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Amiens/Samarobriva, cité des Ambiens : aux origines de la ville romaine

Amiens/Samarobriva,civitas of the Ambiani: Roman origins of the town
DidierBayard
p. 145-160

Résumés

La question des origines et des débuts de la ville romaine deSamarobriva été abordée à plusieurs reprises dans les dernières décennies. Le scénario d’ensemble a été défini en 1983. Il présente deux paradoxes. Le premier concerne ses origines : en dépit de la mention de son nom à consonance celtique dans les commentaires deLa Guerre des Gaules ou dans la correspondance de Cicéron, aucun lien matériel n’a pu être établi entre la ville romaine et un antécédent gaulois, ni même avec un camp césarien.
Il semble bien que ce soit la construction de la voie de l’Océan, peut-être lors du second gouvernement d’Agrippa en Gaule, entre 19 et 16 av. J.-C., qui est à l’origine d’une agglomération au bord de la Somme. La voie a été retrouvée extrêmement bien conservée dans le fond de la vallée. Cette agglomération prend l’aspect d’une ville organisée selon un vaste quadrillage de rues régulier entre la fin du règne d’Auguste et le milieu duier s. apr. J.-C. L’analyse du plan général montre que ce quadrillage répond à un schéma directeur cohérent, accréditant l’hypothèse d’un acte de fondation initial. La question principale qui se pose aujourd’hui est la datation de cette fondation. Si la mise en place des chaussées de gravier et silex est datée partout, à l’exception de deux voies du centre de la ville, des années 50 qui correspondent effectivement à un moment décisif dans l’histoire de la ville, divers indices suggèrent l’existence d’une agglomération déjà fort étendue à la fin du règne d’Auguste avec des habitats organisés selon ce même schéma directeur. Nous verrons de quelle façon et dans quelle mesure il est possible à partir de la documentation disponible de surmonter ces difficultés.

The question ofSamarobriva’s origins and early times has been studied on several occasions in the last decades. Its overall storyline has been defined in 1983 and shows two paradoxes. The first is related to its origins: despite the mention of its Celtic-sounding name in theDe Bello Gallico or Cicero’s correspondence, no tangible link could be established between the Roman city and a previous Gallic town, or even a Caesarian camp.
The building of the North Sea road, maybe during Agrippa’s second rule in Gaul between -19 and -16, seems to be at the root of a settlement at the edge of the Somme river. We found the road, extremely well-preserved, in the bottom of the valley. This settlement took on the appearance of a city organized by an even street layout between the end of Augustus’s reign and the middle of the 1st c. AD. Our analysis of the overall map shows this layout resulted from a coherent guiding plan, validating the hypothesis of an initial founding gesture. The main question remaining today is the datation of this founding. The setting up of the flint and gravel roads, except from two roads in the center of the city, has been dated to the years 50 AD, which match a critical moment in the city history; but several hints suggest the settlement was already vast at the end of Augustus’ reign, with housings organized according to that same guiding plan. We will see how and to which extent we can overcome those difficulties from the available documentation.

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Texte intégral

1La question des origines et des débuts de la ville romaine deSamarobrivaa été abordée à plusieurs reprises dans les dernières décennies. Le scénario d’ensemble a été défini en 1983 (Bayard, Massy 1983). En dépit de la mention de son nom à consonance celtique dans les commentaires deLaGuerre des Gaules, aucun lien n’a pu être établi avec un antécédent gaulois, ni même avec un camp césarien. Il semble bien que ce soit la construction de la voie de l’Océan, peut-être lors du second gouvernement d’Agrippa en Gaule, entre 19 et 16 av. J.-C., qui est à l’origine d’une agglomération au bord de la Somme. Cette dernière prend l’aspect d’une ville organisée selon un quadrillage de rues régulier au milieu duier s. apr. J.-C. Ce scénario laissait cependant subsister de nombreuses interrogations, sur une éventuelle et problématique filiation entre le camp d’hivernage de César en 54 av. J.-C. et les premières installations à l’origine de la ville romaine, ou sur le mode d’organisation et le rythme de développement de la ville avant le quadrillage du milieu duier s., pour ne prendre que ces exemples. Les hypothèses qui ont été avancées alors pour tenter d’y répondre n’ont pas toujours été vérifiées. De nouvelles hypothèses ont été proposées en 2003, sur la localisation du camp de César ou sur l’organisation de l’agglomération augusto-tibérienne (Bayard 2007). Nous n’avons pas beaucoup de recul pour évaluer pleinement la pertinence des dernières suppositions mais les travaux qui ont été menés depuis une décennie, en élargissant le champ des recherches aussi bien dans la ville que dans les environs, apportent un nouvel éclairage qui peut justifier un réexamen de l’ensemble du dossier.

L’état de la documentation et de la recherche

2La documentation sur les débuts de la ville antique est abondante, mais d’une utilisation délicate. La part des sources écrites est, comme dans l’ensemble des villes du Nord-Ouest, extrêmement réduite. Le nom deSamarobriva est attesté par les textes en trois circonstances. Il apparaît pour la première fois dans les commentaires de la Guerre des Gaules à propos des événements survenus pendant l’automne de l’année 54 avant notre ère. César réunit l’assemblée des Gaulois àSamarobriva au retour de la seconde expédition en Bretagne. Il y installe pour l’hiver une légion avec les bagages de l’armée et les otages, puis, en raison du climat insurrectionnel qui règne en Gaule après le massacre de la XIVe légion par les Éburons, se décide à y passer l’hiver (César,La Guerre des Gaules, V, 24 et 53). Trois lettres de Cicéron adressées à son protégé C. Trebatius Testa confirment l’installation du quartier général de César à cet endroit pendant l’hiver 54-53 av. J.-C. (Cicéron,Ad Familiares, VII, 11, 12 et 16). Le nom réapparaît deux siècles plus tard dans laGéographie de Ptolémée qui l’assimile à la ville principale desAmbiani, une cité qui n’a apparemment bénéficié d’aucun statut particulier à l’époque romaine, à la différence de certains peuples voisins comme lesRemi qui étaient fédérés ou desSuessiones et desNervii, qualifiés deliberi par Pline l’Ancien (Ptolémée,Géographie, II, 9, 4 ; Pline l’Ancien,Histoire naturelle, IV, 106). Le dossier épigraphique n’est pas plus riche. Le seul point à signaler ici est la mention SAMAROBRIVA, gravée d’une main maladroite sur un petit autel en pierre, trouvé dans la ville, qui est daté sur des bases stylistiques duier s. apr. J.-C. (CIL XIII, 3490 ; Dupuis 1983, n° 65). Les itinéraires routiers et une stèle du début duive s. confirment l’identification deSamarobriva à Amiens, s’il en était besoin (CIL XIII, 9158 ;CIL XIII, 9032).

3L’essentiel de nos connaissances sur la ville romaine provient des innombrables découvertes archéologiques qui ont été répertoriées par plusieurs générations de chercheurs locaux depuis la seconde moitié duxixe s. C’est surtout le suivi systématique des travaux de la reconstruction après la Seconde guerre mondiale par François Vasselle qui a permis, en multipliant les observations sur l’ensemble de l’assiette urbaine, de restituer le plan détaillé d’une ville organisée en fonction d’un réseau de rues principales orthonormé extrêmement régulier (Vasselle, Will 1960). Cette surveillance des chantiers de construction s’est poursuivie sans discontinuer dans les années 1970-1980, marquées par de grands projets de construction, jusqu’à la mise en place progressive d’une politique d’archéologie préventive, dans les années 1985-2000. Les informations les plus cruciales pour la connaissance des origines de la ville ont été acquises dans ces conditions particulières de surveillance de chantiers de construction, spécialement dans deux chantiers contigus, le parking du square Jules-Bocquet et l’immeuble du Logis du Roy, au cours des années 1973 et 1976-1979. Depuis cette date, rares sont les fouilles archéologiques qui ont atteint les premiers niveaux d’occupation à plus de 6 m de profondeur, dans le centre-ville. Les informations les plus significatives recueillies dans des fouilles archéologiques proviennent de chantiers situés en périphérie du centre-ville, spécialement dans les travaux d’extension du Palais des Sports, aujourd’hui le Coliseum (Binet dir. 2010).

4La documentation issue de ce siècle et demi d’activité archéologique est forcément hétérogène. Les conditions d’acquisition très différentes de ces données déterminent en retour notre capacité à répondre de manière plus ou moins détaillée aux questions. Ainsi, s’il est possible d’évaluer l’étendue des occupations antiques précoces à partir de listes d’estampilles sur sigillées arétines identifiées et répertoriées dans les comptes rendus de découvertes ou de déterminations de monnaies, en préciser la datation sans en connaître le contexte est plus hasardeux et porter un jugement sur la densité et sur les caractères de ces occupations à partir de telles sources s’avère une mission impossible. De la même manière, si l’analyse de coupes stratigraphiques accompagnées de sondages limités effectués en marge d’un chantier de construction a suffi pour établir un schéma chronologique dans les années 1990, l’extrapoler à l’ensemble de l’assiette urbaine est beaucoup plus compliqué. La synthèse de données aussi disparates, tant dans l’espace que du point de vue qualitatif, oblige à associer des informations de natures différentes, dont l’interprétation, la fiabilité et les lacunes sont évaluées selon les connaissances du moment. Les publications qui ont tenté de faire le bilan des connaissances sur la ville romaine constituent autant de points d’étapes nous permettant de mesurer les progrès effectués et d’évaluer la pertinence des hypothèses avancées dans la séquence précédente.

