Title: Les Aspirans de marine, volume 1
Author: Edouard Corbière
Release date: April 28, 2021 [eBook #65183]
Most recently updated: October 18, 2024
Language: French
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
PAR ÉDOUARD CORBIÈRE,
Auteur du Négrier.
SECONDE ÉDITION.
1
DÉNAIN ET DELAMARE,
LIBRAIRES-ÉDITEURS,
16, rue Vivienne, à l’entresol.
1834.
IMPRIMERIE DE COSSON,
9, Saint-Germain-des-Prés.
— Mon cher Édouard, il faut définitivementque ce soir je te présente à notre société.
— Quelle société ?
— Oh ! une société choisie, va ; six aspiransde marine ; trois du vaisseaule Régulus, deuxde la frégatel’Indienne, et puis moi. C’est unevraie réunion académique, présidée par la décenceet embellie par les grâces. On y fumevingt pipes dans la soirée, et pour peu qu’onen ait envie, on y travaille la géométrie etl’algèbre après avoir joué de la bière à l’écartéou au domino.
— Et d’où vous est venue l’idée de formercette sociétéacadémique où l’on boit, oùl’on fume, et où l’on joue au domino ?
— Le hasard seul, ou plutôt la Providence,nous a conduits à l’établir sur la base en apparencela plus folle, et en réalité la plussage du monde. Mais c’est toute une histoireque j’aurais à te raconter, ou pour mieux diretout un roman. Imagine-toi qu’un soir enme promenant avec Lapérelle, tu sais biencet aspirant de première classe duRégulus,avec qui je partage depuis long-temps machambre ; une petite fille de quatorze àquinze ans vint nous demander l’aumône, dela voix la plus douce et la plus pénétranteque j’aie entendue de ma vie. Elle grelottaitde froid sous des haillons, la pauvre enfant !Tu sais combien j’ai toujours eu le cœuraccessible à toutes les émotions inattendues.A la lueur d’un réverbère et en tirant quelquessous de ma poche, je remarque que lajeune mendiante est jolie comme un amour ;et je dis à Lapérelle : Tiens, vois donc, si cen’est pas dommage ! — Effectivement, me répond-ilavec le sang-froid mathématique quetu lui connais : C’est dommage, mais ce n’estpas autre chose. — Je questionne la petitefille… Elle me répond avec ingénuité qu’elleest orpheline, qu’elle se meurt de faim, etqu’elle ne sait même où aller coucher. Cetaveu tout naïf me fait naître de suite une idée.Il tombait une pluie froide comme glace.
— Une idée, je crois bien ! J’aurais eu probablementla même idée que toi à ta place.
— Oui, une idée, non pas l’idée de calomnierle malheur, mais bien celle d’unebonne action. Je propose à mon camaradede chambre de faire souper l’orpheline, delui offrir un gîte ; et nous l’amenons cheznous. Si tu avais vu avec quelle avidité elledévora quelques gâteaux que je lui apportai,cela t’aurait fait à la fois plaisir et pitié…
— Et où coucha-t-elle ?
— Sur deux chaises, entre le lit de Lapérelleet le mien. Parole d’honneur !
Le lendemain en nous réveillant nous trouvâmesnos bottes admirablement cirées, etnotre chambre balayée comme elle ne l’avaitpas encore été depuis plus de six mois.
— Et que fîtes-vous de la petite ?
— Ce que nous en fîmes ? Un bijou, monami, un bijou ! nous commençâmes par luidire de se nettoyer, c’était je crois la chose laplus urgente ; 30 et quelques francs que j’avaisgagnés à la poule, par une faveur du ciel,car tu sais combien je suis malheureux au jeu,y passèrent et servirent à lui acheter quelquesvêtemens simples, mais propres… Lamalheureuse enfant se nommaitFrançoiseouMarguerite, je crois ; nous l’appelâmesJuliette, de notre autorité privée. Ce nomnous parut plus relevé, et il est de fait qu’ilconvient bien mieux maintenant à la situationdans laquelle nous l’avons mise, que celuiqu’elle portait sous les haillons d’où nousl’avions si heureusement tirée.
— Et quelle est donc sa situation présente ?
— Juliette, mon ami, est devenue notregouvernante. Quatre de nos amis, qui logeaientdans la même maison que nous, sesont associés à notre acte de bienfaisance.Ils ont donné leur pratique à l’orpheline.C’est elle qui raccommode, qui repasse notrelinge, qui fait notre ménage et le reste ; maisqui fait tout cela avec une intelligence peucommune, je t’assure. Les petits profits dumétier lui reviennent, elle vit comme ellepeut et elle ne vit même pas trop mal. Lessoins qu’elle a pour nous lui sont payés avecusure, en égards, en amitié, en toute espècede bonnes choses enfin.
— Et en amour, peut-être ?
— Mais non ; pas trop ! Il est convenuqu’elle n’aura jamais parmi nous que deuxamans à la fois, et encore à son choix ; et ily a trois ou quatre semaines que Lapérelle etmoi, qui te parle, nous nous trouvons enpied ; car il était bien juste, n’est-ce pas, quenous exerçassions sur le cœur de la petiteJuliette certain droit de priorité, eu égardà la précieuse découverte que les premiersnous avions faite ?
— C’était de toute justice ; mais quel avantagesi grand avez-vous trouvé à vivre ainsi ?
— Un avantage immense. Celui des mœursd’abord ; et de l’économie ensuite. Nous n’allonspresque plus au café ; nous travaillonsen nous amusant, et dans la douce intimitéet la concorde que Juliette sait entretenirentre nous tous, nous fuyons l’ennui quenous allions payer fort cher au billard ou auspectacle, au profit des jouissances très-peudispendieuses que nous trouvons chez nous.Tout ce que je te conte là doit te paraîtreétrange, je le sens bien ; mais il ne tient qu’àtoi de t’assurer ce soir par toi-même, de lavérité du petit tableau de famille que jeviens de te faire là. Adieu, n’oublie pas qu’àsix heures je veux te présenter à notre société.
A l’heure indiquée je me trouvai au rendez-vous.Mon collègue Mathias me prit pardessous le bras, et nous voilà en route pournous rendre au lieu de réunion des six aspiransde marine.
Après avoir monté quatre étages, nousnous trouvons rendus à la porte de la mansardequ’occupaient collectivement nos amis.Mon guide entre d’abord, me prend par lamain et d’un air affectueux et demi-grave, ildit à ses cinq confrères qu’éclairaient lesrayons vacillans d’un seul bout de chandelle :
— Messieurs, je vous présente mon amiÉdouard, aspirant de première classe à borddu même vaisseau que moi.
— Tiens, te voilà ! me dit Lapérelle en levantles yeux sur moi et en interrompant lecent de piquet qu’il faisait avec un de sescamarades.
— Ah ! mais, messieurs, s’écrie un dessociétaires, voilà qui n’est pas de jeu ! Nousétions convenus qu’aucun des membres dela société ne présenterait d’étranger.
J’allais répondre à cette observation assezpeu encourageante pour moi, lorsque monami Mathias, mon introducteur, crut devoirprendre la parole, et d’un air un peu piqué,il répliqua à celui qui avait accueilli avecrépugnance mon entrée dans la maison :
— Messieurs, j’étais loin de penser que notrecollègue Édouard fût pour nous un étranger,il est notre ami à tous, et si j’ai pu commettreune indiscrétion en le présentant dansle sein de notre réunion, c’est sur moi et nonsur lui que devait tomber le poids d’une observationau moins fort inconvenante. Onpouvait fort bien, ce me semble, me faire enparticulier le reproche qui vient de m’êtreadressé en présence de mon camarade ; etj’y aurais alors répondu comme j’aurais crudevoir le faire.
— Tiens, le voilà qui se fâche lui à présent,s’écria celui qui m’avait fait la mine en entrant.Tu sais bien que ce n’est pas pourÉdouard que j’ai fait cette observation, maispour ceux que chacun de nous pourrait vouloirintroduire à l’avenir.
— L’observation n’en est pas moins fortdéplacée et je vous la rappellerai en tempset lieu, reprit Mathias avec énergie.
— Comme tu voudras, au reste !
Je jugeai qu’il était convenable que jeprisse la parole dans un débat dont j’étaisdevenu l’objet.
— Mes amis, dis-je en m’adressant àtoute la société, je conçois ce que ma présenceinattendue au milieu de vous peutoffrir d’étrange. Je ne veux pas qu’il soit ditque je puisse être devenu le prétexte ou lemotif de la plus petite mésintelligence ausein de votre réunion, et je vais me retirersans la moindre rancune, en vous priantd’excuser mon indiscrétion et en vous souhaitant trèscordialement le bonsoir.
— Non pas, non pas ! s’écria Mathias enme retenant de toutes ses forces par lamain, je veux que tu restes ici, pour moi,si ce n’est pour toi. Je me ferai plutôt écharperque de souffrir que tu sortes d’un lieuoù je t’ai présenté sous ma responsabilité.Il y va de mon honneur et tu resteras, nefût-ce que par amour-propre pour moi ; oubien, s’il faut que tu t’en ailles, je m’en iraiavec toi pour nous retrouver demain matin,dans un autre endroit, avec chacun de cesmessieurs.
L’affaire allait devenir sérieuse, je ne leprévoyais que trop bien, et je ne savaisque faire.
Lapérelle, le moins emporté de toute laréunion crut devoir interposer sa grave autoritédans le petit conflit qui venait de memettre assez mal à l’aise.
— Édouard, me dit-il, tu ignores sansdoute le but et l’espèce de notre société.Nous nous sommes réunis ici pour travaillerensemble de manière à pouvoir nouspréparer à subir l’examen de premièreclasse qui va bientôt s’ouvrir pour nous. Lemotif qui nous a rassemblés nous imposaitl’obligation d’éviter toute cause de distractionqui pût nuire à l’application qui nousétait si nécessaire pour terminer des étudestrop tard commencées. Tu es reçu aspirantde première classe, toi, tu n’as plusbesoin de te casser la tête pour le mêmeexamen que nous. Nous autres, au contraire,nous ne sommes que de seconde classe, etmalheureusement il nous reste beaucoupà apprendre…
— Raison de plus pour qu’Édouard viennenous aider quand nous nous trouverons embarrassésdans une démonstration.
— Mathias, veux-tu bien me laisserachever ?
— Parle, puisque tu y tiens ; mais je t’avertisd’avance que tout cela ne signifie rien,absolument rien pour moi.
— Je disais donc que nous avons encorebeaucoup à acquérir. Sans doute que si tuvoulais nous aider de tes conseils et de toninstruction tu pourrais nous être utile. Maiscomment t’assujettirais-tu à repasser encoredes leçons de géométrie et de trigonométriepour l’amour de nous ?
— Je l’eusse fait volontiers, si j’avais crupouvoir vous être bon à quelque chose.
— Assurément qu’il l’eût fait, et avecplaisir encore ; aucun de vous n’en a douté,mais vous avez voulu trouver un prétexte,et voilà tout.
— En ce cas, je n’ai plus aucune objectionà faire, et c’est avec infiniment de plaisirmême que je verrais notre camaradeprendre place au milieu de nous.
Lapérelle me serra la main en prononçantces derniers mots ; tous les autres camaradesen firent autant. Celui-là même qui s’étaitmontré le moins disposé à m’accueillir ausein de la société, vint me présenter ses excusesavec cordialité, et dès cet instant-làje comptai parmi les habitués de la maison,à la grande satisfaction de Mathias quetous ses amis eurent un peu de peine àapaiser, tant l’avait agité la petite discussionsoulevée par mon introduction. Mais quellemaison était celle-là ! je vais vous dire l’impressionque l’aspect de ce gîte presqueaérien produisit sur moi à la premièrevue.
Je crus d’abord, en prenant connaissancedes lieux, être dans une sorte de prison aumilieu de laquelle six à sept captifs cherchaientà tuer le temps en se livrant à différenstravaux. Je dis six à sept captifs, parceque je trouvai sept personnes en entrantdans l’appartement que j’ai à vous décrire, etdans lequel je n’avais cru rencontrer qu’unedemi-douzaine d’aspirans ; vous saurez bientôtquel était le septième membre de l’heptarchie.
L’appartement n’était qu’une mansardeassez vaste ; deux tables, un tableau de mathématiques,quelques chaises dépaillées,une ruine de fauteuil, deux petits lits, bonnombre de pipes suspendues à la cloisonenfumée, et trois ou quatre malles enfinformaient l’ameublement complet du logis.A chacune des tables, une couple d’aspiransfaisaient la partie de cartes ; au pied du tableauun des sociétaires cherchait, un morceaude craie à la main, et un volume deBezout sous les yeux, à tracer une figure detrigonométrie rectiligne. Tout ce monde-làfumait, à l’exception toutefois d’une petitefille qui tricotait à côté de deux ou troistisons qu’elle avait pris soin de rassemblersur le foyer d’une étroite cheminée. Chacundes acteurs de cette scène d’intérieur étaitvêtu fort négligemment ; l’un portait unecasquette et un frac râpé, l’autre une vesteet un chapeau qui paraissait avoir fait unassez long service de mer. La petite filleseule semblait être toilettée avec un peuplus de recherche et de fraîcheur que lescavaliers inattentifs, au milieu desquels onl’aurait crue jetée comme une fleur parmiquelques arbustes incultes.
Je pris place auprès du tableau, en m’efforçantd’aider de mon mieux, dans la recherched’un problème, celui de mes collèguesqui paraissait poursuivre péniblementsa fugitive proposition de trigonométrie.
Une fois que la conversation eut reprisl’activité et la mobilité que mon apparitionsoudaine avait un instant interrompue, jepus examiner plus à l’aise les détails dont jen’avais encore saisi que très-imparfaitementl’ensemble à la première inspection deslieux.
La petite fille assise au coin du feu étaitjolie, mais elle avait paru prendre, à monaspect, un air boudeur qui ne m’avaitpas prévenu très-agréablement en sa faveur.
Mathias, en remarquant que je la regardaisavec une certaine attention, s’approchade moi pour me dire à l’oreille, d’unair de satisfaction et de mystère : C’estJuliette, la petite orpheline que tu saisbien !
— Mais elle me semble assez passable,Juliette ; elle a même un extérieur plus distinguéque je ne l’aurais supposé avant del’avoir vue.
— Et puis, mon cher ! c’est obéissant etraisonnable ; tu vas voir : — Juliette !
— Plaît-il, M. Mathias ? dit la petite filleen levant la tête avec vivacité et en posantson bas de tricot sur une escabelle.
— Allez nous chercher une demi-once detabac fin frisé et huit petits verres de liqueurpour toute la société : c’est moi ce soirqui régale. Vous entendez bien, n’est-ce pas ?une demi-once de frisé et huit petitsverres ?
— Oui, M. Mathias, une demi-once ethuit petits verres.
Juliette s’empressa d’exécuter l’ordre demon ami, et en s’en allant je remarquaidans la tournure que cherchait à se donnerla pauvre enfant, un certain air de coquetteriequi n’allait pas encore très-bien à soninexpérience.
— Tu vois là, me dit Lapérelle quand ellefut partie pour aller chercher son tabac et saliqueur, tu vois là, mon bon ami, notre gouvernanteen chef, et notre élève de prédilectionà tous.
— Oui, je le sais ; Mathias m’a tout conté.
— C’est un agneau, un agneau que nouspouvons dire avoir arraché à la fureur desmauvaises passions, dans le coin de la rue.
— Oh ! c’est bien vrai ce que tu dis là,s’écrièrent en chorus les sociétaires ; Julietteest un véritable agneau, et qui sans nousn’aurait pas tardé à trouver des loups pourla croquer.
— Une petite fille douée des meilleuresdispositions naturelles.
— Ça n’a pas un seul vice.
— Pas même un défaut ; il n’y a que quelquesjours que nous l’avons et elle connaîtson service comme une vieille ménagère quiaurait fait notre chambre toute sa vie.
— Jamais je n’ai eu encore mes bottesaussi bien cirées que par ses jolies mains.
— Elle fait nos lits cent fois mieux quel’ancienne domestique édentée de la maison.
— Je ne sais en vérité pas comment ellevit ; elle ne nous coûte rien.
— Oui, mais nous nous sommes arrangésde manière à lui assurer cependant un petitsort. Il est convenu que chacun de nous luidonnera six francs par mois… sur nos épargnes.Le superflu des riches doit être consacréau nécessaire des pauvres.
— Vous me permettrez aussi, je l’espèrebien, messieurs, de joindre ma quote-partau fonds commun destiné à l’entretien deJuliette !
En ce moment-là Juliette rentra ; elle neparut pas avoir entendu les derniers motsqui la concernaient ; mais je crus m’apercevoircependant qu’elle n’avait plus son airboudeur, en élevant sur moi ses deux yeuxbleus, limpides et purs comme les yeux del’innocence.
Lapérelle, après m’avoir fait un signe,comme pour me donner à entendre qu’ilfallait changer de conversation en présencede la petite, m’adressa ces paroles d’initiation :
« Mon cher Édouard, toutes les fois quetu nous feras le plaisir de venir nous visiter,et le plus souvent ne sera que le mieux, tutrouveras chez nous place au feu et à la table,et ta pipe suspendue au milieu des nôtres. Cesera le calumet de l’amitié et l’emblème dela communauté de biens et de plaisirs sousl’empire de laquelle nous vivons ici. Juliette,vous reconnaîtrez monsieur pour un dessociétaires, et comme tel je vous engage àlui faire en tout temps le meilleur accueilqu’il vous sera possible. »
Juliette leva encore sur moi ses deuxgrands yeux : un demi-sourire timide et bienveillantanima ses lèvres un peu pâles, et toutfut dit.
Deux ou trois de mes aspirans se placèrenten travers sur les deux petits lits encontinuant la conversation qui commençaitun peu à languir, depuis que les huit verresde liqueur avaient été vidés. Les deux boutsde chandelle qu’on avait allumés pour donnerplus de solennité à ma réception setrouvaient presque consumés, la cloche de laretraite se faisait déjà entendre en ville ; jepensai qu’il était temps de laisser là mesamis et de me retirer chez moi. Je saluai lasociété, et mon confrère Mathias, après avoirpris son chapeau et avoir prévenu Juliettequ’il rentrerait dans un quart d’heure, vintme reconduire jusqu’à mon domicile.
Très-peu de jours après mon introductiondans le cercle des aspirans, je me trouvaiinstallé parmi eux comme si depuis unan j’eusse cultivé la société au sein de laquelleils avaient bien voulu m’admettre.Ma pipe, comme me l’avait annoncé le présidentLapérelle, prit rang au nombre decelles des fondateurs. Il ne se buvait pas unebouteille de bière ou un verre de punch enfamille, sans que mon verre n’allât se mêlerà celui de tous mes joyeux amis. Juliette qui,à ma première apparition, avait semblé mevoir avec une certaine répugnance surgirau milieu du cercle dont elle était la reine,commença à me traiter avec la bienveillancequ’elle étendait à peu près également à tousles habitués du logis. C’était aussi une sibonne petite créature ! et je crois même sanstrop me flatter qu’il lui fallut très-peu detemps pour m’accorder une confiance quene lui avaient pas inspirée au même degrémes autres collègues. Quelques-uns d’entr’euxcrurent même bientôt remarquerqu’elle comptait avec impatience les joursoù le service que je faisais à bord de monvaisseau, m’empêchait de venir passer montemps auprès d’elle et de mes confrères.Mais cette observation était bien loin d’êtreinspirée par la jalousie. A l’âge que nousavions alors, et dans la profession qui nousétait commune, trop de sentimens généreuxemplissent le cœur pour qu’il puisse êtreaccessible encore à de basses ou indignesrivalités. C’est plus tard, quand les conquêtessont devenues plus difficiles, qu’on attachepar amour-propre plus d’importance à lapréférence exclusive que peuvent accorderles femmes. Mais à seize ou dix-huit ans, ona trop d’avenir devant soi, trop de rêvesenchanteurs dans l’imagination, pour disputeraux autres des avantages que l’on peutperdre à cet âge-là comme à un autre,mais que l’on est toujours sûr de rencontrerà la première occasion.
Mathias, le bon Mathias qui, avec quelqueraison, aurait pu s’arroger des droitsà l’unique possession de la beauté qu’il avaitun des premiers recueillie pour ainsi diredans son sein, se montrait plus heureux quetous les autres encore de l’intimité qui s’étaitétablie entre Juliette et moi. Commenous étions, ainsi que je l’ai déjà dit, embarquésà bord du même vaisseau, et qu’ilarrivait rarement que nous nous trouvassionsà terre ensemble, il ne manquait jamais,quand je quittais le bord sans lui, deme recommander dechauffer notre gouvernante,pour mon compte et même pour lesien : « Elle t’aime, me répétait-il sans cesse ;mais comme les réglemens de notre sociétéportent qu’elle ne peut avoir quedeux amans à la fois parmi nous, je tecéderais bien volontiers la place que jepartage depuis un mois avec Lapérelle,pour peu que cela te fît plaisir. »
— Mais pourquoi ce sacrifice si tu tiensà la petite ? lui répondais-je.
— Oui, j’y tiens sans doute ; mais je tienscent fois plus encore à ce qui peut t’êtreagréable. L’amour est bien quelque chose,mais l’amitié, c’est tout.
— Et si plutôt je pouvais supplanter l’amiLapérelle et partager avec toi les bonnesgrâces de la petite, à qui les réglemens ontlaissé la liberté du choix ?
— L’affaire serait excellente et elle meparaîtrait d’autant meilleure, que notre présidentcroit avoir produit sur le cœur denotre innocente une impression des plusprofondes.
— Bah ! il croirait réellement que… ?
— Sans doute, il le croit : c’est Julietteelle-même qui me l’a dit.
— En ce cas laisse-moi faire ; je menerailes choses de manière à donner à la substitutionune tournure plaisante, je t’en réponds.
— Tant mieux, car nous rirons alorscomme des fous, aux dépens de notre mentor ;et c’est si amusant de rire d’un désappointementd’amoureux ! Moi, je raffole, pourma part, de toutes ces petites mystificationssentimentales ; mais il faudrait une occasion…
— Elle viendra cette occasion. Je la chercherai,et si celle sur laquelle je compte n’arrivepas, j’en ferai naître une. Mais avanttout, tu sens bien, il faut que je sonde lapetite sur ses sentimens intimes.
— Oui, c’est cela ; sonde ses sentimens intimescomme tu dis, et nous verrons aprèsà voguer à pleines voiles ensemble et bordà bord, sur un océan de félicité…
J’eus bientôt une explication avec notrejeune ménagère.
Comment, lui demandai-je, dans un tête-à-têteque je m’étais ménagé à grand’peineavec elle, as-tu pu te résoudre à avoir deuxamans en même temps, toi pour qui l’amourdevait être une chose si étrange ?
— Comment ? mais ce sont ces messieursqui ont décidé que j’en aurais deux.
— Et tu y as consenti sans difficulté etsans aucune répugnance ?
— Ah dam ! ils avaient fait un réglementpour cela, ils sont d’ailleurs si bons pourmoi, que je n’avais rien à leur refuser.
— Et tu n’as attaché aucune importanceau sacrifice qu’ils exigeaient de ton cœur,de tes goûts peut-être ?
— Non ! pas la moindre importance. Celacoûte si peu à une pauvre fille comme moi,et ça paraissait leur faire tant de plaisir !
— Quelle naïveté ! Mais si tu avais été librede ton choix, aurais-tu pris deux amans ?
— Je n’en aurais pris aucun. C’est pourleur obéir en tout, ce que j’en ai fait, et jeme suis conformée au réglement.
— Toujours le réglement ; mais c’est uneplaisanterie que ton réglement ! Tu n’asdonc aucune préférence marquée pour l’unde nous ?
— Aucune ; vous êtes tous de si bons enfans,que je vous aime tous la même chose…Cependant, s’il me fallait choisir un maître,un protecteur, ou tout ce que vous voudrezenfin, je crois qui je choisirais…
— Eh bien, que tu choisirais ?
— M. Mathias… ou peut-être bien encore…
— Ou bien encore, qui ? achève donc !
— M. Mathias…
— Eh ! tu l’as déjà nommé !
— Ou vous !
— Ah ! c’est bien cela. Et je reconnaisdans cet aveu ton discernement naturel ;mais dis-moi donc, tu n’aimes donc pas Lapérelle ?
— Si je l’aime ; il a tant de soins de moi :c’est lui qui me donne les meilleurs conseils.Mais M. Mathias est si drôle et il a si boncœur !… Et puis vous, quand vous êtes là,je ne m’ennuie jamais.
— Mais cette préférence, quelque flatteusequ’elle soit, est encore trop peu dechose pour nous ; ce n’est pas là ce qu’onpeut appeler del’amour.
— De l’amour ! Voilà ce qu’ils me demandenttoujours quand je me trouve seuleavec l’un ou l’autre d’entre eux. Ils disentqu’ils en ont beaucoup pour moi de l’amour,et que je n’en ai pas pour eux. Oh ! que jevoudrais en avoir assez de ce maudit amourpour les contenter tous à la fois ! Mais jene sais comment faire pour y parvenir : cen’est pas au reste de ma faute, car si je pouvais !…
— Quoi, Mathias te dit quelquefois, luiaussi ?…
— Qu’il donnerait sa vie pour être aiméde moi autant qu’il m’aime ; mais il ne medit cela que quand nous sommes bien seuls.Alors il a un tout autre air que lorsqu’il ya du monde.
— Le sournois ! J’étais à cent lieues dem’en douter. Mais je lui en parlerai à lapremière occasion.
— Gardez-vous-en bien ; il me prie et mesupplie de n’en rien dire à personne.
— Le dissimulé ! ne pas confier une faiblesseaussi excusable à ma discrétion ! etjouer presque l’indifférence pour elle avecmoi, le plus discret et le plus indulgent detous les amis !
— Est-ce qu’il y aurait par hasard du maldans ce qu’il me dit, quand nous sommesseuls ?
— Non, non ; cela ne te regarde pas. C’estquelque chose qui me passait par la tête.Occupons-nous d’autre chose. — Et le présidentLapérelle ?
— Oh ! lui, c’est encore dix fois pire ! Ilpleure quand il dit que je ne sais pas aimer.
— Il pleure !…
— Oui, il pleure, et tout de bon encore,et de manière même à me fendre le cœur,et moi, ma foi, pour le consoler, je pleureaussi ; alors il paraît plus content, et moije me sens plus à l’aise avec lui.
— Mais quels hommes sont donc ces deuxgaillards-là ?… Au surplus laissons-les agircomme bon leur semblera. Moi, je veuxaussi te faire la cour, et une cour assidueencore, mais à ma façon. Tu ne sais paslire, n’est-ce pas, Juliette ?
— Hélas ! je connais à peine mes lettres,monsieur, et c’est là ce qui bien souvent mefait rougir ; car j’ai honte d’être si ignoranteen compagnie de jeunes messieurs aussi bienéduqués que vous l’êtes tous.
— Eh bien ! moi, je veux devenir tonprofesseur de lecture.
— Oh ! que je vous aimerais si vous étiezassez bon pour m’apprendre à lire courammentquelques jolis livres que j’ai déjà commencés.
— Je t’apprendrai même à écrire…
— A écrire !… Quoi, vous croyez qu’unjour je pourrais savoir écrire à la plume ?
— A faire tes quatre règles !
— Ah mon Dieu ! que je serais heureuse sije pouvais penser…
— Un peu d’histoire par dessus le marché,de géographie, peut-être…
— DeGÉROGRAPHIE ! quel bonheur ! moiqui aime tant la musique !
— La guitare viendra ensuite, et quelquespetites romances sont si tôt apprises, pourpeu que l’on ait de l’oreille et la voix juste.A-propos, as-tu de la voix ?
— De la voix, pas trop ; mais je retienscependant assez passablement les airs quej’entends chanter.
— Voyons, quels airs as-tu retenus ?
— Attendez ! J’en chantais encore unce matin, quand vous êtes venu. C’est surl’amour…
— Sur l’amour ? Voyons ; l’air doit êtreintéressant et il sera en situation.
— Ah ! m’y voici, mais n’allez pas au moinsvous moquer de moi !
A ce dernier vers de la romance sentimentalede Juliette, j’embrassai ma virtuoseavec un emportement de plaisir, tel, qu’ellene put se défendre que très-imparfaitementcontre la brusquerie de ma galante tentative.Le murmure du baiser alla se confondreavec le bruit expirant du refrain de la chansoncommencée.
— Fort bien, ne vous gênez pas, s’écriaune voix que nous reconnûmes pour êtrecelle de notre président Lapérelle. Il paraît,ajouta notre grave ami en entrant dans l’appartement,que, lorsque vous êtes seuls,vous passez votre temps de manière à fairemarcher vos affaires plus vite que celles dela maison ! mais j’y mettrai bon ordre.
Notre président était bien évidemmentfâché contre nous. Je jugeai à propos de luilaisser exhaler toute sa mauvaise humeur,sans m’exposer à l’irriter encore par quelquesobservations dont la pauvre Julietteaurait plus tard à supporter les conséquences.Et puis Lapérelle venait de me surprendredans une circonstance si embarrassante pourmoi, que j’aurais été ma foi fort en peine detrouver assez de sang-froid pour lui répondrequelque chose de convenable.
Il continua en s’adressant à notre ménagèresur le ton piqué qu’il avait pris d’abord.
— Et vous, mademoiselle, qui, depuisquelque temps, négligez tous les devoirsque, par reconnaissance pour nous, vousdevriez vous attacher à remplir avec zèle etponctualité, ne croyez pas que je tolère,comme j’ai eu la faiblesse de le faire jusqu’ici,votre négligence et votre paresse.
— Ma paresse, monsieur ! Mais en quoidonc ai-je manqué à mes devoirs ?
— En quoi, dites-vous ? et vous avez encorele front de me demander cela à moi ?
— N’ai-je pas fait ce matin le ménagecomme à l’ordinaire ?
— Parbleu, il ne vous manquerait plusque de passer toute la journée à chanter età vous amuser comme vous le faisiez tout àl’heure quand je suis entré !
— Tous mes lits sont faits depuis plusd’une heure.
— Vos lits sont faits, vos lits sont faits !Pardieu la belle avance ! Mais est-ce là uneraison, quand vous employez la moitié dutemps à vous parer et à vous toiletter commes’il s’agissait pour vous d’aller au bal ?
— A me parer !
— Oui sans doute, à vous parer, et je suisbien aise de saisir cette occasion pour vousdire combien les airs que vous vous donnezdepuis que notre indulgence a encouragévotre coquetterie, me déplaisent et déplaisentaussi à tous nos camarades. Quand,recueillie parmi nous, par pure commisération,il fut convenu que nous vous chargerionsdu soin de faire notre ménage, nousdécidâmes unanimement que jamais nousne vous laisserions prendre un ton qui neconviendrait ni à votre modeste situationni à la modicité de nos moyens. Mais malgrécette sage résolution, on vous voit chaquejour maintenant donner tous vos soinsà votre toilette. Pourriez-vous me dire, parexemple, qui vous a permis d’acheter cebonnet monté sur lequel vous n’avez pascraint, sans nous consulter, de faire mettrece ridicule paquet de rubans bleus et roses ?
— Ce bonnet… ce bonnet… C’est celuique vous m’avez permis d’acheter, il y atrois jours, le jour, vous savez bien, oùvous me disiez que vous étiez si content demoi ?
— Moi content de vous, il y a trois jours !je vous répondrai qu’il doit y avoir pluslong-temps que cela, car je puis me flatterde posséder une mémoire aussi bonne quela vôtre, et depuis long-temps, ce me semble,je n’ai eu l’heureuse occasion de vous témoignerma satisfaction. Mais le mensonge vouscoûte si peu !
— Je ne mens cependant pas. Je m’ensouviens bien. C’était un jour où nous étionsseuls.
— A merveille, un jour où nous étionsseuls ! Et vous avez bien soin de ne me rappelerqu’une circonstance où les témoinsqui pourraient vous confondre, s’il y enavait eu, manquaient… Et ces souliers deprunelle achetés sans doute en même tempsque le bonnet monté, est-ce aussi de monconsentement que vous les avez pris chezla marchande du coin ?
— Ces souliers ?… C’est M. Mathias quim’en a fait cadeau pour lui avoir raccommodéson gilet d’uniforme.
— Quelle générosité ! Un gilet qui nevaut pas la paire de souliers qu’il a donnéepour le raccommodage ! Au surplus M. Mathiasnous fournira lui-même à ce sujet, leséclaircissemens nécessaires. Mais en attendantet avant que les désordres nouveaux,que je redoute pour vous, n’aient tout-à-faitcompromis la responsabilité que j’ai acceptée,je vais consulter ces messieurs surles mesures que la prudence nous conseillerade prendre à votre égard. Et puisqu’aujourd’huinous en sommes venus au chapitredes informations, vous trouverez bonque je révèle à nos amis les petites irrégularitésque j’ai particulièrement à vous reprocher.Je n’avancerai rien sans preuves, etles preuves contre votre légèreté et votrecoquetterie ne me manqueront pas. Je lesai réunies là, dans ce cabinet dont voici laclef. Vous devez m’entendre, et nous allonsvoir.
Jusque-là Juliette, qui m’avait paru conservertoute la présence d’esprit nécessairepour répondre sans trop d’embarras auxvives interpellations de Lapérelle, ne putdissimuler, aux mots de cabinet et de clef,le trouble que la menace de notre présidentvenait de lui causer. Elle se mit à pleurer àchaudes larmes et à solliciter avec les plusvives instances le pardon de sa faute, sansque je pusse deviner le motif de son afflictionsubite, ni la faute qu’elle semblait sereprocher avec tant d’amertume. Fatigué durôle passif que je venais de jouer dans cettepetite scène de famille, ou plutôt ému depitié par les sanglots de notre intéressanteménagère, j’allais prendre la parole pouressayer de tempérer la colère de notre mentor,et peut-être même me permettre quelquesremontrances sur sa vivacité, lorsquele bruit de quelques personnes qui montaientles escaliers quatre à quatre, vint faire diversionà tout cela, et m’épargner sans doutedes frais inutiles d’éloquence. C’étaient nosamis qui arrivaient.
— Tiens, c’est notre grave président ! s’écriaMathias en ouvrant brusquement laporte. Qu’as-tu donc aujourd’hui, l’ami ?
— J’ai… j’ai de l’humeur !
— Et de l’humeur à propos de quoi, s’ilvous plaît ? Est-ce qu’il serait par hasardpermis d’en avoir, à toi surtout, le plus impassibledes mauvais sujets qui composentle noble corps des aspirans de marine !
— Impassible, oui pour certaines choses.Mais il est des circonstances où, malgré toutela longanimité possible, on perd patience eton éclate.
— Éclate, mon ami, éclate ! Et surtoutexplique-toi clairement, car je n’ai pas l’honneurde te comprendre. Voyons quelles sontles circonstances dont tu veux parler ?
— Vous allez bientôt le savoir ; et je suisflatté que vous soyez arrivés pour entendrece que depuis long-temps mon devoir meprescrivait de vous révéler.
— Oh ! dites donc, les amis ! Voyez le tonsolennel et pénétré que prend notre président !Que peut-il donc avoir à nous apprendre ?…Ah ! je commence à m’en douter à présent !…Juliette toute en pleurs ;… Édouard,à peu près interdit et Lapérelle presque indigné…C’est une scène de ménage. Tantmieux, nous allons rire encore une bonne foisdans notre vie !
— Je souhaite en effet que cela vousamuse ; mais j’en doute, répondit le président,et en prononçant ces dernières paroles,Lapérelle se dirigea à pas comptés versle petit cabinet dont il nous avait montré laclef ; au bout de quelques secondes, il ensortit tenant à la main une grande boîte decarton et plusieurs colifichets, qu’il déposa,avec une austérité toute magistrale, sur latable du logis, au milieu des pipes et desverres qui couvraient déjà ce meuble principalde notre salon.
— Que diable prétends-tu faire avec toutesces guenilles ? lui demanda l’un des assistans,en riant aux éclats.
— Ce que je prétends faire ? répondit-il,vous allez bientôt le savoir. Mais avant tout,messieurs, ce que je sollicite de votreamitié et de votre indulgence, c’est un peude silence et d’attention.
Chacun comprit ou crut comprendre qu’ils’agissait de quelque chose de sérieux, etsans trop nous douter encore de ce qui allaitse passer, nous nous disposâmes à laisserparler notre respectable doyen.
L’attitude calme et imposante qu’il avaitprise depuis l’arrivée de nos collègues, étaitdu reste assez propre à obtenir de nous l’attentionqu’il réclamait pour la communicationqu’il avait à nous faire. Les sanglots queJuliette, tapie dans un petit coin de l’appartement,laissait échapper par intervalles,nous indiquaient d’ailleurs que c’était d’ellequ’il allait être question ; et sa douleur seuleaurait suffi, sans la recommandation denotre président même, pour exciter l’intérêtgénéral ou tout au moins la plus vive curiosité.
Après avoir secoué une seconde fois leschiffons avec lesquels il était sorti du cabinet,Lapérelle s’exprima en ces termes d’unevoix assez ferme, mais cependant encorelégèrement émue :
— Vous savez tous, messieurs, les sacrificesque nous avons faits pour mettre mademoiselleJuliette dans la position où elle setrouve maintenant, et je ne vous rappellerailes déterminations que nous avons prisesà son égard, que pour lui demander envotre présence comment elle a répondujusqu’ici à nos bienfaits et à notre prévoyance ?
A ces mots l’accusée leva sur son interpellateurses beaux yeux noyés de larmes, etdu ton le plus suppliant elle s’écria : — Grâce,grâce, mon bon monsieur Lapérelle, je vousjure que je ne le ferai plus !
— Doucement, mademoiselle ; on ne vousprie pas encore de parler. Votre tour viendraquand je jugerai à propos de vous questionner.Mais, avant tout, permettez-moid’expliquer à ces messieurs les raisons quim’ont déterminé à rompre le silence survotre conduite.
— Ma conduite, monsieur ! Quant à celavous savez bien si j’ai manqué au réglement.
— Ah ! vous pensez donc que c’est resterstrictement dans les termes de nos conventions,que de faire à notre insu, et en cherchantà me cacher vos petits désordres, desdépenses que tout l’argent dont nous pouvonsdisposer ne suffirait pas pour payer !Oserai-je, par exemple, vous demander d’oùvous vient ce fichu si élégant que vous avezeu soin de cacher sous votre oreiller ?…Vous voilà maintenant fort embarrassée deme répondre, n’est-ce pas, vous qui tout àl’heure cependant paraissiez si pressée deprendre la parole ?…
— Ce fichu-là… ce fichu…
— Eh bien, c’est moi qui lui ai donnéquinze francs pour l’acheter, répondit Mathiaspour tirer d’embarras la prévenue.
