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The Project Gutenberg eBook ofUn Jeune Officier Pauvre

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Title: Un Jeune Officier Pauvre

Author: Pierre Loti

Author of introduction, etc.: Emile Vedel

Editor: Samuel Viaud

Release date: April 3, 2020 [eBook #61747]
Most recently updated: October 17, 2024

Language: French

Credits: Produced by Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images
generously made available by Hathi Trust.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK UN JEUNE OFFICIER PAUVRE ***

PIERRE LOTI

DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

UN

JEUNE OFFICIER

PAUVRE

FRAGMENTS DE JOURNAL INTIME

RASSEMBLÉS PAR SON FILS

SAMUEL VIAUD

PARIS

CALMANN-LÉVY, EDITEURS

3, RUE AUBER, 3
1923

On sait que, définitivement rentré dans sa vieille maison deRochefort, Pierre Loti s'est plu à reprendre par le commencement lejournal intime d'où son œuvre est sortie tout entière. Glanant entreles épisodes précédemment édités, il s'attarde maintenant à ce quis'est passé dans l'intervalle. Déjà le Roman d'un enfantet PrimeJeunessenous ont fait assister à l'éclosion d'une sensibilité aussiprécoce que subtile. Et qui ne se souvient avec délices d'y avoirentrevu les frisques silhouettes d'une jeune bohémienne rencontréedans les bois, ainsi que d'une petite Parisienne, fine fleur du quartierLatin, dont le contraste sentimental laisse tout de suite deviner ce quesera l'existence du futur écrivain, partagée entre les exotismes quelui révélera son métier de marin et la recherche de tous lesraffinements capables de tenter une imagination comme la sienne.

Un jeune Officier pauvrevient continuer cette nouvelle série. MaisLoti s'est désormais adjoint son fils, afin de l'aider dans une besognequi menace d'être longue. Car il en a tellement vu qu'il faudraitpresque une autre vie pour tout raconter. Témoin du pieux souci et duvéritable talent, hérité, semblerait-il, que ce collaborateur—né deson père, et son plus fervent admirateur, apporte à une tâche que nulne pouvait mieux remplir, je ne chercherai toutefois pas à le tirer del'effacement où il entend demeurer.

Le présent volume nous conduit de l'École navale à l'apparitiond'Aziyadéet, dès les premières lignes, écrites à bord duvaisseau-école d'application le Jean-Bartet du Vaudreuil,avisooù il fait son apprentissage d'officier de quart, on pressent le grandartiste qui saura nous tenir indéfiniment sous le charme, en nousnarrant ses aventures aux lointains pays où l'attendaient Rarahu,Aziyadé, Fatou-Gaye, la petite madame Chrysanthème et quelques autres.Le jeune marin passe ensuite sur la frégate la Florepour allerréaliser, à Tahiti, un de ses rêves d'enfance. Il est aspirant et n'aque vingt et un ans quand il en revient avec un premier chef-d'œuvre,mais encore à l'état de notes quotidiennes. Le Mariage de Lotinesera mis en roman que sept ans plus tard, après Aziyadé,qu'il irad'abord vivre à Salonique et à Constantinople. Entre temps, campagned'un an au Sénégal, sur le Pétrelet l'Espadon,où furentrecueillis les matériaux infiniment précieux du Roman d'un spahi.Puis c'est un stage à l'école de gymnastique de Joinville-le-Pont,précédé par une mystérieuse randonnée à la recherche d'une«bien-aimée» rencontrée au Sénégal, une Européenne, avec laquelleil aura une suprême entrevue dont il ne subsiste aucune trace dans lejournal. Et nombreuses seront les pages ainsi détruites après coup,par un très compréhensible scrupule, quand la notoriété du jeunemaître eut fait de ses cahiers un document qu'il convenait de mettre àl'abri de certaines indiscrétions. La lecture n'en est pas moinscaptivante, quand ce ne serait que par les magies d'un style qui rendtout délectable. Mais on a également la rare satisfaction de saisirsur le vif les métamorphoses de l'écrivain qui, s'ignorant encore,distille son pur miel pour lui tout seul, sans se douter que tant s'enrégaleront aussi. Et on poursuit avidement, sans prêter attention àla ténuité du fil qui vous entraîne.

Impressionnabilité suraiguë, besoin presque douloureux d'affectionsuniques, attirance vers les simples qu'explique probablementl'instinctive élection des contrastes, avec un petit air dedésenchantement à la Byron qu'affectait volontiers la jeunesse del'époque, voilà ce qui domine dans ces pages exquises de fraîcheur.Il y a aussi la joie, partout débordante et si naturelle, quegoûtaient les marins d'une génération où l'on naviguait encore à lavoile et dans des régions demeurées presque sauvages, de découvrirpour son propre compte un monde beaucoup moins rebattu que de nos jours.D'où certaines allures, genre un peu forban, qui ont passé de mode. Cen'est pas non plus à présent qu'un enseigne de vaisseau se produiraiten clown, même masqué, comme Loti s'amusa de le faire dans un cirqueambulant. Et l'adorable lettre où sa mère lui écrit à propos de cedébut aussi sensationnel qu'imprévu: «Il m'est impossible, mon pauvrechéri, de me réjouir des succès que tu as obtenus au cirque. Ce nesont pas ceux, je l'avoue, que j'avais rêvés pour toi.»

C'est en juin 1878, dans une lettre d'un camarade auquel ilavait envoyé le manuscrit d'Aziyadé,qu'il s'agit pour lapremière fois de sa publication. Au mois de mars, cette simpleentrée: «Deux journées à Paris, appelé par dépêche chez Michel Lévy,l'éditeur.» Et voilà tout ce que nous saurons de l'événementcapital qui allait se produire dans la vie de Loti et dans l'histoiredes lettres françaises. Il y aurait pourtant pas mal de chosesintéressantes à apprendre sur les raisons qui ont décidé Loti àaffronter le public, sur ses hésitations, sur les conseils et presqueles collaborations demandées à des amis, tant il doutait de lui, surles difficultés que rencontre un écrivain même de sa valeur à sefaire imprimer, enfin sur les circonstances ayant amené la dédicace dulivre à madame Sarah Bernhardt, la grande disparue d'hier. Tout unpetit roman où l'on verrait un quartier-maître, en tenue peut-être unpeu de fantaisie, venir s'asseoir aux premiers rangs de l'orchestre dela Comédie-Française, assister à une représentation d'Hernani,être reçu par une Doña Sol émerveillée que gardait un squelette...Mais il n'a pas agréé au héros de cette soirée de nous la conter.Bornons-nous à le regretter, en souhaitant que d'autres ne s'emparentpas de semblables menus faits, pour les rapporter plus ou moinsdénaturés. Les prodigieux succès de Loti et le rôle primordial qu'iljoue dans tous ses récits ne manqueront pas, en effet, d'exciter lezèle de ces chiffonniers de la gloire qui se complaisent à en étalerles envers. Et peut-être que le meilleur moyen de limiter leurs ravagesserait de satisfaire par avance les inévitables curiosités. Tant ilest difficile à qui jouit d'une pareille notoriété de cacher sa vieainsi que Bias, un des sept sages, le recommande pour être heureux.

Heureux? Loti aura été tout, excepté cela, si l'on entend le mot ausens, non pas de favorisé par le sort, mais de content du sien. Car lacruelle rançon du génie consiste à ne jamais l'être, sans douteparce que ce don splendide et tyrannique provoque une rupture dansl'état d'équilibre nécessaire au bonheur. C'est pourquoi il a étédit: «Bienheureux les simples d'esprit.» Telle est, en dernièreanalyse, la leçon amère que laisse la lecture d'un des plus délicatsfragments qui soient sortis de la plume du maître inégalé dont lacarrière se poursuit et s'achèvera dans le plein épanouissement d'unegloire aussi universelle qu'incontestée.

ÉMILE VEDEL

J'ai la profonde douleur d'ajouter que Pierre Loti est mort depuis quece petit préambule a été écrit sur sa demande expresse... Perteimmense, qu'a ressentie le monde entier! Car nul n'a pu le connaître,personnellement ou et travers son œuvre, sans l'aimer passionnément.J'ai eu du moins la cruelle satisfaction d'assister aux derniers momentsde l'incomparable ami dont le commerce, tant à bord qua terre, auraété le plus grand charme de ma vie. Qu'il me soit permis de luiadresser ici un adieu suprême, avec l'affection, la reconnaissance etl'admiration sans bornes auxquelles je suis certain que ne manquera pasde s'associer quiconque lira ce livre.

E. V.

UN
JEUNE OFFICIER PAUVRE
(FRAGMENTS DE JOURNAL INTIME)

Ceci n'est qu'un journal intime, nullement écrit pour être publié,dans lequel d'ailleurs manquent beaucoup de pages, détruites par monpère ou égarées depuis longtemps.

S. V.

A L'ÉCOLE NAVALE[1]

Dans le cloître flottant où nos jeunesses venaient d'êtresoudainement enfermées, la vie était rude et austère. Par plusieurscôtés, elle rappelait celle des matelots que l'on avait voulu copierlà pour nous; comme eux, nous vivions beaucoup dans le vent, dans lesembruns, dans la mouillure qui laissait aux lèvres un goût de sel;comme eux, nous montions sur les vergues pour serrer les voiles où nosmains se déchiraient; nous manœuvrions les canons à la manièred'autrefois, avec les palans en cordes goudronnées de la vieillemarine, et, par tous les temps, dans des canots, le plus souventtourmentés par les rafales d'Ouest, nous circulions en zigzags sur larade immense.

Aux heures d'étude, à l'intérieur du cloître, assis à nos bureauxdans les vastes batteries, nous nous absorbions longuement chaque jourdans les spéculations glacées des mathématiques, dans ledéveloppement des formules dudx ou de l'astronomie, et celacontribuait également à apporter dans nos existences une sorted'apaisement; pour nos imaginations, pour nos sens, c'était aussicalmant que la saine fatigue des muscles.

Autour de nous, sous le ciel nuageux, les brumes changeantes de Bretagnejouaient leurs continuelles fantasmagories, transfigurant sans cesse ànos yeux le profond décor, les granits des côtes et les lames de lamer au remuement éternel.

Nous avions de dix-sept à dix-huit ans, nous tous qui venions decommencer là, avec l'automne, une vie presque monacale. Trèsdissemblables de goûts, d'éducation et de rêves, nous nous étions,dès les premiers jours, très instinctivement triés par petitsgroupes, qui demeurèrent à peu près indissolubles jusqu'à la fin denos deux années d'épreuve; nous nous disionsvous, même entreintimes, et des traditions de courtoisie nous régissaient à tel pointque je n'ai souvenance d'aucune provocation, ni d'aucune querelle.

Deux ou trois fois par semaine, une canonnière nous déposait pourquelques heures sur la côte, tantôt dans cette grande ville de Brestqui, sous la pluie fine bretonne, retentissait d'un perpétuelpiétinement de sabots, tantôt dans quelque village de pêcheurs d'oùnous nous disséminions en pleine brousse, pour nous amuser comme desimples matelots, dont ce jour-là nous portions le costume.

Deux fois par semaine aussi, le matin, c'était l'exercice d'infanterie,qui avait lieu dans la grande cour triste des Pupilles de la Marine, et,pour nous y rendre, nous quittions notre vaisseau en tenue militaire, lefusil à l'épaule, le sabre-baïonnette au ceinturon. Dès que lacanonnière nous avait déposés à l'entrée de cette profonde fissurede granit où s'entasse l'Arsenal de Brest, sur le quai, où nousalignait comme des soldats et nous partions au pas cadencé, précédésde clairons et de tambours. L'École des Pupilles était au bout devieux quartiers désuets où l'herbe poussait entre les pavés gris.Notre musique, en passant à travers le silence de ces rues, faisaitparaître aux fenêtres des femmes en coiffe blanche et, dans cesmodestes intérieurs qui s'ouvraient, je me rappelle qu'on apercevaittoujours des vases ou des magots de la Chine, donnant bien le sentimentque l'on était ici dans une ville très maritime et que les maîtres deces logis, avant de venir se reposer sous le ciel de la Bretagnebrumeuse, avaient jadis couru les mers lointaines.

