicienne tout en prétendant acquiescer dans le même temps aux vérités de la foi. Mais l'« expression « double vérité » ne se trouve nulle part dans les écrits averroïstes publiés jusqu'à présent » (en 1931)[98]. Selon Luca Bianchi, cette théorie n'est qu'une« légende »[99].
C'est la condamnation de 1277 parÉtienne Tempier d'un certain nombre de thèses d'origine aristotélicienne et averroïste qui emploie cette expression, pour discréditer ces courants philosophiques[100]. Les averroïstes sont accusés de manquer de sincérité, et de n'avoir admis la vérité de laRévélation que du bout des lèvres, pour échapper à l'Inquisition. Cette accusation est reprise parPierre Mandonnet, mais contestée parÉtienne Gilson[101]. D'où la réputation sulfureuse de leur inspirateur, Averroès lui-même. DéjàThomas d'Aquin, en 1270, avait qualifié de« faux maîtres » et de« faux prophètes » Siger et les averroïstes, leur reprochant de n'avoir pas fait l'effort de résoudre la contradiction apparente entre la vérité philosophique et la vérité révélée[102]. Cependant, Thomas ne nie pas la sincérité de Siger et des averroïstes quand ils affirment que la raison doit se soumettre à la Révélation en cas de désaccord ou d'insuffisance.
On connaît la philosophie politique d'Averroès en partie grâce à son commentaire de laRépublique dePlaton. Averroès critique l'esprit de jouissance et le goût de luxe des souverainsalmoravides, dont le déclin est consommé à son époque. Il compare la succession des almoravides à la dégradation des régimes politiques, s'inspirant de l'anacyclose décrite par Platon[103]. Il y a d'abord la cité juste, qui est globalement une aristocratie philosophique gouvernée selon les lois, qu'Averroès réinterprète en parlant d'un idéal islamique de gouvernement selon la Loi révélée (charia). Cet idéal islamique se serait corrompu enAl-Andalus, suivant le schéma platonicien repris par Averroès, pour devenir unetimocratie (régime fondé sur le courage et la violence), enfin uneoligarchie (régime fondé sur l'amour de l'argent et l'hédonisme immodéré, qui se manifeste dans le goût du luxe). La chute des Almoravides est la dernière étape : le régime étant, selon Averroès, devenu unetyrannie, ayant perdu son unité pour aboutir à la dangereuse division des musulmans, dangereuse surtout face à la montée en puissance des royaumeschrétiens, il finit par être remplacé de façon cyclique par lesAlmohades, dont le gouvernement imite fidèlement le gouvernement de la Loi[U 39].
Ainsi Averroès se rapproche-t-il du nouveau pouvoir, au point de vue idéologique, tout en condamnant l'ancien. Cette attitude peut être à l'origine des divergences d'interprétation de sa pensée, tout à la fois révolutionnaire (par rapport aux Almoravides) et conservateur (par rapport aux Almohades).
Averroès a écrit un commentaire moyen de laPoétique d'Aristote. Averroès évoque également la place despoètes dans la société dans son commentaire deLa République dePlaton, lors des passages du philosophe grec concernant lapoésie. On lui doit aussi des recueils depoèmes encore inédits et des traités delinguistique perdusà ce jour[Quand ?], comme le mentionne Urvoy[U 40].
Philippe Quesne, spécialiste d'Averroès et de philosophie de la poésie, rappelle que dans sonCommentaire de la Poétique, Averroès ne s'intéresse pas authéâtre grec en tant que tel, mais surtout auCoran et à lapoésie arabe[104]. Le philosophe andalou réinterprète latragédie grecque en contexteislamique : lehéros n'est plus lui-même responsable de son propre malheur, c'estDieu« qui le met à l'épreuve, et en le mettant à l'épreuve fait de ce malheur […] le lieu de l'élection, du bonheur religieux »[105].Les concepts grecs utilisés par Averroès ne font sens que dans le cadre de la révélation coranique, celle-ci étant la poésie de Dieu.
Averroès nous a laissé un commentaire de laPoétique d'Aristote (ici une édition de 1780).
Selon Quesne, Averroès évite soigneusement la question de l'origine divine de la poésie, qui était celle duIon (534b-d)[106].Platon écrit en effet que« ce n'est pas grâce à un art que les poètes profèrent leurs poèmes, mais grâce à une puissance divine »[107].Mais dans un cadremusulman, ce sont seulement lesprophètes qui sont inspirés par Dieu.Sur cette question, Averroès se tourne donc vers Aristote et sa théorie de lamimèsis : si les poètes ne sont que les imitateurs des actions humaines[108], ils ne sont pas mus par Dieu directement, ils sont au même niveau que les autres hommes.Mais Quesne ajoute que sur la question de lamoralité de la poésie, Averroès propose une interprétation platonisante de lamimesis d'Aristote.En effet,« Averroès insiste sur la place du poète dans la communauté – mais sans reprendre tel quel le point de vue de Platon, plutôt en l'islamisant au nom de la « commanderie du bien »[106]. » Le poète doit représenter des actions bonnes dans un but qui n'est pas seulement descriptif, mais aussi prescriptif, pour pousser les musulmans à bien se comporter et à rejeter les mauvaises actions.