Le regard qu’en ce moment-là Juliette jetasur mon généreux ami dut le payer du servicequ’il venait de rendre à la pauvre fille.
Notre président devinant, selon touteapparence, le motif qui venait d’engagernotre camarade à prendre sur lui la responsabilitéde la faute de la coupable, continuason interrogatoire d’un ton qui n’annonçaitrien moins que la confiance qu’il avait placéedans la déposition de Mathias.
— Je veux bien admettre, ajouta-t-il,puisque M. Mathias se trouve là pour vousdisculper des soupçons que j’avais élevéssur vous à propos de ce fichu, je veux bienadmettre que vous ayez payé cet objet detoilette à la marchande chez qui vous l’avezpris sans me consulter ; mais si ma mémoirene me trompe pas, je crois me rappeler qu’ilvous avait été expressément défendu, d’aprèsnos arrangemens antérieurs, d’abandonnerla mise simple qui convenait à votre situation,pour adopter un costume qui ne vani à votre tournure ni à nos goûts. Est-cebien pour vous, je vous le demande, qu’aété monté le chapeau rose que contient cecarton, et que voici ?
— Oui sans doute, c’était pour moi ; maisje ne l’aurais pas mis, je vous le jure bien,sans vous en avoir demandé la permission.
— Je ne m’abusais donc pas lorsque lehasard m’a fait tomber cette parure sous lamain, en pensant qu’elle vous était destinée !Et pourrions-nous savoir commentvous vous êtes procuré la somme nécessairepour payer tout ce luxe ?…
— C’est encore moi qui lui ai donnél’argent qu’il fallait pour acheter ce chapeau,répondit Mathias.
— Mais, mon ami, tu n’y songes donc pas ?reprit le président, si les folies que tu faispour elle ou plutôt contre elle, n’épuisaientque ta bourse, nous pourrions te laisserlibre de te ruiner à ta fantaisie, sans avoirle droit de t’adresser des reproches. Mais iln’en est pas malheureusement ainsi. Le tonque prend depuis quelque temps mademoiselle,et les airs d’opulence qu’elle se donne,ont déjà attiré sur elle l’attention des personnesdont nous devrions craindre d’éveillerla susceptibilité ou la malignité. Je doismême vous avouer que je sais de bonnepart que le Major-général de la marine aété informé par une de ces langues officieusesque l’on rencontre partout, de la manièredont nous vivons ensemble. Il n’y arien sans doute dans notre conduite quipuisse nous faire redouter, Dieu merci, l’investigationla plus sévère. Mais si mademoiselle,par son imprudence ou sa coquetterie,vient à se faire remarquer et à attirer surnous des soupçons que nous ne méritonspas, on finira par nous accuser peut-êtrebien d’inconséquence ou même d’immoralité.
— D’immoralité ! oh ! par exemple !
— Oui d’immoralité, messieurs ; et si l’onvoulait appuyer cette accusation calomnieusede preuves en apparence irrévocables,croyez-vous donc qu’il fût si difficile à laméchanceté d’en réunir contre nous ? Nesuffirait-il pas, par exemple, de savoir quelssont les livres que cherche à épeler mademoiselleJuliette, pour prouver que nousnous efforçons de corrompre l’esprit de cettejeune fille par des lectures mal choisies ?
— Ce serait là, il faut en convenir, unecalomnie qui n’aurait pas le sens commun.Elle ne sait même pas encore assez bien lirepour se corrompre en lisant.
— Non, mais elle n’en fait pas moins tousses efforts pour lire de mauvais livres, tandisqu’elle ne touche seulement pas auxbons ouvrages, dans lesquels elle pourraittout aussi bien apprendre à connaître seslettres.
— Et quels sont donc les mauvais livresdans lesquels elle étudie sa leçon ?
— Ce sont, messieurs, puisqu’il faut vousle dire encore, lesAventures du chevalierde Faublas et leCompère Mathieu. Et pourpreuve de ce que j’avance, voici le volumedont les premières pages ont été froisséessous les doigts de notre modeste écolière.Voyez.
— Oui sans doute, nous voyons bien. MaisFaublas après tout n’est pas ce qu’on peutappeler un ouvrage immoral, etle CompèreMathieu est même un livre philosophique,sous certains rapports.
— Pour nous, j’en conviens, ces deuxouvrages peuvent être sans danger, parcequ’à notre âge et avec notre éducation…Mais pour une jeune fille, le cas, à mon avis,est tout différent… Voyez un peu cependantavec quelle fatalité les jeunes personnessont entraînées d’elles-mêmes vers le mal !Depuis un an bientôt qu’elle nous entendsoir et matin répéter nos leçons de mathématiques,elle n’en a pas retenu un mot, etje suis bien sûr que seule et sans savoir àpeine déchiffrer deux syllabes de suite, elleest parvenue à apprendre les premières pagesdeFaublas.
— Faublas ! Non, monsieur, je vousassure, je n’ai seulement pas pu apprendreencore par cœur les premières lignes.
— Bon, je veux bien admettre que vous nesachiez pasFaublas ; mais comment se fait-ilque vous ignoriez les plus simples démonstrationsde géométrie que vous entendezrabâcher toute la journée par chacun denous ?
— J’en sais aussi quelques-unes.
— Ah ! vous en savez quelques-unes ! Jeprends note de l’aveu, et nous allons bientôtvoir jusqu’à quel point vous parviendrez ànous en imposer par votre assurance. Messieurs,je vous en prie, ne riez pas. Lachose en elle-même est plus sérieuse quevous ne pensez. Voyons, mademoiselle,faites-moi le plaisir de me dire ce qu’onentend pardeux lignes parallèles ?
— On entend par deux lignes parallèles,deux lignes qui prolongées indéfiniment nepeuvent jamais se rencontrer.
— Bravo, bravo ! c’est cela, s’écrièrenttous les examinateurs.
Le président Lapérelle, un peu piqué dela justesse avec laquelle l’interrogée avaitrépondu à sa question, réclame de nouveaul’attention de l’auditoire et poursuit ainsison interrogatoire géométrique.
— Pourriez-vous me dire, à présent quel’approbation de ces messieurs a dû fairedisparaître votre timidité naturelle, à quoiéquivalent les angles d’un triangle rectiligne ?
— Les angles d’un triangle rectiligne équivalentà 180 degrés ou à la somme de deuxangles droits.
— Bravo, bravissimo ! s’écrièrent uneseconde fois les auditeurs enchantés. Président,c’est assez : il y a des capitaines devaisseau qui n’en savent pas autant qu’elle.Bravo, Juliette ! reçueaspirante de marined’emblée ! tu viens de satisfaire à toutes lesconditions d’examen. Vexé le président,vexé !
— S’il en est ainsi, reprend avec dépitnotre doyen, il n’y a plus moyen de vousparler raison. On n’a pas d’idée d’une extravagancepareille ! Mais puisque je n’ai puréussir à vous faire comprendre tout ce qu’ily avait de sérieux et de sensé dans mes observations,je ne souffrirai pas du moins queles désordres auxquels je voulais mettre unterme se prolongent sous ma surveillance,et dès cet instant j’abdique mes fonctions ;messieurs, choisissez, s’il vous plaît, unautre président.
— Et ta place auprès de la petite, l’abdiques-tuaussi ?
— Ma place auprès d’elle ! s’en chargequi voudra, ma foi. Je serais bien bon, aubout du compte, d’aspirer à plaire à unepetite fille pour qui je ne puis plus conserveraucune espèce d’estime.
— Oh ! monsieur Lapérelle, s’écria Juliette,que vous ai-je donc fait pour que vous metraitiez ainsi ?
— Ce que vous m’avez fait, mademoiselle ?Vous avez voulu porter chapeau etvous donner des airs qui ne me convenaientpas. Vous avez voulu, en un mot, faire lagrande dame, lorsque j’attachais le plus grandprix à vous voir toujours rester ce que vousêtes, une petite grisette, une fille du communet rien de plus. Mais au surplus commeil n’est nullement indispensable que je vousexplique pourquoi j’ai ou je n’ai pas de considérationpour vous, et qu’il me suffit depenser ce que je dois penser sur votrecompte, je vous abandonne à votre malheureuxsort et je cesse dès aujourd’hui,pour toujours, de me mêler de ce qui concernenotre société.
— Plus de président, tant mieux et tantpis. Nous vivrons tous alors sur le piedd’une parfaite égalité. Gloire à la républiqueune et indivisible !
— Dites plutôt à l’anarchie et au désordre !reprit Lapérelle tout irrité, et il s’enalla pour ne revenir au logis que lorsque sacolère se trouva un peu calmée.
[1] Voir lanote première, à la fin de l’ouvrage.
Peu de jours après l’abdication de notreprésident, je devins, de compagnie avec monami Mathias, un des favoris de Juliette, auxtermes du réglement qui, comme je vousl’ai déjà dit, lui permettait d’avoir deuxamans à la fois, mais rien que deux. Lechoix de notre ménagère en ma faveur avaitété déterminé surtout par l’espoir des servicesque j’avais promis de lui rendre, enconsacrant une partie de mes loisirs à dirigerle goût naturel qu’elle paraissait avoirpour la lecture.
Comme la pauvre fille avait déjà cherchéà épeler les premières pages desAventuresdu chevalier de Faublas, je jugeai à proposde lui laisser continuer un ouvrage pour lequelelle avait montré un penchant que luiavait reproché selon moi avec trop de vivaciténotre camarade Lapérelle. En quelquessemaines les progrès de mon élèvesurpassèrent toutes mes espérances, et excitèrentl’admiration de mes collègues. Bientôtmême, grâce aux commentaires dontj’enrichissais le texte de notre auteur danschacune de mes leçons, la petite se trouvad’une force supérieure sur plusieurs chapitresde ce livre d’éducation. Pour peu qu’ilprît envie à l’un de nous de l’interroger surquelques passages du roman qu’elle étudiaitsous ma direction, elle répondait toujoursde manière à mériter des éloges dont j’avaisaussi ma part. On aurait dit, en l’écoutantparler des principaux personnages, dont ellelisait et relisait l’histoire, qu’elle eût passétoute sa vie avec le marquis de Rosambert,madame de Lignolles et la marquise deB***. C’était, au dire de mes collègues, uneéducation qui ne pouvait manquer de mefaire un jour le plus grand honneur.
Un tel succès, en flattant mon amourde professeur, encouragea aussi mon zèle.Je fis passer mon écolière à l’écriture.
Les premiers exemples que je lui donnaià copier retracèrent à ses yeux des maximesassez mondaines, et si la morale n’eut pastoujours à se féliciter du choix des préceptesque je cherchais à graver dans sa jeune mémoire,la philosophie épicurienne eut aumoins quelquefois à s’applaudir des effortsque je faisais pour inculquer à mon élèveles principes qui réglaient déjà notre conduite.
Quand mon Héloïse se trouva assez exercéedans l’art de former correctement seslettres, je crus prudemment que, pour sonutilité personnelle, je ne ferais pas mal de luiapprendre à écrire, sous ma dictée, quelquespetits billets d’amour. Ce genre d’exerciceépistolaire parut lui plaire beaucoup, et entrès-peu de temps elle réussit à tracer, imparfaitementil est vrai, mais en gros caractèresfort lisibles pourtant, des réponsesfictives aux épîtres que, pour lui faire lamain et le style, nous lui adressions par pureplaisanterie.
Un jour je surpris mon écolière, seuledans notre appartement, écrivant avec mystèreune lettre qu’à coup sûr personne, pourcette fois, ne lui avait dictée. Arrivé derrièreelle à pas de loup et sans en avoir été aperçu,je jouissais déjà, en professeur confiant, desprogrès et de l’application de mon élève…Mais en suivant avec des yeux ravis le mouvementgracieux de la plume de mon apprentie,je crus remarquer qu’elle avaittracé sur le haut de la feuille un titre quin’était ni le mien ni celui de mes collègues.Il y avait très-distinctement :Monsieur leMajor-général… Avec plus de sang-froidet moins de maladresse, j’aurais laissé lamain furtive de notre gouvernante me révélerle secret que je me croyais intéressé àconnaître. Mais, par une de ces sottes impulsionsde curiosité dont on ne calcule quetrop tard les conséquences, je me précipitaisur la lettre à peine commencée…Juliette jette un cri d’effroi en se retournantvers moi pour m’arracher son épître. Iln’était plus temps pour elle : j’avais tout lu,et mon front sévère dut lui dire assez lessoupçons qui m’agitaient… Elle tombapresque à mes pieds en me demandant pardonde m’avoir caché un secret qu’elle auraitdû peut-être, disait-elle, me confierdepuis long-temps.
— Quel motif, lui demandai-je, a pu vousporter à adresser ce billet au major-généralde la marine ?
— Vous ne me tutoyez plus, M. Édouard,vous êtes donc bien fâché contre moi ?
— Voyons, mademoiselle, il ne s’agit pasde faire ici du sentiment : il faut répondrecatégoriquement à la question que je vousfais. Pourquoi écrivez-vous au major-général,et quel rapport peut-il exister entrevous et lui ?
— Je vous dirai tout, monsieur, mais jevous en supplie, ne m’appelez plusmademoiselle,cela me fait trop de mal.
— Mais, encore une fois, expliquez-moi àl’instant même la cause qui a pu vous porterà écrire une lettre à l’un de nos chefs.Parlez et parlez de suite, je l’exige. Vous nesauriez mieux faire dans votre intérêt, carsi vous continuiez à prendre des détours, jepourrais commencer à supposer…
— Eh mon Dieu ! que pourriez-vous supposer ?
— Tout !
— Mais quoi, encore ? Je sais bien quel’autre jour j’ai eu tort en achetant à créditle chapeau que M. Mathias a eu la bonté dedire qu’il m’avait donné. J’ai été bien coupablesans doute ; mais c’est là tout ce quej’ai fait de mal, et vous dites que vous supposez…
— Oui, puisqu’il faut vous le dire, votresilence m’autoriserait à soupçonner quedans le sein même de notre réunion, ladélation soudoyée par la malveillance, auraitpu s’introduire par vous et contre nous…
— La délation ! Oh ! apprenez-moi, jevous en prie, ce que veut dire ce vilain motqui me fait peur, sans que je sache pourquoi.
— Ce vilain mot veut direl’espionnage.Me comprenez-vous maintenant ?
— Oui, je vous comprends, monsieur ;ah ! je ne me croyais pas si malheureuse, ômon Dieu ! Si vous vouliez m’écouter, vousseriez bientôt fâché de m’avoir dit ce quevous venez de me dire !
— Parlez donc : justifiez-vous si vous lepouvez ! Depuis une heure je ne vous demandepas autre chose.
— Oui, je vais parler et vous racontertout, puisqu’il le faut… Mais avant de vousapprendre une chose qui va, je le sais bien,m’ôter toute l’amitié que vous aviez pourmoi, je vous demanderai une grâce.
— Quelle grâce, encore ? parlez, je vousl’accorde cette grâce, car si vous continuezainsi, nous n’en finirons jamais.
— C’est la grâce de ne pas dire à ces messieursce que je vais vous confier.
— Je m’en doutais, et mes craintes setrouvent justifiées par vos hésitations et lesprécautions que vous croyez déjà devoirprendre. Mais commencez ; quelle que soitvotre faute, j’aime mieux encore un aveufait avec franchise, que le mystère dontvous chercheriez à entourer une conduitecoupable. Je vous promets ce que vousexigez de moi : je me tairai ; mais voyons.
— Vous allez savoir pourquoi, monsieur,je cherchais à écrire au major-général ; etvous ne m’en voudrez plus peut-être, quandje vous aurai appris ce que je ne voulais pasencore vous dire.
En ce moment-là même, un bruit infernalse fit entendre dans nos escaliers : nosamis arrivaient. Il fallut remettre à un instantplus opportun la confidence que Juliettese disposait à me faire, et que je mepréparais à écouter avec la plus vive curiosité…Le diable s’en mêle ! m’écriai-je enentendant les fous qui venaient envahirnotre logis. Mais essuie tes larmes, prendssi tu peux un air gai, dis-je à la petite : cesoir nous serons seuls, et alors tu m’avouerastout, tout, sous peine de malédictionet de mépris.
— Ah ! que je suis contente, me répondit-elleen se mettant à sauter de joie et en pressantsa jolie bouche sur une de mes mains.Voilà que vous meretutoyez !
Oui, mais en me baisant la main dansl’excès de sa joie, la rusée friponne avait eusoin de rattraper la lettre dont je m’étais emparécomme d’une pièce de conviction, aumoment où elle traçait une épître au major-général…
Jamais je n’ai été aussi exact, depuis, àvoler à un rendez-vous d’amour, que je lefus à me trouver à l’heure que j’avais indiquée,pour recueillir la confidence que devaitme faire Juliette.
Je remarquai à peine en la revoyant, sursa physionomie, les traces de l’émotion quelui avait causée la scène de la matinée ; elleme parut même tellement remise du troubleque je lui avais fait éprouver quelquesheures auparavant, qu’en y regardant de plusprès j’aurais pu deviner tout le parti qu’elleavait dû tirer de l’intervalle qui s’était écouléentre le moment de la surprise et celui de laconfidence. Juliette avait eu, bien évidemment,tout le temps nécessaire pour se préparerà me tromper ; et ce qu’il y avait encorede plus évident pour moi, c’est qu’elleavait mis ce temps-là à profit, de la manièrela plus admirable. Cependant, malgré la défiancequ’avaient dû m’inspirer, sur sa sincérité,l’affaire du chapeau et la scène plus récentede la lettre, je me résignai à être abusépar elle, s’il le fallait encore… La défiance pèsetrop au cœur des jeunes gens, et l’illusionqui les charme ne vaut-elle pas, au bout ducompte, cent fois mieux pour eux que latriste réalité, qui les désabuserait si impitoyablementsur les choses de ce pauvremonde ?
— Eh bien ! lui dis-je en me plaçant auprèsd’elle, les aveux vont-ils venir, maintenantque nous voilà seuls ?
— Les aveux ?… C’est plus que cela ; c’estune histoire que j’ai à vous dire.
— Ou à me faire, peut-être ; et quellehistoire encore ?
— La mienne.
— Ton histoire, à toi ? Parbleu, je nem’attendais guère, je te l’avoue, à trouverune héroïne dans une petite fille de ton âgeet de ton humeur !
— Oui, riez bien, je vous le conseille, etmoquez-vous tout à votre aise de moi…Vous ne rirez peut-être plus quand je vousaurai appris qui je suis !
— Une princesse sans doute, ou tout aumoins l’héritière de quelqu’une de ces famillesillustres qui pullulent en Bretagne ?
— Voilà bien comme vous êtes, vousautres beaux messieurs !… Vous vous moquezdes malheureux qui sont nés au-dessousde vous, et qui cependant n’ont rienfait au ciel pour mériter leur sort.
— Allons, enfant que tu es, te voilà encoretout en pleurs pour une plaisanterieinnocente. Songeons plutôt à bien employerle temps où nous nous trouvons ensemble,sans avoir à redouter les importuns qui sontvenus nous déranger ce matin. Voyons, nenous attendrissons plus à tous propos etcausons tranquillement. Que voulais-tu medire ?
— Je voulais vous dire, d’abord… que jesuis une pauvre fille…
— Je ne le sais que de reste ; mais ce n’estpas ta faute, et jamais, je crois, nousn’avons pensé à t’en faire un crime : on nese donne pas la naissance…
— Je suis née dans l’île d’Ouessant…
— Tiens ! et tu nous avais toujours ditque tu étais née à Douarnenez !
— C’est que j’avais mes raisons pour vouscacher l’endroit où était ma famille.
— Et quelle était donc ta famille ?
— « Mon père était pêcheur… Un jourqu’il faisait bien mauvais temps, et où il étaitallé à la mer, on n’entendit plus parler delui ni de son bateau. Plusieurs barques s’étaientperdues dans le coup de vent, et toutle monde crut que mon père s’était noyé,comme les autres pêcheurs qui n’étaient pasrentrés.
» Ma mère était restée avec moi et un autreenfant en bas-âge. Nous étions bien pauvres :le peu d’argent que mon père gagnaità la pêche nous avait fait vivre jusque-là ;mais, après notre malheur, ma mère, malgrétout le mal qu’elle se donnait, avait biende la peine à nous avoir un peu de pain età nous élever…
» Au bout d’une année, cependant, on remarquadans l’île que nous commencions àn’être plus aussi misérables qu’auparavant.Ma mère quitta la petite cabane où nous demeurionssur le bord de la mer, pour allerdans une maison d’un fort loyer ; et alorsles autres femmes de pêcheurs commencèrentà se dire entre elles : Comment vitMarie-Françoise ? Elle ne fait plus rien, ellequi était si pauvre il n’y a qu’un an, et voilàses petits enfans qui sont plus cossus que lesnôtres, nous pourtant qui avons des marisqui travaillent ! Oh ! il y a quelque choselà-dessous ; et il n’est pas possible que cesoit une honnête femme !
» D’autres croyaient que ma mère avaittrouvé un trésor qu’elle n’avait pas déclaréà la justice. Plusieurs fois on était venu fairedes visites chez nous ; mais, malgré la méchancetédu monde, jamais on n’avait purien découvrir contre maman.
» Le malheur voulut qu’au bout d’un certaintemps elle devînt enceinte, elle qui n’avaitplus de mari ! Oh ! alors, il n’y eut plusmoyen de retenir la médisance… On entendaitconter partout que c’était un hommebien riche qui vivait avec Marie-Françoiseet qui lui donnait beaucoup d’argent pourpayer sa maison et pour nous élever commenous l’étions mon frère et moi. Quand nouspassions devant les maisons du village, lesautres petits enfans nous criaient que notremère était une mauvaise femme et qu’elleserait damnée ; la nuit, tous les voisins veillaientprès de notre porte, pour voir entrer,à ce qu’ils disaient, le monsieur qui venaitsoi-disant chez nous et qui faisait le déshonneurde l’île. C’est pour le coup que ma mèrepleurait ! Je me rappelle encore, comme sij’y étais, qu’un soir où les forts tiraient degrands coups de canon sur des embarcationsanglaises qui avaient voulu débarquer àOuessant, maman passa toute la nuit à prierle bon Dieu, et qu’elle nous fit mettre àgenoux à côté d’elle pour réciter aussi nosprières. Quand les embarcations anglaisesse trouvèrent hors de portée de canon etqu’on eut fini de tirer dessus, elle promitmême de brûler pendant un mois un ciergeaux pieds de la sainte vierge Marie. Je mesouviens de son vœu comme si c’était hier…
» Une autre année se passa, et Marie-Françoisemit un second enfant au monde. »
— Quelle mystérieuse fécondité ! Et quelétait définitivement le père de cette nombreuseet inconcevable lignée ?
— « Laissez-moi finir ; vous le saurez toutà l’heure. Tout Ouessant jeta les hauts cris,mais elle ne voulut pas quitter le pays, oùpourtant elle était si à plaindre : elle disaitqu’elle aurait mieux aimé mourir. Pour cettefois, il ne nous fut plus possible de sortirde chez nous, et le chagrin de ma mère lamit bientôt à deux doigts de la mort.
» Vous savez bien qu’il y a environ dix-huitmois que, pendant trois jours, il y eut surla côte une tempête comme on n’en avaitjamais vu encore. Plusieurs vaisseaux anglaisqui croisaient devant l’île, ne pouvantsoutenir la force du vent de la mer, furentjetés au plein et tout le monde périt. Unefrégate vint s’échouer, toute démâtée, surles récifs d’Ouessant et tout près de notremaison. Une partie de l’équipage se noya,et la lame était si grosse qu’on ne put pasporter secours aux pauvres malheureux quicriaient :Sauvez-nous ! Sauvez-nous ! Quelquesmarins pourtant eurent le bonheurd’être poussés sur le sable, et, tout blesséspar la pointe des rochers, ils coururent dansle village demander un peu de feu et depain. Il y avait trois jours qu’ils n’avaient nidormi ni mangé. Les officiers et les soldatsdes forts les laissèrent d’abord libres ; maisle lendemain on les fit prisonniers, pourles mener à Brest quand le temps seraitapaisé.
» Dans la nuit où la frégate anglaise étaitvenue à la côte, j’avais vu un homme toutmouillé entrer dans notre maison, et quoiquemaman fût au lit, bien malade dans lemoment, elle se leva pour donner un peude nourriture au pauvre marin, et puis ellele cacha dans un petit coin, en défendant àmon frère et à moi de dire qu’il était venuquelqu’un chez nous. Ce matelot anglais,avant de nous quitter, nous embrassa enpleurant, et ma mère paraissait avoir biendu chagrin. Pour moi, je ne savais pas encorepourquoi maman nous avait recommandéde ne rien dire ; mais elle nous fitentendre que c’était parce qu’elle voulaitempêcher les soldats de mettre la main surce malheureux prisonnier qui avait l’air d’unbien bon homme.
» En courant dans l’île avec mon frère,j’entendis des pêcheurs qui disaient aux autresqu’on savait qu’il y avait à bord de lafrégate perdue, un homme d’Ouessant quiservait de pilote aux Anglais, et que ce traîtreà son pays, c’est comme ça qu’ils l’appelaient,avait eu le bonheur de se sauver,mais que bientôt on saurait le dénicher dansl’endroit où il s’était fourré.
» Nous allâmes rapporter à maman toutce que nous venions d’entendre, et elle semit à pleurer comme jamais elle n’avait encorepleuré.
» Bientôt, comme les pêcheurs l’avaient dit,tous les soldats du fort et les gendarmescommencèrent à fouiller partout. La gardevint chez nous avec le maire et des messieursen habits galonnés. On commandaà ma mère de faire sa déclaration et elle nevoulut rien dire… On nous demanda aussice que nous avions vu, et mon frère et moinous répondîmes que nous n’avions rienvu… Enfin, voyez le malheur !… ledernier enfant qu’avait eue maman, et quisavait à peine parler, montra avec sa petitemain la niche où le pauvre matelot anglaiss’était caché… et aussitôt deux gendarmesse jetèrent avec leurs sabres dégaînés dansle trou que mon petit frère avait montré…Les gendarmes revinrent avec l’homme dela frégate entre eux deux… ma mère tombasans connaissance sur son lit… C’était monpère qui venait d’être arrêté ! »
— Quoi ! ce misérable que l’on avait crunoyé servait à bord de la frégate ennemie !l’infâme !
— Ah ne vous fâchez pas, je vous enprie, monsieur Édouard. Je savais bienqu’en vous racontant ce malheur, je vousmettrais en colère contre moi ; mais ce n’estpas ma faute si mon père a eu le tort des’engager au service des Anglais.
— Et qu’est-il devenu ? de quelle manièrea-t-on puni son crime ?
— De quelle manière ? Vous ne vous rappelezdonc pas ce pilote qui a été fusillé ily a dix-huit mois, ici, à Brest, sur la placedu château, vingt-quatre heures après sacondamnation !
— Kermaës ! et c’est toi qui es la fille dece traître ?[2]
— O mon Dieu ! Est-ce qu’il dépendait demoi d’être la fille d’un autre ! moi qui croyaisma mère veuve depuis tant d’années !
— Et par quel moyen avait-il réussi pendantsi long-temps à vous procurer de l’argentet à voir quelquefois ta mère ; car c’étaitlui sans doute qui jusque-là vous avaitentretenus dans une certaine aisance et quiétait parvenu à s’introduire de loin en loindans votre maison ?
— Quand il faisait beau temps, voyez-vous,d’après ce que j’ai entendu dire depuis,il se rendait à terre dans un petit canot desa frégate, et lorsqu’il avait le bonheur den’être pas aperçu des douaniers et des gendarmesqui gardaient la côte, il venait voirma mère et s’en retournait ensuite à borddans l’embarcation qui l’attendait, cachéeentre les rochers de l’île.
— Et que devîntes-vous après l’exécutionde ce… de ton père enfin ?
— « Cette aventure aurait dû, n’est-ce pas ?rendre l’honneur à ma mère, puisqu’elle venaitde faire voir au monde que c’était unehonnête femme qui n’avait pas voulu perdreson mari, ni se séparer de lui… Mais au contraire,depuis la mort de mon père, on nevoulut plus nous souffrir dans l’île. En nousvoyant, les pêcheurs et leurs femmes se mettaientà crier :Voilà les enfans de Marie-Françoise,la femme du pilote des Anglais.Il faut les chasser, car ils porteront la malédictionsur le pays !
» Maman, qui avait dépensé pour noustout l’argent que papa lui avait donné de sonvivant, ne se releva pas de sa maladie. Quandon vint lui dire, par méchanceté, que sonmari venait d’être fusillé à Brest, la tête luitourna. Nous n’avions plus un seul morceaude pain, et lorsque nous allions demanderl’aumône pour avoir quelque chose pour notremère, partout on nous chassait commedes enfans maudits de Dieu…
« Le ciel eut enfin pitié de maman : elletrépassa ; mais avant de mourir, elle se mit àcrier d’une voix creuse que j’entends encoresouvent la nuit :O malheureux enfans, quevous êtes à plaindre ! vous mourrez misérables !…Oui, je vous le dis… vous mourrezmisérables !… Et pendant plus de deuxheures maman en nous sentant pleurer monfrère et moi, tout seuls entre ses bras, nefit que crier jusqu’à sa mort :Malheureuxenfans !… vous mourrez misérables !… » — Tenez,monsieur Édouard, rien qu’en vousparlant de maman, et de ce qu’elle disait ense débattant sur son lit, il me semble encorevoir sa bouche toute noire, et ses yeux égarés ;et l’entendre crier jusqu’au derniersouffle :Vous mourrez misérables ! Oh ! donnez-moivotre main, monsieur Édouard, j’aipeur ! ne vous en allez pas, car je ne veuxpas rester seule ici. J’ai trop peur encore !
La terrible émotion qu’éprouvait Julietteen m’adressant précipitamment ces parolesentrecoupées, l’expression de sa figure bouleverséeet l’accent de sa voix pénétrante, meglacèrent moi-même de terreur. Ses mainsconvulsives tremblaient dans les miennes,et je sentis la fièvre qui l’agitait passer danstout mon corps avec l’effroi qu’elle venaitde me communiquer. Je craignis un momentde la voir tomber dans les spasmes lesplus violens ; mais rappelant à moi toute laforce qui m’était nécessaire dans une épreuveaussi nouvelle pour mon cœur et pour messens, je lui dis avec tout le sang-froid que jepus retrouver encore :
— Eh bien ! petite folle, vas-tu me jouermaintenant une scène de tragédie ? songeplutôt, crois-moi, à mieux employer letemps, et à donner un coup de balai à tachambre !
Ces mots si vulgaires et si inattendus, encontrastant avec la situation dans laquellenous nous trouvions et en rappelant à monhéroïne les devoirs de sa vie présente, produisirentsur elle tout l’effet que j’en attendais.A peine les eus-je prononcés, qu’elle s’écriacomme en sortant d’un songe pénible :
— Ah c’est vrai, j’avais oublié de balayerla chambre… Mais que vous disais-je donctout à l’heure ?
— Des enfantillages et de grandes phrasesde roman.
— Ah ! j’en étais je crois à la mort de mamalheureuse mère… Non, je vous avais déjàconté ce qu’elle nous avait dit en mourant, jecrois… « Les deux petits enfans qu’elle avaiteus pendant l’absence de mon père, ne tardèrentpas à mourir comme elle… Ils étaientsi malheureux, les pauvres innocens ! nousmanquions de tout, et tout le monde nousabandonnait… Mon frère et moi, plus fortsqu’eux, nous pûmes résister un peu ; maiscomme personne ne prenait pitié de notremisère et de notre infortune, et qu’on nousdisait des injures quand nous demandionsl’aumône, nous nous en allâmes de l’île pourvenir à Brest dans un bateau où l’on ne consentitqu’avec peine à nous donner par charitéune petite place pour la traversée, qui n’estcependant que de cinq à six lieues. Une foisrendus dans la ville de Brest, que nous n’avionsjamais vue, nous fûmes plus contens,parce qu’au moins on ne nous connaissaitpas, et que nous pouvions demander un peude pain aux passans et à la porte des maisons,sans être chassés de partout commedans notre pays. Mon frère, au bout d’unmois ou deux, trouva à s’embarquer pourmousse sur un bâtiment qui partait, et quidoit revenir bientôt. Moi je restai touteseule, et sans la charité de quelques personnesqui me donnaient de temps entemps un peu de nourriture ou quelquessous, je serais morte de faim il y a bien long-temps.Un soir, je n’avais pas mangé depuisdeux jours, je rencontrai deux messieurs quise promenaient ; il faisait mauvais temps,je tremblais de froid et de besoin. Je merisquai à leur demander quelque petite chose,car ils étaient jeunes, et les jeunes messieursavaient toujours été plus charitablespour moi que les autres : c’étaient deux aspiransd’ailleurs, et j’avais, je ne sais paspourquoi, dans l’idée qu’ils auraient pitié dema misère. L’un de ces deux messieurs meregarda et parla à son camarade, et ils medirent, après s’être parlé, de les suivre dansleur maison. M. Mathias et M. Lapérelle vousont conté, vous le savez bien, comment peuà peu je me suis trouvée sortie de mon malheureuxétat, et vous voyez bien, Dieu merci,que je ne m’étais pas trompée le soir où j’aieu le bonheur de les rencontrer, en pensantque c’étaient de bons enfans ! » A présent,vous me croirez si vous voulez, monsieurÉdouard, mais je ne donnerais pas monsort pour celui de la plus grande dame dumonde.
— Tout ce que tu viens de me conter là,Juliette, est sans doute fort attendrissant,et l’adversité qui semble s’être attachée àtes premières années, est bien faite pourinspirer le plus vif intérêt en ta faveur. Lapetite histoire de ta vie m’a paru même empreinted’une sincérité qui à mes yeux honoreton cœur. Mais comment se fait-ilque jusqu’ici tu aies cru devoir cacher à tesbienfaiteurs le secret de ta naissance, lenom de ton pays et celui de tes parens, etque tu m’aies choisi, moi, par exemple,pour me rendre si tard le confident de cemystère ?
— Vous ne savez donc pas combien cesmessieurs détestent les Anglais et ceuxqu’ils appellent des traîtres à leur pays !Tous les jours de la vie, je les entends jurercontre eux et se mettre en colère commes’ils voulaient les tuer jusqu’au dernier, etj’ai pensé que si j’avais été leur dire quej’étais la fille du piloteKermaës ils m’auraientchassée comme un enfant maudit !
— Il est possible en effet que de ce côté-làtu n’aies pas eu tort. Mais, encore unefois, par quel motif as-tu pensé que je seraispour toi plus indulgent que mes camarades,après avoir reçu la confidence que tuviens de me faire ?
— Mais il fallait bien tout vous dire, àvous, puisque c’est vous qui avez mis lamain sur la lettre que j’écrivais à M. le major-général !
— Ah ! c’est ma foi vrai ! mais à propos decela, dis-moi, puisque tu m’as remis sur lavoie que ton histoire m’avait fait un instantoublier, dis-moi quel rapport il peut y avoirentre cette histoire et le major-général àqui tu adressais une lettre au moment oùje suis entré ?
— Un rapport tout simple, pardienne !j’écrivais au major-général pour mon frère !
— Et qu’avais-tu encore à lui demanderpour ton frère ?
— Je voulais lui demander la grâce dene pas le faire débarquer à son arrivée, dubâtiment où il a eu la bonté de le placer.
— Oui, au fait cela s’explique assez bienmaintenant… Cependant il me semble quetu aurais pu tout aussi bien t’adresser à l’unde nous pour le charger de la démarche quetu te proposais de faire ?
— Oui, n’est-ce pas ? j’aurais été parler àl’un de ces messieurs de mon frère, pourqu’il me dît : Ah ! tu as un frère ! A bord dequel navire est-il embarqué ?… Comment senomme-t-il ?… D’où est-il ?… Que faisait tonpère ?… Il aurait autant valu tout avouer,et j’aurais été obligée de mentir ou de raconterce que je voulais cacher pour ne pasmettre ces messieurs en colère.
— Ces diables de femmes ! elles vous onttoujours d’excellentes raisons pour fairetout ce qu’elles font ! Qui dirait qu’à cet âgeet avec aussi peu d’expérience, on pût avoirautant de prévoyance ! Le diable m’emportesi moi qui ai déjà vu le monde et qui aivécu parmi des hommes faits, j’eusse trouvétout cela… Allons, mademoiselle ! venezici… venez donner un baiser à votre confident…là, bien gentiment… mais surtoutsoyez bien sage et soyez toujours fidèle,pour que l’on continue toujours à vous aimer…A présent j’espère que te voilàtout-à-fait remise de ta frayeur de tout àl’heure ?
— Oui, à présent je n’ai plus peur ; tenez,voyez : je ne tremble plus qu’un peu.
— Mais sais-tu bien que j’ai cru un instantque tu allais devenir folle ?
— Ah ! c’est plus fort que moi ! toutes lesfois que je pense à cela…
— Eh bien ! il ne faut plus penser àrien… C’est-à-dire si, il faut penser à l’heurequ’il est… Peste ! déjà cinq heures ! commele temps s’est passé vite… je croyais qu’ilétait tout au plus… Mais je te quitte, ledîner m’attend et les indiscrets vont arriver…Adieu, Juliette, encore un baiser… un baiserd’amour.
— Non, un baiser d’amitié : ce sera plussolide.
— Voyez-vous encore, comme elle saitvous faire la distinction ! En vérité ces petitesfilles vous savent tout sans avoir jamaisrien appris… maudit instinct des femmes,qui leur donne cent fois plus d’esprit, qu’ànous toute notre éducation ! A ce soir, intéressanteorpheline ! à ce soir !…
— A ce soir, M. Édouard !…
Et je partis, heureux du calme que jevenais de faire renaître dans l’esprit de lapetite, et enchanté surtout de la confidencequ’elle venait de déposer dans mon cœur àl’insu de mes autres amis !
Pauvre heureux sot que j’étais !