Cette cour des Pupilles, immense et morose entre ses vieux murs, nes'égayait qu'un moment, pendant la pause de nos exercices d'infanterie,car la porte alors s'ouvrait pour laisser entrer des groupes de damesbrestoises, admises à venir voir ceux d'entre nous dont elles étaientparentes ou amies. Hélas! Je ne connaissais personne, moi. Personne nevenait me voir, et c'est toujours solitairement que je faisais les centpas.

Mais, parmi les visiteuses, une jeune fille attirait beaucoup monattention et j'emportais ensuite, à bord du grand vaisseau austère,son image chaque fois plus vivante. C'était la professionnelle beautéde Brest, adorablement jolie, élégante, insolente; toujours entouréed'une cour, elle arrivait là, comme une reine.

* * * * * * * * * * * * * * *

[1]Écrit beaucoup plus tard, ce chapitre inachevé devaitse placer en tête d'un volume qui aurait fait suite àPrimeJeunesse.

À BORD DU VAISSEAU LEJEAN-BART

Blidah (Algérie), janvier 1870.

... Le jour baissait déjà quand nous quittâmes l'auberge de M. Paul,au fond des gorges de la Chiffa. L'échappée de ciel que nousapercevions au-dessus de nos têtes était rougie par le soleilcouchant, et la vallée, encore humide de neige fondue, avait pris unemagnifique teinte vert d'émeraude.

M. Paul nous conduisit jusqu'au tournant du chemin, puis il nous remitnos cravaches, nous souhaita bon voyage et nous recommanda de pressernos chevaux pour sortir des gorges avant la nuit.

Nous nous mîmes alors à galoper vertigineusement, côte à côte, surle flanc à pic du précipice... Les larges feuilles des palmiers, lesbranches touffues des chênes verts, déjà confondues dansl'obscurité, passaient comme des ombres au-dessus de nos têtes. Detemps en temps, dans les broussailles, se dressait le profil sinistred'un berger arabe, drapé comme un fantôme dans son burnous blanc...

Et puis, tout à coup, les gorges s'élargirent et la plaine de laMedjerdah s'étendit devant nous dans toute son immensité... Noschevaux, excités par l'espace, accélérèrent encore leur course etprirent ce galop effréné qui ne se pratique que dans les fantasiasindigènes. La nuit était venue; sur l'horizon encore rouge, où desnuages étaient amoncelés, se détachaient les silhouettes aiguës dequelques montagnes lointaines, et, au-dessous de nous, on distinguaitvaguement la Chiffa qui serpentait entre les masses sombres descaroubiers.

Un parfum particulier à l'Algérie emplissait l'air. Égarés dans cechemin à peine indiqué, enivrés de froid, de vent et de vitesse, nousnous laissions guider par nos chevaux...

Après un court arrêt dans une ferme, chez des colons, nous arrivonsl'un après l'autre à Blidah.

À BORD DU VAISSEAU LEJEAN-BART

Syracuse (Sicile), janvier 1870.

Terre classique, oliviers séculaires, et toujours l'Etna étincelant deneige au milieu des nuages... Cela fait penser aux vieux paysages del'École italienne; des ruines antiques dans des campagnes pastorales,des bergers et des chèvres... On sent tout le triste charme de l'hiver;mais c'est un hiver si doux qu'on n'est pas étonné de voir autour desoi des palmiers, des fleurs et des cactus. Syracuse est lugubre etmystérieuse comme le moyen âge...

Ce soir, nous avons eu sur les eaux du golfe un «coucher de soleild'Italie», et, là-haut, l'Etna était rouge comme un brasier. Despifferari chantaient et jouaient de la harpe autour du bord, dans desbalancelles couvertes de peintures de sainteté.

Je revenais de terre; j'étais parti depuis le matin avec une chaloupepour faire des provisions d'eau douce à l'aiguade du Temple de Jupiter.Je rapportais de larges anémones sauvages d'un violet pâle, cueilliesau pied des colonnes du temple.

À BORD DU VAISSEAU LEJEAN-BART

Smyrne, février 1870.

9 heures du soir.—Je suis descendu ce soir à Smyrne pour lapremière fois de ma vie. C'était pour une corvée militaire et je n'ysuis resté qu'une demi-heure. La pluie tombait par torrents et la nuitétait noire. Les chiens errants hurlaient dans ces dédales de ruesétroites et sombres. Des gens, costumés comme des personnages deféerie, se croisaient avec des lanternes, des bâtons et des armes; delongues files de bêtes colossales cheminaient dans l'ombre, en faisanttinter des milliers de clochettes... Je compris que c'étaient leschameaux des grandes caravanes d'Asie... Tout cela m'apparut comme dansun rêve...

4 heures du matin.—Encore effet de nuit noire. Petitesrues dans le genre de celles que l'on voit dans les illustrations desMille et une nuits. Défilé des aspirants duJean-Bart, enclaque et aiguillettes, avec chacun une lanterne à la main.

Le chœur des aspirants chante:Les filles honnêtes qui ont del'instruction, etc. Les chiens hurlent d'une manière lamentable, etles Turcs, éveillés en sursaut, paraissent à leurs fenêtres,coiffés de leur bonnet de nuit.

À BORD DU VAISSEAU LEJEAN-BART

En mer, 17 juin 1870.

A l'heure où le soleil se couchait par 85° de longitude Ouest et 2°de latitude Sud, j'étais assis en face de mon sabord, occupé àcontempler les splendeurs étourdissantes de ce ciel équatorial. Matortue Suleïma se promenait devant moi en pleine lumière dorée et monsinge Zoïo, perché sur un ananas pendu au plafond, faisait desgrimaces à un vieux ouistiti, lequel était monté sur une gargoulette.

Un de mes camarades fit cette remarque que cette pauvre Suleïma, sichoyée autrefois, était oubliée, que son éducation même senégligeait beaucoup depuis l'intrusion de Zoïo, ce plus importantpersonnage. «Cependant, ajouta-t-il d'un air prophétique, le tour deSuleïma reviendra, ce pauvre Zoïo s'en iraad patres aux premiersfroids, tandis que la tortue, acclimatée dans votre jardin de France, ysera encore dans cent ou cent vingt ans pleine de vie et de santé!Alors vos petits-neveux raconteront à leurs enfants comme quoi un deleurs grands-oncles, qui était marin, rapporta cette bêted'Algérie...»

Ici, mon camarade fut interrompu par les cris de sa perruche qui venaitde subir une agression violente de la part du vieux ouistiti descendu desa gargoulette. Mais, moi, je repris le fil de mes idées et me mis àles continuer en moi-même.

Ces petits êtres inconnus, évoqués tout à l'heure, qui sont encoreincréés et qui vivront dans je ne sais quel coin de France, sereprésenteront avec des teintes fantastiques ce marin, leurgrand-oncle. Ils se le représenteront absolument comme, dans monenfance, je me représentais l'oncle Pit ou l'oncle Bon... Ils meverront, vêtu ainsi qu'aux temps passés, attrapant Suleïma dans unpays étrange, éclairé par l'indécise lumière des rêves...

Ceci m'amena à penser tristement de l'avenir et me donna l'idéed'écrire, pour ces arrière-petits-neveux, l'histoire détaillée descirconstances qui entraînèrent la capture de la tortue[2].

[2]Cette histoire, écrite par Pierre Loti longtemps pluslard, a été publiée dansFleurs d'ennui.

À BORD DU VAISSEAU LEJEAN-BART

Danemark, septembre 1870.

8 heures du soir.—Au mouillage devant une île danoise dont je nesais pas le nom. Le temps est calme. Des nuages d'un violet foncévoilent en partie un ciel jaune pâle.

L'île paraît entièrement couverte de hautes et épaisses forêts,semblables à celles de la Suède: des chênes du Nord, des sapins etdes bouleaux séculaires. Les personnages de la vieille mythologieScandinave se présentent vivement à mon esprit...

Nous étions hier soir à Copenhague, on y fêtait le succès de Bazaineà Toul. Les jardins de Tivoli, illuminés au milieu des fleurs,ressemblaient à nos Champs-Elysées, les nuits de fête...

Il y avait là concert au profit des blessés de l'armée française;nous y étions, et nos uniformes attiraient tous les regards.

Nous avons demandéla Marseillaise; alors nous est apparue, ledrapeau français à la main, une femme vraiment belle et imposante,vêtue comme les «libertés» de 93; elle s'est tournée vers nous et achanté cette Marseillaise en grande artiste. Nous l'avons écoutéedebout, transportés...

Puis nous avons envoyé des fleurs à la belle cantatrice, et le publicnous a applaudis; on nous avait vus émus, on était satisfait[3]....

[3]Toute la partie du Journal de Pierre Loti relative à sacampagne de guerre dans la mer du Nord, en 1870-1871, a été perdue.

À BORD DUVAUDREUIL

En mer (embouchure de l'Amazone), août 1871.

Cette nuit, comme je commençais mon quart, un fragment d'air de musiquem'est revenu à la mémoire et j'ai eu grand'peine à démêler dansquel coin du monde et à quelle époque de ma vie j'ai bien pul'entendre. Il n'est pas un air qui n'éveille en nous des milliers desouvenirs. Celui-là me rappelait confusément des chœurs de voixhumaines dans le lointain, quelque chose comme un cortège défilantavec des chants et de la musique. Et, jusqu'à trois heures du matin, jeme suis creusé la tête sans résultat, j'ai fouillé dans messouvenirs (ce qui, du reste, constitue une occupation très agréablependant un quart de nuit), j'ai passé en revue toute espèce depersonnages, de cérémonies dans toute espèce de villes répandues àla surface de la terre... Était-ce quelque chant religieux entendu lesoir en passant près d'une mosquée?—ou bien quelque bande de burnousblancs, défilant dans les rues tortueuses d'une ville arabe? quelquechant triste de femmes nubiennes, sous le grand soleil del'équateur?—ou bien encore un hymne patriotique des peuplades du Nord,du Danemark ou du Canada? C'était peut-être un air de fêtepeau-rouge, polynésien ou chinois? Une sarabande nocturne etfantastique de nègres?... A moins que ce ne fût simplement qu'unchœur d'opéra?... Cependant il me revint comme un souvenir vague deguitares et de mandolines, avec un peu de vent tiède de l'Andalousie oudu Portugal....

À BORD DUVAUDREUIL

Magellan, septembre 1871.

Le détroit de Magellan est devenu une voie importante pour lanavigation à vapeur; mais les deux rives sombres de ce grand détroitne portent nulle part encore les traces de la civilisation et les marinsqui, en passant, mettent pied à terre n'ont aucun secours à attendred'un pays aussi inhospitalier.

Quand, venant de l'Atlantique, on s'engage dans les canaux étroits quiséparent la Patagonie de la Terre-de-Feu, on est frappé d'abord del'air désolé de toute cette nature. La première partie du trajets'accomplit entre deux plaines immenses, absolument désertes et nues,surtout à cette époque de l'année, qui est l'hiver austral; partoutdes marécages glacés, dont la monotonie n'est rompue çà et là quepar de grandes plaques de neige. Ce sont de vastes territoires de chasseexploités de loin en loin par des bandes de Patagons nomades.

Peu à peu, cependant, à mesure que l'on avance vers le Sud, le payschange de physionomie et passe à un autre genre de tristesse. Lescôtes s'élèvent et commencent à se couvrir d'une forte végétationaux nuances foncées et froides; les bouquets d'arbres résineux, aunoir feuillage persistant, se multiplient de plus en plus et finissentpar former un même tout impénétrable. On est bientôt environné deforêts épaisses au-dessus desquelles des cimes couvertes de neige oudes arêtes de glaciers se détachent sur un ciel sombre.

L'horizon s'élargit et les sites prennent une saisissante grandeur; lenavire continue sa course tranquille au milieu d'un vrai dédale demontagnes, de baies profondes et d'îlots verts; des nuages, plusobscurs que ceux de notre ciel de France, promènent leurs grandesombres sur ces paysages, où les bancs de la brume font varier lesaspects à l'infini.

Une ruine informe, seul vestige de construction humaine sur cette côtede la Patagonie, sert de point de reconnaissance aux navires quipassent; c'est ce qui reste aujourd'hui de Port-Famine, un essaid'établissement européen depuis longtemps abandonné et dont le nomd'ailleurs n'était pas attrayant.