Le problème est que selon Averroès, les poètes imitent mal les actions, c'est-à-dire échouent à encourager au bien[109], à suivre le commandement du bien indiqué par leCoran[110]. Contrairement aux poètes, le Coran commande le bien et« ne donne que de bons exemples », explique Philippe Quesne. C'est un« modèle singulier etinimitable »[111] : là est marquée la différence entre les Grecs, et les Musulmans comme Averroès. C'est pourquoi Averroès oppose fréquemment le Coran aux poètes arabes, dans son commentaire de laPoétique : les poètes sont mauvais par rapport aux normes grecques, le Coran transcende ces normes au contraire[112].
Philippe Quesne ajoute que pour Averroès, le Coran relève du genre démonstratif alors que la poésie est rattachée à larhétorique et relève du genre persuasif, tout comme lasophistique[113]. En ce sens, la philosophie serait plus proche du Coran que la poésie. Mais le Coran est une sorte de poésie inimitable, que les poètes ont donc tort de vouloir imiter, puisqu'il est impossible qu'ils atteignent sa« surexcellence ». Ils sont ravalés au rang de sophistes, et n'ont donc pas leur place dans la Cité musulmane.
Les trois grandes interprétations de la philosophie politique d'Averroès
Leplatonisme politique fut tour à tour interprété comme unrévolutionnaire, unréformateur et unconservateur[o]. La philosophie politique d'Averroès, qui s'inspire de Platon a fait l'objet d'interprétations diverses. La première très influente au début de la Renaissance en fait un champion de la séparation du spirituel et du temporel ; la seconde un matérialiste précurseur du marxisme et la troisième proposée parRémi Brague, un intellectuel organique conservateur.
Averroès défenseur de la séparation entre le spirituel et le temporel
La première grande interprétation de la philosophie politique d'Averroès considère ce dernier comme un réformateur. Cette lecture d'Averroès naît avec des auteurs commeMarsile de Padoue etDante Alighieri[114], et nous est rendue par le médiévisteAlain de Libera[115]. Le projet de « monarchie universelle » exposé dans le traitéDe Monarchia de Dante réclame la caution d'Averroès[116]. Or, ce projet a pour but de séparer et d'harmoniser le pouvoir temporel de l'empereur et le pouvoir spirituel du pape[p]. Si ce projet se réclame d'Averroès, c'est à partir de deux idées principales puisées chez ce dernier.
La première, c'est l'idée de la séparation entre la foi et le savoir, qui seraient deux ordres de vérité distincts (sans être opposés néanmoins : la doctrine de la double vérité est une caricature polémique des opinions averroïsantes)[117]. Cette séparation dans l'ordre de la connaissance aurait pour corollaire dans l'ordreéthique etpolitique la séparation entre le temporel et le spirituel.
La deuxième, c'est l'idée d'un intellect commun à tous les hommes.Dante l'interprète non pas comme unmonopsychisme (les hommes singuliers n'auraient pas d'intellect propre, il n'y aurait qu'un Intellect unique et séparé d'eux[118]), mais, à la suite des critiques deThomas d'Aquin contre l'averroïsme[119], comme une communauté intellectuelle de l'humanité, où chaque intellect particulier apporte sa contribution personnelle à la connaissance collective de l'humanité tout entière.Pierre Lévy explique que les philosophes arabes et juifs du Moyen Âge sont les théoriciens d'uneintelligence collective, qui deviendraInternet avec les technologiesnumériques[120].Jean-François Mattéi ajoute que l'Intellect unique d'Averroès est l'anticipation d'un« réseau autonome » qui pense indépendamment des consciences individuelles, et qui définit selon lui le fonctionnement d'Internet[121]. Cette communauté de pensée nécessiterait, selon Dante, la paix, et la paix nécessiterait le pouvoir impérial et son indépendance vis-à-vis du pouvoir religieux.
La philosophie politique d'Averroès est alors interprétée non pas comme révolutionnaire (il ne s'agit pas de renverser un quelconque pouvoir établi), ni comme conservatrice (il ne s'agit pas d'instaurer ou de perpétuer unethéocratie religieuse ou philosophique), mais comme réformatrice : l'intellect exige de séparer le temporel du religieux, et la société humaine a pour but la connaissance et la sagesse dans un cadre de paix universelle. Il s'agit d'une forme embryonnaire delaïcité[22].
Averroès matérialiste révolutionnaire selon les marxistes
La deuxième grande interprétation de la philosophie politique d'Averroès, plus minoritaire, fait de ce dernier un révolutionnaire et un penseur degauche radicale (Ernst Bloch parle de« gauche aristotélicienne »). Cette tradition interprétative utilise principalement les outils d'exégèse théorisés par lemarxisme. En effet, il faudrait dissocier chez Averroès l'aspect idéologique de sa pensée (ses opinions concernant l'ordre social et lathéocratie) de son aspect « politique » ou « matériel ». Ce deuxième aspect concerne les conséquences sociales et politiques de la pensée de l'auteur, parfois indépendamment de ses intentions propres et déclarées[q].
