| Partie de | |
|---|---|
| Objets |
L’agnotologie est l'étude de la production culturelle de l'ignorance[1] et dudoute[2]. Cette production peut être délibérée ou involontaire. L’exemple le plus connu est la stratégie de l'industrie du tabac qui a soutenu des études scientifiques biaisées afin de jeter le doute sur la nocivité du tabac.
Dépassant le monde économique et ses intérêts financiers, la fabrique du doute et les attaques contre la science on été reprises par les milieux et centres de réflexions conservateurs etlibertariens au service du pouvoirrépublicain auxÉtats-Unis, au coeur de l'état, à partir de 2016[3].
L'agnotologie est unediscipline scientifique aux confins de laphilosophie, de lasociologie et de l'histoire des sciences dont l'objet est l'étude des moyens mis en œuvre pour produire, préserver et propager l'ignorance, mais aussi l'étude de l'ignorance elle-même[4].
Le terme a été créé par l'historien des sciencesRobert N. Proctor en 1992[4],[5],[6]. Il est inspiré du mot grecἀγνῶσις /agnôsis : « ne pas savoir, ignorer »[7]. Il a donné une visibilité nouvelle à un courant d'histoire des sciences, qui fait de l'ignorance elle-même un sujet d'étude[7],[8].
Plutôt que de demander, de manière classique, ce qu'est lascience (question classique de l'épistémologie) ou quelles sont les conditions sociales et historiques de notre connaissance (question classique de la sociologie et l'histoire des sciences),Robert N. Proctor, historien dutabac, auteur deCancer Wars: How Politics Shapes What we Know and Don't Know About Cancer de 1995[9], deGolden Holocaust[10],[11] et éditeur de l’ouvrage collectifAgnotology[12], demande comment et pourquoi « nous ne savons pas ce que nous ne savons pas », alors même qu'une connaissance fiable et attestée est disponible. Selon cet auteur, l'agnotologie, étude de l'ignorance, explore aussi les pratiques qui permettent de produire le non-savoir :
« Cette notion englobe aussi la production culturelle d'ignorance — tout comme la biologie recouvre à la fois l'étude de la vie et la vie elle-même. Nous devons prendre conscience que l'ignorance n'est pas seulement un vide où verser du savoir, ni une frontière que la science n'a pas encore franchie. Il existe unesociologie de l'ignorance, une politique de l'ignorance ; elle a une histoire et une géographie — et elle a surtout des origines et des alliés puissants. La fabrication de l'ignorance a joué un rôle important dans le succès de nombreusesindustries ; car l'ignorance, c'est le pouvoir[13]. »
Il s'agit de voir l'ignorance non pas seulement comme une fatalité, ou comme une conséquence nécessaire des priorités de nos programmes de recherche, ou encore comme un échec partiel du système éducatif, comme le veut le modèle du « déficit » (deficit model), mais bien comme ignorance produite, que cette production soit intentionnelle ou non. Selon le premier volet, l'ignorance peut être créée de toutes pièces, par des stratégies dedésinformation, decensure, dediversion ou bien entretenue par des stratégies de décrédibilisation de la science ou d'institutions scientifiques, par des acteurs individuels ou collectifs, qu'il s'agisse d'États, de fondations ou de groupes de pression.
Formuler la question de la production de l'ignorance ouvre des perspectives inédites partant d'un historique revisité dans des domaines aussi divers que la migration des savoirs descolonies vers les métropoles[14].
« Les héritagesesclavagistes etcoloniaux ont durablement structuré l’action publique dans le domaine de lasanté autravail et de la santé environnementale conduisant à autoriser un produit que l’on savait extrêmementtoxique et persistant après son interdiction dans tous les autres territoires »[15](Chlordécone aux Antilles françaises).
L'ignorance résulte aussi de différents types d’inégalités sociales qui fragilisent la capacité à débattre publiquement de certains enjeux en démocratie, elle a donc une dimension sociale et politique[15].
SelonLe Monde,« les facteurs d'ignorance peuvent être très différents : rôle des médias, stratégies des entreprises pour défendre leurs intérêts, débats idéologiques, etc. Instrument d'accès au savoir, Internet est ainsi devenu, paradoxalement, un vecteur de l'ignorance »[16].
L'épistémologie féministe de l'ignorance, conceptualisée parNancy Tuana est très proche de l'agnotologie[17], les deux notions étant parfois confondues[18]. Nancy Tuana a d'ailleurs écrit un des chapitres de l'ouvrageAgnotology, édité par Robert Proctor.[12] Les deux notions se distinguent par le fait que l'épistémologie féministe étudie la production de l'ignorance relative aux femmes (par exemple, concernant la sexualité féminine), et touche de nombreuses disciplines alors que l'agnotologie est plus spécifiquement centrée sur l'ignorance dans le domaine des sciences et techniques[19].
Robert Proctor s'est aussi entièrement« engagé en faveur de l’épistémologie féministe, notamment sur la question de savoir comment l’on pouvait à ce point exclure les femmes de la science »[20],[21].
Lesinégalités hommes-femmes structurent le développement des connaissances concernant les corps, ceux des femmes étant délaissés par une science pendant longtemps restée une science masculine, productrice de différentes formes d’ignorance[15]
On assiste depuis les dernières décennies duXXe siècle à une tentative d'instrumentalisation de la science pour la production de l'ignorance par certaines industries afin de poursuivre leurs intérêts[22].