Un peu plus au Sud, on rencontre le cap Froward, l'extrémité ducontinent américain. C'est à l'abri de ce cap, dans la grande baieSaint-Nicolas, que nous sommes venus jeter l'ancre et que nous avons pu,pour la première fois, descendre à terre.

Le pays alentour était entièrement vierge, couvert partout d'unincroyable enchevêtrement de forêts, dont la belle verduredisparaissait à demi sous la neige.

Cependant, au milieu de toute cette solitude, une mince fuméetrahissait la présence d'êtres humains, et nous nous sommes dirigésvers elle.

C'étaient de ces bizarres sauvages qui habitent les grandes îles duSud et diffèrent d'une manière radicale des peuplades indiennes ducontinent. Ces Fuégiens ichtyophages occupent, à tous les points devue, un des derniers degrés de l'échelle humaine, et les Patagons,quand ils les rencontrent, les traitent comme des animaux malfaisants.

Nous les trouvâmes assemblés autour de leurs huttes de branches, aubord d'une limpide rivière, dans un site délicieux; des monceaux decoquilles et de débris de poissons attestaient que la sociétés'était trouvée bien là et y avait fait un long séjour.

Ces gens eurent une très grande peur de nous. Surpris au gîte, leurpremier mouvement fut de chercher à fuir; le second, de nous demanderà manger; une distribution de biscuits les mit dans une joie folle.

Petits, chétifs, transis de froid et laids tous au delà du possible,ils deviennent promptement familiers et même farceurs.

Notre confiance, cependant, était fort limitée et nous les quittâmesbientôt, emportant, en souvenir d'eux, des couteaux en os humains pourouvrir les coquillages, seul produit de leur industrie.

À BORD DUVAUDREUIL

Terre-de-Feu, septembre 1871.

La grande île montagneuse de la Terre-de-Feu est, dans toute sa partieOuest, couverte de forêts vierges, pour ainsi dire impénétrables. Sonciel est brumeux, son climat comparable à celui des régions les plusfroides de l'Europe.

On circule à grand'peine, en s'accrochant aux branches, au milieu deces forêts sans âge, encombrées d'arbres morts; le sol y est chargéde débris de végétation entassés par la suite des siècles, où l'onenfonce jusqu'à disparaître. Les lichens ont acquis, à l'ombreperpétuelle des bois, un prodigieux développement, et tout estconfondu sous d'épaisses couches de ces tristes mousses grises.

Cette nature que rien n'anime présente pendant les sombres journéesd'hiver des aspects singulièrement sinistres. La solitude et le grandsilence, qui règnent partout, serrent le cœur.

Après avoir fait dans ce pays de longues et pénibles chasses, nousrencontrâmes certain jour ce que nous ne cherchions pas, une banded'indigènes dans un état de sauvagerie qui dépassait encore tout ceque nous avions vu jusqu'ici: un état de sauvagerie idéal. La scèneavait lieu sous bois, un matin d'hiver, au fond d'une baie obscure, oùsans doute avant nous aucun Européen n'avait pénétré. La présencede ces personnages nous fut révélée par un bruit de voix aux timbresinconnus; en nous avançant doucement au milieu du branchage épais,nous fûmes bientôt près d'eux, en face d'un spectacle d'une hideusenouveauté.

Ces sauvages, assis ou perchés, prenaient leur repas matinal avec unevoracité de bêtes affamées; d'affreux chiens, qui mangeaient aveceux, ne nous avaient pas signalés et nous pûmes un instant lesexaminer sans être aperçus.

La partie résistante de ce déjeuner était composée de moules et dedivers coquillages pêchés dans la baie; mais nous vîmes aussidéchiqueter deux pingouins que ces gens, pressés par la faim,n'avaient pas jugé nécessaire de faire cuire; des jeunes femmes, auphysique repoussant, mordaient à même dans leurs ailes non plumées.

Notre arrivée produisit sur cette famille un effet terrifiant, d'abordmanifesté par de grands gestes et de grands cris; puis tous, en un clind'œil, avaient glissé et disparu dans les fourrés d'alentour, et l'onn'entendait plus qu'un bruit saccadé de leurs gosiers, assez pareil aubruit que font les singes en fureur.

Nous les apprivoisâmes cependant sans peine, comme nous avions fait deleurs semblables de la baie de Saint-Nicolas, en leur offrant desbiscuits et du pain.

Nous fûmes promptement entourés, examinés et palpés avec beaucoup decuriosité; ces gens nous trouvaient étonnants et ridicules d'êtreainsi habillés; ils se communiquaient leurs remarques avec uneintraduisible expression de bouffonnerie. Leurs vilaines têtes carréeset maigres étaient taillées toutes sur le même modèle, comme cela alieu chez les races inférieures qui ne sont pas mélangées; leurscheveux d'un brun rouge, nuance fréquente chez les peuplades indiennes,étaient longs sur le cou, courts et hérissés sur le front et lesommet du crâne. Des manteaux de peaux à longs poils, jetés sur leursépaules, composaient tout leur costume; ni le froid très vif, ni aucunsentiment de pudeur ne les poussaient jamais à couvrir leur vilaincorps jaune enduit de graisse de poisson.

Les pirogues qui les avaient amenés étaient faites de plusieursplanches grossièrement taillées et ajustées; nous trouvâmes dedansdes filets en jonc tressé, des couteaux en os, modèle de l'âge depierre, des flèches et des œufs de pingouins.

Un paquet de fourrures, que l'on avait caché, excita notre curiosité,mais, quand nous voulûmes y porter la main, des femmes se jetèrent surnous avec des menaces et des cris. C'étaient deux tout petits enfants,endormis dans des peaux de renard. Nous vîmes que ces mèrespossédaient, au même degré que les animaux, l'amour de leurs petits,ce qui les releva beaucoup à nos yeux.

Les côtes Sud de la Terre-de-Feu, balayées par les rafales de neige etles vents terribles du large, sont, elles, partout dénudées; et lesîles les plus australes du groupe, celle entre autres qui renferme lecap Horn, n'offrent guère que des roches nues, abandonnées auxpingouins et aux phoques. Ce sont de dangereux parages, sans cessebattus par une mer énorme et très redoutés des marins.

Au milieu de ces tristes contrées, la Terre de Désolation présentedes aspects plus particulièrement navrants et justifie en tous pointsle nom qu'elle a reçu. La végétation y est frêle et rare et on s'ypromène dans de grandes solitudes mornes, couvertes de lichens; de loinen loin, quelques forêts d'arbres caducs ou même d'arbres morts, dontles squelettes, blanchis et tordus par le vent, affectent des formesétranges; toujours un froid sombre et humide. Rien de vivantd'ailleurs, et perpétuellement le même terrible silence.

À BORD DUVAUDREUIL

Cap Horn, octobre 1871.

Un jeune phoque s'ébattait joyeusement le long du bord et riencependant ne semblait justifier une telle gaieté. Nous étions aumouillage entre de hautes falaises grises et nues; le terrible vent ducap Horn sifflait sur nos têtes, chassant très vite, dans le cieldéjà sombre, de gros nuages noirs, et on entendait, derrière lestristes rochers qui nous abritaient du large, les vagues faire leurgrand tapage de mauvais temps. La houle nous secouait jusqu'au fond decette baie lugubre, où la mer, d'un vert foncé et froid, étaitzébrée de longues traînées d'écume blanchâtre.

Tout était sinistre et sentait l'exil autour de nous, même lesfamilles de pingouins au ventre blanc qui s'alignaient sur chaque îlot.

Mais le jeune phoque faisait force gambades dans l'eau glacée, et sagaieté était touchante, au milieu d'un tel paysage.

Il avait un joli corps brun, bien dodu et luisant comme une agate polie.Entre deux plongeons, on voyait émerger sa petite tête maligne, ornéede belles moustaches de gros chat; il soufflait, alors, en s'ébrouant,comme font les enfants qui se baignent, pour débarrasser leur nez desgouttelettes d'eau.

Les matelots s'étaient mis à lui lancer des débris de poisson, qu'ilattrapait au vol, avec une adresse de jeune clown. Ensuite, comme pourles remercier, il leur donnait la comédie, en se livrant sur les lamesà une quantité de sauts et de gentilles farces: on aurait dit vraimentqu'il faisait cela pour la galerie, pour amuser ses bienfaiteurs.

Il n'avait sûrement jamais vu de navire, le pauvre petit; ils'approchait de plus en plus, plein de confiance, et les hommes seproposaient déjà de l'apprivoiser, ce qui certes n'aurait pas étédifficile. Mais on entendit un coup de fusil, le jeune phoque eut unregard étonné et fit sa dernière pirouette... Nous le vîmes, pendantquelques instants, battre de ses petites nageoires l'eau, que son sangrougissait, puis il ne fut plus qu'une pauvre chose molle, bercée parla houle...

Il y eut dans l'équipage un murmure de colère, vite étouffé, carl'heureux chasseur, qui venait d'abattre une si belle pièce, était unaspirant.

Moi, voulant éviter le scandale, j'attendis d'être seul avec moncamarade pour lui dire ce que je pensais de lui, et nous eûmes alorsune explication qui fut bien près de se terminer par des coups depoing.

À BORD DUVAUDREUIL

Octobre 1871.

Des canaux importants, mais très peu connus, partent du détroit deMagellan et s'en vont au Nord, entre la côte occidentale de Patagonieet plusieurs îles encore vierges, déboucher dans le golfe de Perlas,à environ 6° en latitude au-dessous de leur point de départ. Dans cesparages, nous fûmes retenus un mois, avec mission de les explorer.

Sur une longueur de cent cinquante lieues, nous traversâmes d'immensespays déserts; une seule et même forêt s'étendait sur les deux rives,une forêt dans laquelle rien n'avait dû changer depuis lescommencements du monde.

Les premiers canaux dans lesquels s'enfonça notre navire étaientétroits et difficiles; c'étaient des passages sinueux, encaissésentre de sévères montagnes, si resserrés parfois que la mâture,frôlant les branches des vieux arbres, secouait en passant leur neigesur nos têtes.

Mais l'horizon s'élargit bientôt et nous vîmes défiler chaque jour,au milieu d'un silence de mort, une nouvelle suite de lacs et demontagnes, de glaciers et de hautes cascades, de cours d'eau solitaireset sans nom.

La nature perd son caractère d'âpre tristesse à mesure qu'ons'éloigne de Magellan pour se rapprocher des contrées tempérées duNord; la verdure a des teintes moins foncées et moins uniformes, et lesbois se remplissent de hautes bruyères dorées. Dans les valléesprofondes, sous des voûtes d'arbres antiques, tout ruisselants depluie, l'ombre est si épaisse que c'est presque la nuit, et,là-dessous; se déploie un grand luxe de mousses et de fougèresinconnues d'une exquise délicatesse.

Quelques petits oiseaux transis commencent à chanter dans les brancheset, sur les rivières, abonde un martin-pêcheur vert, huppé, d'unegrande beauté.

Le gibier d'eau se montre aussi en quantité prodigieuse; nousdérangeons en passant des peuplades de guèbres, de plongeons, decanards et d'oies sauvages au plumage très somptueux; toutes, bêtes augoût détestable, que nous sommes pourtant heureux de rencontrer. Lesmoules gigantesques, dont se nourrissent les indigènes, nous rendentaussi de grands services; leurs coquilles renferment toutes des perles,teintées de bleu ou de rose, que sans doute personne n'a songé àutiliser encore pour aucune parure.

Les débarquements et les excursions sont, là-bas, choses trèsdifficiles; on n'avance toujours, dans ce pays, qu'en se suspendant auxarbres, et on se fatigue vite de ces promenades sombres, de ce silenceet de ce complet isolement.

Les matelots passent leurs journées dans les bois, à couper des arbrespour entretenir, à défaut de charbon, les feux de la machine. Ilsrentrent le soir, à la tombée des nuits d'hiver, mouillés et gelés,très satisfaits cependant de rapporter pour leur dîner quelquespingouins ou des coquillages.