5L’ouvrageLe Bel Amiens par J. Estienne et F. Vasselle reprend l’essentiel des idées avancées dans plusieurs articles parus au cours des années 1960, qui ont fait découvrir le plan de ce remarquable exemple de quadrillage urbain (Vasselle, Will 1960 ; Estienne, Vasselle 1967). L’idée d’un développement en deux étapes, datées du milieu duier s. et duiie s., qui avait été avancée en 1960 pour expliquer plusieurs irrégularités du quadrillage est aujourd’hui abandonnée, mais les interrogations que ces irrégularités suscitent demeurent.

6Amiens romain, paru en 1983, fait la synthèse des données acquises avant les débuts de l’archéologie préventive (Bayard, Massy 1983). Il reprend et complète les acquis de la phase précédente sur l’organisation viaire en mettant en évidence son mode de constitution, autour d’îlots carrés de 500 piedsmonetales de côté séparés par des rues larges de 50 pieds. L’ouvrage apporte en outre une dimension chronologique qui faisait défaut jusque-là. Il intègre en particulier les travaux de Jean-Luc Massy sur la sigillée arétine ainsi que les données acquises sur les chantiers du square Jules-Bocquet et du Logis du Roy qui constituent le socle de nos connaissances sur la chronologie des premières étapes du développement urbain (Massy 1977 ; Bayard, Massy 1979). Les dates proposées pour les premières occupations de type militaire entre 20-15 et 12 av. J.-C. n’ont pas évolué, celles de la mise en place du quadrillage urbain au milieu duier s. apr. J.-C. non plus. Les hypothèses qui ont été avancées en 1983 sur la topographie urbaine à l’époque d’Auguste ou de Tibère n’ont en revanche pu être vérifiées. L’idée d’un quadrillage initial établi selon un module de 320 pieds basé sur le pied de Drusus, étendu sur 30 ou 40 ha, suscitée là encore par les irrégularités du quadrillage observées à l’emplacement et au nord duforum, reste une hypothèse invérifiable, faute d’observations complémentaires. Le postulat d’une urbanisation relativement spontanée à partir d’un noyau limité a été remis en cause par les découvertes faites sur plusieurs chantiers de fouille, en particulier sur le chantier du Coliseum.

7• L’article « Amiens 1983-2003, un bilan vingt ans aprèsAmiens romain » bénéficie de deux décennies d’archéologie préventive ; il en dresse le bilan et examine spécialement ses apports à la connaissance des débuts de la ville romaine (Bayard 2007). Les points essentiels abordés par cet article que nous serons amenés à réexaminer ici sont :

  • le dossier du « Camp César » à La Chaussée-Tirancourt et son occupation éventuelle pendant la guerre des Gaules, avec toutes les implications que serait susceptible d’entraîner sa réévaluation : une identification possible au camp césarien deSamarobrivaet la possibilité d’un déplacement du toponyme au début de l’époque romaine ;

  • l’existence d’un schéma théorique régissant l’organisation du quadrillage mis en place au milieu duier s., sa préexistence au quadrillage claudio-néronien et son mode d’application dans la ville augustéenne en une fois, en plusieurs étapes ou progressivement, au rythme de l’urbanisation.

8Une révision des sources anciennes, notamment des archives de François Vasselle, récemment décédé, et des travaux portant sur la céramique, nous a amené à interroger à nouveau les fondements chronologiques des principales étapes :

  • la date des premières occupations sur la terrasse et, par conséquent, la date de la construction de la voie de l’Océan ;

  • la date des premières occupations urbaines et d’une éventuelle fondation de la ville.

Situation géographique et topographique

9La zone de confluence de la Somme et de ses deux petits affluents de la rive gauche, l’Avre et la Selle, occupe une place très particulière dans l’espace régional. La Somme est le principal fleuve côtier entre la Seine et la zone des deltas de l’Escaut au Rhin. Son cours, long de 245 km, suit d’abord un tracé globalement est/ouest, puis connaît à cet endroit une inflexion vers le nord-ouest et la Grande-Bretagne, qui attire naturellement les routes terrestres venant du cœur du Bassin parisien susceptibles d’être relayées par la voie d’eau. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que les constructeurs de la voie de l’Océan aient choisi cet endroit pour lui faire traverser le fleuve. Le tracé de la voie suit plus ou moins les grandes lignes du réseau hydrographique, longeant le cours de l’Avre, au sud d’Amiens, puis prenant une direction nord-ouest/sud-est, le long de la Somme jusqu’à la traversée de la Canche. C’est probablement cet emplacement stratégique qui valut à la ville son importance régionale dans l’Antiquité.

10Le plus étonnant à cet égard est que la valeur stratégique du site n’ait pas été reconnue avant la troisième ou la seconde décennie av. J.-C. L’explication la plus plausible serait que le secteur d’Amiens se trouvait en marge du territoire desAmbiani qui s’étendait principalement sur le cours inférieur de la Somme. C’est du moins ce que l’on peut déduire de la répartition et de la taille des oppida. Les cinq ou sixoppida qui jalonnent le cours du fleuve se partagent en effet en deux groupes distincts qu’il est tentant de rattacher à l’un et à l’autre des deux peuples qui se partageaient le bassin du fleuve (Fichtl 2012a). Les quatreoppida du premier groupe, appartenant en toute logique auxAmbiani, s’échelonnent en aval d’Amiens à distance régulière jusqu’à l’estuaire. Il est à noter que l’oppidum le plus proche de la ville, à La Chaussée-Tirancourt, n’est pas le plus vaste (6 ha dans un premier temps, 20 ha au maximum). Le plus important est centré sur la partie inférieure du fleuve, à Liercourt-Érondelle (32 ha). Si la surface relative desoppida reflète un tant soit peu l’importance de la région qu’il domine et des pouvoirs qui lui sont rattachés, il faut considérer que le cœur de la cité se situait à 30 ou 40 km d’Amiens (fig. 4).

11Les autres fortifications se situent plus loin vers l’est, chez lesViromandui ou à la limite de leur territoire, à Chipilly et peut-être en face, à Méricourt-sur-Somme (Fichtl 2012b ; Pierrevelcin 2012). L’oppidum de Vermand qui se trouve au cœur du Vermandois jouait sans doute le rôle de capitale de ce peuple.

12Le site d’Amiens se développe principalement au sud du fleuve, dans la moitié occidentale de l’interfluve formé par le cours de ses deux affluents. Il peut être décomposé en quatre ou cinq entités principales qui s’étagent jusqu’au plateau : le fond de vallée, la basse terrasse, la haute terrasse ainsi que les versants. Le fond de vallée, formé de cailloutis fluviatiles, est couvert de plusieurs mètres de tourbe qui agit à la façon d’une éponge, maintenant constamment un caractère humide, sinon marécageux, à cette plaine de 600 à 1 000 m de large. Ce fond culminait au début de l’Antiquité entre 18 m et 19 m NGF. Sa largeur se réduit dans la partie ouest de l’interfluve à 600 ou 700 m. La nappe de graviers périglaciaires qui forme la basse terrasse est couverte sur la plus grande partie de limons éoliens. Elle s’élargit progressivement vers l’ouest jusqu’à atteindre une largeur de 900 m avant la vallée de la Selle. Elle est parcourue par un talweg comblé de tourbes atlantiques, qui s’ouvre au nord-ouest. Celui-ci isole une sorte de promontoire à l’emplacement de la place du marché et du beffroi médiéval, qui domine le fond de vallée d’une dizaine de mètres, vers 25 m/30 m NGF. Elle est reliée à la haute terrasse, située autour de 65 m NGF, par des pentes relativement douces, qui s’accentuent cependant en bordure d’une vallée sèche, sous le quartier d’Henriville ; elles sont couvertes de limon ou laissent la craie à découvert selon la déclivité. La haute terrasse est elle aussi couverte de loess. Le plateau se trouve 35 m plus haut, à une altitude de 100 m NGF.

13La ville s’est développée initialement sur la basse terrasse et le bas des pentes, exclusivement dans des zones recouvertes de limon, ce qui peut s’expliquer par l’usage intensif de ce matériau dans la construction. Des faubourgs se sont formés, principalement à partir du milieu duier s. apr. J.-C., dans le fond de vallée, moyennant de constants travaux de mise hors d’eau, et sur la rive droite de la Somme, à l’emplacement et à l’ouest de la citadelle (Bayard 2007).