En ce sens, ce qui serait important dans la philosophie politique d'Averroès, ce ne serait pas ses opinions sur un pouvoir appartenant exclusivement aux philosophes théologiens, mais les conséquences pratiques de ses thèsesmétaphysiques. C'est de cette façon que le philosophe allemand et marxisant Ernst Bloch, lit la philosophie d'Averroès. Pour lui, la principale thèse qui fait d'Averroès un révolutionnaire est l'idée que lamatière contient en elle-même tous lespossibles et se suffirait à elle-même[122]. Averroès écrit en effet que« dans le processus de l'advenir est présente une potentialité (sans commencement), en tant que substrat des formes d'être contraires qui se succèdent en lui »[123]. Cette thèse, héritée d'Aristote, fut reprise selon Bloch parAvicenne,Salomon ibn Gabirol, puis par Averroès lui-même, et aurait influencé ensuiteGiordano Bruno etGoethe. Si la matière est définie par les possibles qui tendent à s'autoformer, cela remet en cause l'idée de transcendance divine qui serait, selon Bloch, le fondement de l'idéologie conservatrice de l'ordre établi. La matière n'aurait pas besoin d'être formée ou déterminée de l'extérieur[r], elle ne serait pas même créée. Bloch écrit :« ainsi il n'y a pour la matière ni la possibilité ni le besoin d'une création »[124].
Le philosophe Tayyeb Tizini, professeur à l'Université de Damas qui se réclame dumarxisme, interprète lui aussi Averroès comme un matérialiste, athée et révolutionnaire[125]. Marc Geoffroy, spécialiste d'Averroès et de sa réception à l'époque contemporaine, écrit que« Dans la lecture marxiste de Tayyib Tizini, Ibn Rushd se présente […] comme un philosophe rationaliste radical, matérialiste et athée »[126].
La deuxième thèse qui accréditerait l'image d'un Averroès matérialiste et mêmepanthéiste est celle qui conçoit l'homme comme un corps, sans intellect ou esprit dont l'origine seraittranscendante. L'homme se réduirait à ses facultés corporelles (sensation etimagination surtout), et n'aurait pas de faculté spirituelle ou intellect d'origine divine. Cette position est proche de celle d'Alexandre d'Aphrodise, et la polémique entre les partisans des deux philosophes portera sur le statut d'un éventuel Intellect unique et séparé (thèse dumonopsychisme)[127]. Bloch cite Averroès, pour montrer que ce dernier tend à réduire l'âme au corps :
« L'hypothèse d'âmes sans corps et qui n'en seraient pas moins nombreuses est quelque chose d'inouï. Car la cause de la multiplicité, c'est la matière, alors que la cause de la concordance de choses multiples, c'est la forme. En conséquence, qu'il existe sans matière un grand nombre de choses concordantes quant à la forme est impossible (Incohérence de l'Incohérence)[128]. »
Averroès veut dire par-là que le nombre ou la multiplicité des âmes a pour cause la matière. Sans elle, nous ne pourrions penser que la forme commune des âmes, et non leur existence effective.
La dissidence de l'averroïsme latin auMoyen Âge et de l'averroïsme italien à laRenaissance par rapport aux autorités établies (Universités etÉglise) serait l'émanation même de cet esprit révolutionnaire intrinsèque à la pensée du maître, Averroès[127]. Des thèses importantes (comme l'éternité du monde ou la corruption des âmes individuelles) de l'aristotélisme et de l'averroïsme, dont les représentants principaux dans le monde chrétien étaientBoèce de Dacie etSiger de Brabant, ont en effet été condamnées parÉtienne Tempier en 1270, puis en 1277[129].
La troisième grande interprétation est celle du philosophe françaisRémi Brague, qui, contre les interprétations « métaphysiques » ou « épistémologiques » d'Averroès (interprétations qui faisaient appel aux théories de la matière ou de l'intellect), se propose de lire Averroès au nom de la « vérité historique »[130]. Le chapitre considéré, « Averroès est-il un gentil ? », est polémique et incisif : il consiste en une accumulation rapide de sources historiques et philologiques, invoquées contre le« mythe Averroès » qui aurait été fabriqué par la« République française » au nom de la tolérance[16]. Rémi Brague s'oppose à l'idée qu'Averroès serait un réformateur tolérant ou un révolutionnaire pré-marxisant. Il propose une exégèse purement historique de la philosophie politique d'Averroès. Ainsi, il montre que dans son ouvrageL'incohérence de l'incohérence, Averroès conclut un raisonnement philosophique par la justification du meurtre des non-musulmans : « La négation et mise en discussion des principes religieux met en danger l’existence même de l’homme ; c’est pourquoi il faut tuer les hérétiques. » (Tahafot at-Tahafot (L'incohérence de l'incohérence), XVII, 17).
Rémi Brague ne cherche pas à lire Averroès en le rapportant auxaverroïstes s'inspirant du maître, que ce soient les averroïstes latins duMoyen Âge ou italiens de laRenaissance. Cela peut se justifier à partir du moment où, comme l'écritDominique Urvoy, il n'est pas du tout certain que les penseurs qualifiés d'« averroïstes » soient des continuateurs fidèles du maître, ni que l'« averroïsme » constitue une doctrine unifiée[U 41].
Rémi Brague rappelle que leDiscours décisif (livre à partir duquel serait fabriqué le mythe du bon Averroès, tolérant et progressiste) représente une infime partie de l'œuvre entière d'Averroès, et que le philosophe arabe a donné un commentaire dela République dePlaton.Rémi Brague explique qu'Averroès n'a pas remis en cause certaines thèses considérées commeeugénistes dans l'ouvrage platonicien[131]. Cette interprétation de la philosophie politique d'Averroès est corroborée par les textes où ce dernier souhaite donner le pouvoir aux philosophes (falasifa, les aristotélisants) en destituant les théologiens (ash'arites)[132]. Cette position semble continuer l'élitisme de Platon, qui appelle de ses vœux la prise de pouvoir des « philosophes rois »[133].
