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The Project Gutenberg eBook ofLa neuvaine de Colette

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Title: La neuvaine de Colette

Author: Jeanne Schultz

Release date: November 1, 2021 [eBook #66645]
Most recently updated: October 18, 2024

Language: French

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA NEUVAINE DE COLETTE ***

JEANNE SCHULTZ

LA NEUVAINE
DE
COLETTE

Ouvrage couronné par l’Académie française

CENT NEUVIÈME ÉDITION

PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3,RUE AUBER, 3

CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

DU MÊME AUTEUR

Format grand in-18.

CE QU’ELLES PEUVENT1 vol.
LES FIANÇAILLES DE GABRIELLE1 —
JEAN DE KERDREN1 —
LA MAIN DE SAINTE-MODESTINE1 —

Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays,y compris la Hollande.

E. GREVIN — IMPRIMERIE DE LAGNY

LA
NEUVAINE DE COLETTE

1er mars 18…

« De mourir de désespoir et d’ennui, préservez-moi,Seigneur ! et ne m’oubliez pasdans cette neige qui monte tous les jours unpeu plus autour de moi ! »

J’ai tant formulé cette oraison jaculatoiresans que jamais nul y réponde que, deguerre lasse, je viens l’écrire. Les chosesécrites ont plus de poids, me semble-t-il ;puis elles durent plus à faire surtout ; et, parla même raison qui m’a donné l’habitude deparler tout haut au lieu de penser, parcequ’un mot à prononcer et à faire résonnercontre mes grandes boiseries me prenaitplus de temps, je me mets à écrire aujourd’hui…Que trouverai-je pour demain, hélas !

Mon bagage n’est point élégant, même passuffisant, et il n’y a pas la plus petite serrureà secret pour fermer mon cahier ! L’encreétait séchée dans la bouteille que j’ai trouvée,toutes mes plumes sont perdues, et je n’aijamais eu une feuille de papier ici. Pourquoien aurais-je puisque je n’écris à personne ?

Descendre au village était impossible. Il ya six pieds de neige par les routes, sans parlerdescombes et des trous, où le vent entasseles flocons à des hauteurs où s’engloutiraitune diligence de l’essieu jusqu’à la bâche…J’avais bien lu dans plusieurs livres commentles prisonniers se piquent une veine pourécrire avec leur sang sur un mouchoir depoche ; mais je n’y crois plus, car le lingeboit tout et ce n’est pas lisible. Je peux ledire, car je l’ai essayé !

Avec un peu d’eau, d’ailleurs, mon encreest revenue ; j’ai fait emprunter deux grandesplumes à la queue d’une oie, qui s’est laisséfaire en toute patience, la pauvre bête, et,à force de bouleverser les rayons et lesarmoires, j’ai trouvé ce gros cahier de parchemin,jaune comme du safran et épaiscomme du carton, dont on n’avait employépar bonheur qu’un seul côté des pages.L’autre me reste, et j’ai, de plus, l’avantagede lire en passant tout ce qu’il y a déjàd’écrit.

Ce sont des querelles et des procès intentéspar un sieur Jean Nicolas à une dame deHaut-Pignon, à propos de garennes dont leslapins dévastaient ses trèfles, et de limitesdont les variations lésaient ses champs…

Mon Dieu ! donnez-moi un voisin JeanNicolas querelleur et disputeur, et des frontièresqui prêtent à contestations, pour occuperma solitude !

Y a-t-il beaucoup de gens, je me le demande,qui connaissent exactement la significationde ce mot :solitude, et qui pensentquelquefois à tout ce qu’il veut dire ?

« Solitude, explique le dictionnaire, solitude,état d’une personne qui est seule. » Etplus haut, au mot :seul, il ajoute judicieusementpour compléter ses renseignements :« Seul, qui est sans compagnie, qui n’estpoint avec d’autres. »

Et c’est tout, pas un commentaire, pas undéveloppement, pas une distinction, rien quiindique qu’on touche là à un des supplicesles plus odieux de l’existence ; rien qui établissedes catégories, qui dise enfin qu’il y asolitude et solitude, et que la plus cruelle n’estpas celle des chartreux dans leur cellule decinq pieds carrés, dont ils ont choisi l’envergureet le silence ; pas même celles des trappistesdans le petit jardinet où ils creusentleur fosse mortuaire d’un bout de l’an àl’autre, en échangeant des paroles encourageantes ;mais la mienne, celle de Coletted’Erlange, qui n’a pas choisi sa vie et quiest tout près de ne plus vouloir la supporter !…

Seule à dix-huit ans, avec des idées pleinles mains, et pas la possibilité d’en faire parvenirseulement une à oreille qui vive, seulepour rire, seule pour pleurer, et seule pourse mettre en colère : c’est à perdre l’esprit !…

Durant l’été, l’automne même encore,c’était supportable : les arbres et les fleursen disent et en savent plus long que beaucoupde gens ne le pensent.

Couchée sous bois dans un nid de mousse,j’avais cent voix qui conversaient tous lesjours avec moi, et les petites bêtes qui couraientle long de mes joues me faisaient riretoute seule.

Ou bien je montais, tant qu’elle avait deforces, la vieille Françoise, la jument quitourne la roue du puits, et mon gros chienme prenait sur son dos pour finir la promenadequand elle n’en pouvait plus ; mon bon« Un », avec ses beaux grands poils noirs oùmes pieds s’enfoncent en ce moment jusqu’àla cheville pendant qu’il me regarde écrire.

Le soir enfin, j’avais les étoiles. Je m’étaismise en confiance avec toutes celles qu’onvoit dans notre coin, et, quand je leur racontaismes ennuis, plus d’une faisait un signepitoyable qui me répondait de là-haut commeun clin d’œil amical.

Mais ce vent qui souffle depuis six semaines,cette neige qui me bloque et cette voix dema tante qui fait comme la bise et qui mordun peu plus fort tous les jours, c’est toutprès de me conduire au désespoir !

Il y a pas d’imagination qui puisse résisterà cela ; je suis au bout des histoires que jeme raconte, et j’ai peur qu’il n’y ait plusrien du tout derrière mon front et que je netrouve qu’un grand creux quand le momentsera venu de frapper à sa porte pour luidemander aide dans quelque aventure extraordinaire !Car j’aurai mon aventure quelquejour, et même je la connais déjà.

Elle est grande, brune, avec les cheveuxnoirs, les sourcils durs et les yeux sévères.Son teint est sombre, sa parole impérieuse,et il y a dans son regard un reflet singulier,oriental par la douceur, mais oriental aussipar une rigidité froide comme l’acier bleudes cimeterres ou comme le ressouvenir dequelque passé terrible ; car mon aventure,pour arriver jusqu’à moi, aura traversé peut-êtred’étranges routes.

Sa moustache sera fine, une simple lignenoire un peu hérissée ; et tout cela s’éclairerapour moi seule d’une grâce et d’un sourireimprévus.

M’arrivera-t-elle au milieu des champs,dans la gaieté du matin ou dans la paix dusoir ? Naturellement, ou au moyen dequelque bouleversement ? je ne sais, mais jesais seulement qu’elle viendra.

Il me paraissait plus probable et plus jolide la trouver pendant les jours de mai ou dejuin, et je ne passais jamais alors près d’unehaie sans la tourner pour voir ce qui secachait derrière ; mais j’espère encore pourtant,et chaque matin, en soulevant monrideau, je regarde avec soin si ses deux piedsn’ont pas marqué leur trace dans la neigesous ma fenêtre.

Quand je vois que rien n’est venu, jel’excuse vis-à-vis de moi-même. Le temps estsi dur, et les sentiers si défoncés ! J’entendsqu’elle m’arrive intacte des quatre membres ;aussi je la loue de ne pas risquer une entorsepour se présenter un jour plus tôt, et je meremets en soupirant à attendre un lendemainqui n’est pas encore venu.

Puis, si ma foi dans l’avenir devient tropchancelante, je m’en vais chercher un desgros volumes qui remplissent la bibliothèqueet qui ont bercé tous mes jours de pluie,et je relis de quelles façons diverses, maistoujours merveilleuses, les princesses destemps passés, qui se trouvaient enferméesdans une tour en ruine, parvenaient à ensortir. Entre elles et moi, l’analogie est frappante,en vérité, et en voyant nos débuts sisemblables, je ne demande qu’à avoir mêmefin.

En effet, si la tour que j’habite ne croulepas, — celle de l’Est et celle d’à côté l’ont déjàfait, et la mienne peut les suivre d’un instantà l’autre, — j’ai dans ma boiserie uneporte qui s’ouvre sur un escalier dérobé, etdans ma figure deux yeux bien fendus, bienbrillants, qui seraient aussi propres à récompenserun héros qu’aucun de ceux quiluirent jamais.

Cela dit sans fatuité ni outrecuidance, carje n’ai jamais compris la nuance qui permetde crier bien haut : « Voilà un beau cheval !Voilà une rose admirable ! » et qui interditsévèrement la même remarque sur un visageà la confection duquel on n’a pas pourtantpris plus de part, tout simplement parcequ’il est à vous.

Il est reçu, et même assez goûté, d’entendrequelqu’un parler de son nez ou déclarerque ses yeux sont louches ; mais avouer toutbêtement que le bon Dieu les a placésdroits… horreur ! c’est une chose sur laquellechacun a dû garder la plus candideignorance, comme si le plus petit coin de miroirou la moindre source vive ne vous l’apprenaitpas sans le secours de personne !…

On se penche, on regarde et on voit joli…Est-ce un crime, et faut-il troubler l’eau pourque ses rides vous tordent le visage ?… Lescerfs et les biches qui venaient boire cet étépendant que je rêvais à petit bruit toutprès d’eux faisaient ainsi. Après avoir fini,ils restaient là encore un instant, sans bouger,avec la tête inclinée et leurs yeux douxfixés sur leur image ; puis ils s’en allaientd’un bond, tout naïvement heureux de savoirleur pelage d’un brun si charmant et leursgrands bois si bien plantés. Après les biches,c’était moi qui me penchais, et je voyais toutce qu’elles avaient vu sur le même fond bleu,avec les mêmes coups de nuage qui passaientbrusquement en taches blanches ou grises,et quand je m’en allais ensuite, d’un bond,toujours comme elles, il ne m’était pointdésagréable non plus de songer à mon pelage.

Mon portrait, d’ailleurs, peut se faire endeux mots et rappelle celui des bohémiennesde tous les pays, car mes yeux sont noirs etmes joues hâlées ; seulement je les croisblanches en dessous, et on s’en doute encore.Mon nez, un peu court, me fait l’effet d’unindividu si pressé de voir le monde qu’il n’apas pris le temps de se finir avant d’y entrer,et Dieu sait pourtant s’il avait de la margepour cela au train dont je l’y conduis ; et mabouche ressemble à toutes les bouches… quine sont pas trop laides. Mon seul chagrin estla nuance de mes cheveux, d’un blond sirouge qu’il en est plus rouge que blond, etavec des mèches inégales qui tranchent aumilieu comme une jupe de paysanne. S’ilfaut en croire les dires de ma tante, je neserais pas grande, et elle a une façon demurmurer, quand je me trouve auprèsd’elle : « Petite femme ! » qui me remet auras du sol ; la vérité est que j’arrive à la hauteurde son coude, et je ne connais pas dansle pays un seul homme qui lui dépassel’épaule ; la proportion me semble suffisante…

Et c’est ainsi faite, et ainsi pensante, quej’attends dans ma tour enguirlandée delierre, dont le pied se perd dans la neige,mon libérateur et mon héros !…

2 mars.

Une chose qui m’a fait songer souvent etque je n’ai pourtant jamais osé demander àma tante, c’est la nature des rapports quinous lient. Est-elle chez moi, ou suis-jechez elle ? Est-ce elle qui m’a recueillie dansson manoir, ou moi qui l’abrite dans maruine ? et les deux tours et les quatre mursqui restent debout, et qui ont encore laforce de porter leur nom « d’Erlange deFond-de-Vieux », sont-ils à mademoiselled’Épine ou à mademoiselle d’Erlange ?…

Aussi loin que mes souvenirs remontent,je nous revois toujours, elle et moi, commenous sommes encore aujourd’hui. Elle sifroide, si sèche et si grande, enfermée éternellementdans la plus vaste chambre duchâteau, du côté où donne le soleil, et où nesouffle pas le vent, et moi poussant à mongré, dehors ou dedans, au froid ou à la pluie,sans qu’elle parût s’en douter. Entre nousdeux, Benoîte : la cuisinière, la fermière, lesommelier et le jardinier incarnés en uneseule personne qui est de plus mon uniqueamie, et Françoise à la roue du puits, tournantdu même pas un peu plus agile peut-être,voilà tout.

Puis viennent mes deux années de couvent,ces deux années adorables où on me parlait,où on m’appelait par mon nom, où mon litdormait entre douze autres lits blancs toutpareils, sous les couvertures desquels j’éveillaisdes chuchotements si joyeux rien qu’avecun signe, et pendant lesquelles j’ai appristant de choses, sinon toutes celles qu’onnous enseignait aux heures de classe. Moncouvent, où j’ai noué des amitiés éternelles,où on m’a montré à tordre mes cheveux et àouvrir un éventail, où j’ai su pour la premièrefois ce qu’on appelait un idéal et commentil fallait qu’un homme, pour devenirun héros, fût nécessairement brun, pâle, unpeu âgé, ténébreux et sarcastique !… Quime rendra les heures charmantes de moncouvent !…

Si hauts que fussent ses murs, tous lesbruits de Paris ne mouraient pas au dehors,et les jours de parloir, il entrait des boufféesprofanes qui faisaient leur cheminjusqu’à nous, et qui nourrissaient les conversationsde toute la semaine. Oh ! ces colloquesmystérieux dans les massifs du parcqui nous protégeaient comme les jungles lesplus impénétrables, et où cependant un bruitde feuilles sèches nous mettait sur nos piedset nous faisait détaler en un instant ; ces partiesde cache-cache autour du piédestal desstatues pour fuir ces religieuses qui avaientla réputation si terrible et la voix si bonne ;et ces billets fous qui couraient de pupitreen pupitre sous la forme d’un renseignementgéographique, où retrouverai-je jamaisquelque chose d’aussi charmant ?… La merMéditerranée signifiait une personne et lamer Baltique une autre, et on leur faisaitdire et faire des choses qui auraient bouleverséen un instant toutes les lois de lanature.

Après les billets, c’étaient des cadeaux, degros nœuds de faveur, bleus ou feu, épingléssur des papiers blancs qu’on ornait dedevises et de dessins, et qui étaient le signed’une tendresse et d’une préférence qui faisaientbattre le cœur.

Puis un jour, brusquement, reparaissantpour la première fois depuis qu’elle m’avaitamenée, ma tante est venue et, sans un motd’avertissement, elle m’a ramenée de même.

— Votre éducation est finie, m’a-t-elle ditsans préambule, et, puisque vous n’avezpoint trouvé à vous établir convenablementdurant ces deux années, il faut rentrer àErlange.

Rentrer à Erlange ! J’étais atterrée. Il mesemblait qu’on me poussait tout à coup dansun tombeau, et qu’on fermait la pierre surmoi pendant que je respirais encore…

— Mais, ma tante, disais-je éperdument,ne croyez pas cela, ne croyez pas queje sache rien du tout, c’est bien le contraire,car l’orthographe… le calcul… l’histoire…

Je balbutiais, je ne trouvais plus que dire,j’aurais voulu en vérité ne plus savoir parlerpour lui donner l’idée de me laisser là, rapprendreb a ba dans mon alphabet… Maiselle ne s’embarrassait point de si peu, et mecoupant la parole avec sa manière habituelle :

— Si vous ne savez rien, ma nièce, medit-elle sèchement, c’est donc que vous avezfait ici un séjour inutile de deux ans, et jeme ferais scrupule de vous y laisser uneheure de plus ! C’est, d’ailleurs, affaire à vous,et il en résultera simplement que vous ajouterezà votre position de fille sans dot lecharme et l’appoint de fille ignorante, cequi ne sera pas pour faciliter votre chemindans la vie. Mais, Dieu merci ! ce nesont point des choses que j’aurai surla conscience, et j’ai pour moi de vousavoir mise en mesure de vous sortir d’embarras…

Elle se levait en même temps avec unedécision qui rompait l’entretien sans retouret qui me jeta dans un désespoir si vif que jeme rappelle m’être écriée, presque sans enavoir la volonté :

— Et, si j’avais la vocation religieuse, matante ?

— Dans ce cas, me répondit-elle en seretournant brusquement avec un sourireparticulier, je vous laisserais ici en effet…

Elle s’arrêta un peu, puis marchant versla porte sans me regarder :

— Vous avez vingt-quatre heures pour réfléchirlà-dessus, ajouta-t-elle.

Et elle disparut comme un mauvaisrêve.

Vingt-quatre heures de gagnées ! Il mesemblait que j’avais la paix pour jamais, etla coiffe et le grand voile de nos religieusesme semblaient presque jolis quand je pensaisque c’étaient eux peut-être qui allaientm’arracher à l’exil !

Quoique la défense fût formelle à cetégard, je gagnai les dortoirs au premier instantde loisir, et en un tour de main, avecdeux mouchoirs blancs et mon tablier delaine noire, j’arrangeai sur ma tête la coiffesusdite.

Indiscutablement j’étais mieux à l’ordinaire,mais il n’y avait pourtant rien derepoussant dans mon aspect, et ce bandeaublanc au-dessus de mes sourcils et de mesyeux les faisait même, je crois, paraître pluslongs et plus noirs. C’était un premier point,le plus important en tout cas, et ma résolutiondès lors fut irrévocablement prise. Pendantle reste de la journée, je m’adonnaientièrement aux austérités auxquelles manouvelle vie me condamnait, et chargéed’une commission pour l’infirmerie, quiétait située à l’autre bout du parc, je trouvaimoyen de faire pieds nus, sans être vue, lestrajets d’aller et de retour.

Je n’en éprouvai point d’autre mal quedes écorchures insignifiantes ; et, de plus enplus certaine de ma vocation, je passai unepartie de cette nuit-là, je me le rappelle,agenouillée au pied de mon lit, pressantcontre ma poitrine un trousseau de petitesclefs, un canif fermé et un coupe-papier d’ivoireque je m’étais attachés au cou en manièrede discipline, et dont les pointes aiguësm’entraient désagréablement dans la peau.

Deux fois, au passage de la surveillante,il me fallut bondir dans mon lit, et le cliquetisde ma ferraille l’attira près de moi et lafit se pencher longtemps ; mais elle entenditune respiration si égale et vit des yeux si bienclos qu’elle crut avoir rêvé et s’en alla.

Le lendemain, à mon réveil, le couventétait en émoi. Un archevêque, attendu pourla prise d’habit de cinq novices, et qui devaitvenir dans quelques jours seulement, s’étaitannoncé brusquement le matin, pressé parun voyage imprévu, et la cérémonie s’apprêtaità la hâte.

C’est à ravir, me disais-je en m’efforçantde lisser mes cheveux, dont les boucles sereformaient toujours, malgré toute l’eau quej’y employais, le ciel met sur mes pas tousles moyens d’épreuve, et je pourrai répondreà ma tante ce soir positivement et en touteconnaissance de cause. Il ne me fut cependantpas possible de parler en particulier àla supérieure ce matin-là, et je dus à mesessais de simplicité d’être renvoyée assez vivementau dortoir :

— Tu t’es coiffée en goutte d’eau, c’estadorable ! me dit une compagne au momentoù nous nous mettions en rang.

Et, presque au même instant, la voix dela sœur Agathe s’éleva à son tour, mais surun ton beaucoup moins encourageant.

— Mademoiselle d’Erlange ! me cria-t-elleimpérieusement, avez-vous trempé votre têtedans la fontaine ? Allez vous sécher et vousrecoiffer, je vous prie !

Une fois en haut, je me rendis compte del’effet. Mes cheveux s’étaient remis à tirebouchonnerde plus belle, et l’eau s’étaitamassée en gouttes au bout de toutes les frisureset un peu partout. Ce n’était pas laidcertainement, mais c’était antimonacal, etj’essuyai vivement cet ornement intempestif,qui simulait les diamants à s’y méprendre.

Mon exaltation alla croissant jusqu’au milieude la cérémonie ; ces fleurs, ces lumièreset ces cinq jeunes filles vêtues de blanc, dontles grandes jupes de satin balayaient lechœur, excitaient ma ferveur jusqu’à l’impatienced’en être là.

De très loin je voyais l’assistance, et, aupremier rang, j’apercevais un grand jeunehomme, un officier en uniforme dont lesyeux me paraissaient rouges.

Était-ce un fiancé qui venait pour la dernièrefois contempler sa fiancée ? Quelquebruit de ce genre avait circulé parmi nous, etcela me sembla le comble du romanesque…

Mais, quand on apporta cinq cercueilsbéants, et que les mariées de tout à l’heurehabillées maintenant en religieuses et cachéessous un grand voile noir, s’y étendirent pourentendre chanter l’office des morts, ma résolutionsauta par une brusque volte ; jesortis vivement mes clefs de mon corsage,et je m’en fus sans rien écouter, et grondéepour la dernière fois au couvent, afin d’apprêtermoi-même et en toute hâte mon bagage.

A l’heure dite, j’étais au parloir, mon sacà la main, les yeux noyés de mes adieux etles mains embarrassées par les images et lescadeaux de la dernière effusion, mais si résolue,qu’Erlange m’apparaissait au loin dansun nimbe glorieux, et que je marchai versla porte aussitôt que ma tante entra.

— Eh bien ! dit-elle avec un geste de surprise,que signifie cela ?

— Je suis prête à partir, répondis-je seulementet sans faire attention à une nuancede dépit bien marquée qui m’est revenue plustard.

Je retrouvai de nouvelles larmes pour embrasserla supérieure, et, sans rien voir qu’unbrouillard humide, je passai la porte.

— Gare de l’Est ! dit ma tante en montanten voiture.

Et deux heures après nous roulions enchemin de fer, dans un silence digne descinq nouvelles religieuses qui venaient de mechasser si inconsciemment de la maison duSeigneur.

A la gare où nous nous sommes arrêtées,la patache jaune qui fait le service du villagen’attendait plus que nous ; ma tante m’ypoussa d’un geste, et, comme gagnée involontairementpar son mutisme, je lui indiquais,par geste aussi, ma préférence pourla banquette du haut :

— Non, non ! me répondit-elle d’un tonsec, vous ne me quitterez plus désormais.

Au village, Françoise et la carriole étaientlà, et ce même soir, encore tout étourdie dece brusque changement, je me retrouvaisentre les quatre murs de ma chambre, dontje m’aperçus à mon vif étonnement que tousles meubles avaient été déménagés.

Dans cette nuit, ma bougie ressemblait àun lumignon funéraire ; mes pas sonnaientcomme dans une église, et en me voyant toutd’un coup si abandonnée et si perdue, je fisla seule chose raisonnable qui fût à ma portéeet, assise sur le parquet, les deux braspassés autour de ma valise, je me remis àpleurer toutes les larmes que j’avais cru tarirle matin, et dont la source généreuse s’étaitrouverte à point. Quand ce fut fait, je melevai pour ouvrir ma fenêtre à un rayon delune qui frappait au carreau, et remarquantpour la première fois combien la vallée quinous isole de tout le pays est profonde etnoire :

— Mon Dieu ! ne pus-je m’empêcher dedire tout haut, qui viendra jamais me tirerd’ici ?…

Et une bonne petite voix, que j’entendsencore de temps en temps, me répondit àl’oreille :

— Lui, sois tranquille !

Et c’est depuis lors que je l’attends chaquejour, que je l’excuse chaque matin et que jel’espère sans relâche.

3 mars.

Décidément, écrire a du bon, et je prendsgoût plus que je ne l’aurais imaginé au cahierde Jean Nicolas.

Quand je suis devant lui, la plume en main,j’oublie tout le reste, et il me semble que jecompte mes peines à quelque âme compatissante.Je me figure que j’ai près de moi unsourd-muet, que l’ardoise et la craie sont lescompléments obligés de notre intimité, et jegriffonne, je griffonne !…

Loin de lui, j’emmagasine soigneusementtoutes les idées qui me viennent, et quand,rentrée dans ma chambre, je me mets à luiparler, je m’aperçois qu’une chose enentraîne une autre, et qu’après lui avoir ditceci, il faut encore ajouter cela, sous peinequ’il ne comprenne plus rien à mes affaires !

Alors, il me faut remonter de plus en plus,tourner les pages, arroser ma bouteille, etl’oie du sacrifice doit préparer de nouveauxholocaustes, pour peu que le temps actueldure encore quelques jours !

J’en étais donc restée à mon désespoir despremiers jours et aux paroles par lesquellesma tante m’avait accueillie dans le parloir,et dont quelques mots m’avaient frappéeparticulièrement :

— Puisque vous n’avez pas trouvé à vousétablir convenablement pendant ces deuxannées, m’avait-elle dit…

Était-ce donc pour chercher un mariqu’elle m’avait envoyée au couvent, et s’imaginait-ellequ’on poussait la sollicitude là-basjusqu’à nous réunir, le jeudi et ledimanche, avec des jeunes gens de bonnemaison et d’âge approprié, qui causaientavec nous en nous renvoyant nos volants etnos balles ?

La naïveté eût été grande, et je ne voyaispas bien ce sentiment trouvant abri et nourrituresous le front d’une telle femme ; maisla chose valait pourtant d’être éclaircie, et,malgré le temps que cette idée avait mis àfaire son chemin dans mon esprit, malgrésurtout la peur bien sentie et un peu lâcheque j’ai éprouvée auprès de ma tante depuisl’âge du maillot, je me suis décidée à l’interrogeril y a deux mois environ.

De la très courte explication que nousavons eue à ce sujet date ma complète connaissancede son caractère, ainsi que lesquelques aperçus que j’ai recueillis sur savie passée, dont elle ne parle jamais, n’ytrouvant apparemment aucun doux souvenirà évoquer. Cette entre-bâillure fortuitem’a permis en outre d’apercevoir pas malde choses concernant l’avenir qu’elle meréserve et qu’elle prépare à sa façon dansun sens qui contrarie absolument tous mesplans personnels. Je ne m’en tourmenteguère d’ailleurs, et la laisse à ses arrangements,me sentant très bien de force à lessauter à pieds joints, le cas échéant.

Aurore-Raymonde-Edmée d’Épine ne s’estjamais connue autrement que laide, à quelqueépoque de son existence qu’elle veuilleprendre ; et j’ai beau en la regardant mela figurer sans rides, sans moustaches,sans couperose, sans tout ce que l’âgelui a donné, enfin, il y a là des traits auxquelsle temps n’a rien pu ajouter ni rienchanger, malgré toute sa puissance.

Benoîte d’ailleurs en témoigne, et ellecertifie cette laideur fabuleuse comme légendairedès le berceau, alors que ce pouponen langes et en bonnet ruché trouvaitdéjà moyen de ne ressembler à nul autre !…Le plus triste, c’est que là ne se bornait pasla disgrâce, et que le caractère et l’humeurqui animaient ce visage dépassaient en déplaisancetout ce que celui-ci pouvait montrerou promettre.

Cette morosité chagrine venait-elle dusentiment de tant de laideur, ou cette laideur,au contraire, ne prenait-elle pas sonprincipal désagrément dans cette habituelleet maussade expression ?… Nul n’aurait pule dire au juste, et c’était exactement lependant de la question du mauvais estomacet des mauvaises dents. « Lequel a gâtél’autre ? » se demandait-on volontiers en lavoyant… Mais il était avéré que tous lesdeux l’étaient également.

Et pourtant, si valable que fût l’excuse decette humiliation, la loi n’est pas formelle àcet égard, et on a vu des laides aimables.La Belle et la Bête en font foi, et les contemporainsde ma tante affirmaient, m’a racontéBenoîte, avoir plus souvent encore étérebutés par les choses désagréables qu’elleleur disait que par la très vilaine bouchequ’elle ouvrait pour cela ; car parents, amis etétrangers y passaient indistinctement, et onpeut croire si ce nom symbolique d’Épine,qui était le sien, fournissait des jeux de motset des comparaisons appropriés à la jeunessed’alors.

On conçoit aisément d’après cela que lacréature qui unissait à des degrés si extrêmestant de défauts divers n’ait eu qu’un printempssans grâce. Elle éloignait instinctivement,et ma mère, plus jeune de quelquesannées, était mariée depuis longtemps quandma tante attendait encore l’être assez courageuxpour l’arracher à son célibat. De cetespoir non réalisé et qui est resté tenacejusqu’au delà de ce qui était possible, uneamertume et une humiliation intolérableslui sont toujours demeurées, et une rancunepleine de colère est le sentiment suprêmequi survit dans son cœur.

Les morts et les temps ont passé, mais sondépit est toujours là, et je dois ajouterqu’elle entretient et cultive sa verdeur avecun soin qu’elle n’a jamais dépensé pour personne.C’est son chat, sa perruche, sonbichon, l’animal favori de sa vie solitaire, etje ne verrais nul inconvénient à l’occupation,peu évangélique pourtant, qui remplittous ses jours, si le petit tigre qu’elle nourritainsi n’avait dents et ongles et ne s’enservait à l’occasion.

Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que ceressentiment, si amèrement profond, au lieude se tourner, comme il l’aurait dû normalement,contre les auteurs du mal, s’est jetétout entier sur les femmes plus heureusesqu’elle qui ont su fixer ces êtres enviés,et jusque sur celles qu’elle pressent capablesde le faire un jour à leur tour !

A-t-elle pensé que dans le péché il fallaitregarder la cause plus que l’effet, et trouve-t-ellele polisson qui prend un fruit moinscoupable que la pomme ou la pêche qui letentent par leur insolente beauté ? ou plutôtencore, cette indulgence n’est-elle pas le derniervestige d’une faiblesse et d’une partialitébien mal récompensées jadis ? Je nesais, n’ayant jamais fait que subir les effetsde ce bizarre système de compensation.

A ce titre pourtant, sa rancune serait unéloge ; mais il y a tel compliment dont la persistanceet la forme surtout ne sont point enviables,et je crois que ma mère, d’aprèsce que je devine de son existence, aurait volontiersacheté un peu de paix du sacrifice debeaucoup de ses charmes.

Cette horreur si puissante chez ma tantes’étend d’ailleurs à toutes les classes de lasociété, aussi bien qu’à tous les âges.

Le bruit d’une noce montant du villagejusqu’ici la met hors d’elle, et dans ses raressorties, si le hasard place sur sa route uncouple de promis ou de jeunes époux un peutendres, il est à croire qu’ils n’oublient plusaprès cela le regard qui les a suivis.

Ce qu’elle voudrait, somme toute, c’est queson sort et son ennui fussent le sort et l’ennuicommuns, et, très logique en cela, elle a destendresses et des soins caractéristiques pourles laides, les disgraciées, les oubliées,toutes celles qui promettent à son amour-propredes compagnes d’infortune.

Qu’une d’elles se marie pourtant, et lecharme est aussitôt rompu !…

Telle est ma tante, et telles sont les causessingulières de la vie que je mène auprèsd’elle.

Quelle catastrophe m’a livrée tout enfantà ce cœur si peu tendre, je ne le sais qu’àmoitié, et je crois que la mort de mon père,arrivée brusquement, est le mal dont mapauvre mère est morte elle-même peu detemps après.

De la famille, ma tante Aurore restaitseule (je dis Aurore, car, par une amèreironie, c’est celui de ses trois noms qui aprévalu), et la garde de l’orpheline lui revenaitde droit ; mais de la façon dont elleportait la charge, le poids devait lui en êtreléger, et je crois qu’elle se bornait à m’ignorerjusqu’à l’heure où, je ne sais parquel réveil, elle s’avisa que l’ennemie traditionnelleétait entrée chez elle en ma personne,et que, par une transformation asseznaturelle, la fillette se ferait femme quelquejour. Si ce ne fut pas uniquement cette idéequi détermina notre brusque départ pourErlange, au moins la raison véritable etcelle-là durent-elles éclore bien près l’unede l’autre, car j’avais à peine dix ans quandelle me transplanta soudainement dans cemilieu agreste, où tout me charma, bien entendu.

Là s’écoula la phase nébuleuse de monâge ingrat, phase suivie par ma tante avecun œil que je voudrais qualifier de bienveillant,mais où je crains plutôt qu’une curiositéinquiète n’ait dominé. Que sortirait-il,en effet, de ce teint brouillé, de ces yeuxbistrés, de ces pieds et de ces mains qui nes’arrêtaient pas de grandir ?… Le doute étaitpermis !…

Par malheur, il en sortit ce que j’ai dit, etle jour où j’eus secoué ma dernière écaille,ma tante me conduisit droit au couvent.

Ma pauvre mère, qui prévoyait sans doutel’avenir, avait exigé de sa sœur la promesseque, pendant deux années au moins de montemps de jeune fille, je vivrais à Paris, etc’est la façon ingénieuse dont celle-ci atrouvé moyen d’exécuter cet ordre d’outre-tombesans sortir de ses propres voies. Pourrien au monde elle n’aurait voulu manquerà sa parole, j’en suis persuadée, mais ellel’a habillée de ce froc, sans le plus légerscrupule, et il demeure convenu que j’ai vude Paris tout ce qui se voit !

Le temps révolu, elle est venue m’arracherà mes mondanités, et elle a ramené àErlange cette nièce dont nul n’a voulu et qui,avec la grâce de Dieu, marchera peut-êtresur ses traces.

Étant donné cela, on juge si ma propositionde ne plus quitter le couvent devaitlui agréer !… Religieuse, mais c’était lasolution consolatrice qui ne devait froisseraucune des papilles toujours hérisséesde son chatouilleux amour-propre !

Ce n’est point un mari, le voile ! et fille etreligieuse se touchent de bien près quand oneffeuille les marguerites, sans compter quetout le monde peut prétendre à ce sort aumême titre. Moins exigeant que les hommes,le couvent ne regarde pas à la qualité desminois qu’il enterre, et j’ai certainementagité le cœur de ma tante, pendant cesvingt-quatre heures, plus que je n’y avaisencore réussi depuis ma naissance…

Mais, pendant l’intervalle, ma vocationtrop fragile s’était fondue comme on sait,et force a été à mademoiselle d’Épine degarder mes dix-huit ans à ses côtés. Voisinagequi paraît lui peser si fort que je nepeux pas m’empêcher de me figurer que,par un arrière-mirage diabolique, sa penséela ramène, en nous voyant ensemble, ausouvenir des freluquets d’autrefois — cestrop grands amateurs de bons mots — pourlui représenter le parti qu’ils auraient sutirer de ce rapprochement, et la façon dontils auraient fait fleurir, dans leur langageimagé, un bouton frais sur les rameaux piquants,trop célèbres jadis !…

Si ce ne sont pas là rigoureusement lestermes dont elle s’est servie en me parlant,car peu de gens se donneraient eux-mêmesles étrivières avec cette franchise d’allures,le sens en est scrupuleusement gardé, etje suis certaine que, tant avec mes propressouvenirs qu’avec ceux de Benoîte, et avecl’aide de ce que ma tante m’a dit elle-même,j’ai reconstitué son personnage dans lepassé, le présent et même, hélas ! dans lefutur !…

Depuis lors, la vie a repris ici son cours ouplutôt sa stagnation habituelle, et ma tantese fait un devoir de verser régulièrement surma tête des paroles qui sonnent comme depetites pelletées de terre, et avec lesquelleselle espère arriver à me prouver que Coletteest défunte et ne réclame plus en ce mondeque la grâce d’unDe profundis.

Je la laisse aller !… Mais, vive Dieu !comme disait le plus charmant de nos rois,qu’elle y prenne garde, car je ne suis pasencore morte, et je compte bien le lui prouverquelque jour.

4 mars.

Mon bon Jean Nicolas, il neige toujoursplus fort et mon thermomètre a encorebaissé ! Est-ce parce qu’il dit vrai ou est-ceparce qu’en le reprenant ce matin à la fenêtre,après avoir déjeuné, il a effleuré l’épaulede ma tante ? Je ne sais plus, mais je songeà brûler mes chaises pour augmenter le feude ma cheminée !

Pour comble de malheur, les souvenirsdes mois passés que j’avais évoqués depuistrois jours ont dû s’échapper de ma chambrecomme un vol de chauves-souris ou de corneillesde mauvais augure, car l’aggravationd’humeur de ma tante ne peut s’expliquerautrement, et jamais ses prévisionsd’avenir n’ont pris un tour plus aimable.

Isolement et pauvreté, car il paraît que jesuis pauvre ; murailles de pierre et muraillesd’oubli, elle résume tout ce qui me séparedu reste des humains avec une joie qu’ellene parvient pas à cacher ; et quand elledécouvre dans ses paroxysmes de gaieté seslongues tablettes où la carie met des pointsde dominos, il me passe entre les deuxépaules un souvenir d’ogresse que je nedomine pas.

Tout n’est pas ombre cependant dans sesprévisions ; elle a des mots charmants quandelle me trace le tableau de nos deux vies seprolongeant indéfiniment ainsi, et s’achevanttoujours ensemble, et j’ai besoin, dansces cas-là, pour ne pas pleurer, de regarderla fenêtre et de m’assurer qu’on n’y a pointencore mis de ces barreaux qui empêchentles petits oiseaux de s’envoler, quand ilsn’ont plus ni courage ni force quitte à mourirfaute de grain sur la grande route.

Elle a bu à l’âcre source de la déception ;bon gré mal gré, elle entend que je m’yabreuve à mon tour ! Et si le sort ne secharge pas de l’exécution, elle se réserve deme tourner de ses propres mains le gobeletde quassia amara où toute tisane devientamère… Sans doute, les planètes qui onttracé mon horoscope lui semblent tropindulgentes, car elle se prometin petto d’eneffacer toutes les lignes d’or, afin de réduirema destinée bien juste au cadre de la sienne.

Mon Dieu ! les bonnes gens de la Révolutionn’en demandaient pas davantage, aprèstout. Ce qu’ils voulaient, c’était simplementque leur misère devînt la misère commune,et pour être plus sûrs que personne nedînerait les jours où ils avaient faim, ils prenaientle rôti… Mais de là à penser qu’unedemoiselle d’Épine coiffât jamais le bonnetphrygien, il y avait un monde !…

En attendant, je me remeuble. Un hasardfortuit m’a révélé ce que je soupçonnaisdepuis longtemps, à savoir que mes fauteuilsles plus douillets et mes armoires les moinsdélabrées ornent aujourd’hui la chambre dema tante. Si fermé que soit le sanctuaire, laporte en était restée battante, et un de cescoups de vent qui éparpillent les branchesde nos arbres comme des fétus sous le battoirl’a ouverte au moment où je passais.