14Les fouilles de la ZAC Cathédrale ont montré que la nappe phréatique avait subi de fortes fluctuations dans l’Antiquité, déterminées par la conjugaison de plusieurs facteurs : sans doute climatiques, mais aussi humains. La voie de l’Océan qui barrait le fond de vallée a fait office de digue face aux inondations et, en compressant la tourbe sur son passage, a joué le rôle d’un barrage filtrant, ralentissant la circulation des eaux souterraines. L’intensification de l’agriculture à l’époque romaine a chargé les eaux superficielles en sédiments qui se sont déposés le long du fleuve, prioritairement dans les endroits les plus encombrés. Le fait est que le niveau de la nappe s’est élevé progressivement de quatre mètres en deux siècles. Le phénomène est particulièrement marqué au cours duier s., avec un rythme d’exhaussement de l’ordre de 20 cm par an. Il s’atténue par la suite tout en se poursuivant, avec un exhaussement de l’ordre d’un centimètre par an auiiie s. L’élévation du niveau de la nappe phréatique n’a pas été sans conséquence pour le peuplement et l’urbanisation de la basse terrasse. Elle a rendu inhabitable la zone du talweg qui traverse la basse terrasse en faisant remonter l’humidité dans les tourbes qui le comblent. Ce secteur n’a été urbanisé qu’à l’époque flavienne après l’apport de remblais d’assainissement.

Le camp césarien deSamarobriva

« Il fit mettre les navires au sec et tint l’assemblée des Gaulois àSamarobriva »
(César,La Guerre des Gaules, V, 24)

15La question de la localisation de laSamarobriva attestée parLa Guerre des Gaules et les lettres de Cicéron à Trebatius reste toujours en suspens. Le constat que nous faisions en 1983, réitéré en 2007, demeure : aucune trace d’une quelconque agglomération gauloise n’a été trouvée à Amiens. Les très nombreuses interventions archéologiques faites sur la rive gauche de la Somme, dans le centre-ville actuel et sur les pentes des anciens faubourgs, sur plus de 500 ha, n’ont livré que des vestiges d’époque romaine, dont les élément les plus anciens ne sont pas antérieurs aux années 30 av. J.-C. Des témoins isolés, trouvés çà et là, attestent une fréquentation du site au cours de la Protohistoire, mais ils proviennent généralement en position résiduelle et leur datation est imprécise. La seule exception notable est une découverte ponctuelle faite à la limite de la haute terrasse, non loin des boulevards extérieurs (Binet 2005 et 2012a). Quelques fragments de céramique recueillis dans deux diagnostics voisins, attribués au premier âge du Fer, et un morceau d’amphore de type Dr. 1A, témoignent d’occupations modestes, sans doute diachroniques. L’escarpement de la citadelle, dominant la rive droite de la Somme, était considéré par certains comme un emplacement favorable à l’installation d’unoppidum. Les fouilles qui ont été réalisées dans ce secteur depuis 2000, et surtout depuis 2013, ont ruiné cet espoir. Les premières occupations structurées n’y commencent pas avant le milieu duier  s. apr. J.-C.

16Le constat est le même pour la localisation du camp de César. Comme nous l’avons vu, les indices manquent sur la basse terrasse du centre-ville, l’endroita priori le plus favorable à une telle installation, ainsi que sur les pentes. Il ne reste comme zone potentielle que la haute terrasse, au-delà des boulevards extérieurs, qui a été urbanisée dans les années 1960 sans véritable surveillance archéologique, et, spécialement, le secteur de la Cité Scolaire qui forme une avancée d’une cinquantaine d’hectares dominant la vallée, à deux kilomètres de la rivière. Les diagnostics réalisés ces dernières années dans ce secteur n’ont pour l’instant rien apporté. Il existe un peu plus loin vers l’est une autre avancée dominant la Somme, qui semble avoir accueilli un établissement laténien de grandes dimensions. Des fossés ont été observés dans les années 1970 en plusieurs endroits autour du lieu-dit les Coutures, avec de la céramique attribuable à La Tène moyenne, une épée laténienne pliée, ainsi que les restes d’une probable sépulture à incinération de la même époque (Vasselle 1978 ; Leman-Delerive 1977). Le site est également connu pour la découverte d’un petit ensemble monétaire constitué sous le règne d’Auguste, dont la date d’enfouissement ne peut être précisée entre les règnes de Tibère, Claude ou Néron, et celui de Domitien. Il est composé de 37 monnaies gauloises dont 33 sont nettement postérieures à la guerre des Gaules, de 16 monnaies gallo-romaines du type GERMANVS INDVTILLI.L, d’un denier républicain frappé en 55 av. J.-C. et de 12 monnaies d’Auguste et de Tibère (Scheers 1977, p. 872, no 4 ; Delestrée, Fournier 1978 ; Huysecom 1980, p. 67). Compte tenu des dimensions des fossés relevés et des caractéristiques du mobilier, d’une part, de la présence d’une grandevilla à l’époque romaine, d’autre part, l’interprétation la plus vraisemblable est celle d’un établissement agro-pastoral, sans que l’on puisse écarter totalement celle d’un sanctuaire, comme pouvait le faire penser l’épée (Pichon 2009, p. 246-247).

17Il faut porter nos regards au-delà de la zone urbanisée, à trois ou quatre kilomètres du centre de la ville, pour retrouver le semis d’établissements agro-pastoraux laténiens habituel dans la région (Agache 1978 ; Bayard, Lemaire 2014, voir également Malrain, Blondiauet al. 2007 ; Blondiau 2012) (fig. 1). Les sites gaulois ou gallo-romains précoces qui ont été repérés par prospection aérienne ou sur les images satellitaires, ou qui ont fait l’objet de fouilles, ne se distinguent pas particulièrement des modèles régionaux (Bayard, Lemaire 2014). Le seul qui se démarque correspond à un système fossoyé plus ou moins quadrangulaire qui enserre un espace de deux à trois hectares, au lieu-dit « la Banlieue ». Certains aspects pourraient le faire assimiler à une petite fortification du début de l’époque romaine : la forme relativement régulière, la présence de doubles fossés parallèles, la découverte dans les labours de plusieurs fragments d’amphores de type Dr. 1, qui sont par ailleurs assez rares sur les fermes gauloises de la région, et, surtout, son association possible avec une voie encavée qui le traverse ou le contourne. La cavée, qui est bordée de fossés de limite distants de 20 m, est tout à fait comparable à un chemin creux fouillé à Vendeuil-Caply, interprété par Roger Agache comme un ouvrage militaire (Ben Redjeb 2012 ; Bayard, Lemaire 2014, p. 151). L’examen des photos aériennes ne permet certes pas de dire si les deux ensembles sont synchrones, mais la possibilité existe. Le tracé de cette voie se suit sans difficulté sur les photos satellitaires sur quatre à cinq kilomètres jusqu’aux lisières de la zone urbanisée, au nord-ouest. Recoupée en 1965 sur le territoire de Cagny, puis sur le tracé de l’autoroute A29, elle peut être datée du début de l’époque romaine. Il est permis d’imaginer à l’aboutissement de cette voie, au nord-ouest, un établissement qu’il reste encore à découvrir.

Fig. 1 –Carte de situation de la ville d’Amiens et de l’oppidum gaulois de La Chaussée-Tirancourt ainsi que des établissements attestés dans la seconde moitié du ier s. av. J.-C.

Fig. 1 – Carte de situation de la ville d’Amiens et de l’oppidum gaulois de La Chaussée-Tirancourt ainsi que des établissements attestés dans la seconde moitié du ier s. av. J.-C.

1, établissement gaulois etvilla romaine des Coutures (Delestrée, Fournier 1978) ;2, ensemble fossoyé et voie enterrée de la Banlieue (Bayard, Lemaire 2014) ;3, établissement gaulois et villa romaine du Camp Rolland à Dury ;4, établissement gaulois etvilla romaine de Renancourt (fouille L. Duvette) ;5, établissement gaulois Jardins d’Intercampus 1 (Malrain, Blondiau et al. 2007) ;6, établissement gaulois Jardins d’Intercampus 2 (Blondiau 2012). L’étoile représente le dépôt monétaire de Dury.

DAO : D. Bayard (Halma).

18Compte tenu de ces éléments, il est impossible d’écarter complètement l’hypothèse d’un camp césarien qui serait établi sur la haute terrasse dans le secteur de la Cité Scolaire, ou sur le plateau, dans l’axe de la voie enterrée repérée sur le territoire de Cagny. Les projets d’aménagement dans ces secteurs font d’ailleurs l’objet d’une attention particulière de la part du Service régional de l’archéologie depuis plusieurs années. Il n’en demeure pas moins étonnant qu’aucun indice d’une occupation militaire ou datée du début de l’époque romaine n’ait été recueilli depuis lexixe s., alors que sont signalées dans le secteur les découvertes d’une cave gallo-romaine ou de tombeaux. Or, la légion qui a hiverné àSamarobriva, et qui était affectée à la garde des bagages de l’armée et des otages, devait occuper au moins une vingtaine d’hectares. L’emplacement d’un tel camp devrait en toute vraisemblance avoir donné lieu à des trouvailles de monnaies comparables à celles d’Alésia ou d’amphores vinaires du type Dr. 1 qui n’auraient pas manqué d’attirer l’attention.