L'argument principal d'Averroès est que les philosophes sont les seuls à même d'interpréter correctement la Parole sainte, là où les théologiens se perdent dans des circonvolutionsdialectiques qui mènent à l'opposition des sectarismes religieux entre eux ; tandis que la foule doit s'en tenir à une lecture littérale des textes sacrés, n'ayant pas l'intelligence suffisante pour comprendre la lecture philosophique et rationnelle. La foule comprend les images, lesmétaphores, les figures de style persuasives, mais pas les démonstrations logiques. Ainsi, la Cité idéale musulmane consiste en l'union des philosophes dirigeants, seuls à même d'interpréter les textes sacrés, et des gens du commun ignorants, mais capables de mener leur vie d'après la lettre de ces textes. Serge Cospérec résume ainsi :« la foule ne peut assentir à la vérité (et y être conduite) QUE par des arguments « rhétoriques » (sensibles, imagés). C'est pourquoi le Coran abonde en figures poétiques »[134].
De même, Rémi Brague évoque les liens deMartin Heidegger avec lenazisme[135], pour signaler qu'on ne saurait écartera priori l'idée d'une collusion entre laphilosophie et les pires régimes de l'histoire. Comme le disaientKarl Jaspers etHannah Arendt,« la philosophie n'est pas tout à fait innocente »[136]. Selon l'auteur médiéviste, Averroès, grand cadi de Cordoue, au service des Almohades, est un« intellectuel organique » au sens d'Antonio Gramsci, par opposition à l'« intellectuel critique »[137]. Averroès serait un soutien du pouvoir en place, non un penseur en marge. Il serait conservateur, voire réactionnaire, et non révolutionnaire ou progressiste.Rémi Brague soutient que l'idéologie d'Averroès est celle de la classe dominante de son époque.
Par sa capacité à concilier laphilosophie aristotélicienne etla foi musulmane, Averroès est considéré comme l'un des grands penseurs du monde islamique. Ses commentaires de l'œuvre d'Aristote, traduits enlatin vers1230 (Michael Scot) entre autres, ont par ailleurs eu une influence majeure sur les penseurs du monde chrétienmédiéval, auprès duquel il a fortement contribué à la diffusion des cultures grecque et arabe. Averroès ne s'accordait pas toujours dans ses commentaires avecAlexandre d'Aphrodise, ce qui divisa toute l'école péripatétique en deux courants, celle desaverroïstes et celle des alexandristes[138]. Les alexandristes notamment ne nient pas le caractère individuel de la pensée.
La pensée d'Ibn Rushd est bien accueillie en Occident (dès 1225), car elle est fondée sur les idées d'Aristote qui y sont déjà connues, notamment depuis les centres de diffusion culturelle d'Angleterre et deTolède. Si elle ne crée pas de transfert de connaissances, sa pensée participe à cette diffusion philosophique en Occident. Ses disciples les plus illustres ont étéBoèce de Dacie,Siger de Brabant,Jean de Jandun etMarsile de Padoue.
Vers 1250, de façon générale parAlbert le Grand, puis en 1252, de façon précise parRobert Kilwardby etsaint Bonaventure, Averroès est accusé d'avoir dit qu'il n'existe qu'une seule âme pour tous les hommes : c'est la controverse sur l'intellect agent, lemonopsychisme soutenu par l'averroïsme latin. Bonaventure écrit vers 1260 que l'erreur averroïste consiste à dire qu'« il n'y a qu'une seule âme intellectuelle pour tous les hommes, et cela tant pour l'intellect agent que pour l'intellect potentiel »[140].Thomas d'Aquin attaque violemment les averroïstes, et à travers eux, Averroès lui-même, le« depravator » despéripatéticiens, pour les mêmes raisons[141]. L'évêque de Paris de l'époque,Étienne Tempier, condamne en puis en, ce queRenan appellera l'averroïsme latin, avec ces thèses : éternité du monde, négation de la providence universelle de Dieu, unicité de l'âme intellective pour tous les hommes,déterminisme (négation dulibre arbitre), et croyance en la double vérité[129].
Cependant, il faut ajouter que certains spécialistes contestent soit la fidélité des averroïstes à la pensée du maître, soit l'existence même d'un courant averroïste unifié. David Piché écrit qu'« il est désormais établi qu'il n'y a jamais eu de courant de pensée spécifiquement averroïste auXIIIe siècle »[142]. Le terme d'« averroïste » a été inventé et utilisé parThomas d'Aquin,Étienne Tempier etRaymond Lulle pour désigner ceux qui adhéraient à la thèse du monopsychisme. Plus tard, l'historiographie construit la fiction d'un averroïsme prétendument unifié, qui désignerait des philosophes adhérant totalement aux idées d'Averroès. C'est ce courant qui n'a jamais existé selon Piché.
Portrait deMaïmonide, qui tente parallèlement à Averroès de penser rationnellement dans le cadre de la Révélation (juive).
L'œuvre d'Averroès eut une certaine influence sur les philosophesjuifs qui parlaient l'arabe ou qui l'ont traduite en hébreu. L'écrivainJacques Attali imagine une rencontre possible entreMoïse Maïmonide et le penseur musulman dansLa Confrérie des Éveillés. Maïmonide, à l'instar d'Averroès, cherche à se servir des outils conceptuels de l'aristotélisme et de l'école péripatéticienne pour expliciter le contenu religieux de laTorah. Son ouvrageLe Guide des égarés est représentatif de cette démarche. Le thème du rapport entre la religion et la société qui se trouve dans leGuide est également traité dans leDiscours décisif d'Averroès. Cependant,« Les textes d'Averroès sur la religion et la société ne parvinrent à Maïmonide en Égypte qu'au moment où son œuvre philosophique était déjà achevée », selonMaurice-Ruben Hayoun[143]. Ces textes n'ont donc pas pu avoir une grande influence sur le philosophe juif. Ensuite,Shem Tov Falaquera produira un commentaire duDiscours décisif, sans citer l'auteur[61].