C’est un petit palais.

Ma tante a dû consacrer les deux annéesde mon absence à ouater son nid, tant ilsemble moelleux ; seulement, elle l’a faitavec la laine d’autrui, comme un oiseaupillard, et je ne cherche plus les tapisseriesde la salle à manger ni les rares coussins dusalon : je sais qu’elle leur a fait un sort !…

Dans ces conditions, la délicatesse m’aparu hors de propos ; aussi, me suis-je miseà tirer chez moi tout ce qui n’a pas excédéla force de mes bras doublés de ceux deBenoîte : quatre bras qui en valent six ! Etmes murs se repeuplent.

En revanche, les pièces intermédiaires sevident, et de l’aile gauche à l’aile droite, cen’est plus qu’un vaste désert où l’on chemineen se guidant sur le feu de nos campementsdes deux extrémités. La salle à manger restele seul terrain commun ; aussi en ai-je respectéla vaisselle plate et toutes les chaises !…Les sièges, d’ailleurs, ne me manquent plus,et j’en ai beaucoup, sinon de très variés.

Mes trois canapés, par exemple, sont touspareils. Du chêne sculpté, fouillé comme pardes grignotements de souris, tant les détailsdes reliefs en sont menus, et comme couverturede grandes tapisseries vertes, où desbelles dames et des chevaliers bardés de ferse débitent des fadeurs dans un jardin dontles allées montent à pic.

Les bonnets pointus des châtelaines rejoignentsouvent la cime des arbres, et toutes lesfigures sont vues de profil, les faces exigeantsans doute un travail trop difficile pour êtrebrodées ; mais l’ensemble n’en est pas moinsgai…

Je les ai rangés chacun dans un panneau,et ma chambre est si longue à traverser, qu’enarrivant près de l’un, j’ai oublié commentétait l’autre. Depuis le premier, je devraisvoir lever le soleil ; du second, je faisface au couchant, et du troisième, je verraisla lune, si la lune se voyait encore ; mais aujourd’hui,de tous les trois, je n’ai vu quetomber la neige, et j’aurais voulu en posséderun quatrième pour m’en aller pleurerdessus.

Mes tables ne se comptent plus ; c’est ceque ma tante aime le moins, et le choix enétait innombrable. Il y en a de rondes, decarrées, de toutes les formes et de toutes lescouleurs, et « Un » qui a pris, j’en ai peur,quelque chose de mes désirs errants, essayesa niche sous chacune d’elles successivement.Entre les pieds des plus petites, sa bonnegrosse carrure l’arrête, et il les entraîne avecdes bonds de colère quand il se sent pris, enfaisant voler les petits tiroirs et en aboyantcomme un fou. Mais il me reviendra bientôt,je le sais, et je retrouverai le tapis dont mespieds n’ont jamais eu plus besoin ; sans cela,mon chien mériterait-il le nom que je lui aidonné depuis mon retour, et qui signifietant de choses dans son unique syllabe ?

Autrefois, pendant toute sa petite enfance,je l’appelais Pataud, un nom sans prétentionque je lui avais choisi à cause de sa grâce unpeu lourde et de sa grosse tête ; mais je meconnais mieux en individus aujourd’hui, etquand je me suis retrouvée ici, et qu’au boutde quelques jours j’ai fait le compte desamis qui me restaient, qui pensaient encoreà moi et qui me le prouvaient… en tout etpour tout, il y en avait un, un seul, et c’étaitlui !… De là son nom…

Pour en finir avec mon mobilier, je l’aicomplété par six prie-Dieu trouvés d’un bloc,qui ont des colonnes torses en chêne noir etdes coussins en velours cramoisi à glandsd’or, où les genoux ont marqué leur trace. Jem’abîme devant ces deux petits ronds, cherchantl’histoire et les pensées de ceux qui lesont faits ; mais je ne sens qu’une affreuseodeur de poussière, d’où sortent des papillonsqui volent d’un air effaré, encore lourdsde leur interminable gourmandise !…

Un de ces prie-Dieu, rendu à sa destinationpremière, est placé à l’écart, et des autres,ma foi, j’ai dû faire tout ce qui memanquait : des chaises basses, des chauffeuses,des rêveuses… qui ne se distinguentd’ailleurs entre elles que par les noms que jeleur donne, mais qui me procurent l’illusionque je pourrais asseoir douze personnes àla fois… si elles venaient.

Ma pauvre Benoîte perd son latin à tâcherde me distraire. Quand elle me voit au dernierpoint de la mélancolie, elle emploie songrand moyen, et elle me dit tout bas enguignant la porte pour se préserver dessurprises :

— Veux-tu faire des crêpes, ma Colette ?

Mais je me lasse vite d’arroser le feu avecla pâte et mes doigts avec le beurre, et jem’assieds sur l’âtre pendant qu’elle reprendma place.

Parfois aussi elle essaye de me mettreentre les mains son tricot, une chausse interminabledont je compte les mailles sans medéranger, mais je n’aime pas plus à travaillerqu’à cuisiner, et la bonne vieille en vient àrecommencer ses contes de nourrice pour mefaire rire. « Il y avait une fois un roi et unereine… » Mais, pour Dieu ! où donc sont-ils,ce roi et cette reine ; et puisqu’ils n’avaientpas d’enfants, que ne m’ont-ils pas adoptéepour fille ?…

5 mars.

Ce matin, une diversion s’est produite, etj’en ris encore toute seule. La provision dessalaisons était épuisée, paraît-il, et ma tante,qui est très friande de ces choses, avait faitdire au village qu’on en apportât d’autres,de sorte que, vers neuf heures, une voiturecouverte d’une toile, avec de la neige jusqu’auxcerceaux et tous ses grelots en branle,entrait dans la cour ; c’était Bidouillet et sesprovisions qui arrivaient.

Un nouveau visage, une nouvelle voix, dubruit sous la porte ; il me semblait qu’ontirait un rideau devant moi, et je suis descenduejusqu’en bas comme une folle.

— Ah ! monsieur Bidouillet, c’est vous ! etvous apportez des saucisses ?

— Mais pour vous servir, Mademoiselle !

Et le bonhomme se tournait vers moi, ahuriet stupéfait, avec sa bouche et ses yeux enplein ébahissement, ses comestibles dans lesbras et son bonnet fourré qui lui caressait lessourcils, pendant que son fils, occupé à réveillerles jambes du cheval avec un bouchonde paille, s’arrêtait tout court, comme unjouet dont le ressort vient de se casser…

Évidemment ils me trouvaient aussi singulièrel’un que l’autre ; la chaleur de ma réceptionles surprenait, et je suis certainequ’ils me croient à l’heure actuelle une passionde jambonneaux que je n’ai jamais connue ;mais on n’a pas attendu trois mois soninterlocuteur pour se rebuter quand on letient, et pendant que Bidouillet, qui n’est pasgrand causeur, suivait Benoîte, je m’en suisprise au garçon, que j’avais emmené sechauffer.

— Que faisait-on au village ? Commentpassait-on le temps ? Et croyait-on là-bas quela neige durerait encore longtemps ?

Mais plus j’allais, plus le petit se retranchaitdans son silence, fendant sa bouchedans un rire inextinguible, et s’amusant àmes dépens avec tant de bonne foi que sagaieté a fini par me gagner, et que nous voilàriant tous les deux comme des nigauds.

Après ça, la confiance est venue ; il estarrivé à me répondre, et je sais maintenantque dans la journée les gens d’en bas préparentles semences et remettent en état lescharrues et les outils, et que le soir ils voisinentsans façon, entre un tas de noix qu’ils’agit de casser et des pommes qu’on doitéplucher. Quand c’est fait, on tire les marronsdu feu, on débouche le vin blanc, et ons’en va coucher tout gai !… Il me semble quej’en sens le fumet depuis ici, et j’ouvriraima fenêtre ce soir pour écouter rire de loin,comme ce pauvre hère qui mangeait sonpain à l’odeur du rôti qu’il enviait.

Quant à la neige, dame ! elle peut durer,comme aussi elle peut s’arrêter, car il estsûr qu’il suffirait à cette heure d’un seulrayon de soleil pour que ce soit fini. Je croisque j’en aurais trouvé autant, et je me figuraisqu’il y avait parmi les paysans de vieuxmalins qui en savaient plus long…

— Et les soirs où vous êtes seuls, que fais-tu,mon bonhomme ? ai-je demandé enfin.

— On dit le chapelet.

— Et quand on l’a fini ?

— Quand on l’a fini, ah ! dame ! mam’selleColette, y a longtemps que je dors !

Nous nous sommes mis à rire, et de lànous sommes passés aux bêtes.

— Les Bidouillet en ont-ils beaucoup ? Dequelles espèces sont-elles, et qui les soigne ?…

Il m’a décrit le troupeau par têtes de bétailcomme un pasteur entendu, car c’est luile berger ; et comme il ajoutait que la peineallait se doubler cet été, tant la bande s’étaitaugmentée :

— N’auriez-vous pas besoin d’une bergère ?lui ai-je demandé. Dans ce cas-là, moi j’enconnais une qui s’engagerait volontiers etsans faire trop de difficultés sur la questiondu salaire, encore !

Aussitôt il a pris l’air matois du paysanqui flaire une bonne affaire et, d’un ton indifférent :

— On pourrait voir, a-t-il dit ; est-cequ’elle est de chez vous, mam’selle Colette ?

— Je crois bien qu’elle en est, lui ai-jerépondu, car c’est moi-même !

Pour le coup, ç’a été notre dernier mot !l’ahurissement a repris le dessus, et je nelui ai plus arraché un geste jusqu’au momentoù son père a crié depuis là-bas :

— Eh ! garçon ! y es-tu ?

Je laisse à croire s’il y était, et s’il en avaitlong à raconter, encore !

— Pense à moi quand vous chercherez,lui ai-je dit au moment où la carriole passaitla porte ; c’est très sérieux, tu sais ?

Et je suis remontée jusqu’ici en courant,ravie de ma matinée.

Tout à l’heure, j’ai rencontré Benoîte dansle corridor, et, malgré la pile d’assiettesqu’elle tenait, je l’ai embrassée à pleins brasen lui criant :

— Réjouis-toi, Benoîte ! aujourd’hui nouscasserons des noix toute la soirée.

— Des noix ! m’a-t-elle dit, pourquoi faire ?Est-ce que tu as envie d’en manger ?

— Eh ! non, ma pauvre vieille, c’est pournous amuser ! Il paraît que ça fait rire, cemétier-là.

Elle est partie en secouant la tête ; maiselle m’a promis de descendre un sac du grenieret de nous trouver deux marteaux pourtaper au coin du feu !

6 mars.

Depuis huit jours, nos deux vaches sontmalades. Le cas ne semble pas drôle, ni mêmeintéressant, et il m’a cependant procuré lameilleure journée que j’aie passée depuislongtemps.

Le premier jour de la sécheresse, on nousavait fait du thé, le second du café, et Benoîteparlait d’une soupe pour le troisièmematin ; mais mademoiselle d’Épine, peu amiedes privations, a fait prévenir une laitière duvillage qui, depuis lors, nous monte à dosd’âne la ration nécessaire.

Ce matin, comme elle est venue en retard,j’étais levée à son arrivée et je la regardaismesurer son lait quand ma tante a sonné àtour de bras. Rarement la cloche de cathédralequi correspond de sa chambre à la cuisinese fait entendre hors des heures réglées ;mais quand le fait se produit, c’est signeextraordinaire, et Benoîte, qui pressentaitla cause de l’aventure, a pris à tout hasardson flacon de baume, devinant le réveil d’unedouleur à l’épaule gauche, qui réclame, dèsqu’elle paraît, des frictions répétées et vigoureuses.

Pendant ce temps, la bonne femme avaitvidé sa cruche, tous nos pots étaient remplis,et elle s’apprêtait à repartir.

— Vous en aviez donc monté trop ? luiai-je dit, en voyant dans le second bât uneautre cruche encore pleine.

— Faites excuse, mam’selle Colette, il n’ya que le compte.

— Pour ici ?

— Pas pour chez vous ; pour d’autres gensdont les vaches ne donnent plus non plus.

— Comment ! vous montez encore plushaut ?

— Jusqu’au Nid-du-Fol, oui, Mam’selle.

Elle rechaussait ses sabots en me parlant,secouait ses épaules en songeant au froid dudehors, reprenait sa mesure et était déjàpresque sortie, quand tout d’un coup, irrésistiblement,l’idée m’a prise de m’asseoirsur sa bête à sa place, d’aller livrer son laitmoi-même en son nom, et de faire ainsi unecourse adorable sous les gros flocons qui tombaient.Rien que la pensée m’en rendait frémissanted’aise ; toute l’impatience de mesderniers jours de réclusion bouillait dansmes veines, et je voyais l’âne trottant dansla neige molle, le vent me fouettant les yeux,et l’étonnement des gens de là-haut en s’apercevantdu changement de visage.

Aussi la bonne femme, à qui j’avais ditmon plan en deux mots, avait beau faire,crier, protester et appeler Benoîte, je n’en tenaisplus compte et je m’équipais en poste.Nos murs, d’ailleurs, ne sont pas de ceuxqui laissent passer la voix : j’étais sûre quema bonne n’entendrait mie, et je me savaisde force à lui faire dire oui quand elle auraithuit fois non dans l’esprit et dans la volonté.

En même temps, je tentais ma nouvellepatronne en l’asseyant près du feu, je luimontrais qu’elle avait le nez rouge, les mainsgourdes et les lèvres bleues, et qu’une heurede repos et de chaleur arriverait juste à pointpour la remettre. Je l’assurais de mes soinspour son bagage, de ma sollicitude pour songrison, de ma parfaite connaissance de laroute et de la maison de ses clients, et, avantqu’elle ait pu trouver un mot de plus, j’avaissa mante sur les épaules, son capuchon surles yeux et dans la main sa houssine rustique,dont je me servais fort dextrement, ma foi !

Pendant le premier quart d’heure, ce nefut qu’un enchantement : le trot de l’âne étaitdoux, la neige qui me balayait les joues,soyeuse et légère comme un duvet, et jechantais à pleine voix, avec la gaieté d’unmuletier de profession. Mais peu à peu lesentier se mit à monter, les pierres cachéessous la neige et que je ne pouvais pas voircommencèrent à nous faire butter, et autournant d’un pli de terrain, le vent se chargeade mon affaire en deux coups le capuchonà droite, la mante à gauche, et moi,forcée de sauter à terre et de me rhabillertant bien que mal pendant que l’âne mauditcontinuait sa route et que je le poursuivaisen épuisant toutes les exclamations connues :

— Oh !… oh là !… Ooooh là ! Oh là donc !

Une fois repris, autre affaire pour se hisser :le bât tourne, les points d’appui manquent,je mets le pied sur dix monticulesavant d’en trouver un qui ne soit pas toutneige, et où je ne m’enfonce pas jusqu’auxgenoux ; et enfin assise sur ce château branlant,quand je pousse un cri de triomphe,l’âne est saisi de la fantaisie contraire ; sesquatre pieds se fichent en terre, et j’ai beauy aller de la voix, de la houssine et du talon,c’est un soliveau moins les sauts de moutonqu’il exécute et qui font sortir le lait engerbes, et jaillir de la neige mêlée de terrejusqu’à mes oreilles… J’égrène le chapeleten sens contraire.

— Allez ! Hop ! Hue ! Hue donc ! Prrr ! — jusqu’aumoment où nos deux volontéstombent d’accord et où il repart subitement.

Au « Nid-du-Fol », la neige est un cycloneet le vent une trombe, et quand j’arrive auxpremières maisons, mon nez et mes lèvressont comme ceux de la fermière.

On s’exclame, on me réchauffe, et commeon me dit que l’air fraîchit et qu’il y aura unetempête avant longtemps, je repars presqueaussitôt. Seulement, cette fois, nous avonsvent debout, et ni mon âne ni moi n’aimonscela. La pente est dure à redescendre, laneige se gèle, devient mauvaise et, de glissadeen glissade, nous arrivons tant bien quemal jusqu’à mi-côte, où la catastrophe finalese produit.

Là les difficultés augmentent ; avec une sagacitémerveilleuse, mon âne comprend quele salut, impossible pour nous deux, est encoreréalisable pour lui ; il manque des quatrepieds à la fois, se roule et me dépose dansune combe profonde où la neige amassée mereçoit comme un matelas, mais où je resteplus empêtrée que dans un nid de plumes,pendant qu’il repart d’un galop qui fait tremblerle sol.

C’était drôle, certainement, et mon premiermouvement a été de la gaieté, d’autantplus que je croyais pouvoir me remettre surpied facilement et dès que je le voudrais…Mais le choc m’avait étourdie sans doute, car,malgré tous mes efforts, cela me fut impossible,et je me sentais si maladroite que jeme comparais, je me le rappelle, à un hannetonrenversé sur le dos et agitant éperdumentses pattes en l’air.

Je ne sentais plus aucune force dans mesmembres, et, petit à petit, il me semblait quemon cœur s’en allait en eau comme la neigequi fondait sous mes doigts et qu’on retiraitpièce à pièce tout ce que j’ai coutume de sentirdans ma tête, tant elle se faisait vide…

A part cela, d’ailleurs, la situation n’étaitpas désagréable ; la profondeur de mon troum’abritait de la rafale, et ma couche, malgrésa fraîcheur, était molle ; si molle même queje m’y enfonçais toujours davantage, et que,par petites poudrées, d’autres flocons me recouvraientcomme une morte qu’on ensevelitdoucement.

A mesure que le temps passait, je sentaismoins le froid ; j’aimais ce sommeil qui m’envahissaitet, malgré la sensation très netteque je gardais qu’on ne me retirerait jamaisde là, je n’avais nulle frayeur, et j’auraissouri volontiers. Seulement, mes lèvres s’yrefusaient, et j’éprouvais ce que doivent ressentirles statues, si les statues s’avisentde penser, c’est-à-dire des volontés de mouvementsdans des bras en marbre qui nepeuvent pas se lever, des paroles qui veulentvibrer dans une gorge qu’on a oublié d’animer,et des idées qui cherchent à éclore dansune cervelle pétrifiée où rien ne peut s’imprimer.Puis, peu à peu,… plus rien ! et il mesemblait que je n’étais plus une femme enchair et en os, mais une masse de plomb tantcette lourdeur que je sentais devenait intense.

Quant à la durée de cette suspension devie, c’est ce que je ne peux pas estimer…A-t-elle été d’une heure ou d’un jour, peu importe,car je crois que je n’en aurais souffertni plus ni moins si elle s’était prolongée ;et quand j’ai repris mes esprits, je n’étaismême pas éloignée de me fâcher qu’on interrompîtun si bon repos !…

D’un côté de mon lit, on se désole : c’estma pauvre Benoîte ; de l’autre, je sens unmuseau humide qui se glisse sous mes draps,et c’est ainsi que je me réveille entre mesdeux plus chères affections… Sur un de mescanapés, au mépris de la dignité de mesbelles dames, la laitière sanglote, et mapremière sensation de connaissance est deremarquer qu’elle a toujours les mainsaussi rouges. Comment n’est-elle pas arrivéeà les réchauffer pendant tout ce temps ?…

Cependant je flotte encore dans le doute ;mon matelas est-il de neige ou de laine ?…Mais, en étendant les mains, je rencontreà droite et à gauche des bouteilles d’eauchaude posées contre moi, puis d’autresaprès, et le chapelet se continue ainsi jusqu’àmes pieds. C’est une crémation !… Eton a beau parler des effets de la réaction,éprouvés après un grand froid, je n’auraissûrement pas trouvé cela dans mon fossé.Je crois décidément que je suis chez moi.

D’ailleurs, la seule figure familière quimanquait encore au tableau sort de l’ombre,et j’entends la voix de ma tante.

— Elle est folle, archi-folle, et je vousrépète que je ne peux rien pour elle !… Maisvraiment, elle aurait pu se rappeler quenous ne sommes pas organisées pour avoirquelqu’un de gelé dans la maison !

Ainsi, je suis gelée ; cette idée m’impressionne,et pendant que la porte retombe sousla main aimable que je connais bien, toutesles histoires que j’ai entendu raconter mereviennent à l’esprit, et j’ai des visions dedoigts de pieds arrachés avec les bottines etde mains tombant avec le gant qui me fontfrémir ! Où a-t-on laissé les miennes, bonDieu ?… Il me semble que je suis en verrefilé, et, prise de peur en pensant à ma fragilité,je n’ose plus remuer jusqu’à ce qu’uncri de joie que jette ma pauvre vieille bonneen m’entendant respirer me fasse rire malgrémoi.

Mes lèvres ont tenu bon ; je hasarde mesbras dehors pour les lui tendre, et je retrouveavec plaisir tous mes doigts attachés aubout. C’est un bon moment !

Puis vient mon histoire, une histoire terrible,comme les sauvetages du mont Saint-Bernard,où le terre-neuve obligé joue sonrôle en la personne de Un, et où j’apprendsqu’après mon chien, je dois mon salut à lafermeté du galop de l’âne pendant son retour.

Un peu moins d’ampleur dans l’allure,un coup de sabot plus mou, et les empreintesqui étaient déjà remplies aux troisquarts quand on a suivi leur trace pourvenir me chercher eussent été comblées entièrement,et j’étais dans mon trou pourjusqu’au printemps prochain !…

Après les larmes et la compassion, lagronderie est venue, bien entendu, et Benoîtejure qu’elle ne me pardonnera jamais.

Son ton est si sérieux, cette fois, que jecrois qu’il me faudra bien attendre jusqu’aubaiser du soir pour que la paix se fasse etque je la voie se fondre en tendresse.

En attendant, elle me bourre de tisanesbrûlantes qu’elle m’apporte sans me regarderet qu’elle me tend en détournant la tête, etdans les intervalles, Un me sert tout seul,c’est lui qui m’a donné mon cahier, maplume et jusqu’à ma bouteille d’encre, etcela sans se salir le bout des dents ; et c’estmoitié à lui, moitié à mon patient muet queje viens de conter toute cette affaire.

7 mars.

N’était la garde jalouse que Benoîte monteautour de moi, je repartirais pour mon trou,car, sur ma parole, tout est préférable à lavie que je mène ici !…

De mon aventure il ne m’est rien resté,pas un éternuement, et je n’y ai gagné que den’avoir plus le droit de passer le seuil de laporte sans que mon chien me tire par marobe et aboie jusqu’à ce que Benoîte arriveen courant et me fasse rentrer d’autorité.

J’ai pris tout à l’heure le livre des princessesd’autrefois, mais je me suis aperçue queje le savais par cœur, car, sans tourner lapremière page, j’ai continué la phrase queje lisais, et je pense qu’il me faudra bienquelques semaines pour l’oublier suffisamment…Le calendrier que je m’étais fait pouravoir à effacer une date chaque soir devenaittrop lent : j’en ai récrit un autre pour toutesles heures de la journée, et cependant,quoique l’occupation soit douze fois plusfréquente, je me surprends encore à pousserl’aiguille de la pendule pour avancer la joiede mettre mon trait de plume sur l’heureque j’enterre !…

Aussi cela ne peut-il pas durer commeça !… Les chemins ne seront pas toujoursimpraticables, et je trouverai bien alors unefaçon de remplir mon temps, dussé-je courirle pays avec une balle de colporteur surle dos !

J’y ai songé ; j’ai même songé à monbagage. Mais tout est si dévasté ici ! A peineai-je trouvé à glaner dix vieilles robes de soiedans les armoires et dans un coffre quelquesbouts de dentelle emmêlés. Qu’en feraientnos montagnardes ?…

Un métier dont je rêve, c’est celui desservantes d’auberge du village ! Toujoursvoir du monde ! toujours remuer ! toujoursparler ! Le broc en main et le rire aux lèvresdu matin au soir ! voilà une vie qui vaut lapeine de vivre !… Seulement, m’engagerait-onlà-bas ?… C’est ce que je ne sais pas.

En attendant, la tristesse m’amollit. J’enviens à des concessions, à des compromis ;je me surprends à sacrifier quelque chosesur la couleur de mon idéal, ce type si fermejusqu’ici dans mon esprit, et il m’est arrivéde rêver d’une tête blonde avec de gros yeuxbleus, un air bon enfant, une barbe naissanteet une petite taille courte, pour peuqu’elle trouvât moyen de me tirer d’ici !…

L’isolement rend faible, et je commenceà comprendre les gens à qui on fait renierleurs convictions les plus établies par la torture…La mienne paraît légère au premierdire ! Mais, à la longue !… A la longue, envérité, je crois qu’elle me ferait passer parl’anneau d’une bague si je pensais lui échapperde cette façon !

8 mars.

Mon amie la laitière est venue prendre demes nouvelles tout à l’heure jusque dans machambre, et s’assurer par elle-même que jesuis sortie d’affaire sans difficulté.

Elle en croit à peine ses yeux, et m’aavoué tout droit qu’elle m’a tenue pourmorte une heure durant.

Ce que c’est pourtant que les choses ; mevoilà sans une égratignure, et ce plaisantd’âne, qui a cru certainement tirer du meilleurcôté, garde l’écurie avec un rhumeterrible, des bottes de paille autour de luiet des boissons chaudes servies dans sonauge.

La bonne femme ne s’en tourmente pas,d’ailleurs. Il est sujet, paraît-il, à ces petitesmisères, et les sabots dans ses pantoufles, ils’en guérit assez vite.

Tout est donc pour le mieux, et j’ai faitasseoir ma visiteuse, ravie que j’étais del’aubaine, et très décidée à la faire causerlongtemps.

Naturellement, au bout d’un instant, monéquipée est revenue sur le tapis, et commeje riais en écoutant ses exclamations defrayeur et de pitié :

— Il est sûr, m’a-t-elle dit d’un air pensif,que pour une jeunesse, la vie n’est pointgaie par ici, et on conçoit que vous cherchiezà changer quelquefois…

Elle a réfléchi encore un peu, puis, toutnaïvement, elle m’a demandé si je ne pensaispas que le meilleur moyen serait encorede me marier et de m’en aller, et si ma tantene s’occupait pas d’y pourvoir ?

J’ai répondu non, sans rire cette fois et,au moment où elle passait la porte, je l’aientendue qui marmottait entre ses dents :

— Il y aurait la mère Lancien, peut-être,pour un bon conseil.

Je n’ai pas songé sur l’heure à la questionner,mais il me tarde d’être à demainet de me faire dire qui est cette mère Lancien,aux conseils d’or, qui me tirerait peut-êtrede peine, s’il fallait en croire ma laitière…

9 mars.

Il me semble qu’on vient d’enlever unedes tuiles de mon toit, et que, par cettefente, je vois le ciel pour la première fois ;et je peux déjà sortir mon bras jusqu’aucoude, tant la révélation de mon amie m’amis l’espoir au cœur !

Demain j’aurai l’avis de la mère Lancien,ou j’y perdrai mon nom, et si l’oracle decette sibylle ne me sauve pas, c’est que moncas est désespéré, et il ne me restera qu’àme laisser aller au courant, les mains croiséessur les yeux et en disant :Amen !

Comment la réputation d’une telle femmen’était-elle pas arrivée jusqu’ici ? je ne mel’explique qu’en voyant ce que les hiboux etles chouettes de nos ruines peuvent savoirdes affaires du pigeonnier voisin.

Cependant cette vénération qui l’entoureaurait dû escalader même notre roidillon,tant elle est bruyante ; et il faut entendre malaitière l’expliquer. Quand elle m’en parlaittout à l’heure, on eût dit un lévite tirant levoile de l’autel devant une foule attentiveet, en l’écoutant, je me surprenais à me leverpour faire la révérence chaque fois que sonnom revenait, comme nous saluions autrefoispendant les vêpres auGloria Patri,quand toutes nos têtes s’inclinaient à la foiscomme des épis sous le même souffle.

Et ce n’était point que j’eusse envie derire, pourtant ! De coudrier ou de cèdre,j’adorerai toujours la baguette magique quise tendra vers moi, et je vénère déjà lebonnet rond de mon conseil.

Mort, mariage, naissance, cette femmeprend part à tout dans le village !… Est-ceelle qui bénit les époux et qui glisse danschaque berceau la destinée des marmots,je suis tentée de le croire, et si j’étais née àErlange, j’irais me plaindre à elle du lotque j’ai reçu !

A moitié médecin avec cela, et la plusrude concurrence du docteur de la ville,elle recolle, guérit et réconforte avec uneadresse de fée. Pieds déboutés, entailles enchair vive, fièvres malignes, elle réduit tout,et comme ses emplâtres sentent bon le suif,que ses liqueurs embaument la menthe etle thym, et que ses ordonnances se donnenten patois franc, toutes choses qu’on connaîtbien, on y a confiance et on les prend.

Pas exclusive, d’ailleurs, elle accueilletous les patients, et plus d’un lui vient dupoulailler ou de l’écurie.

Elle sait la pâte à employer pour fairepondre une poule sur l’heure, les fourragesqui engraissent et ceux qui nuisent, et nuldoute que, si nous nous fussions adressées àelle en temps voulu, nos vaches n’eussentjamais connu l’humiliation de se voir tarir.

Enfin, ce qui la complète et ce qui metouche plus directement, c’est que son habileténe s’arrête pas aux choses matérielles,et qu’il n’est point d’affaire, si épineusequ’elle puisse sembler, qu’elle ne parvienneà arranger. Comme le beau Percinet descontes de fées, qui démêlait dix tonneaux deplumes de colibri en trois coups de baguette,elle trouve le remède aux peines avec lamême promptitude, et les plus récalcitrants,ceux qui ne vont la trouver qu’en désespéréset de guerre lasse, s’en reviennent ravis…

De façon que la procession ne s’arrêtejamais, des bêtes qu’on tire par le licou, desmalades qu’on mène par le bras, ou desconsultants qui s’en viennent lui parler àla brune, et qu’il faut prendre rang à saporte.

Avec cela, sainte femme s’il en fût, d’unemagie toute blanche et toute nette, qui nelaisse pas le moindre diablotin au fond deses marmites, et qui lui donna encore le loisird’aller brûler des cierges pour les besoinsde ses clients !

Je la verrai demain, la chose est sûre, etBenoîte couchée en travers de la porte nem’empêcherait pas d’aller la trouver. D’ailleurs,ma pauvre vieille n’en saura rienqu’après coup, je l’espère, je trace mes plansdans l’ombre et je prépare la cape et le bâtondu pèlerin sans crier gare,… à ce point queje tiens Un lui-même à l’écart. Son grandzèle m’est suspect, et il y a tel cas dans lequelun chien peut trop parler, malgré sa réserveforcée.

Derrière la porte où je l’ai laissé, il geint àfaire pitié et il gratte si fort la boiserie queje crois bien qu’il espère, à force d’ongles,faire un trou où passer son œil. Mais j’y veilleet, pour mieux garder mon secret, je ne m’enparlerai plus à moi-même jusqu’à demain.

10 mars.

Entre la neige et moi, décidément il y aquelque affinité secrète, et pour un peu jecrois qu’elle me gardait encore ce matin.Mais j’avais mieux à faire cette fois que dem’endormir sous le vent ! L’homme quiporte un trésor ou celui qui a les mainsvides ne marchent pas de même !… J’ai lutté,et me voici !

Mon départ a été facile. Une fois Benoîteplongée dans les joies d’un grand nettoyage,et Un enfermé dans une armoire, j’avais laclef des champs.

Ma robe relevée haut, mes souliers demontagnarde aux pieds, un manteau degrand’mère sur les épaules, c’était un équipageà marcher jusqu’en Sibérie, et jamaistrajet ne fut plus allègre.

Je n’avais point fait cinq cents pas, d’ailleurs,qu’une boule noire dévalait sur le cheminet que mon pauvre chien me rejoignait.

A-t-il renversé l’armoire, défoncé la porteou mangé la serrure pour se libérer, je n’ensais rien encore ; mais du moment que j’aiété certaine qu’il n’avait pas ébruité ma sortieet que personne ne le suivait, j’avoueque je me suis sentie ravie de m’appuyercontre lui tout le long de la route, et depouvoir discuter à deux ce que nous allionsdire et faire.

La maison de la mère Lancien est bien àl’écart du village et nichée dans un bouquetde sapins dont les hautes branches s’étalentsur le toit comme une seconde couverture.La neige est battue dans le sentier qui ymène, et je pense qu’en été l’herbe n’y pousseguère. Quoi qu’il en soit, j’avais la tête de laprocession ce matin-là, et ma solitude mepromettait une longue conférence…

Tout en frappant à la porte du bout dudoigt, je risque un œil contre le carreau dela fenêtre voisine… La prophétesse est là,assise à côté de l’âtre. Sur le foyer, cinq ousix tisons qui fumottent, et au-dessus unegrosse marmite dont la bonne femme soulèvedélicatement le couvercle et hume leparfum… Hon ! ça sent la chair fraîche, ilme semble !… Entre les deux épaules il mepasse un petit froid, et sans refrapper jem’écarte un peu… Mais, bah ! est-ce que lessorcières ne savent pas tout ? A travers lemur, celle-ci me devine, elle se lève, ouvresa porte, me regarde un instant, tapie contrela muraille et penaude comme un petit ramoneurqui crie famine, et sans s’étonnerdavantage que si je venais chez elle pour lavingtième fois :

— Mam’selle Colette ?… Entrez donc etchauffez-vous un peu, car le vent vous mordce matin !…

Puis elle m’installe dans un fauteuil depaille, et pendant que Un se couche à mespieds en étendant voluptueusement ses pattessur les pierres brûlantes, elle reprend saplace en face de moi. Au premier moment, jedois le dire, j’ai perdu contenance entièrement.J’avais jeté mon manteau sur mondossier, et les flocons qui se fondaient à lachaleur tombaient un à un en gouttes froidesdans mon cou, sans que j’eusse même l’idéede me reculer.

Elle, pendant ce temps, avivait le feu,écartait les cendres, tout cela sans rien dire ;puis au moment où, n’y tenant plus, faute demieux, j’allais lancer quelque sottise :

— Les aimez-vous toutes chaudes ?demanda-t-elle tranquillement en découvrantde nouveau sa grande marmite et en sortantdes pommes de terre cuites à point.

Par les craquelures de la peau, la chairfarineuse, presque argentée tant elle estblanche, sort en bourrelets, et la fumée rosequi monte emplit toute la chambre de sonparfum.

En même temps ma langue se délie, etpar phrases coupées, en m’interrompant àchaque instant pour souffler dans mes doigtsou pour changer ma pomme de terre demain, je raconte mes peines et je demandemon conseil.

La mère Lancien m’écoute jusqu’au boutsans un geste, les bras croisés par-dessussa tête et avec un sourire qui se fait bonde plus en plus ; puis, quand j’ai fini :

— Ma belle enfant, me dit-elle doucement,votre cas n’est pas grave, et je n’en sais pointd’ailleurs qui soit incurable à vingt ans ; maisj’ai peur que les bonnes gens d’ici ne vousaient mal renseignée sur ce que je sais faire,et que vous ne me croyez une puissance queje n’ai pas. Mes remèdes sont bien simples,et vous en trouveriez tout autant et peut-êtrede meilleurs que moi si vous cherchiez.Durant les froids que voici, par exemple,je tiens en chambre et dans leur lit les fiévreux,les tousseurs, tous ceux qui n’ont rienà gagner au dehors, et, en même temps, jerenvoie à l’air les hommes sanguins, ceuxqui s’endorment au coin du feu et dansl’épaisseur de leur pipe. Comme tous les deuxs’en trouvent bien et que personne n’y avaitsongé jusque-là, on crie au miracle de lamère Lancien, et c’est de tout ainsi… Entrenous deux, nous pouvons dire que la malicen’est pas grande, n’est-ce pas ? Vous voilàbien fâchée, et vous pensez tout bas que, sivous aviez su tout cela, vous n’auriez pas faitun si long chemin pour chercher une vieillefemme aussi peu avisée ! Peut-être allons-nouspourtant trouver ce qu’il vous faut.Si le temps des fées et des enchanteurs estpassé, il nous reste encore cependant debons génies, tout prêts à nous tirer de peine,et c’est à ceux-là que je vous adresse… QueDieu me garde d’en parler légèrement et deles comparer à d’autres qu’on a pu imaginerautrefois ! Mais dans cette affaire où nul nepeut vous aider sur terre, que faites-vousdes saints du paradis, ma jeune demoiselle ?

« Des saints du paradis !… » J’avoue quej’étais abasourdie et que la mère Lancientirant de sa huche à pain, pour me le présenter,un jeune et beau cavalier avec unemoustache en crocs et un chapeau à plumesdans la main, m’eût à peine étonnée plus !Cependant, comme elle attendait toujours :

— Mais rien du tout ! répondis-je.

— Voilà, reprit-elle alors ; c’est ce que jepensais !

Et elle se mit à m’expliquer si clairementcomment on obtient, en priant bien, tout cequ’on désire ; comment il faut s’y prendre ; àqui on demande telle grâce et à qui telleautre, qu’il semblait en vérité qu’elle eûtvécu dans la familiarité de ces grands saintsdont elle parlait, et qu’elle pût répondre deleurs sentiments à tous.

— Quand vous étiez enfant, me disait-elle,à qui demandiez-vous de vous donner lesfruits placés trop haut pour vos petites mainssur les branches d’arbres ?… A de plusgrands que vous, n’est-ce pas ? A force degrandir, vous voici maintenant à la taille detous les autres pour les choses de la terre ;mais pour ce qui vous dépasse encore, faitescomme autrefois, montez plus haut, car toujoursil y aura quelque chose que vous nepourrez pas atteindre !…

Elle parlait si simplement, mais si grandement, — sice mot-là s’emploie, — que, sansmédire de notre curé, jamais un de ses sermonsne valut celui-là, et sa foi était si vraieet si communicative que mon cœur battaiten l’écoutant, et qu’il me semblait que dansles nuages, à travers les petits carreaux desfenêtres, je voyais tous les habitants du paradisles mains entr’ouvertes, me souriantde loin et prêts à laisser tomber sur moi,à ma prière, tous les biens dont ils disposent.

Comment n’avais-je jamais songé à cerecours jusque-là, je ne peux plus le concevoir !Et quand je sens la place que ma neuvainetient à présent dans ma vie et dansmon cœur, je suis tentée de pleurer tout letemps perdu !

Mais ce n’est plus la peine maintenant !Neuf jours sont sitôt passés, et ils paraissentsi courts quand on sait que le bonheur vousattend au bout !