19En l’absence d’éléments tangibles, nous invitions en 2003 à élargir les recherches au-delà des limites de la ville actuelle, jusqu’au Camp César de La Chaussée-Tirancourt. La fortification, qu’il faut qualifier d’oppidum au vu de ses caractéristiques, défendait un passage naturel de la vallée formé par une barre de tuf, une dizaine de kilomètres en aval de la ville actuelle. L’éperon formé par la confluence de la Somme et de l’Acon est barré par un puissant mur de barrage précédé par un large fossé, qui enserre une surface d’une vingtaine d’hectares. Une enceinte intérieure, aujourd’hui arasée, délimite une zone de 6 ha environ (fig. 2). Le Camp César est passé tour à tour, au fil des recherches, du statut d’oppidum gaulois à celui de camp romain. La publication des fouilles menées dans les années 1986-1989 sur le rempart principal et sa porte avait imposé la vision d’un camp établi par l’armée romaine et occupé dans les années 40 à 30/25 av. J.-C. (Brunaux, Fichtlet al. 1990). Une récente mise au point a montré que cette interprétation ne s’accordait pas avec l’analyse architecturale qu’il est possible de faire des fortifications, représentatives desoppidaceltiques (Bayard, Fichtl à paraître). D’autre part, la révision des critères qui ont présidé à sa datation, seule l’étude numismatique n’a pu être menée à bien jusque là, amènent à faire remonter la période d’occupation du camp aux années 60 à 40 av. J.-C. et à inclure la période de la guerre des Gaules (Delestrée 1997 ; Delestrée, Boisardet al. 2006 ; Chaidron 2013).

Fig. 2 –Vue aérienne des fortifications du Camp César à La Chaussée-Tirancourt (Somme)

Fig. 2 – Vue aérienne des fortifications du Camp César à La Chaussée-Tirancourt (Somme)

Avec la vallée de la Somme en arrière-plan. La vallée de l’Acon est à droite.

Cliché : R. Agache (ministère de la Culture et de la Communication).

20Des prospections géophysiques, menées en 2010, 2012 et 2013 par la société Géocarta à l’initiative du Service régional de l’archéologie, ont couvert l’ensemble de l’oppidum. Les résultats obtenus à l’intérieur et à l’extérieur de la fortification interne sont totalement différents. Les anomalies magnétiques relevées dans le premier cas sont dispersées sans ordre apparent ou en petits groupes assez peu denses et sont de tailles différentes. La partie située entre les deux enceintes est quant à elle entièrement couverte de milliers d’anomalies de dimensions similaires, soit ponctuelles, de l’ordre de 1 m de diamètre, soit oblongues et longues de plusieurs mètres, organisées en files parallèles formant plusieurs réseaux obéissant à des orientations différentes (fig. 3). On en distingue au moins cinq. Un sondage ouvert en 2014 dans le secteur intermédiaire entre les deux fortifications a démontré la validité des résultats des prospections magnétiques pour l’établissement d’un plan général. La plupart des anomalies visibles correspond effectivement à des structures archéologiques qui sont à l’endroit supposé et ont une taille et, souvent, une forme en rapport avec ces images. Les différences constatées peuvent s’expliquer par la susceptibilité magnétique plus ou moins forte des aménagements existants, spécialement des fours, encore que leur incidence reste dans des proportions assez faibles, insuffisantes pour distordre les images. Il en ressort que les 13 ha limités par le rempart principal et l’enceinte intérieure sont entièrement occupés par des réseaux très denses d’aménagements disposés selon des mailles régulières. Le plan relevé dans l’emprise du sondage ne permet pas de restitution du bâti en raison de la disparition des éléments superficiels, mais le grand nombre de clous et l’abondance du torchis dans le comblement des quelques structures fouillées dans le sondage laissent supposer la présence de constructions en torchis et à pans de bois, couverts de bardages, pour les toitures et peut-être aussi sur les murs. Il est d’ores et déjà possible de voir des foyers et des fours à pain dans les centaines de grandes fosses oblongues que laissent deviner les images magnétiques, disposés le long d’axes parallèles distants d’une vingtaine de mètres, peut-être des axes de circulation. La présence massive de ces fours est en elle-même une anomalie dans le milieu régional indigène. Les aménagements reconnus dans ce sondage montrent par ailleurs le recours à des techniques qui ne sont pas en usage dans la région à cette époque, comme un muret en petits moellons de craie réguliers évoquant étrangement les constructions en petit appareil en usage un siècle plus tard. L’analyse du mobilier trouvé dans le sondage, certes peu abondant, est conforme à ce qui a été vu à l’emplacement de la porte principale, dans les niveaux les plus anciens de la chaussée qui la traverse. Le mobilier comme la rigueur du plan et le caractère exotique de certains aménagements ne laissent pas de doute sur le caractère militaire de cette occupation. La présence de constructions en bois et torchis suggère un stationnement assez long, d’au moins quelques mois. Compte tenu des caractéristiques et de la surface occupée par ces installations, l’hypothèse la plus vraisemblable est celle d’un camp légionnaire établi au moins pour plusieurs mois. II reste à préciser si ces aménagements correspondent à une seule ou plusieurs phases d’occupation, compte tenu des réfections attestées pour la porte principale et la chaussée d’accès.

Fig. 3 –Image des anomalies magnétiques mises en évidence à l’intérieur des fortifications du Camp César à La Chaussée-Tirancourt

Fig. 3 – Image des anomalies magnétiques mises en évidence à l’intérieur des fortifications du Camp César à La Chaussée-Tirancourt

D’après les rapports de prospection de la société Géocarta 2010-2012.

DAO : D. Bayard (Halma).

21S’agit-il du camp d’hivernage deSamarobriva évoqué par César et Cicéron ? Nous ne pouvons évidemment toujours pas répondre de manière catégorique à cette question. Outre l’éventualité d’une localisation au sud de la ville d’Amiens que nous ne pouvons totalement exclure, il existe d’autres possibilités sérieuses, comme celle de l’oppidum de Liercourt-Erondelle qui présente lui aussi des témoignages peu contestables d’une occupation militaire contemporaine (Delestrée, Boisard 2009). César écrit d’ailleurs qu’il a finalement fait hiverner en 54 av. J.-C. trois légions dans des camps différents établis autour deSamarobriva(César, La Guerre des Gaules, V, LIII). Le Camp César n’en reste pas moins à ce jour l’option la plus convaincante. La difficulté qui découle de cette identification est qu’elle implique un déplacement du toponyme sur une dizaine de kilomètres, et certainement un transfert des fonctions et attributs religieux qu’il faut conférer à l’oppidum. Il semble que cette difficulté ne soit pas insurmontable, des précédents étant connus, comme celui de Bibracte à Autun (Goudineau, Peyre 1993, p. 197 ; Barrier 2014a).

Aux origines de la ville, la voie de l’Océan

« Lyon, au centre du pays, est comme une acropole en raison du confluent des fleuves et de sa proximité avec toutes les parties du pays. C’est pourquoi Agrippa a fait tracer les routes à partir de là : celle qui traverse les Cévennes et aboutit chez les Santons et en Aquitaine, celle du Rhin, celle de l’Océan, qui est la troisième et mène chez les Bellovaques et les Ambiens ; enfin il y en a une quatrième qui conduit vers la Narbonnaise et le littoral contrôlé par Marseille »
(Strabon,Géographie,  IV, 6, 11)

22Les principaux éléments qui composent le dossier des origines de la ville sont connus depuis les années 1980. L’élément décisif a été l’identification par Pierre Léman de la grande voie qui coupe le quadrillage urbain en diagonale à la voie de l’Océan, construite sur l’ordre d’Agrippa (Leman 1972) (fig. 4). Elle était considérée jusque là comme postérieure au quadrillage urbain et située auive s. (Vasselle, Will 1960). Le texte de Strabon qui rapporte la mise en place du premier réseau routier de la Gaule romaine est bien connu (Strabon,Géographie, IV, 6, 11). La date de sa construction est généralement mise en relation avec l’un des deux gouvernements d’Agrippa en Gaule, soit en 39-38 av. J.-C., soit entre 19 et 16 av. J.-C. La date haute a la faveur des historiens et des archéologues méridionaux (Roddaz 1984, p. 73 ; Bost, Martin Buenoet al. 2005 ; Tranoy 2004). La plus récente est admise dans l’ensemble de la Gaule du Nord (non sans quelques hésitations,cf. Leman 1975, p. 108 ; pour une date intermédiaire, en 22-21 av. J.-C.,cf. Gros 1991b). L’hypothèse de Pierre Léman s’est trouvée confirmée par deux opérations archéologiques. La voie, qui n’avait jamais pu être observée dans des conditions suffisamment favorables, a été recoupée en 1994 sur la fouille de la ZAC Cathédrale, puis lors d’un diagnostic en 2013 (Binet 2013 ; Buchez, Gemehl 1996). Le chantier de la ZAC Cathédrale se situe un peu à l’extérieur de la ville augustéenne, au pied de la basse terrasse où coule l’Avre : cette rivière longe la Somme en limite sud de la plaine alluviale avant leur confluence à l’ouest de la ville. Le premier état de la voie correspond à une chaussée composée de graviers, large de 12 m, et épaisse de plus de 1,50 m, reposant sur un lit de fascines, des troncs de jeunes arbres de zones humides, saules, noisetiers, déposés en rangs serrés directement sur la tourbe, transversalement à l’axe de la route. L’absence de chêne et le jeune âge des arbres n’ont pas permis une datation absolue par dendrochronologie comme pour les états suivants. Est-ce que la traversée de l’Avre se faisait à l’époque par un gué ou par un pont ? Nous l’ignorons. Le second état, quant à lui comportait très probablement un pont construit vers 10 av. J.-C. Cette date, fournie par la dendrochronologie, peut être considérée comme unterminus ante quem assez sûr pour la mise en place de la chaussée. La découverte d’un tesson de sigillée arétine, considéré comme antérieur aux années autour de 15 av. J.-C. constitue un indice supplémentaire en faveur de cette date (Buchez, Gemehl 1996, p. 18). La voie s’apparentait à une route bordée de larges fossés, avant sa transformation progressive en rue urbaine à partir du milieu duier s. apr. J.-C.