En revenant le soir à notre gîte commun,je m’imaginais retrouver Juliette encore unpeu émue des fortes impressions qu’elle avaitéprouvées le matin en ma présence, et quim’avaient paru l’avoir si profondément agitée.J’avoue même que l’idée de saisir, dansses traits et son attitude, les traces des émotionsauxquelles elle m’avait semblée livréependant quelques minutes, ne déplaisait pastrop à mon imagination déjà avide de sensationsdélicates et raffinées. Chemin faisantje me disais même à part moi, et avec uncertain épicurisme de jouissances intellectuelles :« La pauvre enfant ! je vais lire, j’ensuis bien certain sur sa jolie petite physionomie,le secret de la mélancolie qui a succédéà l’ébranlement qu’a si vivement éprouvésa sensibilité ! Tous mes amis ignoreront lacause de la tristesse de Juliette, et moi seulje jouirai en silence du mystère de sa pâleur,du désordre inexplicable que les autres aurontremarqué sans doute dans son espritencore préoccupé de la scène qui s’est passéeentre nous deux. Car enfin c’est à moiseul qu’elle a confié tout ce que jusqu’ici elleavait caché si soigneusement ! Mais aurait-onjamais pu deviner que cette petite fille, sousles haillons d’où nous l’avons tirée, recélâtune âme si impressionnable ! C’est qu’il y aaussi, dans l’histoire de sa vie, une fatalitépresque romanesque ! Sa naissance, la morttragique de son père, l’agonie terrible de samère, et la manière dont elle a été recueilliepar nos deux camarades, tout enfin dans sonétrange destinée me paraît marqué au coindu sort qui fait les héroïnes ! »
La tête toute remplie de ces réflexions,j’arrivai à la porte de notre maison. Enmontant les longs escaliers qui conduisaientà notre logis aérien, je crus entendre nosjoyeux amis causer à voix très-haute etchanter une ronde. Il me sembla même, enprêtant attentivement l’oreille à ce qu’ils faisaient,deviner qu’ils dansaient. Tiens, medis-je, ils sautent comme des fous ! Il fautdonc que Juliette se soit assez parfaitementremise de son émotion de ce matin, pourqu’ils se livrent ainsi à toute leur gaîté habituelle…Mais Dieu, me pardonne, je croisque c’est Juliette elle-même qui chante laronde aux sons de laquelle ils ébranlent leplancher du grenier…
J’entrai brusquement dans l’appartement,et c’était en effet notre ménagère qui, à latête de mes cinq collègues, faisait avec sesgrâces et sa bonne volonté ordinaires, lesfrais de ce bal improvisé à notre cinquièmeétage.
— Et quel motif, s’il vous plaît, demandai-jeà la bruyante société, peut vous porterce soir à vous réjouir si fort ?
— Aucun, me répondirent mes sylpheslégers. Mais comme nous n’avons pas plusde raison pour être plus tristes aujourd’huique les autres jours, nous dansons commedes perdus avec notre gouvernante, qui estce soir d’une gaîté folle. Allons mets-toi dansle rond et chante comme nous !
— Non, merci, messieurs, je ne me senspas maintenant d’humeur à faire des folies.
— Et pourquoi donc, notre ami ? Explique-nousun peu comme quoi tu ferais plutôtle philosophe que nous, ce soir ?
— Pourquoi !… Parce que ce matin ilm’est arrivé quelque chose qui m’a laissédans l’âme une impression de tristesse dontje n’ai pu encore me débarrasser…
— Et à quelle occasion, une impressionde tristesse ? Écoutez bien, messieurs ; ceciparaît plus grave qu’on ne le pense peut-être.Voyons, raconte-nous ton impression, monami, cela nous amusera.
— Non, cela ne vous amusera pas, attenduque je ne vous raconterai rien.
— Alors il ne fallait pas nous parler de tonimpression de tristesse.
— Si j’en ai parlé, c’est parce que vousm’avez questionné. Mais je ne puis rien vousdire, au reste. Je craindrais d’ailleurs, en vousentretenant de ce qui m’est resté de pénibledans l’esprit, d’altérer l’excessive gaîté demademoiselle Juliette. Continuez par conséquentà danser, et laissez-moi tranquille.
Juliette baissa les yeux, et prit un airpensif… Mais un des danseurs, sans tropremarquer ce que je venais de dire et sansfaire attention à la contenance embarrasséede notre jeune personne, s’écria en tirantl’orpheline par la main : Et laissons-le cebourru puisqu’il n’est pas en train de s’étourdiravec nous !
Et la ronde continua de plus belle.
Quand enfin les danseurs eurent fini d’ébranlerle plancher de notre fragile appartementsous le poids de leurs pas retentissans,et que la fatigue eut succédé à l’effervescencedu bal, chacun éprouva le besoin de se livrerau repos ou du moins à des plaisirs plus paisiblesque ceux qui jusque-là avaient occupéla société.
L’un prit sa pipe et se mit à fumer avecla rêveuse gravité d’un musulman.
L’autre s’empara de l’unique jeu de cartesdu logis, en demandant un vis-à-vis pourjouer une bouteille de bière à l’écarté.
Un troisième, relevant le tableau de mathématiques,déplacé quelques minutes auparavantpour laisser l’espace libre auxsinuosités capricieuses de la danse, se prit,nouvel Euclide, à chercher dans les lignesd’une figure géométrique la démonstrationd’une proposition qu’il avait étudiée vainementdepuis le matin.
L’ami Mathias, toujours philosophe, toujoursdisert, s’était emparé de la parole ; etpendant que mes autres camarades se livraientaux occupations ou aux distractionsqu’ils avaient choisies selon leurs goûtsdivers, lui s’était étalé dans l’unique fauteuilque nous eussions, et du fond de cette espècede siége présidental, notre ami s’étaitpris à nous dire d’un ton d’inspiré :
— Combien, mes chers camarades, nousdevons nous féliciter d’avoir vécu commenous l’avons fait jusqu’ici dans la plus touchanteintimité et la plus inaltérable concorde !Nos autres collègues, pour s’étourdirsur le vide de leur existence oisive, oupour chercher des plaisirs que la moralecondamne, dépensent beaucoup d’argent oufont beaucoup de dettes, sans réussir à chasserl’ennui ou à saisir une lueur de jouissance,tandis que nous, retirés tranquillementdans ce modeste asile, protégé par lemystère et embelli par l’amitié, nous rencontronssans efforts un bonheur qui necoûte rien à personne, ni même à nous quile savourons avec tant de délices… Hein,que dis-tu, Édouard, de mes réflexions etdu bonheur économique que nous goûtonsici en famille ?
— Je dis que ton bonheur, qui ne coûterien à personne, pourrait bien n’être pasdu goût de notre voisin du quatrièmeétage, dont vous avez enfoncé le plafond,peut-être, en sautant comme vous venez dele faire.
— Quoi ! le voisin qui habite les appartemensde dessous ? Eh bien ! si c’est un bondiable, il ne dira rien, et si c’est un mauvaisgarçon et qu’il se plaigne, on lui donneraun coup d’épée.
— Bon moyen d’empêcher les gens de seplaindre légitimement, et de faire justice !
— Sans doute que les coups d’épée sontun bon moyen, et le meilleur moyen mêmed’arranger les choses à l’amiable entre gensd’honneur ! Je ne connais pas, moi, pourma part, de législation plus équitable, plusnoble, plus conciliante en un mot, que cellequi repose sur le duel, mais sur le duel biencompris, bien entendu et employé commemoyen social. Devant ces tribunaux aux piedsdesquels, par exemple, un malotru, experten mauvaise chicane et bien fourni d’argent,vient attaquer un honnête homme inhabileà plaider et à court d’espèces, ne voit-onpas la justice des juges se prononcer en faveurdu manant qui a tort, contre l’hommede cœur qui, selon les lois de l’honneur, apresque toujours raison ? Eh bien, je te ledemande, est-ce là de l’équité, de la raisonmême, ou tout au moins du simple bonsens ? Non certes, et les juges qui, en dépitde leur conscience et de leur instinctd’homme, condamnent l’individu qu’ilsestiment pour absoudre le malotru qu’ilsméprisent, font la critique la plus amère, laplus sanglante de la fausseté des lois qu’ilscroient qu’il est de leur devoir d’appliquer.Au lieu que dans toutes les contestationsqui se vident l’épée à la main, en champ-closet en présence de deux braves témoins,c’est le courage, ou en mettant tout au pis,c’est le hasard qui décide de la querelle ; etjamais, devant ce tribunal-là du moins, onn’est appelé à contempler le spectacle dégoûtantd’un homme de cœur terrassé parun lâche truand, qui, pour défendre ce qu’ilnomme son droit, a pu choisir et payer unavocat bavard et outrageux.
— Tout cela serait fort beau en faveur dela législation équitable du duel, si commetu parais le supposer, le courage seul ou lehasard même prononçaient souverainemententre les parties adverses. Mais tu ne comptespour rien aussi, dans ces sortes de procès àcoups d’épée, l’adresse du lâche spadassinqui, sans danger pour sa vie, peut faire pencher,contre un adversaire inexercé, labalance de cette justice de sang dont le droitparaît être écrit, avant tout, sur le plastrondes maîtres d’escrime, avec la pointe d’unfleuret démoucheté.
— Oui, il est vrai que l’adresse peut entrerpour quelque chose d’abusif dans lalégislation souveraine des coups d’épée. Maislà du moins l’abus est l’exception, et la généralitédes bons effets du duel, la règle. Ausurplus, comme je l’ai déjà dit, si le voisin d’enbas n’est pas content, je lui laisserai le choixdes armes, et je commencerai par l’assommers’il fait l’insolent. Mais ce n’était pas de celaprécisément qu’il était question quand nousavons entamé la conversation… Où diabledonc en étais-je ?
— Aux douceurs de la tranquillité dontnous jouissons, quand nous faisons ici unvacarme à faire monter la garde dans notreappartement.
— Ah ! c’est vrai, c’est là que j’en étais.Je reprends le fil de mon discours et m’yrevoici. Je disais donc que la vie en quelquesorte collective que nous menons depuisquelques mois ici, me paraît exquise et admirable.Exempte de nuages et de soucis,elle m’a semblé s’écouler paisiblement commeun de ces beaux jours que l’on craint devoir finir trop tôt. Et en effet, vois combiennos occupations sont douces et nos jouissancesinnocentes ! Les études mêmes, qui,pour chacun de nous, auraient été arides etrebutantes sur les bancs d’un cours publicde mathématiques, sont devenues, au seinde l’amitié, des espèces de récréations instructives.Aussi, que de progrès n’avons-nouspas faits dans une science plus redoutable encoreaux écoliers ordinaires par l’ennuiqu’elle leur inspire, que par les difficultésréelles qu’elle leur oppose ! Pour moi, j’avouefranchement ici, et avec toute l’humilité quiconvient à mon insuffisance, que partoutailleurs je n’aurais jamais réussi probablementà me fourrer dans la tête les quatrevolumes de mathématiques que je puis maintenantme flatter de posséder sur le boutdu doigt… Mais c’est qu’aussi avec vousautres, messieurs, il est si facile de se conformerau précepte du sage et de s’instruireen s’amusant… Tiens, Édouard, remarqueun peu, par exemple, en ce moment, le tableaudélicieux que nous formons sans nousen douter… Non, mais c’est qu’il règne parminous, et au sein de ce désordre apparent,une harmonie enchanteresse qui prête uncharme presque indéfinissable à toutes nosréunions de famille ; et pour qui voudraitou saurait rendre cette scène pittoresque,il y aurait ce soir une peinture des plus piquantesà faire passer de notre appartementsur la toile d’un Rembrandt ou plutôt d’unTéniers.
— Le sujet serait en effet des plus piquansà traiter, si toutefois l’artiste pouvaitentrevoir ses personnages à travers le nuagede fumée qui nous suffoque.
— Tu crois ! mais certainement que lesujet serait piquant, et même très-piquant.Vois notre ami Lapérelle jouant son cent depiquet à cinquante centimes, avec autant degravité que s’il s’agissait pour lui de se fairesauter la cervelle à la suite d’une partieperdue !
— Laisse-nous donc un peu tranquilles,babillard, avec tes réflexions héroï-burlesques.
— Ah ! l’ex-président n’est pas ce soir debelle humeur. Puis dans ce coin, et sansque cela paraisse à peine, notre collègueEugène retournant artistement sa cravatepour s’épargner des frais de blanchissage etpour reparaître demain, avec un certainéclat de linge blanc, au bal de la préfecturemaritime.
— Si tu voulais bien te mêler des affairesde ton intérieur et ne pas tant t’occuper desmiennes, tu me ferais plaisir, toi.
— Autre bourrade ! mais peu importe,continuons notre revue critique, et ne laissonspas passer l’ardeur avec laquelle le studieuxAdolphe cherche à se former l’espritet le cœur en lisant, nonchalamment couchédans le hamac qu’il vient de suspendre auplancher,les Liaisons dangereuses.
— Pourquoi ne lirais-je pasles Liaisonsdangereuses tout aussi bien qu’un autrelivre ? Crois-tu donc que les ouvrages quipeuvent prémunir notre inexpérience contreles périls qu’offre la société, ne soient pasaussi bons à consulter que ceux qui nouscachent la séduction du monde sous l’apparencedes illusions les plus trompeuses etles plus funestes ?
— Si je le crois ! mais certes que je le crois !et très-fermement encore ! Preuve nouvelleque la lecture desLiaisons dangereusesa profité à notre homme, qui déjà, commetu le vois, Édouard, me paraît atteint d’unecertaine dose de philosophie misanthropique.
Et plus loin enfin, pour achever notre galeriede portraits, nous arriverions à unejeune personne, type d’innocence, modèlede grâces, qui, tricotant modestement unepaire de bas qu’elle ne finira jamais, savoureau milieu de ce camp, composé d’assezmauvais sujets, les parfums de cinq brûlantespipes de tabac… Oh ! que le tableau quirendrait cette petite scène domestique seraitdélicieux, s’il pouvait conserver à chacun despersonnages sa physionomie, son attitude,et son caractère original ! Quelle singulièreharmonie de couleur locale il faudrait dansl’ensemble, et quels contrastes bizarresdans les détails ! car rien ne se ressemblemoins que tous ces visages si disparates enapparence et pourtant si bien faits les unspour les autres ; car enfin, en nous voyantréunis ici comme nous le sommes, unétranger lirait au premier coup d’œil l’accordparfait, la touchante concorde qui n’acessé de régner au sein de notre petite association…Mais ce qui m’enchante le plus,mes bons amis, ce n’est pas la bonne intelligencequi depuis si long-temps semble avoirprésidé aux rapports qu’a établis entre nousnotre continuelle intimité. Ce que j’admirepar-dessus tout, c’est l’espèce de mystèreimpénétrable dont nous avons su entourerl’asile de nos jouissances privées et de nosplaisirs casaniers. Jamais en effet aurait-onpu penser que sept jeunes évaporés de notrefaçon fussent parvenus à cacher sous l’ailediscrète du sentiment, six à sept mois d’uneexistence pour ainsi dire tout intellectuelle,toute platonique…
— Joliment intellectuelle en effet ! uneexistence de pipes de tabac, de bouteillesde bière et de petits verres de Cognac !
— Ah, ah, ah !… c’est bien répondu ! semirent à crier tous nos amis. Tu as bien fait,Édouard, d’arrêter cet éternel phraseur aubeau milieu de son interminable panégyrique.
— Je te reconnais bien là ce soir, Édouard,avec tes interruptions chagrines et tes sailliesmoroses. Mais toute ta mauvaise humeurne m’empêchera pas de dire, et à notrelouange infinie, que nous avons su rendrenotre humble et heureux domicile tellementimpénétrable à force de discrétion etde réserve, que jamais la curiosité ou la médisancen’a osé encore en franchir le seuil ;car je parierais bien que personne au mondene se doute du bonheur mystérieux etinnocent dont nous jouissons à l’heure qu’ilest…
Au moment même où notre éloquent amiachevait ces mots, nous crûmes entendresur le plancher criant du couloir qui conduisaità notre logis, retentir des pas lourdset chancelans.
Tous nous nous levâmes en nous demandantqui pouvait, à une heure aussi avancée,vouloir nous rendre visite. Nous n’attendionspersonne, chacun était présent aulogis, et l’approche inaccoutumée d’unétranger nous étonna et nous donna à réfléchirun peu, sans que nous pussions biennous rendre compte du motif pour lequelnous nous sentions un peu déconcertés.
Bientôt les pas, dont nous avions distinguéle bruit, cessèrent de se faire entendre.Mais une main qui nous parut très-fermeet très-assurée, frappa trois coups à notreporte.
Nous demandons tous à la fois : Qui est là ?
Une voix qu’il nous sembla reconnaître,mais encore assez vaguement, nous répondit :C’est moi, messieurs.
— Entrez ! nous écriâmes-nous alors sanssavoir à qui nous allions avoir l’honneur deparler.
La porte s’ouvre, un homme vêtu d’unegrande redingote bleue paraît : c’est le major-généralde la marine !
— Messieurs, nous dit-il d’un ton familieret en se baissant un peu pour entrer lechapeau à la main dans notre salle de compagnie,ma brusque visite à cette heurevous surprendra un peu, sans doute ?
— En effet, général, lui répondit Lapérelleavec quelque embarras, nous ne nousattendions pas à l’honneur que vous voulezbien nous faire…
— Je le crois bien ; mais le motif de ladémarche que j’ai cru devoir tenter auprèsde vous suffira, je l’espère bien, pour vousfaire excuser l’indiscrétion de ma visite nocturne.J’ai à vous parler d’une chose sérieuse,mes bons amis ; et pour me mettre tout-à-faità l’aise avec vous, je vous prierai d’abordde faire sortir, pour un petit instant seulement,cette jeune personne.
— Général, c’est une jeune orpheline quenous avons recueillie ici, et qui depuis cetteépoque nous a tenu lieu de gouvernante.
— Oui, oui, je sais tout cela, messieurs,et c’est précisément pour…
— Quoi ! on vous aurait déjà appris, mongénéral, que…
— Que mademoiselle Juliette a été recueilliepar vos soins et élevée au milieu devous ! Mais pardieu, c’est l’histoire de toutela ville. En attendant, faites-moi l’amitié deprier mademoiselle Juliette de nous laisserun moment seuls…
— Juliette, vous avez entendu ?…
Et la petite s’éloigna lentement sans oserproférer une seule parole, et en jetant surles acteurs de la scène qui allait se passeren son absence, des regards où se peignaientà la fois la curiosité et la crainte.
— Écoutez, mes camarades. Comme vousj’ai été jeune ; comme vous aussi j’ai eu, dansl’âge de la dissipation et de l’entraînement,mes années de folies et d’imprudences ; et sansvouloir ici me faire meilleur que je ne l’étais,pour me donner le droit frivole de vous sermonnercomme un pédant, je vous avoueraimême que j’ai peut-être été, dans montemps, plus bambocheur à moi tout seul quevous ne pourriez l’être tous à la fois. Mais jevous dirai aussi que, quelque emportementque j’aie pu mettre dans ce que l’on appelaitalors mes farces, je n’ai jamais eu à me reprocheraucune de ces faiblesses dangereuses quel’on commence par se cacher à soi-même, etqui finissent par nous dégrader insensiblementaux yeux des autres… Je ne sais en cemoment si je m’explique comme je voudraispouvoir le faire sans vous blesser, tout entouchant un sujet aussi délicat à aborder,mais il me semble que vous devez déjà avoircompris où je veux en venir… Hein ! n’yêtes-vous pas un peu, monsieur Lapérelle ?
— Mais, mon général, je cherche à deviner,et je vous avouerai que je ne comprendspas bien encore…
— Non ! vous ne me comprenez pas ? Ehbien ! je vais m’exprimer plus clairement.Mon intention en venant vous voir sanscérémonie, et comme un vieux camaradequi vous veut du bien, était de vous direque, sans vous en douter peut-être, vousteniez à l’égard de cette jeune personne queje vous ai prié de faire sortir, une conduiteque, dans l’intérêt de votre réputation etde votre avenir, des chefs qui vous aimentne peuvent plus tolérer…
— Général, nous pouvons tous vous assurerque l’hospitalité seule nous a engagésjusqu’ici à retenir au milieu de nous lajeune fille que vous venez d’y rencontrer.
— Oui ! et de quel prix ne lui avez-vouspas fait payer cette prétendue hospitalité ?Votre première intention a pu être bonne,car à votre âge les premiers mouvemensdu cœur sont presque toujours généreux.Mais à votre âge aussi, on peut se perdrepar ignorance de ce qui est coupable. Il n’ya pas encore de vice dans votre fait, je veuxbien le croire encore. Mais qui vous dit que,bientôt, votre faiblesse ne vous conduirapas à une corruption d’autant plus redoutable,que vous vous serez caché le dangerde votre conduite ? Je ne suis pas rigoriste,et je sais combien serait déplacée, avec desjeunes gens de votre profession, l’austéritéd’une morale inflexible. Ma tolérance vamême si loin, que si l’on était venu me rapporterque vous eussiez bouleversé une maisonpublique, brisé des glaces, battu des fillesde joie et la garde même, comme il arriveassez souvent aux mauvais petits sujets devotre connaissance, je vous aurais volontierspardonné vos fredaines et réparé de mabourse, s’il l’avait fallu, le dommage que vousauriez fait dans une nuit de folie et d’exaltation.Oui, messieurs, et ce que je dis là esttrès-sérieux et ne doit nullement vous fairerire ; j’aurais cent fois mieux aimé vous savoircoupables des plus insignes désordres, quemenant tranquillement la vie dans laquellevous croupissez depuis quelques mois. C’està un tel point que, dès que j’ai appris l’espèced’existence que vous vous étiez crééeici, je n’ai pas balancé à venir vous arracherau péril que vous couriez sans vous en douter.Ma visite n’a pas au fait d’autre but,et ce soir même il faudra mettre un obstacleinfranchissable entre l’abîme où vous vousplongiez, et les passions qui vous entraînaientvers lui.
— Et comment, général, voulez-vous quenous fassions ?
Comment, messieurs ? C’est à moi que vousdemandez cela ? n’avez-vous pas un état quiréclame impérieusement le sacrifice de tousvos instans, de votre jeunesse et même devotre vie ? La mer n’est-elle pas là pour effacerjusqu’aux traces des folies que l’on seraiten droit de vous reprocher déjà, et n’est-cepas sur l’Océan qu’est ouverte la carrièreque vous devez vous attacher à parcouriravec honneur et avec gloire ?
— Aller à la mer ! Nous ne demanderionspas mieux, général. Mais les places sur lesnavires en croisière ne sont accordées qu’auxprotégés, et nous…
— Et n’êtes-vous pas ceux que je doisprotéger avant tous les autres, quand jevous vois exposés au danger de vous perdre,malheureux que vous êtes !
— Quoi ! il se pourrait que vous eussiezsongé à nous faire partir ?
— Sur les navires de la division qui doitappareiller demain matin ; et pour vousprouver que je pensais depuis long-tempsà vous, voici vos ordres d’embarquement,signés du préfet maritime et de moi. Oh !vous pouvez voir ! rien n’y manque : c’estque quand je me mêle de servir mes amis,j’ai pour habitude de ne pas faire les chosesà moitié, voyez plutôt !
Messieurs Lapérelle et Eugène B…, tenez,voilà votre ordre d’embarquement pour lafrégatela Foudre.
Messieurs Mathias et Édouard, le mêmeordre pour le vaisseaul’Indomptable.
— Et quant à vous trois, messieurs, vousirez, si vous le voulez bien, à bord duMajestueux.
— Oh ! combien, général, nous vous devonsde reconnaissance pour l’extrême bontéque vous avez eue…
— Eh ! folles têtes, ne faut-il pas avoir dela prévoyance pour vous et prendre en commisérationl’heureuse imprudence de vosbelles années ? Mais entendons-nous bienavant de nous quitter, mes petits messieurs :vous avez vos ordres d’embarquement bienen règle, n’est-ce pas ?
— Oh ! parfaitement en règle, général ;rien n’y manque, ainsi que vous le disieztout à l’heure.
— Demain, par conséquent, vous sereztous à bord avant six heures ?
— A cinq heures, général, chacun serarendu à son poste nouveau.
— J’y compte, mes amis, et avec d’autantplus de confiance, que ce poste-là sera celuide l’honneur. C’est une belle croisièreque vous allez faire… Ah ! mais, à propos,j’oubliais une chose importante, et la plusimportante même après vos ordres d’embarquement.
— Et laquelle ?
— Pardieu ! laquelle ! le paiement dutraitement qui vous est dû. C’est un articleessentiel que je n’aurais pas dû omettre, etque j’ai cependant oublié. Mais comme jepuis en votre absence faire ordonnancer lesolde de votre arriéré, et que nous sommesgens de revue, je vais vous faire, sur votrebonne mine, les avances du traitement quivous est indispensable pour entrer en campagne.Combien de mois vous faut-il ?
— Il nous est dû trois mois, général ;mais, avec deux mois, nous pourrons fournirà la gamelle du bord la quotité exigiblepour chacun de nous.
— Trois mois à trente francs pour chacun,cela doit faire six cent trente francs, àmoins que je ne me trompe, car je ne suispas un mathématicien de votre force, messieurs.Tenez, voilà trente-deux napoléons,et rendez-moi le reste.
— Pour le moment, nous serions assezembarrassés de vous rendre entre nous tousl’excédant du compte, et par une assezbonne raison. Mais on peut trouver de lamonnaie dans la maison.
— Ah ! que je me reconnais bien là ! pasle sou entre sept ! Ah ! c’était là aussi monbon temps ! Mais qu’à cela ne tienne ; auretour, vous me rendrez de la monnaie avecles espèces que vous aurez conquises surl’ennemi.
— Nous vous le promettons, général. Lespremières prises seront pour vous, et nousjurons que le premier coup de sabre quenous frapperons, sera donné à votre intention.
— C’est bien, fort bien, mes jeunes camarades !Que le ciel vous conduise en vousmaintenant dans ces bonnes dispositions !Adieu ! Je ne vous souhaite pas bon voyage,car cela, disent les vieux marins, porte malheur,et je ne désire rien tant que votreprospérité… Mais ne vous dérangez pas, jevous en prie ; donnez-moi seulement unbout de chandelle, si vous en avez un dontvous puissiez disposer en ma faveur ; je lelaisserai au bas de l’escalier. C’était ainsique dans mon temps encore on se faisait soi-mêmela conduite.
— Non, non ; tous, général, nous voulonset nous devons vous accompagner jusqu’ànotre porte. C’est bien la moindre des chosesque nous puissions faire pour reconnaîtrela bonté que vous avez eue de venirnous rendre visite si haut.
— Et c’est justement là ce que je ne souffriraipas. En faisant ainsi des cérémoniesavec moi, vous me feriez croire que je nesuis pas venu vous voir comme un ami ; et,pour peu que vous reconnaissiez encoremon autorité, je vous ordonne, s’il est nécessaire,de ne pas vous déranger et de meprêter un bout de chandelle.
— Puisque vous l’ordonnez, général, etque nous n’avons rien à vous refuser, nousresterons en place, et voici un chandelier.
— A revoir donc, mes amis, à revoir !
— Adieu, général, adieu ! nous avons tousl’honneur de vous saluer et de vous remercierdu fond du cœur.
Nous nous regardions tous sans trouver ànous dire un mot, après le départ du major-général[3],tant nous étions encore étonnés dubut et du résultat de sa visite, lorsque nousvîmes arriver à nous la pauvre Juliette fondanten larmes et sanglotant de manière ànous briser l’âme. Elle venait d’entendretout, et la semonce de notre vieux mentor,et la résolution que nous avions prise departir le lendemain matin sur la division quiallait mettre sous voiles. Dans toute autrecirconstance, chacun de nous n’aurait certainementpas manqué de blâmer l’indiscrétionde notre gouvernante ; mais, au momentde la quitter peut-être pour toujours,nous sentîmes qu’il y aurait eu de la cruautéà lui reprocher la curiosité qui l’avait portéeà écouter notre entretien avec le vieux major.Et puis la douleur de cette pauvre enfantparaissait si sincère et si naturelle,qu’il nous aurait fallu une force que nousn’avions certainement pas, pour la grondercomme il nous arrivait quelquefois. Mathiasfut le premier qui osât ou qui sût lui adresserla parole dans cette pénible conjoncture.
[3] Voir lanote troisième, à la fin de l’ouvrage.
— Eh bien ! Juliette, ma pauvre fille, luidit-il, tu sais tout ? Tes larmes nous apprennentque tu n’ignores pas que demain matinil faudra nous séparer ?
— Oui, sans doute, que je sais tout…C’est ce vieux général qui a fait mon malheur…Ah ! ah ! ah !… Oui, c’est même luiqui est venu vous dire que j’étais une fillecorrompue, et que je vous perdrais… Je l’aibien entendu, allez… Et vous autres, vousne lui avez rien répondu…
— Il n’a pas dit, ma bonne amie, que tufusses une fille corrompue, et tu as très-malentendu ou très-mal compris. Il nous a seulementparlé de la corruption qui pourraitrésulter d’une intimité innocente dans sesmotifs, mais dangereuse dans ses effets. Dumoins, c’est ainsi que je crois avoir saisi lesparoles du général. N’est-ce pas, messieurs ?
— Oui, sans doute ; il n’a pas dit que Juliettefût une fille corrompue.
— Corrompue ou non, ça m’est égal ; et,puisque je me trouvais bien avec vous, celane regardait que moi… Et, à présent, je nevais plus savoir que devenir… Mais mon partiest déjà pris… j’irai me jeter à l’eau.
— Non, non, repris-je à mon tour avecautant de calme qu’il me fût possible d’enmettre dans ma harangue, tu n’iras pas tejeter à l’eau, et c’est à nous d’assurer ton avenir…Messieurs, m’écriai-je, en m’adressantà mes amis, qui déjà m’avaient compris,nous sommes riches maintenant de troismois de traitement, n’est-ce pas ? Est-ceque deux mois ne nous suffiraient pas pourpayer notre bien-venue à la table des naviressur lesquels nous venons d’être embarqués ?
— Si certainement ! répondirent unanimementmes camarades. Donnons un moisde traitement à Juliette pour lui assurerune existence honorable et digne de nous,pendant notre absence.
— Oui, ajouta avec plus d’énergie quetous les autres notre ami Mathias, donnons-luiun mois de traitement pour qu’elle puissevivre convenablement et nous rester fidèle.
— C’est cela ; voici d’abord la part deMathias et la mienne, soixante francs !
Tous les autres imitèrent mon acte degénérosité, et je présentai à l’orphelineles deux cent dix francs provenant de notrecollecte spontanée. Notre modeste et inconsolableménagère refusa d’abord cette offrandede l’amitié, avec une résolution quiparaissait ne nous laisser que peu d’espoirde la lui faire accepter. Mais à force de prières,d’instances et de caresses, nous parvînmesenfin à vaincre ses scrupules et sarésistance. Dieu, que l’expression de sa reconnaissanceet de ses regrets nous semblaalors touchante ! La pauvre petite ne nousavait jamais encore paru aussi belle de sensibilitéet de candeur. Elle nous inondait deses pleurs en nous pressant tour à tour dansses bras avec une sorte de tendresse muetteet convulsive. Peu ne s’en fallut que chacunde nous ne trouvât des larmes pour répondreà sa douleur, et des soupirs pour répondreà ses sanglots.
Lapérelle seul entre nous tous, puisantdans son stoïcisme assez de sang-froid pourprévenir une explosion d’attendrissement,qu’il aurait cru indigne de la dignité denotre position, nous rappela à des sentimensplus virils en nous disant :
— Messieurs, je crois devoir vous faireobserver que nous n’avons pas de temps àperdre, pour peu que nous voulions fairenos préparatifs de départ et nous amuser unpeu.
— Nos préparatifs de départ ! lui réponditMathias ; chacun de nous porte sur lui philosophiquement,je crois, tout ce qu’il a aumonde. Ainsi notre malle, par conséquent,sera bientôt faite. Le loyer du logis est payé.Quant aux petites dettes criardes que nouslaissons après nous, elles ne nous importunerontplus, puisque nous allons mettrel’Océan entre nous et nosAnglais[4], ensorte que tout, selon moi, est à peu prèsfait… Mais tu nous as parlé de nous amuserun peu, et c’est ce à quoi nous devons sérieusementsonger… Comment nous amuserons-nous ?Maintenant voilà la questionimportante ; et toi, Lapérelle, tu vas nousdonner tes idées là-dessus.
[4] Les créanciers.
— Volontiers ; voici mon plan : vous allezle concevoir à l’instant même. Que chacunde nous consente à sacrifier cinq francs seulementsur les deux mois de traitement quinous restent, et avec cette somme Juliettenous improvisera un petit festin, un bonsouper d’adieux.
— Cinq francs, ce n’est pas assez. Chacunde nous mettra dix francs s’il le faut.
— Oui, mettons chacun dix francs. Cen’est pas trop pour nous étourdir sur lecoup inattendu qui vient de nous frapper, etpour noyer notre chagrin dans des flots debon punch au rhum, avec de jolis zestes decitron, car tous nous aimons le goût stimulantdu citron, n’est-ce pas vrai, les enfans ?
— C’est cela, mes amis, du punch commes’il en pleuvait, du Champagne même avecson écume enivrante, car nous avons tousbesoin d’endormir notre douleur.
— Tiens, Lapérelle, voilà vingt francs, tume rendras le reste.
— Ajoutes-y les miens.
— Et les miens aussi, et que cela durejusqu’au moment de notre séparation !
— C’est fort bien, messieurs, dit Lapérellequand il eut nos soixante et dix francsdans la main. Maintenant, Juliette, mabonne petite Juliette, essuie tes larmes, etva nous chercher un jambon, un pâté si tupeux en trouver un, quelques pouletsfroids, du fromage, trois bouteilles derhum, deux fois autant de bouteilles d’eau-de-vie,et six ou sept bonnes fioles de Champagne…Ah ! tu n’oublieras pas de nous acheteraussi trois livres de sucre.
— Oui, M. Lapérelle, mais attendez queje prenne un panier pour mettre tout cela…Vous m’avez dit un jambon, un pâté, durhum, du Champagne et de l’eau-de-vie,n’est-ce pas ?
— Oui, va vite, ma tendre amie, et faissurtout pour le mieux ; mais fais vite.
— Voilà que j’y cours… Mais si vous saviezcombien j’ai de chagrin en pensant quedemain vous allez tous partir, et que je vaisrester seule, toute seule ici… Ah ! ah, monDieu, que j’en veux à ce vilain général !…Du jambon, un pâté, quatre bouteilles derhum…
La reine du logis partit avec son paniersous le bras et sa douleur profonde dans lecœur.
— Savez-vous bien, messieurs, nous ditLapérelle dès qu’elle fut sortie, que le Major-générala eu raison ?
— Sans doute, lui répondis-je. Mais ilaurait bien dû nous donner nos ordres d’embarquementsur la division en partance,quelques jours au moins avant l’appareillage,pour nous laisser le temps de respirer.
— Non, reprit Mathias ; je trouve pourma part qu’il a agi prudemment en nousforçant à nous éloigner d’ici sans nous laisserle temps de la réflexion ! Le général est unbrave homme, qui a vécu et qui aime lesjeunes gens. Il a parfaitement compris toutle danger qui pourrait résulter pour notreavenir, de la conduite que nous tenions ;et, quelque agréable que fût pour nous lavie de famille à laquelle nous nous étions habitués,il n’en est pas moins vrai qu’elle étaittrop irrégulière pour qu’elle pût continuer,et pour que lui, notre chef et notre ami,pût la tolérer.
— C’est juste, ajouta Lapérelle. Ce vieuxgénéral est un homme d’esprit et d’excellentesmœurs. Il nous a parlé le langaged’un patriarche. Juliette nous avait trop affriandés,messieurs, ou plutôt vous avaittrop affriandés vous autres, à cette existencemolle et sédentaire qui ne pouvait plus convenirà des jeunes gens comme nous.
— Oh ! dis donc, toi, ne fais-donc pastant, s’il te plaît, le philosophe. Il a été untemps où tu en tenais pour elle tout autantet peut-être plus que nous tous !
— Moi, messieurs, jamais ! J’ai été, j’enconviens, comme chacun de vous, sonamant en titre à mon tour ; mais c’était plutôtpour me conformer au réglement quenous avions établi, que pour céder à l’entraînementd’une passion qui, Dieu merci,me possède moins que je ne la possède. Maisjamais, je vous jure…
— Allons, allons, notre président, cen’est plus le moment de dissimuler les faiblessespassées. Avoue que tu en tenais, et très-vigoureusement,pour ton propre compte,et que même tu nous as donné plusieursfois des preuves non équivoques de la jalousieque t’inspirait la préférence que lapetite avait pour quelques-uns de nous.
— Moi, messieurs, de la jalousie ? Vousme connaissez mal.
— Oui, toi, et une fameuse jalousie encore !
— Allons, je le veux bien, puisque vousle voulez tous et que cela paraît vous faireplaisir… Mais je vous jure, la main sur laconscience, que je consens que le diablem’emporte si jamais…
Ici Juliette rentra, chargée des provisionsqu’elle avait réussi à récolter à la hâte, dansle voisinage.
En un instant, un feu aussi grand que lepermettait l’exiguïté de notre cheminée futallumé ; la table se trouva dressée et couvertedes objets précieux que nous nousempressâmes de retirer du panier et desmains de notre ménagère. Notre gaîté naturelle,qui pendant quelque temps paraissaitnous avoir abandonnés, nous revint àtous, à la vue des apprêts du festin, auxquelschacun s’efforçait de contribuer. Millebons mots ne tardèrent pas à s’échapper denos bouches animées par le goût exquis duChampagne mousseux. On mangea à peuprès tout, d’abord, pour arriver plus tôt auvaste punch que nous nous proposions defaire flamber pour couronner le banquet.Juliette seule paraissait ne se livrer qu’àmoitié à la joie que nous cherchions à luifaire partager, et ce ne fut qu’après l’avoirdéterminée à essayer avec nous quelquesverres d’Aï que nous parvînmes à suspendre,jusqu’à l’heure de la séparation, le coursdes pleurs qu’elle versait en pensant à cemoment fatal. Ce fut alors qu’en voyant notregouvernante s’abandonner au milieu denous à quelques élans de folle ivresse, nousparvînmes à jeter sur notre repas d’adieuune de ces teintes de fumeuse orgie, si doucespour des yeux accoutumés comme lesnôtres au spectacle délirant des grosses fredaines.
— Brûlons tout ce qu’il y a ici, s’écrial’un, à l’exception de la maison et de Juliette !
— Oui, brûlons tout, mettons tout encendres, en commençant par ce tableau demathématiques, qui nous rappelle le malque nous avons eu à nous fourrer quatrevolumes de Bezout dans la tête.
— C’est cela ! au feu ce coquin de tableau.
— Approuvé à l’unanimité ! au feu le tableauet tous nos livres d’études ! Il faut quedemain il ne reste plus rien dans le logisqui puisse rappeler douloureusement, à cettepauvre Juliette, le souvenir de ses chers aspirans.
— Au feu aussiles Aventures du chevalierde Faublas !
— Non, messieurs, non ; moi, je m’opposeà cet holocauste, par égard pour Juliette.N’oublions pas que c’est dans cet ouvrageque notre élève a commencé sonéducation.