C’est à saint Joseph que je dois m’adresser,m’a dit la mère Lancien, et il n’est pasmémoire qu’il ait jamais refusé ce que je luidemande. Seulement les prières doivent êtreferventes, la neuvaine bien suivie et la foicomplète !…

Complète ! Mais je l’ai comme si le saintlui-même m’avait engagé sa parole, et je neprolongerais pas pour un empire ma neuvaineune demi-heure au delà du jour prescrit !…Moïse a payé trop chèrement l’irréflexionde son second coup de baguette surle rocher d’Horeb. Je m’en tiendrai à un !Seulement, je le frapperai en conscience etje trouverai des paroles si convaincantesque peut-être la source n’attendra même pasle neuvième jour pour jaillir.

Oh ! cette mère Lancien, je l’adore ! Et, sielle le veut, dans le carrosse qui m’emmènera,je lui ferai sa place !

11 mars.

L’autel que j’ai fait à mon saint estsuperbe, et tout un coin de ma chambreen est transformé.

Ce qui m’a donné le plus de peine, parexemple, ç’a été de trouver une statue delui, et j’allais de désespoir prendre unSaint-Jean-Baptiste, en le suppliant de mepermettre de l’invoquer sous le nom desaint Joseph, quand j’ai découvert dans lachapelle, au fond d’un recoin, ce que je voulais.

La statue est petite, mais toute en argent,et la mignonne branche de lis qu’elle tientdans sa main a la grâce des fleurs naturelles.

En la mettant sur plusieurs supports, elleest arrivée à dépasser les candélabres, et trèshaute comme elle l’est maintenant, elle semblediminuée par l’éloignement et déjà àdemi perdue dans le ciel.

Devant, j’ai mis ce houx à baies rougesqui pousse sous la neige dans le parc, et tousmes prie-Dieu que je ne veux plus employerpour aucun usage profane.

12 mars.

Comment arrivera-t-il à mon secours ?Sous quelle forme m’enverra-t-il mon libérateur ?C’est ce que je ne peux pas concevoir,et je rêve de la manière dont un saintpeut s’y prendre pour venir depuis le cielarranger les affaires d’une pauvre Coletteperdue dans sa montagne.

Par quel mystère va-t-il déterminer unétranger à s’aventurer jusqu’ici ? Et ce monsieur,comment se présentera-t-il enfin ? Sonnera-t-illa grosse cloche de la porte, etpour s’annoncer faudra-t-il qu’il dise à Benoîte :« Mademoiselle, me voici ; c’est moique saint Joseph envoie ?… »

Je cherche, je cherche jusqu’à perte d’esprit !

Puis, j’ai peur que mes suppositions et messoucis ne soient plus de la foi complète, et lamère Lancien a dit : « Aveugle ! » Alors jem’arrête, je me bouche les oreilles et lesyeux, et je ne pense plus à rien.

13 mars.

Mes prières se renouvellent si souvent,tant de fois dans un jour je viens m’agenouillerdevant ma statuette, que j’ai peurparfois de la lasser par ma monotonie, et jem’ingénie à varier mes formules.

Je retourne mes phrases ; sur le fond toujourspareil, je remets d’autres mots, jechoisis mes expressions avec la coquetteried’un écrivain soigneux, et je voudrais savoirplusieurs langues et pouvoir dire ma prièrele matin en français, à midi en italien et lesoir en espagnol pour varier un peu.

A mesure que le temps passe, d’ailleurs,mon espoir s’affermit, et c’est maintenantune certitude !

14 mars.

Plus que cinq jours !…

Malgré moi, par instants, je me trouble.Cet événement qui vient si vite et qui vachanger toute ma vie, m’impressionne etm’agite.

Pourtant, il me semble que je devrais mepréparer un peu déjà, et ce matin je mesuis mise à ranger mes affaires et les bibelotsque j’aime.

Pendant ce temps, Benoîte est entrée, etcomme elle me regardait plier deux robesd’été :

— Tu pars, ma Colette ? m’a-t-elle dit enriant…

Je n’ai pas répondu, je ne me reconnaisle droit de rien annoncer encore ; mais ellene savait pas dire si vrai !

15 mars.

Certainement, entre moi et mon saint,l’entente se fait. Aujourd’hui, comme j’enlevaisavec mon plus fin mouchoir de batistela poussière tombée depuis la veille sur sespieds, il m’a semblé qu’un sourire passaitdans ses yeux et que sa petite branche delis fléchissait un peu comme dans un signeencourageant.

16 mars.

Ai-je quelque chose qui me trahit dans mafigure et dans mes manières, je ne sais pas,mais l’œil de ma tante s’agrandit et se faitinquiet quand il me suit.

J’ai regardé dans une glace ce que je pouvaismontrer ; je n’ai vu que mes joues plusroses et mes yeux plus noirs. Il me sembleque toutes les couleurs de ma personne ontfoncé depuis quelques jours, et que là,comme ailleurs, l’approche d’un événementd’importance se fait sentir.

Mon pauvre Un aussi ne comprend plusrien à mes façons d’agir. Autrefois, quandje m’agenouillais par terre, c’était pour merapprocher de lui, et il se pelotonnait bienvite pour me servir de coussin ou de jouet.Maintenant, c’est le silence absolu que jelui impose, et mon doigt est invariablementlevé quand il m’approche.

17 mars.

Mon émotion grandit toujours, et je ne saisplus qu’imaginer pour mieux manifester maferveur. A chaque seconde, du reste, ma confiances’augmente aussi, et même j’ai peurqu’elle ne devienne de l’outrecuidance, tantje la sens paisible et forte ! Puis, je me metsà compter sur mes doigts les trois vertusthéologales, et quand j’arrive à la foi jem’arrête.

Elle a remué des montagnes, dit-on, pourquoine ferait-elle pas dans mon mur latoute petite brèche qui m’est nécessaire poursortir ?

Tout m’est propice, d’ailleurs, et les grâcessignificatives abondent autour de moi…

Entre tous les mois de l’année, par exemple,ce conseil providentiel m’étant donnéjuste pendant le mois de mars, le mois desaint Joseph, et cette neuvaine qui a été commencéeau hasard, sans préméditation, presquesans y penser, et qui va s’achever symboliquementle jour même de la fête du saint !…

Sans me monter la tête, sans voir bleu, jepeux bien le dire, il y a là une intention voulue,un avertissement muet, mais prophétique,et dont j’entends à merveille la profondeur !…

18 mars.

Le vent fait rage, la neige tourbillonne, etdans cette nappe immaculée qui s’étend àperte du regard, je m’effraie de voir monpauvre voyageur se hasarder.

Par instants, il me semble que cet aspectest une image de ma vie : tout unie et toujourspareille, et n’attendant, comme leschamps, qu’une marque de pas !… Puis j’oublieles analogies pour ne plus penser qu’aumoment présent, au côté pratique.

Entre les deux talus, verra-t-il seulementsa route, et si, comme moi, l’autre jour, lepied lui manque inopinément au bord dequelque fossé, qui viendra m’en avertir ?

Si j’en avais encore le temps, je chercheraisquelque autre saint, et je le prieraisd’illuminer son chemin d’un rayon de soleilpour faire sa venue moins rude.

Mais ce serait du doute, mon saint à mois’en fâcherait peut-être, et je remets toutentre ses mains, décidément !…

19 mars.

Le jour de ma nouvelle vie, le jour de madestinée !… Il n’y a pas en moi une fibre quine soit agitée, et il me semble que mon sangcourt au double de son ordinaire et presqueà fleur de peau depuis mes pieds jusqu’à matête.

Mes prières elles-mêmes ne me tiennentplus tranquille… Je m’agenouille à présentauprès de ma fenêtre ; ma voix peut aller ainsijusqu’à mon autel, et mes yeux, du moins, nequittent plus la cour.

Tous les bruits me troublent, tous les mouvementsles plus insignifiants me font tressaillir…On marche ! « Est-ce lui ?… » Onfrappe ! « Vient-on me chercher ?… » Et detout ainsi !

Pourtant je ne me figure pas son arrivéeavant midi. C’est un point marquant, cetteheure-là ! C’est le milieu du jour, et si peuque le soleil se montre maintenant, on saitqu’il vous fait passer tout d’un coup d’un momentà un autre.

De même pour moi ce serait logique, il mesemble, car mon matin est fini et mon midipourrait sonner, je crois !

Tout est prêt d’ailleurs ! J’ai mis ma robela plus avenante, et à ma ceinture et dansmes cheveux j’ai planté deux brins de verdure,la couleur de l’espérance, celle que la froidureelle-même n’a tuée ni dans le parc nidans mon cœur ! Sans rien dire, j’ai pressentiBenoîte sur son déjeuner. Un convive de plusy trouverait place sans honte, et maintenantj’attends !…

....................

Comme dans cette chanson du guet quenous chantions jadis au couvent : « Les midisont bien passés, » et rien n’est là !

Derrière ma croisée, j’attends toujours.

La nuit qui tombe m’attriste…

Pourtant, dans cette demi-brume, je voisloin encore, et je regarde sans me lasser…Mais que le déjeuner m’a paru long ! Malgrémoi, mes yeux ne quittaient pas la fenêtre,et cependant à quoi bon tant de hâte, puisqueme revoilà seule encore ? Sans doute, les ombresdu soir conviennent mieux à mon saint,et pour m’apporter le bonheur, il attend depouvoir cacher sa main dans la brume.

Jusqu’à minuit, d’ailleurs, c’est mon droit,et je prépare ma veillée. Des bûches au feu,mon fauteuil près de la fenêtre, et devantmon autel un cierge, le dernier qui me reste,un tout petit ! Mais pour monter là-haut, ilsuffirait encore de moins, je pense, et pource qui est de mon voyageur, si faible quesoit cette flamme, sa lueur piquera toujoursbien la nuit d’un point rouge, et il n’en coûteraguère au conducteur qui me l’amèned’en faire une étoile s’il le veut !…

20 mars.

Je suis triste, j’ai froid, et la chaleur demon lit ne m’a pas remise de ma veilléeglaciale.

C’est tard, minuit ! Jamais, jusqu’à présent,je n’avais été si loin dans la nuit, et àces heures-là, dans ce calme étonnant, onse sent si diminué, si perdu !…

Pourtant, dehors, sur tout ce blanc, lalune qui s’était levée faisait de grandes traînéesd’argent, et les sapins du fond avaientl’air d’avoir leurs branches effrangées dansdu cristal… Mais les heures sont si longues !…Cependant, à mesure que l’instantse rapprochait, mon cœur battait plus fort,et il me semblait que c’était quelque chosed’autre posé auprès de moi qui faisait tout cetapage. Puis, au premier des douze coupstout s’est arrêté. « Maintenant ou jamais ! »ai-je pensé, et j’ai compté jusqu’au bout, lesyeux fermés et les mains bien serrées surmes paupières, attendant pour regarder quece fût fini… Mais, après comme avant, la courétait vide, la cloche muette et la route sansl’ombre de vie !…

Au même instant, mon cierge s’est éteintavec un petit cri… Il était au bout, je crois ;mais, c’est égal, on aurait dit que la statuetteelle-même le soufflait pour me montrer quetout était fini ! C’était lugubre. Et le cœurpourtant est ainsi fait qu’en même temps,à part moi, je reprenais déjà mon « jamais »de tout à l’heure. Ce n’était pas maintenant,c’est vrai, mais enfin demain était là, et onne chicane pas comme ça un saint sur l’heureet la minute, comme s’il s’agissait d’unmarché quelconque.

Peut-être entendait-il que la neuvaine fûtbien finie, bien accomplie, et voulait-il mettrela récompense au lendemain seulement.Un crédit de vingt-quatre heures, c’est uncrédit qu’on peut faire !

Là-dessus j’ai dormi sans joie, mais d’unsomme, et me revoici à mon beffroi.

Et maintenant ce jour-ci, comment finira-t-il ?

23 mars.

Comment il a fini !… Oh ! mon Dieu ! monDieu ! qui jamais aurait pu prévoir une chosesemblable, et qui m’aurait dit que par uneimprudence insensée je serais tout près decauser la mort d’un homme !…

Comment c’est arrivé, je ne me rappelleplus bien maintenant ; mais cette attente quine finissait pas m’énervait, je crois.

Toujours ces heures qui passaient sansrien m’apporter, c’était long, et mon espéranceme faisait mal au cœur en s’en allant !

Plus j’avais cru avec passion, plus cettedésillusion m’était amère, et, peu à peu, unecolère véritable et un ressentiment fou memontaient à la tête.

C’était une tromperie cela !

N’avais-je pas prié avec tout mon cœur ?Pourquoi alors les promesses ne se réalisaient-ellespas maintenant ?

Je le demandais à haute voix, interrogeantet suppliant devant ma statue, et ensuitem’indignant et lui faisant des reproches.

Mais pas plus mes prières que ma colèren’avaient d’effet, bien entendu… Seulement,à force de dire, je m’excitais moi-même etj’arrivais à m’irriter du silence de ce métalcomme s’il eût été volontaire…

Puisque je criais ma tristesse, puisque jelui promettais tout ce que mon imaginationet mon cœur pouvaient me suggérer, pourquoi,lui, restait-il muet ?…

Les gens qui sont tout seuls sur terre etque personne n’écoute, qui prient là-hautet que personne n’écoute encore, que peuvent-ilsfaire ?

Et, entre chaque mot, je m’arrêtais, j’attendais…je lui donnais du temps, enfin !…Et toujours rien, pourtant !…

Alors, tout d’un coup, révoltée, exaspérée,en colère comme je ne me suis jamais vue, etme sentant le droit de me venger vraiment,j’ai pris la statue dans ma main, et, de toutema force, je l’ai lancée par la fenêtre quidonne sur la campagne en lui criant :

— Vous m’avez trompée !… Allez-vous-en !…

Le carreau qu’elle avait brisé en passantfinissait de tomber sur le parquet quand j’aientendu un cri en bas.

C’était un homme, et il avait la figurecouverte de sang. Mon Saint-Joseph lui avaittroué le front au-dessus de l’œil gauche, et,comme le malheureux reculait tout saisi duchoc, ses deux pieds à la fois se sont prisdans des pierres écroulées de notre mur, etdans sa chute il s’est brisé le genou.

Voilà trois nuits que Benoîte et moi, nousle veillons, et c’est près de son lit que j’écriset que je pleure.

24 mars.

Le docteur est revenu, l’appareil du genouest posé définitivement ; mais la tête ne sedégage point encore, et c’est bien mauvais,paraît-il.

On lui couvre le front de glace ; ce n’estpas ce qui manque ici, certes, et en sortanttout à l’heure, le médecin m’a dit en me frappantsur l’épaule :

— S’il ne guérit pas, ce ne sera pas devotre faute, petite infirmière ; ayez bon courage !

Bon courage, quand je regarde ces bandageset que j’entends ce délire !… Pourtantje suis heureuse déjà de le savoir bien, autantque cela dépend de moi, et toutes mesheures se passent à chercher ce que je pourraisfaire de mieux encore.

Mais quelle peine avec ma tante ! quellesscènes et quels cris au début ! Au momentoù Benoîte et moi nous arrivions, en réunissanttoutes nos forces, à porter ce grandcorps depuis la route jusque dans la cuisine,elle entrait par une autre porte.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? me cria-t-elleen levant les bras…

— Un blessé, ma tante !…

Et, pendant que je parlais, nous l’étendionsprovisoirement sur une couverture jetée devantl’âtre.

— Un blessé ?… Que voulez-vous que jefasse d’un blessé ?… Où avez-vous trouvécelui-là ?…

Et, comme elle multipliait toujours plusvite ses questions, Benoîte lui a dit sans s’arrêter :

— C’est mademoiselle qui l’a attrapé à latête en lançant quelque chose dehors !…

— Mais qui est-il ?… Qu’est-ce qu’il a dit ?Qu’est-ce qu’il demande enfin, cet individu ?…

— La paix, ne pus-je m’empêcher de luirépondre en secouant les épaules… etquelque chose qui arrête ce sang !…

— Je n’en veux point, vous savez que jen’en veux point, reprit-elle en s’écartant ; jene reçois point d’hommes ici !…

— Je ne vous l’offre pas, répliquai-je encoreplus fort ; c’est mon affaire !

— Et qu’en ferez-vous ?

— Je le soignerai, naturellement !…

— Où ça, et avec qui ? Toute seule la nuitet le jour ?

— Avec ma bonne, et je lui donnerai machambre !

— Vous êtes folle, me dit-elle violemmenten me tournant le dos, et je saurai empêchercela !

— En quoi faisant, en le rejetant dehorset en l’envoyant mourir dans la nuit ?

— Peuh ! fit-elle en avançant les lèvres. Cesont de grands mots, ça ! Croyez-vous qu’onmeure pour si peu !… Dans moins d’uneheure, c’est ce monsieur lui-même qui demanderaà s’en aller et qui ne comprendrapas ce que vous lui voulez avec vos jérémiades !

— Soyez sûre alors que je ne le garderaipas de force !

— Et s’il reste cependant comme le voilà,qu’entendez-vous faire ?

— Je vous l’ai dit déjà, répliquai-je aucomble de l’exaspération et en levant monmouchoir que je tenais serré contre la blessure,j’entends refermer ce trou que vousvoyez là d’abord, puis quand ce sera fait, etque ce monsieur partira comme vous dites,j’entends le supplier à mains jointes pourqu’il me pardonne de lui avoir ouvert la tête.Comprenez-vous, ma tante ?

Et sans plus rien vouloir écouter, sansrien ajouter à cette odieuse discussion dontj’avais peur qu’un mot ne frappât les oreillesdu pauvre blessé, j’ai envoyé Benoîte préparertout ce qu’il fallait, et je suis restée à genouxauprès de lui, mouillant son front d’eauclaire et attendant comme le salut un battementde vie.

Mais ses lèvres restaient serrées et blêmes,et le filet de sang qui coulait doucement, sanss’arrêter, s’amassait sur la laine blanche entache qui s’étendait largement.

D’un pas de tigre en cage, ma tante marchaitdans le fond, marmottant incessammentles mêmes choses, et peu à peu une frayeurhorrible me prenait que ces yeux clos surlesquels je me penchais ne se rouvrissent jamais,et que ce ne fût le front d’un mort surlequel la marque de ma main restât éternellement !…

Puis, tout d’un coup, j’ai vu Benoîte quipassait en courant, et qui, dès le seuil de laporte, appelait à grands cris quelqu’un pourle faire arrêter ; et une seconde après le docteurrentrait avec elle. Une providence lefaisait revenir par ce chemin détourné, et mabonne, qui l’avait vu de la fenêtre, avait pul’avertir à temps… Une heure plus tard, àeux deux, ils avaient installé le malheureuxdans son lit, pansé son front, et ramené sinonl’intelligence dans son regard, au moinsrétabli sa respiration, qui était facile et régulière.

Avec une autorité qu’un étranger et unmédecin pouvait seul avoir sur ma tante, ledocteur, excédé de ses représentations,l’avait fait sortir dès le commencement, etcomme en s’en allant il la retrouvait encoredans le corridor à côté de moi, se plaignant,répétant son refus de soins, et lui criant dèsqu’elle le voyait :

— Vous savez, docteur, je ne m’en mêlepas, je ne ferai rien !…

— C’est à merveille, Madame, lui répondit-ilbrusquement ; les jeunes mains sontplus douces et plus légères pour des plaies àpanser, et c’est un calmant pour un maladequ’un joli visage à regarder.

Depuis, trois jours ont passé, et si la fièvrefléchit un peu, les idées sont toujours vagues.

Le nom qu’il prononce le plus souvent,c’est celui d’un certain Jacques, à qui il faitdes discours inouïs, avec des mots si drôlesque, malgré moi parfois, je ris et je pleureen même temps ! Puis, la seule phrase qu’ilait dite avant de tomber dans le chemin revient.Au moment où Benoîte et moi noussortions encourant, il était à terre déjà, maispas encore sans connaissance, et commej’arrivais près de lui en lui criant éperdument :« Oh ! mon Dieu ! Monsieur, qu’avez-vous ? »il s’est relevé sur un genou, et avecquelque chose comme un sourire, si l’on peutcroire qu’un homme sourie dans cet état-là :

— Ah ! ah ! a-t-il dit, c’est le brahme !

Puis il est tombé et nous l’avons emporté.Depuis, son brahme revient quelquefois, etje ne puis concevoir ce qu’il veut dire par là.

Qu’est-ce au juste que cet homme, nousne savons rien là-dessus. Le docteur s’estinformé aux auberges du village ; nulle part,un voyageur répondant à ce signalement n’aété reçu, et c’est à croire qu’il a surgi du soldans ce chemin maudit.

Ses habits sont élégants ; sa pelisse courteet très ajustée en fourrure superbe, sesmains sont blanches, et tout ce que le bandagelaisse voir de sa figure est distingué.

Dans ses poches, rien qu’un portefeuillesans adresse, et comme valise, une sorte desac en cuir qu’il portait sur le dos et dont laserrure est fermée. Je répugne à l’idée de lafaire sauter, et le docteur consent à attendreencore quelques jours, espérant qu’il pourranous répondre lui-même.

Benoîte aussi se perd en suppositions.

— C’est peut-être un colporteur, me disait-elletout à l’heure en regardant la forme bizarrede son bagage, ou bien encore un photographe !Il y en a qui n’ont guère plusd’affaires avec eux !

Pour moi, je ne crois pas cela : à ses mains,à ses sourcils, à sa barbe, je le fais duc oucomte pour le moins, et gentilhomme entout cas, et je m’ingénie à deviner son âge etson nom.

Est-il beau ? Je ne le crois pas et je n’ypense pas maintenant. Mes remords et mestourments me tiennent lieu de tout, mêmede sommeil et de nourriture, et le docteurs’est fâché tout rouge en me trouvant encoredebout ce matin.

D’autorité, il m’a forcée à descendre enbas et à marcher un peu dans la cour.

Mais, à l’air, la tête m’a manqué, j’ai vutout bleu et je suis remontée près du lit,bien déterminée à ne pas le quitter avant laconnaissance revenue…

Un mot sensé qui m’indique que la têten’est point perdue, et à côté de cela tout lereste ne sera plus rien.

25 mars.

Il a parlé, c’est fait ! il est sauvé, et je suissi follement heureuse que je voudrais criertout haut.

Hier soir, malgré tout mon sommeil, jevoulais veiller encore, et pour être plus àl’aise que dans mes robes, dont les manchesm’empêchent d’étendre les bras et dont lesdeux jupes accrochent tout, j’avais endosséen guise de douillette la moins fanée desvieilleries de soie que j’ai dénichées, le moisdernier, dans les bahuts.

Dans cette grande jupe unie et souple, etdans ce corsage mince qui semblait fait à mataille, je me sentais si à l’aise que je ne peuxcomprendre comment cela s’est fait, mais,au bout d’un instant, je me suis endormiedans mon fauteuil, et si vite que je n’ai mêmepas pu lutter, et que je suis restée ainsi,oubliant mon malade plus de deux heurespeut-être.

Puis la lampe qui baissait, le feu qui mourait,ce je ne sais quoi de froid et de tristequi passe au milieu des veillées solitaires,m’ont réveillée tout à coup, et j’ai couru voirl’heure.

Il s’en fallait de quelques minutes que jefusse au moment de lui faire boire sa potion,Dieu merci ! et il me restait le temps de réchaufferla chambre qui se glaçait.

A genoux devant le foyer, je posais desdeux mains une grosse bûche sur ce qui restaitde braise en soufflant avec ma bouchepour enflammer les brindilles de mousse,quand, tout d’un coup, j’ai entendu une voixqui me parlait, et ma surprise a été si viveque je me suis levée avec un cri de frayeur,sans rien comprendre d’abord.

Puis, immédiatement, j’ai pensé au blesséet j’ai couru près du lit ; c’était bien lui quim’appelait. Appuyé sur un coude, l’œil qu’ila de libre largement ouvert et me regardantavec une curiosité intense, il avait l’air plussurpris que s’il se trouvait subitement transportédans l’autre monde, et avant de renouvelersa question, il resta si longtemps ainsi,m’observant depuis les pieds jusqu’aux yeux,que j’allais me hasarder à l’interroger moi-mêmequand, au mouvement de mes lèvres,il se hâta de me prévenir :

— Madame, dit-il en hésitant, commepour voir si j’allais protester, où suis-jedonc, je vous prie ?

— Au château d’Erlange de Fond-de-Vieux,Monsieur ! répondis-je en tremblantun peu.

— Connais pas du tout ! murmura-t-il…Et dont vous êtes la châtelaine ? continua-t-ilen relevant la tête.

— A moitié, Monsieur, oui.

— Et… pardonnez-moi cette naïveté, Madame,mais, en vérité, je crois que j’ai perdule sens… qu’est-ce que j’y peux bien faire,s’il vous plaît ?

— Attendre votre guérison, Monsieur !…A la suite de ce terrible accident, nous vousavons transporté ici, et…

— Ah ! c’était un accident ? fit-il.

Et comme j’ouvrais la bouche pour luicrier : « Je vous supplie, au moins, de nepas croire autre chose ! » il reprit toujoursavec le même sang-froid :

— Pousseriez-vous l’obligeance, Madame,jusqu’à me dire en quelle année nous sommesactuellement ?

Si je n’avais pas vu le calme parfait de sonvisage, assurément je l’aurais cru repris dudélire, mais il parlait avec l’aisance tranquilled’un homme qui fait la conversationet machinalement je répondis :

— En 1885, Monsieur…

— Vraiment ! dit il à mi-voix, comme s’ilparlait pour lui seul. Je n’aurais pas cru quece fût la mode !…

Puis, sans transition :

— Me serait-il possible d’avoir une plumeet du papier pour rassurer un ami qui doitse mourir d’inquiétude ?

— M. Jacques ? demandai-je malgré moi.

— Précisément ! dit-il. Est-il donc venuici, Madame ?

— Non pas, Monsieur, mais dans votredélire…

— Ah ! j’ai déliré, fit-il… Hum ! ai-jeparlé pour de jeunes oreilles ?

Et comme je secouais la tête sans y penser :

— Oui, allons, tant mieux ! C’est donc décidémentque la folie a plus de bon sens quela raison !… Et vous me ferez la grâce,Madame, de me donner ?…

— Tout ce que vous voudrez, Monsieur,mais demain. Il fait nuit maintenant, onn’écrit pas la nuit.

— Pourquoi ? demanda-t-il, quand on ades lampes ?

Et il se mit à sourire lui-même de cequ’il disait, comme un enfant.

— Parce que le docteur veut pour vous lecalme et le repos le plus complet, et qu’ilne me pardonnerait jamais de vous avoirpermis cela, répliquai-je…

Son sourcil s’est froncé comme celui dequelqu’un qui ne connaît pas la résistance, etil a sorti son bras si vivement que, malgrémoi, j’ai fait un pas en arrière. Il a souride nouveau alors, et, inclinant la tête :

— N’ayez pas peur ! m’a-t-il dit, et pardonnez-moi,Madame ; je vous tiens debout.En vérité, un malade est un pauvre cavalier.

Et, du doigt, il m’indiquait un fauteuil.

Pour moi, j’étais confondue ! Cet hommese réveillant du délire, chez des étrangers,souffrant très fort, et qui se mettait à parlertranquillement de n’importe quoi sur ce tondemi-railleur, et sans même demander quelétait l’accident qui l’avait jeté dans ce lit,cela ne ressemblait à rien de ce que j’avaisimaginé.

Sans m’asseoir, j’avais posé ma main surle dossier du fauteuil, et je restais sans voixet sans idée devant cet étrange individu. Puis,la demie sonna à l’horloge, et le souvenir dela potion me revenant :

— Il faut boire ceci, Monsieur ! lui dis-jeen prenant le verre préparé sur la table.

Mais il se recula avec un geste non équivoque,et, désolée, je répétai sur un tonsuppliant :

— Je vous en prie. Monsieur, c’est pourdormir !

— Je le sais bien ! fit-il entre ses dents,c’est dans la pièce !…

Il but sans ajouter un mot ; puis, commeBenoîte, que j’avais forcée à aller se jetersur son lit, rentrait doucement :

— Et voilà le vieux François ! ajouta-t-il.

Il reposa sa tête sur l’oreiller en murmurant :« Merci ! » et, dix minutes après, ildormait comme il a dormi jusqu’à l’arrivéedu docteur, qui est près de lui à présent.

....................

Le docteur est content, jusqu’à un certainpoint du moins, et il regarde la crainted’une congestion comme tout à fait écartée.

En revanche, le caractère de notre singuliermalade ne le surprend pas moins quemoi, et, tout à l’heure, en le quittant, ils’épongeait le front.

— Quel gaillard ! ma pauvre enfant, m’a-t-ildit, et que n’est-il resté en léthargie unmois encore ! Nous n’en ferons plus façonmaintenant ! Ne parle-t-il pas de se lever etde courir les champs !

Il paraît que, ce matin, dès qu’il a vuentrer le docteur, il s’est assis à moitié surson oreiller, sans plus se soucier de sonappareil que s’il n’avait jamais existé, et acommencé à le remercier en termes brefs,mais courtois, de la peine qu’il lui donnait :

— Ce n’est pas un temps à faire courir lafaculté par les sentiers ! a-t-il dit, et je vousprésente toutes mes excuses, Monsieur.

Puis il a recommencé une série de questionsà peu près analogues à celles qu’il m’aposées cette nuit, ce qui prouve que mes réponsesne lui ont pas paru bien claires, ettout cela si rapidement que le docteur prétendqu’il haletait à le suivre.

Une fois rassuré sur sa situation géographique,qui, évidemment, lui semble trouble,il s’est informé avec vivacité de ce qu’il avaitau juste :

— Je sens là un boulet ! a-t-il dit enmontrant son genou ; qu’est-ce que c’est ?Vous ne m’avez pas coupé la jambe sansm’en avertir, je suppose ? Et ici ? M’a-t-ontrépané, que j’ai toute la tête emmaillotée ?…

Le docteur l’a rassuré de son mieux, maisil n’est pas de ces malades qu’on amuse avecdes mots. Il resserre ses questions jusqu’aupourquoi et au comment de chaque chose,et il lui a fallu, par le menu, le détail detous les os et de toutes les parties atteintes.Après quoi, il a demandé une glace, et ledocteur lui a passé celle de sa trousse.

— De la belle besogne ! a-t-il marmotté.Me lézarder ce que j’ai de mieux dans lafigure !… Mais, bah ! le grand Pyrrhus a bienreçu une tuile, pourquoi ne périrais-je pasd’un tesson de bouteille ?…

— Il n’est pas question de périr ! a répondule docteur.

— J’y compte pardieu bien ! a-t-il repris.Je me sens encore un peu mou ce matin ;mais, dans moins d’une semaine, j’aurai délivrémon hôtesse de la charge incommoded’un malade étranger. Dites-le-lui, docteur,je vous prie !…

Et, comme le docteur inclinait la tête sansrépondre avec un geste qui signifiait clairement :« Allez toujours, mon ami ! je neveux pas vous contredire, mais vous ditesdes bêtises ! » le jeune homme s’est avisé quece oui paternel ne devait être qu’un leurreou un calmant de fiévreux, et qu’il y avaitprobablement une toute autre idée derrièreces gros sourcils blancs.

Il s’est mis alors à interpeller le docteur età le questionner si impérieusement poursavoir l’heure et la minute de sa guérison,insistant sur ce qu’on n’échafaude pas defables à un homme de son âge, que celui-cia fini par lui fixer un premier délai d’unmois, se réservant d’en ajouter un secondle cas échéant.

Il a fallu voir alors sa fureur, paraît-il !…

— Un mois, docteur ! disait-il. Un mois !Vous voulez me garder ici un mois ! maisvous n’y pensez pas !… Je me suis taillé pourmon printemps une autre besogne que de surveillerla soudure de mes os, je vous prie decroire ! et le replâtrage se fera d’ailleurspartout aussi facilement qu’ici, j’imagine !…Un mois !… Mais dans un mois je dormiraisur une natte de latanier avec six esclavespour m’éventer, et le ciel de l’Inde au-dessusde ma tête.

— C’est que vous aurez alors rencontréun fin voilier, mon cher Monsieur ! lui adit le docteur en riant… Mais, à part cela,raisonnons un peu. Vous ne tenez pas particulièrement,je pense, à demeurer estropiévotre vie durant, faute de quelques jours desoins ?

— Non, certes ! car je fais de mes pieds unusage auquel peu de gens songent ; mais aveccette boîte où je suis pris, qu’importe queje dorme dans mon lit ou en wagon, l’immobilitéest toujours assurée !…

— Si vous voyagiez sur les nuages, peut-êtreoui !…

— Et même sans cela ! a-t-il repris avecvivacité. Pour quoi comptez-vous les sleeping ?Si sauvage que soit votre montagne,j’y trouverai toujours bien douze hommesqui consentiront à me porter à bras jusqu’àla prochaine gare. De ligne en ligne on gagnela mer, et là, sans un mouvement, surdes chalands et sur des plans inclinés,comme on roule les gros fardeaux, je metrouverai à bord, où je dépenserai sanscompter tout le temps nécessaire à vossoudures.

— Pour affaire capitale, Monsieur ? a demandéle docteur.

— Pour mon plaisir et ma volonté, toutsimplement.

Là-dessus, sans ajouter un mot, le docteura pris son chapeau et enlevé de la chaise oùil séchait près du feu son gros paletot poilu ;mais, en le voyant prêt à sortir, le malades’est agité si furieusement que, craignant unretour de fièvre, le brave homme s’est rapprochédu lit.

— Et je voudrais bien savoir encore quim’en empêcherait ? disait l’étranger ens’échauffant toujours plus.

— Mon Dieu ! Monsieur, ce serait moi, arépondu le docteur en reposant son chapeauet en se rasseyant tranquillement. Expliquons-noustout droit une bonne fois, et puisquevous n’aimez pas les fables, parlons franc.Tout d’abord, permettez-moi de vous direqu’au fond je me soucie de votre genou et devous-même comme de l’objet le plus indifférent,et, en toute autre occasion, dès lors quevous ne tenez point à ce que les parties casséesse raccommodent, je vous laisserais tomberen pièces sans y mettre le petit doigt et de lameilleure grâce du monde, croyez-le ! Mais,pour le présent, je suis votre médecin, et lesfaits, dès lors, changent du tout au tout,Avez-vous été soldat, Monsieur ? je n’ensais rien, mais c’est probable, et toujoursest-il que vous n’êtes point sans avoir connaissancede cette institution et de ce quifait sa force. Je veux parler de l’obéissanceà la consigne. On place un soldat à un poste,avec ordre de ne laisser passer âme qui vive.Pourquoi ? comment ? au nom de qui ? il n’ensait rien du tout ; mais fort de ce commandement,il baissera la baïonnette, vienne amiou ennemi. Chez nous, quelque chose de semblableexiste. Je vous vois dans un chemin, jene vous connais pas, vous ne m’êtes rien, etje ne barrerais pas votre route d’un caillou.Vienne une chute, une blessure, un mal quivous jette à terre, du même coup vous êtesà moi, je reviens sur mes pas, je vousramasse, je vous emporte et je réponds devous comme le soldat de la porte qu’il garde.Je peux ne pas vous aimer, vous servir àregret, vous compter dans mes ennemismême ; la maladie et la mort sont là quiguettent : c’est mon devoir à moi de veilleret de déjouer leurs plans. Sans vous connaître,sans que personne vous ait remis àmoi, puisque vous êtes blessé et que seul icije peux vous guérir, je réponds de vous.Essayez de franchir cette porte, et je baissema pique, je vous en avertis, Monsieur !…

— Docteur ! a répliqué aussitôt le jeunehomme en lui tendant la main, pardonnez-moi,et soyez certain que me voici prisonniersur parole. Je ne vous demande pas dem’excuser en vous disant : la maladie merend maussade, car je suis toujours tel quevous me voyez là ; mais je vous avouerai que,si têtu que je sois, quand on me frappe duret au bon endroit, je cède !

— Une fois qu’on est prévenu, cela suffit,a répliqué le bon docteur.

Et il a laissé son fougueux malade avec lesmatériaux voulus pour écrire, qu’il a enfinobtenus.

Par la même occasion, nous avons été misau courant du passeport de notre étranger,et approximativement, maintenant, noussavons qui il est.

Son nom est le comte Pierre de Civreuse,et, autant qu’on peut préjuger d’un individuà première vue, m’a dit le docteur, sa professionest de faire des sottises. Au demeurant,un homme très bien, — il est de monavis là-dessus, — et d’un caractère peu ordinaire,évidemment.

Le docteur a décliné pareillement nosnoms à ma tante et à moi, et nous voici tousprésentés les uns aux autres ; mais de lacause véritable de l’accident, il n’a rien ditencore, effrayé de l’irritabilité de notre pensionnaire,et c’est pour moi un soulagementque je ne peux exprimer. De plus en plusmaintenant cet étranger me fait peur, et jene vois pas de quel front je soutiendrais uneexplication avec lui là-dessus.

Benoîte, qui vient de ranger la chambre,me dit qu’il écrit toujours, et je le laisse tranquilleavec son ami Jacques, bien anxieusede savoir comment tout ceci finira, et commentje pourrai jamais obtenir mon pardond’un caractère si peu avenant.

PIERRE DE CIVREUSEA JACQUES DE COLONGES

« Tu m’as cru mort, mon pauvre bon,n’est-ce pas ? et je te dirai que, pendant quelquesjours, je l’ai cru comme toi.

» Durant je ne sais combien d’heures jesuis resté enfoui, je ne peux pas dire où, sansdoute où vont tous les gens sans connaissance,et cela me paraissait si bas sous terre,et si lourd, qu’avec mon reste de volonté jecherchais incessamment d’un coup d’épaulesi je n’allais pas heurter les planches de moncercueil. Certainement, dans ce lointain, ona dû faire déjà la moitié du voyage final, eton est là juste à l’extrême limite entre lesdeux mondes, à l’endroit où il suffit d’ungrain de plomb pour faire pencher la balance.

» … Heureusement pour moi, j’ai basculédu bon côté, humainement parlant, s’entend,et je me suis réveillé un beau soir un peumeurtri de ma chute ; mais, on ne tombepas de si haut sans s’en apercevoir, avec legenou proprettement emmailloté dans unecaisse en bois blanc et le front dans des bandages.

» Minuit sonnait à une horloge, l’heurepropice aux retours d’outre-tombe, et c’estle premier bruit matériel dont je me soisrendu compte.