Fig. 4 –Carte du nord de la Gaule auier s. av. J.-C. avec les principauxoppida et le tracé du premier réseau routier augustéen (voie de l’Océan par le pays desBellovaci et desAmbiani ainsi que sa variante orientale et la radiale de Bavai/Bagacum au Rhin)

Fig. 4 – Carte du nord de la Gaule au ier s. av. J.-C. avec les principaux oppida et le tracé du premier réseau routier augustéen (voie de l’Océan par le pays des Bellovaci et des Ambiani ainsi que sa variante orientale et la radiale de Bavai/Bagacum au Rhin)

DAO : D. Bayard (Halma).

23Le diagnostic réalisé aux abords du Palais de Justice, au cœur de la ville romaine, n’a pas permis d’atteindre les niveaux les plus profonds, mais les observations qui ont été faites démontrent clairement que cette voie oblique était intégrée au tissu urbain du Haut-Empire et aménagée comme une rue. En dehors d’Amiens, le tracé de la voie se lit aisément dans le paysage, particulièrement sur les photos satellitaires, grâce à ses fossés latéraux de délimitation de l’espace public. Leur écartement, à 20 m de l’axe, la distingue des autres itinéraires antiques de la région (Bayard, Lemaire 2014, p. 151). Il est possible de la suivre vers le sud jusqu’à la traversée de l’Oise, à Pontoise.

  • 1 Le camp d’Oberaden est daté sur des bases solides des années 11 à 8-7 av. J.-C. La datation de Dang(...)

24Les autres éléments du dossier sont constitués par les découvertes faites sur les deux chantiers voisins du square Jules-Bocquet et du Logis du Roy. Le dépotoir publié en 1979, en particulier, demeure un ensemble de référence pour les années -20/15 à -12, régulièrement cité dans les discussions qui ont entouré la chronologie des camps rhénans ces dernières années (Massy, Molière 1979 ; Ettlinger 1983 ; OCK, 2000 ; Roth-Rubi 2006b, p. 18). La présence d’autres éléments contemporains recueillis au fond de ces chantiers de construction avait permis d’établir l’existence d’un établissement augustéen contemporain de l’horizon de Dangstetten/Oberaden qu’il était tentant de mettre en relation avec le seul événement connu dans ces années, la construction de la voie de l’Océan 1. Les caractères romains très affirmés de la vaisselle et la découverte d’un fourreau de poignard comparable au mobilier des tombes de Goeplingen-Nospelt, assimilées à des tombes d’auxiliaires de l’armée romaine, constituaient autant d’arguments pour imaginer dans ce secteur un poste militaire surveillant le pont deSamarobriva (Mahéo 1979 ; Bayard, Massy 1983) (fig. 5), la concentration dans un rayon de 200 m à 300 m autour du square Jules-Bocquet d’estampilles sur sigillées italiques, parmi les plus anciennes de la ville, venant confirmer la réalité de cette occupation précoce (Massy 1980) (fig. 6). Les rares témoins antérieurs étaient soit interprétés comme des éléments résiduels, soit imputés à une simple fréquentation des lieux dans la décennie précédente : un petit dépôt monétaire enfoui à partir de 31 av. J.-C. trouvé en 1899 près du beffroi et un petit chemin daté par de la céramique modelée et uneKnottenfibel,observéà la Chambre de commerce et d’industrie (Molière 1980 ; Delmaire 1993).

Fig. 5 –Le fourreau de poignard avec un échantillon de la vaisselle augustéenne issus des chantiers du square Jules-Bocquet et du Logis du Roy

Fig. 5 – Le fourreau de poignard avec un échantillon de la vaisselle augustéenne issus des chantiers du square Jules-Bocquet et du Logis du Roy

Cliché : B. Jeanneton (Musée de Picardie).

Fig. 6 –La traversée du site d’Amiens par la voie de l’Océan et les témoignages des premières occupations

Fig. 6 – La traversée du site d’Amiens par la voie de l’Océan et les témoignages des premières occupations

DAO : D. Bayard (Halma).

25Les quelques fouilles et les diagnostics réalisés dans les années 2000 à 2015 en marge du centre-ville n’ont pas apporté de découverte spectaculaire susceptible de bouleverser le scénario adopté dans les années 1980, mais elles nous ont permis de préciser dans quels contextes pouvaient se présenter les éléments les plus anciens. Cette meilleure appréciation des contextes et la reprise des études sur le mobilier céramique précoce découvert depuis lexixe s. permettent d’aborder la question chronologique avec un regard plus critique.

26L’étude des céramiques précoces réalisée par Cyrille Chaidron et Stéphane Dubois pourrait amener à penser que l’on a peut-être sous-estimé la part des témoins antérieurs à l’horizon de Dangstetten-Oberaden, en particulier pour la sigillée arétine, qui constitue le meilleur indicateur et est bien représentée à Amiens (Chaidron, Dubois 2013). L’inventaire des 272 signatures sur sigillée arétine qui ont été recensées à Amiens fait en effet ressortir une quinzaine de marques qui peuvent être plus anciennes que l’horizon de Dangstetten-Oberaden : sept exemplaires au nom de P. Hertorius, une marque de A. Sestius Dama, une de A. Titius (potiers datés vers 30-10 av. J.-C.), trois marques de L. T(itius) C(opo) (vers 30/20-10 av. J.-C.) et une de A. Titius Figulus (vers 30-15 av. J.-C.). Les plus problématiques sont les estampilles de S. Pe(- - -) et de Q. Af(ranius), dont l’activité semble antérieure à la date admise pour la construction de la voie de l’Océan ; ces potiers sont rattachés par Kenrick à un horizon daté de 40-20 av. J.-C. (OCK, 2000, voir également Rivet 2014, pour Q. Afranius). Des fragments de céramique lisse recueillis dans les chantiers de fouille de ces dernières années confirment la fréquence relative des témoins de la période A de Kenrick, datée des années 40-20/15 av. J.-C. (Chaidron, Dubois 2004). Comment faut-il interpréter la présence de ces éléments précoces ? Doit-elle être mise en relation avec une occupation antérieure à la voie de l’Océan ou implique-t-elle une datation antérieure aux années 19-16 av. J.-C. pour sa construction ? Les flottements que l’on peut constater dans la datation du camp de Dangstetten et des premiers camps du Rhin, à Nimègue ou à Neuss, entre 20 et 15 av. J.-C., laissent la place pour un épisode de quelques années qui serait contemporain de la construction de la voie au début de la décennie, dont le faciès céramique ne coïnciderait pas parfaitement avec l’horizon de Dangstetten-Oberaden (Roth-Rubi 2001 ; Ehmig 2010a).

27L’analyse des autres catégories de céramiques n’apporte pas de réponse plus claire. L’inventaire des amphores qui a été dressé par Élise Marlière montre ainsi la présence de quelques amphores de type Dr. 1, plutôt des Dr. 1b, dans des niveaux tardo-augustéens, qui peuvent aussi bien être considérées comme résiduelles que correspondre à des exemplaires encore commercialisés après les années 30 av. J.-C. (Laubenheimer, Marlière 2010 ; sur la commercialisation d’amphores vinaires de type Dr. 1 dans la seconde décennie av. J.-C., voir l’exemple d’Oberaden : Ehmig 2010b). Dans le premier cas, il faudrait rechercher logiquement un habitat plus ancien dans les parages.

28Ce constat nous a amené à reprendre les quelques données numismatiques disponibles. La série recueillie dans les niveaux profonds des chantiers du square Jules-Bocquet et du Logis du Roy est réduite à une vingtaine de pièces en bronze ou en laiton qui n’ont pas fait l’objet d’études. Nous ne disposons que d’identifications qui sont parfois sommaires. Le point le plus significatif à retenir ici, compte tenu des caractères et de la taille de l’échantillon, est sa composition. Les monnaies gauloises représentent la moitié du total, le reste se partage également entresemisses au nom de GERMANVS INDVTILLI. L et bronzes de Nîmes ou de Lyon au nom d’Auguste et de Tibère. Les monnaies gauloises sont essentiellement constituées de monnaies locales, des Ambiani, correspondant à la circulation secondaire qui se développe selon les numismates à partir des années 40-30 av. J.-C. et se poursuit pendant une grande partie du règne d’Auguste (Delestrée 1974 ; Scheers 1977). La forte proportion des monnaies gauloises relevée dans les premiers niveaux des chantiers de fouille périphériques, un peu plus tardifs, tardo-augustéens ou tibériens, confirme leur utilisation prolongée, au moins jusqu’à la fin du règne d’Auguste (un tiers du total des monnaies en circulation à l’époque augusto-tibérienne sur les fouilles du cinéma Gaumont, du Coliseum et de l’îlot de la Boucherie,cf.Binet 2002, 2010 et 2012b). La forte présence des GERMANVS INDVTILLI. L est plus significative. La datation traditionnelle, vers 10/8 av. J.-C., qui s’appuyait sur la présence d’un exemplaire dans le camp d’Oberaden (Scheers 1977), a été corrigée par Jean-Marc Doyen, qui place l’apparition du type vers 19 av. J.-C. et situe sa diffusion maximale entre les années 16 et 10/8 av. J.-C. (Doyen 2007, p. 85). Le principal contexte observé en stratigraphie, la couche de terre noire sous-jacente à la chaussée du square Jules-Bocquet, donne une image un peu plus précise du faciès monétaire des premières occupations, qui s’accorde assez bien avec cette estimation. La petite série qui a été recueillie dans les sondages creusés au pied des parois sud et nord du chantier de construction, est composée de deux bronzes frappés d’origine carnute et suessione, dont un Criciru usé, de trois GERMANVS INDVTILLI. L, et, peut-être, de deux bronzes frappés ambiens.