— Il a raison ; épargnonsFaublas, enfaveur de Juliette ; mais brisons, brûlonsou saccageons tout le reste.
— Pein, pan, vlin, vlan ; tiens, voilà lecas que je fais de nos chaises et de nos tabourets.A propos, mes amis, si, pendantque nous sommes en train d’anéantir lesmonumens de notre séjour ici, nous jetionsces lits et ces matelas au feu ?
— Non pas, dites donc vous autres ! nouspourrions mettre le feu à la cassine, etbrûler là des objets qui ne nous appartiennentpas.
— Et voyez le grand mal, quand nousrôtirions nos voisins et notre propriétaire !est-ce que nous ne partons pas demain ?
— Ah ! dites donc, si vous vous décidez àmettre le feu à la maison, prévenez-nous-end’avance, car j’ai l’intention de sauver Juliettedes flammes, comme ce citoyen espagnolqui brûla, vous le savez bien, sa turne,pour avoir le plaisir d’enlever sa maîtresseau beau milieu de l’incendie.
— Non ; si l’on met le feu, c’est moi quisauverai Juliette.
— Non, ce sera moi.
— Non, c’est moi qui veux la sauver,cette chère enfant ; mais, en attendant, buvonsvite notre punch, pour casser ensuiteles bols et la table.
— Buvons ! oui, buvons tout, mes amis !…Juliette, ma fille, viens m’embrasser encoreune fois… Embrasse-moi là ; mais aussi tendrementque tu le pourras…
— Juliette, embrasse-moi aussi, ma bonneet tendre amie !
— Mais, messieurs, je vous embrasseraitous, tant que vous voudrez ; mais j’ai uneprière à vous faire, et vous ne me refuserezpas ce que je vais vous demander.
— Voyons, parle, âme de ma vie. Tu saisbien qu’aujourd’hui nous sommes trop faiblespour avoir quelque chose à te refuser.Que demandes-tu, belle odalisque ?
— Que par amitié pour moi, vous nebrûliez pas la maison.
— Messieurs, vous venez d’entendre laréclamation de notre suppliante amie ? Etes-vousd’avis d’y faire droit, et de ne pas incendierla case, par égard pour elle ?
— Oui, oui ! Suspendons l’exécution. Dupunch, du punch ! Plus on en boit, et pluson en a soif !
— O mes amis ! Un instant, il me vientune idée lumineuse. Avant que nous ayonsentamé notre dernier bol, il faut que Juliettecoupe une mèche de ses beaux cheveuxblonds, et qu’après avoir brûlé cettedépouille précieuse à la flamme de cette liqueurardente, nous avalions avec le punchla cendre des cheveux de cette chèrepetite.
— Bien trouvé ! C’est vrai, et moi qui n’yavais pas pensé ! Voyons, Juliette, vite unemèche de tes cheveux. J’ai déjà soif deboire, avec amour, quelque chose de toi.
— Mais où faut-il que je vous coupe demes cheveux ?
— Là, tiens, à l’endroit où je viens dete donner un baiser. Détache la plus longueet la plus belle de celles de ces tresses onduleusesdont tu pourras disposer ennotre faveur.
— La voilà, messieurs ; voyez la belleespèce de cheveux ! C’est moi qui vais l’offrirà l’ardeur de la flamme dévorante. Remarquezle sublime effet que ces belles bouclesblondes font au-dessus de ces flammeslégères et bleues qui vont les consumerpour toujours !
— Oui, mais pour passer dans notresein, là, sur notre cœur !
— Allons, verse-nous toi-même ce punchcinéraire, ma fille ! Nous venons de faire làun sacrifice à la manière des anciens ; carnous autres nous serons toujours pour toiaussi lesanciens, n’est-ce pas ?
— Je bois à toi, Juliette, à ton boncœur !
— Moi aussi, je bois à elle, à sa sensibilité !
— Moi, à son attachement pour le corpsdes aspirans de marine !
— Moi, à sa reconnaissance et à la douceurinaltérable de son caractère !
— Moi, à sa prospérité future !
— Moi, à sa gentillesse et à ses grâcesnaturelles !
— Et moi, au bonheur de la revoirbientôt !
— Messieurs, messieurs, embrassons-latous à la fois, en un seul baiser général ;pressons tous ensemble cette chère amiedans nos bras fraternels !
— Oh ! messieurs, combien je suis touchéede votre attachement pour moi !…mais ne m’étouffez pas, je vous en prie…
— Elle a raison, ne l’étouffons pas…Elle a bien assez de son émotion, la pauvrepetite, pour la suffoquer ! Maintenant, meschers amis, savez-vous ce qu’il nous reste àfaire ? Il nous reste à danser sur ces débris dechaises, de tableaux, de tables et de vaisselle.Dansons donc tous en rond, Juliette aumilieu. Il faut que le jour nous surprennetous, fumant encore du punch que nousavons bu, et narguant le chagrin qui n’a jamaisfranchi le seuil de cet asile qu’il vanous falloir bientôt abandonner.
— Oui, oui, chantons, dansons, crions,sautons jusqu’au jour ; et si personne nepeut dormir dans le quartier avec le tintamarreque nous allons faire, demain tout lemonde dira au moins : Les aspirans de marineont fait un bruit d’enfer pour passer dusein de la bamboche sur le sein de l’Océan.
— Bravo, bravo ! En avant la contredanseet les rondes. En avant !
Le jour vint, et nous surprit dansantcomme des perdus et ébranlant la maisonau bruit de nos infernales chansons et sousla cadence de nos pas alourdis… L’heuredu départ se fit bientôt entendre. La scènechangea alors… Chacun de nous rétablitautant qu’il put le désordre de sa toilette,sauta sur son épée et sur son chapeau. Ilfallut se séparer de Juliette qui se mit àsangloter dans nos bras comme si elle eûtperdu tout au monde en nous perdant.Que de baisers, de tendres caresses, luifurent prodigués dans les quelques minutesqui précédèrent notre séparation ! Vingtfois chacun de nous franchit le seuil fatalde notre porte, pour rentrer encore et direun dernier adieu à notre amie inconsolable.Force fut enfin de prendre une résolutionénergique et de se déterminer à fuir… Lapérellenous donna le premier l’exemple ducourage dans ce moment cruel et décisif…Il tendit la main à la main presque inaniméede Juliette… et il sortit. Nous imitâmestous sa résolution, et nous laissâmes, presqueévanouie, notre malheureuse orphelineinondée de ses larmes, couverte de nos baisers,et pouvant à peine nous dire de l’œilet du geste un dernier, un tendre, un douloureuxadieu.
J’allai, moi, en sortant de notre anciengîte, prendre congé de ma famille. Les canotsdes nouveaux navires sur lesquels nousallions faire voile nous attendaient lelong des quais du port. A l’heure dite, tousnous nous trouvâmes prêts à nous rendreà bord de la division qui, déjà, avait faitentendre au loin le lugubre coup de canonde partance.
Là encore il fallut nous arracher des brasde nos amis. Mais entre nous l’affaire futbientôt faite… On s’embrassa, on se serra lamain en se promettant du plaisir au retourde la croisière, et les canots de nos vaisseauxnous enlevèrent à nos plus chères affections,aux liens si doux que nous avions forméspour si peu de temps, hélas !…
Nos yeux, en se portant avec distractionsur le sillage rapide de nos embarcations,se tournèrent tristement vers les navires àbord desquels nous devions aller à la gloire…C’était là qu’était tout notre avenir : le passéfut emporté avec la brise, dans le premiernuage qui vint rouler sur nos têtes.
Malheureux ! Nous venions de laisser bienloin derrière nous, avec la trace des canotsqui nous emportaient, nos plus belles etnos plus folles années !…
Un sillage d’embarcation, que les ventsen se jouant, allaient effacer pour toujourssur l’onde, et le souvenir de tant de bonheurperdu pour jamais, ah ! c’était, hélas !la même chose ![5]
D’autres, bien avant moi, vous ont dit,mieux que je ne pourrais le faire, ce quec’est qu’un vaisseau de ligne, cette vastemachine de guerre, à la fois si mobile et silourde, si élégante et si formidable ; cetteforteresse ailée qui vole avec la rapiditéd’une flèche, sur l’élément le plus indomptable,pour aller promener ses foudres d’unbout du monde à l’autre ; qui porte et nourritpendant une année, dans ses flancs hérissésde canons, la multitude de matelotsqui lui donnent la vie, et qui lui empruntentsa puissance pour régner sur les merset soumettre les flots rebelles, à la volontéet aux caprices de l’homme. Un vaisseauconsidéré dans son ensemble et son butmatériel, est peut-être le signe le plus frappantauquel on puisse reconnaître le perfectionnementde la civilisation. Rien de plusbeau, de plus noble, et de plus complet,n’est sorti, au bout de plusieurs siècles d’étudeset d’efforts, de la main des arts. C’estle chef-d’œuvre du génie, de l’audace et dutemps.
Mais en admirant l’extérieur et les détailsmême de cette miraculeuse conception, onse ferait difficilement une idée des longsefforts qu’il a fallu pour régler intérieurementla discipline et l’ordre qui donnent,pour ainsi dire, le mouvement et l’existenceà un appareil aussi vaste et aussi compliqué.C’est au moral surtout, s’il est possiblede s’exprimer ainsi, qu’un vaisseau de guerremérite d’être étudié. Quelle constance dansles habitudes en quelque sorte contre naturelles,sous le joug desquelles on a faitplier le caractère rebelle de tous ces marins !Quelle sévère hiérarchie dans ce service sibien réglé, tendu si constamment, commeun ressort inusable, vers le même but ! Etquel but encore !
Des hommes que l’on renfermerait pourquelques années seulement dans une prisonpareille à un vaisseau de ligne, et sous l’empired’une discipline semblable à la disciplinemaritime, se révolteraient, à coup sûr,contre une aussi insupportable réclusion,et un joug encore plus intolérable que cetteréclusion même. Comment se fait-il doncque tant d’individus réunis dans un aussipetit espace, sous la verge de fer du service,non seulement se laissent conduireavec docilité, mais qu’ils volent encore aveczèle partout où la voix de leurs chefs lesappelle, en exigeant quelquefois d’eux lesacrifice de leur existence ? Quelle magieemploie-t-on pour étouffer leurs plaintes etpour enflammer leurs cœurs ? Une magietoute simple, un moyen irrésistible dont lesecret est contenu dans un seul mot. On adit à cette multitude d’hommes : La patrie abesoin de vous ; l’honneur est là ; marchonsensemble où est l’honneur ! Et cette multituded’hommes s’est résignée à devenir esclavedu devoir le plus pénible et le plusdifficile, ilote du sentiment le plus puissantsur le cœur des hommes assemblés ensociété :L’HONNEUR !
Le personnel d’un vaisseau de guerre secompose de différentes parties fort distinctesentre elles, et qui, toutes, concourentau service nécessaire à la manœuvre et à laconservation du navire.
Ces différentes parties sont :
L’état-major, c’est-à-dire la réunion desofficiers, depuis le commandant jusqu’audernier aspirant.
La maistrance. C’est la réunion de tousles maîtres du bord, maître-d’équipage,maître-canonnier, capitaine d’armes, chefde timonerie, maître-voilier, maître-charpentier,maître-calfat, et enfin le maître-coq,le chef de la cuisine du bord.
Chacun de ces maîtres a, sous ses ordres,un second-maître au moins, et plusieurscontre-maîtres chargés de surveiller lesdétails de la spécialité qui leur est confiée.
Ce que l’on nomme l’équipage du navire,par opposition à l’état-major, se divise endiverses classes affectées aux différentesbranches du service général.
La classe desgabiers se présente d’abordcomme la plus remarquable dans la démocratienavale.
Lesgabiers sont la fleur des matelots.C’est à eux que sont attribués la visite etl’entretien du gréement. Leur poste le plusordinaire est dans les hunes, sur les barresde perroquet ou de cacatois : leur spécialitéenfin est en l’air, au haut de la mâture, surle bout des vergues, le long de la ralingue desvoiles. Lorsque, dans les momens du plusgrand danger, soit au sein d’une tourmente,ou dans le feu d’un combat, il faut qu’unhomme se dévoue pour exécuter un ordrepérilleux duquel peut dépendre le salutd’un mât, ou même la simple conservationd’un hunier ou d’une basse-voile, soyezsûr que cet homme intrépide sera ungabier,ou autrement dit un desvoltigeurs dubord, car c’est là le nom que les autres matelotsdonnent à ces gens d’élite de leurclasse. C’est de cette pépinière si précieuseet si lente à croître et à se former, quesont tirés les quartiers-maîtres qui, à leurtour, deviennent contre-maîtres, et ensuitemaîtres d’équipage. Tout ce qui, à bord,possède le grade qui répond à celui desous-officier dans l’armée de terre, estdésigné sous le nom générique d’officiersmariniers.
Après les gabiers, viennent lescanonniersou chefs de pièce. Ce sont eux qui manœuvrent,chargent, et dirigent les canons dela batterie et des gaillards pendant le combat.Chaque chef de pièce a, sous soncommandement immédiat, un certain nombred’hommes attachés au service du canonqu’il fait charger, qu’il pointe, et dont ilenvoie le boulet à l’ennemi.
Lescanonniers, eu égard à l’importanceet à la gravité de leurs fonctions à bord,forment, au milieu de l’équipage, un corpsqui se distingue presque toujours par l’austéritéque les habitudes de la profession ontdû apporter dans toutes les manières deshommes de choix qui l’exercent. Si les gabierssont desvoltigeurs, dans le langagefiguré des marins, les canonniers pourraientêtre appelés lesréfléchisseurs ou les penseursdu bord. A son attitude sévère et méditativeseule, on pourrait reconnaître unchef de pièce, de tous les autres individusdu vaisseau, quand bien même aucun signeparticulier ne le distinguerait extérieurementdes marins avec lesquels il vit.
Lestimoniers forment encore une classeà part. Ils hantent, pour le besoin du serviceauquel ils sont affectés, le gaillard d’arrièreet la dunette, parties réservées, comme onle sait, aux officiers, aspirans et chirurgiensdu navire. Aux timoniers, appartientl’honneur de gouverner le bâtiment, et delui faire suivre la route indiquée par l’officierde quart. Ce sont eux qui sont chargésde faire les signaux au moyen de la sériede pavillons dont la surveillance et l’entretienleur sont particulièrement affectés. Lamanœuvre du mât de l’arrière leur est dévoluecomme une des prérogatives attachéesau domaine sur lequel on leur permet des’établir. C’est par l’intermédiaire des timoniersou des pilotins, que les officierscommuniquent entre eux dans la pratiqueordinaire du service. C’est un timonierqui réveille les officiers et les aspirans qui,à leur tour, doivent monter au quart. C’estlui qui leur porte de la lumière quand ilsen demandent et qui, lorsque l’officier deservice ne peut quitter son poste, dans lescirconstances fortuites, va informer lecommandant ou le capitaine de frégatede ce qui vient de se passer de nouveau surle pont pendant l’absence d’un de ces chefs.
Ces relations fréquentes entre les officierset les timoniers, cette cohabitation du gaillardd’arrière, qui rapproche sans cesse lessubalternes de leurs supérieurs, inspirentsouvent aux timoniers des velléités de bonton, qu’il ne leur est pas toujours donné demanifester impunément. Pour peu qu’untimonier se hasarde à copier les manièresd’un officier, dans ses rapports assez raresavec les autres hommes de l’équipage, Dieusait les plaisanteries qu’attire, sur le matelotfashionable, son talent d’imitation quelquemodeste qu’il soit !
« Gare devant ! disent les matelots à leurscamarades. Place àla macaque du lieutenantqui fait encore de ses farces ! » Les timoniersforment à bord la petite aristocratiede l’équipage, ou la bonne bourgeoisiequi veut se donner des airs de noblesse ; et,sous ce rapport, l’on peut dire que lesclasses démocratiques épargnent assez peucette autre espèce de petite noblesse.
Les soldats de la garnison, quoique affectésà un tout autre genre de fonctions queles timoniers, ne partagent que trop souventavec ceux-ci les effets de la petite jalousiequ’excite dans la partie populaire del’équipage, la prétention de vouloir se distinguerdu gros des matelots. Les soldats nesont pour les marins, que ce que ceux-ciappellent despousse-cailloux ; et les matelots,pour lespousse-cailloux, ne sont autrechose que desgouins, ou quelquefois même,qu’on nous passe le terme, desC*** goudronnés :c’est l’épithète qui répond par oppositionà celle desC*** blancs, assez généralementlancée aux militaires par les goguenardsdu gaillard d’avant.
Les militaires embarqués sur les vaisseauxde guerre montent la garde à bord commedans une citadelle. On les aposte chaquejour à midi, avec les cérémonies d’usage,et après la parade, dans tous les lieux où lasurveillance d’une sentinelle est jugée nécessaire ;à la porte du commandant, à laporte de la grande chambre, à celle de lasainte-barbe, à l’entrée de la cuisine, etc.
Pendant le combat, la garnison, rangéesur les passavans, est chargée de faire la fusillade.Dans les exécutions disciplinaires dubord, elle sert, par sa présence, à maintenirl’ordre et à donner de la solennité à l’applicationdes arrêts de la justice martiale.
En parcourant, comme nous venons dele faire, l’échelle hiérarchique des gradeset des classes du personnel des vaisseaux deguerre, nous voici arrivés à parler d’uneclasse fort intéressante, et, pour l’ordinaire,assez peu considérée à bord. Cette classe estcelle descambusiers et descoqs composanttout l’attirail humain chargé du soin de distribuerles vivres et de faire la cuisine decette petite république flottante, qu’onnommeun équipage.
Lecommis aux vivres, ou autrement ditle maître-commis placé sous les ordres directsde l’agent-comptable, que l’on nommehyperboliquementle commissaire du vaisseau,est le chef suprême descambusiers ;les cambusiers, ou, pour nous exprimerproverbialement, lesrogneurs de portions,distribuent, sous les yeux d’une commissiontemporaire, les rations de pain, devin et de viande, à l’homme ou au moussedélégué par chaqueplat, pour recevoir lapitance dévolue aux sept commensaux quiformentce plat.
Les cambusiers habitent la cambuse,partie obscure de la cale du vaisseau, destinéeà contenir les victuailles du bord. C’estdans ce magasin sous-marin que s’exercent,au dire des matelots, tous les actes iniquesau moyen desquels les pauvres cambusiers,quelque probes qu’ils soient, passent pouraugmenter leurs rations aux dépens de cellesde l’équipage.
Les cambusiers commeles caliers, oules distributeurs d’eau, ne voient qu’accidentellementle jour, et seulement lorsqueles besoins du service les appellent de l’antreoù ils sont renfermés, sur le pont où leurprésence est quelquefois remarquée commecelle de gens qui paraissent usurper un privilége,en venant respirer le grand air.
L’état de réclusion dans lequel vivent lesmatelots de la cale, semble donner à leurphysionomie et à leurs habitudes, une empreinted’étrangeté dont la superstition desanciens marins a souvent, dit-on, tiréparti. Autrefois, à ce qu’on m’a assuré, lescaliers étaient presque des personnages cabalistiques,tirant les cartes aux matelotscrédules, et prédisant, par don de sciencedivinatoire, le beau ou le mauvais temps,du fond de leur trou d’où à peine ils pouvaient,par l’ouverture du grand panneau,entrevoir l’azur du ciel roulant sur leur têteau balancement du navire.
Mais, dans notre siècle de lumières, lacale n’a pu même servir de refuge à la barbarie.Les caliers ont cessé d’être les Bohémiensde ce vieux et antique peuple de matelots,autrefois si dévôt à la Sainte-Viergeet à Notre-Dame-de-Bon-Secours. Les calierseux-mêmes ne croient plus, et ils se contententtout simplement aujourd’hui de joueraux dames ou à la drogue, quand un rayonde jour perce les ténèbres au milieu desquellesils vivent, sans trop s’occuper de cequi se passe au-dessus d’eux à bord du navire.
Lemaître-coq[6], ce grand-prêtre descérémonies culinaires du vaisseau, est assisté,dans ses importantes fonctions, parplusieurs aides, matelots-coqs et marmitons.Le temple de ce pontife de la mauvaisechère, est situé sur l’avant de la batteriehaute, entre un treillage en bois, et l’étroiteissue qui de la cuisine conduit à lapoulaine, la partie à coup sûr la moins nobledu navire. Les autels de ce grand sacrificateuralimentaire sont un large fourneausur lequel on hisse chaque jour, à la forcedu palan, l’immense chaudière disposée àrecevoir une barrique et demie d’eau qui,grâce aux trois ou quatre cents livres deviande qu’on y laisse tomber, compose, enquelques heures d’ébullition, un vaste potageau milieu duquel pourraient nager aisémentun ou deux hommes.
[6] Le mot françaiscoq n’est qu’une corruption dumot anglaiscook (cuisinier), qui lui-même n’est probablementqu’une déviation du substantif latincocus.
La propreté n’est pas toujours une chosetrès-facile à observer dans l’exercice d’un ministèreaussi pénible que celui que remplissentles coqs à bord d’un vaisseau. Les gensde l’équipage, quoique peu exigeans en généralsur la délicatesse des procédés culinairesemployés dans la préparation des alimens,ne laissent pas quelquefois que d’élever desplaintes très-sévères sur la négligence deschefs ou des aides de cuisine.
C’est l’officier de quart qui reçoit ordinairementles réclamations de ce genre ; etla rigueur d’une punition exemplaire suit,presque toujours, la preuve des fautes imputéesà la coquerie.
Lorsque l’aide-coq, chargé du service dela journée, juge que la soupe a suffisammentbouilli et que le potage collectif peutêtre offert à l’appétit de ses nombreux convives,il s’adresse au mousse de l’officier dequart pour obtenir de lui le couvert dontse sert son maître.
Muni de ce couvert, la serviette sur lebras et un bol à la main, l’aide-coq présenteà l’officier de quart l’échantillon du bouillonqui doit être servi à l’équipage. L’officier savourele précieux breuvage en faisant, àcelui qui l’a confectionné, les observationsque lui suggère cette dégustation officielle,ou en lui adressant les reproches qu’a méritéssa maladresse ou sa négligence. Si le potageest jugé présentable, l’ordre de sonnerla cloche pour fairemanger le monde estdonné au maître d’équipage. Si la soupe préparéene satisfait que médiocrement le goûtquelquefois fort capricieux du chef de quart,l’aide-coq se trouve vertement réprimandé,ou souvent même rudement puni, et alorsDieu sait les grosses plaisanteries ou les impitoyablesrécriminations que les matelotsfont pleuvoir sur lui !
La fatalité qui semble déterminer la vocationde certaines malheureuses gens, peutseule expliquer la résignation avec laquelleil est des hommes qui se fontcoqs à bord desnavires. Certes, il ne faut rien moins qu’uneinfluence irrésistible, pour se vouer à uneprofession qui impose à ses initiés l’obligationde vivre dans cette atmosphère de fuméequi remplit l’espace étroit et sale qu’onnomme lacuisine d’un vaisseau. Mieux vaudraitcent fois être condamné à ne pas vivredu tout. Cependant, malgré le méprisqu’inspire presque toujours le service rebutantdes coqs, et malgré les souffrances etles fatigues que ce triste métier fait souffriraux malheureux qui l’exercent, on trouve,presque toujours plus qu’on n’en veut, deshumains ambitieux de parcourir une carrièrequi commence par le grade de marmitonde navire, et qui finit, pour le petitnombre d’élus, par le grade demaître-coq.
Après cette nomenclature bigarrée degrades, de postes et de fonctions diversesdont nous venons de donner une idée, arrive,dans l’ordre hiérarchique des classesdu bord, le peuple si vif, si varié et si remuantdes matelots, novices et mousses.C’est au centre de cette masse mobile etforte, ardente et soumise, qu’un seul coupd’œil du chef enflamme, qu’un seul coupde sifflet du maître-d’équipage suffit pourappeler au combat, qu’il faut étudier leshabitudes, les mœurs, les caprices et les passionsde l’homme de mer. Voyez tous cesgroupes de matelots épars dans les batteries,se promenant sur les passavans, couchésnonchalamment entre les canons, ouse livrant avec une ardeur d’enfant à tousces jeux qui amuseraient à peine de jeunesécoliers ; un mot, un seul mot jeté au milieud’eux, en sera assez pour faire de cette multitudeen désordre, une troupe de guerriersobéissante et calme. Essayez ce mot magiquedans la bouche du commandant. Que cecommandant crie à son équipage :Branle-basgénéral de combat ! et en un clin d’œilvous verrez tous ces groupes oisifs et tumultueuxse ranger en ordre et en silence, lelong de ces canons devenus mobiles, voltigersur ces vergues suspendues, orientercomme par enchantement ces voiles immenses,et attendre, avec le sang-froid héroïquedu courage qui sait obéir, le signal du combatet le moment d’aller à la mort.
Ce qui m’a toujours le plus frappé dansles prodiges d’ordre et d’activité que la disciplinenavale est parvenue à opérer à bord,c’est la promptitude et la précision de certainesmanœuvres dans les circonstances lesplus périlleuses et les plus imprévues.
Souvent j’ai vu, au sein des nuits les plusdouces, un vaisseau cheminer nonchalammentavec la moitié de son équipage sur lepont, et l’autre moitié de ses hommes endormisdans leurs hamacs et bercés mollementpar le roulis indolent du navire : l’officier dequart se promenait sur le gaillard, causantde folies avec un des aspirans de service : lesmatelots oisifs, livrés de leur côté au charmede leur gais entretiens, attendaient, sanssouci, sans prévoyance, le terme de leurlongue veille ; leurs voix, confusément mêlées,interrompaient à peine le calme qui régnaitsur les flots, dans les airs, et qui semblaits’étendre du point où se trouvait le bâtiment,jusqu’aux bornes de l’immense horizon aumilieu duquel il voguait. Tout à coup un deshommes placés en surveillance aux deux bossoirs,crie :Navire devant nous ! L’officiers’arrête : il porte, avec la vivacité de l’éclair,son œil inquiet dans la direction qu’on luiindique. Un ordre subit est donné, et enquelques secondes le commandant est réveillé,l’état-major est debout.Le branle-basgénéral de combat vient d’être ordonné : quatrecents hamacs portés par les matelots qu’ilscontenaient, sont logés, en un clin d’œil,dans les bastingages : des fanaux éclairentles batteries, une minute auparavant siobscures et si silencieuses : la soute aux poudresest ouverte : les pièces sont démarréeset détapées : chacun enfin se trouve placé àson poste, tout prêt à exécuter le commandementqui va se faire. Le combat peut alorscommencer : les gens de la manœuvre sontà la manœuvre, les gens de la batterie à labatterie ; eux qui à peine viennent de se réveiller,se trouvent disposés à faire feu surl’ennemi ou à sauter à l’abordage ; et cettemultitude armée a mis moins de temps àse ranger à son poste, qu’il n’en faut au citadinle plus alerte pour chausser seulementses pantoufles. C’est tout un vaisseau deguerre cependant qui vient de passer du reposle plus parfait, à l’état d’hostilité le plusredoutable et le plus actif, et ce miracle decélérité a été fait en trois ou quatre minutes !
Voilà ce qu’on est parvenu à obtenir dela discipline maritime et des facultés del’homme de mer. Un pareil résultat ne voussemble-t-il pas dépasser toutes les possibilitéshumaines ?
En rade, les matelots vivent à bord deleur navire comme dans une petite cité. Lecommerce, le jeu et l’industrie, les artsmême quelquefois reçoivent une sorte deculte dans cette espèce d’association dontles femmes sont presque toujours exclues.Dans les batteries, les marchands de fromage,de saucisson et de tabac, élèvent demobiles échoppes. Des jeux de dames appellent,entre deux canons de 36, les méditationsdes têtes spéculatives. Plus loin,des maîtres d’armes et de bâton, ou degracieux professeurs de danse, font retentir,sous les pieds un peu lourds de leurs élèves,le tillac qui sert de théâtre à ces noblesexercices, en attendant qu’il deviennel’arène des jeux sanglans de la guerre. Dansles parties les plus tranquilles du vaisseau,les érudits du gaillard d’avant donnent gravementdes leçons de lecture ou d’écriture,aux jeunes gens qui aspirent à se mettre lascience en tête, et un peu d’orthographeaubout des quatre doigts et le pouce, commeils disent. C’est dans cette espèce depayslatin du vaisseau, que sortent, de la plumebanale des écrivains matelots, ces lettresd’amour, ces tendres déclarations de sentiment,qui, bien qu’elles comptent déjàplusieurs siècles de date, paraissent avoirconservé, dans le style de leurs auteurs,leur forme antique et leur grâce primitive.
Un amant qui, comme laNérine de l’Irato,sait aimer et ne sait pas écrire, achèted’abord au marchand de tabac de la batteriede 18, une feuille de papier à lettres,timbrée à l’un de ses angles supérieurs d’unepensée coloriée, ou de deux cœurs enflammés.Il s’arrange, moyennant l’offre de sonquart de vin ou l’abandon de sa prochaineration d’eau-de-vie, avec un des écrivainsélégiaques du bord, pour que celui-ci consenteà revêtir des charmes de son style, latendre déclaration ou l’amoureux aveuqu’il s’agit de faire à la servante d’un cabaretfameux, ou à la cuisinière d’une maisoncossue.
L’amant s’explique, le secrétaire écrit :
« Mademoiselle,
» Je mets la main à la plume pour vousécrire ces trois lignes, et pour m’informerde l’état de votre santé. Quant à la mienneelle est fort bonne, et je souhaite que laprésente vous trouve de même.
» J’ai celui de vous saluer et d’être,si j’en étais capable, à votreégard, votre très humble ettrès obéissant.
Un tel.
P. S. « J’oubliais de vous dire que celle-cin’est que pour vous demander pour lemoment actuel, à vous réitérer deux parolesen particulier ; en le faisant, vous obligerezcelui qui a, comme ci-dessus, lachose d’être très-parfaitement.
» Signé ledit, comme plus haut. »
Les mousses. C’est la classe qui, à bord,a toujours joui du privilége d’inspirer leplus d’intérêt, et presque toujours mêmele plus de commisération aux personnesqui ne sont pas familiarisées avec le genrede vie que mènent les équipages des vaisseauxde guerre.
Les faiseurs de sensibilité littéraire ont,depuis peu de temps, tellement outré le tableaudes mauvais traitemens que la prétenduebrutalité des marins faisait subir àces enfans adoptifs du bord, qu’aujourd’huiil serait sans doute fort difficile de faire revenirla plupart des lecteurs, étrangers à lamarine, d’une erreur que la légèreté dequelques écrivains n’a que trop bien réussià graver dans beaucoup d’esprits, plus disposésà s’apitoyer sur le sort des jeunesmousses, qu’à examiner la vérité des faitsqu’on livrait à leur avidité d’émotions.
Une réflexion assez simple cependantaurait suffi, ce me semble, pour prouverl’exagération des contes au moyen desquelson est parvenu à faire croire que le plusdoux délassement que pût se procurer uncapitaine, un officier, ou un matelot, consistaità faire fouetter, sans nul motif plausible,un pauvre petit mousse bien soumiset bien docile.
Croit-on, par exemple, que si les marinsse conduisaient aussi inhumainement qu’onle dit à l’égard de leurs mousses, on trouvâtbeaucoup d’enfans qui voulussent se résignerà subir, pendant trois ou quatre ans,les tortures que les capitaines passent pourleur infliger, avant que ces petits martyrspuissent devenir novices ou matelots ?Quel est le bambin de dix à douze ansqui n’aimerait pas mieux, s’il en étaitainsi, se faire enfermer pour vol dansune maison de réclusion, que de continuerun état dans lequel il n’aurait àrecueillir que des tapes et des coupsde martinet ? Non, ce qui prouve lemieux, par un seul fait et par un seulchiffre, l’invraisemblance des contes quel’on a inventés pour dramatiser la positiondes mousses à bord des navires, c’est lenombre considérable d’enfans qui se présententsans cesse aux bureaux des classes,pour obtenir la faveur d’être embarquésen qualité de mousses ; c’est surtout legrand nombre de ces jeunes gens qui, aprèsavoir embrassé la carrière de marin à l’âgede dix ou douze ans, ont continué à la suivremalgré les épreuves toujours péniblesauxquelles l’on est assujetti, comme danstous les états, aux débuts de cette professionsi rude entre toutes les professions.
Les mousses sont, en quelque sorte, lesfemmes de ménage de la vie maritime.C’est un mousse qui va chercher à la cambuseou à la cuisine la ration duplat auquelil est attaché. C’est lui qui nettoie lescuillers, le bidon et la gamelle des sept àhuit matelots qu’il doit servir. C’est unmousse qui remplit auprès de chaque officierles fonctions de domestique ; et, quelquerebutant que soit quelquefois le servicequ’on exige de ces jeunes marins, c’est parce pénible noviciat qu’il faut passer dans lamarine pour devenir novice, matelot, officier,général, et aussi amiral de France.Les Jean-Bart, les Duquesne, les Duperréet les Willaumetz, n’ont pas eu d’autres commencemens.
Les mousses, outre l’utilité de leursfonctions dans les choses ordinaires del’existence du bord, jouent, dans les circonstancesgraves qui grandissent les hommesavec le péril, un rôle qui les place momentanémentau-dessus de leur positionhabituelle. C’est un mousse qui, pendant lecombat, va chercher à la Sainte-Barbe lacharge du canon auquel il est attaché. C’estle mousse de chaque pièce qui, en revenantavec son gargoussier rempli de poudre,crie :Gargousse de 36 ! Gargousse de 18 ! etqui, seul avec les officiers du bord, a leprivilége de faire entendre sa voix dans cesmomens solennels où tout le monde se taità bord, pour n’écouter que l’ordre et lecommandement imposant et bref des chefsde service. Et lorsqu’après un engagementmeurtrier, on compte les morts qui gisentsur les bordages ensanglantés du pont oudes batteries, on retrouve, parmi les cadavres,les corps de ces jeunes enfans dontl’ordre impérieux du service maritime a faitdes hommes pour l’heure du combat ! C’estalors que les mousses peuvent dire avec cetorgueil qui les place quelquefois au-dessusde leur âge et de leurs humbles fonctions :« Nous aussi nous avons payé de notre sangla dette que le vaisseau vient d’acquitterenvers la patrie ! »
Plusieurs mousses, pendant la guerre del’empire, ont obtenu la croix d’honneurpour des actions d’éclat dont les plus intrépidesmarins se seraient honorés. L’unde ces enfans, une heure après avoir reçule fouet à bord d’une frégate, monta lepremier à l’abordage à bord d’une frégateanglaise. Aussi, les matelots français, témoinsde cet acte prodigieux, disaient-ilsde l’héroïque mousse, qu’il avait gagné lacroix, les culottes à la main.
Dans l’esquisse rapide que je viens detracer, j’ai donné, je crois, une idée assezcomplète des élémens qui composent lepersonnel d’un bâtiment de guerre, pourqu’à présent je puisse parler même auxpersonnes les plus étrangères à la marine,d’une circonstance où le vaisseau de lignesur lequel je me trouvais embarqué, figuraglorieusement.
Ce fut, comme je l’ai déjà dit, surl’Indomptable[7],qu’en quittant Juliette etson doux refuge, Mathias et moi nous allâmesnous jeter, par ordre du major-général,afin de faire une croisière.
[7] Ce nom, que plusieurs vaisseaux français ont porté,et non sans gloire, n’est ici que supposé.
Nos camarades del’Indomptable, ennous voyant arriver au milieu d’eux pourpartager leurs provisions, leur service et lespérils qu’ils allaient courir, ne s’expliquèrentpas bien d’abord le motif qui avait puengager le major-général à nous faire faireà l’improviste la petite campagne du vaisseau.Mais, après avoir raconté à nos collèguesl’incident auquel nous devions l’avantagede nous trouver au milieu d’eux, ilscomprirent à merveille l’intention du vieuxgénéral et la promptitude avec laquelle nousavions exécuté l’ordre qu’il nous avaitdonné.
— C’est une croisièremorale, nous dirent-ils,qu’on a voulu vous faire faire pourvous arracher à une dangereuse oisiveté,une espèce decampagne disciplinaire. Oui,nous connaissons ce moyen-là. Tant mieux,ma foi ! plus nous serons de bons enfansici, et moins mal ira la barque. Car il nefaut pas se dissimuler que nous avons affaireà un commandant et à des officiers un peudrôlement taillés pour la gloire et la navigation,allez ! Dans quelque temps, vous nousen direz des nouvelles.
L’Indomptable appareilla bientôt avecles autres bâtimens que nous devions commander,et qui devaient rester sous nosordres, pendant l’excursion maritime quenous nous proposions de faire. La briseétait ronde et la mer assez belle. En quelquesheures, nous perdîmes la terre devue, et la nuit vint nous envelopper de sesvoiles favorables comme pour nous donnerla facilité d’échapper, sans être vus, à lavigilance de l’escadre anglaise qui bloquaitle port d’où nous sortions.
Quand l’aurore de notre premier jour demer se montra à l’horizon et nous laissavoir l’immensité de la route que nous avionsparcourue pendant la nuit, nous nous mîmesà chercher, autour de nous, les bâtimensen compagnie desquels nous avions appareilléla veille. Mais, à notre grande surprise,tous avaient disparu, malgré les ordresqu’ils avaient reçus de se tenir toujoursà vue de nous, leur commandant et leurguide. Chacun des capitaines de la divisionavait apparemment jugé à propos de s’affranchir,en faisant fausse route, de l’obéissanceà laquelle il aurait fallu s’assujettir ennaviguant de conserve avecl’Indomptable.
C’était ainsi, que sous l’empire la disciplinerégnait dans cette armée navale pour laquellela France fit tant et de si grands sacrifices.Chaque commandant en faisait à satête, et l’on sait les admirables effets queproduisirent cette triste suffisance et cetamour funeste d’une indépendance militairesi peu faite pour des officiers aussi incapablesque quelques-uns de ceux que nousavions le malheur de posséder alors !
Notre commandant, en se voyant si tôtabandonné par les bâtimens sur lesquels ilavait dû compter pour établir sa croisière,se plaignit un peu de cette conduite intolérable,mais sans trop s’emporter en apparencecontre un acte d’insubordinationqu’intérieurement cependant il condamnaitprobablement de toutes ses forces.
Notre capitaine de frégate, plus emportéet plus brouillon, criait tant qu’il pouvaitque s’il avait l’honneur de commanderl’Indomptable,il ferait fusiller au retour les capitainesqui s’étaient rendus aussivisuellementcoupables dudédit de réveillon àmain armée contre l’autre-orité de leur chefdirect et naturel.
Mais, avant d’aller plus loin, il n’est peut-êtrepas inutile que j’entre ici dans quelquesdétails biographiques sur les deux officierssupérieurs à qui nous avions affaire à borddel’Indomptable.