» Si je me rappelle bien ce qui se passedans le monde, me suis-je dit, ces petitesmachines ne vont jamais au delà de douzecoups ; si celle-ci ne les dépasse point, c’estdonc que je suis sur terre et bien vivant.

» Ainsi a-t-elle fait, et très sûr de monidentité, j’ai ouvert l’œil pour reconnaître laplace.

» Mon ami, connais-tula Fée, d’OctaveFeuillet ? une spirituelle petite pièce qui sejoue un peu partout, et l’as-tu jamais vuereprésentée ? Eh bien, ce soir-là, qui esthier je crois, je me suis réveillé au premieracte dela Fée, et j’ai donné la réplique àmademoiselle d’Athol en personne pendantune scène ou deux. Ne crois pas que je rieet écoute-moi.

» La première chose qu’un malade songe àinspecter, c’est son lit. Le mien était à colonnestorses, tendu de verdures Louis XIII,peut-être Louis XIV, je ne veux point enjurer, et avec une couverture en vieille soieque nous appellerons courtine, si tu veuxbien. La pièce où je me trouvais, très grande,mal éclairée par deux bougies jaunes poséesdans de grands flambeaux qui n’en finissaientplus, était boisée de chêne sculpté, et à forced’instinct, dans un vague noirâtre, on finissaitpar deviner très haut, très haut, lessolives du plafond, avec un petit filet d’or quibrillait de place en place.

» Contre le mur, de grands canapés raides,qui me donnaient mal au dos à regarder,une collection de prie-Dieu tous pareils,alignés comme à matines, et, sur le parquet,pas l’ombre de tapis.

» Enfin, devant la cheminée, dans un fauteuil, — tute doutais bien que je te gardaisce fauteuil pour la fin, n’est-ce pas ? — unepetite dame mince, élégante et blonde quidort toute droite dans une robe de satin roseà longue taille. Sa robe a deux cents ans,son front dix-huit : comment les accorder ?…Je travaille si longtemps ce problème que lapetite dame se réveille brusquement, sanspréparation.

» Elle jette vers mon lit un coup d’œil d’écolieren faute ; dans la pénombre, j’ai l’air dedormir à poings fermés, je pense, et, tranquillede ce côté, en vestale fidèle, elle reporteses soins sur le feu. Elle se baisse,arrange la braise, souffle à pleines lèvres etéparpille la cendre dans ses cheveux ; puiselle prend à deux mains une bûche, le quartd’un chêne de moyenne grosseur, et la déposepromptement dans l’âtre.

» Elle remue, elle vit ; l’idée d’une châtelainedes temps anciens pétrifiée dans sonnid par quelque enchantement bizarre mequitte définitivement, et c’est alors que jeme vois dans le château breton où Jeanned’Athol prépare ses pieux maléfices et convertitce sceptique de Comminges par leseul charme de sa robe de grand’mère etde son parler vieillot. Seulement, pour cettefois, elle a oublié son nuage de poudre, etla couleur de ses cheveux n’aide point àl’illusion.

» Le plus doucement que je peux, je l’appelle ;elle se dresse en jetant un cri. Évidemment,mon réveil n’était pas dans le programme,et son trouble est grand. Elle s’approchecependant, et nous causons un instant, marchantde quiproquo en quiproquo, elle m’égarantà dessein, moi lui montrant très bienque je lis dans son jeu. Finalement, elle sedébarrasse de moi, comme on fait en pareilcas, avec un narcotique, lequel ne m’endortpas si vite toutefois que je ne puisse voir entrerle troisième personnage, une vieilleduègne ridée comme une pomme de l’anpassé, avec des petits yeux en vrille qu’on sesent déjà de l’autre côté de la tête avantqu’elle ait fini de vous regarder, et quijouera au mieux le rôle du vieux François ;puis la toile se baisse, et je me réveille lelendemain matin, toujours dans le mêmecadre, mais en face d’un docteur spirituel etbourru qui m’explique mon cas en deuxmots, et qui me remet si bien à ma placequand je tente de me révolter que j’en suisencore un peu bête.

» Si tu veux tout savoir, mon ami, j’ai lefront ouvert et le genou cassé. Avais-tu idéeque ce fussent-là des choses si fragiles ? Moi,pas du tout ! et je me manie à présent avecune douceur et un respect attendris.

» Conçoit-on qu’entre le fémur et le tibia,il puisse se produire une rupture si violente !Des esquilles par là, une fracture parici, et au milieu de tout cela, une rotulehors des gonds, affolée comme une boussolequi a perdu le nord et ne tournant plus dansle bon sens !… Quant à ma boîte osseuse,c’est le frontal qui est lésé, et on me prometun rapprochement intime et solide sous peude jours.

» Somme toute, je ris, mais je suis furieux,furieux comme je sais l’être à mes meilleursmoments, et l’idée de la tâche qui te retientchez ton oncle pour des mois n’ajoute paspeu à mon ennui. Des semaines d’immobilitéet pas toi pour me tenir tête !… Mevois-tu avec ma petite dame rose pour toutsecours sous six pieds de neige ? Car j’aioublié de te dire que, comme le blé semé enautomne, nous sommes sous la neige actuellement ;il ne tient qu’à nous de germer, etpour monter me soigner jusqu’ici, il faut àmon docteur des bottes de sept lieues et despatins norvégiens alternativement.

» Maintenant, la cause de tout cela, medemandes-tu, et aussi : que diable allais-tufaire dans cette galère ?…

» Voici : tu te rappelles que j’avais l’intention,avant de gagner le pays du soleil, deme faire l’œil par un contraste frappant envenant me geler d’abord à quelques aspectsd’hiver bien caractérisés, comme ces gourmandsqui se préparent à un bon dîner parune matinée de jeûne et une longue courseà l’air vif ?

» A cet effet, je m’étais arrêté dans un petitvillage dont le nom ne te dirait rien, car tu nele connais pas plus que je ne le connaissaishier, et muni seulement d’une espèce de sacde soldat j’étais parti à pied dans la montagne.

» Je m’étais fait indiquer ma route en cesens qu’en marchant tout droit, je savaisque je devais finir par rencontrer sur la hauteurun point de vue superbe, une forêt desapins, une échappée sur la vallée et voiremême un château peut-être !

» Au bout de cinq cents mètres, j’étais enpleine solitude, et s’il ne t’est jamais arrivéd’errer dans la campagne à cette époque del’année, tu ne peux te figurer à quel pointcette solitude-là est plus profonde que toutesles autres. Où on met le pied, pas une traced’un autre pas, nul cri de bête dans les alentours,et plus même la diversité de la luzernebleue, du sainfoin rose et du jaune de lapaille, partout une tonalité unique et éclatantequi est admirable pendant la premièredemi-heure, mais fatigante pendant laseconde, et énervante et ophtalmique à lalongue.

» Plus d’accidents de terrain, plus de creux,plus de bosses : tout est nivelé ; c’est uneégalité républicaine ! De loin en loin, unebande de corbeaux qui s’abat avec les piaillerieseffrontées des derniers survivants. C’estleur heure, et ils le savent ! Sur les buissons,de la neige et des petites larmes degivre. Une rosée vieille de trois mois et quien a pour quelques semaines encore avant des’évaporer, et une bise du diable qui vouscoupe la figure en quatre !

» Pourtant, il n’y a si long chemin dont onne trouve le bout à la fin, et j’avais rencontrésuccessivement l’échappée sur la vallée, laforêt et la belle vue promises, quand le châteaului-même m’est apparu. Je te passe sadescription, ne l’ayant regardé moi-mêmeque très imparfaitement, comme tu vas lecomprendre, et lui et moi étant d’ailleursmaintenant forcément gens de revue.

» Une de ses ailes donne sur la route ; c’estdevant celle-là que je m’étais arrêté, et jem’occupais innocemment à déblayer unegrosse pierre pour m’asseoir dessus et regarderà loisir, tout saisi que j’étais de l’aspectsauvage et mélancolique de ce lieu.

» Une curiosité singulière me prenait ; ilme semblait que, derrière ces murs, quelquechose d’original et d’inattendu devait secacher, et un désir impérieux d’y pénétrerme talonnait subitement. Tu le sais, d’ailleurs :de tout temps, ce qui est clos et paraissaitinaccessible m’a tenté, et je ne merappelle pas, étant gamin, avoir maraudéune pomme sur les basses branches… Deshautes, je ne dirai pas autant.

» En même temps, le souvenir de notre dernièreconversation me revenait. Tu te rappellesce soir où nous parlions ensemblede mon voyage et où tu me prêchais laprudence ? Une fois aux Indes, te disais-je,j’entends voir tout, et surtout ce qu’un œileuropéen ne doit pas connaître. Je veuxdescendre dans l’intimité de la familleet des cérémonies privées, connaître lescoutumes burlesques ou ignobles, et meglisser enfin jusque dans les mystères duculte lui-même, quand je devrais user devingt déguisements pour arriver aux piedsde Brahma et l’adorer sans voiles et selonles rites. — Et toi, tu me répondais sagement :

»  — Gare-toi ! tout homme est jaloux deson secret et de l’inviolabilité de son foyer,mais les Orientaux plus que nul autre, etpour le plaisir de poser la semelle de ta botteoù personne n’a mis le pied avant toi, turisqueras quelque méchante affaire.

»  — De la part de qui ? te demandais-je enriant. Penses-tu que le dieu se dérangerapour moi, et aurais-je la bonne fortune dele voir manœuvrer ses dix-huit jambes pourdescendre de son piédestal ?

»  — Lui, non, peut-être, disais-tu, mais sesfidèles sans remords, et tu es très capable,si tu franchis l’enceinte sacrée, de rencontrerquelque brahme qui te donne sur le nezpour te rappeler au respect des limites.

» Pourquoi pensais-je à tout cela à ce moment ?Était-ce parce que je me demandaissi la susceptibilité des Français serait aussivite éveillée que celle des Indiens, ou bienparce que je sentais que je mesurais déjàinconsciemment de l’œil la hauteur du muret la place d’une saillie où poser mon pied,je ne sais ; mais, juste à cet instant, un grandfracas de vitre brisée m’a fait lever la tête,et avant que j’aie pu dire : ouf ! un projectiledont je ne connais pas la nature, maisqui était lancé d’une main sûre, m’atteignaiten plein front.

» Le coup était si fort qu’il m’a fait chanceler,et pris des deux pieds dans des pierrailles,je me suis abattu sur les genoux detout mon élan, sans pouvoir parer ma chute,et si maladroitement en somme, qu’il en estrésulté tout le dommage que je t’ai dit plushaut.

» Peut-on répondre d’une façon plus péremptoireaux indiscrétions des gens, et taleçon pouvait-elle avoir une application plusprompte que cet écrasement de ma curiositédans son œuf, et cette rencontre de tonbrahme dès le troisième degré de longitude ?…

» Quelqu’un accourait effaré et qui s’exclamaitd’une manière confuse ; mais j’auraisjuré que du sol venait subitement de monterun brouillard intense, car je ne distinguaisplus rien déjà, et j’ai dû perdre connaissancepresque aussitôt, je crois.

» De mes premiers pansements je n’ai gardénul souvenir, et mon sommeil de l’autremonde a duré, paraît-il, quatre jours pleins.

» Quant à l’auteur de ma blessure et à l’instrumentde mon supplice, on s’exprime surce point devant moi avec tant de réserve quej’en suis réduit encore aux suppositions ;mais que je revoie ma petite dame rose oumême la vieille aux yeux prompts, et je mènerail’enquête à bien.

» En attendant, je sais toujours le nom dumanoir : c’est le château d’Erlange de Fond-de-Vieux,et tu peux m’y adresser tes lettres.

» Le facteur y monte de temps en temps, etnotamment quand le paquet pour les villagesavoisinants lui paraît assez gros, ouqu’il est chargé par l’épicier ou le boucherde quelque dépôt d’importance qui méritel’ascension.

» Deux femmes seules l’habitent, mademoiselled’Épine et mademoiselle d’Erlange, latante et la nièce ; et quand j’ai voulu insinuerau docteur que je pourrais leur être,somme toute, un embarras sous plus d’unrapport, il a nié avec tant de bonhomie qu’ilne m’est resté qu’à mettre mes scrupules decôté et à accepter les bienfaits de ce petitphalanstère.

» T’ai-je dit, à propos, qu’il parle d’un moisd’immobilité, ce docteur, terme qui, dans labouche d’un médecin, signifie invariablementle double, et qu’il exige l’horizontaleabsolue ?

» Cette idée me fait rugir, et quand je penseque pour une contemplation platonique devantun mur, contemplation qui a duré entout dix minutes, et dont un chérubin n’auraitpas à rougir, je vais passer des semainesà m’assoter entre trois femmes, alors que jedevrais courre le tigre dans les jungles, jesuis tout prêt à achever ce qui me reste detête !…

»  — Mais puisque tu es dans la place et quetu grillais d’y entrer, de quoi te plains-tu ?vas-tu me répondre…

» Eh ! mon cher, c’est parce que j’y suis,que j’en veux sortir maintenant ; j’ai vu cequ’il en était, et cela ne suffirait pas à divertirun octogénaire.

» Mais, tais-toi, Jacques, on frappe à laporte, et c’est un petit coup léger qui nepeut venir que d’un doigt menu. Baisse-toidans ma ruelle, mon ami, et je te dirai tout,sois tranquille !… »

26 mars.

Après le départ du docteur, hier, j’aitardé si longtemps à rentrer dans la chambrede M. de Civreuse, voulant le laisser écrireà son aise, que, finalement, je ne savais plusde quelle façon m’y prendre. Frapper, entreret aller m’asseoir à ma place ordinaire,c’était le forcer à faire la conversation avecmoi, et, d’un autre côté, l’abandonner indéfiniment,cela pouvait le gêner s’il désiraitquelque chose.

J’aurais bien envoyé Benoîte ; mais matante, qui feint d’ignorer complètement laprésence du blessé, la surcharge d’ouvragedepuis quelques jours, et elle la retenaitcaptive dans sa chambre sous le prétexte debattre ses rideaux.

Une idée m’est venue alors, et, appelantmon chien, je lui ai fait comprendre toutdoucement ce que j’attendais de lui, et où ildevait porter le papier que j’attachais surson collier. Puis j’ai frappé un léger coup àla porte, et, m’effaçant, je l’ai laissé entrer.

Sur le papier, j’avais mis : « Prière àM. de Civreuse de dire s’il désire rester seulou s’il a besoin de quelque chose. Le chienrapportera la réponse ou l’attendra aussilongtemps qu’on le voudra ; il suffit de luidire : « Allez. »

Au bout d’une seconde, j’ai entendu « Un »qui grattait à la porte, et, sur son collier,j’ai retrouvé mon billet, à l’envers duquel onavait écrit : « M. de Civreuse ose à peineavouer qu’il meurt de faim et de soif, et qu’ense dressant tout à l’heure pour lui tendreson cou, le messager fidèle vient de lui culbutersa table et son encrier. Il est au regretde ne pouvoir les ramasser lui-même. »

Je suis entrée alors, et, en un tourmain, j’ai eu remis le meuble sur pied et essuyél’encre tant bien que mal, pendant queM. de Civreuse me disait, sur un ton d’interrogation :

— Mademoiselle d’Épine ?… Mademoiselled’Erlange ?

— Mademoiselle d’Erlange, ai-je réponduvivement, peu satisfaite de la confusion.

— Pardonnez-moi, a-t-il dit, il y a destantes de tout âge.

Puis, comme je frottais le parquet du boutdu pied, il a commencé à s’excuser à proposdu dégât, sur quoi je l’ai rassuré en lui répondantque rien ne m’est plus indifférentqu’une tache, tant qu’elle n’est pas sur moi,ce qui est la vérité pure.

Je lui ai demandé ensuite s’il avait quelquedésir particulier touchant sa nourriture, enl’avertissant que le garde-manger d’Erlangeest rustique ; et il m’a répondu que, s’apprêtantà faire un voyage pendant lequel il n’étaitpas certain de trouver tous les jours de quoimanger, il s’estimerait heureux s’il pouvaitdîner régulièrement, quel que fût d’ailleursle menu.

J’ai réussi à arracher Benoîte à ma tantependant un quart d’heure, et j’ai achevé leservice quand elle a été partie, versant levin, taillant le pain, etc. Tout en mangeantd’un appétit réjouissant, ma foi, M. de Civreuseme posait quelques questions, toujoursavec son ton froid et un peu indifférent, quinon seulement me glace, mais encore doitme faire répondre tout de travers, je pense,car il me regardait de temps en temps commesi je venais de dire la plus grosse bêtise dumonde ; et, au bout d’un instant, je me suismise à lui faire du café.

Ma bonne m’avait laissé de l’eau qui bouillaitsur la braise, du café et toutes ses instructions ;mais, dame ! c’était une besognesi nouvelle pour moi, qu’au moment de commencer,je me suis aperçue tout à coup queje ne savais plus un mot de ce qu’elle m’avaitdit, et je suis restée devant le feu, assise surmes talons, la bouillotte d’une main et le caféde l’autre, dans une perplexité terrible.

Je devais les mettre l’un dans l’autre, je lesavais bien, mais par lequel commencer etoù les réunir, voilà le difficile.

Verser l’eau dans cette boîte en bois, celame semblait drôle ; il était plus probable quec’était dans la bouillotte que je devais jeter lecafé. Quant à retourner auprès de Benoîtepour lui demander son avis, c’était me préparerune heure de cris et de reproches de lapart de ma tante, et, d’un autre côté, M. deCivreuse me suivait de l’œil depuis son litavec une curiosité tranquille qui m’exaspérait.Je me suis décidée alors promptement,et j’ai vidé la boîte dans l’eau d’un seulcoup, puis j’ai remis le tout sur le feu et j’ailaissé mitonner un instant.

— Voulez-vous que je vous serve, Monsieur ?lui ai-je demandé ensuite en m’approchant.

— Volontiers, a-t-il dit sans broncher, enme présentant sa tasse…

Hélas ! c’était une boue véritable qui coulait,noirâtre, épaisse et laide à faire peine,et s’amoncelant dans le fond de la façon lamoins appétissante.

Je me suis arrêtée alors toute décontenancée,en m’écriant :

— Ce n’est pas cela ! Évidemment j’ai dûme tromper ; mais je ne sais pas faire le café !

— Moi non plus, m’a répondu M. Pierre,qui tenait toujours sa tasse ; seulement jecrois qu’on se sert de ça en général.

Et il me montrait du doigt la cafetière queBenoîte avait posée sur une table et à laquelleje n’avais plus songé ; et, comme je luidemandais vivement pourquoi il ne m’avaitrien dit :

— J’ai cru que vous le faisiez à la turque,a-t-il répliqué.

Finalement, je lui en ai passé une tassedans un carré de batiste, et il l’a bue sanssourciller jusqu’au bout.

— Vous avez donc repris votre vraieforme ? m’a-t-il dit ensuite, au moment où jeme remettais à ma place habituelle dans monfauteuil.

— Ma vraie forme ?… mais je suis toujoursainsi.

— Pas cette nuit !

— Ah ! parce que j’avais mis cettevieille robe ! Le fait est que je devais avoirune étrange mine… et je me demande ceque vous avez pensé en me voyant ?

— J’ai pensé que j’avais la bonne chancede trouver enfin un endroit où le temps avaitarrêté son horloge et ne l’avait pas remontéedepuis deux cents ans.

— Pourquoi la bonne chance ?

— Parce que je ne connais rien de plusbête que l’époque actuelle, a-t-il répondu.

Et moi j’ai repris aussitôt :

— Eh bien, je sais pourtant quelque chosequi est plus bête encore, c’est de ne pas laconnaître du tout, cette époque actuelle, ettel est mon cas !

— Soyez tranquille, vous y ressemblezplus que vous ne le croyez ! a-t-il dit.

Puis, comme il a compris que la phrase,après tout, n’était aimable qu’à moitié, ils’est hâté de continuer avant que j’aie pu répondreun mot.

— Et votre chien, Mademoiselle, pourquoil’avez-vous laissé dehors ? Ce n’est pas à causede moi, j’espère ?

— Mais j’avais peur qu’il ne vous fatiguât…

Et, comme il faisait un signe négatif, j’aicouru ouvrir la porte, et ce fou de « Un »est entré d’un bond, se roulant sur mespieds, collant son museau sur mes genoux,et me renversant à moitié dans l’ardeur deses caresses.

M. de Civreuse le regardait faire sans riendire et, au moment où je m’agenouillais prèsde lui pour lui laisser passer ses pattes autourde mon cou :

— Vous l’aimez beaucoup ? m’a-t-il demandé.

— Infiniment ! ai-je répondu avec feu…Ma pauvre vieille bonne d’abord, et lui après :voilà mes deux plus chères affections !

— Et la tante, en troisième ligne alors ?a-t-il dit à mi-voix, parlant plutôt pour luique pour moi, je pense.

J’ai marmotté sur le même ton :

— Pas même.

Mais il n’a pas entendu, je crois ; et je mesuis levée pour débarrasser la table.

Au bout d’un instant, il m’a demandél’heure et, en la lui disant, je n’ai pu m’empêcherd’ajouter :

— J’ai peur que les jours ne vous paraissentbien longs ici, Monsieur, et que vousne vous ennuyiez cruellement avant peu ?

— Oh ! ce n’est pas à moi que je pense,a-t-il répondu aussitôt ; mais c’est pour vousque je m’effraie. Quelle charge, quelle affaireque cet étranger impotent qui s’implante toutà coup dans votre maison, et quel troublecela va vous apporter !

Il allait entamer le chapitre des remerciements,quand je l’ai interrompu en disantvivement :

— Mais ne croyez pas cela : c’est quec’est justement tout le contraire !… J’en suissi contente !… ça m’amuse tant !

Je pensais à ma solitude en parlant ainsi,et à cette joie d’avoir une vie animée pendantdeux mois au moins ; mais il l’a prisautrement, je crois, car il a continué enserrant les lèvres et en inclinant cérémonieusementla tête :

— Allons, tant mieux, à quelque chosemalheur est bon, et je suis charmé de voirqu’il y aura du moins quelqu’un de satisfaitdans cette affaire !

Benoîte est entrée à ce moment-là, etj’en ai profité pour me glisser dehors, carje ne savais plus que dire.

Somme toute, il ne me plaît pas du tout,ce monsieur, et n’était l’envie passionnéeque j’ai d’obtenir de lui mon pardon etde lui faire oublier peu à peu ma déplorableviolence, je le prendrais en grippeimmédiatement et je le lui montrerais sansfard !

Cette froideur imperturbable me faitl’effet d’une bride qui cherche à retenir mapropre vivacité, comme si c’était son affaire,et cet œil railleur qui suit tout ce que je faisme donne envie de dire des insolences. Unefois son bandeau enlevé, quand il y en auradeux comme ça, ce ne sera plus tenable,et il me semble qu’à travers la porte, je lessens déjà qui pèsent sur moi !…

PIERRE A JACQUES

« Mon ami, je suis au courant de tout, etj’ai manœuvré si habilement pendant untête-à-tête que le hasard m’a ménagé avecBenoîte, le garde du corps de mademoiselled’Erlange, que je me suis fait racontertout ce que le docteur avait jugé bon de metaire dans son récit.

» Mais d’abord je t’avais laissé, je crois,guettant derrière mon rideau l’entrée de mablonde fée de la nuit passée, et tout curieuxde la voir au grand jour.

» Eh bien, mon ami, tu me croiras si tuveux, mais la magie se continuait, et ellese présentait cette fois sous la forme familièreet sympathique d’un gros terre-neuvefrisé.

» L’intelligent animal marcha sans hésitervers mon lit et, se dressant sur ses pattes dederrière, avec la grâce des éléphants del’Hippodrome, inclina la tête pour me montrerun petit papier blanc attaché sur soncollier.

» Et lors la belle princesse lui dépêchaun messager sous la forme d’un hippogripheà trois têtes, plus noir que l’enfer, et quidevait avec moult détails lui déclarer ses volontés.

» Les volontés, cette fois, étaient rédigéesen style simple et se résumaient à peu prèsà ceci :

» Que désire actuellement monsieur deCivreuse ? » L’écriture, échevelée commedes branches de saule un jour de grandvent, cheminait sans façon de bas en hautdu petit carré, et les derniers mots, prisde court, montaient littéralement les unssur les autres.

» A l’instant même, j’ai mal auguré de sonauteur ! Qu’une femme n’écrive pas du toutsi elle veut, mais, si elle se mêle de le faire,que ce soit joli, et que les traces de sa plumene ressemblent pas à la promenade fantastiqued’un hanneton affolé ! C’est plus fort quemoi, mais cela me produit le même effet quesi je voyais une mignonne marquise tirer desa poche un gros mouchoir de cotonnade ouse parfumer au patchouli.

» Enfin, comme il n’était pas l’heure dephilosopher et que le cou tendu du chienquêtait toujours sa réponse, je me décidaià avouer brutalement que je mourais defaim, et que ma meilleure ambition pourl’heure était d’avoir quelque chose à me mettresous la dent. Ce n’était pas un madrigal,tant s’en faut, mais, ma foi, à une femme quine sait pas écrire ! Puis, comme je me baissaispour rattacher le ruban au collier, lechien fit un mouvement, et d’un simple coupd’épaule envoya par terre table, encrier et lereste. Assez penaud, j’ajoutai unpost-scriptumpour annoncer le malheur, et une minuteaprès ma jeune gardienne de la nuit dernièreentrait.

» Elle était vêtue cette fois d’une robequelconque, et avec ses cheveux tordus enhuit, elle ressemblait d’une façon si désespéranteà n’importe quelle femme, qu’elle me fitl’effet disparate d’un vieux portrait de Vélasquezqu’on aurait restauré en remplaçant unetête d’enfant par celle d’une bonne paysannebourguignonne… Est-il permis d’avoir à saportée tant de couleur locale et de ne pas enuser !… Très insoucieuse de l’effet qu’elle meproduisait, je crois, elle réparait le dégât sansmot dire, relevant la table, pompant l’encre,et promenant son linge du bout du pied surle parquet.

» J’avais tenté tout d’abord de m’excuser leplus humblement du monde ; mais, dès lespremiers mots, elle m’avait arrêté si prestementen disant : « Oh ! ne vous tourmentezpas, ça m’est si égal les taches ! » que, mafoi, je la laissai faire. Ensuite, elle est sortiepour aller au ravitaillement, et je suis restéavec mes pensées.

» Mon cher, cette jeune fille me déplaisaitdéjà positivement. Son apparence répondaitexactement à son écriture, et cette dernièrephrase me la complétait. Moi aussi, parbleu,je me moque des taches, et j’ai vu coulerd’un œil serein plus d’un ruisseau d’encre ;mais d’elle, cela me choquait.

» S’il est une chose qui me déplaise entretoutes, c’est de rencontrer chez les autres,et particulièrement chez une femme, mesdéfauts dominants. Que diable ! je connaismon visage, et, quand je veux le voir, je n’aiqu’à m’approcher d’un miroir, sans qu’il mefaille encore être forcé de retrouver ma grimacechez tout le monde. En tant que laideur,j’aime à changer, et mon bec d’aigles’est toujours mieux accommodé du voisinagedes petits nez de chien que de celui de sespareils.

» A son retour, elle s’est mise à me servirle repas que la vieille venait d’apporter, seremuant avec une vivacité pleine de bonnevolonté, mais qui était d’une maladresse siabsolue qu’au bout d’un instant j’en étais àne plus lui demander du pain. Il s’en fallaittout à coup d’une demi-ligne que son poucene sautât avec la tranche, la porcelaine seheurtait sous ses doigts, et tu n’as rien vu demoins féminin que cette jeune fille.

» Timidité, vas-tu me dire, et ce sont tesdiables d’yeux verts qui la troublaient. Allonsdonc ! est-ce moi aussi qui suis fautif pource café, sorti de ses mains et que j’ai bujusqu’à la lie ?

» Ah ! mon ami ! tout homme a son calicequ’il doit vider en ce monde, en attendantceux que les promesses du purgatoire luiréservent encore, je le sais et je m’y résigne ;mais quelle amertume intolérable le mienavait revêtu ce jour-là !

» De loin, j’avais regardé mademoiselled’Erlange accroupie devant l’âtre, préparantson mélange avec la sûreté du talent, et,encore qu’il me semblât peu catholique, mapropre inexpérience me défendait des jugementstéméraires jusqu’à la dégustation dumoins. Mais alors !

» As-tu dans ton passé de ces ressouvenirsde crèmes tournées ou manquées qui fontpleurer de déception quand on est enfant ?Et vois-tu encore ce quelque chose d’épaiset de trouble où des grains d’une origineinexpliquée nageaient et se multipliaient ?Mon pauvre Jacques, c’était cela même qu’onm’offrait ! J’avoue que j’étais vexé, et lefumet de ce moka qui me passait sous le nezen fumée, — sans le moindre jeu de mots, — m’afait froncer le sourcil.

» Je t’entends, plaignant la pauvrette etme querellant sur ma maussaderie. Eh ! moncher, garde ta pitié ; sa déconvenue n’a pasété longue, je t’assure, et même je crois bienqu’elle n’attendait qu’un signe de moi pourrire aux éclats.

» Mais, ma foi, je ne trouvais pas ça drôledu tout ; je n’ai pas remué, et, possédée del’idée de tout réparer, elle a imaginé unexpédient qui lui a semblé si fameux qu’elleme l’a annoncé avec un cri de joie. Puis ellea couru à une armoire, en a tiré un mouchoirde poche, et s’est mise à me décanter unetasse de son horrible boisson dans un descoins du linge qu’elle relevait délicatement. Ilétait tout blanc, je veux bien, mais avoue quecette passoire était d’un choix douteux et bienpeu fait pour calmer mes susceptibilités !…

» J’ai bu ! Qu’est-ce que tu aurais fait, toi ?Mais ce goût âcre, avec cette petite arrière-saveurde lavande, de verveine ou de je ne saisquoi, recueillie en outre dans la batiste, c’étaitatroce !…

» Puis, avec la conscience du devoir accompli,elle est allée s’asseoir dans son grandfauteuil, contre le dossier duquel sa têtearrive aux trois quarts à peine, et j’ai tâchéde la faire causer.

» Veux-tu l’ordre et le nombre de ses affections ?Elle n’en fait pas mystère : sa vieillebonne, son chien, et puis voilà ; car la tanten’arrive qu’en vingt-cinquième ordre enfaçon de remplissage… et encore !

» Quant à mon accident, elle m’en a dit toutde suite son sentiment sans se faire prier.Ça l’amuse, oh ! mais ça l’amuse, vois-tu !Elle n’a jamais rien vu de plus drôleque cette aventure ! — Au moins aurai-jela satisfaction de penser que ça divertiratoujours quelqu’un, si ce n’est pas moi !

» Établie sur ces prémisses, notre ententene battait que d’une aile, comme tu comprendsquand la duègne est rentrée fort à propospour nous tirer de peine. Mademoiselled’Erlange s’est envolée, et moi, qui par malheurn’en peux faire autant, je me suis carrédans mes oreillers, bien décidé à ne pas laisseraller Benoîte, puisque Benoîte il y a, sansavoir exprimé de sa vieille tête toutes les révélationsqu’elle pouvait contenir.

» Seulement, nos deux volontés se trouvaientêtre là-dessus diamétralement opposées,et elle paraissait aussi résolue à se taireque moi à la faire parler. Aussi, pendant ungrand quart d’heure, avons-nous littéralementjoué à cache-cache ensemble, elle finassant,moi la ramenant droit au but, pour lavoir me glisser de nouveau entre les doigts,jusqu’à ce que j’enlève la position rondement,à la hussarde !

» Mon ami, si tu l’oses, défends encore lespetits doigts fins qui remuent si gentiment laporcelaine et qui savent apprêter un café sisucculent, c’est leur propre marque que jeporte au front, et mon antipathie contre mademoiselled’Erlange était une prescience !

» Mauvaises intentions, je ne dis pas, maisaction un peu vive, tu en conviendras, jepense, et surtout quand tu connaîtras la naturedu projectile employé. Il est lourd, massifet d’un noble métal. Devines-tu ? Non,bien entendu, et je te le donnerais en centque tu n’en serais pas plus avancé.

» Vois-tu dans un coin de ma chambre cettestatue de saint Joseph qui s’enfonce dansl’angle, semblant vouloir gagner sur le mur ?C’est un joli morceau bien fini, ciselé en pleinargent, que j’attribue sans hésiter à l’écoleitalienne et qui pourrait être signé Cellini,tant le travail en est exquis ! Voilà cependantl’instrument de mon malheur !…

» Pour que tu puisses comprendre comments’est produite cette bizarre attaque, revenonsde quelques jours en arrière, et figure-toimademoiselle d’Erlange alors si pénétrée desvertus de ce même saint, si croyante en lui,si pleine d’une vénération passionnée à sonendroit, que le plus clair de ses journées sepassait à ses pieds.

» Puis, tout d’un coup, sans raison apparente,soit déboire, soit lassitude, une scissionprofonde se produisant entre eux, et la jeunesuppliante passant brusquement d’un sentimentà un autre, devenant aussi ardente dansla colère qu’elle s’était faite humble dans l’humilité,et enfin, dans un accès de rage impie,jetant ignominieusement au dehors la statuerespectée.

» Ne plus la prier, c’était trop peu de choseencore ! Les vieux Sicambres ne sont pas lesseuls qui aiment à brûler ce qu’ils ont adoré,et d’ailleurs, comme la brave Benoîte me ledisait en soupirant : « Elle ne fait jamais leschoses à demi, ma fille ! » Jusque-là, rien àdire de cette façon d’agir. Je ne connais pasles griefs de cette jeune révoltée, c’était sondroit peut-être, et, en tout cas, c’était strictementson affaire ! Mais le plus triste, c’estque, tandis que se jouait cette scène intime,et selon le train ordinaire du monde, c’étaitun innocent qui s’apprêtait à payer pour lescoupables !

» Tu le devines, mon ami ; pour cette fois,l’agneau de la fable allait être moi-même, etl’heure où la plus malavisée des rêveries meconduisait dans ce chemin désert dont je t’aiparlé était aussi l’instant précis où mademoiselled’Erlange envoyait le pauvre saint à lavolée à travers la campagne, commettantainsi le double délit d’attenter à la vie de sonprochain et d’infliger le plus mortifiant destraitements à un objet d’église.

» Celui-ci, d’ailleurs, n’y mit nulle façon, etoubliant tout caractère sacré et pacifique, ilme décousit avec la maestria d’un éclat d’obusde profession. Et voilà comment, sans crimeappréciable que la société ou les dieux puissentme reprocher, j’ai été mis à deux doigtsde la mort, et je reste menacé d’un genouhors d’usage ou du moins fort déprécié, toutcela parce qu’une petite fille et une statued’argent ont eu maille à partir ensemble.

» Que te semble maintenant de mademoiselled’Erlange ? Ne crois-tu pas voir des griffespousser sous ses ongles roses, et seras-tutout à fait tranquille désormais durant lesheures où elle me veillera seule ?… J’attendsavec une curiosité que je ne peux te dire l’explicationqui ne pourra pas manquer de seproduire à ce sujet entre nous. Cette fièreamazone montrera-t-elle quelque confusion ?Rien n’est moins certain, et je rassembletoute ma décision pour me tirer de là avecles honneurs de la guerre.

» Je suis la victime, quand le diable y serait !Il ne faut pas qu’elle oublie cela ; et, si elleprend les choses par trop légèrement, j’arracheraimon bandeau comme on fait à la dernièrepage des romans d’Anne Radcliffe, etje lui montrerai ma plaie béante… »

27 mars.

Benoîte a parlé, M. Pierre sait tout ! MonDieu, que dire, et de quel air me présenter ?Voilà les mots que je me suis répété incessammenthier, sans jamais trouver que faire.

D’un côté, certainement, je n’étais pasfâchée que ce fût avoué. Les situations maldéfinies m’ont toujours été odieuses, et je merappelle le temps où, étant petite fille, je demandaisà ma tante « deux claques tout desuite », plutôt que la punition qu’elle meréservait pour le soir. Puisque cette foisencore j’étais sous le coup d’un blâme, jen’étais pas fâchée de savoir promptementce qu’il allait être. Mais la façon de meprésenter, le mot par lequel j’allais débuter ?C’était toujours ce qui ne me venait pas, oudu moins ce qui m’échappait, dès que j’approchaisde la porte fatale.

Dix fois dans l’après-midi, j’en suis venuesi près que je tournais à demi la serrure ;puis, toujours prise de peur au derniermoment, je me sauvais avant d’avoir achevémon geste. Il semblait en vérité que toutesmes idées restaient entassées dans la bibliothèque,dont j’ai fait ma retraite et machambre depuis quelque temps, car aussitôtque je m’y trouvais, les mots m’arrivaienten foule, je gesticulais avec noblesse, et lesphrases les plus propres à émouvoir un cœurhautain se pressaient sur mes lèvres. J’avançaisainsi jusqu’à un divan où je supposaisM. de Civreuse étendu, afin que la répétitionfût complète, et saisissant le coin d’un coussincomme je me proposais de le faire poursa main :

— Monsieur, disais-je d’une voie émue,pardonnez-moi, je vous en supplie ! J’ai faitune folie dont le remords me restera toujours,et à laquelle je ne peux pas encorepenser sans terreur ; mais voyez combien jesuis malheureuse, et dites-moi, je vous enprie, que vous ne m’en voulez pas trop !Jusque-là, je sais que je ne pourrais pasm’adresser une bonne parole, et je hais dene point vivre en paix avec moi-même, carles reproches que je me fais sont bien plusdurs que tous ceux que vous pourriez imaginer !

Le coussin attirait ma main à lui, baisaitcourtoisement le bout de mes ongles et medonnait l’absolution sans trop se faire prier.Là-dessus, je repartais pénétrée de monsujet ; mais, en passant ma porte, mon discoursse troublait déjà ; à la traversée del’antichambre il m’en échappait une moitié,et l’autre s’égrenait dans le reste du trajet,si bien que j’arrivais les mains vides à l’endroitdécisif…

C’est alors que je revenais d’un bond et,par un sortilège inexplicable, sur mon passage,mes idées se retrouvaient d’elles-mêmesse relevant des dalles, sortant des boiserieset rentrant toutes à leur place, de façonqu’en arrivant auprès du divan symbolique,j’avais reconquis mon aisance, et j’étais denouveau en mesure de l’attendrir par d’autrespropos analogues aux premiers, mais toujoursplus persuasifs.