Il faut plutôt chercher du côté deIsaac Albalag, qui se réclame d'Averroès, notamment à propos de l'idée selon laquelle le discours religieux doit être adapté aux masses et différent de la théologie pratiquée par les élites intellectuelles[144]. Après lui vientMoïse Narboni, peut-être le fondateur de l'averroïsme juif en tant que courant. C'est un philosophe commentateur de Maïmonide, qui puise chezAl-Ghazali et Averroès pour traiter des questions demétaphysique et dethéologie. Moïse de Narbonne a une prédilection certaine pour l’Incohérence de l'Incohérence qu'il cite fréquemment, selon M.-R. Hayoun[145].
Averroès influença fortement leshumanistes florentinsAnge Politien et surtoutPic de la Mirandole[147]. Ce dernier souhaitait réconcilier la rigueur philosophique de l'aristotélisme averroïsant d'origine médiévale, et la beauté du style littéraire des humanistes italiens.Padoue était un grand centreaverroïste où Pic de la Mirandole a étudié. C'estÉlie del Medigo[148] qui initie Pic de la Mirandole à la philosophie d'Averroès, selon Louis Valcke, spécialiste de la philosophie de la Renaissance[149]. Pic de la Mirandole, dans sonDe Ente et Uno, assimile l'Être àl'Un, et à la suite d'Aristote et d'Averroès refuse de distinguer et hiérarchiser les deux comme dans lenéoplatonisme.Agostino Nifo[150] est un autre grand nom de l'averroïsme renaissant. Didier Foucault, spécialiste de ce courant, écrit que« Naples offrait de réelles possibilités d'approfondir l'averroïsme » auXVIe siècle. Nifo est un des acteurs de ce renouveau.
L'averroïsme est cependant critiqué à la Renaissance, d'abord parPétrarque auXIVe siècle.Kurt Flasch, médiéviste allemand, affirme que selon Pétrarque,« ce fut de la faute des Arabes, et surtout d'Averroès, si les philosophes occidentaux usaient d'un si mauvais latin et si, au lieu de problèmes concrets comme les questions politiques, ils disputaient de concepts abstraits »[151].
Marsile Ficin, chef de file dunéoplatonisme médicéen, qualifie Averroès de« blasphémateur », comme le rappelle Louis Valcke[152]. Ficin admet l'existence de la pluralité des âmes immortelles, contre une certaine interprétation de la philosophie d'Averroès qui niait à la fois cette pluralité (monopsychisme) et cette immortalité (corruption complète de l'âme-corps au moment de la mort)[153]. Le professeur et rhétoricienHermolao Barbaro reproche aux averroïstes de négliger le style et la beauté de l'écriture, à cause de leur discours argumentatif rigide et sec, dénué d'images,« barbare » selon lui[154]. L'humanismerhétorique initié entre autres parPétrarque rejette donc lascolastique dans son ensemble, averroïsme compris, pour des raisons avant tout stylistiques etpoétiques.
Selon P.E. Pormann, ce rejet se base aussi sur les idéaux de pureté intellectuelle, politique et religieuse : le retour à la « limpidité » des sources grecques à préférer aux « mares barbares » des Arabes. Ainsi Pétrarque remet aussi en question la valeur de la médecine arabe. Le courant helléniste de l'humanisme de la Renaissance aurait conduit à un refoulement de l'héritage arabe[155].
La supposée négation de l'immortalité individuelle par Averroès a été critiquée par les autorités religieuses chrétiennes en la personne des papesLéon X de Médicis etClément VII, notamment lors duCinquième concile du Latran en 1513[156]. Cependant,Raphaël montre son admiration envers lui en le plaçant au milieu des plus illustres philosophes grecs dans sa fresqueL'École d'Athènes (1509-1512)[157].
LaNahda, explique Marc Geoffroy, est un mouvement intellectuel de réveil, lors duquel les pays arabophones remettent en question leur propre arriération historique et l'obscurantisme dans lequel ils se sont enferrés[158]. Le contact avec l'Occident moderne et impérialiste occasionne un choc brutal qui pousse à cette remise en question. Les intellectuels arabes veulent alors renouer avec l'héritage culturel oublié, et l'œuvre d'Averroès est mise au premier plan. LeDiscours décisif, qui date duXIIe siècle, est discuté et sert à défendre des opinions idéologiques parfois opposées.
Schématiquement, il y a trois positions : lessécularistes (Farah Antoun, Zaki Naguib Mahmoud) attachés à l'autonomie de laraison reprochent au livre d'Averroès de ne pas avoir autonomisé la raison par rapport à laRévélation. Averroès cherche en effet à mettre en conformité le contenucoranique avec la raison, et non à séparer radicalement les deux. Deuxièmement, les« réformistes-fondamentalistes » (Muhammad Yusuf Musa, Muhammad Amara) au contraire, se réclament duDiscours décisif : ils veulent montrer en effet que l'islam est une religionrationnelle et compatible avec l'émancipation. Enfin, lesmarxistes (Tayyib Tizini) pensent qu'Averroès était en réalitéathée etmatérialiste, et qu'il a cherché en jouant double jeu à désaliéner les masses de l'emprise de la religion féodale[126].