Le portrait de ces deux vieux loups demer pourra même servir à rappeler commeétude historique ce que devait être l’arméenavale de ce temps, avec des chefs modelésen assez grand nombre sur le patron de ceuxdont je me contenterai d’esquisser le profil.
Le commandant del’Indomptable étaitun de ces braves et anciens matelots dontla révolution, cette fée des temps modernes,avait fait, au moyen d’un des coups de sabaguette tricolore, des officiers de marine.
Cette multitude d’enseignes, de lieutenans,de capitaines de frégate et de vaisseau,éclos comme par magie à la voix des besoinsde la patrie, avaient presque tous eu le tortde grandir beaucoup moins que leur fortune ;et leur fortune, trop lourde pour eux, avaitfini par les accabler en route.
Notre commandant passait pour savoirse battre ; mais il passait aussi pour ne savoirécrire, même son nom, qu’avec la plus grandedifficulté. C’est à peine même s’il réussissaità parler de manière à se rendre intelligible ;car le brave homme, en cherchant à employerles termes un peu distingués dont ilavait indigestement chargé sa mémoire,martyrisait quelquefois ses expressionsd’une manière tellement cruelle, qu’il auraitfallu tout l’art d’un Œdipe pour démêlerle bon sens ordinaire de ses idées à traversle nuage cacophonique dont il avaittrouvé le secret d’envelopper sa période.
Quand il fallait donner brièvement desordres et nous faire manœuvrer avecpromptitude, le bonhomme pouvait à la rigueurse tirer passablement d’affaire. Mais,dès qu’il s’avisait de vouloir mettre quelquesuite dans ses rapports journaliers avec nous,ou de l’éloquence dans les harangues qu’ilnous adressait presque quotidiennement, ilne lui restait plus le sens commun ; et, pourcomble de malheur, il avait, comme tousles parvenus sans instruction, la terriblemanie des harangues solennelles.
Notre capitaine de frégate, avec autantd’ignorance que notre cher commandant,offrait un type grotesque d’un tout autre caractèreque celui-ci. Le commandant étaitgrave et sententieux dans l’importance officiellequ’il cherchait à se donner. Le capitaine,par opposition, était brouillon, familier,impétueux, bavard, mais sans prétention,et beaucoup plus jaloux de l’autoritéde son grade que de l’ascendant qu’en s’abusantun peu, il aurait pu prétendre à exercersur ses inférieurs par la puissance seuled’un mérite personnel qu’il n’avait pas.
On pense bien qu’entre deux personnagesde cette force et de ce caractère, il avait dûs’établir des relations assez singulières etassez fécondes en ridicule.
Pour peu que le commandant entendîtquelque bruit dans la batterie, il appelaitgravement son capitaine, et il lui disaitde manière à nous donner le temps de recueillirune à une chacune de ses paroles :
— Monsieur le capitaine, je vous ordonnede voussuperposer particulièrementde votre propre personne dans la partiecollatérale de la batterie, afin de vous pénétrerpar la voie la plus courte et la plusprompte, de l’escandale incandescent qui s’ycomête.
— J’y vole de mes propres ailes, commandant,et je reviens directement à l’instantvous en réciter des nouvelles toutesfraîchesremoulues.
Le commandant, pendant l’inspectionque passait le capitaine, se promenait delong en large sur la dunette, jusqu’à ce qu’ilvît revenir, tout essoufflé, son pauvre subordonné,qui s’empressait de lui dire lechapeau à la main :
— Commandant, je viens d’exécuter vosordres en mesuperposant en bas. Il n’y arien de nouveau, si ce n’est qu’une partie del’équipage se trouvait en pleine combustion.J’en ai fait mettre quinze aux fers, de cesmutiniers, et le reste va recevoir vingt-cinqcoups de bout de corde sur leshomme-aux-plaques.Tout, au surplus, était parfaitementtranquille et sain. Un vrai rien,moins qu’une demi-f..taise, comme j’ai eul’honneur de vous le certifier ci-dessus.
— Vous appelez cela un vrai rien ? maisceci me semble au contraire être un vraiquelque chose ! un quelque chose même quiarevêti le sacré caractère d’une révolte plusou moinscratéristique. Mais je vaisen surplusm’aviser au moyen d’y mettre indéfinimentun obstacletermal, pour que cesscènes impudiques, ainsi que l’hydre à septtêtes, ne renaisse pas immédiatement de sescendres pernicieuses.
— Comme il vous plaira, commandant ;mais il me semble que vingt bons coups degarcette sur leshomme-aux-plaques dessusditsenmutinés, suffiraient, et haut lamain, pour rétablir les choses dans leur étatdirect et naturel.
— Ordonnez au maître de quart, M. le capitaine,de faireresplendir un coup de siffletde silence, afin que j’adresse à tout l’équipage,aggloméré attentivement à ma parole,le discours que son insubordination incompréhensiblea encouru de ma part.
Et alors des flots d’éloquence coulaient,comme un torrent écumeux, des lèvres encorecorrodées de tabac de notre incurableorateur.
Toutes ces facéties faisaient nos délices,à nous jeunes gens, toujours disposés à nousemparer, comme d’un bien acquis d’avanceà notre joyeuseté, des ridicules de nos chefs.Nous trouvions si doux de rire, dans nosinstans perdus, aux dépens de ceux de nossupérieurs qui nous vexaient dans les détailsdu service ! Cela rétablissait une espèce d’égalitéentre eux et nous. A eux l’autorité etl’ignorance, disions-nous, mais à nous l’espritet l’éducation… Et l’avenir de la marinefrançaise, ajoutaient les plus ambitieux…Et alors nous pouffions de rire en reproduisant,avec des embellissemens et des variantes,les pompeux barbarismes de notrecommandant, et les naïvetés bouffonnes denotre cher capitaine. Mais lorsque, aprèsnous être moqués jusqu’à l’épuisement denos forces sarcastiques, de notre commandant,de notre capitaine et de tous nos officiers,assez bonnes gens aussi, nous venionsà réfléchir au sort qu’un état-major ainsicomposé pouvait réserver au vaisseau quinous portait, nous nous sentions, tout écervelésque nous pouvions être, assez sérieusementalarmés sur l’avenir de notre croisière.
— Comment ferions-nous, je te le demande,me répétait souvent mon ami Mathias,avec des gaillards de cette espèce, sinous venions à tomber dans une divisionanglaise, ou à rencontrer un vaisseau ennemiavec lequel nous serions forcés d’endécoudre ?
— Eh bien ! lui répondais-je, nous prendrionschasse devant la division, ou nouscombattrions le vaisseau.L’Indomptablemarche bien, et notre commandant passepour être brave et pour savoir, par routine,assez passablement manœuvrer unnavire.
— Oui, mais crois-tu qu’il puisse passerpoursavoir être brave ? voilà ce que je tedemande et ce qui m’inquiète ; car il nes’agit pas de se battre comme des portefaixpour ne pas se déshonorer dans notremétier, il faut encore savoir se battre en galantofficier, et non à coups de manche degaffe. Au surplus, ajoutait mystérieusementnotre intrépide camarade, j’ai un moyen,moi, non pas de faire quel’Indomptablesorte vainqueur de sa lutte possible avec unvaisseau anglais, mais un moyen d’empêcherau moins que le pavillon qui flotte surnotre arrière, ne soit déshonoré dans uneaction indigne d’un vaisseau français.
— Et quel moyen, toi, pauvre petit aspirantde deuxième classe, condamné commemoi à rester le sabre à la main à ton postede combat, sans avoir le droit de dire unmot, de faire le moindre petit commandement ?
— Quel moyen, me demandes-tu ? De fairesauter le vaisseau en mettant le feu à la souteaux poudres avant que l’on n’amène ce pavillon-là !
Et, en confiant à voix basse ces motsépouvantables à mon oreille troublée, labouche de mon ami se contractait avec énergie ;ses grands yeux noirs s’enflammaientde tout le feu qui bouillonnait au fond deson cœur soulevé. Puis, après un momentde silence, il continuait à se promener àmes côtés, et en me disant avec une nouvellevéhémence :
— Me crois-tu capable d’exécuter cetterésolution, moi ?
— Toi ?
— Oui, moi, m’en crois-tu capable ?
— Sans doute.
— A la bonne heure ; et, à la prochaineoccasion, tu verras !
Et Mathias alors se redressait sur ses jarretsnerveux avec un impétueux mouvementd’orgueil, en passant sur son large front etdans les boucles épaisses de ses longs cheveuxnoirs, sa main tout humide de sueuret toute tremblante encore de l’agitation deses nerfs. Puis il chantonnait un petit refrainde vaudeville, et notre conversationchangeait bientôt de ton et d’objet.
J’avais demandé à faire le quart avec monami, et cette légère faveur, qui ne contrariaiten rien le service du bord, et qui nousrendait les heures de veille moins pénibles àtous les deux, m’avait été accordée sanspeine par notre capitaine.
Pour consumer tout le temps qu’il nousfallait rester sur le pont, de la manière lamoins ennuyeuse qu’il nous fût possible,nous nous promenions, côte à côte, monami et moi, pendant quatre à cinq heures,en parlant de nos amis, de nos fredaines passées,de nos jeunes espérances, et de Juliettesurtout, car l’image de Juliette était restéedans ma mémoire et dans le cœur de Mathias,embellie de toutes les illusions qu’ànotre âge l’absence d’une femme que l’on aaimée, sait donner à un tendre souvenir. Etlorsqu’après avoir bien causé et nous êtrebien promenés, les tintemens redoublés dela cloche du vaisseau nous annonçaient quele quart était fini, nous allions nous coucherdans nos cadres, la tête encore touteremplie des objets sur lesquels notre longueconversation avait capricieusement roulé.C’était là, comme nous le disions, faire uneprovision de jolis rêves pour nos instans desommeil, et vivre par l’imagination tout endormant pour réparer les fatigues du corps.Oh ! combien à dix-huit ans on porte en soide moyens d’être heureux, même en dépit dela profession la plus pénible et de la positionla plus humble !
Une nuit où, comme à l’ordinaire, je faisaisles cent pas sur le pont avec mon camaradede quart, il prit envie à Mathias dephilosopher et de s’inspirer des réflexionsque devait faire naître le magnifique spectaclequi se déployait en ce moment à nosyeux. Le plus beau clair de lune argentaitla surface de la mer la plus calme que nouseussions encore sillonnée depuis notre départ.La brise s’était éteinte sur les flots poliset lustrés qui allaient se perdre en houlespresque insensibles aux bords circulaires del’immense horizon que formait autour denous la voûte diaphane d’un ciel sans nuages.La majestueuse voilure de notre vaisseau,enchaîné pour le moment dans sa course aumilieu des vagues devenues muettes et immobiles,battait mollement, à chaque coupde roulis, notre haute mâture qui semblaitse balancer avec paresse dans l’air qu’ellefaisait retentir de ses légers craquemens ; et,sur les bordages de nos larges gaillardséclairés par la vive lumière de l’astre desnuits, l’ombre fantastique de nos voiles etde notre gréement venait, au mouvementdu navire, passer et repasser comme cesrians fantômes qui, dans les illusions del’optique, mêlent leurs formes aériennes àla clarté resplendissante des flambeaux.
Ce repos harmonieux des flots, des vents,du ciel et de notre vaisseau qui paraissaits’endormir sur le sein des mers, bercé lentementpar le roulis, n’était interrompuque par le bruit presque insensible des matelotsqui causaient entre eux, ou par lefroissement régulier de nos huniers et denos perroquets s’affaissant de temps à autresur leurs empointures au balan de leurslongues vergues.
— Quelle belle nuit ! me disait Mathias enrespirant avec une sorte de volupté l’airhumide et fin qui semblait s’allier imperceptiblementà la transparence des flots !Mais que cette nonchalance des élémensnous fatiguerait si nous étions condamnés àpasser quinze jours seulement dans une pareilleinaction !
— Que veux-tu, lui répondais-je, il faudraitbien se résigner à supporter cette contrariétési ordinaire dans la vie des marins !On a vu quelquefois, dans la saison où nousnous trouvons, des navires éprouver desmois entiers de calme plat.
— Tiens, ne me parle pas de cela ! J’aimeraismieux cent fois me jeter, un boulet aucou, le long du bord, que d’avoir à subir uneaussi longue et aussi insupportable quarantaineau milieu de l’Océan. Ce qui me plaîtà moi dans ce calme délicieux dont nousjouissons depuis hier, c’est la prévoyancede l’état d’agitation et de péril qui peutsuccéder à tant de repos et de sécurité. Lemétier que nous faisons serait pour moiun supplice, sans les brusques transitionsqu’il nous ménage et les rudes épreuvesauxquelles il nous condamne. Croirais-tu,par exemple, que j’éprouve une certainejouissance à penser que dans un moment,dans une minute, dans une seconde, peut-être,ces matelots qui dorment si tranquillementauprès de nous, seront réveillés àla hâte, pour sauter d’un seul bond le longde ces pièces et se faire tuer à leur poste ;que ces flots si paisibles pourront être bientôtrougis de notre sang ; qu’à ce silence sidoux qui règne à bord, pourra succéder lefracas de l’artillerie, le tumulte d’un abordage,et que l’azur de ce ciel immobile surnos têtes, s’obscurcira d’un nuage de poudreau fort d’une de ces tempêtes de feu,que l’on nomme un combat sur mer !…
Au moment où mon éloquent collègueprononçait ces dernières phrases en jetantses yeux sur les gerbes de rayons étincelansque nous envoyait la lune du côté de tribord,je le vois interrompre tout d’un coupsa promenade et son beau discours, et arrêterses regards sur quelque chose qu’il paraîtvouloir me montrer au large.
— Qu’as-tu ? lui dis-je avec un peu d’inquiétude.
— Tiens, me répond-il brusquement eten me prenant vivement le bras pour mefaire tourner la tête du côté vers lequelil veut appeler mon attention ; tiens, nevois-tu pas quelque chose là ?
— Là ?
— Oui, là, regarde bien ; ne vois-tu riendans la direction des rayons de la lune ?
— J’ai beau regarder, je n’aperçoisrien…
— Eh bien ! moi, je vois quelque chose.Et, sans me donner le temps de m’expliqueravec lui, voilà mon homme qui se met àbrailler de toutes ses forces :Navire, navireà tribord à nous ! Je viens de voir un navire !
Le lieutenant de quart, tout ému à ce cri,revient avec Mathias à l’endroit où j’étaisresté pour chercher à distinguer l’objet queje n’avais pu apercevoir d’abord. Tous lesyeux des gens de l’équipage se tournent,comme les miens, dans la direction que nousa indiquée mon confrère, et, au bout dequelques minutes, on entend dire partout :C’est un navire, oui, le voilà qui noircitsous le brillant de la lune !
On réveille notre commandant, le capitaineet les officiers. Le commandant, arméde sa longue vue de nuit, se frotte les yeux,il regarde, il examine. L’état-major formeun groupe autour de lui, et lui ne cesse detenir sa lunette fixée sur le prétendu naviredécouvert par l’aspirant, que pour dire ens’adressant au capitaine de frégate :
— Monsieur le capitaine, faites faire lebranle-bas général de combat.
— A moi le pompon ! s’écrie Mathias,c’est moi qui l’ai vu le premier ce navire, etnous allons enfin nous taper !
Long-temps avant que le capitaine eûtordonné au maître d’équipage de donner lecoup de sifflet pour transmettre à nos gensl’ordre du commandant, le branle-bas decombat avait commencé.
Les matelots, couchés dans la batterie,montent en double pour porter dans lesbastingages, les hamacs dans lesquels ilsdormaient comme des souches, une minuteauparavant. Les canons sont démarrés, lesmèches sont allumées, les fanaux de combatcirculent dans les batteries, les moussesvont chercher de la poudre à la sainte-barbe,chacun court se ranger à la placed’honneur qui lui est assignée ; on se croise,on se serre fortement la main en passant ; onse parle à demi-voix pour s’entendre sur ceque l’on a à faire dans ce moment solenneloù tout devient sublime à bord d’un vaisseaude guerre ; et, lorsqu’au bout de quelquetemps, les officiers se sont placés à leurposte le sabre nu à la main ; que les gabiersse sont élancés dans leurs hunes ; que lagarnison s’est alignée sur les passavans pourfaire la fusillade ; que les hommes des batterieset des gaillards se sont mis les uns enface des autres le long de leurs canons prêtsà tonner, et que les gens de la manœuvreenfin se sont disposés à exécuter les ordresqui leur seront transmis aux sons aigus dusifflet du maître d’équipage et dans le fracasépouvantable de l’action, le capitaine arrivesur le gaillard d’arrière pour dire au commandantperché tranquillement sur sonbanc de quart :
— Commandant, le branle-bas de combatest fait à bord !
C’est la phrase officielle la plus imposanteet la plus belle que l’on puisse entendre àbord d’un vaisseau de ligne, tant les motsles plus vulgaires tirent de valeur de la situationoù ils sont placés ! Vous figurez-vousune action sur mer, commençant par cesimple avertissement et se terminant au seindu carnage par l’explosion de l’un des deuxnavires qui s’avancent silencieusement l’unvers l’autre dans ce champ clos sans limitesoù se livrent ces vastes duels à mort que l’onnomme un combat naval ?
Trois heures encore il nous fallut attendrele jour sans quitter nos postes de combat ;car le calme qui continuait à régner nenous permettait pas d’approcher assez dunavire en vue pour reconnaître sa force etses intentions. Que de conjectures nous formionsà bord pendant ce temps si lent às’écouler au gré de nos désirs ! Que d’espérancessurtout concevaient nos jeunes têtessur l’événement que le sort nous réservait !Je gagerais que c’est à une frégate que nousallons avoir affaire, disaient les uns. — Non,pensaient les autres, c’est un vaisseaude la compagnie que nous allons amariner,chargé de piastres et de lingots… Oh ! si cepouvait être un marchand de boulets de notreforce, s’écriaient les jeunes gens, jalouxde signaler pour la première fois leur courage,avec quel plaisir nous lui tâterions lescôtes, rien que pour savoir s’il les a aussi duresque nous. Mais le jour ne vient pas, etil semble que le soleil ait oublié de se leveraujourd’hui ! Jamais la nuit n’a été si longue !
Ce jour tant désiré se leva enfin sur lemagnifique horizon qu’abandonnait dansl’Ouest, le globe pâlissant de la lune. Les premiersrayons de l’aurore ne nous montrèrentd’abord qu’une masse informe sur lapartie des flots, où nous cherchions à saisirles contours du navire que nous avionsréussi à ne pas perdre de vue pendant lanuit. Mais peu à peu, à la clarté naissantedu matin, nous pûmes apercevoir à unelieue de nous un bâtiment très-élevé surl’eau, et présentant un fort entre-deux demâts dans l’énorme distance qui séparait saguibre allongée de son immense poupe.Toutes les lunettes d’approche disponiblesfurent à la fois braquées sur notre voisin, etil nous fallut très-peu de temps pour reconnaîtreà la vue de ses deux longuesbatteries peintes en blanc et au nombre deses larges sabords, qu’il nous était facile decompter un à un, unvaisseau de quatre-vingtscanons !
Nos regards, après cette découverte, seportèrent, du tube visuel de nos longuesvues, sur le visage de notre commandant.Il nous parut calme et grave ; c’était bonsigne.
Le soleil levant était radieux. Nous livrâmesnotre plus beau pavillon de poupe àses premiers rayons, et les deux tamboursque nous avions à bord battirent un banpour saluer les couleurs nationales que lestimoniers hissaient lentement sur la drissede notre pic.
Le vaisseau aperçu ne tarda pas à en faireautant que nous ; mais il nous sembla, envoyant son pavillon s’élever sur son couronnement,entendre à son bord les sons d’unemusique guerrière.
Le calme était encore si plat, qu’il nousfut à peine possible de reconnaître parfaitementle pavillon pendant sur la drisse à laquelleil était frappé. Toutefois nous crûmesdistinguer que c’étaient les couleursanglaises.
Tout le monde se tut dès-lors à notrebord.
Bientôt un autre pavillon carré, pluspetit que celui qu’il avait arboré sur l’arrière,monta majestueusement au haut dumât d’artimon de notre compagnon deroute.
— C’est un vaisseau anglais de quatre-vingts,monté par un contre-amiral, nousdisons-nous. Et le plus profond silence continuaà régner à bord del’Indomptable.
Mon ami Mathias seul se frotta les mains,en allant reprendre joyeusement son postede devant, qu’il avait quitté un instant pourvenir flâner sur le gaillard d’arrière.
Un souffle de vent vint rider pendant quelquetemps la surface des flots, et semblavouloir soulever nos voiles hautes, sur leursvergues encore orientées au plus près depuisla veille.
Le vaisseau ennemi, profitant de cettelégère risée, laissa arriver debout sur nous,etl’Indomptable, au lieu de laisser porterpour fuir, continua à tenir le cap dans ladirection où il se trouvait auparavant.
Mathias, dont j’observais tous les mouvemens,se frotta une seconde fois les mains.Je m’approchai de lui et il me dit : « Il estpossible, d’après ce que je vois jusqu’à présent,mon bon ami, que je ne sois pas réduità la nécessité de faire sauter la barque,et je m’en félicite. Le commandant m’a l’airde ne pas prendre trop mal la chose. Nousverrons ; mais en tout cas je ne ferai rien sanst’en prévenir une minute au moins d’avance. »
— Grand merci de la politesse !… Je croisque voilà la brise qui se fait…
Mais cette folle brise, sur laquelle nouscomptions, s’évanouit bientôt entre les deuxnavires, et nous restâmes encalminés encoreà une trop grande distance de l’ennemi pourcommencer le combat, mais à une assezpetite portée cependant pour observer toutesses dispositions, et pour entendre même lebruit des sifflets de sesbossmen.
— Voilà le vaisseau anglais qui met sesembarcations à l’eau ! s’écrièrent nos hommesplacés en vigie !
— C’est bon, répondit notre commandant.Je le vois aussi bien que vous. Puis,s’adressant au capitaine de frégate, il ajouta :Faites amener aussi nos canots à la mer pournager sur notre avant à la rencontre de cetanglais !
Mathias fut désigné pour commander lecanot-major chargé d’aller, comme les autresembarcations du bord, prendre une toulinedevant, et traînerl’Indomptable dans la directionde l’ennemi. Avant de partir pour sapetite expédition, ce cher ami m’embrassaen me donnant à l’oreille, pour mot d’ordreet de ralliement avant le combat, cesdeux noms :Juliette etjubilation ! Jamaisje ne l’avais vu si gai.
Les canotiers des cinq embarcations quinous remorquaient, se mirent à chantergaîment en donnant des coups d’aviron àcasser leur touline.
Les canotiers anglais en firent autant ; et,à la fin de chaque couplet, ils répondirentpar unhurra universel à nos cris déliransde :Vive l’empereur !
Au bout d’une heure d’efforts inouïs, lesdeux vaisseaux purent échanger enfin quelquescoups de canon d’essai, et les premiersboulets qui nous dépassèrent, allèrent coulerle canot-major que commandait Mathias.
Tous les hommes qui le montaient se dispersèrentsur les flots pour regagner le bord ;quelques-uns d’entre eux, grièvementblessés, disparurent en criant :Vive l’empereur !Mathias, deux ou trois minutesaprès son naufrage, regrimpait le long duvaisseau ; et, sortant du sein de la mer, toutaussi dispos que s’il fût revenu de terre, ilalla joyeusement trouver notre commandant,en lui disant :Commandant, me voilàà bord !
Cette saillie de l’intrépide aspirant arrachaun sourire à la gravité ordinaire de notrechef.
Le feu que le vaisseau anglais commençaità diriger avec succès sur les embarcationsqui continuaient à nous remorquer, engageale commandant à les faire rappeler à bord.Nous les rehissâmes sur leurs palans aussivivement qu’il nous fut possible ; et, aprèscette opération, il nous fut facile de prévoirque l’action allait prendre une tournuretout-à-fait sérieuse.
Nous ne nous trouvions plus qu’à uneassez petite portée de canon de l’ennemi.Les boulets qu’il nous avait envoyés, etceux que nous avions dirigés sur lui, avaientproduit un effet d’autant plus sûr, que l’immobilitépresque absolue des deux naviresavait permis à nos chefs de pièce de mieuxpointer leurs canons. Nos batteries se disposaientdéjà à lancer toute une volée, lorsqu’uncoup de sifflet de silence vint nousannoncer que notre commandant allait parlerà l’équipage.
Une bordée entière du vaisseau anglaisne nous aurait pas causé, certes, autantd’effroi. Le moment nous paraissait si imposant,que tous nous redoutions le ridiculeque la harangue officielle pourrait jeter surla solennité de la circonstance. Que diableva-t-il encore nous conter ? se dirent entreeux les officiers et les aspirans. Il choisitbien son temps, le brave homme, pour nouslancer ses cuirs à la figure ! Croit-il doncque le vacarme de l’artillerie ne suffise paspour nous écorcher le tympan !
Le commandant avait déjà pris la parole,et l’équipage écoutait. Il fallut se résigner.
— Mes enfans, s’écria l’orateur guerrieravec un accent et un ton que nous ne luiconnaissions pas encore :
« L’empereur, en me confiant le commandementdu vaisseaul’Indomptable, acompté sur mon honneur comme je compteaujourd’hui sur votre courage. Je viens deréussir à vous mettre en face de l’ennemi ;et, dans un moment où nous avons de lagloire à acquérir, je suis sûr que vous nevoudrez pas déshonorer les cheveux blancsde votre vieux commandant, et trahir l’espoirque la patrie a placé en vous. Moi, jejure pour mon compte de mourir en défendantle noble pavillon que voilà. C’est toutce que je puis faire de mon côté. Jurez-vous,mes amis, d’en faire autant que moi ? »
Un cri général de :Oui ! oui ! nous le jurons !accueillit cette simple et énergique allocution,qui venait d’exciter, au plus hautdegré, l’enthousiasme belliqueux de notreéquipage.
Le vieux marin, enflammé lui-même parl’exaltation puissante qu’il venait de produire,ajouta :
— Je n’en attendais pas moins de vous,mes amis, et vous êtes tous de bons b…ou je ne m’y connais pas.Vive l’empereur,mort à l’anglais !… Vive l’empereur !
Pour le coup nous restâmes ébahis de l’effetde cette proclamation et de l’éloquencemiraculeuse de notre commandant. Jamaisnous ne l’avions vu s’exprimer avec autantde simplicité et de bonheur. Ce n’était plusson langage que nous avions entendu, cen’était plus lui-même enfin qui avait parlé :c’était un homme inspiré par un sentimentsublime, s’élevant, malgré lui pour ainsidire et subitement, à la hauteur d’une circonstancesolennelle. Ce vieil officier, quiquelques minutes auparavant nous paraissaitsi plaisant et si grotesque, venait de se dépouillerde son enveloppe ridicule pour revêtir,comme par magie, une forme héroïque.Quelle est donc cette puissance mystérieusequ’empruntent quelquefois les êtresles plus vulgaires à la magie des circonstances ?Y a-t-il chez quelques hommes une facultésupérieure qui ne se révèle qu’au momentde périls extrêmes ou dans l’excès desfortes émotions ? Nous nous perdions àchercher, à nous expliquer le changementqui venait de s’opérer dans le langage et lapersonne de notre chef !
Les sons éclatans de la musique guerrièreque nous avions déjà cru entendre à bordde l’anglais, vinrent fixer notre attention.Cette musique jouait l’air nationalGodsave the King ; et la singularité d’un telconcert, exécuté sur l’immensité de l’Océanau commencement d’un combat terrible,sembla faire un instant diversion aux penséesqui nous agitaient encore.
— Ils jouent un petit air, s’écria le commandant,eh bien ! apprêtons-nous à leurenvoyer notre ritournelle quand ils aurontfini… Et vous autres, continua-t-il en s’adressantaux chefs de pièces du gaillardd’arrière, n’oubliez pas que c’est sur la dunettede ce gueux de quatre-vingts que sontréunis les musiciens qu’il faut faire danser.
Attention au commandement : Feu tribord,feu !
L’effroyable détonation de toute notrevolée ébranla notre vaisseau de la girouetteà la quille, et nous permit à peine d’entendrele fracas de la bordée que nous envoyapresque en même temps l’ennemi. Unlourd nuage de fumée, s’étendant sur lesflots immobiles, enveloppa les deux vaisseaux,et la masse de cette vapeur suffocantedevint bientôt si épaisse, que leséclairs qui jaillissaient de nos canons ne purentplus la percer. Pendant une heure etdemie une trombe horizontale de feu, deboulets et de mitraille parut lier étroitementle vaisseau anglais au nôtre. Les débrisde notre gréement criblé de projectiles,pleuvaient sur notre pont ruisselant de sang,jonché de blessés et de cadavres. Cinq dessabords de notre batterie haute finirent parn’en faire plus qu’un, et le commandanttoujours guindé sur son banc de quart nousrépétait dans son porte-voix de combat : Feutribord, feu, mes amis ! le voilà qui mollit !
L’épuisement de nos forces parut un momentfaire trêve à la vivacité du feu, etpendant près d’une minute aussi la canonnadede l’ennemi sembla s’être ralentie…Ce court intervalle que nous acceptions déjàcomme un indice favorable de l’issue del’action, fut accueilli avec trop de joie à notrebord, par un cri unanime deVive l’empereur.Mais bientôt nous entendîmes encores’élever dans les airs, un instant reposés,les sons de l’infernale musique du 80.Cette fois cependant nous crûmes remarquer,au bruit affaibli de la fanfare, que le nombredes exécutans avait diminué.
Nous avions eu le temps, dans ce momentde répit, de recharger toutes nos pièces : ellesétaient disposées à tonner à la fois au commandementdefeu partout. Cette nouvellevolée alla foudroyer encore notre adversaire,et après ce coup de tonnerre auquelsuccéda une seconde ou deux de silence,nous n’entendîmes plus la musique ; ellevenait probablement d’être anéantie !…
Ce combat affreux se prolongeait sansnous faire prévoir quel serait son résultat.Les flots de fumée couvraient nos ponts,remplissaient nos batteries et obscurcissaientle ciel qu’ébranlaient depuis si long-tempsles coups redoublés de cent canons vomissantsans cesse la foudre et la mort. On nese voyait plus à bord de notre vaisseau. Lavoix du commandant ne se faisait plus entendre ;le feu qui, jusque-là avait été nourride part et d’autre avec une ardeur à peuprès égale, semblait se ralentir tout de bonpour cette fois. Les officiers redoublaienten vain de zèle et d’énergie… Nous commencionsà redouter que l’ennemi n’obtîntsur nous quelque avantage… Le premier momentde découragement enfin allait peut-êtres’emparer de notre équipage, et nousnous sentions presque trembler de la peurde succomber…
Tout à coup l’air embrasé que nous respironsavec effort dans l’atmosphère épaissequi nous enveloppe, paraît devenir plus frais.Un léger souffle de vent a fait frémir nosvoiles hautes, et le faible sifflement d’une riséenaissante s’est prolongé dans notre gréement…Voilà la brise qui vient ! s’écrie avectransport notre capitaine, placé à son postesur le gaillard d’avant.
Le commandant ne répond pas à cet avertissement.
C’était en effet la brise qui, balayant devantelle la longue traînée de fumée dontles flots sont couverts, nous permet enfinde voir le vaisseau ennemi percé presque àjour par nos boulets, criblé de mitraille danssa voilure, haché dans son gréement, maispouvant encore manœuvrer.
Avec le vent qu’il reçoit le premier par tribord,nous remarquons qu’il a laissé arriverpour se diriger sur nous : ses bastingagesà moitié écrasés sont couverts de monde :ses grappins se balancent au bout deses vergues. Plus de doute, c’est à l’abordagequ’il veut en venir !
Au moment où il s’approche, et lorsquedéjà l’ombre de son orgueilleuse voilure va seprojeter sur nous, les gabiers perchés dansnos hunes crient de toutes leurs forces :Lefeu est à bord de l’anglais : laisse arriver !laisse arriver ! ou nous sommes perdus !
Notre barre est mise brusquement au vent :notre vaisseau arrive et s’éloigne sous toutesvoiles, avec la vitesse que lui imprime labrise, du vaisseau ennemi par les panneauxduquel s’échappe une large et épaisse colonnede fumée… Les groupes de matelots,debout un instant auparavant sur sesbastingages, ont quitté leur poste d’abordage…La plus grande confusion règne surson pont, et à la fumée qui s’élève au-dessusde ses mâts les plus hauts, se mêlent lesjets étincelans de ses pompes à incendie…
Ce spectacle effrayant nous a glacés deterreur, et tous les regards restent stupidementattachés sur le navire dont nous sommesparvenus à nous écarter encore trop peu…
Bientôt nos yeux épouvantés se fermentavec horreur. Sous nos pas chancelans, notrepropre vaisseau a paru s’engloutir aufond des eaux soulevées par l’explosion d’unvolcan. Un lourd bourdonnement remplitnos oreilles : nos mains se sont collées surnos figures livrées à l’ardeur d’un brasier.Le soleil s’est caché dans un nuage de feuet de fumée ; tous nous nous croyons anéantis,et lorsqu’au bout de quelques minutesde suffocation, nos yeux se rouvrent pourse porter sur les flots troublés qu’a balayésla brise, lorsque nos oreilles assourdies seprêtent au bruit que font le vent et la mer,plus de vaisseau auprès de nous, plus rienau-dessus des vagues, que des lambeaux devoiles, des déchirures de bordages entourésde cadavres et de membres épars, plus rienque des débris de mâture que battent desflots courroucés, teints encore de sang etnoircis de poudre.
Le vaisseau anglais venait de sauter à uneencâblure de nous !
Cette scène de désolation et d’effroi auraitlong-temps encore absorbé notre avideattention, si le sentiment de notre propreconservation n’était venu nous rappeler lesdangers que nous pouvions courir nous-mêmes,après l’explosion du navire ennemi.Nous sautons à nos pompes : on sonde l’eaude la cale, etl’Indomptable paraît n’avoiréprouvé aucune avarie dans ses fonds, malgrél’ébranlement terrible qu’il a essuyé. Lecapitaine de frégate passe sur l’arrière pourdemander au commandant ce qu’il juge àpropos d’ordonner. Mais quelle est sa surpriseen voyant le commandant attaché droitsur son banc de quart, couvert de sang, etne répondant rien… On interroge les timonierset l’aspirant qui pendant le combatse sont toujours tenus auprès de leur chef, etces hommes répondent que le commandant,se sentant blessé d’un biscaïen à la poitrine,leur a ordonné de l’amarrer sur son bancde quart et de ne rien dire de peur d’effrayerl’équipage.
Cet intrépide officier, que nous avions simal jugé avant de le voir à l’œuvre, venaitde mourir cloué, si l’on peut s’exprimerainsi, à son poste d’honneur. Quelques instansmême avant d’expirer, il avait dit auxhommes qui l’entouraient : Silence ; ne leurdites pas que je suis mort ; amarrez-moi làdebout : ils croiront que je les commandeencore !
« Et moi, répétait avec douleur le capitainede frégate en fixant ses yeux pleins delarmes sur le corps sanglant et inanimé deson chef, et moi qui me plaignais de ne plusentendre son commandement ! Le pauvrecommandant n’était plus et je l’accusaispresque… »
L’officier de manœuvre vint proposer encet instant même au capitaine devenu commandantdel’Indomptable, de mettre noscanots à la mer pour tâcher de recueillirles malheureux Anglais qui pouvaient avoirsurvécu sur quelques débris, à l’explosiondu bâtiment ennemi. Cet avis parut sage etgénéreux ; on se disposait à le suivre ; maisun grain furieux qui vint nous assaillir,comme pour ajouter encore un nouveau degréd’horreur à la teinte lugubre de tant d’événemensdéchirans, nous empêcha de mettrenos canots à l’eau ; nos embarcationsd’ailleurs, toutes percées d’outre en outrepar la mitraille, n’auraient pas probablementpu tenir une seule minute à flot.
Force fut de se décider à faire route enfuyant en désordre avec la violence du grain,et en abandonnant, à regret, le champ de batailleoù venait de s’entr’ouvrir le vastetombeau d’un vaisseau de ligne !
Quelques morceaux de bordage percés deboulets, quelques bouts de mâture, que leslames soulevées par la rafale commençaientà battre avec fureur, voilà les indices passagersque nous laissâmes sur ce mobiletombeau, sur cet immense champ de carnage :indices fugitifs, traces vaines, que lepremier souffle de la tempête vint effacerpour toujours !
Avec quel plaisir, quel transport, aprèscette action terrible, j’embrassai mon bonami Mathias et ceux de mes jeunes collèguesque le feu ennemi avait épargnés ! Oh ! commeon s’aime quand on se retrouve sains etsaufs à la suite d’un combat aussi meurtrier !
— Eh bien, demandai-je à mon intime enle revoyant tout débraillé, la bouche noirciede poudre et le visage inondé d’une glorieusesueur ; comment trouves-tu celle-là ?
— Mais assez passable, mon brave, pourune première affaire. Notre vieux commandantétait un galant homme, ma foi, ettout s’est assez bien passé. C’est ainsi quej’aime que se fassent les choses à la mer. Ily a même dans notre aventure, une circonstancepiquante à laquelle je n’avais passongé dans mes rêves de gloire, et qui embellitsingulièrement notre affaire à mesyeux.
— Et quelle circonstance ? L’explosion duvaisseau anglais ?
— Mais sans doute. Sais-tu le nom de cevaisseau, toi ?
— Comment veux-tu que je le sache ? Iln’en est pas resté un seul indice peut-êtresur les flots qui l’ont englouti !
— Eh bien ! voilà précisément ce que jetrouve de plus admirable dans l’action quenous venons de soutenir. Conçois-tu toutce qu’il y a de beau et de vague dans cetteincertitude ! Venir, au bout d’un engagementmeurtrier de plusieurs heures, de fairesauter un vaisseau avec les sept ou huitcents hommes qui le montaient, et ne pasretrouver le nom de ce vaisseau, et ne paspouvoir même découvrir une seule de sestraces sur les lames au milieu desquelles ils’est engouffré ! Oh ! c’est là qu’est pour moile sublime de notre affaire ! Et tiens, vois-tu,je me sens tellement organisé pour les chosesremuantes, que je ne donnerais pas le sentimentque me fait éprouver cet événement,pour toutes mes parts de prise sur un galionchargé de piastres… Mais trêve de réflexionspour le moment. Je crois que l’on s’occupe là-hautd’enterrer nos morts dans la mer. Montonssur le pont, mon ami, pour assister àla cérémonie. Le service avant tout, et jevole à de nouvelles émotions[8].