De loin en loin, nous trouvons les ichtyophages, mauvaise rencontre engénéral et de laquelle on ne peut tirer aucun parti. Les matelots ontde ces hommes une sorte de frayeur superstitieuse mêlée de dégoût ets'en amusent avec méfiance, comme de bêtes originales, mais nuisibles.Il serait déplaisant, en effet, de tomber sans armes entre leurs mainsjaunes; car, malgré que leurs mœurs ne soient pas encore bien connues,je crois qu'on serait promptement houspillé et mangé, avec grands criset grand tapage. La fumée de leurs feux de branches les trahitheureusement de fort loin, et les surprises ne sont pas à redouter deleur part.

Leurs campements, encombrés de monceaux de coquilles, d'os et deplusieurs choses mal-propres, répandent une odeur fétide et tout cequi les entoure est souillé et répugnant. On ne voit d'ailleurs chezeux aucune trace d'industrie, ni d'organisation quelconque; ils viventle plus souvent par familles comme les orangs-outangs, se nourrissent dechasse et de pêche, en passant sur l'eau la plus grande partie de leurexistence.

Leurs pirogues contiennent en général quatre ou cinq individus, unnombre égal de chiens et un feu qui brûle imprudemment, avec un peu decendre, sur le fond même de l'embarcation.

A la hauteur de l'île de la Reine-Adélaïde, nous fûmes mis en émoi,certain jour, par une pirogue ainsi montée, qui se dirigeait vers nousen faisant des signes de détresse. Les gens poussaient, ainsi que leurschiens, des hurlements sinistres, nous montrant de grandes bouchesouvertes et des visages de l'autre monde; avec une inconscience absoluedu danger, ils se jetèrent sur notre navire au risque d'être mis enpièces.

Nous les avions crus fous ou possédés; ils étaient affamésseulement, et leur pirogue fut en un instant comblée par les matelotsde biscuits et de pain qu'ils dévorèrent.

Notre navire fut encore, à plusieurs reprises, une aubaine pour lesFuégiens, qui s'enhardissaient souvent jusqu'à venir à bord mendierdes vivres. Il y eut même, une fois, grande panique parmi eux. Cejour-là, ils étaient toute une bande sur le pont, mangeant avecvoracité les restes de la soupe de l'équipage et se doutant fort peuque, pendant ce temps, le scaphandrier visitait la quille de lafrégate. Mais, quand ils virent la grosse tête ronde de ce monstreinconnu émerger de l'eau, leur effroi fut indescriptible; en un clind'œil, ils se jetèrent tous par-dessus bord, abandonnant leurspirogues et leurs chiens, et nous les vîmes regagner la rive à grandesbrasses.

De tels personnages cadrent bien avec les sites étrangement sauvagesqu'ils habitent et l'on peut, au milieu d'eux, se croire transporté àl'époque reculée de l'homme préhistorique. Sous leur ciel noir, dansleurs forêts primitives, d'autres hommes feraient moins bien et l'effeten serait moins saisissant.

À BORD DUVAUDREUIL

Octobre 1871.

Les premières belles journées d'octobre, l'avril du printemps austral,apportent maintenant à toute cette nature un charme moins sévère.

Des sites d'une rare splendeur se réfléchissent dans l'eau calme. Tousles oiseaux de mer du Sud, les grands albatros, les damiers et lespétrels gris suivent en masse le navire dans sa course tranquille etdécrivent des courbes folles autour de lui.

Notre dernière relâche est au Havre-Eden, une baie ravissante quiprécède le golfe de Peñas,—et puis, notre mission terminée, nousreprenons en pleine mer le chemin du Pérou[4].

[4]On trouve ici, dans le journal, le récit d'une escale àl'Ile de Pâques, déjà publié dans _Reflets sur la sombre route_, etensuite, tout le manuscrit duMariage de Loti.

FRÉGATE LAFLORE

Valparaiso, 23 juillet 1872.

Nous sommes arrivés ce matin de notre cher Tahiti, après unetraversée rapide, et j'ai été surpris de retrouver ici une fouled'impressions que j'y avais laissées sans m'en douter... Pourtant,c'est toujours un peu la même chose, on éprouve en tout lieu certainesimpressions intraduisibles, elles dépendent beaucoup des circonstanceset sont surtout particulières au climat, aux aspects du pays, au parfumde la campagne. En partant, on en emporte quelques-unes avec soi; maistoujours on en laisse, qu'on ne retrouve que plus tard, quand onrevient.

Cette grande baie, ces goélands, ces montagnes rouges, ces pics desAndes couverts de neige, invraisemblablement hauts, qui se détachaient,à l'aube, en rose groseille sur le ciel vert pâle, j'ai salué tout cemonde comme d'anciens amis. Cette vue a fait revivre en moi unequantité de vieux sentiments oubliés, très difficiles à définir,relatifs à notre arrivée dans les mers du Sud...

C'était ici, il y a quelques mois, que j'avais pu déménager duVaudreuil où j'étais si mal, pour embarquer sur la bonne frégate laFlore et partir enfin pour Tahiti, ce qui réalisait le rêve de toutemon enfance.

La journée est radieuse, le ciel pur et sans nuage; c'est une de cesclaires journées d'hiver, déjà tièdes, qui font sentir le printempspar anticipation, et, après les vents froids et les coups de mer, ilfait bon se chauffer au soleil.

Dans l'après-midi, trois lettres de France...

Rochefort, 26 mars 1873.

«Cher petit frère,

»Je ne sais ce que tu es devenu, depuis que nous nous sommes quittés,je ne sais où te prendre, ni où t'écrire.

»Après t'avoir dit adieu à la gare de Juan, la semaine dernière,j'ai repris tristement le chemin du golfe; il y avait pluie et coups devent, un temps affreux, une vraie désolation; les arbres étaientbrisés, les chemins jonchés des fleurs et des branches des orangers.Je voyais l'escadre sous les feux, prête à partir.

»J'ai rôdé tout le jour dans la campagne, ne sachant que devenir,trempé jusqu'à la peau. J'ai déjeuné avec des œufs et du pain noir,chez ce vieux pêcheur qui a l'étrange baraque que tu connais, sur laplage.

»A la tombée de la nuit, tous les bateliers du pays ayant refusé demettre une barque à la mer pour me conduire à bord, je suis monté àVallauris dîner dans une auberge, et puis j'ai été me coucher àCannes, toujours avec de la pluie sur le dos, par torrents.

»J'ai su à l'hôtel que sœur Christine, craignant que je me fussenoyé, avait quitté la villa pour aller aux informations.

»Le lendemain seulement il m'a été possible de regagner le bord. Jesuis arrivé juste à temps pour prendre le quart de midi à quatreheures et faire les manœuvres suivantes: larguer les voiles enbannières, croiser les perroquets, embarquer et débarquer la chaloupe,canot à vapeur, etc.

»Dès quatre heures, ma permission signée, je suis reparti, par untemps devenu tout à coup magnifique, quittant sans regret lafrégate[5]!

»J'ai fait une dernière promenade à Vallauris pour retrouverl'endroit que nous appelions «le coin de l'Ile de Pâques» et celuioù nous chantions des airs tahitiens. C'était une soirée radieuse;les orangers embaumaient, j'en ai cueilli d'énormes bouquets pour lesdistribuer à Paris.

»Et j'ai passé encore un moment tranquille et heureux à rêver de nosbeaux projets, dans ces chemins de Vallauris que nous avions déjà sisouvent parcourus ensemble.—Nos six mois de congé, cher petit frère!Nous soupirions après depuis si longtemps! Depuis que nous avonscommencé à courir le monde, quel bonheur ce sera maintenant de terecevoir à Rochefort!

»Je me suis embarqué à la nuit pour Cannes et pour Toulon.

»Croirais-tu, petit frère, que j'ai quitté avec un vrai regret notrepauvre chambre de Toulon et que, avant de partir, j'ai pris un croquisdu chat?

»Cela se passait vendredi. Samedi soir j'arrivais à Paris et, depuisce matin, je suis dans ma famille.»

[5]La Flore.

DU MÊME AU MÊME

Rochefort, 25 avril 1873.

«Mon cher frère,

»Je m'occupe à arranger convenablement, dans notre petit musée, noscoraux et nos souvenirs de Tahiti, pour que tu trouves tout en bon ordrequand tu viendras; mais si tu ne dois pas venir, je pense que je n'auraijamais le courage de continuer et que je laisserai tout en l'air.

»Ma sœur est partie hier. Le semblant d'été que nous avions depuisquelques jours est parti lui aussi; ce matin, nous sommes retombés enhiver, avec un temps gris et presque froid: tu sais que cela necontribue pas à me rendre gai et à me faire envisager l'avenir sousdes couleurs attrayantes.

»Et puis, surtout, une fois enseigne, je crains d'avoir dit adieu àTahiti pour toujours.»

DU MÊME AU MÊME

Cherbourg, 27 juin 1873.

«Cher frère

»Je t'écris de ta chambre de l'Hôtel du Nord que, dans une heure, jevais quitter avec peine, parce qu'elle est encore toute pleine de tonsouvenir. Il n'y a pourtant plus ce désordre qui faisait sentir taprésence, mais j'ai toujours devant moi la rade, et, au premier plan,ton jardin, avec la nymphe au milieu; je me suis attaché à tout celaà cause de toi. Depuis ton départ, j'ai été très occupé, ce qui aété un bonheur, car je n'ai guère eu le temps de réfléchir.

»A Paris, samedi dernier, j'ai eu des nouvelles de Tahiti par V..., lefils du missionnaire, que j'ai rencontré se promenant devant la MaisonDorée».

»Tous les Européens que nous avions connus là-bas sont partis.

»La petite Pomaré est morte et cela a été une grande consternationdans tout le pays; les Tahitiens se sont coupé les cheveux en signe dedeuil, les himénés et les cérémonies funèbres ont duré quatrejours, tous les Indiens des îles voisines sont venus y assister. Lavieille reine Pomaré s'est fait bâtir une case près du tombeau de sapetite-fille et s'y tient constamment enfermée.

»Hier, j'ai été voir la pauvre Emma que j'ai trouvée seule. Elle m'achantéla Valse des feuilles et ce morceau à demi-voix desYeuxnoirs qu'elle disait n'avoir pas voulu chanter depuis ton départ deCherbourg; cela nous a vivement rappelé cette époque de notre vie etpeu s'en est fallu qu'elle ne terminât son chant par des larmes... Jene sais trop que penser d'elle, ni comment la juger, mais je crois quec'est mon devoir de conserver avec elle des relations d'amitié.»

DU MÊME AU MÊME

Rochefort, 5 juillet 1873.

«Frère chéri,

»Grâce à M. de Ségur, que j'aime déjà beaucoup, je vais terejoindre bientôt au Sénégal. J'ai l'ordre officiel d'embarquer surlePétrel; les moyens de transport seront fixés prochainement parune seconde dépêche ministérielle.»

LETTRE DE PIERRE LOTI
A SA SŒUR MARIE

Dakar, dimanche 3 octobre 1873.

«Bonne petite sœur,

»Il est une heure de l'après-midi et la ville de Dakar est plongéetout entière dans les douceurs de la sieste.

»Je veille seul pour t'écrire, en prévision du paquebot qui peut,d'un moment à l'autre, nous arriver; je suis d'ailleurs sur mon balcon,dans un siège confortable, et comme je n'ai pas de vis-à-vis qui megêne, je domine toute cette rade unie comme un miroir.

»Représente-toi cette mise en scène qui m'est déjà familière: aupremier plan, lePétrel immobile, des requins s'ébattent autour, et,là-bas, de l'autre côté de la baie, jusqu'à perte de vue, de grandesplaines de sable désertes; pas un souffle dans l'air où des vautourspassent et repassent sans bruit, une terrible chaleur et un silencecomplet...

»Tout cela a du charme, mais tout cela est triste, et la perspective depasser deux années en présence de ces mêmes choses est par momentspénible...

»Il faisait beau en Saintonge quand tu m'écrivais; peut-êtreavez-vous encore aujourd'hui un de ces doux dimanches d'octobre, ausoleil un peu pâli, comme ceux qui me rappelaient toujours tant dechers souvenirs d'enfance.

»Ici, à Dakar, les feuilles jaunissent et commencent à tomber, maisl'hiver est la plus belle saison du Sénégal, et en novembre, quand lesgrandes chaleurs seront passées, nous irons faire notre tournéeannuelle dans les rivières du Sud.