29Bien qu’il soit difficile de se prononcer à partir d’éléments aussi dispersés sur la chronologie précise des premières occupations, il apparaît que les témoins indiscutablement antérieurs à l’horizon de Dangstetten-Oberaden sont trop peu abondants pour garantir l’existence d’un établissement organisé au caractère romanisé avant la seconde décennie av. J.-C. Il est également extrêmement difficile de porter un jugement sur l’ampleur et les caractères de ces occupations primitives, qui nous apparaissent de manière ponctuelle ou indirecte. La concentration autour des chantiers du square Jules-Bocquet et du Logis du Roy est assez évidente. Les traces découvertes au-delà sont extrêmement difficiles à distinguer des témoins de la ville augusto-tibérienne. Quelques indices suggèrent une extension de la zone occupée, peut-être le long de la voie de l’Océan (la fouille récente de la CRCI a livré un fossé antérieur au quadrillage urbain qui lui est parallèle) ou à l’emplacement de noyaux anciens. C’est ce que pourraient laisser penser les découvertes ponctuelles faites dans le secteur des rues Dom Boucquet, de Paris et de Rouen, au débouché d’un talweg formant la principale voie d’accès depuis le sud, ou des aménagements entrevus sur les pentes, rue Debray ou rue Thuillier (fouille Gemehl,cf. Brouillard 1995 ; Bayard 2007).

30Nous disposons pourtant de signes indirects d’une importance croissante de la confluence de la Somme et de ses deux affluents à partir des années 30/20 av. J.-C., mais, paradoxalement, ces indices proviennent de l’extérieur de la ville romaine, dans un rayon de trois ou quatre kilomètres autour du centre-ville. Il y a d’abord lavilla des Coutures, qui devait exister à cette époque (voirsupra, § 16). On pense aussi à cette voie encavée et au système fossoyé du lieu-dit la Banlieue qui lui est peut-être associé, dont la datation reste imprécise (voirsupra, § 16). Plus loin à l’ouest de la ville, il y a également lavillade Renancourt sur la rive gauche de la Selle, remarquable à plus d’un titre, qui présente des manifestations particulièrement précoces d’une forte romanisation (fouille Laurent Duvette, inédite, voir également pour la céramique, Chaidron, Dubois 2013). On citera également les deux sépultures augustéennes de lavilla de Dury, le Camp Rolland, spécialement la remarquable sépulture 5060 (Quérel, Feugère 2000). Datée des années 25 à 15 av. J.-C. par cinq monnaies, cette tombe féminine se distingue fortement du milieu local par le choix de l’inhumation et par le rite de l’obole à Charon. On peut ajouter à ces témoignages singuliers le dépôt de trois statères d’or gaulois et 117 deniers républicains enfouis à l’emplacement de l’hôpital Pinel à Dury à partir de 28 av. J.-C. (Demailly 1911, p. 492 ; Scheers 1977, p. 350 et p. 880). Ce véritable trésor peut témoigner avec le petit dépôt du beffroi de troubles, attestés par ailleurs, qui auraient pu occasionner une recrudescence d’activité militaire autour d’Amiens dans les années 30/28 av. J.-C. et attirer l’attention des autorités romaines sur l’intérêt stratégique de ce secteur, mais nous entrons là dans le domaine des spéculations (sur les troubles des années 31-28 av. J.-C. chez les Trévires et chez les Morins,cf. Dion Cassius,Histoire romaine, LI, 20 et LII, 22).

La ville augusto-tibérienne

31Il est extrêmement difficile de constituer une image cohérente de la ville antérieure à la mise en place du quadrillage urbain au milieu duier s., en raison du caractère lacunaire et hétérogène des données disponibles. Les niveaux précoces n’ont été observés, dans les secteurs les mieux conservés du centre-ville, qu’à l’occasion de surveillances de chantier, au square Jules-Bocquet, au Logis du Roy, ou à la Chambre de commerce et d’industrie. Les fouilles archéologiques réalisées dans le même quartier, dans les années 1990 ou 2000, se sont le plus souvent interrompues bien avant ces niveaux et le sol géologique, situé à plus de 7 m de profondeur. Nous ne disposons le plus souvent pour ces opérations de surveillance que de relevés stratigraphiques des parois périphériques ou de fronts de terrassements intermédiaires et d’un certain nombre d’ensembles clos, pour le mobilier. La surveillance continue du chantier du Logis du Roy a permis de restituer des plans d’ensemble par grande phase chronologique, ce qui est exceptionnel. Les seules fouilles archéologiques qui ont atteint le sol naturel ont eu lieu en périphérie du centre-ville et ont révélé des témoignages des premières occupations beaucoup plus difficiles à interpréter en raison des mauvaises conditions de conservation. Les sols contemporains ont pratiquement partout disparu, notamment après les travaux de nivellement liés à l’installation de la voirie du milieu duier s. : il ne subsiste plus dans ces secteurs que des structures creusées dans le sol, fosses, fossés et trous de poteaux plus ou moins organisés.

32Ces opérations présentent toutefois régulièrement, en dépit de leur grande dispersion, des vestiges antérieurs au milieu duier s. La carte de répartition du mobilier augusto-tibérien découvert depuis un siècle et demi, spécialement celle des marques arétines, confirme l’extension de l’espace habité pratiquement jusqu’aux limites de la ville quadrillée de la seconde moitié duier s. Quelques découvertes ponctuelles sortent même de ces limites. Comme nous le verrons, les caractères et l’organisation de ces habitats restent des questions ouvertes. Les seules découvertes un tant soit peu cohérentes pour cette époque, celles du chantier du Coliseum, inciteraient à restituer un habitat continu, établi en fonction d’un schéma directeur qui semble repris par le réseau viaire du milieu duier s. Ailleurs, les données sont beaucoup moins sûres, mais restent compatibles avec cette hypothèse. L’idée d’un schéma directeur appliqué dès l’époque augustéenne, repris par le quadrillage urbain du milieu duier s., oblige à examiner ici plus en détail les caractéristiques de ce dernier et la réalité pratique de ce schéma théorique.

Le quadrillage urbain

33Ce schéma directeur apparaît bien au sud duforum (fig. 7). Le quadrillage principal se compose de cinq rangées de grands îlots carrés de 148 m de côté (100 pas ou 500 p. m.), séparés par des rues rectilignes, d’une largeur assez uniforme de 14,80 m, soit 10 pas ou 50 p(edes) m(onetales), constituées d’une chaussée large de 6 m en moyenne, encadrée d’égouts latéraux et de trottoirs. L’ensemble s’inscrit dans un grand rectangle de près de 1 800 m de long (1 200 pas), orienté parallèlement au cours de l’Avre qui le borde au nord, et qui doit s’articuler avec la voie de l’Océan, son angle sud-est coïncidant avec le passage de celle-ci. Comme souvent, il existe un écart entre le schéma théorique et la réalité, mais cet écart est suffisamment réduit pour donner une certaine consistance à l’hypothèse. Les dixcardinesont bien été observés et à plusieurs reprises. Les alignements des façades ne sont pas toujours parfaits, de légers changements d’angle peuvent créer des décalages et réduire ou élargir la rue de quelques décimètres mais, dans l’ensemble, on retrouve les mêmes espacements sur les 1 800 m. Les limites occidentales et orientales de la ville semblent correspondre sensiblement à ce cadre, du moins, dans un premier temps, les vastes entrepôts créés dans les années 70-80 apr. J.-C. dans la dernièreinsula à l’est s’étant affranchis de cette limite. Cinqdecumani sont attestés au sud duforum sur les six attendus. Le dernier, qui aurait dû être observé dans un chantier rue Laurendeau, était remplacé par un fossé creusé dans son axe (Gemehl 2014). Les deuxdecumani les plus au sud ne sont d’ailleurs pas attestés sur toute la longueur.

Fig. 7 –La ville augusto-tibérienne

Fig. 7 – La ville augusto-tibérienne

Localisation des principaux chantiers ayant atteint le sol naturel et des sigles sur sigillée arétine sur le plan théorique du quadrillage viaire.

DAO : D. Bayard (Halma).