Quinze à vingt jours après notre combat,tout l’équipage était employé encore à réparerles avaries que nous avait fait essuyerle feu de l’ennemi, et tout en bouchant nostrous de boulets, tout en jumelant nos vergues,rapetassant notre gréement, et pompantsurtout l’eau qui venait abondammentdans notre cale, nous réussîmes à regagnerle port où nous espérions trouver le plus desecours.
Une escadre anglaise croisant sur les attéragesque nous voulions atteindre, nousdonna la chasse pendant toute une nuit, etce ne fut qu’après avoir couru cent fois ledanger d’être pris en vue des côtes de France,que nous parvînmes enfin à nous logerdans la rade de l’île d’Aix.
L’arrivée del’Indomptable sur cette radedéjà occupée par une division française, futun de ces événemens devenus depuis long-tempstrop rares pour les armées navales del’empire. On doit se rappeler sans doute encore,dans le pays, l’effet que produisit notrevaisseau, glorieusement délabré, louvoyantpour jeter son ancre entre cinq à six vaisseauxde ligne et autant de frégates, bien tenus,bien peints, bien espalmés ! Quel contraste offritl’Indomptable criblé de boulets, mitraillé,éreinté, auprès de ces beaux bâtimens si fraiset si brillans ! Oh ! combien les équipages dela division oisive au milieu de laquelle nousvenions prendre place, semblaient envier notresort ! Quel officier n’aurait pas donnétout ce qu’il possédait au monde pour lapart de gloire qui revenait à chacun denous, sur ce pauvre et noble vieux vaisseausi maltraité par l’ennemi !
Je me souviens encore avec ravissementdu moment où nous hissâmes notre pavillonde poupe, percé à jour par les biscaïens etles balles, qui n’en avaient fait qu’un sublimelambeau. A l’aspect de ce signe éloquentdu combat que nous avions soutenu,unhurra d’admiration, poussé par tous leséquipages de la division, s’éleva dans lesairs en même temps que les mâles couleursqui montaient lentement au bout de notrecorne d’artimon.
L’amiral commandant la rade, avant quenous allassions prendre notre mouillage,nous avait fait le signal de passer à poupede lui.
Il se promenait dans sa galerie, attendantque nous eussions mis en panne derrière levaisseau qu’il montait. Aussitôt que nousfûmes à portée de recevoir ses ordres, il pritson porte-voix, et dit à notre capitaine :
— J’ai l’honneur de saluer le commandantdel’Indomptable…
— Amiral, répondit aussitôt le capitaineavant de le laisser aller plus loin, nousavons perdu notre commandant.
— Et contre quelles forces avez-voussoutenu l’engagement qui a pu vous avarierde la sorte ?
— Contre un vaisseau anglais de quatre-vingts,qui, au moment de nous aborder,a sauté en l’air avec tout son monde.
— Avec tout son monde ?…
— Oui, mon général.
Après un instant de réflexion, l’amiralreprit :
— Quel est le nom du vaisseau que vousavez combattu, et qui a péri ainsi ?
— Nous l’ignorons, général. Il nous a étéimpossible de le savoir ; tout a disparu.
— Combien d’hommes tués ?
— Nous avons eu quatre-vingt-dix-septmorts et cent cinquante blessés.
— Faites-vous de l’eau ?
— Un peu ; mais nos pompes ont toujoursfranchi en les faisant jouer toutes lesdeux heures.
— Vous allez mouiller entre les vaisseauxl’Alcide etle Tonnant, et vous conserverez,capitaine, le commandement del’Indomptablejusqu’à nouvel ordre.
— Merci, mon général ; vos ordres vontêtre exécutés.
Dès que nous eûmes pris notre posted’embossage, une vingtaine d’embarcationsse rendirent à notre bord. Nos blessés furentdébarqués avec soin pour aller encombrerles hôpitaux. Le préfet maritime deRochefort s’empressa de nous envoyer lessecours que réclamait notre position, et lesupplément d’équipage qui nous était devenuindispensable. On se mit en train lejour suivant de réparer aussi bien que possiblenotre pauvreIndomptable ; car, parune disposition dont nous fûmes plus tardà même d’apprécier la prudence, au lieu denous faire entrer dans le port, pour nousradouber, on jugea à propos de nous laissersur la rade de l’île d’Aix, afin de renforcerla division française, que bloquait depuislong-temps l’escadre anglaise à laquelle nousavions eu le bonheur d’échapper dans notreattérage.
Le repos qui nous était nécessaire et quecommençait à goûter notre équipage, nedevait pas, hélas ! être de longue durée, etune nouvelle carrière de périls, mais de troppeu de gloire, allait encore s’ouvrir pournous.
Depuis quelque temps, on avait cru remarquerdans l’escadre anglaise qui nousobservait sans cesse, un mouvement inaccoutumé.Les frégates ennemies, qui, jusque-là,s’étaient contentées de ne nous approcherqu’à distance respectueuse, se hasardaientà nous explorer à petite portée decanon. On avait vu leurs embarcationsmême rôder la nuit autour de l’île d’Aixpour sonder les abords de la rade où nousétions mouillés sans défiance. Tous les naviresdu blocus enfin communiquaient entreeux plus souvent qu’ils ne l’avaient encorefait, et quelque inquiétans qu’eussent dûnous paraître ces indices des desseins del’ennemi, nous aurions probablement ignoréle coup qui nous menaçait, sans l’arrivéetrès-significative d’un convoi, qui vint unbeau jour se joindre aux bâtimens déjà fortnombreux de l’escadre anglaise.
Il ne nous fut plus dès lors possible dedouter des dangers que jusque-là nousavions trop peu prévus. C’étaient des brûlotsdestinés à être dirigés sur nous, qui venaientde rallier la flotte du blocus.
L’amiral commandant notre division,après avoir commis la faute d’ignorer troplong-temps des projets hostiles qui devaientfrapper tous les yeux, eut le tort plus grandencore de ne pas prendre contre l’imminencedu péril, devenu évident, des précautionsen rapport avec la gravité de l’attaqueque tout le monde enfin prévoyait.
On ordonna bien cependant à tous lescommandans d’envoyer les embarcationsdont ils pouvaient disposer, travailler à laconfection d’uneestacade destinée à nousgarantir extérieurement de l’approche desbrûlots, et à renfermer, en quelque sorte,notre division dans les limites d’une chaîneflottante.
Les mâts de rechange de chaque navire,de mauvaises chaloupes, des radeaux faits àla hâte composèrent cette estacade mouilléeau large sur de fortes amarres, dont la lignes’étendait depuis l’angle nord-ouest de l’îled’Aix, jusqu’au point où étaient ancrésles derniers bâtimens de notre petite escadre.
Nous attendîmes ainsi, après avoir attachétrop peu d’importance à nos préparatifs,la funeste tentative à laquelle, je le répète,nous n’avions pas assez cru, car les nombreuxrevers qu’avait déjà essuyés notre marine,ne nous avaient même pas encore apprisà redouter assez l’audace de nos heureuxrivaux ; et la fatalité qui, depuis silong-temps, semblait poursuivre nos expéditionsnavales, était telle, qu’en nous ôtantla confiance que nous aurions dû avoir ennous-mêmes, elle nous avait ravi jusqu’à ladéfiance qu’aurait dû nous inspirer l’heureusetémérité des Anglais.
La nuit trop mémorable qui légua à l’histoirede nos désastres sur mer une page sihumiliante et si sinistre, arriva pour nous,en portant dans son sein quelques-uns deces lugubres indices qui précèdent et accompagnentpresque toujours les grandescatastrophes.
Vers le soir, une brume épaisse et froides’étendit sur les flots dont les sombres gémissemensallaient mourir sur les bordsde la côte sauvage de l’île d’Aix. A latriste lueur du jour étouffé dans les limitesétroites d’un horizon grisâtre, succéda laplus complète obscurité ; et au milieu desténèbres descendues comme un crêpe funèbresur les vaisseaux de la division, on entendaità peine, à de longs intervalles, la voixdes équipages qui à chaque tintement descloches glapissantes de leur bord, s’élevaitpour crier :Bon quart partout, bon quart !Puis le bruissement plaintif des vagues, etle sifflement aigu des vents, gémissantdans nos manœuvres, répondaient à ce crilugubre et prolongé.
Nos vaisseaux et nos frégates s’étaientembossés sur leurs ancres. L’ordre de sepréparer au combat avait été donné dès lesoir à bord de tous les navires. Personne nedormait : des rondes fréquentes parcouraientla rade, et une vingtaine d’embarcations serendaient lentement des navires à l’estacadeet de l’estacade à bord de chacun des navires.On s’attendait enfin à quelque funesteévénement, et au sombre caractère qu’offrait,dans ces momens d’anxiété, la physionomiedes équipages, on aurait pu, sans superstition,deviner que le sort nous réservaitquelque grand malheur.
Vers minuit, au souffle de la brise devenueplus forte se mêle un bruit affreux, pareil àcelui que produit l’ouragan quand il tombesubitement sur les flots qu’il semble vouloircomprimer dans leurs vastes limites. Oncroit avoir confusément entendu des crisd’hommes. A l’obscurité profonde qui règneautour de nous, succède l’éclat d’un vasteincendie, qui, comme une trombe de feu,promène en pirouettant, son brasier tournoyantsur la mer étincelante ; l’estacade vientd’être rompue et cinquante brulôts s’avancentà la lueur des éclairs qui jaillissent déjà deleurs bords entr’ouverts par la foudre qu’ilsrecèlent dans leurs flancs… Ils sont surnous, au milieu de nous ! Ils nous abordent,ils nous enlacent pour nous embraser etnous faire sauter avec eux dans les airs qu’ilsébranlent de leurs épouvantables détonations…Leurs vergues garnies de grappinsardens accrochent nos vergues qui flamboient,se croisent sur nos têtes, au-dessusde notre pont qui se trouve inondé d’unepluie de feu. Leur gréement brûlant se colle ànotre gréement dans lequel serpentent bientôtles flammes. Nos vaisseaux embossés présententle travers aux autres brulôts qui arriventsur nous ; et à demi-portée de pistoletnous lançons sur ces terribles assaillans, desvolées effroyables qui les coulent ou qui lesfont sauter le long de nos bords… Deux foisl’Indomptable, accosté par d’énormes naviresembrasés, a réussi à se dégager de leur fataleétreinte. Deux fois nos premières compagniesd’abordage se sont précipitées dansces gouffres flottans pour éteindre le brasierqui menace de nous dévorer ou pourcouper les manœuvres qui nous tiennentattachés à la gueule de ces cratères sortis dusein des eaux. Notre audace a triomphé :l’Indomptable s’est préservé de cette vastedestruction au milieu de laquelle deux autresvaisseaux et une frégate ont disparu.L’immensité de ces trois épouvantables explosionsne nous a que trop appris le sortde nos malheureux compagnons. L’air en along-temps été bouleversé ; la mer elle-mêmes’en est ébranlée jusque dans ses fonds… Il fut,dit-on, pour nos glorieuses armées fuyantsur les précipices de glace de la Russie, desnuits plus cruelles que toutes ces nuits deterreur et de mort où des peuples entiers s’engouffrentdans les entrailles de la terrebéante. Mais quelle nuit d’horreur pourrajamais être comparée à celle que nous passâmes surla rade infernale de l’île d’Aix !
Nous avions cru, dans l’excès de nos angoisses,nous être fait, pendant cette nuit fatale,une idée assez terrible des désastresque nous aurions à déplorer le lendemain ;mais quand les pâles rayons du jour vinrentéclairer cette scène de désolation que nousavaient cachée si long-temps les ténèbres,l’affreuse réalité de nos malheurs se trouvaavoir dépassé encore toutes les terreurs denotre imagination.
Quel spectacle nous offrit l’aurore de la terriblejournée que nous avions encore à passer !La mer était couverte au loin de débris àmoitié brûlés et de bordages calcinés ; à quelquesbrasses de nous flottaient deux carcassesfumantes ; et dans ces squelettes de naviresnous reconnûmes avec effroi, les restes dedeux de nos vaisseaux de ligne. Sur les rivagesdésolés de l’île d’Aix et du continent,un autre vaisseau et une frégate avaient faitcôte auprès des brulôts que le vent et lalame avaient chassés à terre et qui avaientéclaté en touchant le fond : entre tous cesdébris encore enflammés, le long de cesfantômes de bâtimens, erraient des groupesde matelots naufragés. Partout enfinsur les flots, au bord des grèves, dans lesairs même encore troublés des commotionsde la nuit, partout l’image de la destructionet l’aspect du plus inconcevable bouleversement !Aussi quelle consternation sepeignit sur tous les visages à la vue de tantde désastres irréparables ! et lorsqu’aprèsavoir contemplé long-temps cette scène terrible,nos yeux abattus se relevèrent pourse porter sur l’escadre anglaise qui louvoyaitavec impassibilité devant nous, uncri d’indignation et de rage s’échappa denos cœurs irrités pour maudire la déloyautéde nos ennemis.
Belle et noble victoire, disions-nous, queviennent de remporter les armes britanniques !Au lieu de combattre nos vaisseaux,ils les incendient ! digne trophée à ajouter àla gloire du bombardement de Copenhague !Oh ! si jamais nous pouvions prendre notrerevanche, qu’ils nous paieraient cher laperfidie des brulôts de Rochefort !
Impuissantes clameurs de vengeance, menacesvaines et insensées ! Cette escadre anglaise,contre laquelle s’élevaient d’aussiunanimes imprécations, s’était rapprochéede nous à la faveur de la brise du matinpour nous présenter un autre genre decombat que celui qu’elle nous avait livré lanuit avec ses brulôts.
Le vaisseau amiral avait tenu bon à sonposte, et était parvenu à se préserver commenous et un autre vaisseau de 74, de l’incendiequi l’avait menacé pendant plusieursheures. Malgré l’infériorité du nombre etdes forces, il nous fallut soutenir avec lejour et à l’ancre, l’action qu’allaient nousprésenter, sous voiles, les formidables bâtimensde la flotte ennemie.
Les Anglais, défilant en ordre sur la vasterade des Basques, vinrent, beaupré surpoupe, nous ranger à portée de fusil. Chaquevaisseau et chaque frégate, en nous approchantà cette distance, nous envoyait toutesa volée, et puis après avoir reviré de bord,revenait sur sa route pour recommencer lemême jeu. Nous ripostions de notre mieuxà la régularité et à la vivacité du feu de nosassaillans, avec l’aide des batteries deterre. Mais il nous était trop facile de prévoirl’issue probable de cette lutte inégalepour ne pas éprouver un peu de découragement.L’engagement cependant se prolongeaitsans qu’aucun de nos navires eût essuyéde fortes avaries et eût encore songé àabandonner la partie…
Vers onze heures du matin, l’officier chargédes signaux vint prévenir notre commandantqu’au-dessus des nuages de fumée quienveloppaient notre petite escadre, il avaitcru apercevoir au haut du mât d’artimonde l’amiral, le signal qui appelait à l’ordretous les bâtimens de la division…
Aussitôt on demande un aspirant de corvéepour se rendre dans le grand canot àbord du général.
Mathias accourt, se présente devant lecommandant et plus prompt que l’ordrequ’on a eu à peine le temps de lui donner, ilsaute dans le grand canot, armé à la hâtepour la périlleuse corvée.
Le commandant, dès qu’il voit le grandcanot débordé du bord, crie au porte-voix,à notre ami :
« Monsieur Mathias, faites le plus de tourque vous pourrez, pour ne pas vous exposerà être coulé par les boulets de l’ennemi,avant de pouvoir vous rendre à bord dugénéral. »
L’intrépide aspirant, debout sur le bancde l’arrière de son embarcation, fait signede la tête et du bras qu’il a compris l’avis ducommandant ; mais au lieu de se détournerde sa route et d’exécuter l’ordre de notrechef, nous le voyons couper droit vers levaisseau amiral, et disparaître au milieu dela fumée du combat et sous la grêle de bouletsqui tombe autour de nous.
— C’est bien lui ! s’écrient les matelotsdu gaillard d’arrière qui le perdent de vue.C’est le plus brave lapin du bord !
Le commandant, qui dans cet instantétait loin de partager l’admiration que nousinspirait l’audace imprudente de notre camarade,frappe impatiemment du pied sur sonbanc de quart. Il veut rappeler à bord l’aspirantqui vient de lui désobéir si héroïquement.Mais il n’était plus temps. La foudregronde, le vaisseau tonne, et Mathias estdéjà bien loin.
Son heureuse destinée devait lui épargnerla vue du triste spectacle qui se préparaitpour nous, à bord del’Indomptable.
Deux ou trois boulets nous percent à laflottaison. Le commandant est informé, undes premiers, de cette triste circonstance. Ilordonne de garnir les pompes ; et, au momentoù cet ordre va être exécuté sous sesyeux, il reçoit à la hanche un éclat d’obusqui le force à s’asseoir sur son banc de quartet à ne plus le quitter.
On appelle aussitôt un chirurgien sur lepont pour donner des secours au commandant,qui refuse obstinément de se laissertransporter dans le faux-pont.
Les officiers, à la nouvelle de la blessureque vient de recevoir notre chef, se réunissentsur le gaillard d’arrière. On parle, etl’on parle même beaucoup trop en cetteconjoncture critique. Un peu de désordrecommence à se répandre dans les batteries.Le feu se ralentit. Un des maîtres, placésur les passavans, annonce que les pompesqui jouent depuis quelque temps, n’ont pufranchir l’eau qui entre dans la cale. L’émotionvisible qu’éprouve l’état-major se communiqueà l’équipage. Quelques pièces dela batterie de 36 sont abandonnées parl’effet de la terreur panique qui se communiquede proche en proche. On a parlé d’abandonnerle vaisseau, sans qu’on puisse savoircelui qui le premier a osé faire cette indigneproposition. Quelques officiers, et tous lesaspirans irrités, menacent, en agitant leurssabres, d’étendre à leurs pieds le premierqui fera un pas pour fuir… Mais leurs menacessont à peine écoutées… Et la peur dudanger est plus forte que celle qu’inspirentles menaces de nos officiers… On a fuidéjà… L’ordre même de faire embarquersans confusion l’équipage dans la chaloupeet les canots du bord, est donné… Par qui ?Personne n’ose encore nommer celui qui l’adonné… Tout le monde se précipite dansles embarcations :l’Indomptable va êtreabandonné en quelques minutes… Le commandantblessé est transporté dans soncanot, sans qu’il ait la force de résister aumouvement général au sein duquel il setrouve entraîné loin du poste qu’il a conservéjusque-là malgré sa blessure, loin de sonposte d’honneur !
Un aspirant seul propose, avant de délaisserle vaisseau, de couper les câbles,pour quel’Indomptable puisse au moins êtrejeté sur les vases et échapper aux Anglais…Mais cet avis n’est même pas écouté… Laterreur parle plus haut que la voix du généreuxjeune homme.
— Puisqu’il en est ainsi, s’écrie celui-ciavec la plus vive exaspération,l’Indomptablene sera pas sauvé, mais il ne tomberapas du moins dans les mains de l’ennemi.
Et, saisissant comme un furieux une mècheenflammée, il s’élance dans la batteriebasse pour mettre le feu aux poudres…
Mais le maître canonnier, devinant l’intentionde l’aspirant, l’arrête par le bras etlui dit avec ce sang-froid que quelqueshommes privilégiés savent seuls conserverau sein des grands événemens : Ne vousdonnez pas tant de peine, monsieur, l’ordrede noyer les poudres vient d’être exécuté…
Il nous fallut fuir alors comme tout lemonde, et nos sept ou huit embarcations,chargées à couler bas, nous jetèrent sur laplage, bien loin de notre pauvre vaisseauqui flottait encore majestueusement, maisqui ne tonnait plus et qu’une péniche anglaise,montée de cinq à six hommes, auraitpu impunément amariner.
Pour retracer ces pénibles incidens de l’abandondel’Indomptable, nous avons oubliénotre ami Mathias, envoyé comme onsait à bord de l’amiral pour recevoir l’ordreque le général avait voulu transmettre àtous les commandans de la division. Maintenantc’est à ce brave aspirant que nousallons revenir pour effacer, s’il est possible,de notre pensée, les émotions douloureusespar lesquelles il nous a fallu passer. C’estlui désormais que nous suivrons pas à pasdans la périlleuse corvée qu’il s’est chargéde faire, et qui pour un instant l’a éloignédel’Indomptable en lui épargnant le malheurde partager notre fuite. Oh ! combien,me disais-je en songeant à lui, combien eûtsouffert son âme impétueuse si, réduitcomme nous à abandonner notre vaisseau,il avait eu à dévorer la honte dont nous noussommes couverts ! Le ciel a voulu sans doutelui épargner tant d’humiliation ; et si, commenous avons lieu de le redouter, il a péri, ense rendant avec sa frêle embarcation à borddu général, il aura trouvé du moins, dansl’accomplissement de son devoir, une mortglorieuse cent fois préférable à l’existenceque nous avons conservée en abandonnantnotre poste.
La Providence avait ménagé à notre amiun sort moins rigoureux que celui que sonintrépidité devait lui faire courir. Au lieu derencontrer le trépas dans les dangers qu’affrontaitson audace, il lui était réservé derecueillir quelque gloire au sein de cesdangers ; et lui seul, dans cette journée defautes, de faiblesses et de désastres, devait,enfant nouvellement jeté dans l’arène descombats, devenir un héros, lorsque tantde vieux guerriers étaient redevenus de timidesenfans.
Une heure environ après avoir réussi à serendre à bord du vaisseau amiral, Mathiasavait reçu l’ordre cacheté que le généraldestinait aux navires de la division. Cet ordreimportant prescrivait à chaque commandant,de n’abandonner son vaisseau qu’à ladernière extrémité. Mathias, porteur duprécieux paquet que lui avait remis le chefd’état-major de l’armée, avait demandé plusieursfois la permission de retourner àbord del’Indomptable ; mais, pendant sonséjour à bord de l’amiral, le feu entre l’escadreanglaise et nous était devenu si vif,que l’amiral n’avait pas cru devoir laisserpartir les canots de corvée. Ce ne fut quelorsque la canonnade se fut un peu ralentiequ’il consentit à voir notre grand canots’éloigner de son bord.
Le trajet qu’avait à faire pour la secondefois notre ami Mathias, n’était pas long ;mais on concevra sans peine qu’il devait êtreaussi périlleux que difficile, pour peu quel’on se représente fidèlement les circonstancesau milieu desquelles il fallait l’effectuer.
Une grêle de mitraille tombait de toutesparts, et sur la surface des flots criblés,pour ainsi dire, par une nuée continuellede boulets et de biscaïens, s’étendait unetraînée immense de fumée qui permettait àpeine d’apercevoir, au-dessus de l’atmosphèrede soufre et de salpêtre que la lueurde chaque coup de canon semblait embraser,l’extrémité de la mâture des vaisseauxles plus élevés sur l’eau.
Malgré l’audace et la difficulté de sa secondetentative, notre aspirant de corvéefait ramer ses gens vers l’endroit où il supposequ’est toujours mouillél’Indomptable.Les canotiers, dociles à la voix de leurjeune et valeureux chef, nagent avec uncourage qu’irrite et que soutient le bonexemple qu’ils reçoivent de lui. Au boutd’une demi-heure de recherches et d’efforts,Mathias, perché debout sur le banc de l’arrière,s’écrie : « Voilà le vaisseau ! Avant,mes fils !… Encore trois coups d’aviron, etnous sommes à bord. » Déjà le patron ducanot aperçoit le large pavillon qui flottaitencore sur la poupe del’Indomptable quenous venions de quitter… de déserter peut-être !…
Mathias n’a pas trompé ses canotiers : entrois bons coups d’aviron, le canot qu’ilmonte élonge le vaisseau ; mais, au grandétonnement de l’aspirant et de tous sesgens, personne ne se présente pour leurélonger une amarre… Pas une seule voixn’a répondu à leurs cris de joie.
Surpris, déconcerté de cette immobilitéétrange et du silence qu’il remarque, Mathiasgrimpe, avec la vivacité de l’éclair,l’escalier de tribord : son patron et sesdix-neuf hommes le suivent. Ils sont surle pont du vaisseau ; et ce pont, encore ensanglanté,est désert ! Ils descendent et courentdans les batteries, et rien, personnedans ces batteries, rien que quelques cadavresqu’on n’a pas eu le temps de jeter à lamer. Ils visitent avec effroi le faux-pont, lacale y toutes les chambres… Personne ! desmorts seulement, et pas une seule voix quiréponde à leurs voix inquiètes. Plus dedoute pour eux, le vaisseau vient d’êtreabandonné ; et ce qui achève de les confirmerdans cette pénible certitude, c’estqu’aucune embarcation n’est restée à bord !
— Ils se seront sauvés en double ! s’écriele patron.
— Oui, lui répond avec douleur l’aspirant,ils se sont sauvés ; mais c’est à nous,mes amis, de sauver le vaisseau.
— En ce cas, monsieur, nous n’avonspas de temps à perdre, car voilà, répond lepatron, des péniches anglaises qui arriventpour nous travailler sur le casaquin.
Et, en disant ces mots, le patron montreeffectivement à Mathias trois embarcationsanglaises qui s’avancent et qui ne sont plusqu’à quelques brasses del’Indomptable.
Par l’effet d’un mouvement purement instinctif,l’aspirant et ses braves canotierssautent tous ensemble sur les caronades dugaillard d’avant… O bonheur inespéré ! cescaronades sont encore chargées ; elles sontprêtes à faire feu… Une mèche allumée, s’écrieMathias, vite, vite une mèche allumée !…Le patron accourt avec un bout de mèche àla main : la première caronade est pointée :elle part ; elle gronde et va foudroyer lapéniche anglaise qui s’est avancée en têtedes autres péniches… Un second coup aussiheureux, succède au premier. Toutes lespièces font feu l’une après l’autre, et aubout de quelques minutes, les pénichesfracassées ou à moitié coulées, s’éloignent endésordre dans le tourbillon de fumée aumilieu duquel elles semblent s’être engloutiessur l’avant même du vaisseau sauvé parce miracle !
Vive l’empereur ! vive l’empereur ! s’écrientles vingt-et-un braves tout surpris,tout émerveillés de leur inconcevable victoire !Ils rient, ils pleurent de joie commedes fous ou comme des enfans en s’embrassantavec délire, en courant pêle-mêle surle pont del’Indomptable, dont ils se sontrendus maîtres et qu’ils ont reconquis, sanspouvoir s’expliquer encore l’événement quide chacun d’eux vient de faire non pas unfou, non pas un enfant, mais un héros !
L’aspirant Mathias fut le premier à revenirde l’ivresse passagère de ce triompheinespéré. La fortune, qui jusque-là l’avaitsi bien inspiré, ne devait pas l’abandonnerau moment de couronner l’œuvre importantevers laquelle elle semblait l’avoir conduit,comme par la main. C’est trop peu, sedit-il en lui-même, d’avoir montré jusqu’icicette bravoure qu’il est presque toujourssi facile d’avoir dans les occasions où il fautse dévouer. C’est du sang-froid maintenantque j’attends de moi, et j’en aurai, ou que leciel tombe plutôt en grand sur moi ! Et affermipar l’imminence même du péril, danscette noble résolution, il rassemble autourde lui ses intrépides compagnons de gloire,et il leur dit avec ce calme que lui seul pouvaits’être imposé dans cette solennelle conjoncture :
— Mes enfans, savez-vous maintenant cequ’il nous faut faire ?
— Ma foi non, pas encore, monsieur Mathias,lui répondent ses hommes tout haletans,mais nous ferons ce que vous voudrez.
— Eh bien ! il faut couper nos câbles, hisserun foc et étarquer un hunier si nous lepouvons, et avec la brise qui porte en côte,aller échouer le vaisseau sur les vases de laCharente !
— Vous croyez, monsieur Mathias ?
— Si je le crois ! Mais c’est le seul moyenque nous ayons d’échapper à l’Anglais et desauverl’Indomptable.
— Oui, c’est votre idée ? Eh bien, soit !Coupons nos câbles, enfans, et hissons legrand foc : tout est payé, puisque c’est notrebravecommandant du moment quinous le dit[11].
[11] Lorsqu’au départ d’un navire, on hisse le grandfoc, les matelots disent quetoutes les dettes sontpayées. C’est un mot devenu proverbe dans la marine.
Et aussitôt à grands coups de hache, lesdeux câbles qui tenaient encorel’Indomptableamarré sur le fond, sont tranchés sur lesbittes. On saute sur la drisse du grand-foc quis’élève sur sadraye en livrant sa surface triangulaireau vent qui enfle et qui secoue violemmentses mouvantes ralingues. Le lourdvaisseau dérivant avec la lame qui le poussepar le bossoir de tribord, abat lentement encédant à l’impulsion de la brise. Mathias et sonpatron se placent à la roue du gouvernail. Leshommes qui ont hissé et bordé le foc, s’élancentensuite dans les haubans de misainepour courir sur la petite vergue de hune etlarguer le petit hunier sur ses cargues…Une frégate anglaise, en remarquant sansdoute cet appareillage exécuté avec une sivisible difficulté à bord del’Indomptable,s’approche du vaisseau qui fuit et ellelui envoie une volée en poupe. Les bouletssifflent aux oreilles de l’intrépide aspirantet de son patron ; ils percent à jour la voileque les matelots perchés sur la vergue dehune ont réussi à déferler ; mais qu’importe,l’Indomptable poussé vent arrièreéchappe, en fuyant sur la lame, à la chassetardive de l’escadre anglaise, et long-tempsavant que son faible et vaillant équipagesoit parvenu à établir son petit hunier, ils’échoue, hors désormais de toute dangereuseatteinte, sur les bords de la Charente,en s’enfonçant jusqu’aux préceintes dansla vase molle de ce rivage hospitalier…
On se figurerait difficilement, en lisantces détails aujourd’hui si froids sur le papier,le bouleversement d’idées dans lequelnous jeta l’arrivée si inattendue de notrevaisseau, nous qui depuis plus de deux heures,errans sur la côte, avions eu sans cessenos yeux fixés sur le navire qu’un momentde faiblesse et de confusion nous avait conduitsà abandonner !
Aucun des principaux incidens du dramequi venait de se passer sur la rade de l’îled’Aix n’avait échappé à notre attention, depuisnotre fatal débarquement à terre. Nousavions vul’Indomptable repousser à coupsde caronades les embarcations anglaisesqui étaient venues pour l’amariner. Nousavions vu encore, lorsque par intervalle levent chassait au loin la fumée dont les flotsétaient couverts, le grand foc de notre vaisseaus’élever sur sa drisse, et nous avionsentendu les battemens redoublés de ce focretentir à nos oreilles… Mais personneparmi nous ne pouvait encore devinerquels étaient les hommes qui avaient osés’emparer, après notre fuite, du bâtimentque nous avions en quelque sorte livré àl’ennemi. Tout le monde était bien loin desupposer alors que Mathias, à qui l’on nepensait déjà plus, eût tenté, avec l’équipagede son grand canot seulement, une manœuvreaussi hardie ; et nous nous perdions enconjectures sur la nature surprenante decet événement extraordinaire, lorsquel’Indomptablevint s’envaser vers l’endroit mêmede la côte où nous nous trouvions encoreréunis.
Notre malheureux commandant, assis surle sable dans l’état déplorable où l’avaient jetéles souffrances que lui faisait éprouver sablessure se cacha le visage de ses deux mainsà la vue de son vaisseau revenant, sans lui,s’échouer à l’entrée du port…
Nous ne tardâmes pas à acquérir la connaissancedes faits dont nous n’avions puencore pénétrer le mystère.
Un des canots del’Indomptable, celuidans lequel j’étais venu à terre, se trouvaitamarré sur le rivage. Quelques matelots etdeux ou trois de nos confrères s’y précipitèrent,et je partis avec pour aller à bord denotre vaisseau, à bord de ce cher navirequi venait de nous être si miraculeusementrendu… Le premier je m’élance, en abordant,sur l’escalier de tribord, entraîné jecrois par un vague instinct d’amitié qui mepousse à devancer mes autres collègues…Qui aperçois-je en montant sur le pont ? Mathias,mon brave, mon glorieux camaradeMathias !… A cet aspect inattendu je ne pusretenir un cri d’étonnement et d’admiration…Quoi ! lui dis-je, encore toi ?
— Eh mon Dieu ! oui, encore moi ettoujours moi, me répondit-il en me serrantétroitement dans ses bras. Ne faut-il pas queles amis se retrouvent, et que quelqu’un secharge de sauver les vaisseaux de l’état quevous abandonnez vous autres comme unevieille paire de souliers !
La conversation entre notre camarade etnous roula pendant une demi-heure sur leton d’enjouement qu’il semblait avoir voulului donner en nous parlant comme il venaitde le faire. Il nous raconta tout naïvementson aventure, et nous lui apprîmes commenous le pûmes les détails de notre fuite, decette fuite humiliante qu’il venait de réparersi courageusement.
Il fallut lui dire aussi un mot de notrecommandant, mais, au nom de notre chef,la figure de Mathias prenant une expressionde mauvaise humeur qui nous révélait assezle sentiment qu’il éprouvait, me fit tropbien deviner sa pensée pour que je continuasseà m’entretenir de lui.
— Il s’est sauvé ! s’écria-t-il plusieurs foisavec agitation, il s’est sauvé !
— Oui, mon ami, c’est vrai, mais il étaitblessé.
— Il était blessé, à la bonne heure ; maisil était encore vivant !
— C’est toi maintenant qui vas disposerde son sort et de sa vie…
— Et lui ne tenait-il pas dans ses mains lesort d’un vaisseau de ligne ? Édouard, tu meconnais et tu sais assez que je suis incapabled’un acte cruel ou vil ; mais je te prometsici que, pour peu qu’il existe des loisjustes et que je puisse faire punir la faiblessequi vient d’imprimer une tache si fatale ànotre pavillon, je serai sans pitié pour ceuxqui ont été sans énergie… Mais assezcausé là-dessus pour le moment… Ditesdonc, vous autres, voulez-vous prendre unfin verre de schnick à bord du vaisseau deligne dont j’ai l’honneur d’être encore lecommandant ?
L’exaltation des idées que s’était forméesnotre jeune camarade sur le point d’honneurmilitaire venait d’éclater dans ce peu demots ; je sentis qu’il eût été inutile d’essayer,en cet instant, de le faire revenir sur la sévéritéd’une opinion que ne justifiait encoreque trop le déplorable spectacle des événemensque nous avions encore sous les yeux.
Nous engageâmes vers le soir notre collègueà venir à terre avec nous pour nousrendre ensuite à Rochefort ; mais il s’y refusanettement en nous disant qu’il ne quitteraitle bord que lorsque des ordres supérieursle forceraient à céder à un autre lecommandement du vaisseau, et que jusque-làil défendrait à qui que ce fût del’ancien équipage del’Indomptable, de mettrele pied sur le pont du bâtiment que luiseul avait su arracher à l’ennemi. Il daignatoutefois nous assurer avec bonté, quenous nous trouvions exceptés de cette consignerigoureuse, et que nous lui ferionstoujours plaisir quand il nous plairait delui rendre visite. Satisfaits de cette marqued’amitié nous prîmes congé du nouveaucommandant del’Indomptable, pour rejoindrenos compagnons d’infortune et leur raconterce que nous venions d’apprendre dela bouche même de notre ami Mathias.
A notre arrivée à Rochefort, nous trouvâmestout le pays déjà rempli du bruit denotre aventure, et tout ému du récit de l’événementextraordinaire qui l’avait suivie.Cette voix publique, qui se prononce avecune égale effervescence pour le mal et pourle bien, accusait la faiblesse de notre commandant,et portait aux nues le dévouementde l’aspirant qui venait de sauverl’Indomptable.Chacun nous arrêtait dans les rues, nousquestionnait avec empressement pour nousdemander le nom du jeune héros. Tout lemonde voulait le voir, lui parler, lui toucherla main, le presser dans ses bras… Ah !pourquoi notre ami ne se trouvait-il pas là,pour jouir de l’enthousiasme passager qu’avaitfait naître sa belle action ? C’eût été sonjour de triomphe, à lui qui ne devait n’enavoir qu’un seul dans sa vie !
Le préfet maritime de ce port, informé lepremier des détails de l’événement qui nousavait conduits devant lui, s’empressa d’ordonnerque notre commandant fût placédans une des salles particulières de l’hôpitalmilitaire, et qu’on le gardât à vue pendantle traitement de sa blessure, sans qu’il luifût permis de communiquer avec personne.
La rigueur de cet ordre nous consterna.C’était une arrestation ; et ce fut alors seulementque nous pûmes apprécier, plus justementque nous ne l’avions encore fait, lagravité de la situation dans laquelle notreancien chef allait se trouver placé.
On envoya dès le soir même une nombreusecorvée des matelots du port, pourramener dans l’arsenal, sous le commandementd’un officier d’état-major,l’Indomptable,qui avait dû flotter à la pleine mer, surles vases où nous l’avions vu s’échouer.
Le lendemain, en effet, nous vîmes arriversur la Charente, notre malheureux vaisseau.Son état de délabrement, causé par lefeu qu’il avait essuyé, aurait dû inspirerpeut-être quelque pitié pour nous, à cettepopulation qui encombrait les abords del’arsenal. Mais les curieux ne laissaientéchapper que des mots accusateurs contrele commandant, ou quelques paroles bienveillantesà la louange de Mathias.
Quant à notre brave ami, bien moins enivréde l’admiration fugitive dont il étaitl’objet, que satisfait d’avoir rempli son devoir,il sauta gaîment à terre en nous apercevant ;et, venant à nous avec bonhomieet simplicité, il nous dit : Chers camarades,je viens d’être démonté du commandementque m’avait donné le sort des combats. Voilàce que c’est ! nous ne sommes quelquechose que pendant que le feu dure : une foisque les boulets ne ronflent plus, notre gloires’évanouit avec la poudre qui flamboie,fume et s’éteint.
— Nous apprîmes à Mathias l’arrestationdu commandant, et il se tut… Un des aspiransde la majorité vint l’informer que lepréfet maritime voulait lui parler, et ilnous quitta pour aller, nous dit-il, frottersa grandeur déchue contre une grandeurencore debout.
En nous promenant dans la ville quelquesjours après notre arrivée, nous remarquâmes,un beau matin, sur les portes de lapréfecture maritime, une affiche nouvellementcollée, et devant laquelle tous les passanss’étaient arrêtés… Nous nous glissonsau milieu de la foule pour voir et pour lire…C’était une dépêche télégraphique, signéede l’empereur… Les premiers mots qui nousfrappèrent nous apprirent assez le motif decette dépêche, que nous eûmes à peine laforce d’achever :
« Le commandant du vaisseaul’Indomptablesera jugé par un conseil de guerre,pour avoir abandonné, en face de l’ennemi,le bâtiment qui avait été confié àson honneur.