»Je traverse une époque de paresse et de nullité; je n'ai riendessiné encore, et pourtant les modèles ne manquent pas. Le Dakar desblancs est grand à peine comme le village de Fontbruant; en dehors decette zone, tout est étrange et on voudrait tout peindre; dans la villenoire, on ne sait où courir. Je m'y mettrai à la belle saison, je suisobligé aussi d'attendre les couleurs que je vous ai demandées, car onne trouve rien ici.

»L'Illustration m'est tombée sous les yeux ce matin et mondésappointement a été complet. Ils n'ont fait paraître qu'une partietronquée de mon texte, accompagnée de deux de mes plus mauvaisdessins, qui sont du reste on ne peut plus mal gravés; c'estdécourageant.»

À BORD DUPÉTREL

Dakar, octobre 1873.

Aujourd'hui 28 octobre, deux lieutenants d'infanterie de marine et moiavons dîné chez notre camarade commun, le sous-lieutenant auxtirailleurs.

Les négresses Célina et Suzanne servaient à table et dansaient dansles entr'actes.

C'était société choisie et l'on chercherait fort loin quatrepersonnages plus différents, se plaisant davantage. Jamais pourtantdîner ne fut plus triste, ni conversation plus lugubre.

Notre hôte, le sous-lieutenant aux tirailleurs, était un jeune prince,ruiné à vingt ans à la cour d'Autriche; les deux lieutenantsd'infanterie de marine étaient, l'un un garçon pauvre, ancien matelot,officier à trente-deux ans à force d'énergie, l'autre un gommeuxparisien.

La maison de notre hôte était isolée dans le nord du quartier noir,près de la mosquée. Sa terrasse dominait la grande plaine, où sedansent les grandes bamboulas, et dominait aussi la mer.

Après le dîner, j'ai dessiné sur l'album du prince son singe, sesnégresses, puis je l'ai dessiné lui-même.

Des distractions extravagantes terminèrent la soirée dans les rues. Laplus réussie fut de provoquer un bruyant attroupement de chiensnocturnes à la porte du gouverneur.

A minuit, hélé lePétrel sur le quai désert.

À BORD DUPÉTREL

Embouchure de la Mellacorée, Guinée, novembre 1873.

Par une belle soirée des tropiques, nous mettons le pied à terre àBenty et immédiatement on nous conduit chez miss Mary Parker.

Miss Mary, la reine du lieu, se trouve dans une case de chaume, où sontamoncelés les objets les plus divers,—sorte de capharnaüm où l'onvend de tout,—d'ailleurs l'unique magasin de la contrée.

Miss Mary, qui peut avoir vingt ans, est originaire de Sierra-Leone,spécimen très réussi, je l'avoue, de ces races nègres qui parodientlà-bas les costumes et les allures britanniques. Miss Mary est noire etcrépue; c'est une sorte de compromis piquant entre la miss exotique etla guenon; créature comique, mais qui a de l'esprit et même du charme.

Le poste de Benty, à l'entrée de la rivière Mellacorée, ne secompose que de quelques huttes d'indigènes et d'une seule maison, trèsblanche et entourée de beaucoup de fleurs; le tout est enfoui dans desarbres des tropiques. Et, quand on sort des tristes sables de laSénégambie, ce serait charmant si on s'y sentait vivre comme ailleurs;mais, ici, de même qu'au Gabon, on est saisi dès l'abord par unmalaise indéfinissable, la chaleur énerve et la fièvre est dansl'atmosphère.

Les journées se passent pour nous en promenades et en chasses pleinesde fatigues et de péripéties, et, chaque soir, on forme club dans lecapharnaüm de miss Mary. Il règne dans cet établissement une chaleurconcentrée inimaginable et un parfum aromatiquesui generis.

Miss Mary reçoit avec un cérémonial anglais qui, en tout autre lieu,serait assommant, mais qui amuse ici, dans cette case perdue de jeunenégresse.

Elle profite du reste de ces soirées pour nous vendre une quantité dechoses, en nous versant à flots de l'eau tiède et plusieursdécoctions de plantes amères.

On s'enfonce dans ces forêts de Guinée par des chemins à peinetracés, où les serpents abondent... Jamais de bien-être, jamais defraîcheur dans ces sentiers; qu'on y passe le soir, la nuit, à l'aube,c'est toujours la même atmosphère suffocante et humide; on sent quetous les parfums de toutes ces plantes sont malsains et partout onrespire la fièvre...

Des marais, encombrés de palétuviers et tout à fait inaccessibles,couvrent une bonne moitié du sol et entretiennent, autour de leurs eauxchaudes et dormantes, des miasmes mortels.

Ce pays restera sans doute indéfiniment un lieu d'exil fermé à toutecivilisation, et les Européens n'y viendront jamais qu'en fugitifschercher fortune au risque de leur santé et de leur vie...

Quand le moment vient pour nous de quitter la Mellacorée, miss Mary estdans une agitation extrême, elle ne peut suffire à emballer tout cequ'elle nous a vendu et s'embrouille dans ses paquets. Nos achatsconsistent en nattes, en colliers de graines appelées soumaré, dontl'odeur âcre et pénétrante est un des parfums qui caractérisent lacôte de la Guinée, et surtout en gourous, petit fruit au goût deglands de chêne, qui croît ici en abondance et dont les nègres sonttrès friands au Sénégal.

Dans sa précipitation, miss Mary perd sa résille, ses cheveux courtset crépus, divisés en tresses rigides, se dressent sur sa tête commeune infinité de petites antennes de l'effet le plus comique.

—Toi n'as pas miré mes cornes?... dit-elle. (Tu n'as pas vu mescornes?) Il n'y a plus rien chez elle de la miss, la guenon a pris ledessus; mais elle est si drôle et si bonne fille qu'on ne serait paséloigné de la trouver encore charmante. Avant notre départ, elle nousdemande de lui rapporter de Saint-Louis, à notre prochain voyage, unchapeau orné de fleurs roses pour le choix duquel elle s'en remet ànotre bon goût.

À BORD DUPÉTREL

Embouchure de la Miñez (Guinée), novembre 1873.

Hafandi est un village de huttes rondes, coiffées de toits pointus etsurmontées d'ornements bizarres qui servent de perchoirs ordinaires àd'énormes vautours. Quelques arbres immenses, sans feuilles, d'unestructure anormale et hors de proportion avec tout ce qui les environne,dressent, au-dessus des cases, leur silhouette grise et dénudée.

Autour du village, c'est une plaine couverte de hautes herbes sèches,et puis, de tous côtés, à l'horizon, c'est la forêt équatoriale,intensivement verte, avec son enchevêtrement de palmes contournéescomme d'immenses fougères, d'arbres touffus, de lianes et, çà et là,s'élançant hors de tout ce fouillis, de minces et hauts palmiersdroits comme des colonnes.

Nous sommes venus là pour traiter d'affaires avec Babou Manguil, chefde l'endroit, et on nous conduit vers ses quartiers qui sont une sortede fortin entouré d'un mur de torchis percé de meurtrières. Cepersonnage a d'ailleurs été prévenu de notre arrivée et nous apréparé une réception quasi officielle.

Nous trouvons la foule noire déjà massée à sa porte et Babou Manguillui-mème vient à notre rencontre.

La fête, qui a lieu en notre honneur, commence par des chœursaccompagnés du bruit du tam-tam et d'une sorte de claque-bois tirant sasonorité de plusieurs calebasses fixées au-dessous de son clavier; lestouches de cet instrument rendent une note juste, suivant la gammenègre, et dont le timbre résonne d'une manière agréable.

Puis, nous voyons arriver une troupe de petits bébés de trois ouquatre ans, tous d'un joli brun rouge, bien ronds et bien luisants; ilsexécutent, au son du tam-tam, une danse de caractère trèscompliquée, avec des attitudes étudiées et une gravité de grandespersonnes.

La réception terminée, il faut nous entretenir avec Babou Manguil denos achats, qui seront ici de fines nattes du pays et que nous devronslui payer en bonne monnaie d'argent.

La discussion du marché est longue, mais se fait d'une manièrecourtoise; les femmes y prennent part et le public est tout oreilles; aubout d'une demi-heure, le prix est tombé de moitié et l'affaire estconclue.

À BORD DUPÉTREL

Dakar, décembre 1873.

Un matin, nous partîmes pour Dakar N'Bango, dans une barque montée parhuit rameurs noirs. Une idée drôle, de faire des parties de campagnedans un tel pays! Il y avait avec nous trois Françaises de Dakar.

A la hauteur de Pop-N'Kior, nous laissons le grand fleuve aux eauxjaunes pour nous enfoncer dans le dédale des marigots sénégalais.

Dakar N'Bango se trouve perdu au fond des marais insalubres; il y a unecase abandonnée dont on nous a confié la clef pour nous y établiraujourd'hui; quelques lauriers-roses croissent à l'entour; mais cettecase est située au milieu d'un bois où, chose exceptionnelle pour leSénégal, le sol est rocailleux.

Nous passons là tout le jour.

Le soir, nous parcourons le bois. Le ciel a des teintes d'automne, lesoleil descend derrière de calmes nuages roses; on dirait presque unebelle et fraîche journée d'octobre de France.

Sur un vieux sol charmant, couvert de graminées et d'herbes sèches,les arbustes espacés, faisant jardin anglais, ont leur feuillage rougiet doré par la saison, et il faut les regarder de bien près pours'apercevoir qu'ils sont exotiques; dans les étangs, il y a de grandsroseaux qui ressemblent à ceux de notre pays... C'est tout à faitl'aspect d'un bois près de Rochefort...

Les dames qui nous accompagnent, bien que créoles, ont de longuesboucles blondes, de petits chapeaux de crêpe et de grandes robesnoires.

La nuit tombe et, à mesure que nous avançons, l'illusion de Francedevient de plus en plus complète et étrange. Une maison de campagne seprésente, et cela ne m'étonne même plus; comme la Limoise[6]autrefois, elle a un air calme et pastoral.

Une vieille fille en robe grise, à peine mulâtresse, nous reçoit;elle nous fait asseoir dans le jardin, sous un petit berceau bas,couvert de plantes qui meurent, comme chez nous en automne... Je mecrois sous l'ancien berceau de la Limoise, garni de chèvrefeuille, quej'ai connu quand j'étais enfant...

Un vieux monsieur arrive; on lui dit mon nom, et tout de suite il sembleému... Il m'explique qu'il était l'ami d'enfance de mon père; il meraconte leur jeunesse passée ensemble, une comédie qu'ils avaientfaite en collaboration... Puis, quand il me parle de ma mère jeunefille, des larmes brillent dans ses yeux...

Alors l'histoire assez singulière de mon hôte me revient tout à coupà la mémoire; elle m'avait été contée autrefois par une de mestantes. Cette histoire remonte à l'époque des fiançailles de monpère et de ma mère.

Dans ce temps-là, vers 1830, le vieux monsieur était un jeune médecinde marine. Il habitait à Rochefort près de chez mon père; tous deuxétaient très liés et ils faisaient ensemble de fréquentes visites àleurs voisins, les parents de ma mère encore jeune fille. Ma mèreétait jolie et le jeune docteur en devint éperdument amoureux; mais,quand il se décida à demander sa main, il apprit qu'elle l'avaitpromise depuis longtemps à mon père...

Le pauvre homme ne s'en consola jamais. Il quitta précipitammentRochefort et vint s'installer ici, au milieu de cette solitude, où, parun bien grand hasard, ma présence ravive aujourd'hui tous sessouvenirs.

Je comprends maintenant pourquoi, tout à l'heure, en arrivant, j'ai eucette impression d'entrer dans un lieu déjà connu. Avant le granddésespoir qui détermina son exil, ce vieux colonial avait beaucoupfréquenté la Limoise; il avait dû être séduit par le charme decette antique maison de Saintonge et s'en inspirer quand il construisitsa retraite, au fond des marigots sénégalais.

Dans son jardin privilégié pour le pays, il s'attache à faire pousserdes vignes et plusieurs plantes de France.

Au dernier crépuscule, quand il nous faut enfin repartir pour Dakar,notre barque vient nous prendre au pied même de la maison du docteur.Je cueille, avant de m'embarquer, des joncs qui me rappellent ceux de laRoche-Courbon.