Il fallait en finir pourtant ; le jour baissait,et je ne pouvais pas condamner M. deCivreuse à l’obscurité, faute d’oser entrerpour lui apporter sa lampe. Il était évidentque, tant que je réfléchirais ainsi, je repasseraispar ces mêmes alternatives ridicules, etil ne me restait qu’à me prendre moi-mêmeen traître.

C’est alors que, tête baissée, commeun objet qu’on lance, j’ai franchi la porte et,d’un trait, je suis arrivée près du lit, me fiantà mon étoile pour trouver ce mot heureuxdu début qui m’était si nécessaire et qui allaitvenir cette fois, je crois.

Mais M. de Civreuse, après m’avoir saluée,s’était mis à regarder derrière moi dans lefond de la chambre avec une persistancetellement singulière, se penchant pour mieuxvoir, dardant obstinément son œil sur laporte que, malgré ma préoccupation, je meretournai, saisie de l’idée que je traînaisavec ma robe quelque objet inattendu ouburlesque. Il n’y avait rien du tout, et, commeje le regardais toute surprise :

— Je vous croyais poursuivie, Mademoiselle,me dit-il tranquillement.

Puis il renfonça sa tête dans son oreilleravec un geste de soulagement, laissant retombersa paupière d’un air détaché, et sifort à son aise, si peu préparé aux explicationsémues que je lui réservais, que plusd’une audace en aurait perdu courage commemoi, je crois. Debout, immobile, avec la perplexitéévidente de mon regard, mes lèvresqui commençaient toujours des mots sansjamais les finir, et ma lampe que je ne songeaispas à poser, j’étais en pleine gaucherie,et j’aurais donné beaucoup à qui m’eûtassuré quelque chose de la superbe attitudede M. de Civreuse, ou tout au moins le placementnaturel de mes bras et de mes pieds,dont la conduite ne m’avait jamais paru sidifficile.

Quant à lui, il s’appuyait en arrière avecdes nonchalances majestueuses d’empereurromain, n’ayant nul mouvement maladroit àcraindre dans sa commode situation et jouissantinsolemment de tous ses avantages.

Cela ne devait pas durer longtemps ainsi,sous peine d’arriver au ridicule, et, d’ailleurs,cette froideur provocante agissait surmoi comme un coup de fouet. Puisqu’il nevoulait pas m’aider, ma foi, tant pis ! j’allaisparler tout droit au petit bonheur, et lui expliquerles choses sans plus de façons.

Et ce fut aussitôt fait que dit. J’avançaid’un pas encore et, mettant la lumière surla table :

— Monsieur, commençai-je rapidement,voici votre lampe, — c’était tout ce quej’avais trouvé de plus original comme début, — etje vous prie de croire à tous mesregrets pour le déplorable accident dontvous souffrez encore ; mais, en vérité, cen’est pas ma faute !

— Mon Dieu, je ne crois pas qu’on puissem’en accuser non plus, fit-il tranquillementen relevant le front et en me regardant.

— Je ne dis pas, balbutiai-je, perdant contenance.

Et comme il hochait la tête d’un air quisignifiait : « Allons, c’est bien heureux ! »je repris en m’interrompant vivement :

— C’est-à-dire que je sais bien quec’est ma faute, en réalité ; mais ce que j’entends,c’est que je ne l’ai pas fait exprès.

— Mademoiselle, je le crois, répondit-ilavec son sourire railleur.

— Car enfin, continuai-je en m’animant,comment pouvais-je savoir qu’il y avait quelqu’unlà ? C’est tout à fait à nous, ce chemin,et personne n’y passe habituellement.

— Mais c’est certain, répliqua-t-il avec lemême flegme ; c’est moi qui me suis rencontrélà absolument hors de propos, et dèslors que je me trouvais chez vous, vous étiezcomplètement dans votre droit. Les seigneursn’ont-ils pas haute et basse main sur leursterres, et chacun enfin n’a-t-il pas la libertéde vider ses querelles à sa façon et sanscrier gare ? C’est affaire à ceux qui passentde lever la tête et de parer les coups !

— Ah ! Monsieur, m’écriai-je alors, aucomble de l’indignation, vous me faites diredes sottises que vous savez bien que je nepense pas, et vous répondez bien méchammentau pardon que je vous demande !…

Et, comme je sentais que les larmes megagnaient malgré tous mes efforts, j’allaisme sauver quand il m’arrêta du geste et medit, en oubliant cette fois son insupportablefroideur :

— Mademoiselle, c’est moi qui vous demandepardon maintenant. Je suis un animal,et je voudrais me battre pour avoir faitpleurer la garde-malade dévouée qui veille sibien sur moi ! M’excusez-vous ?

Mais autre chose est de faire couler deslarmes ou de les arrêter. Je souriais, jerépondais : « Oui, oui, » avec ma tête ; maisc’était commencé et il fallait que ça eût soncours, et j’avais beau mordre mes lèvres,enfoncer sur mes yeux mon mouchoir, bienserré en petit tampon, y mettre la meilleurevolonté du monde enfin, je ressemblais à unefontaine.

De temps en temps, M. de Civreuse répétaitses excuses, et, ma foi, tout au fond ducœur, je n’étais pas fâchée de voir enfin dansce grand œil glacial un peu d’anxiété etd’embarras. Après tout le trouble qu’ilm’avait causé depuis quinze jours, c’était debonne guerre. Pourtant je n’y ai mis nullemalice, je me suis calmée dès que je l’ai pu,car je voyais combien cette attente le gênait,et, tous les deux, nous avons repris ensemble,dès que j’ai eu retrouvé ma voix :

— Alors vous ne m’en voulez pas ?

— Vous me pardonnez vraiment, alors ?

Je lui ai tendu la main, reprenant le fil demon programme où je l’avais laissé ; seulementil s’est contenté de la serrer tout doucement,et il a ajouté en riant, mais cettefois sans noirceur :

— Amnistie complète enfin, même pourlui, n’est-ce pas ?

Et il me montrait du doigt la malheureusestatue de mon saint Joseph, qui se retrouvepar je ne sais quel prodige dans un des coinsde la chambre.

J’ai rougi jusqu’aux yeux, augmentantainsi la chaleur de ma figure, que je sentaisdéjà brûlante, et où je devinais mon nez toutgonflé et déplorablement luisant ; et, commeje ne répondais rien, M. de Civreuse a eupeur que je ne me remisse à pleurer, et ils’est dépêché d’ajouter :

— Mais soyez tranquille, Mademoiselle ;je ne sais rien de la nature de vos griefs,je ne connais que la punition sans sescauses.

— Je le pense bien, lui ai-je répondu, caril aurait fallu lire à travers mon front pourcela. Je n’en ai rien dit à personne.

Il n’a pas insisté, et je suis partie pouraller mouiller mes yeux.

Le docteur, qui sort d’ici, est enchanté dufront de son blessé. Il dit que le mal disparaîtavec la rapidité d’un miracle ; mais, quantau genou, il m’a avoué en confidence qu’ilne voit aucun mieux jusqu’à présent, et quele temps et une immobilité absolue sont lesseules choses qui peuvent assurer une guérisoncomplète. Fasse le ciel que M. de Civreuseconsente à avaler de bonne grâce cesdeux amères médecines !

Quant à moi, c’est avec un soulagementque je ne peux pas dire que je reste à présentauprès de mon malade. Il n’y a plusd’explication pénible à redouter entre nous,et encore que son humeur n’en soit pas sensiblementadoucie, cela me met du moinsbeaucoup plus à l’aise.

Pour lui, il reste un peu sombre, toujoursfroid, et avec cette tendance à l’ironie quise fait jour à tout propos.

— Je suis né grognon, voyez-vous, medisait-il tout à l’heure, et, comme personnen’a songé à tirer cette mauvaise herbe enmon printemps, c’est maintenant un petitchêne dont moi-même je ne fais plus façon.

— Et vos amis, qu’est-ce qu’ils en disent ?lui ai-je demandé.

— Mais ils s’en accommodent généralement,ou bien quand ils sont las, ilsélaguent un peu.

— Ma foi, ils sont bien bons, n’ai-je pum’empêcher de répliquer ; à leur place, jechercherais un autre ombrage que ce petitchêne, il ne me semble pas sûr !…

Il a froncé le sourcil. C’est sa manièrequand il n’est pas content, et qu’il ne veutpourtant rien dire, et j’ai découvert que celasignifie en propres termes : « Allez vouspromener ! » Alors j’y ai été, et j’y suisencore.

En fin de compte, je suis comme ses amis,je trouve qu’il y a singulièrement à élaguerparmi les branches de ce chêne-là, et qu’il apoussé tortu, quoique vigoureux.

PIERRE A JACQUES

« Mon ami, connais-tu un argument à lafois plus banal et plus irrésistible que leslarmes ? C’est vieux comme le péché, tout lemonde en use, tout le monde aussi connaîtla simplicité du procédé, et cependant toutle monde s’y attendrit encore malgré soi. Èvea obtenu son premier pardon et scellé sapremière réconciliation de ce liquide bienfaisant,et mademoiselle d’Erlange, — soitdit sans comparaison, — a si bien fait tout àl’heure que non seulement la paix est signéeentre nous, mais encore que c’est moi-mêmequi ai demandé grâce.

» Imagines-tu un rôle tout ensembleplus ridicule et plus gênant que celui d’unhomme qui fait pleurer une femme, quandcette femme lui est tout à fait étrangère ?Les yeux dans son mouchoir, la voixinégale, ses explications coupées de grossoupirs et qui vous arrivent par fragments,il semble en vérité qu’on soit unbourreau, et on ne sait quelle contenanceest bonne à prendre. La regarder, c’estindiscret. Détourner la tête, c’est cynique ;on a l’air de dire : « Je m’en moque ! » et ilne reste qu’à jurer qu’on est le plus granddes misérables, et à solliciter humblementson pardon.

» Puis, je ne sais si tu sens ainsi, maistoute chose mal connue et rarement éprouvéeimpressionne davantage. Qu’on me parled’entailles ou de bras cassés, je sais ce quec’est, j’en ai eu. Mais ces pleurs, ce flotpressé, impétueux, ininterrompu, cela ressemblesi peu aux larmes que j’ai jamaisversées, larmes rares et toujours cachées,que je les regardais avec cette vague frayeurde l’inconnu, me demandant quand et commentils allaient finir, ce que mademoiselled’Erlange éprouverait ensuite, et si elle nerisquait pas de se fondre ainsi tout entièrecomme une naïade alimentant quelquesource vive ! Aussi étais-je prêt à toutes lescapitulations, et me suis-je tenu commeheureux de troquer grief contre grief, et delui donner mon entier pardon en échange decelui que je recevais d’elle.

» Il n’y a que ce pauvre saint avec qui ellene veut pas entendre parler d’accommodement !J’ai tenté de me porter médiateur,mais les faits ont dû être bien graves, carelle est restée froide, et je ne veux pas compromettreune paix si fraîche encore et si chèrementachetée par un zèle intempestif.

» Et moi qui faisais tant d’état de l’entrevue,qui me voyais si maître de cette tête folledans mon juste courroux, qui arrangeais sibien dans mon esprit toutes les vérités queje voulais lui dire et qu’il serait heureuxcependant qu’elle entendît une fois ! Tu ris,traître ! c’est bien hors de propos, je t’assure,et jamais je ne fus moins disposé à te faireraison !… Notre paix d’ailleurs n’est encorequ’une paix armée. L’entente est faite sur unpoint, sur un point seulement. Nous ne reparleronsplus désormais de la raison qui nousprocure l’avantage de ce tête-à-tête d’un moisauquel je ne peux pas songer sans frémir ;mais, à côté de cela, les causes de dissentimentne nous manqueront pas, je crois.

» Figure-toi toutes les oppositions dumonde : le blanc et le noir, l’eau et le feu, deuxchevaux perpétuellement lancés au galop etqui tournent chacun dans un sens, de façonà se heurter régulièrement à chaque tour decirque avec les horions que tu devines, ettu nous verras dans la grande salle boisée oùje me recolle comme le plus vulgaire desobjets d’étagère ficelé soigneusement jusqu’àsécheresse parfaite.

» Et encore, non, tiens, ma définition estmauvaise. Ne lis pas opposition absolue, carelle me ressemble, mon cher, et c’est là cequi m’en est odieux, je te l’ai dit déjà ! Onl’a habillée d’une robe, ornée d’une cheveluread hoc à laquelle je n’aurais pu prétendrequ’à l’époque belliqueuse des Mérovingiens,dotée d’une prime fleur de candeur et denaïveté qui évidemment n’est plus mon partage,et, à part cela, nous sommes frèresjumeaux. Or, pour une femme, tu me l’accorderas,il y a meilleur modèle à prendre queton ami, et elle gagnerait assurément engrâce et en charme tant ce qu’elle perdraiten similitude. Entre tous les genres, le genre« bon garçon » est celui qui m’a toujoursdéplu davantage. Je l’aimerais mieux rêveuse,coquette, prude, sujette aux vapeurs, tout ceque tu voudras, enfin, qui me permît d’étudierla variété sur le vif pendant ma réclusionplutôt qu’avec cette assurance joviale etcapricieuse qui se traduit par leshake handclassique qu’ont importé chez nous les mainsnerveuses et les coudes pointus des fillesd’Albion, et qui est la chose que je leur pardonnele moins, après leur laideur, toutefois !Tout à l’heure, au milieu de ses larmes, elleétait plus femme déjà. Ce qui n’est point pourdire que, pendant ce moment-là, je m’amusaisbeaucoup plus, ni que j’étais alors précisémentà mon aise ; mais j’aime le respectdes vieux usages, et je veux les jeunes fillestimides, soumises, un peu poltronnes aubesoin, un peu idéalistes, d’une octave plushaut que nous enfin, comme l’écart entre lesvoix masculines et féminines !

» Après cela, je ne m’en distrairai quemieux peut-être. Je partais en quête de paysnouveaux, de types étranges, d’individus originauxà étudier, et on prétend que ce queles Français connaissent le moins, c’est laFrance ! Étudions la France, mon ami, puisquenous y voici, et reçois les notes du voyageuravec la même bienveillance que si ellest’arrivaient des bords sacrés du Gange ou dessommets non moins sacrés de l’Himalaya.Elles auront du moins le mérite de plus defraîcheur qu’après ce long trajet, et quandon pense à toutes les jolies choses que Bernardinde Saint-Pierre savait découvrir surune seule feuille de fraisier, il faudrait queje fusse un grand maladroit pour n’en pasfaire autant dans un arpent et plus qui m’entoure.

» Mais me voici loin de mon affaire, jebroutille aux considérations philosophiquescomme un simple baudet au milieu du chemin,et l’équipage dans lequel je te conduisen cahote un peu, je crois. Tu veux l’histoire,n’est-ce pas ? Nous en étions restés aux larmesde mademoiselle d’Erlange, il me semble,et je gage que tu te figures bonnement qued’un seul mot j’allais les arrêter, comme jedois confesser que je les avais fait jaillir. Jem’excusais, c’était fini, et encore nous n’enétions qu’en plus parfait accord par la suite.

» Oh ! mon ami ! Dieu te garde de provoquerjamais une crise dont tu ne peux plus te voirmaître au bout d’un instant, car c’est terrible !On se sent petit devant un torrentdébordé, dit-on, parce que c’est quelquechose d’impossible à maîtriser qui vous côtoie…Que me diras-tu donc des larmes d’unejeune fille ! Endigue-t-on davantage cela ? Jeme faisais doux, je me faisais humble ; envérité, je devenais plat, et le flot coulait toujourspourtant, et c’était merveille de voirtoujours ce même petit mouchoir, largecomme la paume de ma main, tourné, retourné,pétri en tout sens, et suffisant encoreà la besogne ! Plié, il remplissait juste lecreux d’un œil, si bien qu’il fallait les tamponnerl’un après l’autre ; mais c’était faitd’un mouvement si prompt qu’on ne s’apercevaitpresque plus qu’il fût dédoublé, et,malgré la gêne que je ressentais, je ne pouvaispas m’empêcher de suivre curieusementcette admirable dextérité.

» Je dois dire cependant que mademoiselled’Erlange n’a point abusé de la situation ;elle s’est calmée aussitôt qu’elle l’a pu, m’atendu la main sans rancune, je crois, et, àma prière, s’est assise près de moi, au lieude se sauver comme elle en avait manifestementl’intention.

» Il me restait à réparer, et le quart d’heurede Rabelais de ma maladresse devait se solderpar beaucoup d’amabilités, je le sentais.Il me fallait faire des frais, causer, la distraire,ôter enfin à ma brutalité tout cequ’elle avait de trop violent, et… je ne m’ensuis pas trop mal tiré, je pense !

» Au commencement, de gros soupirsentrecoupaient ses paroles, de vrais soupirsd’enfant en détresse, et une larme qui reparaissaitde temps en temps au bord des cilsrappelait l’intervention du fameux mouchoir ;mais, peu à peu, elle s’est animée,si bien même qu’au bout d’un instant je lasuivais avec peine.

» Parler semble pour elle un plaisir extrême ;elle le fait avec vivacité, sans grandesuite, et comme s’il s’agissait simplementd’un exercice hygiénique pour sa langue. Lesquestions, les réflexions, les faits se précipitentdans un curieux pêle-mêle ; elle prendses idées à même le tas, sans trier, et lesjette comme on lance du grain à des moineaux :« Hop ! hop ! attrape qui peut ! » Je gage bienque la parabole du semeur de l’Évangile nel’a pas fait rêver souvent, et que ce qui seperd de grain aux broussailles du chemin ousur les roches arides est le plus mince deses soucis !

» Ne crois pas pourtant qu’il s’agisse d’unebavarde vulgaire : son intarissable animationest plutôt une surabondance de vie, sije ne me trompe, et elle dépense sa force là,faute de pouvoir l’employer suffisamment ailleurs,quoiqu’elle y prenne déjà peine pourtant,je t’assure ! Tout en causant, elle va etvient, lutine son chien, arrange et dérangele feu vingt fois dans une heure, si bienqu’elle l’éteint à moitié et remplit la chambrede fumée. Elle ouvre alors les fenêtres ens’excusant, et rétablit un bûcher dont lesflammes lèchent l’entablement de la cheminée,et qu’il faut arroser d’un seau d’eaupour nous garder d’un plus grand malheur.

» Assise, elle ramène successivement sesdeux pieds sous elle, à la turque, — commeson café, — et balance son buste en parlantde la manière la plus inquiétante pour sonéquilibre, qu’elle conserve cependant d’unefaçon merveilleuse, il faut lui rendre justice,et je soufflais à la suivre de l’œil.

»  — Je vous trouve fiévreux, me disait peuaprès mon docteur ; que se passe-t-il ? Est-ceque nous vous aurions nourri trop tôt, etfaut-il nous remettre à vous doser un bouillonde malade ?

»  — Dosez-moi plutôt ce feu follet ! avais-jeenvie de lui répondre.

» Mais, à tout prendre, vois-tu, Jacques,quatorze heures de solitude par jour, c’estbeaucoup quand on est pris par la patte : nemédisons pas trop des intermèdes.

» Notre conversation, très variée, m’a misun peu au courant de ce qui nous entoure,choses et gens.

» Le château dont je t’ai parlé, trop pompeusementpeut-être, n’est pas décidémenttout ce que j’en attendais, et, comme les décorsde théâtre, derrière la façade qu’ilmontre au public, il cache plus d’une déception.Sa splendeur date de Louis XIII et sadécadence de la Révolution ; ce qui prouve,te dirait M. Prud’homme, que le bonheur surcette terre dure plus que le malheur, contrairementà tout ce qu’on affirme à ce sujet,et ce qui signifie, je crois, tout bonnement,que cent ans est la limite extrêmependant laquelle des pierres consentent àtenir debout sans que personne les y aide.Quoi qu’il en soit, il a disparu déjà dunoble bâtiment une aile tout entière, unclocheton et deux tourelles.

» Elles ont croulé d’ailleurs sans violence,en tourelles de bonne compagnie, comme desgens trop las d’être debout, et qui s’assoientà terre faute de mieux. Puis le lierre qu’ellesavaient entraîné s’est remis à verdoyer, lesherbes folles et les giroflées, voyant qu’onne songeait pas à déblayer, ont commencéà fleurir, et, l’an d’après, les oiseaux y ontniché, trouvant l’abri sûr et le parterre odorant.

» Histoire de vieux murs, me diras-tu. Jeconnais ta ruine sans que tu me la décrives :elles se ressemblent toutes, ces décadencesde châteaux !

» Et la façon dont les propriétaires agissenten pareil cas se ressemble-t-elle aussi partout ?Et crois-tu que tu as vu beaucoupd’endroits où on fasse ce qu’on fait à Erlangedans ces circonstances-là ?…

» Quand les lézardes se multiplient partrop, que leur entre-bâillure prend l’airsinistre de gens qui poussent leur derniersoupir, et que les pierres hochent décidémentles jours de grand vent, chacun rassemble sesaffaires personnelles, ou réunit tout ce qui semanie sans trop de peine, et philosophiquementon transporte son bagage et soi-mêmedans une autre partie plus hospitalière et quitienne encore debout.

» Puis le premier ouragan a raison du radeauqu’on vient ainsi d’abandonner, il s’abatet devient le palais des hiboux et des fouines,pendant que les émigrants refont leur nid àcôté, s’accommodant des nouveaux espaces,découvrant des avantages ou des misères,et pas plus émus qu’une tribu de Gaulois quia décampé du matin pour changer de cieuxet de gibier !

» On a déjà quitté ainsi successivement latour du Sud pour la tour du Nord et l’ailedroite pour le centre, et si le centre fléchità son tour, — mon Dieu, avec ces neiges quil’écrasent, il faut s’attendre à tout ! — il resteraencore l’aile gauche remise à neuf plusrécemment, puis une tour, deux tours même,je crois, une chapelle et les communs.

» En voilà pour assurer le loyer des petitsenfants de mademoiselle d’Erlange et, à plusforte raison, la vie de cette tante mystérieuse,insaisissable, qui est encore une inconnuepour moi, et que je me prends parfois à croireun simple mythe.

» Tout cela est certainement le dernier motde la philosophie, si ce n’est pas de la démence,et pourtant c’est textuel. Mademoiselled’Erlange paraît même considérer lachose comme très simple. On dirait, à l’entendre,qu’elle parle du changement le plusinsignifiant, comme l’obligation de se déplacerdans un jardin quand le soleil vientvous chercher à l’ombre d’un massif, ouquelque chose d’analogue.

»  — Dame, puisque ça tombait, qu’auriez-vousfait ? m’a-t-elle dit en me voyant ouvrirde grands yeux ; vous seriez resté,vous ?

»  — Non, mais j’aurais restauré, lui ai-jerépondu.

»  — Avec qui ? Avec Benoîte et moi commemaçons et Françoise pour nous gâcher leplâtre avec ses sabots ?

»  — Qui est Françoise ?

»  — Ma jument, une bonne vieille bête quibutte pour rentrer dans son écurie et que jevous montrerai quelque jour. C’est ma troisièmeaffection.

»  — Mais ne trouvez-vous pas, pourtant,n’ai-je pu m’empêcher de reprendre, quec’est une pitié de laisser crouler ainsi unebelle habitation, et madame votre tante nele sent-elle pas ?

»  — Peuh ! a-t-elle repris en haussant lesépaules et en riant ironiquement, ma tantesait bien que le dernier pan de mur d’Erlangelui survivra, et, puisqu’elle est assurée d’unabri jusqu’à la fin de ses jours, qu’est-ceque vous voulez « qu’après » lui fasse ?

» Je n’ai pas osé insister : la question devenaittrop personnelle, et nous en sommesrevenus aux généralités. Très joyeusement,ma jeune interlocutrice m’a raconté commentelle avait meublé sa chambre, tirantde chacune des pièces ce qui y restait, etallant jusqu’à faire main basse sur les prie-Dieude la chapelle.

» Ainsi s’explique cette profusion monacaleet bizarre de stalles de religieux qui m’avaitfrappé à mon premier réveil.

» Elle appelle ça « ses chaises volantes », et,tout en parlant, elle les tirait l’une aprèsl’autre jusque devant mon lit pour me lesfaire voir.

»  — Elles sont toutes pareilles, ce n’est pasvarié, n’est-ce pas ? disait-elle en les tournant,mais c’est mignon à côté de mes canapés.Avez-vous vu les personnages de mescanapés ?

» Et elle s’attelait pour en tirer un jusqu’àmoi, le roulant d’un bout à l’autre de lachambre avec un affreux vacarme, et le ramenantcontre le mur avec la même rapidité.

» D’après tout ce que j’ai compris, le châteauest donc aussi désolé à l’intérieur qu’àl’extérieur, et je m’étonnais en me demandantquelle est la bande de pillards qui l’aainsi dévasté. L’insouciance et l’incurie n’yauraient pas suffi, et le temps n’emporte pasun mobilier sur son dos à lui tout seul sansque la misère l’y aide quelque peu. Cette idéeme tourmentait, car ma présence, dans cecas, pouvait être une lourde charge pourmes hôtesses, et je me promettais de m’enouvrir au docteur, quand mademoiselle d’Erlangea pris le taureau par les cornes, lisantmiraculeusement derrière mon front ce quim’occupait et le traduisant aussitôt avecclarté.

»  — Vous voilà tout soucieux, Monsieur,parce que vous nous trouvez moins riches quevous ne l’imaginiez d’abord ! s’est-elle écriée.Mais rassurez-vous ! s’il ne pousse point àErlange les quelques tables et chaises nécessairespour nous remeubler, nous y avonstous les légumes de la Saint-Jean, sanscompter poules et canards, et comme matante qui tient fort à son pauvre moi,trouve toujours moyen de ne point pâtir,il faut bien supposer qu’elle n’est pasarrivée au fond de son bas de laine, etque la disette ne nous menace pas encore.Puis, en définitive, dites-vous que vousauriez mauvaise grâce à vous tourmenterde cela, car ce n’est assurément pas votrefaute si vous êtes ici aujourd’hui, et il estassez d’usage en tous lieux qu’on hébergeses prisonniers.

» Cette franche explication m’a mis à l’aise,et je n’ai plus fait que m’excuser d’avoirdépossédé mademoiselle d’Erlange de sachambre, lui demandant en grâce de la reprendreet de me faire transporter ailleurs.Mais elle a refusé, m’a répondu « qu’ailleurs »ici était un mot prétentieux, et que, dureste, elle tenait à me voir demeurer sur lelieu même du délit pour en faire une sortede chapelle expiatoire.

» Tout ceci m’a fait comprendre plus d’uneétrangeté qui m’avait frappé dès le débutdans les inégalités de mon service de table,et je m’explique l’assemblage de cette porcelainede Sèvres, du grand verre de Venise oùmon vin me semble de l’or liquide, de l’argenteriemassive que je n’aime pas à voirmademoiselle d’Erlange manier trop près demoi, mêlées à la serviette de grosse toile biseet à ce couteau à treize sous qui complètentmon couvert.

» Hier, je m’escrimais avec, déchirant maviande comme un jeune chien, me servantsuccessivement du dos et du tranchant sansplus de succès, et tout près de m’impatienter.

»  — Il coupe mal, n’est-ce pas ? m’a ditmademoiselle d’Erlange, qui me regardaitfaire avec jubilation, et vous êtes tout encolère !… Attendez, j’ai quelque chose quifera votre affaire.

» Elle a couru à un tiroir et m’a rapportétriomphalement un petit poignard enfermédans une gaine d’ivoire très fouillé, qu’elle asorti d’un geste en faisant jaillir un éclairbleu, et avec une vivacité qui m’a fait frémir.

»  — Voilà, m’a-t-elle dit, il taille commeun ange : je m’en sers toujours pour mesplumes. Le voulez-vous ?

» Ainsi se compose mon couvert, mon ami,et tu as à présent une idée assez exacte demon abri, comme du personnel de mon entourage :la tante-fantôme, mon docteur, Benoîte,Un, et enfin mademoiselle Colette, car telest le nom de mademoiselle d’Erlange, qui abien voulu m’en faire part elle-même, ainsique des réflexions qu’il lui suggérait.

»  — Un drôle de nom, n’est-ce pas ? disait-elle :Col… Colette… Pourquoi pas Collerette ?Qu’est-ce que ça veut dire, et d’oùça peut-il venir ?

»  — Mais de la sainte du calendrier, jesuppose…

»  — C’est probable ! je n’y ai jamais songé !Je croyais qu’on avait imaginé ça pour moi.Mais vous la connaissez donc, sainte Colette ?Peut-être l’avez-vous priée contre les ragesde dent ? Il paraît que c’est souverain etqu’on est certain de la guérison en s’adressantà elle !…

»  — Je vous avouerai que non ! ai-je répondu ;d’une part, mes dents se sont tiréesd’affaire toutes seules jusqu’à présent, et, del’autre, votre insuccès me dégoûterait à toutjamais des neuvaines, car je n’aurais pas lafatuité de croire que je pourrais réussir làoù vous avez échoué si complètement.

» Elle a rougi jusqu’à l’extrémité de sesdoigts en détournant la tête ; mais, au boutd’un instant, elle a repris plus bas :

»  — Oh ! c’est que moi je demandais dutrès difficile ; c’est pour ça !

» Elle avait peur, évidemment, de me découragerpar son insuccès et de m’induireen tentation ou en révolte, et moitié pour sacandeur, moitié parce que je craignais del’avoir froissée, j’ai ajouté en manière deconclusion :

»  — Il est certain qu’il ne faut jamaisdésespérer de rien, et peut-être ce que voussouhaitez est-il beaucoup plus près de vousque vous ne le pensez !…

» Quant à sainte Colette, je ne crois quefaiblement à ses vertus, voilà la vérité ; maissi tu entendais parler d’une de ses célestescompagnes qui présidât au reboutement desfractures, mets-lui un cierge, mon ami, carje n’avance pas, malheureusement. »

28 mars.

Depuis quelque temps, une idée m’estvenue, et j’ai beau lui hausser les épaules enplein visage, lui montrer que je la trouveabsurde, elle reste là et s’implante chezmoi, si bien que je n’ai plus en tête autrechose.

Mais c’est si fou que, pour l’écrire, jeferme ma porte à trois verrous et que jetourne deux pages blanches, afin de mettrebien à part cette imagination ridicule.

A force de réfléchir à ma dernière aventure,de repenser à la violente façon dontj’ai traité mon pauvre saint, à ma colère, à cequi en est résulté, au jour enfin où M. deCivreuse a pénétré à Erlange, je me suisdemandé,… je me suis dit qu’il était possible ;…enfin il m’est entré dans l’idéeque peut-être saint Joseph avait exaucé mesprières malgré tout, et que M. de Civreuseétait le sauveur et le héros attendu.

Je sais bien qu’il ne venait pas à Erlange,qu’il ne pensait pas à moi, et qu’à présentencore ses façons ne sont rien moins quegalantes… Mais cette coïncidence pourtant !

Je demande de l’aide, et voilà que tout àcoup, dans ma vie murée, pénètre un hommejeune, original et intéressant, sinon aimable,et tout à fait du bois dont on fait les héros !N’est-ce pas un coup du ciel, en vérité ! Lamaussaderie et la fureur de ma tante m’ensont de sûrs garants, et ses assauts journaliersme montrent qu’elle pense comme moique le libérateur de Colette est arrivé.

Quand je me fonds en excuses devant mapauvre statue, que j’ai reprise, il me sembleque son œil me sourit comme jadis et qu’elleme dit : « Tu vois bien que tu désespéraistrop vite, et que je ne te trompais pas dutout ! » Puis, l’instant d’après, je me répèteque je suis folle, et la figure glaciale de M. deCivreuse me revient en mémoire. Il se souciede moi juste autant que de mon chien, et ilest aisé de voir qu’il s’exaspère de l’arrêt quil’attache ici.

Et pourtant si c’est écrit, il faudra bienqu’il y vienne, et même qu’il soit très contentd’être endommagé comme le voilà, par-dessusle marché, car enfin sans cela il passaitoutre !

Son aspect ressemble-t-il tout à fait à l’idéalde mes songes d’été ? je ne me rappelle plus,car à présent, quand je cherche à évoquerl’image de mon beau ténébreux, c’est la figurede M. Pierre qui vient devant mes yeux,et je ne remonte point aux premières pagesde mon cahier pour voir si je me trompe ouiou non, puisque je le trouve bien ainsi.

Son front, qu’on voit mal maintenant, estgrand et large évidemment, ses cheveux sontchâtains, coupés ras et dressés en brosse,son nez courbé est plutôt trop long, je crois ; sabouche est toujours serrée, et sa barbe enfinn’est pas tout à fait une barbe, mais pas rienqu’une moustache non plus, et je voudraisbien lui demander comment elle s’appelle aujuste.

Quant à la nuance de son œil, de ses yeuxplutôt, car je suppose que l’autre est tout pareilà celui que je connais, elle est singulière :ce n’est pas bleu, ce n’est pas gris, etrien n’y ressemble davantage que l’eau dessources où je me mirais l’an dernier. Touts’y trouve, jusqu’à l’ombre des nuages qu’oncroirait y voir passer de temps en temps, carla couleur en varie suivant ses émotions, etle ton pâlit ou se fonce à tout instant.

Son teint est brun, sauf depuis une raiequi coupe le front et d’où la peau est restéeblanche jusqu’aux cheveux, ce qui paraît toutdrôle. On croirait qu’on a peint la figured’une même nuance jusque-là et que, lacouleur étant venue à manquer tout à coup,on a laissé le reste tel quel.

Son caractère, par exemple, est brusque,peu aimable, et il a l’air d’un homme si accoutuméà faire ses propres volontés, quecelles des autres ne doivent plus compterbeaucoup.

Je me figurais bien un tyran aussi tyranpour tout le monde, mais je le voyais s’adoucissantdavantage à mon aspect…

D’ailleurs, quand j’ai bien rêvé ainsi, toutela folie qu’il y a à s’attacher à pareille idéeme revient. Jamais prince Charmant se fit-ilmoins charmant pour séduire la dame de sespensées ? et ne suis-je pas forcée de m’apercevoirque M. de Civreuse ne ressemble actuellementqu’à un dogue enchaîné, un doguesavant, très bien élevé, très au courant desbelles manières, mais qui ne s’amuse pasdu tout dans sa niche, c’est visible.

Et puis enfin, moi-même m’accommoderais-jede cette humeur sévère ? On diraitque, par un charme spécial, tout ce que jefais et tout ce que je dis est précisément lecontraire de ce que je devrais dire ou faire, etje procure au sourcil de mon interlocuteurle plaisir d’une incessante gymnastique, tantil s’élève souvent dans les vifs étonnementsque je lui cause. Or ce n’est pas pour êtreblâmée constamment qu’on attend depuisdix-huit ans sa liberté et un brin de joie…

Et pourtant la mère Lancien paraissaitbien sûre de son affaire en me promettant lesuccès, et elle a tant vu de choses, et moi sipeu !…

PIERRE A JACQUES

« Ah ! mon ami, que je t’attendais bien là,et que ta dernière lettre te ressemble donc !

» Tu t’enflammes, tu t’agites, tu bâtis toutun roman dans le vide, et tu me l’envoiesen train express, en me demandant si tu n’espas en retard et si tes félicitations arriverontavant ou après la cérémonie.

» Cet accident qui m’abat sur la grand’route,ce vieux château où on me transporte évanoui,cette jeune fille qui me veille nuit etjour, arrosant mon lit de ses pleurs, tout çate grise et te transporte ; tu me vois épris,fou d’amour, agenouillé aux pieds de mabelle, autant qu’homme qui a la patte casséepeut s’agenouiller, bénissant les cheminsimpraticables, parce que cette solitudeà deux est une joie, aimant mes misères,parce qu’elles m’ont donné l’accès d’Erlange,et l’hiver, parce qu’il fait notre nid d’aigleimprenable et inaccessible aux jaloux et auxcurieux.

» Eh ! mon pauvre Jacques ! je n’ai pas tontempérament de bois sec, ni ton envoléed’imagination, et tu dois te rappeler qu’autrefoisdéjà, quand nous allions dans lemonde tous les deux ensemble, j’avais descheveux blancs à côté de ta tête folle et dela fougue de tes caprices.

» Tandis que toi, comme un gourmand,dévorais dans une soirée une et jusqu’àdeux passions, t’éprenant parfois si violemmentde tes danseuses qu’après le cotillontu allais jusqu’à rêver mariage, c’est à peinesi je donnais mon cœur une fois la semaine.Et encore m’est-il arrivé d’un dimancheà l’autre, et parfois durant toute une quinzaine,de le sentir sans pulsations.

» Et tu veux, maintenant que je me suisbrouillé avec le genre humain tout entier,avec les gentils camarades du boulevardcomme avec les aimables mondaines, quandj’ai de tout par-dessus les deux yeux, quej’aille tomber amoureux comme un écolieret me charger d’une chaîne au moment oùje secoue mes épaules avec bonheur !… Non !non ! et, si tu veux la place, Jacques, foi deCivreuse, je te cède tout sans regrets, le lit àcolonnes, la gouttière de plâtre, et la petiteblonde par-dessus le marché !

» As-tu donc oublié déjà, mon pauvre ami,les deux années qui viennent de s’écouler ?Oui, évidemment, puisqu’elles n’ont été deta part qu’un long dévouement, et que tu asdû, avec ta délicatesse farouche, t’imputerà crime de t’en souvenir. Seulement, pourmoi, il n’en est pas de même, car il y a certaineschoses dont l’amertume vous reste auxlèvres, quoi qu’on fasse pour la chasser, etmes expériences ont été de ce nombre.

» J’étais si niais, vois-tu, si absurdementconfiant, si convaincu de tout ce qu’on medisait ! J’avais trente amis intimes, et je lescroyais tous solides, tous dévoués et sincères.

» Dans vingt maisons de Paris, on m’ouvraità grands battants les portes de l’intimité, etmoi, qui m’y croyais reçu en souvenir dema mère, j’y allais et j’y agissais comme sic’était sa main elle-même qui m’y eût présenté,sans l’ombre d’une arrière-pensée, etle seul évidemment qui n’eût pas d’arrière-pensée.

» Pauvre sot qui n’oubliais qu’une chose :c’étaient ces trois cent mille livres de rentebien solides, bien indépendantes, que jetenais à ma libre disposition dans mes deuxmains d’orphelin, et qui prenais pour moi,comme une bête, toutes les prévenances quine s’adressaient qu’à elles !