» Signé :Napoléon.
» Pour copie conforme :
» Le ministre de la marine et des colonies,
» Signé :Decrès. »
En détournant nos regards de cette fataleaffiche, nous les reportâmes sur les traitsde Mathias ; sa figure n’exprimait ni étonnementni pitié ; nous lui parlâmes de la dépêche,et il nous tourna le dos.
Cependant, le conseil qui devait prononcerbientôt sur le sort du commandant, avaitété composé. Un contre-amiral, connu pourla sévérité de son caractère, le présidait.Les autres membres de ce jury redoutableparaissaient avoir été choisis parmi les officielsles moins disposés à pardonner le crimemilitaire qui allait amener devant eux notreinfortuné supérieur.
Dans une aussi déplorable conjoncture,les officiers de notre bord et les amis del’accusé cherchèrent à intéresser en sa faveurle témoin dont la déposition pouvaitabsoudre ou perdre le prévenu. Mais on connaissaittrop bien le genre d’humeur de Mathiaspour essayer de changer la résolutionqu’on lui supposait, au moyen de quelques cajoleriesou de quelques flatteuses promesses.Pour aller à lui par le seul sentiment auquelon le croyait accessible, on vint me trouver.« Il s’agit, me dit-on, de sauver un vieux ethonorable officier dont vous avez admiré lecourage dans une noble circonstance, etdont vous avez dû excuser la faiblesse dansun moment d’effroi général. Vous êtes l’amide M. Mathias : il écoutera votre voix mieuxque la nôtre, et il fera à votre prière cequ’il refuserait à nos instances. Parlez-lui,parlez-lui au nom de votre amitié et de l’humanité.Les amis et la famille de votre anciencommandant n’espèrent plus qu’envous. »
Quelque délicate que me parût être la négociationqu’on me suppliait d’entamer avecmon jeune camarade, je me chargeai detout, par élan de générosité d’abord, et parun peu d’orgueil humain ensuite, bien aiseque j’étais, je l’avouerai, d’essayer, dansune circonstance aussi importante, l’influenceque je pourrais exercer sur l’espritde mon collègue devenu presque un grandpersonnage, pour quelques jours au moins.
A l’âge que nous avions tous deux, etdans la profession pour laquelle nous avionsété élevés, on connaît peu l’usage des formesdiplomatiques et l’emploi des circonlocutionsparlementaires. Je jugeai à proposd’aborder franchement la question avec monintime, et je lui demandai :
— Que prétends-tu dire, Mathias, devantle conseil de guerre ?
— Mais, me répondit-il… je dirai, mafoi,… je dirai ce qu’il me plaira !
— Mais sais-tu ce que diront les hommesde l’équipage, qui étaient avec toi, quandtu as sauvé le vaisseau ?
— Parbleu, ils diront ce que j’aurai dit !
— Tu le crois ?
— J’en mettrais ma main au feu. Tu nesais donc pas l’empire qu’on peut exercersur des hommes que l’on a conduits courageusementau feu ? Ah ! c’est chez ces bravesgens-là, mon ami, que l’on trouve du nobleet vrai dévouement. Il n’y en a pas un parmieux qui ne se fît tuer pour moi et qui ne sefasse gloire de penser et d’agir comme jepenserai et comme j’agirai. C’est là que l’ontrouve de la générosité de cœur et de lagrandeur de sentiment ; et tandis qu’aujourd’huices chefs orgueilleux dont j’ai humiliél’esprit de corps, commencent à m’envouloir au fond de l’âme, pour une belleaction qu’ils sont forcés d’applaudir touthaut, je ne rencontre de sympathie réelleque parmi ces valeureux matelots à la têtedesquels je me suis élancé dans un tropcourt moment de péril et de gloire… Queldommage que le danger n’ait pas duré pluslong-temps et que mon rôle ait sitôt fini…A présent je ne recueille que des dégoûtspour prix de mon dévouement, et je nevois plus qu’un malheureux à faire punirpar des ambitieux qui ont déjà méconnumes services, et qui tout en frappant l’infortuné,me sauront mauvais gré de mafranchise et de ma fermeté.
— Et c’est cependant cet infortuné que tuferas peut-être sacrifier !
— Écoute donc ; là-dessus, mon ami, jesais ce que j’ai à faire, et pour peu que tutiennes à ne pas me désobliger, tu ne meparleras plus de cela. Dans ta position tuagis, je veux bien le croire, comme j’agiraispeut-être à ta place. Mais dans la miennetu ferais, sans aucun doute, ce que demaintu me verras faire, car c’est demain que leprocès se jugera. Ainsi, plus d’entretien semblableentre nous sur ce qui touche à cequ’on appelle, je crois, le for intérieur dela conscience. Quand je dis cependant plusd’entretien semblable, j’excepte de mon interdictiontout ce qui peut avoir rapport àla platitude et au vil égoïsme des hommesen place. Oh ! pour ceux-là, tu peux en parlertout à l’aise, si bon te semble, et je mesentirai toujours disposé à faire chorus avectoi… Mais quant à ce déplorable procès,silence encore !… J’en suis trop dégoûté,trop fatigué, trop affligé peut-être, pourvouloir en entendre un mot, une syllabe,une seule lettre encore !
— Changeons donc notre barre en conséquenceet gouvernons ensemble sur uneautre aire de vent.
J’étais sans doute encore fort novice dansl’art difficile de lire dans le cœur des hommes ;mais il est des choses qu’à tout âge ondevine par instinct beaucoup plus que parexpérience ou par habitude. Ce que venaitde me dire mon jeune ami, dans un momentoù il croyait m’avoir caché le sentiment quil’affectait le plus vivement, m’avait révélél’état d’agitation de son âme et le motif troplégitime du dégoût qu’il éprouvait avectoute l’impétuosité de son caractère. Accueillicomme un héros le premier jour deson arrivée à Rochefort, remarqué avecmoins de bienveillance le lendemain, et unpeu plus tard regardé comme ayant donnépar son acte de dévouement, un exempledangereux pour la discipline militaire, notrebrave camarade avait subi, en quelquesheures seulement, ces cruelles vicissitudespar lesquelles passent trop souvent les hommesqui ont eu le malheur de se faire troptôt remarquer du vulgaire des autres hommes.
Avec plus d’adresse et de persistance queje n’en avais mis à sonder la disposition d’espritdans laquelle j’avais trouvé Mathias, ilm’eût été facile peut-être d’ébranler la résolutiondont j’avais essayé de triompher.Mais il s’était exprimé avec moi, son meilleurami, d’une manière qui me laissait en apparencesi peu d’espoir de changer sa détermination,que je crus avoir fait humainementauprès de lui tout ce que je pouvaisme permettre de tenter dans l’intérêt de notrepauvre commandant ; et lorsque, toutdémonté du peu de succès de ma démarche,je revis les personnes qui avaient placé enmoi leurs dernières espérances, je ne susleur dire que ces seuls mots :
« Tout est perdu. Il s’est montré inflexibleet il dira la vérité. »
La vérité, c’était la mort de l’accusé !
Dans l’arsenal de la marine de Rochefort,il existait une vieille salle, vaste, lugubre etdepuis long-temps abandonnée. C’était le localqu’on avait choisi, et que l’on avait disposépour la séance solennelle du conseil deguerre.
Dès la veille du jour où devait siéger lacour martiale, les murs délabrés de la vieillesalle avaient été cachés sous les longuesdraperies d’une série de pavillons. De largestapis bleus d’embarcation, parsemés d’N impérialesdécoupées en drap jaune, avaientété étendus avec un certain luxe sur les siégesréservés aux juges et aux officiers supérieursqui se proposaient d’assister à cetteaffaire mémorable. Tout, dans ce sanctuaireimprovisé de la justice militaire, semblaitrappeler la gravité de la cause que l’on allaitjuger, et l’étrangeté même de ce lieu, silong-temps oublié dans un des coins de l’arsenal,paraissait indiquer à tous les yeux lepeu d’occasions qu’on avait eu jusque-làd’exercer la sévérité des lois maritimes.
Le matin même du jour fatal, un piquetde canonniers de marine, commandé par uncapitaine d’artillerie, s’était emparé desabords de la salle de justice. A neuf heuresprécises, le contre-amiral chargé de présiderle conseil passe devant le détachement quilui présente les armes, et il va prendre placeentre les sept officiers appelés, en vertu dudécret impérial, au triste honneur de jugerun de leurs plus vieux camarades.
Le secrétaire se tint debout pendant l’installationde ce tribunal institué la veille, etqui résignera ses fonctions après le jugementqu’il aura prononcé dans les vingt-quatreheures. Le livre des lois est déposépar la main de ce secrétaire sur la tablequ’on a placée devant lui, et c’est de ce livreredoutable que sortira, avant qu’on ne le referme,la vie ou la mort de l’accusé, un arrêtd’infamie ou une éclatante réparationd’honneur.
Le président annonce que la séance estouverte. Le détachement de service metalors l’arme au pied, et les soldats de marinerestent immobiles, impassibles comme lesjuges qui prononceront bientôt la condamnation,que ces soldats seront peut-êtrechargés d’exécuter.
La multitude, contenue depuis plusieursheures dans les couloirs, encombre, au signalqui vient d’être donné à son avidité,l’espace qu’on lui abandonne dans la salle.De jeunes femmes au maintien élégant, àla toilette brillante, se précipitent sur lesbancs, où tout un peuple de curieux s’estdéjà entassé avec un vague instinct de plaisir ;et la préoccupation de l’assemblée esttelle en ce moment, qu’on remarque à peinetoutes ces jolies figures sur lesquelles sepeint l’ardente soif des fortes émotions, ettoutes ces parures éblouissantes qui, en cejour de deuil d’un accusé, contrastent pourtantsi puissamment avec l’appareil austèredes armes, le spectacle encore plus imposantde la justice maritime.
On a ordonné déjà d’amener l’accusé devantles juges.
Un vieillard souffrant, amaigri, que recouvreun uniforme de capitaine de frégate,se traîne avec peine, avec effort, sur le parquetde l’enceinte qu’on vient de lui ouvrir.L’avocat qu’il a choisi pour son défenseurlui offre le bras pour appuyer sa marchechancelante. Huit soldats d’artillerie accompagnentlentement le vieillard jusqu’au pieddu tribunal, et le cachent au milieu d’eux,moins pour l’escorter sans doute avec défiancedans ce pénible trajet, que pour ledérober peut-être, pendant un instant encore,aux regards importuns qui cherchentà trouver, à saisir sur ses traits abattus,l’indice ou la trace d’un sentiment decrainte, d’espérance, de résolution ou deterreur.
Ce vieillard blessé, malade, désespéré,vous l’avez déjà deviné, c’est l’ancien commandantdel’Indomptable.
Le capitaine d’artillerie, chargé de la policede l’audience sous les ordres du président,se dirige vers l’accusé, il s’arrête devantlui et lui demande son épée.
L’officier, dont la main a reçu cette arme,la dépose sur le tribunal comme un gagede l’équité de l’arrêt qui va être rendu.
Désormais c’est un jugement qui va séparerl’accusé de cette épée dont il ne s’est défaitqu’avec douleur, qu’avec désespoir.Cette arme lui sera-t-elle restituée jamais,ou sera-t-elle brisée honteusement à sespieds au moment d’une exécution terrible ?Voilà ce que se demandent avec anxiétéceux qui attachent leurs regards sur cetteépée, symbole éloquent de l’honneur, dansun jour de justice où la voix sévère de neufjuges militaires va rendre une sentence dictéepar l’honneur.
Le secrétaire du conseil se lève. Il va lirel’acte d’accusation. Il lit… Chacune de sesparoles tombe comme un poids accablantsur la tête affaissée du prévenu dont la contenanceest morne, dont les yeux restentattachés sur le parquet de la salle, la seulechose que l’infortuné ose encore regarder !
Les faits qui se succèdent dans ce longrapport sont effrayans… Le commandant aabandonné son vaisseau au milieu d’un combatqu’il pouvait encore soutenir avec avantage.La blessure qu’il avait reçue dans l’actionn’a pu servir à excuser sa fuite ; carelle n’avait pas même forcé le blessé à quitterson banc de quart, lorsque le désordrele plus inconcevable s’est répandu dans l’équipageque son exemple devait retenir auposte de l’honneur. Le danger était mêmesi peu pressant et la nécessité de l’abandonsi peu démontrée, que plus d’une heure aprèscet acte funeste, un jeune aspirant aidé seulementde vingt hommes a su arracherl’Indomptableaux embarcations anglaises quivenaient pour s’en emparer, comme d’unbâtiment délaissé honteusement par sixcents marins dont le devoir était de le défendrejusqu’au dernier soupir… Mais cetabandon inconcevable a été consommé sousle pavillon auquel la justice doit le châtimentdu commandant coupable qui n’apas craint de déserter son poste. C’est auxlois militaires à prononcer sur le cas inouïqu’elles ont prévu dans leur sagesse, et quijusque-là cependant était resté sans exempledans la marine française… Les jugessont là, l’accusé est devant eux, et le paysattend un arrêt mémorable !
La pénible lecture est achevée. Le présidentlaisse s’écouler quelques instans avantd’interroger le prévenu. Au moment où ilprend la parole pour remplir cette formalité,un bruit extraordinaire se fait entendre surle pavé des cours extérieures. C’était le bruitdes chaînes que traînaient des forçats employésdans le port, en se rendant à leurs travaux.Cet incident, si peu remarquable dansles jours ordinaires, sembla produire en cemoment l’impression la plus étrange surtous les assistans… On vit l’accusé frémiren prêtant l’oreille au retentissement desfers des condamnés, sur la pierre sonore,et il ne parut se calmer un peu que lorsquel’ordre de faire éloigner les forçats du lieude la séance, fut donné aux sentinelles poséesà l’entrée de la cour martiale.
Le commandant, interrogé sur son âge, lelieu de sa naissance et son grade, fit vainementdes efforts pour se tenir deboutauprès du fauteuil qu’on avait placé pourlui en face du tribunal. Son état de souffranceet de faiblesse était tel, qu’il ne putquitter son siége.
— Accusé, lui dit le président, vous venezd’entendre les charges qui s’élèvent contrevous. Qu’avez-vous à répondre ? La parolevous est accordée et le conseil est disposé àvous entendre…
— Hélas, messieurs ! répondit le prévenuen balbutiant et d’un air découragé : il me seraitimpossible de vous dire ce que j’éprouveen ce moment… Tout ce qu’on vient delire semblerait m’accuser de faiblesse et delâcheté ; et si vous pouviez vous faire uneidée de ce qui se passe en moi à l’instant oùje vous parle, vous verriez cependant que jene suis pas un lâche… Le malheur m’a accablé,voilà tout… A ma place chacun devous peut-être, de vous qui allez me juger,aurait été entraîné, comme je l’ai été malgrémoi, malgré ma résolution… C’est là tout ceque je puis vous dire… Mon défenseur quevoilà a pu mieux que tout autre sonder dans lefond de mon âme. Je lui ai raconté la chosecomme elle s’est passée… N’est-ce pas,monsieur l’avocat, que vous jureriez devantDieu à présent, que j’ai dit la vérité !… C’està vous d’ailleurs que j’ai remis le soin deparler pour moi à la justice, et de prêterl’appui de votre parole à un malheureux officierqui n’a plus en lui assez de force pourse défendre comme il voudrait… Mais,messieurs les juges, puisque je n’ai pas eule bonheur de mourir de la blessure qui metient cloué sur ce fauteuil, je vous prie, jevous supplie d’une chose, c’est, dans le casoù vous croiriez devoir me déclarer coupable,de me condamner plutôt à être fusillé,qu’à une peine déshonorante qui m’effraiemille fois plus que la mort… C’est unegrâce que je vous demande à genoux, aunom du corps dont je fais encore partie, aunom de ma famille, au nom de tous mesanciens camarades. Oh ! faites-moi exécutersi vous pensez en conscience que je l’aie mérité,mais pas de déshonneur pour mes cheveuxblancs, pas de honte pour ces épaulettesque j’ai portées avec gloire pendantvingt ans… Oh ! non, pas d’infamie surtoutpour ma malheureuse famille ! En allant àla mort, je pourrai du moins vous prouverque je ne suis pas un lâche… O mon Dieu,mon Dieu ! moi couvert de cicatrices, un lâche… !Où sont donc tous ceux auprès desquelsj’ai combattu bravement dans plus devingt affaires ! où sont-ils, pour souffrir quel’on me traite ainsi ! Suis-je donc assez malheureuxde n’avoir pas été tué sur le bancde quart de mon pauvre vaisseau, pourm’entendre aujourd’hui appeler un lâche !
L’infortuné ne put en dire davantage, etses larmes achevèrent de porter dans lecœur de tous ceux qui venaient de l’entendre,le sentiment le plus pénible et le plusprofond. Les juges même, le regardant aveccommisération, laissaient voir dans l’expressionde leur visage contraint, le sentimentqu’ils cherchaient à cacher.
On va procéder à l’audition des nombreuxtémoins qui doivent déposer dans l’affaire.
Le président ordonne de faire comparaîtrel’aspirant Mathias, le premier inscrit sur laliste des témoins à charge.
A ce nom déjà si connu, un mouvementextraordinaire se fait remarquer dans tousles rangs de l’assemblée agitée. Les femmesse lèvent palpitantes : toutes les têtes dela foule attentive, se tournent du côté où letémoin appelé doit paraître. Les membresdu conseil eux-mêmes, partageant le sentimentde curiosité et d’impatience qui s’estrépandu dans la salle entière avec une sortede rapidité électrique, s’agitent sur leurssiéges. Un jeune homme s’avance ; destrèfles en or tombent, de ses gracieuses etnobles épaules, sur un simple frac d’aspirantde marine. Sa main gauche s’appuie sur lagarde du poignard qui brille à son côté. Saphysionomie, ouverte et tranquille, respireà la fois la modestie et la vivacité. Il fait d’abordquelque pas dans l’enceinte du tribunal,sans trop savoir où il doit se placer. Leprésident lui indique l’endroit où il lui convientde rester pour répondre aux questionsqui vont lui être adressées. Mathias s’arrêtealors. Il attend. Le silence le plus religieuxa succédé déjà au murmure flatteur qui aprécédé et accompagné son arrivée. Le président,au milieu de ce recueillement profond,s’adresse dans les termes suivans autémoin qui, debout devant lui, recueille,une à une, toutes ses paroles.
— Comment vous nommez-vous ?
— Achille Mathias…
Ce prénom d’Achille produit encore dansl’auditoire une légère émotion à laquelle letémoin seul reste étranger. Le calme se rétablit :les questions continuent :
— Quel est votre âge ?
— Dix-neuf ans et demi, général.
Et, en prononçant ces derniers mots, leregard assuré du marin adolescent s’animed’une noble fierté, et se promène avec lenteuret dignité sur les vieux officiers qui assistentà l’audience.
— Où êtes-vous né ?
— A St-Brieuc, département des Côtes-du-Nord.
— Quelle est votre profession ?
— Aspirant de marine de seconde classe.
— Connaissez-vous l’accusé ?
— L’accusé ?… Oui, c’est… c’était moncommandant.
— Vous jurez de dire la vérité, toute lavérité, rien que la vérité ?
Après un moment de réflexion, qui donneà sa physionomie un air distrait et embarrassé,Mathias répond en élevant la voix :
— Je le jure !…
— Vous savez les motifs qui vous ontamené aujourd’hui devant nous. Dites lesfaits qui sont parvenus à votre connaissance,et que vous allez révéler sous la foi du sermentque vous venez de prononcer. Le conseilvous écoute.
— Ces faits sont fort simples, quoiquetrès-importans ; et, si ma mémoire aujourd’huine me rappelle pas exactement tousles détails que je voudrais pouvoir vousdonner, je crois du moins que je réussiraià n’omettre aucune circonstance majeuredans ma déposition…
« Dans la matinée qui suivit la nuit où ladivision de l’île d’Aix eut à résister à l’attaquedes brûlots anglais, vers dix heures, je crois,le commandant fit demander l’aspirant decorvée… Je me présentai à lui… Il m’ordonnade me rendre à bord de l’amiral qui venait,au moyen des signaux qu’on avait aperçusde notre bord, d’appeler tous les navires dela rade à l’ordre ! Le feu de l’escadre ennemieétait très-vif en ce moment. Le grand canotfut armé de dix-neuf hommes et de son patron.Je pris le commandement de cette embarcation ;et, malgré la mitraille et lesboulets qui des deux bords se croisaient surnous, j’eus le bonheur d’arriver sans accidentà bord du vaisseau amiral, non pas enfaisant le tour pour plus de prudence,comme on me l’avait bien recommandé enpartant, mais en faisant tout bonnementnager droit sur le vaisseau commandant…Je voulais couper court pour ne perdre nitemps ni chemin… C’était ma manière àmoi, et… »
— Permettez-moi, dit le président en interrompantMathias, de vous faire remarquerqu’en agissant ainsi c’était déjà enfreindretémérairement les ordres que vous aviezreçus, exposer les hommes et l’embarcationqui vous avaient été confiés, en risquantmême de compromettre l’accomplissementde votre importante mission ?
— C’est possible, M. le président, je nedis pas non. Mais, comme j’ai déjà eu l’honneurde vous le faire remarquer, c’est mamanière. D’ailleurs, quand on se trouve aufeu, on a peut-être le droit d’exposer lesautres lorsqu’on s’expose soi-même à leurtête, pour leur donner un bon exemple àsuivre. Si l’empereur, qui s’y connaît, avaitété là, et qu’il m’eût vu en ce moment, jesuis convaincu qu’il aurait mieux aimé unimprudent comme moi, que… Mais je reviensaux faits qu’il me tarde de vous avoirrapportés…
Les dernières paroles de Mathias venaientde faire trembler tout l’auditoire, qui nereprit une attitude plus calme que pour entendrela suite de la déposition du redoutabletémoin.
« L’amiral, en me voyant arriver àbord de son vaisseau, bien avant les autresembarcations, qui, elles,avaient cru devoirfaire le grand tour, me demanda brusquementmon nom et celui du vaisseau auquelj’appartenais. Je le lui dis ; et le chefd’état-major, me tendant la main avec affection,me conduisit dans la chambre oùl’on écrivait les ordres du jour sous le feudes canons, et au bruit des boulets qui ronflaientà nos oreilles. Cette situation, mafoi, me plut, et j’attendis une heure environle paquet que l’on destinait à notre commandant.L’amiral, malgré mes instances,ne voulait pas me laisser partir, disait-il,au moment le plus chaud du combat, de cecombat qui devait finir trop tôt… et tropmal… Enfin j’obtins cependant, après beaucoupde façons, la permission d’essayer deretourner à bord del’Indomptable, par lechemin que je savais déjà… Une fuméenoire, lourde, épaisse, obscurcissait le jouret pesait sur les flots contre lesquels il nousfallait nager en double pour arriver à notredestination. Je passai, avec mon grand canot,à poupe ou sur l’avant de plusieursnavires de la division mouillés entre l’amiraletl’Indomptable ; et, quoique je fusse exposéà essuyer le feu de ces bâtimens qui ne mevoyaient pas, je trouvai qu’il était toujoursbon de prendre connaissance de chacund’eux ; ils me servaient de points de remarque,au milieu des débris entre lesquels jem’avançais… C’était encore à ma manière.
» A la fin, à force de chercher, j’aperçois,à travers le brouillard de fumée, la mâturedel’Indomptable. C’est cela ! criai-je alors àmes grands canotiers. Il y a double ration àbord de celui-ci. Avant un coup, garçons,et ne baissons pas la tête, car j’ai encore unsabre à la main pour relever la figure du premierqui se baisserait pour amarrer le cordonde ses souliers !
» Une chose me surprenait toutefois enapprochant du vaisseau : c’est que les Anglaiscontinuaient à taper sur lui, et que luine faisait plus feu !…
» Mon premier mouvement fut de regarderà la corne d’artimon… Le pavillon nationaly flottait encore… et je me dis avecjoie :l’Indomptable tient bon encore ; macorvée est finie. »
— Vous abordâtes, dites-vous, le vaisseaupar tribord ?…
— Oui, général, par tribord, le long dugrand escalier.
— Et quelqu’un vint-il vous recevoir, yeut-il quelques hommes disposés pour vousélonger une amarre, comme cela se pratiquetoujours en pareil cas ? Je crois devoirvous faire observer ici qu’il est d’autant plusnécessaire de préciser tous ces faits, qu’ilssont de la plus grande importance pour lacause.
— Personne ne se présenta pour nous recevoirà bord du vaisseau.
— Personne, dites-vous ?
— Non, personne, général !…
— Et dans quel état trouvâtes-vous lebâtiment ?…
— Abandonné ! ! !…
Il me serait impossible d’exprimer ici l’effetque ce dernier, que ce seul mot produisitsur l’assemblée. L’accusé, en l’entendantprononcer, porta convulsivement ses deuxmains tremblantes sur son visage décomposé…Les sanglots de l’infortuné interrompirentun instant l’audience…
Mathias, seul, calme et impassible dansce moment d’anxiété et de terreur, attenditque sa voix pût se faire entendre de nouveau,pour répéter :
« Oui,abandonné !… Je le croyais dumoins, et je m’indignai en voyantl’Indomptable,mouillé sur ses deux ancres,pouvant encore combattre et ne combattantplus… Dans le coin du gaillard d’arrière, ilme sembla cependant entendre, au bout dequelques instans, le bruit confus de quelquesvoix qui interrompaient le silence dontj’avais été d’abord si effrayé… J’accours ; c’étaitun officier blessé que plusieurs hommescherchaient à soulever…
» Je reconnus, dans cet officier, le commandantque voilà, entouré des canotiers desa yole qui voulaient le déterminer à s’embarquerpour fuir avec eux. Que vous dirais-jede plus, ma foi ! La présence de cetofficier blessé pouvant contrarier la résolutionque j’avais prise, de défendre jusqu’à ladernière extrémitél’Indomptable contre despéniches anglaises qui s’avançaient pour l’amariner,je me déterminai à forcer le commandantà se laisser entraîner à terre, et às’éloigner porté par ses canotiers.
» Il partit, contraint par moi et à moitiéévanoui, je crois. Je repoussai sans lui lespéniches anglaises, qui nageaient sur nousà grands coups d’aviron ; et vaillammentsecondé par mon patron et mes dix-neufgrands canotiers, je fis ensuite sans perdrede temps couper les câbles du vaisseau ; hisserle grand foc à bloc et un petit hunier àdemi-mât ; et ma foi le vent ou la Providencenous conduisant, nous réussîmes à échoueren grand sur la vase ce vaisseau que d’icivous pouvez voir flottant dans les eaux d’unport français !
» Voilà, messieurs, ce que je sais et tout ceque j’ai fait… Vous connaissez sans doute lereste tout aussi bien et peut-être mieux quemoi… Par conséquent j’ai tout dit, et c’estencore une fois une autre corvée de faite. »
Il était temps pour le jeune témoin que sanarration finît… Sa voix, qui pendant presquetoute la déposition qu’il venait de faire,s’était soutenue avec fermeté, nous avaitsemblé s’être sensiblement affaiblie depuisle moment où il lui avait fallu expliquercomment il avait forcé le commandant àquitter le vaisseau. Cette partie si pénibledu récit de Mathias avait été écoutée avecun sentiment de surprise, dont lui-mêmenous avait paru embarrassé ; et quand ileut cessé de parler, il se trouva dans la positiond’un homme que l’on vient de délivrerdu poids d’un fardeau accablant.
L’impression générale causée par les dernièresparoles du généreux aspirant, étaitindéfinissable. Le président, à qui l’émotionet l’embarras de notre ami n’avaient puéchapper, s’empressa, aussitôt que le rested’agitation de l’assemblée lui eut permis decontinuer ses questions, de présenter lesobjections suivantes au témoin.
— Comment expliqueriez-vous, lui demanda-t-il,la différence qui existe entre lesréponses que vous avez cru devoir faire dansl’instruction du procès, et les faits quevous venez de révéler au conseil ? Les renseignemensantérieurs que vous avez donnésne ressemblent nullement à ceux quenous venons d’entendre.
— Ces renseignemens, mon général, peuventne pas être les mêmes, j’en conviens ;mais ils ne se contredisent pas, que je sache.Dans l’instruction j’ai en quelque sorterefusé de m’étendre sur les faits, que je désiraisne faire connaître qu’en public. Quemes premières explications aient été incomplètes,cela se peut ; mais qu’elles se trouventopposées à celles que je viens de faireentendre, je ne le crois pas.
— Le conseil, monsieur, appréciera cettecirconstance, sur laquelle j’ai insisté à dessein.Mais comment justifierez-vous, sitout ce que vous venez de nous dire est,comme j’ai lieu de le penser, conforme à laplus exacte vérité ; comment justifierez-vous,je le répète, l’espèce de violence que vousavez cru devoir exercer pour forcer votrecommandant blessé à quitter le vaisseauqu’il ne devait abandonner qu’avec la vie ?…
— Je ne cherche pas à me justifier, mongénéral, j’ai voulu rapporter seulement cequi s’est passé, et je l’ai fait.
— Permettez-moi de vous faire observerencore, que s’il en était ainsi que vous le dites,vous auriez employé à l’égard de votrechef un moyen coupable pour l’empêcherde remplir son devoir le plus impérieux.Vous auriez même encouru dans cette circonstance,par un excès de zèle inconsidéré,la rigueur des lois qui doivent punir l’indisciplineet la rébellion.
— En ce cas-là, mon général, faites-moijuger comme coupable, si vous en avez ledroit, et n’exigez pas que je dépose commetémoin dans une affaire où je ne devrais paraîtreque comme accusé. L’exemple seraitédifiant pour ceux de mes collègues les aspirans,qui s’aviseraient de vouloir sauverdes vaisseaux de ligne. Il ne manquerait plusque cela !
— Monsieur, retournez à votre place ;le conseil statuera sur la nature et le caractèrede la déposition qu’il vient d’entendre.
Nous aurions tous voulu sauter au coude notre camarade, sans trop savoir direpourquoi encore. Il nous semblait qu’il venaitde faire une action sublime. Notre vieuxcommandant pleurait, en jetant sur notreami des regards qui exprimaient cent foismieux que ses lèvres frémissantes n’auraientpu le faire, le sentiment qui l’agitait, qui letourmentait, qui semblait l’étouffer… Oh !combien cette scène muette entre le jeunetémoin et l’accusé était attendrissante et noble !…Quelle tranquille sévérité dans lestraits de Mathias, et quelle éloquence expressivede reconnaissance et d’humilité sur laphysionomie du coupable qu’il venait desauver !
On appela, comme pour faire brusquementdiversion à l’opinion générale, les autrestémoins à entendre dans la cause. Ilsconfirmèrent tous, comme ils le purent, ladéposition faite par leur aspirant. La simplicitéque le patron du grand canot mit dansses réponses, fut remarquée, comme la seulechose qui pût peut-être égayer la gravitéd’une affaire aussi sérieuse.
Ce brave homme raconta d’abord, dans lelangage naïf et rude qui lui était ordinaire,son trajet à bord de l’amiral et son retour àbord del’Indomptable. Parvenu, après biendes circonlocutions, au point important del’abandon du vaisseau, le président lui demanda : — Levaisseau était-il abandonné ?
— Abandonné ? répond le patron.
— Oui, le vaisseau était-il abandonné ?reprend le président.
— Ça c’est selon, mon général !
— Comment c’est selon ! un vaisseau estabandonné ou il ne l’est pas !
— Je sais bien ce que vous voulez dire.Ce n’est pas ce qui m’embarrasse, pardieu, etce qui fait unecoque dans le câble que je file.Mais faut-il vous dire tout ici entre nous,et devant tout le monde ?
— Mais certes, il faut dire tout ! vous êtesici pour cela.
— Eh bien ! le vaisseau était abandonnéplus ou moins. Voilà mon opinion du moment.
— Avez-vous ou n’avez-vous pas trouvéenfin quelqu’un à bord ?
— M. Mathias que v’là là, a dû vous contertout cela, cent mille fois mieux que moi ;car il n’a pas la langue dans un sac, allez,lui. Ainsi ma voix serait censément inutile.Mais c’est-il cela un brave, que monsieur Mathias !Dieu de Dieu ! c’est avec ça qu’il yaurait du plaisir à naviguer en course et àse taper au numéro Un… Si vous aviez vucomme il vous a faitmystifier les pénichesanglaises, vous auriez dit tout le premier :c’est là un véritable Français, digne de sagloire !
— Témoin, il ne s’agit pas ici de M. Mathiaset de sa gloire. Répondez à la questionque je vous adresse pour la troisièmefois. Avez-vous trouvé quelqu’un surl’Indomptableà votre arrivée à bord ?
— Oui, et non, comme on le voudra,mon général. Il y avait dans le fond dugaillard d’arrière quelque chose, mais jene sais pas si c’était quelqu’un. Commeil fallait se donner unedoudouille dans lemoment actuel de l’instant, j’ai sautéprimomihi sur les caronades de l’avant quiavaient la jouissance d’être chargées… J’aifait feu, sans vous offenser, et v’là tout…Une embarcation est partie du bord dansl’instant de la fumée et du charivari, àce qu’on m’a appris depuis. M. Mathias,après le coup de temps, a eu même la bontéde me certifier que c’était le commandantblessé qu’il avait emballé dans sa yole pourl’envoyersubordonnément à terre aux non-combattans ;et comme M. Mathias est incapablede fausseté, je jure, s’il le faut, devantDieu et devant les hommes, que c’étaitla chose et le commandant que v’là, et quiest, si je ne me trompe, assez bien malheureuxcomme ça de n’avoir point partagé notrebelle conquête, à bon marché… c’est-à-direavec sept coups de caronade envoyésdu bon numéro, un peu plus vite que parla poste aux lettres, dont j’ai l’honneur d’avoirfait ma déposition à la justice, si toutefoiset quantes j’en ai été capable, sans vousoffenser.
Il fut impossible d’obtenir des renseignemensplus clairs des autres matelots du grandcanot. C’étaient cependant les seuls hommesde notre équipage qui pussent affirmer cequi s’était passé à bord pendant qu’ils avaientoccupé le bâtiment. Les autres marins del’Indomptable, appelés comme nous à déposeraprès les grands canotiers, étaient tropintéressés à ne pas charger le commandant,pour contredire la déposition des premierstémoins entendus dans la cause. Un incidentdont nous n’avons point encore parlé,et qui avait eu lieu au moment de l’abandondu vaisseau, pouvait d’ailleurs laisser planerencore sur cette affaire, des doutes favorablesau prévenu. Le commandant, n’ayanteffectivement quittél’Indomptable que ledernier dans la yole qui l’avait transporté àterre, pouvait à la rigueur passer pour êtreresté à son poste jusqu’à l’heure où Mathiasdisait l’avoir contraint à s’éloigner du bord.
Tout, à l’aide de cette circonstance, devenaitdoute, mystère, incertitude, exceptépour les yoliers du commandant et pourles compagnons d’armes de Mathias. Cesbraves gens sauvèrent le coupable.
La tournure que, grâce à la déposition del’aspirant, venait de prendre l’affaire, rendaitla tâche du rapporteur aussi embarrassante,que celle du défenseur de l’accuséétait devenue facile et simple.
L’accusation, quelque véhémente qu’ellefût, ne produisit aussi que l’effet le plus médiocre,sur un public qui déjà avait devinéque le témoignage de l’aspirant venait d’arracherle vieux commandant au coup quid’abord avait paru le menacer. Le défenseur,prévoyant le triomphe réservé à son client,s’empara, avec cette adresse que donne lacertitude du succès, de tous les faits quipouvaient contribuer à l’acquittement de l’inculpé ;au bout de quelques heures de débats,le conseil se retira dans la salle des délibérations,pour rendre l’arrêt qui nous avaitd’abord inspiré tant de craintes, et que depuisl’allocution de Mathias nous avions commencéà ne plus redouter pour notre malheureuxchef.
Ce fut dans ce moment de suspension dela séance qu’il nous fut enfin permis deparler à notre ami, et de le féliciter sur lagénérosité de sa conduite. La foule des auditeursl’entourait déjà avec admiration, etlui, toujours calme au sein de l’agitationqu’il avait fait naître, nous attendait, nousses plus chers camarades, pour nous tendrela main et recevoir peut-être de nos bouches,les paroles de consolation dont il paraissaitavoir déjà besoin…
Dès qu’il me vit auprès de lui, il penchal’oreille vers moi ; car il lui semblait que jedusse avoir quelque chose à lui dire, et jesentis que c’était à moi de parler le premier…
— Bravo ! lui dis-je à voix basse ; tu viensde sauver le commandant !
— Oui, me répondit-il gravement : jeviens de le sauver et de me perdre… Maisil fallait être parjure à la vérité ou parjureà l’humanité, et j’ai menti plutôt que defrapper.
De grosses gouttes de sueur inondèrentson beau visage, dès qu’il eut exhalé ces motsqui s’étaient échappés de sa poitrine avecun long soupir… Jamais je n’ai vu de figureaussi jeune exprimer un sentiment plusnoble dans une circonstance aussi solennelle.
J’engageai mon ami à sortir avec nouspour prendre un peu l’air, et pour respirerplus à l’aise qu’il ne l’avait fait pendant cespénibles débats… Il me répondit qu’il désiraitrester, et qu’il voulait voir, en promenantses yeux sur les personnes de l’assemblée,s’il parviendrait à découvrir dans lesregards de quelqu’un, le reproche que pourraitlui avoir attiré ce qu’il appelaitsonmensonge. Une telle investigation était bieninutile : il n’y avait que bienveillance et admirationpour lui dans tout l’auditoire, etmême parmi les individus qui attendaientla condamnation de l’accusé comme le châtimentle plus juste et le plus mérité.
La délibération des juges se prolongeait.L’anxiété renaissait autour de nous et redoublaità chaque minute d’attente. Quelquesflambeaux allumés dans la salle immenseoù bouillonnait la multitude, jetaientleur pâle et insuffisante lueur sur leslugubres décorations de l’enceinte délabrée…L’épée de l’accusé, encore déposée sur letribunal, brillait seule encore au reflet vacillantdes deux girandoles entre lesquelleselle était restée passive, immobile. C’était làpour nous le signe le plus frappant auquelnous pussions apprécier toute la gravité ettoute la portée de la cause, en l’absencemomentanée de l’accusé. Aussi nous demandions-nousà chaque instant avec inquiétude : — Cetteépée lui sera-t-elle rendue ou sera-t-ellebrisée aux pieds de son maître ?
La rentrée des juges vint mettre enfin unterme à nos réflexions douloureuses et ànotre vive impatience.