34Ce schéma est assez éloigné du modèle canonique ou d’exemples connus par ailleurs. On a souvent souligné la taille des îlots qui rencontre peu d’équivalents en Gaule. Il n’est pas certain qu’il ait existé uncardo maximus étant donné le nombre pair descardines ; la rue repérée au sud duforum double, qui rejoint vraisemblablement la voie de l’Océan après avoir traversé l’Avre, a peut-être joué ce rôle, mais il est remarquable que les voies de Beauvais et de Rouen aboutissent aucardo suivant, à l’ouest. Ledecumanusqui borde leforum au sud peut être considéré comme ledecumanus maximus. Sa largeur, là où elle a pu être mesurée, semble supérieure à 14,80 m. Il se prolonge à l’extérieur de la ville, vers l’est, par la voie de Saint-Quentin et de Soissons. Au nord duforum, le quadrillage est lacunaire et plus irrégulier. Les deuxdecumaniobservés ont des écartements différents, proches de 110 ou 120 m. Le plus septentrional n’est pas parfaitement rectiligne, mais semble suivre un tracé plus sinueux sur la butte du beffroi et au passage de la dépression tourbeuse. Certainscardines ne se prolongent pas au nord duforum ou sont décalés vers l’est ou vers l’ouest. Lecardo situé au nord duforum est ainsi décalé vers l’est, à 120 m ducardo maximus théorique. Son symétrique a été repéré à l’est, dans les niveaux profonds du Logis du Roy. La chaussée est désaffectée au milieu duier s. pour laisser place à une place publique. Autre différence, ces rues sont beaucoup moins larges et apparemment dépourvues de trottoirs. Ces irrégularités reflètent manifestement un état ancien qui reste énigmatique en dépit des tentatives qui ont été faites pour leur donner un sens. L’hypothèse, avancée en 1983, d’un premier quadrillage augustéen organisé en fonction d’un module régulier de pieds de Drusus n’a pas été vérifiée. S’il existe, son extension se réduit à quelques îlots. Lescardinesattendus dans les chantiers du bas-parvisde la cathédrale, au nord, ou des halles au nord-ouest duforum, n’ont pas été retrouvés. Le quadrillage principal comporte également une forte irrégularité à l’emplacement de la dépression tourbeuse qui n’a été franchie que tardivement par une voie oblique longeant l’amphithéâtre.

35La mise en place de ce réseau est partout datée de la même époque, de la fin du règne de Claude ou du début du règne de Néron, à l’exception des deux voies du square Jules-Bocquet et du Logis du Roy, qui existent dès l’époque augustéenne. Les dates relevées pour la reconstruction du pont de l’Avre sont similaires et donnent l’impression d’un événement unique qui touche l’ensemble de la ville et que l’on peut assimiler à un acte de fondation (Bayard 2007). L’opération s’est accompagnée de grands travaux de terrassement pour rechercher le bon sol en évacuant la terre arable et les sols antérieurs à l’emplacement des rues, ainsi que dans certaines propriétés voisines, comme cela a été observé dans les chantiers du Coliseum.

Les apports du Palais des Sports/Coliseum

36Les fouilles du Coliseum constituent la principale source documentaire sur l’habitat augusto-tibérien (Binet dir. 2010). Le chantier se situe en périphérie occidentale de la ville, à un peu plus d’une centaine de mètres des limites théoriques, et à l’ouest de la dépression tourbeuse qui séparait ce secteur du centre de la ville jusqu’au dernier tiers ou au dernier quart duier s. apr. J.-C. Il correspond à l’angle sud-ouest de l’insula I.5, à l’emplacement de soncardo ouest et de sondecumanus sud ainsi qu’à une petite partie de l’insula 0.5, à l’ouest (Bayard, Massy 1983). Les fouilles ont permis de restituer l’évolution du quartier et de sesdomus depuis leur mise en place, à partir du milieu duier s., jusqu’au milieu duiiie s., date de leur destruction. Il est apparu à la fin de la fouille que ces maisons avaient été précédées par un état extrêmement arasé par les travaux du milieu duier s., s’apparentant à un lotissement organisé en fonction de deux axes de circulation situés apparemment à l’emplacement des futurscardo etdecumanus (fig. 8). Des fossés disposés plus ou moins régulièrement délimitent des « parcelles » à l’intérieur desquelles sont implantées des constructions sur poteaux, des fosses et quelques silos. La surface utile attribuée à ces bâtiments, qui est parfois insuffisante pour y voir des habitations, ou l’association aux trous de poteau d’autres modes de fondation, telles que des tranchées continues, invitent à garder une certaine prudence dans la restitution des élévations. On ne peut exclure l’existence de constructions élevées sur des sablières basses reposant sur le sol ou dans des saignées peu profondes, qui auraient disparu dans les travaux du milieu du siècle, comme cela a été observé dans les milieux humides de la ZAC Cathédrale (Buchez, Gemehl 2005 ; Gemehl 2004). Les interprétations socio-économiques qui ont été proposées mériteraient elles aussi d’être relativisées. Il apparaît notamment difficile d’assimiler cet ensemble à un simple habitat à vocation pastorale ou agricole, compte tenu de la qualité du mobilier présent, monétaire ou céramique, et des rares éléments de construction conservés, comme un antéfixe à décor figuré (Binet dir. 2010 ; Pichon 2009, p. 56). Le lotissement du quartier peut être situé autour du changement d’ère, le mobilier issu des premières fosses d’extraction correspondant sensiblement à l’horizon de Haltern (de 5 av. J.-C. à 9 apr. J.-C.,cf. Dubois, Binet 1998). Les autres chantiers de fouille, rue Lamartine ou au Gaumont, n’ont pas apporté de plans aussi intelligibles en raison de leur exiguïté, de leur médiocre conservation, ou de leur localisation en cœur d’îlot. Mais les éléments mis au jour sont compatibles avec cette organisation et cette datation. Un point remarquable que souligne le responsable de la fouille, Éric Binet, est la continuité des limites parcellaires entre ce premier état et les états suivants en dépit de la refonte du milieu du siècle.

Fig. 8 –Plan du premier état du chantier du Palais des Sports/Coliseum

Fig. 8 – Plan du premier état du chantier du Palais des Sports/Coliseum

D’après Binet dir. 2010, avec indication de l’emplacement du quadrillage du milieu duier s.

DAO : D. Bayard (Halma).

Un schéma directeur augustéen ?

37Même si ces observations sont de nature à renforcer l’hypothèse d’un schéma directeur préexistant au quadrillage claudio-néronien et repris par ce dernier, il subsiste une difficulté de taille : nous n’avons trouvé aucune trace matérielle du réseau viaire qui devrait l’accompagner, en dehors de la chaussée du Logis du Roy. Malgré l’attention qui a été portée aux premiers états de chaussée dans les opérations de diagnostic ou de fouille récentes, aucune trace de niveaux de circulation antérieurs aux chaussées du milieu duier s., en gravier ou en terre, n’a été observée. Les travaux de nettoyage et de nivellement préparatoires peuvent expliquer cette absence dans de nombreux cas, mais ces travaux ne sont pas attestés partout. On objectera que les traces d’aménagements discordant avec ce schéma, fosses ou fossés recouverts par les chaussées, du milieu ou de la seconde moitié duier s., sont rares et, lorsqu’elles sont datées, paraissent antérieures à la dernière décennie av. J.-C., ou se situent dans des secteurs périphériques comme dans la rue Debray (Bayard 2007). Sur ce chantier, Dominique Gemehl a mis au jour sous la première chaussée de silex cinq états successifs, dont la datation demeure malheureusement imprécise entre la fin duier s. av. J.-C. et le milieu duier s. apr. J.-C. (fig. 9). Les deux premiers appartiennent à une palissade et une ligne de poteaux transversales à la rue, incompatibles avec le principe d’un axe de circulation préexistant à la voie (états A1 et A2). Les trois états suivants constituent quant à eux une préfiguration de la future rue nord-sud. Deux rangées de courtes tranchées de construction transversales, puis deux rangées de trous de poteau sont implantées sensiblement à l’emplacement des futures façades ducardo (phases A4 et A5). Les courtes tranchées parallèles sont connues également au Coliseum pour la même époque et aussi en front de rue. Elles pourraient correspondre à des fondations de support de canalisations parallèles à la rue. Dans le cas présent, l’existence d’un axe de circulation antérieur à la chaussée en dur est bien attestée. Sa localisation et sa largeur sont comparables. Il était probablement bordé de maisons ou d’installations collectives, mais la durée de cette phase est totalement indéterminée.

Fig. 9 –Plan des principaux états du chantier de la rue Debray avec la restitution du quadrillage urbain

Fig. 9 – Plan des principaux états du chantier de la rue Debray avec la restitution du quadrillage urbain

Les états antérieurs à la première chaussée de silex sont en haut, les états de la seconde moitié duier s. en bas.

DAO : D. Bayard (Halma).

38Aucun monument public n’est attribuable à la ville augustéenne ou tibérienne. Leforum doit dater en toute vraisemblance du début du règne des Flaviens, compte tenu des analogies observées avec les monuments mis au jour au Logis du Roy. Sur ce chantier, les états plus anciens semblent déjà correspondre à un espace public en dépit du caractère fruste des vestiges observés, une grande cour couverte de gravier à la fin de la période augustéenne, complétée par des constructions légères supportées par des fondations de craie tassée un peu plus tard. En témoigne également une réserve de lampes à huile brisées trouvée dans une couche d’incendie du milieu duier s. (Bayard, Massy 1979).