En France, auXIXe siècle, l'historienErnest Renan relativise l'apport d'Averroès en 1866 dans une étude qui fera longtemps autorité,Averroès et l'averroïsme, avant d'être remise en question par les médiévistes duXXe siècle commeÉtienne Gilson. Renan affirme que« Nous n'avons rien ou presque à apprendre ni d'Averroès, ni des Arabes, ni du Moyen Âge » et que l'averroïsme est« insignifiant comme philosophie », semblable à une« scolastique dégénérée »[160]. Même si Renan admet qu'Averroès a joué un rôle dans la naissance durationalisme occidental au Moyen Âge et à la Renaissance.
Gilson au contraire, et après luiAlain de Libera et Marc Geoffroy, créditent Averroès d'une critique rigoureuse de l'ontologie d'Avicenne, ce qui le situe en bonne place dans l'histoire de lamétaphysique.Kurt Flasch, spécialiste allemand de la philosophie arabe, retrace également le chaînon arabe (Avicenne et Averroès) entre la philosophie grecque et la philosophie allemande moderne, parMaître Eckhart qui a été influencé par les deuxfalasifa[161].
Averroès est fréquemment cité dans des polémiques au sujet des échanges culturels entre l'islam et lachrétienté, et du rapport qu'entretient la religion avec la raison. C'est le cas d'un débat qui a opposéRémi Brague etLuc Ferry[162], également d'un débat entre le premier etMalek Chebel[163]. Rémi Brague considère qu'Averroès est un« réactionnaire » imbu de pouvoir, partisan de lathéocratie, tandis que ses adversaires font d'Averroès un philosophe qui prône l'usage de la raison et de la tolérance, un représentant desLumières arabes[164].Alain de Libera apporte sa pierre à ce débat dans son article intitulé « Pour Averroès » : tout en reconnaissant le caractère élitiste de laphilosophie politique d'Averroès, il en fait néanmoins un défenseur de la raison[165]. MaisRémi Brague souligne qu'Averroès appelle au meurtre des hérétiques dansL'incohérence de l'incohérence, ce qui réduit à néant l'idée parfaitement anachronique d'un Averroès apôtre de la tolérance : « La négation et mise en discussion des principes religieux met en danger l’existence même de l’homme ; c’est pourquoi il faut tuer les hérétiques. » (Tahafot at-Tahafot, XVII, 17).
Jean-Marc Ferry cite les œuvres d'Averroès, d'Al-Fârâbî, d'Avicenne et deMaïmonide, côté juif, comme l'exemple de tentatives de conciliation« entre les deux sources,hellénique etabrahamique, apparemment concurrentes, de la vérité : la raison philosophique et la révélation prophétique »[166]. Il les revisite en fonction du projet analogue à celui deJürgen Habermas de la réconciliation de la critique et de la foi dans l'Âge post-séculier.
Il a également inspiré àJorge Luis Borges une de ses nouvelles, « La Quête d'Averroes », du recueilEl Aleph. Dans cette nouvelle, Averroes s'interroge vainement sur le sens des mots« tragédie » et« comédie » qu'il a rencontrés chezAristote et dont il n'existe pas d'équivalent dans la culture arabe de son époque, ce qui l'amène à conclure que« Aristû (Aristote) appelletragédie les panégyriques etcomédie lessatires et anathèmes. D'admirablestragédies etcomédies abondent dans les pages duCoran et dans lesmu'allakas du sanctuaire »[168]. Enpost-scriptum, Borges prend conscience que son personnage« n'était pas plus absurde que moi, m'efforçant d'imaginer Averroes » et que« mon récit était un symbole de l'homme que je fus pendant que je l'écrivais ».
L'écrivain israélien Ili Gorlizki imagine une correspondance entre Averroes etMoïse Maïmonide dansMaïmonide - Averroès. Une correspondance rêvée[169].
L'écrivain anglo-indienSalman Rushdie, dans son autobiographieJoseph Anton, dit tenir son propre nom d'Averroès, car son père« Anis a forgé le nom de Rushdie à partir de celui d'Ibn Rushd (Averroès en Occident), le philosophe « au premier plan de l’interprétation rationaliste de l'islam contre la tradition littérale » »[170].Salman Rushdie publie aussi un roman en2015,Deux Ans, Huit Mois et Vingt-huit Nuits, dans lequel Averroès est un personnage fantastique.
L'écrivain marocainDriss Ksikes a présenté début janvier 2017 auMaroc son romanAu détroit d'Averroès. Le personnage principal est Adib, un professeur de philosophie, qui se passionne pour Averroès« si longtemps banni et tardivement réhabilité »[171]. En octobre 2017,Gilbert Sinoué consacre sonroman historiqueAverroès ou le secrétaire du diable à cette personnalité andalouse.
Dans les institutions éducatives, culturelles et religieuses
Leprogramme Averroès, quant à lui, est un système d'échange inter-universitaire auMaghreb et enUnion européenne. Il a pris ce nom car la figure d'Averroès évoque un trait d'union culturel entre les pays de ces deux régions du monde.
Mukhtasar al-Mustasfā,L'Abrégé de la Quintessence de la théorie légaleAl-Ghazali. Trad. A. Farhat, Paris, Al-Boustane, 2011 (sur la méthodologie juridique).
laBidâya (traité de droit), en 1168, complétée vingt-ans après parLe Livre du pèlerinage.