Pendant notre retour, au clair de lune sur l'eau calme, je pense à lajeunesse du vieux médecin. Ce temps-là n'est pas encore trèséloigné et cependant paraît étrange, tellement il diffère dunôtre: c'était l'époque romantique où, pour un amour malheureux,toute une vie était brisée. Aujourd'hui nous avons peine à comprendrede tels sentiments; ils nous semblent même presque un peu ridicules,parce que nous sommes trop sceptiques et trop blasés.

... Devant Pop N'Kior, un gros poisson saute tout à coup à la figurede l'une de nos trois amies, lui donne un soufflet terrible et retombedans la barque. Cet incident tragi-comique me sort de mes rêves.

[6]La Limoise était la maison de campagne où Pierre Lotienfant passait presque toutes ses vacances.

À BORD DUPÉTREL

En mer, décembre 1873.

... Je découvre à l'instant que nous sommes en pleine nuit de Noël...Au métier de marin que nous faisons, on est forcément brouillé avecles mois et avec les jours...

Mais cette nuit de Noël à bord ne m'émeut pas; aucun rapport entreelle et les belles nuits de gelée, si claires, de notre pays. Le tempsest tiède, le ciel nuageux, avec cependant un mince croissant de lune.LePétrel se dirige sur le Cap Verd, sous toutes voiles, et lesnégresses passagères encombrent le pont, roulées dans leurs pagnes...

L'obscurité est transparente sur la mer calme, on respire une humiditéchaude, avec une odeur exotique des négresses parfumées de soumaré...

... Je me rappelle, il y a un an à pareille heure, j'accompagnais mamanet tante Claire au temple de Rochefort; nous allions voir l'arbre deNoël en souvenir de mon enfance. Et, tout à coup, j'entendis dans lesrues une voix chanter comme autrefois:les bons gâteaux tout chauds;elle vivait donc toujours, la vieille marchande de gâteaux qui meparaissait si âgée, déjà, quand je n'étais encore qu'un tout petitgarçon! Oh! que ce chant inéchangeable reporta alors mes pensées loinen arrière dans ma vie! Il me sembla retrouver avec lui toutes lesveillées d'hiver de mon enfance, autour du feu, dans le grand salon...

... Demain, nous nous réveillerons à Dakar, où nous attendent notrecase, nos dunes de sable et nos vieux baobabs sans feuilles, chargés devautours...

Dakar, janvier 1874.

Je suis dans un endroit où nous nous établissons souvent le soir;j'écris sur une certaine table du jardin public de Dakar.

Les missionnaires ont planté jadis ce jardin, qui est là comme uneoasis au milieu de ce pays de sable. C'est un grand parc plein devilaines bêtes et où l'on ne voit jamais personne, si ce n'est nous;mais il domine la mer et ses allées sont bordées de beaux arbustes destropiques, chargés de fleurs en été. C'est aussi le seul coin du paysqui ait le privilège de l'ombre et de la fraîcheur. Les arbres ypoussent d'ailleurs à la diable, et les vautours s'y promènent entroupes, comme des dindons.

Dans quelques coins, on a semé des cocotiers, des lauriers-roses et degrands hibiscus à fleurs rouges, qui ressemblent à ceux de Tahiti...Pendant l'été, cela nous faisait rêver de là-bas...

Mais à présent c'est l'hiver, l'hiver brûlant des tropiques, tout estdénudé.

Ma table rustique, que minent les termites et les fourmis blanches, estenfouie sous d'énormes bouillées de bambous au feuillage léger et deces frêles palmiers du pays aux longues feuilles épineuses. Jamais unemousse, jamais un brin d'herbe, sur cette terre rouge, desséchée, oùbambous et palmiers projettent leur ombre grêle...

... Voici le soleil couché, la nuit tombe et mes idées s'en vont autriste...

Dans le lointain, le tam-tam précipité appelle les nègres à la bamboula...

Un vilain vent d'hiver se lève, courbant sur ma tête les arbustes quime couvrent de feuilles mortes; il fait froid et bientôt complètementnuit...

À BORD DUPÉTREL

Dakar, janvier 1874.

Je regrette ces premiers mois de mon arrivée au Sénégal où tout meparaissait neuf et où je trouvais encore de l'attrait à mes longuespromenades sous le soleil torride, par les sentiers de sable danslesquels le pied s'enfonçait à chaque pas.

Je rentrais de ces promenades à la nuit étoilée et transparente, auconcert étourdissant des cigales et des sauterelles, l'air étaitchargé des senteurs brûlantes de l'été, les lucioles volaient dansles bambous comme des milliers d'étincelles.

Sur le quai, les noirs Samba Fall et Damba Taco m'attendaient dans leyouyou et m'emmenaient à bord; nous étions suivis dans l'eau d'unelongue traînée phosphorescente.

Au carré, à table, on ne mangeait rien, mais la glace et l'eaufrappée étaient à discrétion.

A présent, c'est l'hiver: plus de verdure, plus de pluie, plusd'orages, ni une feuille, ni une goutte d'eau, c'est l'aridité absoluepour six mois...

J'aimais mieux les journées accablantes de l'hivernage. Peut-êtreaussi suis-je fatigué aujourd'hui par ce climat, mais il me semble quetout se décolore; tout ce pays devient pâle et m'ennuie.

À BORD DUPÉTREL

Dakar, février 1874.

Mahomed Diop, roi de Dakar, vient de mourir. Il était depuis longtempsdéchu; mais ce grand vieillard de six pieds avait su garder unesingulière et très réelle majesté et le gouverneur lui-même avaitquelques égards pour sa personne.

Le fait est qu'il en imposait vraiment, ce roi, avec son air de vieillemomie noire; ses traits ratatinés conservaient une certaine finesse,son regard cependant éteint paraissait encore obstiné et un peusournois. C'était bien là le chef qu'il fallait à ce triste pays, oùle soleil dessèche tout, comme pour tout faire durer éternellement.

Mahomed Diop était coiffé d'une sorte de bonnet phrygien et vêtu, àla façon des sages de l'antiquité, de longues et larges robes. Ilétait, bien entendu, couvert de gris-gris; à son cou pendaient unequantité d'objets bizarres, des cornes de girafe et de gazelle, desfragments de différentes bêtes et plusieurs sachets de cuir,renfermant des versets du Coran, écrits sur de petits parcheminsroulés; toutes ces amulettes, racornies par le temps et la chaleur,semblaient aussi vieilles que le vieux Diop.

La case royale ne se composait, comme celle de ses sujets, quede quatre planches surmontées d'un grand dôme de paille; descitrouilles-calebasses garnissaient cet ensemble de leurs feuillesjaunes. A l'intérieur, une profusion de boucliers, d'armes sauvages etde fétiches étaient accrochés aux parois de chaume, où des lézardsbleu ciel à tête orange se promenaient en toute confiance.

Au début de mon séjour au Sénégal, je demandai au roi la permissionde faire son portrait: il accepta avec plaisir et posa pour moi,entouré de ses vieilles favorites et de ses petits-enfants.

À BORD DUPÉTREL

Mars, 1874.

Elle était originale, notre grande maison de Dakar, que j'avais mistant de soins à embellir. Nous nous étions attachés à elle, nousnous étions même attachés à mademoiselle Marie-Félicité, lavieille mulâtresse qui nous la louait.

Cette maison était séparée en deux, dans le goût yoloff, par unecloison à mi-hauteur d'édifice. La pièce du fond, modeste, donnaitsur le jardin et contenait nos lits de repos. Les murs étaient faits devieilles planches desséchées par le soleil et badigeonnées à lachaux. Des lézards bleus couraient partout, il y avait aussi de largesaraignées plates qui m'inspiraient une profonde horreur.

La pièce de devant était, elle, somptueuse; elle avait véranda sur larue déserte et elle était entièrement tapissée de nattes blanchesavec un grand luxe indigène. La porte du fond, encadrée de lances àgris-gris, était masquée par une longue draperie yoloff aux couleurséclatantes; il y avait des sofas à l'orientale, des panoplies decornes de gazelle, de défenses d'espadon. Il y avait aussi un crâned'hippopotame et une peau de girafe que nous avions rapportés de Podor.

Dans cette pièce, il y avait mon piano, objet de tout mon orgueil.C'était un piano qui, par hasard, s'était trouvé à vendre chez desFrançais de la ville. Il provenait du yacht de l'empereur Napoléon IIIet, avant de venir échouer au Sénégal, il avait roulé les mers soustous les climats. D'abord, son prix me sembla trop élevé pour mabourse d'enseigne, mais, aussitôt que j'eus posé la main sur sonclavier, je fus séduit par sa sonorité merveilleuse et je ne pusm'empêcher de l'acheter. Il avait un son profond, très doux et commelointain, auquel je trouvais un charme infini, aux heures où lanostalgie me gagnait dans cette maison d'exil.

Je me souviens qu'un soir, seul dans noire salon, j'essayais deretrouver sur ce piano un air nègre très mélancolique en ton mineur,lorsque j'entendis, derrière moi, un tout polit glissement semblable àcelui d'une chose lisse, mais assez lourde, que l'on aurait traînéeavec précaution sur les nattes. Un mouvement instinctif de frayeur mefit brusquement tourner la tête et je pus voir une grosse couleuvre dessables s'enfuir par un trou du plancher.

Ma musique avait attiré ce serpent et, par la suite, je réussisplusieurs fois à le faire revenir; pour cela, il fallait un calmeabsolu dans la pièce et jouer longtemps, sans arrêt, des airsplaintifs, sur des notes aiguës.

Sous la véranda du jardin était un vieux banc abrité par deux hautslauriers-roses, où nichaient des colibris verts qui chantaient de leurpetite voix douce, pendant les accablements de midi.

J'avais adopté ce banc pour mes siestes, et autour de moi s'élevait,de toute la nature calme, sous l'énervante chaleur, l'éternelbruissement des sauterelles. De temps en temps m'arrivait aussi un chantde femme nubienne: un chant aigu et triste, qui faisait bien dans cecadre exotique de soleil et de sable.

Que d'enfantillage nous avions mis à nous composer un intérieur trèscouleur locale, chez cette vieille Marie-Félicité! Il nous avait falluautour de nous des animaux exotiques, comme en ont tous les coloniauxqui se respectent, et ce qui nous avait paru d'abord le plus indiquéavait été de nous procurer un marabout domestique.

Au premier aspect, cet oiseau ne semble pas excessivement décoratif;cependant, quand on a vécu longtemps au Sénégal, on finit par trouverque son air recueilli et triste de vieille bête hiératique va bienavec ce pays étrange, inéchangeable et désolé.

Les débuts du marabout sous notre toit furent des plus heureux. Nousfûmes pour lui des amis de confiance, nullement taquins comme le sontsouvent les jeunes officiers, terreur de ses semblables, qui leur fonttoutes sortes de vilains tours, pour jouir de leur air comique dedignité offensée...

Il comprit même qu'il nous en imposait, ce gros oiseau fétiche, un peuridicule, avec sa tête chauve, toujours inclinée en avant, comme enproie à des méditations profondes, et ses ailes noires, qui pendent àses côtés, ainsi que les longues manches des sages du Moghreb. Sadémarche était mesurée; il prenait des mines de prêtre officiantpour remplir les moindres actes de sa vie, et jusque dans sagloutonnerie, il mettait de l'onction.

Mais nous avions beau le gaver de poisson et de viande, les objets lesplus hétéroclites n'en disparaissaient pas moins dans son ventreblanc, avec un claquement sonore de son grand bec desséché.

En général, nous le laissions faire, nous ne nous permettionsd'intervenir que dans son intérêt, quand il avait avalé quelque chosede vraiment trop indigeste; par exemple, une bobèche de cuivre,attenant à une bougie, son mets préféré. Son regard, alors, étaitinquiet, son bec s'entr'ouvrait, sa respiration devenait haletante, etil était urgent de procéder à une opération délicate, mais àlaquelle il se prêtait fort bien: l'un de nous prenait l'oiseau par lespattes, le mettait la tête en bas, l'autre lui tapait sur la nuque avecun bâton, jusqu'à ce que l'objet qui n'avait pas voulu passer tombâtpar terre. Une fois lâché, le marabout reprenait toute sa gravitémajestueuse.