» Puis, un matin, la ruine brusquement, tute rappelles ? Mon banquier, un ami aussi,celui-là, versant tous mes capitaux dans desaffaires si peu avouables qu’il n’avait pointosé me consulter pour les y engloutir, etpartant finalement avec tout ce qui restaitpour édifier une nouvelle fortune dans lalibre Amérique, et aussitôt, presque du mêmecoup, ma nouvelle position se dessinant.

» C’est lent, le télégraphe, auprès des nouvellesqui se colportent de bouche en bouche !Quatre heures après ma ruine, j’étaisredevenu Pierre comme devant : chacunle savait, et au bout de huit jours j’étaisoublié ! Les événements se tassent si vite àParis ! A la suite de mon affaire, il y avait eula chute d’un ministère, un divorce prononcéà huis clos, dont tous les journauxavaient crié le fort et le faible à son detrompe, et tu penses si la vague qui m’avaitenglouti était au large !

» Mes intimités de famille se fermèrentavec ensemble. A quoi bon inviter un hommequi n’est plus un prétendant possible ? Et jem’aperçus seulement alors que, dans chacunde ces cercles choisis, la fille de lamaison avait invariablement entre dix-huitet vingt ans.

» Quant à mes amis, vois-tu, Jacques, ilsfurent tous parfaits ! Pas un qui ne traversâtjusqu’à deux fois une rue ou un boulevardpour venir me serrer la main en me voyantde l’autre côté de la chaussée, pas un qui neme témoignât sa sympathie.

»  — Ce pauvre Civreuse, quelle guigne !

»  — Quelle canaille que ce D*** : il est affiché,tu sais ? Et, à propos, fais-tu ta vente àl’hôtel Drouot ? La saison est excellente :c’est une chance, ça !

»  — Quel plongeon, mon pauvre cher ! Maparole, c’est à dégoûter de faire des placementsailleurs que dans sa paillasse !

» C’était gentil, tout ça, et ça m’allait droitau cœur. Mais, au bout de la quinzaine, mavente était faite, mon entresol loué, je n’avaisplus mes lundis, tu sais, mes réceptionsà table ouverte, et je ne soupais plus aucafé Anglais ; de plus, enfin, j’avais passé laSeine !…

» Poursuit-on une aiguille dans une bottede foin, et un homme qui se loge au Jardindes Plantes ? De bonne foi, non ! et en moinsde deux semaines, j’avais cette paix absolue,rêvée par bien des souffrances, mais qui,dans une grande ville où on a vécu heureux,s’appelle l’isolement plutôt que le repos.

» Mon histoire aurait pu finir là, et il neresterait qu’à mettre un point, sauf à ouvrirune parenthèse sur la lutte avec la misère,si pour mon bonheur, en plus de mes trenteamis intimes, je n’en avais eu encore unautre, un trente et unième que je n’avaisjamais confondu dans le tas, d’ailleurs.

» Plus malin que les autres, celui-là découvritma retraite ; une fois dans la place,il ouvrit bravement ma caisse, et, la trouvantvide comme il s’y attendait, passa mon brassous le sien et m’emmena chez lui, où il mecontraignit à partager sa vie pendant deuxannées entières !

» Et c’est que le tout n’était pas encore del’offrir, ami Jacques, permets-moi de te ledire une fois en face, puisque j’en ai l’occasion,c’était de le faire de telle façon quej’aie accepté d’emblée, et que j’aie vécu cheztoi en parasite durant tout ce temps, sansl’ombre d’une arrière-pensée.

» Ne te récrie pas, c’était bien en parasite,car tu sais comme moi ce qu’est le salairedu travail des gens qui en cherchent parcequ’ils en ont besoin, et qui en cherchent dujour au lendemain, sans avoir passé parcette filière administrative qui fait la gloirede notre France.

» Qu’est-ce que j’ai gagné au juste, je neme le rappelle pas ; mais si j’ai payé, bonan mal an, durant ces jours de peine, lequart du loyer de notre appartement et monblanchisseur, c’est qu’on m’a fait des concessions,j’en suis certain !

» Quel état embrasser, en effet ? J’étaispeintre à entrer sans conteste au Salon,quand je n’étais qu’un amateur ; mais jedevenais barbouilleur à ne plus tirer cinquantefrancs d’une toile de six mètres dèsqu’on soupçonnait que je la vendais pourm’en servir ! et, quant à la musique, il n’enfaut pas parler ! Guitariste, c’était charmantsous les balcons, mais comme professeur, ilne m’aurait manqué que des élèves !…

» Il me restait le choix entre le surnumérariataux finances, — trois ans d’espéranceset de rêves ambitieux qu’on fait en songeantaux appointements de quinze cents francs quicouronnent ce petit noviciat, — la diplomatieet les consulats, — sans la possibilité dem’acheter les bottes vernies et les gants fraisqui sont le nerf de la guerre là-dedans ; ouenfin le journalisme !

» A part cela, quand on a refusé de clouerson nom comme enseigne sur la porte d’untripoteur d’affaires, dis-moi un peu commentun galant homme peut trouver às’occuper dans Paris ?

» Aussi pensais-je à émigrer, et, sans toi,y a-t-il fort à croire que j’aurais suivi moncoquin d’homme à travers les mers. Mais tuétais là, et je suis resté, le cœur un peufroissé déjà, je t’avouerai, par tout ce quej’avais vu, mais loin d’imaginer le revirementsubit qui m’attendait encore et l’étude moralequi allait me permettre de compléter labête humaine sur le vif.

» Mon Dieu, je n’aurais eu qu’à ouvrir unedes pages de La Rochefoucauld, j’aurais vutout ça imprimé à l’avance. Mais qui est-cequi croit La Rochefoucauld, avant d’avoiréprouvé par lui-même ce que son amèresagesse dénonce ?

» Bref, je n’ai pas à te rappeler le dénouementde comédie qui me réveilla un beaumatin. Le tour de roue était complet, et laFortune me rapportait d’une main ce qu’ellem’avait pris de l’autre. Mon vieux fripon,plus riche que jamais, était mort intestat etsans enfants, et ses lacs de pétrole, revendiquésvigoureusement par toutes ses dupes,allaient nous rendre à chacun nos droits.Nos créances étaient bonnes, et on nousservit jusqu’aux intérêts de la somme : leséconomies bien involontaires que nousavions faites depuis deux ans !…

» Trois jours après, Jacques, tu te rappelles ?les félicitations et les cartes pleuvaientchez nous, et de nouveau j’étais en possessionde tous mes excellents compagnons. Il netenait qu’à moi de croire à un mauvais rêve,en vérité. Je m’éveillais, et tout ce quej’avais cru perdu rentrait à la fois par lamême porte : l’or et l’amitié.

» Pour cette fois, c’était trop ! Un peu depatience, et je m’y serais trompé, peut-être.Mais, du jour au lendemain, cette vie qu’onvoulait reprendre au point précis où elleétait restée : ce déjeuner accepté deux ansavant et qu’on me réclamait ; cette valse,vieille de deux hivers, jaunie sur un carnet,et qu’on voulait me rappeler ! c’était vil etc’était grotesque à la fois, si bien que j’enriais, le cœur soulevé.

» Me dérober seulement, c’était trop peu.On m’avait fait désabusé, méchant et cynique,et avec un plaisir mauvais j’entrai danstoutes les combinaisons, je caressai tous lesespoirs, je courtisai toutes les ambitions,pour faire la déception plus sensible le jouroù je briserais d’un coup toutes les ficellesdes pantins que je tenais dans ma main.

» Puis ulcéré, lassé, séparé forcément detoi par la maladie de ton oncle et l’hiverde réclusion qu’elle te préparait, trouvantfaibles tous les mots qui expriment la hainedu genre humain, je m’en fus possédé dudésir d’entendre mentir en chinois, enarabe et en hindoustani, comme je l’avaisentendu faire en français, afin de m’assurerdu moins que mon pays n’était ni en avanceni en retard sur ses contemporains.

» Et c’est le moment que tu choisis pourme prêcher l’amour, la paix du ménage et ladouce confiance qui en charme les heures !…

» Mon pauvre Jacques, tu es un grand fou,et mademoiselle d’Erlange, ne fût-elle paspire que les autres femmes, ce qui n’est pascertain, est du moins semblable à ellestoutes, ce qui est assez pour me faire fuir.

» Les preuves par lesquelles tu veux meconvaincre de délit amoureux m’ont fait passerun bon moment, pourtant.

»  — Tu es sans cesse avec elle, me dis-tu ;tu lui parles, tu la regardes, tu la traites deblonde fée : allons, Pierre, avoue que tu espris !

» Pour n’être pas avec elle, ai-je donc desjambes qui me permettent de m’enfuir,voyons ? Veux-tu que je lui parle en détournantla tête, et vas-tu voir dans les plaisantesfantaisies de mon premier réveil autre choseque les enjolivements ordinaires des voyageursqui racontent leurs aventures ?

» Quant à être blonde, mon ami, je n’ypeux rien, elle est blonde, et je te l’ai dit toutdroit sans penser à mal… Ceci me ramène à tesplaintes au sujet de mademoiselle d’Erlange : — Tume forces à la rêver, me dis-tu ; àpart ses cheveux, pas un indice, et tu t’attardesaux tapisseries, aux tours croulantes, auxfariboles enfin ! J’ai le cadre, je le sais parcœur, même. Mets-y le Greuze, je t’en prie !

» Le voici, et sincère d’une sincérité quemes yeux nullement prévenus, comme tuvois, peuvent te garantir absolue.

» Mademoiselle Colette est plutôt petite,ou du moins, sans l’être en réalité, elle le paraît.Cela tient-il à la finesse invraisemblablede sa taille, à sa tête, qui, comme celle desstatues grecques, est menue, ou à la prestesseet à la multiplicité de ses mouvements ?on ne sait pas. Mais il est certain que debout,dans ses rares instants d’immobilité, ellemonte droit et haut comme un bouleau quis’élance, et que je la regarde alors tout surpris.Où a-t-elle pris cette coudée de plus ?

» Puis, quelque idée lui passe dans l’esprit,elle part à droite ou à gauche de son pasglissé, et ce n’est plus qu’un elfe échappé debon matin du logis et qui rend visite à deshumains. Or, tu le sais, mon ami, les elfesn’ont ni taille ni âge.

» Le nez est court, fin et un peu gamin,l’ovale est joli, plein comme un beau fruit,et le teint ambré.

» Ne lis pas jaune, nous ne sommes pas auCambodge, c’est une peau transparente,sous laquelle luit perpétuellement un rayonde soleil. Le front est grand, la bouche bienfaite, et quant aux yeux, je te dirais bien volontiersqu’ils sont superbes, si tu devais leprendre comme il faut ; mais tu le prendrasmal, et tu verras des flammes et desélans de passion où il n’y aura qu’un signalementde passeport consciencieux, car unpasseport lui-même les remarquerait, j’enréponds, et même les émargerait tout courantaux « signes particuliers », tant ils ressemblentpeu à ce qu’on voit communément.

» Grands, superbement fendus, — autantsauter le pas ce soir, car je te connais, demaintu réclamerais, — ces yeux sont d’unnoir profond, intense, et d’où sort un éclairincessant.

» La paupière baissée, c’est le calme d’unenfant qui dort ; relevée, c’est fulgurant, eton croirait qu’une lumière intérieure éclairecet iris qui flambe.

» Le diamant noir existe-t-il ? Je n’ensais rien, quoiqu’on en parle souvent ; maisje crois que je me le figure assez bien maintenant.

» Le trait distinctif du regard est une mobilitéd’expression dont rien ne peut rendrela variété, et la vivacité générale se retrouvelà. A la lettre, on y voit courir les idées, etc’est bien un peu traître, ces grands yeux quipensent ainsi à livre ouvert.

» Les cils retroussés se baissent rarementet avec un battement large comme le coupd’aile d’un oiseau qui plane, car la lumièren’éblouit pas ce regard-là, et le soleil et luise fixent en camarades.

» Les sourcils sont nets et fins. C’est uncoup de pinceau pour lequel on ne s’est pasrepris à deux fois.

» Enfin, comme complément à ce mélangede grâce et de malice, figure-toi du côtégauche, au-dessus de la lèvre, une toutepetite fossette venue on ne sait d’où, qui secreuse à tout propos et hors propos, relevantseulement un coin de la bouche, de sortequ’elle ne rit que d’un côté à la fois et commeen contrebande, ce qui lui donne une expressionde gaieté inexprimable.

» Je ne te dirai pas que mademoiselle Colettea des pieds et des mains d’enfant, parceque je trouve la comparaison absurde. Vois-tu,pour terminer un corps élancé de jeunefille, ces deux gros pieds rebondis, aussilarges que longs, et ces petites pattespleines de trous qu’ont les marmots ; celafait frémir ! Mais les d’Erlange sont debonne race, et on s’en aperçoit.

» Somme toute, c’est une figure originale,remarquable sous beaucoup de rapports,devant laquelle tu jetterais des cris d’admiration,à qui tu dédierais un sonnet chaquesoir, et dont un peintre s’emparerait avecdélices, sauf à ne pas pouvoir la rendre tellequ’elle est. Je ne lui en demanderai pasmoins quelque jour la permission de m’yessayer, et ma première aventure de voyageaura la première page de mon album.

» Eh bien ! alors ? dis-tu… Eh bien ! est-onforcé d’aimer tout ce qui est beau ? Je tela détaille en artiste, comme je te décriraidans trois mois des palais, des fleurs de lotuset des almées, si toutefois les almées existentautre part que dans les ballets de théâtres ;mais si tu vas imaginer un nouveau romanà chaque nouveau visage que je te présente,j’en serai réduit à t’écrire en style nègre.« Bon petit voyageur, bien arrivé. Faitjolie traversée. Lui pas mal de mer. Trouvébelle case pour se loger. Embrasse petitfrère blanc. »

» Il faut voir le monde comme il est, monami ; personne n’y vaut grand’chose, quandje nous ai mis hors de page toi et moi, etnous méritons mieux que ces poupéesaffolées d’équipages, de diamants et de toilettesque nous connaissons. Aussi ai-je faitvœu de célibat depuis longtemps, en tonnom comme au mien ; nous nous suffironsà nous deux. Signe le contrat et ne rêve plusbleu.

» Quant à tes conseils délicats au sujet demademoiselle Colette, sois tranquille, moraliste ;si je suis de bronze, elle est de cristal ;et je ne sache pas d’ailleurs que mon aspectsoit pour enflammer actuellement. Et puis,que veux-tu qu’une créature qui rit ainsitout le long du jour puisse connaître au sentiment ?Ce n’est pas une femme, c’est uneclochette toujours en branle, et on jureraitque la vie que nous menons est la plus divertissantequi soit.

» Tu sais ce qu’elle est en réalité pourtant,et tout à l’heure, pendant que mademoiselled’Erlange sautillait dans la chambre, selivrant au petit branle-bas qui lui esthabituel, essuyant des porcelaines et des bibelots,que je suivais de l’œil dans ses doigtsavec la mélancolie qu’on éprouve en regardantdes condamnés à mort, et l’écoutantchantonner sans relâche, je n’ai pu m’empêcherde la questionner là-dessus.

»  — Mon Dieu, lui ai-je demandé, qu’elleest donc la chose qui peut vous égayer à cepoint, et qu’est-ce qui vous met toujoursainsi le rire aux lèvres ?

»  — Mais ma bonne humeur ! m’a-t-ellerépondu. Est-ce que ça vous ennuie ?

»  — Non pas ! Seulement vous m’étonnez,voilà tout.

»  — Il est certain que ça ne vous ressembleguère ! a-t-elle riposté vivement. Et,s’il m’est permis d’interroger à mon tour,qu’est-ce qui fait donc que vous ne riezjamais, vous, en revanche ?

»  — La souffrance, quant à présent, répondis-jed’abord sèchement.

» Puis, comme j’étais honteux de ce mensongeflagrant, et surtout du mouvementde dépit qui me portait à ce rappel trèspeu noble du passé, j’ai continué :

»  — Mais, en général, je suppose quec’est une humeur contraire à la vôtre.

» Elle a relevé ses yeux, qui s’étaient voilésd’un coup vif, et, souriant de nouveau, ellea dit :

»  — La mauvaise, alors ?

»  — Mon Dieu, oui, la mauvaise sans doute,au moins pour tous ceux qui regardent lerire comme le signe assuré d’un aimable naturel,et non pas comme une grimace ouune simple contorsion de famille, donnantraison aux gens qui affirment que nous descendonsdu singe.

»  — Du singe !…

» Elle s’est reculée avec un geste effaré,embrassant d’un coup d’œil rapide ses mainset toute sa personne…

»  — Je n’avais jamais entendu dire ça !Est-ce que c’est possible ? Est-ce que c’estvrai, Monsieur ? Comment l’a-t-on su ?

» Puis, comme elle me voyait secouer la tête :

»  — Non, oh ! que j’en suis aise, a-t-ellecontinué avant que j’aie pu placer un mot,car ce serait drôle, mais si dégoûtant…Voyez-vous ce qu’on éprouverait en rencontrantun babouin en cage et en se disantqu’il faut le vénérer comme un aïeul ! C’estbien assez de penser qu’on lui ressemblequand on rit.

» Elle a couru à une glace, si haut placéequ’elle monte sur une table pour s’y voir, etregardant sa fossette se creuser :

»  — Ma foi, c’est bien possible que ce nesoit qu’une contorsion après tout, a-t-elledit avec philosophie ; mais c’est si bon quandmême.

» Et elle s’est reprise à rire de plus belle,comme preuve de ce qu’elle avançait, ensautant à terre, d’un bond de gazelle, sansbruit et sans effort.

» Sa crédulité, comme tu le vois, est, commesa gaieté, le fait d’une véritable enfant, et elleest restée pendant un instant encore toute àson accès de joie ; puis, comme je demeuraistoujours sérieux, elle s’est assise, s’estcalmée et a repris plus bas :

»  — Peut-être, quand on est beaucoup plusvieux, beaucoup plus sage, enfin, n’aime-t-onplus ça, en effet ; mais je n’en suis pasencore là !…

» Ah çà ! Jacques ! me prend-elle pour unpatriarche, et t’es-tu aperçu depuis peu quej’aie grisonné et baissé à ce point ?

» Enfin, cela va te tranquilliser du moins,et te montrer qu’il n’y a pas péril en lademeure.

» Pour moi, c’est une tête folle, je te l’aidit, et quant à elle, en revanche, voiciqu’elle veut bien me considérer comme tellementsage et respectable qu’un peu pluselle me confondrait avec son grand-père lebabouin. Nous voilà bien à l’abri tous lesdeux.

» Sur ce, frère Jacques, n’invente plus deromans et dors sans rêver ; ma petite-fille etmoi te souhaitons le bonsoir.

» Mais surveille-toi, mon camarade ; tu voiscomme ça vous prend un beau matin sansqu’on y songe.

» Vous qui êtes si vieux… si vieux !…

» On découvre mon front ce soir. Quellemine va faire ma cicatrice ? J’y songe unpeu, je t’avouerai.

» Si la balafre est honorable, je m’en arrange ;mais si le trou rond et massif sentson coup de bâton ou de piédestal, je sommemademoiselle Colette et son exécuteur deshautes œuvres d’en redécoudre un peu ! Quediable ! on a son amour-propre, si vieux bonhommequ’on soit ! »

12 avril.

Dire que l’intimité progresse avec M. deCivreuse, non, pas plus aujourd’hui qu’hier.Il est à présent ce qu’il était à son premierréveil : poli comme un roi, mais bourrucomme un ours, et railleur en proportion,et nos moindres propos sont des escarmouches.

— Qu’as-tu donc toujours à te chipoteravec ton monsieur ? me disait Benoîte hier ;ça ne lui vaut rien, tu sais !

— Que veux-tu, ma vieille, lui ai-je répondu,il voit rouge et moi blanc… Je nepuis pourtant pas lui laisser dire des énormitésen l’approuvant toujours, rien queparce qu’il est malade, quand lui relève sivivement tout ce que je fais. C’est plus fortque moi !

Et c’est vrai, j’ai beau me prêcher chaquematin et chaque soir, me dire que, si j’étaisautrement, je lui plairais mieux sans doute,me jurer que je changerai le lendemain ; dèsque je suis là et que j’entends ce ton calmequi critique tout indifféremment, les gens etles choses, je pars malgré moi et je lui répondsavec toute la vivacité et l’indignationque j’éprouve. Ou bien encore, quand je suisassise auprès du feu, écoutant la neige fonduequi tombe à grand bruit depuis les gouttièreseffondrées, et qu’au lieu de ma solitudedu mois passé, je vois dans la chambrece visage brun, que j’entends cette voix sonoreme répondre ou me questionner, toutcela au milieu de ce soleil d’avril qui danseà travers les vitres, je me sens prise d’élansde joie si vifs et si fous que je me mets à riresans cause, sans pouvoir m’arrêter et metrouvant heureuse, heureuse !

Tout cela paraît absurde à M. de Civreuse,et c’est alors qu’il se met en campagne commehier, se démenant pour me prouver qu’iln’y a pas de quoi être fier, en vérité, quetoute cette bonne gaieté n’est que ressouvenirsde famille et d’éducation passée, etque nous rions comme les singes font desgrimaces, pas autre chose !

Est-ce par raillerie qu’il dit cela, pourm’effarer, ou parce qu’il y croit un peu ? Je nedémêle jamais qu’à moitié le fond des chosesquand il me parle, et, fût-ce dix fois vrai,qu’y puis-je faire ? Faut-il me priver de rireet de gambader à cause d’une ressemblancefortuite ou même naturelle, et ne dois-je pluscasser mes noisettes d’un coup de dent ouescalader les obstacles en trois bonds ? Voilàqui sent encore bien plus son cousinage !…

C’est un pédant que nous laisserons à sescritiques s’il continue, car j’ai oublié de l’enavertir et de poser tout bas la condition àmon saint dans le beau temps fleuri où je lepriais et où nous nous entendions tous lesdeux sur les dehors de mon sauveur ; maison aimera Colette comme la voilà, avec sonchien, avec ses défauts, avec son rire, avecses idées à elle et avec sa ceinture nouée àl’envers, ou bien elle retournera à ses affaireset continuera de décrocher des étoiles dansson petit coin, jusqu’à ce qu’elle mette lamain sur une bonne, une vraie qui n’ait pastrempé dans un seau d’eau pour y éteindretous ses rayons avant de lui arriver.

La vérité est que je suis furieuse, furieusenon seulement parce que M. de Civreuse nem’a point à gré et me trouve laide, sotte etje ne sais quoi encore ; mais furieuse surtoutparce que j’ai beau faire, je n’arrive pas àlui rendre sa politesse.

Parfois je suis prête à courir à lui et à luiaffirmer que, si son opinion n’est pas flatteusepour moi, la mienne est en tout semblable àson égard ; puis je me défie de ma langue. Aufond, je ne le pense pas du tout, et voit-onma diatribe se tournant tout à coup en compliment ?c’est à frémir !… Je ne sais pas sion arrive à dire du même ton ce qu’on sentet ce dont on ne pense pas le premier mot, etson oreille est bien déliée pour ne pas sentirla différence.

Alors je prends le parti de me taire, et,rentrée dans ma chambre, tous les huis clos,je me dédommage en interpellant rudementmon imagination et mon cœur :

« Voyons, leur dis-je à brûle pourpoint enles posant en face de moi, expliquez-vous :d’où vous viennent cette folie et cet engouement ?Que vous a-t-il fait, cet homme ? Iln’est pas aimable, à peine poli, moins beauque nous, assurément, et il est visible quenous ne lui revenons guère. Quel effort fait-ilpour vous le cacher ? Depuis trois semaines,a-t-il tenté un mot tendre ou galant,le mot n’eût-il que deux syllabes et pas plusde sens qu’un pauvre soupir ? Un de vous ensait-il là-dessus plus long que moi ? Parlez !…

Ni l’un ni l’autre ne dit grand’chose, mais,pour courte qu’elle est, leur réponse ne sediscute pas : « Il leur plaît quand même. »

Et voilà comment je me trouve penser àM. de Civreuse un peu, souvent, toujoursmême, je crois, sans être tout à fait satisfaitede lui cependant et sans comprendrecomplètement ce qu’il a au fond du cœur.

Parfois je me demande, en voyant les airsébahis dont il me suit au moindre mot, s’ilne sort pas comme moi d’un vieux châteaudésert et ruiné, où ses fossés et ses machicoulisl’ont gardé jusqu’à présent de la vuede toutes les femmes, comme mes créneauxm’ont préservée de tout contact avec âmequi vive.

Mais, dans ce cas-là, il y a longtemps qu’ilaurait passé son pont-levis, car sa sciencedes humains, pour n’être pas aimable, paraîtfort étendue, et il sait bien des choses dontj’ignore même le nom. De là des conversationsimpossibles, où je lui réponds sanssavoir au juste ce que je dis, où nous nousquerellons sans que je comprenne bien pourquoi,et pendant lesquelles je ne suis passûre qu’il sache toujours lui-même ce qu’ilveut.

Hier, par exemple, nous parlions des gensdu monde ; je lui disais combien je connaissaispeu de choses en dehors d’Erlange, etje le priais de me conter ce qu’on est et cequ’on fait à côté de mon trou.

Il a commencé aussitôt, mais s’est mis àfaire de telle façon la description que je luidemandais, que je l’écoutais abasourdie del’entendre traiter tous les hommes indifféremmentde misérables ou de scélérats…Était-ce un jeu, ou faut-il vraiment le croire ?Ce serait à ne plus oser poser le pied devantsoi : là un traquenard, ici un piège, plus loinune mine qui n’attend que votre passage poursauter, voilà l’ordinaire d’après lui, et surtout cela des fleurs, des sourires et des parolesengageantes qui vous tendent la main.

Est-ce à la lettre, et parle-t-il de minesremplies de poudre ? je ne sais ; et après avoirécouté religieusement au début, je n’ai pum’empêcher de me révolter.

— Mais alors, lui ai-je crié en bondissant,ce serait une caverne de voleurs que votremonde !

A quoi il a répondu fort tranquillement :

— C’est que ça y ressemble beaucoup, eneffet !

Et comme je m’exclamais, m’indignant, etlui demandant s’il était bien certain de cequ’il racontait là.

— Mon Dieu ! me dit-il, j’en parle commele voyageur qui décrit le carrefour où on luia enlevé sa montre et sa bourse ; voilàtout.

Est-ce que vraiment on l’aurait volé ? Jen’ai pu m’empêcher de lui demander encorecela ; et, sans sourciller et assez sèchement,il m’a répondu :

— Ma bonne foi et ma confiance, oui,Mademoiselle. Ne trouvez-vous pas que celavaille des doublons et une valise ?

Voilà mon hôte, et voilà ses bizarreries.Dans ces cas-là, que puis-je répondre ? Jereste confondue, et je suivrais plus facilementsa conversation s’il lui plaisait de latenir en chinois.

Somme toute, il me paraît peu sujet auxillusions, et si, depuis dix-huit ans, je menoie dans les chimères et l’idéal, je crois quej’ai trouvé mon barrage.

Point d’exception, d’ailleurs : nous ne valonspas mieux que les autres ; et, comme jenous mettais en avant, espérant un petit motde courtoisie pour les femmes :

— Peuh ! m’a-t-il dit, à chacun ses instincts.Les loups mordent, les tigres y vontà coups de griffes ! Croyez-vous que l’un soitbeaucoup meilleur que l’autre ?

Vraiment, on n’a pas l’idée de trancheravec cet aplomb, et le bon Dieu lui-même,qui tient la clef des cœurs, n’affirmerait pasainsi, j’en suis sûre.

J’enrageais de l’arrêter, de l’embarrasserau moins, de sorte que, me plantant devantlui :

— Et moi que vous ne connaissez pas,m’écriai-je, qu’est-ce que je suis alors ?

— Mon Dieu, fit-il avec un demi-sourire,en boutons ou déjà en fleurs, je ne sauraistrop dire, mais je crois bien que tous lesinstincts y sont !

En vérité, je l’aurais battu. Aussi, ne sachantà qui me raccrocher :

— Et M. Jacques, enfin ? demandai-je.

— Jacques !

Alors, changeant de ton à l’instant :

— Jacques ! ce sont tous les trésors,toutes les délicatesses, toutes les bontés, tousles courages de la terre réunis en un seulhomme !

Et, comme il reprenait haleine :

— Alors, c’est une exception, celui-là ?dis-je ironiquement.

— Précisément, l’exception qui confirmela règle.

— Qu’est-ce que ça veut dire, ça ?

— Oh ! mon Dieu, pas grand’chose envérité ! mais ça se répète. C’est une phrasequi court.

— Eh bien ! m’écriai-je avec mauvaise humeur,qu’on la rattrape une bonne fois etqu’on la mette en cage, puisqu’elle n’a pointde sens.

Je disais une absurdité, je le sentais bien,mais j’étais agacée sans savoir pourquoi.

M. de Civreuse se mit à rire sans répondre,et, recommençant où il en était resté, ilreprit le panégyrique de son ami. Il s’étaitredressé, il parlait vite : assurément, onlui avait mis une langue de renfort, et,pour la première fois, je le voyais animé…Et il était joli, ce Jacques, et bon, et beau !Vraiment, je finissais par m’intéresser àlui ; il me semblait qu’on me décrivait unde ces royaumes-fées où tout est parfait,les ruisseaux de sirop d’orgeat, les rochersde sucre candi et une petite pluieparfumée à la vanille pour les jours de chaleur !…Aussi, quand M. Pierre se laissaretomber sur son oreiller d’un air satisfait :

— Eh bien ! m’écriai-je avec conviction,je sens que je l’aimerais beaucoup, votreami !

Là-dessus il se retourna brusquement enfronçant son terrible sourcil, et me regardantdans les deux yeux :

— Croyez, Mademoiselle, me dit-il de sonton le plus mordant, qu’il en serait heureuxet fier !

Et moi, sans réfléchir une seconde, j’airépliqué à mon tour, non moins vivement :

— Mon Dieu, je le crois : n’est pas aiméqui veut, Monsieur !

Après cela un silence, un silence lourd etécrasant.

Y a-t-il, en vérité, plus singulier que cecaractère, et cette conversation s’explique-t-elle ?Voilà cependant l’ordinaire de noscauseries, et sans que je puisse comprendrecomment, trois fois sur quatre, elles finissenten disputes.

Cette fois, pourtant, pouvais-je mieux faire ?Après avoir supporté en toute patience saclassification galante, qui me rangeait parmides loups si je ne comptais pas dans destigres, je tombais d’accord avec lui dansl’éloge de son ami, et le voilà brusquementen colère.

Tourné contre le mur, l’air aussi étrangerà ce qui l’entourait que s’il tombait de lalune, M. de Civreuse s’était mis à siffloterallègrement une petite marche, en l’accompagnantd’un mouvement vif sur sa couvertureavec ses doigts.

Moi, lassée déjà de ce silence, je me remuais,cherchant quelque entrée en matièreet mordillant tous mes ongles l’un aprèsl’autre. Mais cela faisait moins de bruit quela petite marche, et, malgré moi, je suivaisla rentrée, toujours la même, dont le rythmesautillant me faisait battre la mesure sansle vouloir. « La,… la,… la, la, la, la ! » Ilétait impossible que cela durât, et, d’ailleurs,je me sentais en humeur de bêtises. A latroisième rentrée, je parlerai, me dis-je. Etcomme la troisième rentrée arrivait sans quej’eusse trouvé une seule idée, je tirai brusquementle croisillon de la table avec monpied, et tout ce qui la chargeait s’abattit avecun fracas atroce. Mais j’avais compté sans leflegme de M. Pierre ; il acheva paisiblementson trait sans se retourner, et, comme jemarmottais un peu confuse :

— C’est la table ; mon pied s’est prisdedans.

— Ah ! fit-il seulement.

Restait à réparer le désastre. Une tasses’était répandue dans la bagarre.

— Lèche, mon bon chien, dis-je à Un enlui montrant le liquide.

Pour le coup, M. de Civreuse s’arrêta, et,après l’avoir regardé faire :

— C’est la tasse où il y avait de la morphine,me dit-il tranquillement ; il va dormirjusqu’à demain.

Et il s’apprêtait à reprendre sa marche !

Mais ce n’était pas là ce que j’entendais ;je répliquai qu’il se trompait. La contradictionl’arrêta sur place ; il retourna latête pour me prouver que j’avais tort, etau bout d’un instant nous étions repartis.

Voilà le type de nos relations. Certes, lafleur de galanterie en est absente, et cependantj’y trouve un plaisir extrême. Bien plus,rien ne me fâche, rien ne me blesse, et mescolères perpétuelles s’apaisent si vite que lesoir, quand, rentrée dans ma chambre, jesecoue les cendres de ce feu pour y chercherune étincelle de rancune mal éteinte, tousmes souvenirs du jour en jaillissent commeun véritable feu d’artifice, et ce sont desfusées de joie et de plaisir que je fais sortirà la place.

Je ne gagne rien, pourtant je le sens bien ;mais dans l’avenir, dans un lointain brumeux,je me figure la revanche, et j’en ristoute seule à l’avance.

Oh ! monsieur de Civreuse, le jour où voustomberez à mes genoux, comme je vous ylaisserai, et comme vous regretterez alors letemps perdu, pendant que vous attendrezanxieusement ces sourires que vous auriezsi bien pu faire naître à ces heures-ci !…

Souvent, pourtant, il me fait parler de mavie à Erlange, de mon couvent, de ma tante.Hier même, j’ai cru qu’il irait jusqu’à mefaire des questions sur mes études. Un petitexamen d’histoire et de géographie. En quoije n’aurais pas brillé, assurément !

A mon tour, je l’interroge sur son voyage.Mon Dieu, les belles choses qu’il fera et qu’ilverra ! Aller partout où sa fantaisie le poussera ;n’attendre d’avis de personne ; chasserdes éléphants comme on attrape ici des moineauxaux gluaux ; escalader des montagnesen haut desquelles on se trouve avoir sa têteau-dessus des nuages et ses pieds en dedans,de sorte qu’on ne les voit plus ; ramer surle Gange, un grand fleuve sacré, — commequi dirait une rivière d’eau bénite cheznous, — où on rencontre tantôt des crocodilesaussi longs que des bateaux, et tantôtdes Indiens morts qui descendent le fil del’eau pour s’en aller en paradis, car c’est lechemin, paraît-il, et voilà le système desenterrements là-bas ! Se promener en palanquin,et trouver chaque matin dans leshuîtres de son déjeuner de quoi enfiler uncollier de perles, quel rêve, quelle vie !

Je n’avais qu’un cri en l’écoutant, crimuet, bien entendu : « Oh ! emmenez-moi !emmenez-moi ! comme domestique, commepage, comme cuisinière ou comme camarade,à votre volonté ! Je serai si facile, sibrave, si audacieuse, si dure à la fatigue,si heureuse de souper d’un rôti de chacal ! »

Mais comment dire tout cela ?

Lui, cependant, me voyant suspendue àses lèvres, les yeux brillants d’enthousiasmeet les mains serrées dans mon émotion :

— Ça vous paraît superbe, tout cela,n’est-ce pas ? me disait-il avec l’air habituelqu’il prend quand je m’enflamme…

Vraiment, à le voir, à l’entendre, on croiraitqu’il a vécu déjà deux ou trois vies aumoins, et que son quatrième essai l’ennuiecomme un vieux livre qu’on sait par cœur.A telle page, je trouverai ceci, se dit-il,et à telle autre cela : et voilà d’où vient sanonchalance pour toute chose, il n’a plus leplaisir de l’imprévu. Je ne vois que cetteidée qui explique sa morosité, et parfois j’aienvie de lui demander : « Faisiez-vous ceci,et pensiez-vous cela dans votre premièrevie ? » Mais il me croirait folle, sans doute,aussi je garde sagement pour moi mes petitesobservations, et je me contente de lui répondreen toute sincérité combien je l’envieet comme cette vie d’aventures me séduit.

— Bah ! vous en seriez bientôt lasse, medisait-il en haussant les épaules ; il n’y a nipompon ni hochet par là-bas !

M’en lasser, moi ! mais je trouverais çaadorable, je le sais, et d’ailleurs est-ce quej’en ai, des hochets, ici ? Si M. de Civreuseveut bien me les montrer, il m’obligera.

Moi qui ai toujours aimé l’impossible, qui,dans mon berceau, rêvais de la flèche doréequi tenait mes rideaux, parce que je la croyaisinaccessible, et qui depuis ai continué àsouhaiter de même toutes les flèches placéestrop haut !…

— Mais vous ne savez donc pas ce quej’aime ? disais-je à M. Pierre : je désire toutce que je ne peux pas faire !

— Comme les Malais de Timor, me répondit-ilen me regardant avec curiosité, quiadorent les crocodiles, parce que, disent-ilsfort judicieusement : « Un crocodile avale unhomme et un homme ne peut pas avaler uncrocodile. »

Je n’ai rien répliqué, mais le raisonnementne me paraît pas si bête, et ces Malais mesemblent assez logiques.

Quand on n’aime pas par préférence, c’estquelque chose encore de vénérer par frayeur,et si je savais le moyen de faire dire à quelqu’unqu’il m’adore, fût-ce dans la crainted’être dévorée, comme volontiers je me feraisMalaise !

PIERRE A JACQUES

« Mon ami, elle a de l’esprit, il ne faut pasle nier ; mais c’est son flamboiement et sonardeur même qui me font peur.

» Aimerais-tu une fusée qui, au lieu departir dans les nuages, te danserait perpétuellementdevant les yeux ? Moi, ça m’énerve etje clignote. Seulement, il faut être juste, lafusée a de belles couleurs et un jet hardi.

» C’est te dire que nous sommes en conversationsréglées, et qu’elle ne se contraint nullementdevant moi. Un patriarche, ça ne tirepas à conséquence, tu conçois !

» Mais commençons d’abord par mespetites affaires de coquetterie, si tu veuxbien. Elles ont tourné mieux que je n’espérais.La balafre descend les cheveux et coupele sourcil d’un air déterminé. Il n’y a rien àdire, et avec cela je peux revenir de la tourMalakoff si je veux : c’est irréprochable.

» Le bon docteur lui-même m’a contempléorgueilleusement. Vanité d’artiste bien excusable !…Puis il a convié tout mon entourage àvenir voir le modelé et le fini de ses raccords.

» Benoîte m’a complimenté à sa façon là-dessusavec sa naïveté habituelle, « C’étaitmieux avant, quoi ! c’est sûr ; mais pour dubien retapé, c’est du bien retapé ! » Et mademoiselleColette m’a presque fait l’honneurd’une faiblesse.