Colliget (1161, deuxième version en 1194), corruption du mot arabeal-Kulliyât (الكليات) qui signifie leLivre de tous ouGénéralités [sur la médecine], publié à Venise en1482.
Commentaires sur les canons d'Avicenne, publiés à Venise en1484.
Exposé du poème médical d'Avicenne, Venise en 1552. Trad. fr. par Mahmoud Aroua,Commentaire au Poème de la médecine d'Avicenne, Paris, L'Harmattan, 2023.
↑Son nom complet est Abu al-Walīd Muḥammad ibn Aḥmad Muḥammad ibn Rushd (enarabe :أَبُو ٱلْوَلِيدِ مُحَمَّدٍ بِنْ أَحْمَدْ مُحَمَّدٍ بِنِ رُشْد?).
↑Léon Gauthier a été le premier à retracer le processus linguistique qui fait passer de Ibn Roshd à Averroès : « La métamorphose d’Ibn Rochd en Averroès a pour origine cette singulière méthode de traduction, et résulte d’une série d’altérations partielles qu’il est aisé de retracer. Les Juifs, en lisant le mot arabe Ibn (fils de, ou bien, et c’est ici le cas, descendant de), le prononçaient comme le mot hébreu de même sens, Aben : Aben Rochd. La consonne b, de même qu’aujourd’hui encore en espagnol, inclinait vers le son v : Aven Rochd, et par assimilation consonantique, Averrochd. Le clerc remplaçait par la sifflante s le ch chuintant, qui n’existe pas en latin : Averrosd. Enfin, comme la succession immédiate de l’s et du d répugne à la langue latine, et comme il fallait en cette langue une désinence pour les besoins de la déclinaison, la chute du d et la substitution à la consonne s de la désinence es (ou parfois is) au nominatif achevaient de travestir en Averroes (ou, plus rarement, en Averrois) le nom propre arabe Ibn Rochd[3]. »
↑Dominique Urvoy propose une hypothèse pour la latinisation du nom : la déformation successive de la prononciation des mots, passant de l'arabe à l'espagnol, puis de l'espagnol au latin (formes intermédiaires : Aben Roshd – Aberrosh)[U 1].
↑ChezAristote, les intelligibles ou formes intelligibles désignent le « ce que c'est » de la chose connue, sonessence (générique) ou « quiddité » pour les médiévaux, du point de vue de l'intellect. L'intellect agent (ou actif) est la faculté d'abstraire la forme intelligible d'une chose perçue, en effaçant ses particularités sensibles, et de lier les formes entre elles. Il se distingue de l'intellect patient (ou passif) qui est la faculté de recevoir possiblement les formes intelligibles. Cette réception commence originairement avec la sensation en acte d'une chose. La réception des formes par l'intellect patient donne lieu à une actualisation de ces formes par l'intellect agent[4]. Lorsque l'Intellect agent reçoit une majuscule, dans laphilosophie islamique, il désigne l'intellect divin qui illumine les hommes et actualise en eux les formes intelligibles, à partir du contact des choses perçues.
↑« (…) la philosophie, même aux époques les plus favorables, n’a jamais mené, dans l’Islam, qu’une existence inquiète et précaire. (…) Si favorisé qu’il fût de son souverain, le philosophe devait donc user toujours d’une grande circonspection, ne fût-ce que pour éviter de s’aliéner l’indispensable protecteur en le compromettant aux yeux des théologiens et de la multitude. Avant de se risquer à exposer, de vive voix ou par écrit, une question philosophique, même des plus anodines, comme les catégories d’Aristote ou sa théorie du syllogisme, le philosophe devra commencer par établir, à renfort de textes révélés, que l’étude des sciences et de la philosophie est permise par la Loi divine ; que la Raison humaine et la Révélation, émanées de Dieu l’une et l’autre, ne sauraient se contredire ; que philosophie et religion sont deux expressions différentes d’une seule et même Vérité. Et cette question préliminaire n’est autre que le problème fondamental de la Scolastique, définie commel’accord de la religion et de la philosophie[21]. »
↑Galien, dans sa théorie humorale, distinguait 4 degrés d'intensité des 4 qualités (froid/chaud, sec/humide). Al-Kindi détermine ces degrés selon uneprogression géométrique 2/1, 4/1, 8/1, 16/1 : unedrachme de substance froide de degré 3 neutralise une drachme de substance chaude de degré 3. Averroès préfère uneprogression arithmétique 2/1, 3/1, 4/1, 5/1, en ajoutant une « quantité première » propre à chaque degré : une drachme (plus x) d'une intensité peut neutraliser son contraire d'intensité plus grande. L'astronomie, la musique et la composition des médicaments relèvent d'une même science des proportions (rapports harmoniques des mondes supérieur et inférieur).
↑Cette évaluation se base sur le programme (nombre de cours) des Universités de médecine : Montpellier (voir Louis Dulieu,La médecine à Montpellier), Paris (voir Danielle Jacquart,La médecine médiévale dans le cadre parisien), Florence (voir Katharine Park,Doctors and Medicine in Early Renaissance Florence).
↑Voir les problématiques de lamédecine fondée sur les faits et son paradigme EBM montrant une conciliation-tension entre les niveaux de preuves et l'autonomie et besoins du patient.