Notre seconde acquisition fut une délicieuse perruche. Elle étaitétonnamment câline, celle-là, et avait tout de suite su nousconquérir. Quand on approchait le doigt pour gratter sa petite têteverte, elle courbait le cou, en nous regardant gentiment de côté, deson joli œil noir, tout rond.

Hélas! elle resta peu de temps chez nous, elle fut bientôt victime dela voracité du marabout.

Nos deux oiseaux pourtant semblaient faire très bon ménage, et souventle marabout, avec un air protecteur et empressé de grand frère,accompagnait la perruche dans ses promenades autour du jardin. Nousétions loin d'attendre un tel dénouement.

Un jour, le gros oiseau au crâne chauve se montra particulièrementtendre pour sa compagne. Il se dandinait devant elle, sur ses largespattes, comme en proie aux transes de ne pouvoir exprimer toutel'immensité de son amour, et nous assistions, émus, à ce spectacletouchant. Mais, tout à coup, avant que nous ayons eu le temps debondir, le gros bec du marabout s'ouvrit largement et se referma sur lapetite perruche, avec son bruit caractéristique de bois sec... Il estinutile de dire que la vilaine bête hypocrite fut rapidement mise lesjambes en l'air et que les coups de bâton, que je lui assénais sur lanuque, manquèrent cette fois d'aménité. La pauvre perruche réapparutbientôt; son cœur battait encore, mais tous ses petits os étaientbrisés et nous ne pûmes la sauver.

Le marabout dut se repentir par la suite de son crime, car notreperruche fut remplacée chez nous par un singe des plus malins.

Dès qu'il vit ce nouvel arrivant, le gros oiseau comprit qu'il neserait plus le maître incontesté du lieu. Il alla pompeusement seretirer sur une branche, dans le jardin.

Et notre foyer perdit, aux heures de la sieste, sa tranquillitémonotone. Au lieu de dormir, il nous fallut sans relâche mettre la paixentre nos hôtes.—Tous les torts étaient incontestablement du côtédu singe, c'était toujours lui qui commençait.—Après les repas, dèsqu'il voyait le marabout repu fermer ses vieilles paupières grises, ils'approchait de lui à pas de loup et lui arrachait brusquementquelques-unes des plumes noires qui ornaient sa queue.

Le singe recevait alors un rude coup de bec et se sauvait souvent lecrâne plein de sang. Mais les belles plumes avaient pour lui un attraitsi irrésistible qu'il ne pouvait s'empêcher de toujours recommencerson jeu.

Ce manège-là dura plusieurs mois. Le marabout prit un pauvre air derésignation navrée, sa tête ridée s'enfonça plus profondémentencore dans sa collerette blanche, son plumage devint râpé etpitoyable. Il ne quitta plus son perchoir que la nuit, quand son ennemidormait.

Sénégal, avril 1371.

Nos nouveaux amis les Touareg nous ont décidément acceptés dans leurbande, et tout le jour, en leur compagnie, nous avons parcourud'immenses pays déserts.

Le vent brûlant, qui soufflait avec violence sur les dunes, nouscriblait de sable; nous cheminions dans un nuage d'or éblouissant. Noschameaux affolés, plus dégingandés encore que de coutume, cabraientleurs longs cous et n'avançaient que d'un trot inégal.

Il y avait du sable partout, dans nos yeux, dans tous les plis de nosvêtements, dans le poil de nos bêtes.

Nous devions faire bien, au milieu de ce paysage, avec nos grandsburnous sombres, battant au vent, et nos figures brunies par le soleild'Afrique, que des voiles cachaient en partie, à la mode touareg. Lefait est que l'on ne nous distinguait guère de nos compagnons duMoghreb.

Le soir, quand notre caravane passa devant le village de Touroukambé,les nègres, qui considèrent les Touareg comme des hommes fétiches, serangèrent sur notre route avec des airs de frayeur respectueuse. Ilsnous embrassèrent les mains et nous demandèrent des amulettes.

À BORD DE L'ESPADON

Sénégal, mai 1874.

Le 25 mai, je quittais lePétrel. On arma pour moi le canotd'honneur, comme c'est d'usage lorsque des officiers partent. Quatreenseignes y montèrent et je fus accompagné par eux à bord del'Archimède, qui devait m'emmener rejoindre à Dakar mon nouveaunavire l'Espadon.

L'Archimède était un vieux bateau de la côte d'Afrique, réarmé àla hâte, après avoir passé plusieurs années à pourrir dans lefleuve du Sénégal. Il était encombré ce jour-là de passagers et depassagères,—de pauvres femmes qui avaient voulu suivre leur mari auxcolonies et qui s'en retournaient malades en France. C'était, comme decoutume, un grand tapage de visites et d'adieux.

A cinq heures, le soir, nous partîmes. Le soleil baissait; nousdescendîmes rapidement le fleuve aux eaux jaunes... En passant, jereçus les derniers signes d'adieu de mes amis duPétrel, le cœurserré de les quitter tous... Et puis derrière nous, la triste villeblanche de Saint-Louis s'éloigna, avec ses maigres palmiers jaunes etses sables... Je perdis de vue ce coin d'Afrique où j'avais si vivementaimé et si vivement souffert[7]...

La nuit fut dure en mer, sur ce mauvais bateau,—rien à manger, grandroulis. J'étais brisé surtout par tant d'émotions et tantd'événements qui venaient en si peu de jours de se succéder dans mavie.

Le 26 mai, à une heure, l'Archimède vint mouiller dans la baie deDakar, que je revis avec bonheur.

Je retrouvai à bord de l'Espadon plusieurs braves amis. Ce navirepourtant me parut triste. Il était, avec son équipage noir, le typeaccompli des vieux bateaux sénégalais. Au plafond de son carrépendaient des caïmans et toutes sortes de bêtes saugrenuesdesséchées ou empaillées, souvenirs de beaucoup de voyages en Galam.Le calme était accablant pour moi à bord, après les émotions, sivives des derniers jours de Saint-Louis.

L'aspect de la chambre qui m'était destinée n'était pas réjouissant,surtout comparée à celle duPétrel que je venais de quitter.C'était une grande vieille chambre nue; le plancher, que le temps et lachaleur avaient disjoint, était hanté par de nombreuses familles decancrelas. Contre mon lit, un large sabord s'ouvrait, à deux doigts del'eau verte, et je voyais, pendant les heures énervantes de la sieste,s'ébattre tout près de moi les poissons, les requins et les petitsnègres en pirogues.

Dans les périodes de la vie où le cœur est rempli par quelque passionvive, les moindres détails des objets extérieurs se graventétrangement, et le temps, qui emporte tout, en laisse persister lesouvenir...

Ainsi cette grande chambre de l'Espadon restera longtemps présenteà ma mémoire.

[7]Pierre Loti a déchiré une grande partie des notes prisesà cette époque de sa vie.

À BORD DE L'ESPADON

Dakar, 20 juin 1874.

Ma première visite à Dakar fut pour la vieille mulâtresseMarie-Félicité, qui nous avait loué sa demeure au temps duPétrel.

Maintenant, elle avait repris possession de cette grande maison et s'yétait de nouveau installée, avec toutes ses négresses et toutes sesloques. Mais elle m'apprit qu'elle avait réservé pour moi un petitpavillon au bout du jardin. Ce pavillon était grand à peu près commeune chambre de bord; il y avait là un lit à moustiquaire très blancheet une étroite couchette de nègre en nattes et bambous, pour lasieste. J'y retrouvai aussi ma tête d'hippopotame et ma peau de giraferapportées de Podor.

Ce dernier mois passé à Dakar restera une des périodes les plustroublées de ma vie. Ma bien-aimée est partie pour la France, j'ai lecœur rempli d'amour pour elle, de remords, de bouleversements et decontradictions.

Mon service à bord me retient peu et j'emploie mes journées à refairenos promenades d'autrefois, par les sentiers de sable, dans les âpressolitudes du Cap Verd.

Le soir, je vais rôder dans les villages noirs, vêtu comme lesindigènes d'une longue tunique blanche.

C'est juin; la saison des grands orages approche, l'atmosphère secharge des senteurs du printemps tropical et les daturas commencent àouvrir partout leurs larges calices blancs.

Mon pavillon est entouré de lauriers-roses et d'acacias exotiques enfleurs. La nuit, l'excès de tous ces parfums m'endort d'un sommeillourd et plein de rêves étranges.

Dakar, juillet 1874.

Cette nuit, j'ai eu très peur dans mon pavillon isolé, au bout dujardin de la vieille mulâtresse.

Il y avait bamboula chez les femmes lépreuses et j'entendais au loinleur tam-tam et leurs chants.

J'étais couché, j'allais même commencer à m'endormir, quand je merendis compte que le bruit se rapprochait peu à peu... Une craintevague me tint alors éveillé, et cette crainte augmenta à mesure queles battements du tambour et les voix éraillées se faisaient plusdistincts...

Lorsque la bande ne fut plus qu'à deux pas, je me souvins tout à coupavec terreur que ma porte et mes fenêtres étaient restées grandesouvertes. Mais il n'était plus temps, les danseuses de cauchemaratteignaient déjà mon seuil et je dus assister à tout leur sabbat.

Au beau clair de lune, pendant quelques instants, je vis se trémousseréperdument devant moi d'ignobles corps boursouflés de lèpre, s'agiterdes tronçons de mains couvertes d'affreuses croûtes blanches, desfigures sans nez et sans lèvres vinrent me regarder de tout près,comme dans les mauvais rêves, avec une sinistre expression degaîté...

Et puis le tam-tam entraîna plus loin les lépreuses et je fusdélivré; mais il me sembla sentir longtemps encore comme une odeur decadavre et tout ce qui m'entourait me parut souillé...

Dakar, juillet 1874.

J'étais venu hier, à cette place, au pied du grand arbre des dunes,voir partir lePétrel qui emmenait à Saint-Louis mon cher frèreJean.

Ce grand arbre des dunes est un vieil ami—un ami de trois ans et plus.Quand leVaudreuil s'arrêta au Sénégal en 1871, c'était le butchoisi de nos courses; nous avions adopté ce coin du pays, ce grandombrage isolé.

Et, lorsque la côte d'Afrique s'éloigna de nous, nous le suivîmeslongtemps des yeux... Nous partions alors pour les mers du Sud, plusheureux qu'aujourd'hui, et plus jeunes. A cette époque, tout étaitneuf et étrange encore pour nos imaginations; le soleil nous semblaitplus brillant et la nature tropicale plus belle... Nous venions lematin, au pied de cet arbre, il était à cette heure plein de lézardsbleus, d'oiseaux et d'insectes.

Je me souviens aussi d'une certaine bête singulière qui habitait levoisinage et nous intriguait fort... Nous ne réussîmes pas à laprendre malgré nos embuscades.

Nous étions très enfants encore dans notre premier enthousiasme devoyages et d'aventures, et le centre mystérieux de la triste Afriquenous faisait souvent rêver quand, assis à l'ombre du grand arbre, lesyeux tournés vers l'intérieur du pays, nous interrogions l'immensehorizon des sables...

Mais c'est moins ton souvenir que je retrouve ici, mon bon frère, quele sien, son souvenir à Elle qui t'est inconnue... C'est à cette placeaussi que je suis venu voir passer le navire rapide qui emmenait enFrance ma bien-aimée... Ce jour-là, un grand vent agitait, au-dessusde ma tête, l'arbre géant et, à mes pieds, soulevait d'énormes lamesmoutonneuses, sur la mer où fuyait son navire.

C'était pendant l'accablement de midi. Le soleil embrasait mon front etfrappait durement mes épaules, mais je ne sentais rien, tant ma tèteétait perdue...

Ce soir, je viens ici pour la dernière fois, je vais quitter ce pays...

Ce soir, c'est la tristesse des heures crépusculaires, au milieu decette solitude sans fin...

La grande masse sombre de l'arbre isolé se dresse devant moi.L'obscurité monte de tous les replis des collines de sable; ellecommence à gagner les crêtes, où s'estompent dans le lointainquelques silhouettes rigides de baobabs. Avec l'obscurité, montentaussi les vapeurs malsaines de la nuit et le parfum des daturas blancs,qui alourdit ma tête... L'air devient oppressant comme celui d'unechambre chaude, dans laquelle trop de fleurs auraient été troplongtemps enfermées.