Selon le médecin américain Stanton Glantz,« Plus les industries empêchent l'émergence d'un consensus scientifique, plus il leur est facile de lutter contre les poursuites judiciaires et contre la réglementation »[2]. Selon le philosophe Mathias Girel, enseignant à l'École normale supérieure (ENS), pour l'industrie il faut« mobiliser de la science pour attaquer la science », certains s'appuient« sur la science de diversion »[23],[24]. D'autres promeuvent une stratégie du doute[4].
Parmi ces industries on peut citer, l'industrie du tabac[25],[5], l'industrie de l'amiante[26], lesindustries contribuant auréchauffement climatique en particulier lescompagnies pétrolières[27],[28],[29],[30], l'industrie agroalimentaire pour l'utilisation de certainsplastiques[31]avec lesperturbateurs endocriniens[32],[5],[33],[34], l'industrie chimique pour la production et l'utilisation desphytosanitaires enagriculture par exemple leGlyphosate[35],[36],[37].
Les industriels, référencés ci-dessus par exemple, visent à critiquer les études scientifiques indépendantes qui documentent les effets nocifs d'un produit. Leur objectif est de créer l'impression d'un désaccord au sein de lacommunauté scientifique permettant aux firmes d'entretenir ledoute et de retarder laprise de décision par les pouvoirs publics[38]. En2007 via ungroupe d'influence baptisé SEPP (Science & Environmental Policy Project), créé un « anti-Giec » baptiséNon-governmental International Panel on Climate Change (NIPCC), soit en françaisGroupe d'experts international non gouvernemental sur l'évolution du climat (NIPCC) selon le SEPP« pour répondre aux fausses affirmations de l'UN-IPCC et de ses partisans, qui prétendent, sans preuves tangibles, que l'utilisation de combustibles fossiles et le CO2 qui en résulte émissions, conduira à des catastrophes climatiques. L'Institut Heartland est un contributeur et un éditeur exceptionnel de ces rapports »[39]. En 2019, le SEPP existait encore, dirigé par Thomas P. Sheahen, Ph.D. et présidé par Kenneth A. Haapala[39].
« Des recherches sur lebiais de financement ont démontré que les études réalisées soussponsor ont quatre à huit fois (90 pour le tabac) plus de chances de déboucher sur des conclusions favorables au produit du financeur qu'à celles effectuées surfonds publics ou non commerciaux »[38]
Le marché des idées et de l'information est investi par des producteurs de vérités alternatives qui s'attaquent à la science en semant le doute[40].
Lors de lacrise du covid, des pouvoirs ont délibérément ignoré des consensus scientifiques stabilisés face à des récits alternatifs à prétention scientifique. Une mobilisation sans précédent contre les mesures de santé publique a eu lieu dans de nombreux pays[3],[40]. En France, durant cette crise, des scientifiques ont participé à ces discours alternatifs, dontDidier Raoult. La direction du CNRS déplorait« les prises de position publiques de certains scientifiques, souvent plus soucieux d’une éphémère gloire médiatique que de vérité scientifique, sur des sujets éloignés de leurs champs de compétences professionnelles comme par exemple [sic] sur lavaccination contre la Covid »[41].
Laseconde administration Trump aux Etats Unis attaque lessciences du climat, lessciences sociales et l’université en général. Unprocessus orwellien contre les producteurs de connaissances est organisé. Des mots sont interdits dans les articles et publications scientifiques, demandes de subventions de recherches et organismes paraétatiques. Cette administration licencie des milliers de scientifiques, coupe les financements des chercheurs, des universités, des agences indépendantes, ce qui fragilise tous ceux qui ne veulent pas se conformer à l'ignorance propagée et aux intérêts économiques, politiques ou sociaux du pouvoir en place[42],[43],[44],[3],[40].
Il existe des stratégies de politisation de la science. On relève, par exemple, les tentatives de remettre en cause la responsabilité de l’homme dans lechangement climatique à rebour du diagnostique scientifique actuel[40].
Les chercheurs doivent être protégés dans leurs libertés académiques sur leur domaine de compétence même si cela s'oppose à des positions politiques[3]. En contrepoint en France, la direction duCNRS alerte contre l’abus de position scientifique, lorsque le sujet n’est pas de la compétence professionnelle du chercheur. Elle appelle par ailleurs à bien distinguer des prises de positions controversées, résultant d'un débat entre scientifiques, des mensonges factuels qu'il convient de dénoncer[41].
L'agnotologie se réfère aussi à l'étude de l'ignorance dans un sens plus général. Dans son ouvrage, Robert Proctor distinguait deux autres catégories d'ignorance en plus de l'ignorance produite, à savoir l'ignorance comme une question posée et encore irrésolue, et l'ignorance qui résulte de l'absence d'étude d'un sujet. Dans le premier cas, l'ignorance peut être un moteur pour la recherche scientifique. Dans le second cas, elle n'est pas forcément due à une volonté délibérée d'ignorer mais peut découler de l'évolution des centres d'intérêt des chercheurs[6].
Une conceptualisation des ignorances et de leur gestion intellectuelle a été entreprise dansLes ignorances des savants, parRoger Lenglet et Théodore Ivainer[45].
Les mécanismes de fabrication culturelle de l’ignorance sont également à l'œuvre dans un certain nombre de discours critiques envers des politiques publiques et peuvent rejoindre ce que certains appellent le « complotisme ». De tels mécanismes ont été particulièrement saillants durant la pandémie de Covid-19[46].
Sur les autres projets Wikimedia :