↑Cf. ses ouvragesDaru' Taʿâruḍ al-ʿaql wa an-naql (Réfutation de la contradiction entre la raison et la révélation) ou encoreMuwāfaqat sahîh al-manqoūl li sarīh al-maʿqoūl (Conformité entre la tradition authentique et la raison explicite).
↑Avicenne donne la définition suivante des accidents essentiels :« Tout ce qui suit la chose pour elle-même sans que cette séquence dépende d'une cause ni qu'elle soit une de ses espèces, cela appartient aux accidents essentiels de la chose et à ses états premiers. » (La Métaphysique du Shifa : livres I à V, Volume 1, Paris, Vrin, 1978,p. 289).
↑Spécialiste d'Aristote,Jean Voilquin résume le processus de cognition ainsi :« l'intellect actif […] a l'intuition de ce qui n'était qu'en puissance dans [l'intellect passif] », dansVoilquin 1998,p. 299, note 182.
↑Juliane Lay, « L'abrégé de l’Almageste, attribué à Averroès, dans sa version hébraïque. Étude de la 1ère partie [note critique] »,École pratique des hautes études, Section des sciences religieuses,vol. 103,no 99,,p. 501-505(lire en ligne, consulté le).
↑Rémi Brague, « Note sur la traduction arabe de la Politique d'Aristote. Derechef, qu'elle n'existe pas », inPierre Aubenque (éd.),Aristote politique, Paris, PUF, 1993,p. 423-433.
↑a etbÉdouard-Henri Wéber,La Controverse de 1270 à l'Université de Paris et son retentissement sur la pensée de s. Thomas d'Aquin, Paris, Vrin, 1970,p. 40.
↑Averroès le reconnaît lui-même dans SonDévoilement :The philosophy and theology of Averroes, p. 119 : « Leurs livres ne nous sont pas parvenus en nombre suffisant jusqu'à cette péninsule. »
↑Coran, 3:104 :« Formez une nation qui appelle au bien, ordonne le bien, et interdise le mal ».
↑Coran, 17:88 :« Dis : si hommes et djinns s'unissaient pour produire quelque chose de pareil à ce Coran, ils ne pourraient rien produire de pareil, même s'ils s'entraidaient. »
↑(en)Farah Anton (introduction de Tayyeb Tizini),Ibn Rushd and his philosophy with the text of the dialogue between Muhammad Abduh and Farah Anton, Dar Alfarabi, Beyrouth, 1988. Pour la bibliographie de Tayyeb Tizini, voirProfessor Tayyeb Tizini par Samir Abuzaid.
↑Voir le compte-rendu de la traduction du livre deMarsile Ficin,Théologie Platonicienne. De l'immortalité des âmes. Texte critique établi et traduit par Raymond Marcel, de Pierre Courcelle, inRevue des Études Grecques, 1971, vol. 84,no 399,p. 268-270.Lire en ligne.
↑Lors d'une conférence àSciences Po Paris, sur le « Dialogue islamo-chrétien »,, organisée par leCentre Saint-Guillaume et Salaam, deux associations étudiantes. La polémique à propos du livreAristote au mont Saint-Michel élargit le débat du rôle des Arabes dans la transmission du savoir grec, dont Averroès est un des acteurs principaux.
↑Éric Marion,Lumières arabes et Lumières modernes, Paris, Kimé, 2016, etMalek Chebel,Manifeste pour un islam des lumières, Paris, Fayard, 2011.
Albert le Grand,De unitate intellectus contra Averroem (De l'unité de l'intellect contre les averroïstes, 1256).Opera éd. Borgnet 1 890 t. IXp. 437-475.
Jean-Baptiste Brenet,Averroès et les averroïsmes juif et latin, Actes du colloque international (Paris, 16-18 juin 2005), Coll.Textes et Études du Moyen Âge,Brepols, 2007 -(ISBN978-2-50352-742-0).
Ali Benmakhlouf, « Averroès, définition et démonstration »,Philosophie,vol. 2,no 77,,p. 12-22.
Marc Geoffroy,Sources et origines de la théorie de l'intellect d'Averroès, thèse de doctorat, soutenue le 16 décembre 2009 à l'INHA, sous la direction d'Alain de Libera.
Jean-François Mattéi,« Averroès ou l'Intelligence », dans Averroès etAristote,L'Intelligence et la pensée : Grand Commentaire sur le livre III duDe anima d'Aristote,suivi de De l'âme, Paris, Flammarion/Le Monde de la philosophie,(ISBN2081218178),p. VII-XXIII.
Danielle Jacquart,« Médecine grecque et médecine arabe : le médecin doit-il être philosophe ? », dans Jacques Jouanna et Jean Leclant,La médecine grecque antique, Paris, Académie des Inscriptions et Belles Lettres,(ISBN287754155X,lire en ligne),p. 253-265.
Sylvain Ait-Azizou,Averroès, Jean de Meung et la scolastique : L'emploi du vocabulaire scolastique et aristotélicien dans le roman de la Rose, Books On Demand Editions,, 80 p.(ISBN978-2-8106-0259-9 et2-8106-0259-X).
Ferdinand Sassen, « Siger de Brabant et la doctrine de la double vérité »,Revue néo-scolastique de philosophie,no 30,,p. 170-179(lire en ligne, consulté le).
La version du 22 septembre 2016 de cet article a été reconnue comme « article de qualité », c'est-à-dire qu'elle répond à des critères de qualité concernant le style, la clarté, la pertinence, la citation des sources et l'illustration.