39Il semble qu’à un moment donné, la ville ait été défendue ou délimitée par une vaste enceinte enserrant les espaces habités. Deux grands fossés creusés de part et d’autre de la voie de Senlis, l’ancienne voie de l’Océan, pourraient le laisser penser. Le premier a été repéré sur 600 m à l’ouest de la voie. Il traverse de manière rectiligne le quartier Henriville, à mi-pente, jusqu’à la rue Delpech. On le perd ensuite. Ses dimensions sont imposantes : 6,50 m de large et 4 m de profondeur. Le profil est en V. Le second fossé a été reconnu sur une vingtaine de mètres à l’est de la voie dans un diagnostic rue Saint-Geoffroy. Très comparable au premier tronçon par le profil et les dimensions, il se dirige vers le nord-est, peut-être vers un fossé analogue qui a été suivi sur une cinquantaine de mètres aux abords de la voie de Soissons et de Saint-Quentin par Éric Binet (fouille inédite de la caserne Dejean). Les dimensions imposantes de l’ouvrage, le profil des fossés en V et le comblement qui semble avoir été rapide, au moins dans un premier temps, évoquent plutôt un ouvrage défensif occasionnel qu’un monument ostentatoire assimilable à unpomerium. Sa datation, dans le second quart ou le second tiers duier s., permettrait de le relier, s’il en était besoin, aussi bien aux événements de 21 qu’à ceux de 68. Deux points sont à souligner : le tracé de cette enceinte s’affranchit complètement du quadrillage théorique qui, visiblement, ne constituait pas une contrainte en dehors des zones habitées. Il donne par son tracé une idée de l’extension de la ville, dont il suivait probablement les limites.

*

* *

40L’histoire des origines et des débuts de la ville romaine deSamarobriva est encore entourée d’incertitudes en dépit d’une documentation abondante. L’absence de témoignage d’une agglomération gauloise ou du camp d’hivernage de César en 54 av. J.-C. n’est pas le moindre des paradoxes, dans cette ville particulièrement bien explorée. Faut-il rechercher le camp césarien deSamarobrivasur l’oppidum voisin de La Chaussée-Tirancourt qui présente de nombreux témoignages de stationnements de troupes romaines dans les années de la guerre des Gaules et de la révolte des Bellovaques en 44 av. J.-C., ce qui oblige à envisager un transfert du toponyme, ou faut-il attendre une opportunité pour aborder les quelques zones qui n’ont pas encore été explorées au sud de la ville ? L’avenir le dira. Les fouilles en cours sur l’oppidum apporteront peut-être des éléments significatifs. Une découverte fortuite est toujours possible...

41Les origines de l’agglomération antique sont étroitement liées à l’histoire de la Gaule romaine et de son urbanisation. La mise en place du réseau routier a eu un impact décisif sur la création de nombreux noyaux urbains, dont Amiens ne constitue qu’une illustration. Les éléments chronologiques réunis ici viennent confirmer la chronologie basse, autour de 19/16 av. J.-C., comme à Trèves ou sur une agglomération secondaire comme Blicquy. Le rôle de l’armée y apparaît moins nettement, mais semble décisif.

42Nos connaissances sur la ville augusto-tibérienne sont extrêmement disparates et difficiles à interpréter. Les hypothèses qui ont été avancées jusqu’ici pour expliquer les nombreuses anomalies du quadrillage urbain ou restituer ne serait-ce que les axes de circulation avant l’établissement du quadrillage du milieu duier s., n’ont pas trouvé de confirmation claire. Cette question constitue certainement l’un des principaux défis des recherches à venir. L’existence d’un schéma directeur augustéen et son mode d’application par-delà les obstacles physiques, comme cette dépression qui traverse la ville, ou le temps, constituent des questions dont l’intérêt dépasse le cadre local.

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Bibliographie

Pour consulter la liste des abréviations et des acronymes,cliquer ici.

Les références bibliographiques du dossier sont compilées en fin de volume :Bibliographie.

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Notes

1 Le camp d’Oberaden est daté sur des bases solides des années 11 à 8-7 av. J.-C. La datation de Dangstetten est plus discutée : entre 20 et 12 av. J.-C. pour K. Roth-Rubi ; pas avant 15 av. J.-C. pour F. Fischer, pour des raisons historiques ; elle serait partiellement contemporaine d’Oberaden pour U. Ehmig (Roth-Rubi 2001 ; Fischer 2005 ; Roth-Rubi 2006a ; Roth-Rubi 2006b ; Ehmig 2010a). Ces discussions expliquent l’incertitude qui entoure les débuts de cet horizon entre 20 et 15 av. J.-C.

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Table des illustrations

TitreFig. 1 –Carte de situation de la ville d’Amiens et de l’oppidum gaulois de La Chaussée-Tirancourt ainsi que des établissements attestés dans la seconde moitié du ier s. av. J.-C.
Légende1, établissement gaulois etvilla romaine des Coutures (Delestrée, Fournier 1978) ;2, ensemble fossoyé et voie enterrée de la Banlieue (Bayard, Lemaire 2014) ;3, établissement gaulois et villa romaine du Camp Rolland à Dury ;4, établissement gaulois etvilla romaine de Renancourt (fouille L. Duvette) ;5, établissement gaulois Jardins d’Intercampus 1 (Malrain, Blondiau et al. 2007) ;6, établissement gaulois Jardins d’Intercampus 2 (Blondiau 2012). L’étoile représente le dépôt monétaire de Dury.
URLhttp://journals.openedition.org/gallia/docannexe/image/1467/img-1.jpg
Fichierimage/jpeg, 578k
TitreFig. 2 –Vue aérienne des fortifications du Camp César à La Chaussée-Tirancourt (Somme)
LégendeAvec la vallée de la Somme en arrière-plan. La vallée de l’Acon est à droite.
CréditsCliché : R. Agache (ministère de la Culture et de la Communication).
URLhttp://journals.openedition.org/gallia/docannexe/image/1467/img-2.jpg
Fichierimage/jpeg, 481k
TitreFig. 3 –Image des anomalies magnétiques mises en évidence à l’intérieur des fortifications du Camp César à La Chaussée-Tirancourt
LégendeD’après les rapports de prospection de la société Géocarta 2010-2012.
CréditsDAO : D. Bayard (Halma).
URLhttp://journals.openedition.org/gallia/docannexe/image/1467/img-3.jpg
Fichierimage/jpeg, 1,8M
TitreFig. 4 –Carte du nord de la Gaule au ier s. av. J.-C. avec les principauxoppida et le tracé du premier réseau routier augustéen (voie de l’Océan par le pays desBellovaci et desAmbiani ainsi que sa variante orientale et la radiale de Bavai/Bagacum au Rhin)
CréditsDAO : D. Bayard (Halma).
URLhttp://journals.openedition.org/gallia/docannexe/image/1467/img-4.jpg
Fichierimage/jpeg, 765k
TitreFig. 5 –Le fourreau de poignard avec un échantillon de la vaisselle augustéenne issus des chantiers du square Jules-Bocquet et du Logis du Roy
CréditsCliché : B. Jeanneton (Musée de Picardie).
URLhttp://journals.openedition.org/gallia/docannexe/image/1467/img-5.jpg
Fichierimage/jpeg, 1,1M
TitreFig. 6 –La traversée du site d’Amiens par la voie de l’Océan et les témoignages des premières occupations
CréditsDAO : D. Bayard (Halma).
URLhttp://journals.openedition.org/gallia/docannexe/image/1467/img-6.jpg
Fichierimage/jpeg, 1,1M
TitreFig. 7 –La ville augusto-tibérienne
LégendeLocalisation des principaux chantiers ayant atteint le sol naturel et des sigles sur sigillée arétine sur le plan théorique du quadrillage viaire.
CréditsDAO : D. Bayard (Halma).
URLhttp://journals.openedition.org/gallia/docannexe/image/1467/img-7.jpg
Fichierimage/jpeg, 686k
TitreFig. 8 –Plan du premier état du chantier du Palais des Sports/Coliseum
LégendeD’après Binet dir. 2010, avec indication de l’emplacement du quadrillage du milieu du ier s.
CréditsDAO : D. Bayard (Halma).
URLhttp://journals.openedition.org/gallia/docannexe/image/1467/img-8.jpg
Fichierimage/jpeg, 302k
TitreFig. 9 –Plan des principaux états du chantier de la rue Debray avec la restitution du quadrillage urbain
LégendeLes états antérieurs à la première chaussée de silex sont en haut, les états de la seconde moitié du ier s. en bas.
CréditsDAO : D. Bayard (Halma).
URLhttp://journals.openedition.org/gallia/docannexe/image/1467/img-9.jpg
Fichierimage/jpeg, 272k
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Pour citer cet article

Référence papier

DidierBayard,« Amiens/Samarobriva, cité des Ambiens : aux origines de la ville romaine »Gallia, 72-1 | 2015, 145-160.

Référence électronique

DidierBayard,« Amiens/Samarobriva, cité des Ambiens : aux origines de la ville romaine »Gallia [En ligne], 72-1 | 2015, mis en ligne le30 avril 2020, consulté le26 novembre 2025.URL : http://journals.openedition.org/gallia/1467 ;DOI : https://doi.org/10.4000/gallia.1467

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Auteur

DidierBayard

UMR 8164 du CNRS : « HALMA », SRA de Picardie, 5 rue Henri-Daussy, F-80044 Amiens Cedex

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licenceCC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont susceptibles d’être soumis à des autorisations d’usage spécifiques.

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