L’accusé est de nouveau introduit pourentendre son arrêt : ce sera pour la dernièrefois… Sa figure est calme ; il semble respireravec plus de liberté qu’il ne l’a encorefait dans tout le cours de cette terribleséance… Les juges ont repris leurs places.Le président se lève ; ses traits n’exprimentni agitation ni joie. Il va parler ; et tous lescœurs, oppressés déjà par un sentiment decrainte et d’espoir, semblent s’être arrêtéset ne plus palpiter. Il parle, et sa voix retentitcomme au sein de la solitude la plusprofonde, tant la foule est recueillie et silencieuse…Les derniers mots de l’arrêtvont se faire entendre : chacun, en ce moment,réunit tout son courage, tout sonsang-froid pour les écouter… L’accusé, lesyeux fixés sur son épée, se dispose à recevoirle coup que la sentence va laisser peut-êtretomber sur sa tête.
— L’accusé est acquitté… acquitté honorablement…
Le pauvre commandant, à ce magiquemot qui vient de l’arracher à sa stupeur, àses souffrances, à lui-même enfin, se lèvesur son siége, se précipite sur son épée,qu’il ressaisit avec violence, qu’il baise, re-baisecent fois, mille, fois, avec délire…Et puis, succombant à sa propre exaltationet à l’ivresse du sentiment qui l’accable, ils’évanouit au milieu des applaudissemensqu’il n’entend plus, et entre les bras de sesamis que ses yeux égarés ne peuvent plusapercevoir.
FIN DU PREMIER VOLUME.
La malheureuse jeune fille que je viens defaire connaître à mes lecteurs n’est pas unpersonnage fictif, elle a existé ; et ceux de mesamis qu’ont épargnés les chances fatales de lacarrière que nous parcourions ensemble, serappelleront sans doute encore la pauvre créaturedont il m’a plu de faire une héroïne deroman. Peut-être, après m’avoir taxé d’égoïsmeen lisant ce que je dis de Juliette et de moi,m’accusera-t-on d’un peu de cruauté pour avoirlivré au vent de la publicité la mémoire d’uneinfortunée, qu’il aurait sans doute mieux valulaisser dormir dans la tombe où elle était descendueen expiant les torts de toute sa vie. Maisest-on toujours libre, quand on écrit, de nedire que ce que l’on veut, et l’indiscrétion deceux qui une fois ont laissé courir leur plume,n’a-t-elle pas aussi sa fatalité ? Cette Julietted’ailleurs, dont j’ai retracé les souffrances et lesfautes, m’a toujours paru avoir si complétementeffacé ses torts par ses malheurs, que j’ai crupouvoir parler d’elle, comme j’aurais fait de lafemme la plus chaste et la plus vertueuse. Ausurplus, en me mettant moi-même en scène,comme j’aurais mérité d’y être mis sans ménagementpar un autre, je n’ai pas essayé à mepeindre plus moralement beau que je ne le suisréellement. J’ai dit, autant que j’ai eu la forcede le faire, un peu de vérité de moi et à mesdépens ; et s’il y a du mauvais dans ma nature,on trouvera du moins qu’il ne saurait y avoird’hypocrisie dans mon fait.
Avant de mettre en évidence une fille commeJuliette, entraînée par cette fatalité qui ne peutjamais être acceptée comme une excuse moralesuffisante, à faire le métier de femme galante,j’avais calculé tout ce qu’il était nécessaire detrouver de hardiesse en soi, pour fournir ainsibénévolement à la critique, des armes aussi redoutablescontre soi-même. Mais l’avouerai-je !c’est la difficulté que j’avais entrevue dans monplan, qui m’a engagé le plus fortement à tenterun essai pour lequel je sentais bien qu’il fallaitêtre doué de quelque force et de quelque témérité.J’ai osé enfin, satisfait d’avoir devant moiun obstacle à vaincre, et je laisse à ceux qui meliront le soin d’apprécier jusqu’à quel pointj’aurai réussi dans ce que je regarde encorecomme une tentative assez singulière.
Mais au degré de licence qu’a déjà atteintnotre littérature, est-il bien encore nécessaire dechercher à se faire pardonner les libertés qu’on acru pouvoir se permettre ; et doit-on raisonnablementse féliciter, comme d’une bonne action,d’avoir réussi à cacher, sous la timidité ou lasubtilité des formes, le fond peu moral de certaineschoses ? Dans ces deux cas, ce me semble,le scrupule et la vanité seraient également malplacés. On m’a déjà trouvé très-hardi, il estvrai, pour avoir dessiné à grands coups decrayon de bonnes et fortes natures de matelotstout naïfs et tout bruts, comme je les avaisrencontrés dans le monde maritime. On a étémême jusqu’à me reprocher, disons le mot,une espèce dediogénisme littéraire, et c’est làau moins une justice que je me plais à rendre àla pruderie de notre époque. Mais avec quelquehumilité que je me sois soumis à subir la réputationde rudesse qu’il a plu à certains critiquesde me faire dans l’opinion du public, je ne prétendspas passer aussi aisément condamnationsur l’article de la morale dont j’ai toujours cherchéà revendiquer les principes, même dans mesplus grands écarts. Tous mes personnages, ils’en faut, sont bien loin d’être moraux ; j’auraismême été très-fâché quelquefois qu’ils le fussent.Mais dût-on m’appelervieilliste ouclassique, quipis est, j’ai toujours voulu que les vices que j’aimis en action ou en évidence, fussent puniscomme le sont les vices, c’est-à-dire comme descauses de désordres sociaux qui doivent trouverleur châtiment dans la société même qu’ils tendentà troubler, si ce n’est dans la providencequi les condamne.
Juliette, ma pauvre et vulgaire héroïne, ne sesert pas toujours d’un langage très-choisi dansle cours de mon ouvrage. Elle raconte mêmeà l’aspirant Édouard l’histoire de ses premièresannées, en des termes et dans un style qui seraientà peine avoués par le goût littéraire lemoins exigeant. Mais il ne faut pas oublier quec’est une jeune fille de la Basse-Bretagne que jefais parler ainsi, alors qu’elle n’a pas encoreassez fréquenté le monde pour user, dans lafréquentation des hommes un peu comme ilfaut, les habitudes et le ton qu’elle a dû contracterà Ouessant où elle a été élevée au milieu debons et braves habitans de cette petite île. Lespaysans bas-bretons qui commencent à s’exprimerpassablement en français ont un idiomeà eux, et cet idiome n’est ni tout à fait du bretonpour les mots, ni tout à fait du beau françaispour la construction grammaticale. C’est enquelque sorte une langue mixte, qu’il n’est peut-êtrepas inutile d’imiter quand on veut mettreen scène les hommes qui l’emploient, pour fairecomprendre leurs pensées. Cette langue, ou sil’on veut, ce patois, a sa force, sa naïveté, etquelquefois même sa grâce, et souvent déjàj’ai essayé, avec un peu de succès je crois, àen donner une idée, en introduisant dans mesdialogues de marins et de femmes de la côte finistérienne,plusieurs expressions et plusieurslocutions, qui ne pouvaient appartenir biensûrement qu’au pays où je les avais puisées.
Le langage de Juliette change, au reste, et semodifie avec les circonstances qui changent saposition. Elle devient presque une grande damepour sa manière de parler, quand elle sait assezlire pour lire des romans, et quand, après avoirvécu quelque temps avec des aspirans de marine,elle se trouve être la maîtresse d’un général.C’est alors, mais alors seulement, qu’elle parlecomme une personne du monde ; et cette transformationmorale est la chose la plus facile àconcevoir, car il n’y a rien de plus aisé pourune femme un peu intelligente qui lit des livresnouveaux et qui a une loge au spectacle, qued’apprendre le jargon de toutes les autres femmesen chapeau à plumes et en châle de cachemire.
Le pilote dont il est ici question fut exécutéà Brest, en 1805 ou 1806, pour avoir servi,en temps de guerre, sur les bâtimens anglais quibloquaient la côte de Bretagne. La frégatelaBlanche, à bord de laquelle on parvint à s’emparerde ce transfuge, se perdit près de Portsallet non sur les rochers d’Ouessant où j’ai jugé àpropos de placer le lieu de l’événement que jeretrace dans ce chapitre. Poursuivi long-tempspar les agens de la force armée, appelés à surveillerle sauvetage du bâtiment naufragé, lepilote français fut retrouvé dans la maison qu’habitaientsa femme et ses enfans, sur les bordsmêmes du rivage où ce malheureux avait long-tempsfait la pêche. Vingt-quatre heures aprèsavoir été conduit à Brest pour y être jugé parune cour martiale, il avait cessé de vivre.
L’histoire de la mystérieuse fécondité de lafemme du pilote de mon roman est vraie. Onla retrouve encore dans la tradition du pays.Mais la crainte de contribuer à perpétuer l’injusteflétrissure qui s’attacha dans le temps à la famillede ce misérable marin, m’a engagé à dénaturerle nom qu’il portait, et qu’il légua,comme un funeste héritage, à des enfans bieninnocens du crime que venait d’expier si terriblementleur père.
A peine âgé de neuf à dix ans lorsque le naufragede la Blanche eut lieu sur les côtes du Finistère,je me trouvais embarqué comme petitmousse, à bord d’un des bâtimens convoyeursqui furent expédiés de Brest pour recueillir lesdébris de cette frégate anglaise. La moitié del’équipage avait péri, et en arrivant sur le lieudu sinistre, nous n’eûmes d’abord à retirer del’eau que des cadavres.
C’est dans cette circonstance funeste que lesagens de la marine, appelés les premiers sur lethéâtre de l’événement, eurent à déplorer lesexcès auxquels le défaut de civilisation pouvaitencore porter les habitans de ces côtes abandonnées.L’épouse ou la fille du commandantanglais fut ramenée sur le rivage, mais presquemorte. Une jeune paysanne, qui avait contribué,autant que les pêcheurs eux-mêmes, à retirerdes flots, non pas les naufragés, mais lescorps des noyés pour les dépouiller de leursvêtemens, aperçoit la dame anglaise encoreévanouie… Un diamant, qui paraissait de quelquevaleur, brillait à l’un de ses doigts gonfléspar la macération de l’eau. La jeune paysannes’efforce d’arracher l’anneau, qu’elle veut s’approprier,du doigt sur lequel il est trop étroitementserré. Irritée de ses inutiles efforts, quefait la misérable ! Elle coupe, de ses dents debête fauve, le doigt de la victime, et disparaît,toute fière de sa conquête, avec la bague qu’elletient encore entre ses lèvres ensanglantées.
Nous trouvâmes, en arrivant à Portsall, lestémoins de cette scène de cannibale, encore toutindignés de la férocité de la jeune sauvage. Maisle châtiment que méritait tant de cruauté ne sefit pas attendre. Je ne puis pas dire ici avoir vude mes yeux le fait que je viens de rapporter ;mais je puis du moins affirmer qu’on le racontaitcomme une chose qui vient de se passer auvu et su de tout le monde, quand notre petitnavire mouilla sur cette partie de la côte du Finistèrepour diriger le sauvetage de la frégatela Blanche.
Ce major-général de la marine, qu’il m’a convenude placer au port de Brest, est un personnagede pure invention, tant sous le rapport dela bienveillance que je lui suppose pour les aspirans,que sous celui de la partialité et des petitespassions que je lui attribue envers ses jeunes subordonnés.La plupart des généraux appelés àce poste n’avaient pour nous ni autant de libéraliténi autant d’injuste animosité que le major-généralde mon roman.
Les officiers supérieurs chargés, dans les portsde mer, de ces fonctions sédentaires, avaientdans leurs attributions la surveillance spécialedes aspirans de marine ; et la sévérité qu’ils apportaientà l’égard de ceux-ci, dans l’exercice deleur ministère, était au moins égale à l’irrégularitéde la conduite de leurs petits mauvais sujets dejusticiables. Les officiers-majors, placés sous lesordres du major-général, avaient mission depourchasser les aspirans partout où ces derniersse glissaient pour se livrer aux petites fredainesqui ne les rendaient que trop souvent passiblesdes rigueurs de la discipline maritime.
On trouvera peut-être que je retrace ici avecun peu trop de complaisance, les détails qui serattachent à la vie que menaient à terre les aspiransde marine. Mais en me laissant aller auplaisir de raviver quelques-uns des souvenirs dema jeunesse, j’ai cru qu’il pourrait deveniragréable à la plupart de mes lecteurs, d’apprendrequelle était l’existence de ces jeunes marins,abandonnés, loin de leur famille, aux mœurs qu’ilscontractaient dans les habitudes du service demer. Le motif qui m’a guidé expliquera et suffirapour justifier probablement la longueur despremiers chapitres de mon nouveau roman. Dansles œuvres maritimes que j’ai publiées jusqu’ici,on a pu voir, au surplus, que, pour me faire pardonnerla forme frivole de ces sortes d’ouvrages,j’avais toujours cherché à mêler quelque chosede philosophique aux peintures en apparence lesplus futiles ; car, à mon avis, dire ce que sont leshommes dontl’habitation de la mer a modifiéle caractère et les passions, c’est faire dela philosophie, non pas comme il est convenud’en bâcler aujourd’hui, mais comme il était encorepermis d’en faire il y a quelques années.
Les aspirans d’autrefois sont, au surplus, cequ’on pourrait appeler pour nous une espèceperdue, aujourd’hui que les élèves de la marine,disciplinés par l’esprit du siècle, ont prisdans toutes leurs habitudes une autre directionmorale que leurs prédécesseurs, dominés, commeils l’étaient au temps de l’empire, par les idéesde cette époque célèbre. Ainsi donc, retracermaintenant la physionomie dont tout un corpsd’officiers porta naguère l’empreinte, c’estécrire, selon moi, un peu d’histoire, et un peud’histoire est toujours quelque chose de bon àtrouver, même dans un roman maritime.
Cette circonstance de deux navires ennemisqui se rencontrent en mer, qui se combattent etqui se séparent sans avoir pu quelquefois se direleur nom, m’a toujours paru un des faits les plussinguliers que pût présenter l’étrange carrièredes marins. Un grand nombre de bâtimens denotre nation ont eu, avec des navires anglais,de ces sortes d’engagemens, pour ainsi dire anonymes ;et ce n’était que long-temps après avoirgagné un port de relâche, que les capitaines etles équipages des vaisseaux qui avaient ainsi combattu,apprenaient par les journaux, ou d’aprèsles conjectures qu’ils pouvaient former sur lesévénemens publiés par les feuilles anglaises, lenom et l’espèce des bâtimens ennemis auxquelsils avaient eu affaire.
Un grand brick-corsaire de Nantes chasse,près des Açores, un trois-mâts anglais, qu’ilsuppose appartenir à la Compagnie des Indes.Les deux navires se canonnent d’abord. Lecorsaire, profitant de l’avantage que lui offre levent, et que lui assure la supériorité de samarche, se décide à livrer l’abordage au trois-mâts,qu’il est fatigué de combattre de loin. Ill’approche ; mais au moment où il se dispose àélonger son adversaire par l’arrière, le malheureuxtrois-mâts prend feu, et bientôt il sauteen l’air comme une bombe, en ne laissant, surles flots au milieu desquels il vient de disparaître,que quelques débris de mâture et quelques bordageshachés par la mitraille ou déchirés parl’explosion. Le corsaire lui-même, avarié parl’effet de l’ébranlement terrible qu’il a éprouvé,s’éloigne, en arrivant à plat, du point fatal où ilcraint de rencontrer, entre deux eaux, la carcassedu bâtiment détruit. Mais l’espoir de recueillirencore sur les vagues soulevées, les infortunésqui ont pu survivre à une aussi funestecatastrophe, engage le capitaine français à fairemettre une embarcation à la mer. L’embarcationnage dans le nuage de fumée dont l’airest encore infecté : elles heurte des débris ; elleramasse des tronçons de cadavres, des membresépars et des lambeaux de vêtemens ensanglantés…Mais pas un seul indice sur le nomdu trois-mâts anéanti !… Pendant plus d’uneheure elle rôde, elle cherche cet indice précieuxà l’endroit même où, si peu de tempsauparavant, le navire disparu flottait, combattait,tonnait encore… Rien sur les flots, que descadavres déchirés et des épaves muettes !… Lanuit vint : le vent s’éleva plus impétueux, et lebruit sinistre des vagues répondait seul aux questionslamentables des matelots du corsaire.L’embarcation regagna le bord sans avoirréussi à trouver le nom, à apprendre le lieu d’armementdu bâtiment qui n’était plus.
Pendant les deux mois que dura encore lacroisière du corsaire français, ce nom énigmatique,m’a rapporté le capitaine, occupa la têtede tout son équipage ! « Dire, répétaient sanscesse les matelots, qu’on réussisse à faire sauteren l’air un Anglais comme un bouchon deChampagne, et ne pas pouvoir ce qui s’appellesavoir seulement son nom ! n’est-ce pas fichant !Coquin de métier, va ! il n’y a pas de plaisir àfaire la course comme ça ! »
Ce ne fut que lorsque le capitaine du corsairenantais apprit, par les journaux, qu’un trois-mâtsde la Compagnie des Indes manquait depuissix ou huit mois en Angleterre, qu’il supposaque ce bâtiment, si long-temps et si vainementattendu, pouvait bien être le trois-mâtsqu’il avait fait sauter auprès des Açores ! Le naviremanquant à l’appel, comme disent les marins,se nommait, je crois,le Richmond ; et cene fut pas une petite satisfaction pour le capitaineet pour les œdipes de son équipage, qued’avoir pu enfin trouver le mot de l’énigme,qu’ils avaient cherché si long-temps sur les flots.
Un événement de cette nature m’a paru frappant,et cette incertitude, dramatique ; et c’està cet incident de mer que je dois l’idée qui m’aconduit à terminer par une explosion semblableà celle du trois-mâts de la Compagnie, le combatde mes deux vaisseaux de ligne.
L’engagement brillant qu’eut la frégate françaisela Canonnière, dans les mers de l’Afrique,le 21 avril 1806, contre un vaisseauanglais de 74, qu’elle réussit à désemparer et àmettre en fuite, offre encore un exemple célèbrede ces rencontres maritimes qui laissentignorer aux combattans le nom de l’adversaireà qui ils ont eu affaire. Le commandant Bourayne,capitaine dela Canonnière, quelques joursaprès la lutte glorieuse qu’il venait de livrer,écrivait au ministre de la marine :
« Monseigneur,
» La frégatela Canonnière, que j’ai l’honneurde commander, a désemparé, en vue dela Côte Natale, un vaisseau anglais de 74, dontje n’ai pu encore savoir le nom. Le combat aduré deux heures et demie, et c’est aprèsavoir été mis hors d’état de continuer l’action,que le vaisseau ennemi a laissé arriver, en nousabandonnant le champ de bataille. »
Mon vaisseau anglais de 80 canons, faisantjouer des airs nationaux à ses musiciens au plusfort de l’action que je retrace, n’est pas au surplusun fait de mon invention, destiné à mêlerun incident bizarre à l’horreur déjà assez grandeque doit inspirer le tableau d’un engagement surmer. A bord de la plupart des vaisseaux amiraux,et surtout des vaisseaux montés par desgénéraux anglais, il existe une musique commedans les régimens de ligne ; et pendant le combat,cette musique fait entendre, autant qu’ellele peut, des airs guerriers propres à enflammerou à soutenir l’ardeur des équipages.
On ne sera peut être pas fâché de retrouverdans ces notes, un article que j’ai récemmentpublié pour donner, aux personnes étrangèresà la marine, une idée un peu complète de cequ’on appelle desbrûlots, dans le langage deshommes de mer.
Tous les navires, quelles que soient leur espèceet leurs dimensions, peuvent être transformésenbrûlots. On a vu les Anglais consacrerjusqu’à de vieilles frégates à cet emploi toutspécial. C’est ainsi, par exemple, que dans latrop fameuse expédition incendiaire qu’ils dirigèrentcontre la division française mouillée enrade de l’île d’Aix, près de Rochefort, ils parvinrentà faire sauter en l’air plusieurs de nosvaisseaux de ligne, au moyen des formidablesbrûlots qu’ils avaient lancés contre les bâtimensde cette division, et qui ne les quittèrent qu’aprèsavoir couvert les flots de leurs propres débriset des débris, encore plus précieux, denotre malheureuse escadre. On choisit ordinairement,pour les convertir enbrûlots, les vieuxnavires, que leur peu de valeur engage à sacrifierà cet usage ; et l’on retire même, du peude solidité qu’offrent ces bâtimens détériorés,un avantage que ne présenteraient pas des constructionsplus nouvelles ou plus fortes. Lesvieux bâtimens, en n’opposant pas aux effetsde l’explosion, l’obstacle qu’elle rencontreraitpour rompre subitement une membrure et desbordages neufs, favorisent, en éclatant tout d’uncoup, le résultat qu’on veut obtenir par la dispersionsoudaine des projectiles et des matièresenflammées. Ainsi donc, en employant de préférenced’anciens navires comme machinesincendiaires ou comme réceptacles de moyensd’explosion, on fait un sacrifice de moins et onobtient un avantage de plus. L’armement ou sil’on veut la préparation desbrûlots, ne reposeencore sur aucune donnée fixe, ou sur aucunsystème invariable. La disposition des lieux, lesressources qu’ils offrent, la nature des moyensque l’on a sous la main, et l’espèce de navires quel’on peut consacrer à ces sortes d’expéditions,modifient à l’infini l’installation générale des bâtimensde cette espèce. Dans les dernières annéesde la petite guerre maritime que se livrèrentles nations de l’Orient, les marins grecs réussirentà perfectionner, avec une supérioritéjusque-là inconnue, la science qui présidait anciennementà ces funestes moyens de destruction.Mais on peut dire que si quelquefois l’habiletédes artificiers du Péloponnèse et de l’Archipel,se signala avec avantage contre lesflottes turques, le courage des corsaires de laMorée et de l’Attique eut encore plus de partque la science elle-même, aux succès que Canariset ses émules obtinrent contre les naviresottomans. Avec une chemise soufrée, et troishommes déterminés, cachés dans une mauvaiseembarcation, il n’est pas de marin qui ne puisseréussir quelquefois à incendier, pendant la nuit,un vaisseau à trois ponts.
Le but qu’on se propose en envoyant unbrûlotà l’ennemi, est de faire sauter avec cebrûlotle bâtiment sur lequel on a dirigé celui-ci, etd’incendier ainsi l’un par l’autre les navires del’escadre, en jetant au milieu d’eux la confusionqui doit résulter d’une attaque aussi terrible etquelquefois si peu prévue. C’est surtout la nuitque l’on choisit pour ce genre d’expéditions,comme le moment le plus propre à cacher àl’ennemi que l’on veut assaillir, la marche etl’approche de ces mobiles gouffres de feu, qu’uneétincelle suffit pour entr’ouvrir au sein des flots.Pour parvenir à obtenir l’effet qu’on attend del’explosion de ces machines infernales, on placela plus grande quantité possible de barils depoudre dans la cale dubrûlot, et on les arrimede manière à ce qu’ils puissent se communiquer,dans le moindre temps donné, le feudestiné à les embraser et à les faire sauter presquetous à la fois. On remplit l’entrepont et l’oncouvre le pont de toutes les pièces d’artificeque l’on peut réunir dans ces parties du navire.On garnit le gréement de cravates et de panachesinflammables. On a soin de suspendreau bout de chaque vergue des grappins garnisde chaînes de fer, qui puissent s’accrocher sansavoir à craindre les effets de la combustion, auxmanœuvres de chanvre et aux plats-bords enbois du bâtiment qu’il s’agit d’aborder.
Lorsque lebrûlot qu’on arme se trouve avoirune batterie percée de sabords, on a la précautionde ménager, à l’incendie que l’on prépare,toutes les issues qu’il est utile d’offrir à la flammepour qu’elle puisse se répandre à l’extérieur etembraser tous les objets qu’elle peut rencontreret qu’on veut lui faire dévorer. Après avoir ainsidispersé les matières qui doivent prendre feuinstantanément, on verse sur la mâture, legréement, le pont, les bordages intérieurs etextérieurs dubrûlot, des flots d’huile et d’espritde térébenthine. Cette substance si inflammableest destinée à donner au feu une nouvelle activitéet à servir de conducteur à l’incendie dansles parties où il pourrait rencontrer des obstacleset des saillies propres à arrêter son impétuosité.Entre les barils de poudre arrimés dansla cale, entre les saucissons et les pots à feuplacés dans l’entrepont, les batteries ou sur lepont, on fourre des bombes farcies, des grenadespanachées, qui doivent éclater dans letemps calculé par les artificiers. La précision aquelquefois été poussée si loin dans ce genre depréparatifs destructeurs, que l’on a trouvé, parmides débris debrûlot, des horloges grossièrementfaites au moyen desquelles on était parvenuà régler mécaniquement l’heure à laquellel’aiguille de ces horloges devait mettre le feuaux artifices moteurs de l’incendie.
Dans les diverses compositions les plus généralementadoptées pour le munitionnement desbrûlots, on remarque les objets que l’on désignesous les noms defagots,saucissons,panaches,rubans à feu,cravates etbarils ardens.
On nommefagots, dans le langage des artificiersdebrûlot, des sarmens de vigne que l’ontrempe dans une mixtion de résine de brai sec,d’huile de térébenthine, de poudre et de salpêtrepulvérisés.
On donne le nom desaucissons à de longssacs de toile goudronnée, farcis de soufre, desalpêtre et de poudre réduite en poussière.
Lespanaches sont des mèches de chanvretrempées dans une mixtion de poudre, de soufreet d’esprit de térébenthine.
Lesrubans à feu se font avec des paquetsde copeaux de sapin que l’on plonge dans unedécoction d’huile de lin, d’alcool et de térébenthine,saturée de poudre, de brai sec et desoufre pulvérisé.
Lescravates dont on enveloppe les haubans,les cale-haubans et les autres manœuvres dormantesdubrûlot, sont de longues mèches d’étoupeou de serpillière usée, que l’on plongedans une préparation semblable à celle dontnous venons d’indiquer la composition.
Lesbarils ardens, destinés à être placés dansles plans supérieurs de l’arrimage de la cale,ou dans l’entrepont, renferment de la poudre,du suif et du goudron, quelquefois aussi on lesremplit de grenades farcies et de lances à feuqui doivent éclater à l’instant même où le barilqui le contient fait explosion.
On concevra aisément, après avoir lu cetteénumération des objets principaux qui entrentdans le munitionnement desbrûlots, l’effet qu’onpeut espérer de ces sortes d’appareils destructifs.Mais pour obtenir les résultats qu’on se proposeen envoyant desbrûlots à l’ennemi, il fautautant que possible que ces terribles expéditionsn’aient lieu que la nuit. Pendant le jour il seraittrop facile aux bâtimens qu’on veut incendierde se prémunir contre ce genre d’attaque, quin’est jamais plus sûr que lorsqu’il prend le caractèred’une surprise, et lorsqu’il acquiert lapromptitude d’un coup de main.
Des hommes dévoués à une mort presquecertaine sont parvenus quelquefois à remplacerl’effet desbrûlots, en se jetant dans une frêleembarcation, munis seulement d’une chemisesoufrée qu’ils allaient clouer à l’improviste, surles bordages des grands navires qu’ils voulaientlivrer aux flammes. Mais le succès de cette audacieusetentative était d’autant plus difficile àobtenir, que bien rarement les équipages desnavires ennemis laissaient aux chefs de ces expéditionsnocturnes le temps d’exécuter leurprojet ; et la mort des intrépides incendiairesdevenait presque toujours le châtiment quel’indignation de ceux qu’ils voulaient faire sauterinfligeait à leur inutile témérité.
Anciennement l’usage desbrûlots était unechose tellement consacrée par les droits de laguerre, et si scrupuleusement prévue pour lesbesoins du service maritime, qu’il existait dansle corps naval, des officiers que l’on désignait,par rapport à la spécialité de leurs fonctions,sous le nom particulier decapitaines de brûlot.Des bâtimens destinés à incendier les flottes del’ennemi faisaient alors partie de nos escadres,comme les navires de transport consacrés à l’approvisionnementdes expéditions lointaines ; etlong-temps après qu’on eut renoncé à l’emploipermanent desbrûlots la dénomination decapitainede brûlot resta dans la marine, pourdésigner le grade que l’on accordait dans ce tempsà l’une des classes subalternes de ceux que l’aristocratiemaritime appelait desofficiers defortune, ou mieux encore desofficiers bleus.
Aujourd’hui que l’emploi desbrûlots n’estdevenu qu’accidentel, ou pour mieux dire exceptionnel,le titre decapitaine de brûlot a disparupour faire place, dans la désignation desgrades de la hiérarchie navale, à des dénominationsplus en rapport avec les besoins du serviceordinaire. La promptitude avec laquelle onpeut d’ailleurs dans un temps donné et avec lesressources usuelles, transformer enbrûlots, lesnavires et les embarcations que l’on a sous lamain, rend en quelque sorte inutiles la longueprévoyance et les préparatifs dispendieux quiauparavant présidaient à l’armement des bâtimensde cette sorte. En perfectionnant lesmoyens de se faire la guerre, il semble que lesnations se soient appliquées, ou du moins aientété conduites, à répudier l’emploi de ces grandsappareils de destruction dont anciennement onavouait l’usage avec un certain orgueil. Les idéesmorales du siècle ont pénétré jusque dans cequ’il y a de plus immoral au monde, l’art devider les querelles politiques les armes à la main.Espérons que l’humanité, qui partout est envoie de progrès et qui doit aujourd’hui réglerentre les peuples civilisés jusqu’aux moyensqu’ils ont de s’entre-détruire, finira par repousser,comme une chose honteuse et déshonorantepour les nations policées, l’emploi funeste desbrûlots. C’est déjà bien assez que la guerrepuisse subsister encore dans un siècle comme lenôtre, sans que le génie de l’homme cherche àajouter aux horreurs qu’elle laisse sur ses traces,les ravages que les plus détestables inventionsont fait pleurer en larmes de sang aux générationspassées. Les arts enfantés par la civilisationne devraient tourner qu’au profit de l’espècehumaine.
Le fond de tous ces événemens est vrai, maisj’ai cherché autant qu’il m’a été possible à dénaturerles noms des vaisseaux et des hommes quiont figuré dans cette cruelle conjoncture. J’aimême tronqué tous les détails, altéré les dates,et j’ai défait enfin de l’histoire, pour ne pas troprappeler au souvenir de quelques marins, lesestimables officiers qui se trouvèrent compromisdans cette malheureuse affaire, plus déplorableencore par la fatalité des circonstances, que parla faute des individus sur lesquels retomba plustard l’accablante responsabilité de nos revers.
Plusieurs commandans s’élevèrent, dans cettedébâcle de notre escadre de Rochefort, à lahauteur des plus terribles circonstances. Leurnom à ceux-là n’a pas besoin d’être rappelé ;mais celui des officiers moins heureux qu’euxdevait être tu. Ce n’est pas encore à nous d’êtreinflexibles comme la loi qui depuis vingt-six ansa frappé les victimes de cette déplorable expédition.
Après l’affaire des brûlots de Rochefort, uncapitaine de vaisseau fut fusillé, et un autre officierdu même rang, dégradé. Sans désapprouvercomplétement la sévérité des arrêts que rendirentles conseils de guerre en cette fatale occasion,le corps de la marine ne put s’empêcherde déplorer le sort de ces deux hommes de mer,dont plusieurs actions d’éclat avaient autrefoisillustré la carrière. L’un d’eux surtout, brave etvieil officier, aussi distingué par la bonté de soncaractère que par l’instruction qu’il possédait,dans un temps où l’instruction était encore unechose assez rare dans les sommités de l’arméenavale, emporta, avec la mort civile dont ilvenait d’être frappé, les regrets, et l’on peutmême ajouter, l’estime de ses camarades et l’affectionrespectueuse de ses subordonnés. Unjeune aspirant de première classe eut le fatalavantage de sauver, à peu près comme je l’airaconté, le vaisseau de ce commandant ; et l’intrépideaspirant, abreuvé de dégoûts et révoltéde l’injustice qu’il rencontra partout après l’actede dévoûment qu’il venait d’accomplir, allaplus tard chercher un asile à bord des corsairesde l’Amérique. Sur un de ces corsaires il trouvaune mort ignorée, une mort trop différente decelle qu’il avait si héroïquement bravée à Rocheforten servant si courageusement son pays.
Cet aspirant, dont le nom commençait aussipar l’initiale que j’ai voulu conserver dans lenom que j’ai donné à l’aspirantMathias, disaitsouvent à ses jeunes camarades, avant le jugementqui devait condamner le commandant L…,« J’ai ramené le vaisseau à terre, mais s’il fallaitdire que je n’ai rien fait, pour sauver ce bravehomme, j’irais dire partout et à qui voudra l’entendre,qu’il ne m’est rien arrivé de nouveau enfaisant ma corvée ! »
L’aspirant M… sauva la tête de son vénérablecommandant, mais moins heureux que lehéros de mon roman, il ne put lui sauver legrade auquel cet officier tenait autant qu’à la vie.
Je le répète, au surplus, en terminant cettenote : dans l’affaire de Rochefort, la fatalitéqui poursuivait depuis long-temps notre marine,fut encore la plus forte. Quand le destin ouvre,pour un peuple, une carrière de désastres, iln’est pas d’efforts humains qui puissent arrêterla marche des événemens funestes ; et c’est alorsque tous les actes prennent l’apparence de lafaiblesse ou le caractère de l’incapacité.
L’ignorance que je prête au commandant etau capitaine de frégate del’Indomptable, seretrouvait encore de mon temps chez quelquesuns des officiers supérieurs de la marine. Maisen peignant mes personnages sur les traits générauxde l’époque que je rappelle, je dois affirmerici que je n’ai voulu faire aucune allusionparticulière, ni retracer aucun caractère individuel.C’est tout un âge maritime que j’ai essayéde peindre, et non pas une mesquine originalitéque j’ai voulu caricaturer. Jamais l’impitoyableidée de livrer à la malignité des lecteurs les ridiculesou les faiblesses des hommes estimablesavec lesquels ou sous lesquels j’ai servi, n’est entréedans mes rêves d’écrivain ; et je proteste icid’avance, de toutes mes forces, contre les interprétationsaffligeantes que l’on voudrait donnerà quelques parties d’un ouvrage que j’ai vouluremplir de choses, et que j’aurais cru au dessousde moi de remplir de personnalités.
Aujourd’hui, que notre éducation politique etnos conquêtes révolutionnaires nous ont acquisle droit d’être exigeans sur les garanties que doitoffrir l’administration de la justice, ceux quiignorent la manière dont les choses juridiques sepassaient sous l’empire, ne manqueront pas detrouver au moins très-étrange le sans-façon aveclequel je mène, dans mon ouvrage, toute la procédurerelative au jugement du commandant del’Indomptable. Mais ce qu’on serait tenté, aupremier abord, de prendre pour un expédientcommode assez propre à me débarrasser, aumoyen d’une fiction permise, des longueurs etdes formes ordinairement employées dans la justicecriminelle, n’est malheureusement que lacopie exacte de ce qui avait lieu dans les affairescapitales du temps dont je veux parler.
Alors, comme aujourd’hui, toute justice émanaitdu chef de l’état, et la justice était renduesous l’empire comme elle l’est sous le régime actuel,c’est-à-dire au nom du chef du gouvernement.Mais l’empereur ne se bornait pas à prêterson nom aux formes de la justice rendue parles tribunaux qu’il avait institués : lui-mêmedictait souvent ses arrêts suprêmes aux jugestemporaires qu’il s’était réservé le droit de choisirpour les affaires dans lesquelles il croyait devoirjeter le poids énorme de son autorité.
C’est en vertu de ce pouvoir despotique, qu’aucuneforce nationale ne pouvait plus lui contester,qu’il rendit un jour, comme j’ai eu le soinde le rappeler, le décret suivant :
« Le capitaine de vaisseau N*** sera jugé parun conseil de guerre, pour avoir préféré sa vie àson honneur. »
Autant aurait-il valu écrire :Le capitaine devaisseau un tel sera condamné à être fusillé,pour avoir préféré, etc. Cette dernière manièrede procéder aurait été encore plus expéditiveet plus franche, et elle aurait épargnéau moins des juges à un arrêt dicté d’avance, etdes frais de procédure à l’état. Il n’y a rien quiprouve mieux le degré de servitude extrême auquelpeut être réduite une nation, que la peineque daignent prendre encore les gouvernemensarbitraires, pour cacher sous les vaines apparencesd’une légalité monstrueuse ce qu’il y a deplus illégal et de plus tyrannique au monde.
Le despotisme impérial fut peut-être une desnécessités de l’époque militaire que rappelle lerègne de Napoléon, je veux bien l’admettre ;mais on conviendra du moins que ce fut une nécessitéun peu dure pour les peuples qui eurentà la subir. Aujourd’hui cependant, il n’y a plusque des regrets en France pour le gouvernementimpérial ; et si la génération nouvelle, qui s’exalteau seul souvenir de cet âge héroïque de notrehistoire, avait à supporter la centième partie del’arbitraire qui gouvernait alors, elle ne trouveraitpas assez de mots peut-être dans notre langue,pour exprimer toute sa colère et son indignation.Mais c’est ainsi qu’est faite la postérité.Appelée à recueillir les bienfaits qu’ont fondésles règnes glorieux et à oublier les maux que lesâges passés ont seuls éprouvés, c’est sur les monumensqui restent qu’elle établit ses jugemens,sans tenir compte des fautes passagères qui furent.Les douleurs d’une époque passent avecles générations qui eurent à les souffrir. Les monumensutiles survivent à ces douleurs, et c’estsur les monumens qui durent que la postérité jugeles époques qui ne sont plus.
Pour en revenir à l’absence des garantiesd’impartialité qui devait, sous l’empire, présiderà la reddition de la justice militaire, je citeraiici une partie des dispositions du décret qui réglaitles formes des conseils de guerre maritimes.Cette simple reproduction suffira pour faire entrevoirl’arbitraire que le chef du gouvernementpouvait se permettre avec de telles lois et avecun tel code disciplinaire.
L’art. 40 du décret du 22 juillet 1806, surl’organisation des conseils de marine et des conseilsde guerre, est ainsi conçu :
« Si c’est un officier ou tout autre ayant rangd’officier qui est traduit au conseil de guerre,les juges seront nommés par nous. »
Nous c’était l’empereur.
« Si le prévenu est tout autre qu’un officier,ils seront nommés, soit par le préfet maritime,soit par le commandant en chef de nos forcesnavales, selon que le conseil aura dû être convoquépar l’un ou par l’autre. »
FIN DES NOTES.
Les notes figurant à la fin de ce volume sont tirées de la fin du secondvolume de l’original.
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