» Elle se penchait pour regarder, plusblanche que son mouchoir de batiste, etcomme je haussais mes sourcils pour luimontrer mon agilité :

»  — Ça bouge ! a-t-elle crié avec horreuren se tournant vers le docteur.

»  — Quoi donc ? lui a-t-il dit. La peau dufront ? Mais je l’espère bien, et la vôtre enfait tout autant.

» Elle l’a froncée et agitée en tous sens pours’en assurer ; puis, tranquillisée, elle s’estrapprochée, et comparant alors mes deuxyeux, celui fraîchement découvert et l’autre :

»  — Il est tout pareil ! a-t-elle soupiré àvoix basse.

» Et j’ai dû en conclure qu’elle m’avaitsupposé borgne ou louche jusqu’à cetteheure.

» Puis, l’émotion calmée, le docteur estparti, Benoîte est retournée à ses fourneaux,appellation emphatique, car on cuisineencore à Erlange sur l’âtre et le trépied denos pères, et nous nous sommes retrouvés,mademoiselle Colette et moi, dans notretête-à-tête habituel.

» Ce que nous y avons dit depuis quelquesjours, tu ne saurais le croire, et mes découvertessur ma jeune compagne se multiplient.

» D’abord, Jacques, voile-toi la face, maisj’ai dû arriver à cette conclusion qu’elle étaitd’une ignorance absolue. Une vraie petitecarpe. Seulement, tu perdrais ton temps situ essayais de l’en plaindre, et ta sympathieserait mal venue, car elle supporte cettelacune avec la plus aimable philosophie, eta fait de tout ce qu’elle possède de connaissancesune petite salade sans queue ni têtequi paraît lui suffire parfaitement.

» Elle a passé cependant deux années dansun des meilleurs couvents de Paris ; maisnous sommes de grandes bêtes, toi et moi,si nous imaginons que c’est de travail qu’ons’occupe dans ces endroits-là.

» De classe en classe, les intérêts varient.Des poupées on passe aux cerceaux, des cerceauxà la bibliothèque rose, de la bibliothèquerose aux mondanités, au pas depolka ou à l’esquisse illicite d’une valse enseignéesur le gazon ras des charmilles. Maisles études là-dedans ne sont jamais qu’unaccessoire, un comparse, une cinquième rouede carrosse.

» D’ailleurs, mademoiselle d’Erlange a sesidées là-dessus qu’elle m’a établies avec unelimpidité extrême. Pour sa part, elle n’a jamaispu retenir que ce qui avait trait aux gensou aux choses qu’elle aimait. Mais alors toutça, elle le sait à ravir. Quant au reste : bernique !Voilà son système.

» Ainsi son histoire de France, c’est trèssimple. Elle la prend à Charlemagne, « ungrand qui l’intéresse », et elle sait très bientout ce qui le regarde : la boule qu’il tientdans sa main, son épée, son grand pied etson neveu Roland surtout ! De là elle sauteà Henri IV, sa séduction suprême. Elle connaîttous ses bons mots, adore son profil etsa furia, mais s’embrouille un peu dans sonhistoire d’abjuration et de conquête. Puisqu’ilavait la France dans son berceau ennaissant, qu’allait-il guerroyer à son propos ?…Enfin Napoléon est son point final etson dernier enthousiasme… Depuis, dormons-nousou vivons-nous ? Voilà ce qu’ellene sait guère, et jusqu’au prochain grandhomme, elle est résolue à ne pas s’en occuper !…La pauvre enfant risque de chômerlongtemps, si j’en crois les jours présents ;que t’en semble ?

» Entre temps, elle place à la diable Bayard,Duguesclin, Jeanne d’Arc, et en général toutce qui se bat. Cela sert de virgules dans sesimmenses interrègnes, et je ne suis pas biensûr qu’elle ne les couronne pas à l’occasionl’un ou l’autre.

» Tu vois le procédé, il n’y a pas plus aiséet elle ne se borne pas à la théorie, elle l’appliquebravement et en toute chose ; aussi,en fait de géographie, ses antipathies internationales,qui sont nombreuses, se font-ellesjour nettement.

» L’Angleterre et les Anglais lui déplaisent,par exemple ! Sur sa carte, la Manche a untrait rouge que mademoiselle d’Erlange nedépasse jamais. Tu juges si le Rhin est barréderechef, et comme les Italiens ne lui agréentpas plus que les premiers, la même ligne fataleondule sur la crête des Alpes… En revanche,elle s’en va jusqu’en Russie pours’intéresser à ses amis les Slaves, et je croisqu’elle se doute de plus d’une particularitéde la terre de France.

» Maintenant, dis-lui que le Parnasse estune colline qui fait face à Montmartre, tu nel’étonneras nullement, et elle mélange lesdépartements, les villes, les chemins de feret les rivières avec la plus joyeuse aisance.

» Ajoute à cela des fragments de connaissancesvariées qu’elle a recueillies on ne saitoù, des vers en masse, quelques idées politiques,des anecdotes du temps du roi Guillaume,une façon de faire les additions pourlaquelle on casserait aux gages le plushumble des apprentis savetiers, un aplombmerveilleux et une extrême vivacité de compréhension,et tu auras l’idée d’un assemblageà donner la jaunisse à un pédagogue,mais qui transporterait d’aise un fantaisiste.

» Pour moi, qui ne suis ni l’un ni l’autre, jecontemple, je jouis, je me carre dans monfauteuil de balcon, sans oublier toutefois dete passer l’autre bout du téléphone, heureuxcoquin que tu es !

» Ne doutant de rien, d’ailleurs, et éprised’impossible, je lui proposerais demain departir pour l’Inde à ma suite, qu’il y a dix àparier contre un qu’elle accepterait… Etcela dit sans la moindre fatuité, car je necompterais pour rien dans l’affaire, c’est évident.Mais voir des crocodiles, des serpentsà sonnettes et autres gentillesses, conçois-tule plaisir ? Elle ferait la route à la nage pourcela.

» Il est incroyable de retrouver chez toutesles femmes ce même besoin d’émotions etd’aventures qu’elles prisent plus haut quetout autre plaisir, et qui leur ferait pourtantéprouver une frayeur mortelle s’il se réalisait.

» Vois-tu mademoiselle Colette face à faceavec une mâchoire d’alligator qui la regarderaiten bâillant ; la pauvrette s’enfuirait, s’illui restait des jambes toutefois, en poussantdes cris affreux. Et cependant elle n’imaginepas à l’heure actuelle de bonheur comparableà celui de voir de près ces lézards quisanglotent le soir, avec le ton plaintif d’enfantsau berceau, à ce qu’elle a entendu dire,mais qui à leurs heures, tout marmots qu’ilssont, avalent leur homme comme des gaillardsqui ont fait au moins leur seconde dentition,si je suis bien renseigné.

» Je m’efforce de la désenchanter ; maiselle est décidée à voir tout en beau, et il y atant de bleu sur sa palette que je désespèred’y mettre mon point noir. Tu cries à l’indignité,à l’abomination de désillusionnercette rêveuse !… Eh ! pourquoi ne veux-tupas que j’apprenne à cette enfant que l’eaumouille et que le feu brûle ? elle serait capablede ne pas vouloir les suspecter et d’ymettre la main pour essayer. Tranquillise toi,d’ailleurs ; elle ne perd ni le boire ni lemanger à suivre mes prêches sceptiques, etje voudrais que tu puisses la voir goûter ;c’est un spectacle réconfortant.

» A quatre heures sonnant, au premiercoup de l’horloge, une vieille patraque quimarche à son gré, avec le plus grand méprisde l’exactitude, et que mademoiselle Coletteremonte elle-même tous les quinze joursdans les combles du château, elle se lève etdisparaît en courant. Au milieu d’une phrase,à la moitié d’un mouvement, perdue dansl’exploration de ses ruines, elle part demême ; c’est toute affaire cessante ; et lesnaufragés de laMéduse n’iraient point à laprovende d’une autre allure.

» Cinq minutes avant, elle n’y songeaitpas ; mais à quatre heures, c’est une défaillance,une fringale ! et, si l’aiguille dépassaitle quart, tout serait perdu.

» Les premiers jours, j’attendais son retoursurpris, anxieux, et croyant toujours à unecatastrophe qui avait motivé cette fuite ;mais au bout de cinq minutes, elle rentraitde son pas léger, un pan de sa robe relevépour porter ses provisions, elle se rasseyaità sa place et reprenait tranquillement laconversation où elle en était restée, tout endégustant son repas ; et quel repas !

» Régulièrement, je le dis à sa louange,elle m’offre de le partager, mais elle en vientsi bravement à bout toute seule, que je meferais scrupule d’y toucher, et je la regardecasser ses noisettes d’un coup de dentcomme un joujou de Nuremberg, mangerdes prunes sèches qui ressemblent à ducaoutchouc fondu, ou des espèces de galettesen pâte molle qui se tirent en grandes languettesblanches.

» Une fois seulement j’ai accepté ses politesses.Des plis de sa robe, outre un énormemorceau de pain, elle avait sorti successivementcinq pommes rouges. Cinq pommes !comprends-tu ces estomacs de jeunes fillesincapables d’achever un bon beefsteak saignant,et qui réduisent cinq pommes en quelquesminutes ?

» A sa première offre j’avais refusé, et, sansinsister davantage, elle s’était mise à sonaffaire. Consciencieusement, avec la laine desa robe, elle faisait briller chaque fruit avantde le manger, le frottant, le refrottant et nele mettant sous sa dent que quand ses yeuxnoirs se reflétaient dans ce singulier miroir.Je la suivais, amusé par son manège, m’intéressantaux taches qui résistaient, et si occupéd’elle qu’au troisième fruit elle s’aperçutde mon attention. Y avait-il dans monregard une lueur de convoitise ou le crut-elleseulement, je ne sais ; mais me tendanttout à coup la main :

»  — J’en ai cinq aujourd’hui ; vraiment,vous pouvez en prendre une, me dit-elle avecgravité.

» Et, comme je ne répondais rien, étourdide cette munificence :

»  — Je vais vous la faire briller, ajouta-t-elle.

» Et toujours du même pli de ses draperies,avec une ardeur qui lui faisait monterle sang aux joues, elle amena la pomme aupoint voulu, puis me la tendit.

» Je la mangeai, comme tu penses, avec unereconnaissance proportionnée au bienfait :mais ce fruit symbolique m’inquiétait, etd’un œil anxieux j’ai cherché le serpent sousles meubles. Il n’y était pas, fort heureusement…du moins en apparence.

» Cela me remet en mémoire une appréciationphysiologique de mademoiselle Colette,qui t’amusera, j’en suis sûr, et te complèterason bagage scientifique.

» C’était hier, à l’heure fatidique dont nousparlons. Au coup de quatre heures, elle étaitpartie, et le quart avait sonné sans qu’elleeût reparu. Vois-tu cette anomalie : quinzeminutes pour composer son festin ! Qu’allait-ellerapporter, juste ciel ! Je ne quittais pas laporte des yeux… Cinq minutes plus tard, ellereparut les deux mains pleines et la démarcheposée, avec l’air de porter une relique.Un instant j’eus l’idée qu’elle ramenaitson Saint-Joseph avec elle, et que la paixétait faite entre eux ; mais il s’agissait biende cela, ma foi ! L’objet de tant de soins étaitune portion de pain brûlant qui fumaitentre ses doigts, — un chanteau, comme ondirait ici, — de la valeur d’un quart demiche à peu près, et au milieu duquel, dansla mie pâteuse où était ménagée une fente,un lit de crème épaisse et jaune se fondaitavec un fumet des plus succulents.

»  Elle poussa un soupir de soulagement ens’asseyant, branla la tête d’un air confiant etme montra l’objet en me disant à mi-voixavec une grimace expressive :

»  — Ça brûle !

» Puis incontinent, elle attaqua ce fabuleuxrégal, mordant et soufflant tour à tour.

»  — Mais, ne pus-je m’empêcher de luidire, vous n’allez pas manger ça ?

»  — Si fait. Pourquoi pas ? c’est excellent.

»  — Peut-être, mais c’est lourd comme duplomb ! Vous aurez mal à l’estomac.

»  — L’estomac, répliqua-t-elle avec un airde supériorité : qu’est-ce que vous voulezque ça lui fasse ?

» Et elle se renversa pour rire à son aiseà cette idée que cette demi-livre de pâtechaude pût incommoder son estomac !

»  — Mon Dieu ! ça peut l’ennuyer à digérer,répondis-je seulement.

» Puis, comme elle ouvrait des yeux immenses,la pensée me vint qu’elle ne savaitpas du tout de quoi je parlais, et, appelantà mon aide la description classique de monenfance :

»  — L’estomac, repris-je, d’un ton doctoral,est une sorte de poche qui a la formed’une cornemuse. Son extrémité renflée estplacée dans la partie gauche et supérieurede…

»  — Oh ! bien, dit-elle en m’interrompantsans façon, ce n’est pas du tout comme çaque je le vois, moi !

» Et, comme le pain brûlait décidémentpar trop, elle le posa sur ses genoux, etsans se faire ; prier :

»  — Voici, reprit-elle, comment je me lereprésente. Je vois un vieux bonhomme toutpetit, tout cassé, en habit noisette, avec uneperruque à marteaux et un jonc à pommed’or, qui va et vient perpétuellement dansune petite chambre. Au milieu, une grossecheminée par où dégringole tout ce qu’on luienvoie, et près de laquelle il se précipite dèsqu’un chargement arrive. Il se baisse, trie,regarde, se frotte les mains quand ce qu’ilreçoit lui semble bon, hausse les épaules etse fâche quand ça lui paraît mauvais : « Lesniais, les imbéciles, que m’envoient-ils là ?marmotte-t-il. Qu’est-ce qu’ils veulent quej’en fasse ? » Et il pousse tout cela du pied dansun coin où on met les choses qui ne serventà rien et où ira peut-être mon pain chaud,c’est possible ; mais voilà tout le dommage.Quant à une poche et à une cornemuse,je n’ai jamais entendu parler de ça, et je neveux pas m’en occuper. Mon petit vieuxsuffit à la besogne, nous nous entendons àravir, et, s’il fronce un peu le sourcil lesjours de fruits verts, il a eu la politesse dene jamais m’en rien dire : pourquoi changerais-je ?

» Le pain ne fumait plus, la croûte fendillaiten se refroidissant, et la crème sentaitmeilleur que jamais : mademoiselle Colettele reprit délicatement du bout des doigts etacheva son goûter sans prononcer un mot,persuadée qu’elle m’avait convaincu del’existence de son petit homme. Voilà salogique.

» Du reste, à l’entendre raconter sa vie, sesoriginalités s’expliquent. Je l’interrogeaishier sur son enfance, cherchant dans sonpassé la trace d’une gouvernante, d’un professeur,d’une direction quelconque enfin,et, comme je ne voyais rien qui y ressemblât :

»  — Qui donc vous a élevée ? ai-je fini parlui demander.

»  — Moi, mais personne ! m’a-t-elle répondu ;j’ai poussé à ma guise comme j’aivoulu. Dieu merci, c’était bien la compensationde ma solitude.

» Et elle esquissait en l’air avec sa main legeste de quelqu’un qui pousse comme ilveut…

» Vois-tu cette éducation ? cette petite fillegrandissant comme la folle avoine entre sondogue et sa vieille bonne, plus esclave encoreque son chien, et avec vingt-quatre heureschaque jour pour faire des bêtises à sa satisfaction !Je conçois maintenant l’affairequi m’a procuré l’avantage de sa connaissance :de la pensée à l’action, il n’y a évidemmentpour elle que le temps matérield’accomplir sa fantaisie. Elle ne connaît nulautre obstacle.

» Il y a pourtant des heures mélancoliquesdans cette existence qu’elle raconte sans uneréticence, et la tante que tu sais est uneaffreuse bonne femme qui vient de me donnerun échantillon de son humeur, et nous a faitune sortie dont toute notre petite sociétéest encore ébranlée et dont la trace restera.

» Il y a deux heures à peu près, je regardaisUn à qui mademoiselle Colette faisait exécuterles tours les plus variés de son répertoire,ne dédaignant pas de prendre partelle-même de temps en temps aux exercices,quand la porte s’ouvrit brusquement, et unefemme entra. Grande, sèche, osseuse, d’unelaideur à discréditer Croquemitaine si ellese mettait jamais en tête de lui faire concurrence,elle s’annonça elle-même d’unevoix qui remit instantanément sa jeunenièce sur pied, et qui fit bondir le chien devantsa maîtresse, qu’il gardait en montrantles dents.

»  — Monsieur, je suis mademoiselle d’Épine !me dit-elle. — La bien nommée, pensai-jeà part moi :

» Puis, à haute voix :

»  — Mademoiselle, j’ai l’honneur de vousprésenter mon respect, répondis-je.

» Mais elle s’en inquiétait bien, de monrespect !

»  — Il y a un mois, continua-t-elle, quevous êtes arrivé chez moi, tombant on nesait d’où, et, comme j’ai pensé, Monsieur,que vous étiez actuellement au terme de votreséjour, j’ai voulu vous voir une fois avantvotre départ.

» Arrivé me sembla fort, séjour plusencore, et tu conviendras qu’on ne met pasplus proprement les gens à la porte ; mais,avant que j’aie pu répliquer un mot, mademoiselled’Erlange s’était redressée :

»  — Dites chez nous ! cria-t-elle, et mêmechez moi, car M. de Civreuse est dans monaile, vous le savez bien, et, quant à la façondont il est « tombé » ici et que vous avez oubliée,paraît-il, je vais vous la remettre enmémoire. J’ai blessé monsieur à la tête enlançant quelque chose dehors, alors qu’il passaitsur le chemin, ne songeant guère à nous,je vous assure ! et Benoîte et moi l’avonsentré dans la cuisine, demi-mort. Puis, tandisqu’elle préparait cette chambre, et que moije le gardais en bas, j’ai juré, agenouillée àcôté de lui, de le soigner, de le guérir etd’obtenir mon pardon. Vous souvient-il, àprésent, ma tante, de toutes ces choses queje vous ai dites une fois déjà ?

»  — Je ne me souviens que de ceci, répondit-elleavec fureur en marchant sur la jeunefille, c’est qu’une fois déjà, en effet, je mesuis élevée contre ce rôle de garde-maladeque vous remplissez ici dans des circonstancesinqualifiables, et que cette fois je saurai bienvous forcer à le laisser !

»  — Que ne vous en êtes-vous pas chargée ?riposta mademoiselle Colette. Il y avaitplus d’une place près de ce lit, je crois !

»  — Lit que j’aurai d’ailleurs quitté avantce soir, soyez-en certaine. Mademoiselle !m’écriai-je à mon tour, et que je n’auraisjamais consenti à occuper un seul instant,quand j’eusse été plus qu’à demi mort, sij’avais pu soupçonner que j’y étais reçucontre le gré de quelqu’un ici !

» J’étais hors de moi. Les insolences mebrûlaient les lèvres, et je ne sais en vérité cequi m’a retenu de sauter à terre à l’instant.Assurément, ce n’est pas la présence de cettefemme, et, si elle eût été seule, je crois bienque je me serais vengé en effarouchant sapudeur par ce spectacle inattendu !… Maiselle n’était pas seule…

» Elle ne répondit pas, d’ailleurs, un traîtremot à ma protestation, et se tournant vers sanièce :

»  — Vous voilà forcée à l’obéissance parun plus sage que vous, dit-elle seulement.

» Puis, jugeant que c’était besogne faite, elles’en fut vers la porte, de son grand pas dégingandé,comme une frégate démâtée dont ontire sur le sable la carcasse hors d’usage etqui cahote à chaque rocher.

» Mais elle n’était pas à mi-chemin qu’unquatrième personnage entrait en scène !c’était mon docteur qui arrivait comme uneflèche, les sourcils froncés, la lèvre mécontente,et qui l’arrêta par le bras sans façon.

»  — Qui est-ce qui parle d’obéissance dansla chambre d’un malade quand le docteur n’yest pas ? dit-il rudement.

» Il avait écouté derrière la porte et ne s’encachait pas.

»  — Vous, continua-t-il en se tournant versmademoiselle Colette, vous êtes à votre placeici. N’en bougez pas. C’est moi qui vous y aimise, c’est moi qui vous y garde, et j’en faismon affaire ! Vous, Monsieur, me dit-il, vousn’avez pas oublié, je pense, notre premièreconversation ; vous savez comment j’entendsla responsabilité ! J’ai votre parole,et vous ne quitterez pas Erlange que je nelève moi-même votre écrou. Vous, enfin, Mademoiselle,ajouta-t-il en regardant lavieille fille qu’il n’avait pas lâchée, je vaisavoir l’honneur de vous offrir mon braspour vous reconduire jusqu’à votre chambre,et je vous conterai en route quelquesparticularités sur les fractures dont vous meparaissez mal connaître les effets, et qui vousintéresseront, j’en suis certain.

» Et, entraînant mademoiselle d’Épine, abasourdie,et à qui il souriait avec aménité, illui fit traverser toute la chambre ; sur leseuil, il s’arrêta :

»  — Et notez, dit-il en se retournant et ennous regardant, que mademoiselle d’Erlanges’est méprise de moitié tout à l’heure. Cen’est pas une aile qui lui appartient ici,c’est le château tout entier, les ruines et lereste !

» Puis ils sortirent.

» Te dire que je rugissais intérieurementserait faible ; ma main esquissait de vaguesmoulinets, et j’enrageais de m’en prendre àquelqu’un. Mais quoi, si barbue que fût monadversaire, le sexe dont elle se prétendait lamettait hors d’atteinte, et j’ai vu cependantdes grenadiers qui passeraient pour dameretsau prix de sa carrure !… D’ailleurs, l’idée demademoiselle Colette me revenait ; l’algaradeétait plus rude encore pour elle.

» Je me tournai de son côté, pensant la trouveren larmes ; mais elle en était loin, et l’œilallumé, la tête droite, elle semblait une Belloneen courroux.

»  — La méchante femme ! la méchantefemme ! criait-elle en trépignant.

» Puis brusquement s’abattant dans unfauteuil :

»  — Voilà pourtant dix-huit ans que je visauprès d’elle ! fit-elle avec éclat.

»  — Est-elle donc toujours ainsi ? lui demandai-je.

»  — Toujours !

»  — Mais qu’est-ce qu’elle a, enfin ?

»  — Que sait-on ? reprit-elle en hochantla tête. Du verjus dans l’esprit, peut-être !Je pense qu’il y a des femmes qui poussentmauvaises comme des herbes qui poussentorties. Elle est dans les orties, évidemment.

»  — Et contre vous, à part ma présence ici,qu’est-ce qui la fâche habituellement ?

» Elle ne répondit rien, me regardant d’unair indécis, avec une ombre de sourire quirelevait sa lèvre, et elle se mit à tirer machinalementles longs poils de son chien. Je laregardais, attendant qu’elle parlât, et, touten regardant, je me sentais si frappé du contrastede ce charmant visage avec le masquedur et large de la grande femme qui sortaitde là, que je m’écriai sans réfléchir :

»  — Serait-ce donc parce que vous avezdix-huit ans et qu’elle ?…

» Le sourire s’accentua davantage, et mademoiselled’Erlange me regarda à traversses cils, tout en disant :

»  — Mon Dieu, elle aussi les a eus, pourtant,mais…

» Elle se tut de nouveau, ses paupièresse baissèrent complètement et ses cils seremirent à battre ses joues roses comme unéventail de dentelle. L’embarras est rare chezelle, mais lui va bien, et, sans hésiter, jeformulai toute ma pensée.

»  — Elle les a eus en effet, c’est évident ;mais son printemps n’avait pas la fleur duvôtre : voilà !

» Comment je me laissai entraîner à cemadrigal, du diable si je peux le dire ! maismademoiselle Colette m’avait bravement défendutout à l’heure, elle méritait vraimentque je marchasse à la rescousse à mon tour.Elle prit d’ailleurs cela comme la simpleénonciation d’un fait, se mit à rire franchement,et releva les yeux avec un petit gestequi signifiait : « C’est ça ; cette fois, vous yêtes ! » Puis, sans transition, tout à fait miseen confiance, elle laissa couler le flot de sessouvenirs, me racontant ceux des épisodes deson enfance qui se rapportaient à sa tante,ainsi que ses frayeurs de petite fille devantelle, le tout sans acrimonie aucune, maisavec une verve comique et malicieuse quidonnait une touche vivante et un relief burlesqueau portrait de cette bizarre tutrice.« Égoïsme et jalousie ! » le cri le plus habituelà la bête, te résume cette femme, et jem’en vais te dire un trait qui la peint.

» Fort gourmande de sa nature, elle s’arrangepour que les ressources assez limitéesdu ménage ne nuisent jamais à l’ordinairede la maison ; mais le menu, généralementsoigné, n’est jamais plus soigné que les joursde maigre. Ces matins-là, on cuisine quelqueplat choisi, et, en se mettant à table, mademoiselled’Épine dit à sa nièce :

»  — Mon estomac ne supporte pas lemaigre, Colette ; vous ferez abstinence pournous deux.

» Et la nièce mange ses sardines ou seslégumes au fumet des pigeonneaux de latante, qui offre pieusement au ciel ce compromis,le priant d’agréer la substitution…

» Que ce compte-là se règle un jour en purgatoire,et qu’elle s’aperçoive alors que sesbillets n’étaient pas bons, je l’espère ; maisle purgatoire est loin, et d’ici là qui est-cequi tirera cette enfant de ses griffes, et surtoutqui lui rendra ses années passées, lessoins affectueux et l’éducation qu’elle n’a pasreçus alors ?

» Je te le dis, Jacques, c’est une séquestrationqui se joue ici, et c’est véritablement ceque cherche cette femme.

» Ce n’est rien que ces poulets rôtis qu’ellerefuse à sa nièce, que ces couvertures moelleuseset ce lit de plumes où elle dort, quetoutes ces recherches enfin qu’elle a pourelle seule ; elle entend maintenant l’étiolermoralement entre quatre murs, et emprisonnersi bien sa jeunesse et sa vie que nulne se doute de ce qui rit dans ces ruines.

» Comment appelleras-tu ce crime, toi,alors, si tu nies qu’il y ait séquestration, etcomment le puniras-tu ?

» … Pour moi, j’entends le déjouer, toutau moins, et sans tarder ; et le lendemain dujour où je serai hors d’ici, je m’y attellerai !Dussé-je ameuter la presse, assembler unconseil de famille ou réclamer l’aide de lapolice, j’en viendrai à bout, et la portede cet antre sera démurée… A qui doncappartiendrait le rôle de justicier, si ce n’està ceux qui méprisent le monde et le connaissentcomme il est !…

» En échange de ses veilles et des soinsqu’elle a pris de moi, mademoiselle Coletteaura sa liberté, et c’est moi qui lui ouvriraisa cage ! Vive Dieu ! Jacques, tu m’entends,je te l’affirme !…

» Une demi-heure plus tard, le docteur estrevenu, et tu vois d’ici la discussion :

»  — Docteur, je veux partir !

»  — Monsieur, ne revenons pas là-dessus,je vous en prie.

»  — Rendez-moi ma promesse !

»  — Jamais de la vie ; vous êtes au pointdélicat et critique entre tous, ne me gâtezpas une si belle fracture.

»  — Il m’est impossible de demeurer iciaprès la scène de tout à l’heure, vous le sentezbien !

»  — Allons, je vous dis que cette femmeest folle ! Faut-il que je lui signe un billetpour Charenton, afin de vous mettre l’espriten repos ?…

» Et comme j’insistais :

»  — Monsieur, me dit-il assez sèchement,je suis d’âge et de caractère à prendre laresponsabilité de mes actes ; vous me ferezdonc le plaisir de m’envoyer tous ceux quipourront y trouver à redire.

» Et il me tourna le dos pendant que mademoiselleColette continuait à crier :

»  — Mais puisque vous êtes chez moi ! Maispuisqu’on vous dit que vous êtes chez moi !

» La pauvrette n’y voyait pas plus loin.

» Finalement, le docteur s’est engagé surl’honneur à me libérer dans dix jours, etj’ai promis de ne tenter nulle évasion jusque-là.Mais en résumé, vois-tu, je suis exaspéré.J’ai beau faire, la position est fausse. A tousles bruits de portes, je tressaille comme unécolier en rupture de ban, et volontiersje renverrais mademoiselle d’Erlange à sesaffaires ! Seulement, elle n’y entend pas malice.C’est une scène, voilà tout, elle en avu bien d’autres, et elle continue son trainordinaire en toute insouciance. »

20 avril.

C’est fini, les beaux jours s’en vont, et j’aibeau faire maintenant, sans savoir commentni pourquoi, mais toutes mes rêveries finissentpar des larmes.

C’est sans le vouloir et sans même m’enapercevoir. Je m’assieds sur mon divancomme autrefois, je pense aux mêmes chosestoujours, et ce qui me faisait plaisir hier, cequi me faisait rire si gaiement que je mettaisma tête dans les coussins pour qu’on nem’entendît pas, me rend triste à présent.J’enfonce encore ma figure à la même place,mais quand je me relève l’étoffe est mouillée,et c’est seulement alors que je m’aperçoisque j’ai pleuré.

Quelle scène affreuse elle a faite, ma tante,et comme j’avais le cœur serré ! Je craignaistant que M. Pierre ne se fâchât !

Le docteur, heureusement, a tout raccommodé ;mais lui reste un peu contraint,un peu gêné, peut-être qu’il nous enveut malgré tout, et cela me fait tant depeine !

Une semaine seulement à passer encoreici ! Mon Dieu, je n’aurais jamais cru qu’il seguérirait aussi vite ; c’est trop court ! C’est-à-direque ce n’est pas la maladie qui est tropcourte, c’est le séjour ! Je pensais qu’il resteraitbien plus à Erlange, et surtout… Enfin,je ne croyais pas que cela finirait ainsi…Maintenant, c’est tout : personne ne se souciede Colette ; passé la porte, lui n’y songeraplus, et elle restera toute seule, bien plusseule que jamais, comme il fait plus noirdans un endroit qui était éclairé et d’où onenlève les lumières.

Tout bas, cette folie tenace que j’ai en moiespère encore. Quoi et pourquoi ? elle nepeut pas le dire ; mais elle me répète toujoursqu’elle voit sa revanche là-bas… J’ai peurque ce ne soit bien là-bas !

Au moins, M. de Civreuse ne se doutera-t-ilde rien ; près de lui je suis gaie plus quejamais, et d’ailleurs sans efforts. Il fait sibon dans cette grande chambre !… Je ne distout qu’à mes confidents : mon coussin etmon cahier, et quand j’ai fini du premier,je le porte près de la cheminée, je le faissécher, et je prends le second… Les margesen sont méconnaissables ; sans y penser, j’yécris deux initiales, toujours les mêmes, enlong, en large, enlacées, séparées, et tout àl’heure sur ma main gauche, j’ai mis sonnom tout entier : une lettre sur chaque ongleet deux sur le dernier, sur celui du pouce.

C’était drôle, et j’ai ri d’abord ; puistoujours cette bête de petite larme qui vientsans propos est tombée, et l’encre s’estbrouillée… Voilà comme tout s’efface !…

Pourtant, hier, j’ai mieux choisi monterrain ; j’ai couru jusqu’au fond du parc, etsur l’écorce d’un grand sapin, celui prèsduquel j’ai le plus rêvé et sur lequel je grimpaisl’automne dernier pour voir venir lesaventures, j’ai gravé le nom qui m’occupeavec mon petit poignard. Il n’y a pas d’autremoyen de conter à un arbre ce qu’on pense,et j’étais bien aise qu’il le sût.

En rentrant M. Pierre a remarqué marobe humide et mes bottines mouillées.

— Vous êtes sortie ? m’a-t-il demandé.

Et moi j’ai répondu :

— Oui, je viens de faire une course !

S’il savait laquelle !…

PIERRE A JACQUES

»  — Mon ami, vous êtes une bête !…

» Pourquoi le début de cette lettrequ’Henri IV écrivait, il y a bien trois centsans, à son fidèle Sully, me revient-il en mémoireaujourd’hui ? Par analogie sans doute,et parce que, sur ce point-là au moins, turessembles ce matin à la perle des ministres.

» Sérieusement, Jacques, ta lettre, cettefois, m’a mis en colère ! Corbleu ! j’ai l’âgede raison, je crois ; je sais ce que je sens, etce que je veux, et tes plaisanteries n’ont pasle sens commun.

» Mon pouls est excellent, ma tête libre etmon cœur gaillard, quoi que tu en dises, etil n’y a point de but caché à la campagneque je médite au profit de ma jeune hôtesse.

»  — Te mêler de choses qui ne te regardentpas, me dis-tu ; t’attirer des millionsd’ennuis et te faire remettre à ta place par lenotaire de l’endroit, qui te renverra polimentà tes affaires, tout cela pour une personnequi t’est totalement indifférente, comme c’estprobable, et comment veux-tu que je croiecela, surtout quand je sais que la personneen question est une jeune et jolie créature !…Allons, avoue et épouse-la, c’est le plussimple !…

» Mon pauvre Jacques, tu résous leschoses à coups de gaule, comme on abat desnoix ; ton « plus simple » est tout bonnementhéroïque, et, de plus, tu n’y connais rien.

» Je ne travaille pas écus sur table, monami ; j’y vais pour l’honneur, pour l’amourde l’art, comme un antique chevalier, et tum’avoueras que, si tous ces braves paladinsqui défendaient jadis « la veuve et l’orphelin »s’étaient crus forcés ou même autorisés àépouser toutes les prisonnières qu’ils délivraientdans l’an, c’est un véritable haremque chacun d’eux aurait possédé, et la moraleaurait fait table rase de l’institution dansles six mois !

» Songe donc que je commence seulementmon tour du monde, et ne fais pasde mon épée un meuble de famille à la premièreétape ; elle danse dans le fourreau àl’idée de tout ce qu’elle peut encore accomplirde joli, et le râtelier de la paix domestiquelui fait horreur !… Puis enfin, si elle tesemble d’un prix si inestimable, cette blonde,que ne viens-tu briguer l’emploi toi-même ?

» En confidence, si tu veux tout savoir,mademoiselle Colette t’aime déjà ! Elle sentcela, elle me l’a dit, et n’était la crainte detes coups de tête ordinaires, je t’aurais parléde ces bienveillantes dispositions. Maintenantte voilà au courant. Fais diligence, etje te présenterai.

» Là dessus, laissons ce sujet, je t’en prie,car il m’irrite. Il ne me reste plus unesemaine entière à passer ici, ne me fais pasmentir à cet excellent docteur et fuir unbeau soir de guerre lasse ; et si ce n’est pasune querelle que tu cherches, pour Dieu,laisse-moi la paix et ne me poursuis plusde tes prévisions sentimentales !

» Oui, je ne te dis pas qu’une imaginationun peu enthousiaste, un cœur un peu neuf,quelques illusions encore fraîches, ne seraientpas émues ici… Ce cadre étrange,cette intimité, ces beaux yeux !…

» Mais quoi, je n’ai plus vingt ans, ce n’estpas ma faute, Jacques ; il y aura demain neufans tout juste que cela ne m’est pas arrivé,et il y a deux choses qu’on ne retrouvejamais : la jeunesse et les illusions. Si tupeux me les rendre, foi de désenchanté, jetombe à ses genoux.

» Nos derniers jours se passent agréablement ;mademoiselle d’Erlange est plus gaieque jamais, et nulle contrainte n’est possibleauprès d’elle.

» Même entre nous, je peux bien te l’avouer ;mais cette liberté d’esprit et cet entrain mesurprennent un peu.

» Mon Dieu, je ne suis ni un fat ni un vainqueur,je m’apprécie à mon juste prix, maisje vaux une émotion peut-être, et il me souvientd’une jeunesse dorée où je tenais honorablementma place. Sans doute, c’estqu’on est moins exigeant à Paris qu’à Erlange.

» Note bien que je suis charmé de cela ; lecontraire m’eût gêné, attristé, bourrelé deremords, et je ne t’en parle que pour mémoire.Seulement tu conviendras qu’il estsingulier qu’une jeune fille qui est seule, quis’ennuie et qui voit tomber tout à coup sonpremier roman chez elle sous la forme d’unhomme jeune et passable l’accueille ainsi,et nous pouvons mettre au panier avec tantd’autres la légende qui fait les cœurs defillettes si inflammables. Du reste, je croiraisvolontiers que cette exubérance qui distinguemademoiselle d’Erlange lui sert en quelquesorte de déversoir, et que tant de manifestationsextérieures laissent ses penséesintimes dans une grande placidité, avec unpeu de sécheresse de cœur peut-être même,qu’expliquerait très bien, du reste, son enfancesans joie et sans tendresse.

» Quoi qu’il en soit, tout est pour le mieuxainsi, et nous égayons nos derniers après-midipar l’exercice du noble jeu de dames.

» Cela ne va pas d’ailleurs sans quelquesorages qui mouvementent les séances, carmademoiselle Colette n’aime pas à être battue,et, après les premières leçons, pendantlesquelles j’ai cru devoir la ménager enfaveur de ses débuts, j’en suis revenu à monjeu habituel, et je la gagne cinq fois sur six.

» Sa patience, qui est courte, s’épuise vitedans ces conditions, et elle a des colères dechat. Elle rougit d’abord, fronce un peu lessourcils, tapote la table nerveusement, etfinalement, quand le cas lui semble désespéré,brouille tout le jeu d’un grand coupde main. Je m’appuie alors avec majesté surmes coussins et je regarde obstinément lessolives du plafond, jusqu’à ce qu’elle arriveà composition, ce qui n’est jamais long.Elle range de nouveau les pions, repousse lejeu près de moi et marmotte à mi-voix :

»  — C’était par trop mauvais, aussi !

» Puis, persuadée que cela explique tout,elle me tend ses mains fermées pour me fairetirer et voir qui commencera, et toutreprend à peu près dans le même ordre.

» Invariablement, au début, je lui proposede lui rendre des pions, et invariablementaussi elle refuse avec un air de dignité froissée,trouvant évidemment ses coups de mainbeaucoup plus réguliers que cette faveur, etinsistant avec passion, en commençant chaquepartie, pour que je joue avec elle commeavec n’importe qui, sérieusement et sansl’aider.

» Moi, esclave de la consigne, j’obéis, etau bout de cinq minutes elle trépigne : c’estlogique.

» Tout à l’heure, nous étions aux prises ;je la voyais s’enferrer, et deux fois de suite,bien malgré moi, je venais de faire râfle dequatre victimes d’un coup… Tu juges de sonétat : ses dents mordaient si fortement salèvre inférieure que le sang en était chassé,et elle embrassait toutes ses positions d’uncoup d’œil éperdu de nageur qui perd pied.

» Prudemment, je retirais déjà mes doigts,prévoyant quelque formidable culbute ; maisles choses tournèrent autrement, son fronts’éclaira tout à coup, elle desserra la rudeétreinte de ses dents, et le doigt sur un deses pions, elle se mit à le conduire en biaistout droit, dérangeant mes propres pions aupassage, mais sans violence et sans avoir lemoins du monde l’air de se douter qu’ellemarchait en pleine contravention. A un rangdu bord, elle s’arrêta, et très gravement elleme dit :

»  — A vous !

»  — Comment à moi ? Mais que faites-vousdonc ? lui demandai-je.

»  — Eh bien ! me répondit-elle avec unmagnifique aplomb, je vais à dame ! Je n’enviendrais jamais à bout en marchant dans cesens-ci, j’ai pris l’autre.

» C’est toujours le même mépris de toutesles barrières et de toutes les conventions, etcette nature prime-sautière ne serait pas déplacéedans une tribu de libres Indiens… Jela vois sous sa tente, avec des plumes dansles cheveux, des lianes fleuries autour desépaules, rivalisant de cabrioles avec seschèvres sauvages, et baptisée par la tribuenthousiaste du nom symbolique de « l’Oiseau-qui-chante »ou de « la-Flèche-qui-vole ».

» En attendant, la-Flèche-qui-vole continueson office de bonne maîtresse de maison ets’ingénie à me distraire.

» Depuis huit jours, je me lève. Aidé parBenoîte, dont la robuste épaule me sert decanne, je gagne un fauteuil qu’on place prèsde la fenêtre, j’étends mon appareil sur unautre siège placé en face de moi, et, guidépar mademoiselle Colette, je prends connaissancede la cour et des points principaux duchâteau.

»  — Ici, me dit-elle, c’est la bibliothèque,ici la salle à manger, ici la chapelle, et là, — enme montrant des ruines cette fois, — il yavait des salons, une grande salle des gardes,un oratoire, des galeries sans fin.

» Le tout, souvenirs et restes intacts, estsuperbe ; c’est le type du pur style Louis XIII,élégant et sévère tout ensemble, et il y a làdes sculptures qui me font rêver et dont jecomplimente sincèrement la châtelaine dulieu, qui les juge et les apprécie d’ailleursavec son originalité accoutumée.

» Quand je t’aurai dit enfin que j’ai faitconnaissance avec Françoise, la troisièmeamie de mademoiselle Colette, tu conviendrasque les temps sont accomplis et que je peuxquitter Erlange.

» Il faisait hier une superbe journée, biensèche et bien claire ; un battant de la fenêtreétait ouvert, malgré l’air vif et piquant, et jehumais la fraîcheur avec délices, quand jevis ma jeune gardienne qui traversait lacour. Elle leva la tête en passant, m’envoyaun petit salut de la main, et courut à uneporte des communs qui donne sur la cour.

»  — Je veux vous montrer Françoise ! mecria-t-elle.

Et elle sortit un instant après avec unegrande bête poussive, à moitié aveugle, auxflancs saillants, au garrot énorme, très hautesur quatre pattes grêles et avec un poil d’unblanc jaunâtre.

» Tout à fait indifférente à cette laideur,elle la tapotait, lui parlait et la bourrait desucre et de pain, tout cela avec une telle rapiditéque les dents de la vieille bête nevenaient pas à bout de ce qu’on lui présentait.Puis, quand elle eut fini :

»  — Elle trotte encore pas mal, vous allezvoir, me dit-elle.

» Elle lui jeta une couverture sur le dos, latira près d’un escalier de pierre, s’élança surcette croupe massive comme un sylphe, et,l’excitant de la voix, la fit partir au trot.Mais à tous les pavés la monture buttait, sagrande tête avait des soubresauts de peur,et, avec ses naseaux fumants, elle semblait labête de l’Apocalypse emportant je ne saisquel esprit dans sa course indécise.

»  — C’est un jeu à vous casser le cou !criai-je à mademoiselle d’Erlange.

»  — Bah ! répondit-elle, nous nous connaissonsbien.

» Au dixième tour, elle se laissa glisser àterre si rapidement que je crus à une chute,et reconduisit son amie avec les mêmes protestationsde tendresse qu’elle lui avait prodiguéesen venant.

» Voilà comme elle parle aux bêtes, et jene m’étonne plus qu’il ne lui reste rien àdonner aux hommes : elle dépense là toutson cœur.

» Selon toutes probabilités, je ne t’écriraiplus que du village. Je compte rester là à l’aubergequelques jours, le temps de remonterici encore une fois, remercier mon hôtesse,d’aller chez mon docteur et de t’aviser demes projets.

» Tourne donc la page, nous sommes aubout de l’aventure, et pour le revoir, à bientôtpeut-être. J’ai tant manqué de paquebotsdepuis quelque temps que j’ai bien envied’en laisser aller encore un sans moi, et decourir te serrer la main dans ta province. »

28 avril.

Tout est dit : M. de Civreuse est parti depuishier, et je ne me retrouve plus ici.

Pourtant j’ai déjà connu Erlange vide etsilencieux, je sais comment mes pas résonnentdans les corridors et ma voix contre lesboiseries, mais tout est changé maintenant.

Ce n’était que de l’ennui autrefois, aujourd’huic’est de la tristesse, et les deux chosespèsent bien différemment.

De temps en temps, je fais la brave, je mejoue la comédie à moi-même. Je range, jevais, je viens, je chantonne des petits airstout gais, puis je m’assieds à côté de monchien, je prends sa tête sur mes genoux et jeme mets à lui parler comme jadis ; seulement,même avec lui, je me surprends en flagrantdélit de mensonge.

— Six semaines pour raccommoder unefracture, vois-tu, Un, c’est énorme, luidisais-je tout à l’heure, et jamais nous n’aurionscru que cela pourrait durer autant,n’est-ce pas ?

Et ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai dutout, car je comptais sur le double au moinspour à présent, et sur toujours pour plustard.

Benoîte me suit d’un œil inquiet. Elle n’estpas sans deviner une petite émotion ou dumoins sans la redouter, et volontiers ellem’aurait toujours auprès d’elle ; mais c’estce que je ne veux pas, je prétends que letransport de mes affaires m’occupe, et jem’échappe.

En réalité, je ne fais rien du tout et jelaisse chaque chose comme elles étaienthier, car je n’ose plus reprendre mon anciennechambre. Il y a là tant de souvenirsembusqués un peu partout, et ils s’élancentsi vite quand j’entre, que je n’y voudrais pasdormir à présent. J’aurais peur que tous cesrevenants ne devinent mon secret et ne s’enaillent le conter à M. Pierre, qui en riraitpeut-être, et je veux venir ici seulementpour rêver. Dans la bibliothèque, je pleure,je regrette, je me fâche, je fais ce que je veux ;puis, quand je me sens raisonnable, c’estl’heure de ma récréation, je reprends le cheminconnu, je m’assieds à ma place habituelle,je regarde le lit vide, le fauteuilprès de la fenêtre sans personne et je mesouviens !…

Souvent aussi je me sens prise de colère.Après tout, qu’est-il venu faire ici, cethomme ? pourquoi m’est-il entré dans latête et dans le cœur comme cela, puisqu’ilne voulait rien de moi, et quelle est la puissancequi vous envoie ainsi un commencementde bonheur, juste ce qu’il vous fautpour être heureux, qui vous le laisse bienapprécier, bien regarder, et qui, à l’instantoù vous croyez fermer vos mains pour lesaisir, vous l’enlève brusquement ?

Est-ce là ce qu’on appelle la Providence ?

Pourtant il faut être juste, M. de Civreusen’a rien fait pour attirer mon attention, etc’est même je crois sa raideur qui m’afrappée et séduite.

Si sombre qu’il fût, il souriait cependantquelquefois, et il y a un charme spécial ausourire des gens froids. C’est comme lesoleil en hiver ou comme cette fleur d’aloèsdont me parlait M. Pierre, qui fleurit unefois seulement tous les cent ans, et dont larareté fait le prix… Pourquoi est-ce d’unefleur si rare que je suis occupée ?…

Notre dernière journée s’est passée mieuxqu’aucune, et je ne voudrais pas jurer que lui-mêmene sentît une imperceptible émotion.

Le matin, en entrant à mon heure habituelle,j’avais trouvé près de son fauteuil unetable chargée de papier, d’une boîte à couleurset d’un faisceau de crayons et de pinceaux.Benoîte lui donnait un verre, et dèsqu’elle fut sortie :

— Voudriez-vous, me dit-il très vite, mepermettre de faire votre portrait sur cetalbum en deux coups de crayon ? Je viensd’esquisser ce côté du château, mais messouvenirs d’Erlange seraient bien incompletssi ma garde-malade n’était pas en premièreligne.

Je répondis oui, bien entendu, et jem’approchai pour voir ce qu’il tenait, touten lui demandant :

— Comment faut-il me poser ? debout,assise, de profil, de face ? — Et en mêmetemps j’essayais toutes ces positions…

Il se mit à rire, et après avoir réfléchi uninstant :

— Si vous le voulez bien, me dit-il, vousvous assiérez dans ce grand fauteuil et vousvous installerez près de la cheminée, commevous étiez le soir de mon premier réveil ici.

— Moins la robe, toutefois.

— Moins la robe, malheureusement !

— Malheureusement !… Voulez-vous quej’aille la mettre ?

— Oh ! je n’oserais pas…

— Mais c’est l’affaire d’une seconde !

Et j’étais loin avant qu’il eût fini sa phrase.

Comme je le lui avais dit, un instant aprèsje rentrais. Seulement la jupe de cetteaïeule que je ne connais pas est bien troplongue pour moi ; j’avais beau la relever àdeux mains, mes pieds se prenaient dansl’ourlet, de sorte que j’avançais en trébuchant,et comme à la fin je la laissai allerpour faire à M. de Civreuse une belle révérencede cour, il se trouva qu’en m’approchantde la cheminée, je me pris dedans, jene sais comment, et je tombai rudement surles deux genoux.

M. Pierre jeta une exclamation, uneespèce de cri, ma foi, qui me fit plaisir, etil fit le geste de se lever impétueusement.

— Et votre genou ! lui criai-je. Ne bougezpas !

Puis je me remis sur pied lestement et jem’assis dans mon fauteuil. Mais il était inquiet.

— Vous n’êtes pas blessée, vous en êtesbien sûre ? me disait-il… Mon Dieu ! quelleidée absurde j’ai eue de vous faire mettrecela !… Vraiment, vous n’avez rien ?…

Je répondais : non, le cœur un peu battant…pas de ma chute, mais de cette voixanxieuse qui m’interrogeait, et au bout d’unquart d’heure seulement, pour me laisser mereprendre, il se mit à sa tâche.

Il allait, il allait, relevant à chaque instantses yeux sur moi, me regardant avec unepersistance qui me gênait fort, et me faisantreposer, c’est-à-dire remuer, de quart d’heureen quart d’heure. Le déjeuner nous interrompit ;mais à deux heures c’était fini. Ilm’appela alors près de lui, et je ne pus m’empêcherde m’écrier envoyant la feuille qu’ilme présentait :

— C’est moi ! Ah ! mais que c’est doncjoli !

Le fait est que cette petite dame rose quime souriait dans ce fauteuil, cette grandecheminée sombre dont les chenets se détachaientnettement, les sculptures des boiseries :c’était un vrai tableau, et je tombaisd’admiration…

— Qui, jolie ? me demanda M. de Civreuseassez railleusement : vous ou l’aquarelle ?

— Le portrait, bien entendu !…

Il me regarda un instant en souriant, puisavec une voix toute autre que celle que je luiconnaissais :

— Le portrait, c’est vous, car par bonheuril est ressemblant. Ne changez rien à votreexclamation.

Je me tus ; c’est la seconde fois, peut-être,que j’entends un éloge sortir de sa boucheet cela m’émotionnait plus que je n’auraisvoulu. Pourtant, je mourais d’envie d’avoircomme lui un souvenir de ce temps charmantque je sentais glisser entre mes doigts, et jecherchais nerveusement que dire et quelmoyen employer.

— Et si, moi aussi, je faisais votre portrait ?commençai-je en plaisantant.

— Comment donc ! me répondit-il trèssérieusement mais j’en serai charmé, etje vais me tenir tranquille comme uneimage.

— C’est que je ne dessine pas très bien,balbutiai-je, toute saisie de me voir prise aumot ;… je n’ai jamais fait que le portrait deUn.

— Eh bien, dit-il, je me trouverai enexcellente compagnie.

Il me tendit un carton, une feuille de papier,du fusain, des crayons, et se posant detrois quarts :

— Suis-je bien ainsi ? me demanda-t-il.

Je répondis :

— Parfaitement.

J’étais tout à fait déconcertée, et il se fûtmis sur la tête que j’aurais dit de même.

Machinalement, pourtant, je commençai,le regardant comme je l’avais vu faire pourmoi, et le trouvant beau comme j’auraisvoulu seulement qu’il m’eût trouvée aussi.

Mais, au bout d’un quart d’heure, j’étaislasse, énervée incapable de continuer. Lafigure qui était sur mon papier représentaittout ce qu’on voulait, une perruque de juge,un épouvantail à moineaux ou un roi nègre,et je me rappelai mes essais de l’hiver précédent,quand je m’amusais à dessiner monchien, et qu’en dépit de tous mes efforts, jedonnais à mon favori une tête de mouton,une fourrure d’ours et quatre pattesgrêles qui n’auraient pas porté unking-charles.

En toute autre occasion, j’aurais ri ; maisles minutes que je comptais, toujours en songeantau départ, me mettaient l’esprit à l’envers,et je sentis que les larmes me montaientaux yeux. C’était ce que j’avais juré qui neserait pas, et je courus à la cheminée prête ày lancer mon papier, en disant :

— C’est impossible, je n’y entends rien !

Mais M. de Givreuse m’arrêta :

— Mon portrait ! cria-t-il ; montrez-moimon portrait, j’ai le droit de le voir !

Sans résister, je le lui apportai ; il le pritet le contempla gravement, puis, toujoursavec le même sérieux :

— Me permettez-vous de le retoucher ? dit-il.

J’inclinai la tête, et d’un coup de mouchoiril effaça tout. Puis en quatre traits decrayon, il fit un profil qui était la caricaturedu sien, si burlesquement ressemblant qu’ilétait impossible de le voir sans rire.

Il écrivit en bas, de sa grande écriture :« Hommage respectueux du patient à l’auteur, »et me le tendit.

En même temps, le docteur entra. Moncœur se serra ; je compris que c’était tout, et,pendant que je sortais de la chambre, j’entendisla voiture commandée pour M. de Civreusequi roulait dans la cour. Je me sauvaidans mon refuge, mon dessin en main, et là,une fois seule, je me mis à le regarder. Seulement,au lieu de rire comme un instantavant, je sentis que mes larmes coulaient surce nez invraisemblable et sur ces moustacheshérissées que M. Pierre s’était faits, et c’étaitbien naturel, car il était symbolique, ce dessin,et il ressemblait à mon héros commela réalité ressemblait à mon rêve.

Un instant après, le docteur me rappela.M. de Civreuse était debout au milieu de lapièce, soutenu par deux béquilles noires quime firent un effet horrible. Il me parut queje l’avais rendu infirme pour le reste de sesjours ; je sentis que je pâlissais, et je metournai involontairement vers le médecin enétendant les mains.

— Ce n’est que pour les premiers jours,dit-il en souriant, car il avait compris mapeur.

Par terre étaient les éclisses qui avaientremplacé le plâtre depuis deux semaines.

— Brûlons-les ensemble, me dit M. deCivreuse en me les montrant.

Je les ramassai comme il le voulait et jem’approchai du feu avec lui.

Il maniait bien ses béquilles, mais unbruit sourd sur le parquet me troublait aupoint que je ne savais plus ce que je faisais.Le docteur sortit pour avertir Benoîte, et jelançai sur les bûches le premier morceau,puis le second.

Au troisième, je repris courage, et, levantles yeux sur M. Pierre, je parvins à prononcertout bas, mais sans trembler :

— Me pardonnez-vous ?

— Ah ! Mademoiselle, s’écria-t-il, j’espéraisqu’il ne serait plus jamais question dechoses de ce genre entre nous…

Je le remerciai d’un mouvement de tête,et je continuai ma besogne sans rien ajouter,à genoux près du foyer, presque à ses piedstandis que lui, debout, appuyé contre lechambranle, me dominait de toute sa taille…Comme c’était différent de ce que j’avaisimaginé un jour !

Cependant Benoîte entra. Elle venait direadieu au voyageur et s’avança en faisant larévérence et en commençant un petit complimentoù elle lui souhaitait meilleurechance et « que Dieu le bénisse » !

Il la laissa dire jusqu’au bout ; puis, déposantses béquilles et appuyant son genoumalade sur le siège d’un fauteuil :

— Ce n’est pas avec des paroles que jepourrais vous remercier de tout votre dévouement,dit-il gaiement ; il faut que vousme permettiez de vous embrasser.

Et, prenant ma pauvre vieille stupéfaitepar les épaules, il l’embrassa sur les deuxjoues, tout droit et bien fort… Puis, commele docteur criait en bas : « Allons, Monsieur,nous arriverons à la nuit close ! » il se tournavers moi :

— Notre excellent docteur veut bien secharger de mes adieux à mademoiselled’Épine, me dit-il ; je n’aurais pas voulu vousimposer cette peine !…

Il s’arrêta un peu ; puis, plus lentement,comme s’il cherchait ses mots, il ajouta :

— Permettez-moi, Mademoiselle, de vousexprimer toute ma reconnaissance, nonseulement pour vos soins, mais aussi pourtoute la grâce et tout l’esprit avec lesquelsvous avez égayé la monotonie d’une chambrede malade. C’était être deux fois bonne quede l’être ainsi.

Je lui tendis la main, incapable de trouverun son dans ma gorge, qu’il me semblaitqu’une personne invisible serrait de toute saforce. Il prit mes doigts, hésita un instantcomme avant de parler, puis très rapidementil s’inclina et les effleura de ses lèvres… Jen’avais pas l’idée d’une impression semblable,et ce fut si étrange et si inattendu que mesyeux se voilèrent.

Quand je les rouvris, il était près de laporte, et Benoîte le suivait avec son sac. Ildescendit tout l’escalier assez vite et trèsadroitement, monta en voiture sans prononcerun mot, et seulement, quand le chevals’ébranla, il pencha la tête, se découvrit ettrès gravement il me dit :

— Adieu, Mademoiselle !

Il me sembla qu’on scellait une pierre surmon cœur, comme on avait enfermé dans uncercueil les religieuses que j’avais vues prendrele voile au couvent, et je me ressouvinsde lacombe où un jour d’hiver j’avaisfailli m’endormir pour toujours. Que n’yétais-je restée ?…

Tant que la voiture fut en vue, je demeuraisur le seuil de la porte ; puis, quand elleeut disparu :

— Viens-tu te chauffer ? dit Benoîte, quime regardait.

— Oui, lui répondis-je, j’y vais.

Et je me sauvai jusqu’au fond du parc,près de ce sapin où j’avais gravé un nomquelques jours avant.

La sève toute jeune qui montait s’échappaitpar les coupures, et chacune des lettres dece nom pleurait. J’appuyai ma tête contrel’écorce froide : à droite et à gauche, tousles fourrés, encore blancs par places, étaientfermés ; j’étais seule ! Je me serrai contre cesamies, qui s’associaient ainsi à ma douleur,et silencieusement je fis comme elles.

PIERRE A JACQUES

« Je t’écris donc de l’auberge du village,et j’y suis depuis deux jours.

» Te dire que cela vaut mon nid d’Erlange,et que j’ai un lit à colonnes et une cheminéeLouis XIII, non. Mes poutrelles sont surchamp de fumée et mes murs blanchis à lachaux, si bien que tous mes habits s’en ressentent,et que mes manches sont commecelles d’un farinier bien actionné à sa tâchequand il sort de son moulin.

» Mais quoi ! un voyageur doit s’attendre àcela, et on n’a pas à toute étape une hôtellerieseigneuriale.

» Ce qu’il y a de mieux, c’est que mon genoufonctionne très proprement. Je me sers demes béquilles avec la dextérité d’un invalidede profession, et je sortirais plus souventsi une queue de gamins ne me faisait pasescorte dès que je mets le nez dehors.

» Heureux pays que ce village, où unéclopé peut être un sujet de telle curiosité etoù on s’attroupe pour voir passer mes béquilles !L’espèce est rare, il paraît.

» Pour me distraire, je crayonne auhasard. Un bout de clocher par-ci, un nuagepar-là, et un mouton qui paît sur le nuage.C’est de la haute fantaisie, mais mes cartonsne sont pas pour l’exposition, et je ne luioffrirai même pas ce qui lui plairait mieuxpeut-être, c’est-à-dire le portrait de mademoiselled’Erlange, une tête quart de naturequi n’est ma foi pas mal du tout ! T’ai-je ditque je lui avais demandé de poser, décidément,et qu’elle avait bien voulu reprendrepour la circonstance sa robe de grand’mèrede ma première soirée chez elle ?… Mais non,évidemment, puisque tu en étais resté à troisjours de mon départ.

» Eh bien, le matin du lundi où je devaisquitter Erlange, je me suis souvenu de monintention d’essayer de saisir cette tête fantaisiste,et j’ai réussi au delà de tout ce quej’espérais. Très vivement menée, cette aquarellen’est qu’une demi-ébauche ; mais jecrois qu’elle perdrait en grâce tout ce qu’ellegagnerait en fini, et je la laisse telle quelle. Onesquisse un sourire, on ne le fixe pas parA + B, surtout un sourire comme celui-là,et tout bien vu, en tenant compte du coloris,de la ressemblance, et modestie à partc’est un petit chef-d’œuvre !

» Tu le verras, il vaut bien la peine d’unvoyage, et je te le conduirai pour en avoirton sentiment.

» Moitié en riant, moitié sérieusement,mademoiselle d’Erlange a voulu me rendrela politesse, et elle a fait le plus affreuxpetit gâchis que tu puisses rêver, ce qui melaisse à croire qu’elle n’a jamais dû aimerbeaucoup le dessin, puisqu’elle pratique decette façon.

» Et c’est ainsi que ce sont passées nosdernières heures, causant et riant comme siles ferrailles de la carriole qui m’attendaitn’avaient pas sonné dans la cour.

» Sur un bûcher « solennel et expiatoire »,nous avons brûlé ensemble les éclisses quim’emprisonnaient depuis tant de jours, etles adieux ont commencé.

» Sans contredit, la plus émue de noustrois était Benoîte, que j’ai embrassée carrémentsur les deux joues, et qui y aurait bienété, je crois, de sa petite larme. Mais queveux-tu faire au milieu d’individus de notretrempe ! Notre sang-froid l’a glacée.

» Ensuite j’ai pris congé de mademoiselleColette par un petit compliment très courtois,très gentil, qu’elle a accueilli pourtantsans y répondre un mot, puis elle m’a tendula main, et fouette cocher !

» Regrettes-tu maintenant la déclarationque tu me conseillais pour le mot de la fin,et vois-tu le ridicule de cette situation : unhomme parlant d’amour, s’échauffant, suppliant,mettant son âme à nu pour obtenir àl’heure des adieux un mot ou un regard, etaccueilli par les éclats de rire d’une têtefolle et d’un cœur sec ! Car elle aurait ri, jele gage !

» En vérité, jamais je ne fus plus satisfaitd’avoir passé le temps et le goût de semblablesprotestations, et de sentir mon cœurbien calme, bien paisible, comme un honnêteguerrier retiré de la gloire et qui a pris sesinvalides. Cela me fait dormir sans rêver,même sur de la balle d’avoine, et c’estquelque chose qu’un bon somme assuré !

» Mes adieux à mademoiselle d’Épineseront faits par procuration. C’est le docteurqui se dévoue, et quant à Un, je ne t’en parlepas ; n’a-t-on pas dit depuis longtemps que« ce qu’il y a de mieux dans l’homme, c’estle chien » !

» Sur ce, je te quitte, c’est l’heure ou lestroupeaux circulent dans le village pendantqu’on fait leur écurie ; c’est ma distractionde les voir passer, et j’y cueille des croquissuperbes… »

PIERRE A JACQUES

« Tu ne me crois pas, n’est-ce pas, Jacques ?Tu as vu ce qu’il en était, et tu sais que depuisun mois je mens à toi, à ma tête, à moncœur, à tout enfin, même à cet amour quime possède tout entier et que je cache cependantcomme si ce bonheur sans secondd’aimer avec folie était une chose honteuse.

» Oui, je l’aime ! oui, je l’adore ! Et cettebravade que tu as reçue ce matin est la dernière.Es-tu content ?

» Ma lettre n’était pas partie tout à l’heureque j’ai rappelé l’enfant qui l’emportait ; jevoulais l’arrêter, la reprendre, mon orgueilétait à terre, et si bien fondu que j’en cherchaisla trace, et que je demandais quel étaitce sentiment imbécile qui me défendaitd’avouer que j’aimais depuis des semaines,parce qu’auparavant j’avais voué une haineau genre humain tout entier, que j’avaisfermé mon cœur en écrivant dessus :De profundis !et que cette défaite soudaine causéepar une enfant révoltait ma fierté !

» Toujours la guirlande de fleurs des contesde fées sur laquelle se brise l’épée la mieuxaiguisée ! Cette fois, c’est un sourire de dix-huitans qui a eu raison de tous mes dégoûtset de toutes mes défiances.

» Et moi qui, comme un fou, au lieu dem’en réjouir, voulais continuer à douter,parce que ce piédestal du dédain et du scepticismeflattait ma vanité et me grandissait !

» Je te révolte !… Mais, tu vois bien, Jacques,que je suis prêt à toutes les expiations,et que, si j’ai le cœur dans les cieux, j’aile front à terre… Que veux-tu de plus ?

» Oui, je crois à la jeunesse qui revient, carj’ai mes vingt ans ce soir, et que mes illusionssont là aussi. Je crois à tout, même aubien ! mais je crois surtout à l’amour, et ilne faut pas t’en plaindre, car il contient tout,sagesse et folie.

» De bonne foi, mon ami, est-ce que tut’imagines que depuis deux jours je dessinedes moutons sur des nuages et des paysannesen jupon ? La vérité est que j’ai déchiré tout àl’heure la vingtième lettre que je lui ai écritedepuis avant-hier, que je recommenceraibientôt, et que, si je n’arrive pas à lui direles folies où mon cœur m’entraîne, dans lalangue où je veux lui parler, je monterai cesoir à Erlange, je m’agenouillerai devant elledans la grande chambre où je l’ai connue,et je lui dirai que je l’adore.

» Tu parles de mes béquilles ! Mes béquilles,Jacques, mais j’en ai fait un grand feu dejoie, un feu où j’ai jeté tous mes doutes ettous mes jours passés pour ne plus me souvenirque d’aujourd’hui et de demain ; etpour franchir cette montagne, crois-tu queje n’aie pas assez des ailes de l’amour ?…

» Que je voudrais te la faire connaître ! Tel’ai-je bien décrite dans ma morosité, etas-tu compris que ces folies et ces enfantillagesdont je me plaignais sont peut-être ceque j’aime le mieux en elle ? Il ne fallaitrien moins que cette originalité et cette fraîcheurpour réveiller ma jeunesse et ma vieengourdies, comme ces parfums nouveauxqui ne ressemblent à nul autre, et qui arriventjusqu’aux sens les plus émoussés.

» C’est une fleur sauvage et charmante quia poussé là entre terre et ciel pour moi, etpour moi seul, qui n’a aimé encore que desétoiles et des rêveries, que la brise de lamontagne seule a effleurée, et qui réunit enelle toutes les grâces de la femme avec toutela verdeur de la nature même.

» Avec sa main dans une de mes mains et latienne dans l’autre, le monde est remplipour moi, et mon bonheur est si grand qu’iln’y a qu’une chose que je puisse lui comparer,c’est l’infini !…

....................

» Pense à moi ce soir, Jacques ; je monte là-haut,je ne puis plus demeurer ici, j’ai soifde l’air d’Erlange ! S’il me faut écrire aulieu de parler, eh bien ! je trouverai dans cesruines quelque coin où m’abriter, et pourtracer des paroles d’amour, faut-il plus quece clair de lune ?…

» Je t’envoie son portrait, je veux que tu lavoies : demain, l’original sera à moi, ou tupourras alors garder ceci à jamais, car ceserait mon legs suprême… »

30 avril.

« Mon Dieu, mon bonheur est trop grand,trop soudain, et il m’écrase. Aidez-moi à savoirle porter ! » Voilà mon cri du premierinstant, et cependant une demi-heure plustard, je ne savais plus si j’avais pleuré ; etma joie était si bien entrée en moi que je neme souvenais plus qu’elle n’eût pas été toujours !

Hier, je crois qu’il était dix heures du soirà peu près, j’étais assise toute seule dans lachambre de M. de Civreuse ; — je l’appelleencore ainsi, — et, sans rien faire, les mainssur mes genoux, je songeais.

Benoîte était partie depuis longtemps ; iln’y avait pas un souffle autour de moi, et jeme sentais si seule que le bruit de mes propresmouvements me faisait tressaillir defrayeur.

Tout à coup, au dehors, sur le chemin duvillage, les pierres se mirent à rouler, etj’entendis distinctement un pas d’homme.

Mon cœur commença à battre si fort queje comptais ses coups. « Quelque paysan attardé,me dis-je. Un colporteur qui rentre. »Mais, quand il fut sous ma fenêtre, l’hommes’arrêta, et mon émotion devint telle que lebois de mon fauteuil que je serrais involontairementse marqua dans la paume de mesmains.

— C’est lui ! me dis-je.

Lui ! qui ? M. de Civreuse, parti l’avant-veillesur ses béquilles ! C’était impossible.Et pourtant, au bout d’une seconde, une voixcontenue, mais vibrante, et que je connaissaisbien, monta jusqu’à moi, et j’entendisqu’on me disait :

— N’ayez pas peur !

Quand il se fût agi de ma vie, je n’aurais puni parler ni remuer ; je demeurai une secondeen suspens ; puis une pierre, grosse commeune noix, lancée avec une adresse extrême,traversa un des petits carreaux de la fenêtreet vint rouler jusqu’à mes pieds.

Tout autour était plié un papier, et, revenuede mon saisissement, je le pris.

L’écriture de M. de Civreuse le couvraitdes deux côtés, et voici ce que je lus :

« Colette, pardonnez-moi la folie de cebillet, et pardonnez-moi surtout la folie decette façon dont je vous l’envoie ; mais, entrenous, est-ce que rien peut ressembler à cequi est ailleurs ?

» Puis c’est un château enchanté qu’Erlangeà cette heure du soir ; tout est clos,et il n’y a nulle issue où j’oserais frapper.

» Benoîte dort, je le devine, et il ne brilleici qu’une seule lampe que je connais bien,car c’est vers ce point, dont mon cœur faitune étoile, que je marche depuis deuxheures.

» Placé plus loin et plus haut, j’y seraismonté de même cette nuit, sans pouvoir attendrele jour, parce que ce mot que je viensvous dire, je l’ai dans le cœur et sur leslèvres depuis longtemps déjà, parce quevoilà six semaines que je le répète tout bassoir et matin, et qu’après vous avoir tantmurmuré que je vous adorais sans que vousm’entendiez jamais, je veux maintenant vousle dire assez haut pour que mes parolesarrivent non pas seulement à vos oreilles,mais jusqu’au plus profond de vous-même.

» Je vous aime… Mais je ne veux pas vousdire à présent comment je vous aime ; jeveux voir votre sourire et vos yeux pendantque je vous parlerai et je ne veux plusperdre une seule minute de votre grâce. Jesais ce qu’il en coûte pour passer deuxjours loin d’elle !

» Maintenant ne me dites pas que vous nevoulez pas de mon amour, et que vous refuseztoute cette vie et toute cette ardeur queje mets à vos pieds… N’avez-vous doncjamais pensé, ma pauvre enfant, comme ilserait facile pour un homme résolu de venirpar une nuit comme celle-ci dans cette solitude,de vous prendre et de vous emportersi loin que nul ne retrouverait jamais votretrace ?…

» Puis, je crois fermement qu’il y a deschoses qui sont écrites dans le ciel de touteéternité. Elles sont rares, mais elles sont parfaites,car c’est le bon Dieu lui-même qui lesa signées, et notre mariage est de ce nombre.

» Colette, dans ce chemin où vous m’avezjeté à genoux un jour sans le vouloir, j’attendsvotre réponse comme vous m’aveztrouvé là ce matin d’hiver.

» Pardonnez-moi cette vitre que je vaisbriser ; c’est la fenêtre sacrifiée, je crois, etje la choisis à dessein parce que j’ai la superstitionde ce chemin par où m’est venule bonheur…

» Quand nous partirons tous les deux, sij’ai cette joie de vous emmener, j’emporteraiavec vous cette petite statuette que voussavez, et à laquelle j’ai voué une reconnaissancepassionnée, car sans elle, Colette, jepassais !… »

A mesure que je lisais, une joie ardentem’avait empli le cœur, et je ne pouvais croireà la réalité de ce bonheur. Était-ce possible ?Était-ce bien lui ? était-ce bien moi ? Quoi,il m’aimait ! il m’aimait depuis longtemps,mon rêve était accompli, et toutecette souffrance devenait un mauvais songe ?

En même temps, la surprise de ce longsilence me venait. Pourquoi parler si tard ?Et quelle raison avait-il eue de me laisserpleurer ainsi ?

Puis, avec cette émotion heureuse, le vieilêtre revivait en moi, et toutes les folies demalice que mes larmes avaient noyées depuisdeux jours secouaient leurs ailes et s’envolaientà la fois.

Elles avaient compati quand je pleurais,elles s’étaient écartées discrètement ; maiscette heure de joie était à elles, elles laréclamaient, et les idées les plus folles secroisaient, chacune lançant la sienne !

« Dis oui tout de suite ! » me conseillaitpitoyablement mon cœur. « Jamais ! criaientles autres ; n’oublie pas nos projets, Colette ;il faut qu’il peine, n’ouvre pas tes mains sivite ! »

De sorte que je ne savais plus auquel entendre,et que je riais les larmes aux yeuxcomme ces jours de ciel incertain où la pluietombe ensoleillée… Beau temps ou orage, onne sait pas.

Cependant je marchai jusqu’à la fenêtreet je l’ouvris. Au bruit de l’espagnolette, unesilhouette perdue dans la nuit fit un brusquemouvement. Je la voyais mal parce quej’étais, moi, placée en pleine lumière et elledans l’ombre. Je devinai pourtant qu’elleallait parler ; je me penchai, et l’étrangetéde cette explication à distance me frappasoudain si vivement que ma gaieté l’emporta :

— Monsieur de Civreuse, criai-je, êtes-vousà genoux ?

— Colette, dit-il seulement, répondez-moi,je vous en conjure !…

Je n’avais pas compté sur cet accent.Comme il le souhaitait, il entra jusqu’aufond de mon être, et troublée, hors de moi,ne trouvant plus un mot, je me mis à répétermachinalement la phrase que j’avais en têteun instant avant.

— C’est que j’avais juré de vous y laisserbien longtemps, parce que…

— Parce que ? répéta-t-il anxieusement…

— Parce qu’il y a tant de jours que j’attends !…

Mais il n’entendit pas ; j’avais parlé tropbas, et surtout ma voix tremblait trop.

Il patienta une seconde encore, puism’appela de ce même ton qui m’impressionnaitsi fort.

J’étais incapable de répondre, et je mesauvai en criant :

— Attendez !

A mon cahier, il restait encore deuxfeuilles blanches, celle-ci et une autre : jel’arrachai, et à la hâte, sans réfléchir, j’écrivisceci :

« Ne m’enlevez pas, monsieur de Civreuse ;cela attire, je crois, de vilaines affaires avecles tribunaux, et d’ailleurs il n’y a nulleretraite où on me ferait rester si je ne levoulais pas !

» Ce que vous aurez encore de plus sûrcomme verrou, je vais vous le dire, c’estqu’où vous m’emmènerez, mon cœur sera !

» Soyez sûr que je n’aurai garde d’oubliermon Saint-Joseph ; il a fait pour moi plusque vous ne pensez, et il y a certaine vieillefemme aussi envers qui je vous dirai mesobligations, puisque vous aimez à être reconnaissant.

» C’est une histoire que je vous conteraiun soir de clair de lune comme celui-ci,d’abord parce que j’aime cette lueur, puisparce que, si le bonheur vous est venu unmatin d’hiver, moi, c’est un soir de printempsqu’il vient de m’arriver ! »

PIERRE A JACQUES

« Jacques, nous sommes fiancés, donne-moita main ; en me suivant, tu entreras enparadis.

» Le curé de Fond-de-Vieux consent à monternous marier ici ; les ouvriers sont dansla chapelle et la restaurent en toute hâte : ellesera prête dans trois semaines, et nousaurons les fleurs de juin pour l’embaumer.

» Comment j’ai arraché son consentementà mademoiselle d’Épine, je n’en saisplus rien, et je ne suis pas certain de ne pasavoir employé la violence ; aussi se venge-t-elle,et sous prétexte de convenances, nenous quitte-t-elle plus !

» Camarades et étrangers, nous étionslibres ; fiancés et tout près d’être époux, onnous surveille, et cette femme est mon supplice !

» J’ai songé d’abord à me casser uneseconde jambe, et maintenant j’apprends àColette à parler latin… Il ne nous faut pasun bien grand répertoire, d’ailleurs, carle mot que nous répétons est toujours lemême.

» Le soir de notre mariage, fidèle à un demes plans, je l’emporterai, sinon jusqu’auxIndes, du moins plus haut encore qu’Erlange.Il passe parfois des chevriers ici, et je neveux nul regard dans mon éden !

» A l’automne, je crois que tout sera prêt.Nous relevons nos ruines, et il faudra quetu choisisses ton appartement ces jours-cidans les tours croulantes ou ailleurs ; toutest à toi.

» Il n’y à qu’un endroit où il ne faut rienchanger ; tu devines lequel, et tu y veilleras,ami, si tu viens me remplacer parfois pendantmon absence : c’est la grande chambreboisée de chêne où Benoîte et mon docteurm’ont apporté un jour sans connaissance. »

FIN

E. GREVIN — IMPRIMERIE DE LAGNY — 19286 4-10.

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