Bientôt va s'élever dans la brume une grosse lune au contourimprécis; et alors commencera le sabbat nocturne des bêtes fauves,tout près, dans le cimetière des Dghioloff.

Le temps n'a pas de prise sur un tel pays désolé... Il y a dixsiècles, le grand arbre des dunes existait déjà, dans dix siècles iln'aura sans doute qu'à peine un peu plus étendu ses branchesmonstrueuses... Mais ce désert inéchangeable et triste ne m'intéresseplus, ma pensée est entièrement prise par notre amour, ma bien-aimée.Nous, dont l'existence ne se compte que par années, où serons-nousseulement dans dix ans?...

Peut-être pourrons-nous dérober encore quelques heures au temps quipasse, quelques heures fugitives d'amour, et puis, il faudra mourir...Encore quelques années et nous ne serons plus rien... Mais les daturasd'Afrique continueront à fleurir, avec leur parfum de belladone, et legrand arbre des dunes élèvera toujours sa tête sombre au-dessus desbrumes du soir...

À BORD DE L'ESPADON

En mer, juillet 1874.

La veille du départ de l'Espadon pour la France, il y eut àSaint-Louis déjeuner d'adieu chez les spahis.

J'en conserve bon souvenir, de ce déjeuner où régnait entre nous tousune franche amitié, avec un regret sincère de nous quitter pourpeut-être ne jamais nous revoir... Nous étions assis, y compris legrand singe du lieutenant de spahis Brémont, sur une terrasse blanche.

C'était par une matinée brûlante de juillet; le ciel était d'un bleuinconnu même à l'Italie. Nous dominions la ville,—des maisonscarrées et des terrasses mauresques, tranchant par leur éblouissanteblancheur sur ce bleu intense du ciel, et, ça et là, quelques palmiersimmobiles, élevant leur tète jaune. Le soleil arrivait au zénith, lachaleur était accablante.

Après le déjeuner, Brémont demande au capitaine de l'Espadon lapermission de lui présenter un spahi qui désirait, au dernier moment,obtenir passage pour rentrer en France.

Ce spahi n'était autre que J. Peyral[8]; il se présenta avec uneaisance et une expression de gaîté souriante que je ne lui connaissaisplus.

Pour notre dernière nuit sur le fleuve, il y eut une tornadeépouvantable et l'Espadon fut inondé.

Le lendemain matin, un dimanche, dès six heures, commencèrent à bordles visites d'adieu. Comme nous étions fort répandus, tous lesofficiers de la colonie se présentèrent successivement. C'est aumilieu de ce tohu-bohu sans précédent que Brémont vint conduire etrecommander son protégé, J. Peyral.

Notre départ se fit à neuf heures par un temps radieux. Les noirsétaient rangés en masse le long du grand fleuve pour nous voir passer.Bientôt la vieille ville de Saint-Louis disparut de notre horizon,cette fois pour toujours... Nous ne vîmes plus que l'immense Saharadont nous devions suivre longtemps encore les plages monotones...

[8]Celui duRoman d'un Spahi.

Annecy, 28 octobre 1874.

... Après de longues contestations avec un vieux monsieur et unevieille dame, je pris possession de ma place dans le coin gauche ducoupé. Et la diligence, attelée comme celle du temps jadis d'un chevalen flèche, partit au grand trot.

Devant une maison bien ancienne, habitée par des forgerons, je disadieu à une vieille Savoyarde à la figure honnête. Assise sur le pasde sa porte, elle guettait mon passage d'un air discret et mystérieux,de l'air de quelqu'un qui devine à moitié ce dont il s'agit et quiveut apprendre aux voisines qu'elle est bien dans la confidence. Del'autre côté de la rue, debout et moins timide, se tenait son fils,mon pauvre ami Ermillet[9], avec sa douce et brave figure.

Il savait bien, lui, que je faisais un triste voyage et que quelquechose de capital pour moi allait se passer...

On était aux derniers jours d'octobre et c'était une saison avancéepour la Savoie; mais cette journée était tiède et radieuse, lesmontagnes rousses ou couronnées de sombres sapins se découpaient surun ciel tout bleu et limpide; les arbres déjà jaunis avaient jonchéla route de leurs feuilles mortes; c'était tout le charme des derniersbeaux jours.

Les voyageurs étaient priés de descendre de voiture dans les montéesardues; cela se faisait en famille, il se passait de petites scènes quirappelaient les histoires de M. Töpffer et qui m'auraient parucomiques, si je n'avais pas eu le cœur serré par tant d'angoisse.

Je reconnus peu à peu tous les sites décrits par Ermillet dans sonlangage primitif, ceux qu'il avait parcourus une fois, en fugitif, dansson enfance.

La nuit arriva, et la vieille diligence avançait toujours, s'enfonçantdans des chemins de montagne, dans des vallées profondes et noires,traversant de loin en loin des villages perdus de contrebandiers qui, àcette heure, prenaient des aspects fantastiques...

Maintenant le froid était vif et la nuit brumeuse; nous vîmesau-dessous de nous, dans la plaine, les lumières d'une grande ville; etpuis le trot de nos chevaux retentit bientôt sur les pavés d'une ruepopuleuse, où des passants affairés circulaient dans le brouillard.

... C'était cette ville dans laquelle je venais, seul et étranger,tenter une démarche désespérée; elle me parut infiniment triste.

J'errai le long des quais inconnus, demandant aux passants le chemin del'hôtel où des lettres devaient m'attendre.

L'hôtel était encombré de Russes et d'Anglais, de touristes dont lagaîté sonnait faux à mon oreille... On me servit un souper auquel jene touchai même pas.

A neuf heures, à peu près, je sortais de là, en priant qu'onm'indiquât ma route.

Il faisait nuit noire, avec une brume épaisse, et moi, qui arrivais dela lumineuse Afrique, je me sentais affreusement dépaysé.

Je marchai longtemps par des rues en pente raide, sombres et désertes;enfin j'arrivai devant la maison que je cherchais; c'était un vieilhôtel aristocratique à la porte armoriée.

Je tremblais comme un enfant à cette porte... Aucune lumière, aucunmouvement dans cette maison, où j'étais venu jouer ma vie... Je levaila main pour frapper... j'avais comme un vertige, je ne respiraisplus[10]....

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... Nous repartîmes paisiblement et la diligence prit, sur la granderoute, une allure plus rapide.

Il était environ midi, les montagnes de la Savoie avaient une splendeurinusitée sous ce beau ciel d'automne; c'était encore, comme hier, unede ces journées pures et tièdes de l'«été de la Saint-Martin», unede ces belles journées qui ont tant de charme parce qu'elles sont lesdernières... J'éprouvais ce sentiment de calme qui suit lesimpressions violentes et qui est une lassitude du cœur...

Annecy apparut, tout baigné de soleil; j'avais hâte d'y revenir et d'yretrouver l'ami que j'avais laissé...

Mon pauvre ami travaillait à la journée dans une usine de fer, où ilgagnait péniblement le pain de sa vieille mère et de sa sœur.

«Tout est fini et me voilà, lui dis-je; laisse ton ouvrage, viens avecmoi, j'ai peur d'être seul...»

Je restai à Annecy cinq jours encore, cinq belles journées que nousavons passées, mon ami et moi, à courir les montagnes, et j'ai bonsouvenir de ces quelques jours.

Le soir, nous nous promenions sur le lac, dont la beauté paisible ettriste était en harmonie parfaite avec mes pensées d'alors...

[9]Ancien matelot duPétrel. Pierre Loti était venu voiren grand secret la personne partie avant lui du Sénégal, dont il estquestion dans la lettre "Dakar, 20 juin 1874.", et ce fut avec elle sasuprême entrevue.

[10]Ici, plusieurs pages manquent dans le journal.

Joinville (école de gymnastique), 25 janvier 1875.

Ce soir, à la fin d'un triste jour d'hiver, après le piètre dînerd'usage, au milieu du bruit et des voix indifférentes, dansl'atmosphère épaisse et enfumée du mess, j'ai été tout à couptransporté, par le souvenir, sur la grande mer agitée, dans l'air purdes tropiques; j'ai revu, comme dans un rêve, le vieilEspadon battupar les lames des alizés, et toutes mes impressions d'alors, déjàlointaines et oubliées, se sont représentées à moi, avec toute lanetteté frappante de la réalité.

C'était ce soir d'aout, où je descendais quatre à quatre de lapasserelle, annonçant au commandant: «Le pic de Ténériffe en vue,par le travers de bâbord.» J'étais alors second de l'Espadon, unvieux petit bateau à moitié démoli qui revenait du Sénégal; maisnous nous aimions tous à bord,—tous mes hommes m'aimaient et je les aitous regrettés, quand il a fallu les quitter.

Berny, le grand timonier François Berny, qui était un peu monpréféré, écarquillait ses yeux et ne voyait rien encore...

«C'est vrai, dit notre brave capitaine, quand il eut constaté le faitavec sa longue vue, mais, lieutenant, vous avez de bons yeux...»

Et la nouvelle joyeuse courut vite jusqu'au fond de la cale: «Lelieutenant a vu la terre, le pic de Ténériffe, par le travers debâbord!»

Depuis quinze jours, tout était question pour nous, le mauvais tempsnous chargeait sans relâche, et notre vieille barque était pleined'eau. Mouillés tous et un peu découragés, nous étions épuisés defatigue.

C'était bizarre d'être comme cela une bande d'amis exposés en mer surquelque chose d'aussi petit et d'aussi vacillant, mais les impressionsqu'on éprouve en pareille circonstance, les marins seuls peuvent lescomprendre...

Ce soir-là, l'alizé humide chassait sur nos têtes les petits nuagesrapides des mauvais temps des tropiques, le soleil venait dedisparaître, la soirée était froide et la mer grosse; nous étionscouverts d'embruns... Il y avait longtemps que mes yeux cherchaient laterre, dans cette direction indiquée par mes calculs du jour...Au-dessus d'une bande lointaine de vapeurs vagues, se dessinait àpeine, sur le ciel encore clair, une forme haute qu'il fallait des yeuxde marin pour saisir... J'avais reconnu cette silhouette indécise dupic de Ténériffe, cette silhouette qui m'avait déjà frappé, troisans plus tôt, lorsque je faisais mon premier voyage à travers lemonde.

Le grand vent qui nous couvrait de son humidité salée était de plusen plus froid, et la mer grossissait encore à l'approche de la nuit,mais la joie était revenue à bord et les matelots chantaient... Nousavions la terre, là, tout près, la terre de Ténériffe; ce point siproblématique de la traversée était atteint et nous étions au boutde nos peines...

Nous entrâmes transis, le capitaine et moi, dans le kiosque des cartes,porter, malgré le roulis, la position exacte de notre navire.

Ces souvenirs que l'Espadon m'a laissés occupent parmi tant d'autresune place à part... Le danger toujours, le grand vent, la mer agitée,l'incertitude du lendemain et, avec cela, la conscience du devoiraccompli... la responsabilité de toutes les heures, de tous lesinstants, la nécessité absolue d'employer au salut commun toutes lesressources de mon intelligence et de mes connaissances. Je remplissaislà mes devoirs pénibles de marin, le cœur plein de passion et pendantque ma vie intime traversait des circonstances inouïes...

Je me sentais revivre aussi, après l'énervement du Sénégal, enrespirant cet air vif de la grande mer, à l'approche des régionstempérées. Il y avait la France au bout du voyage, il y avait Elle, mabien-aimée, et tous mes parents chéris que j'allais revoir.

Mais le charme de ce rêve a passé bien vite et je suis retombélourdement sur moi-même, retrouvant le mess enfumé, l'engourdissementde l'hiver et le tapage des conversations abruties... Mes souvenirs sontredevenus confus, à peine ai-je pu en ressaisir la suite...

Je me rappelai cependant qu'en sortant du kiosque des cartes, j'étaisdescendu dans le faux-pont obscur, jusqu'à ma chambre, le seul coin dubateau où brûlait encore une lampe. Au milieu du désarroi général,cette chambre avait été épargnée... son bien-être était insolentparmi cette misère...

La portière soulevée, on y était comme dans une sorte de sanctuaireexotique aux riches couleurs; il y avait partout des armes, descolliers, des panoplies brillantes, des rosaces faites de nacre etd'ailes d'oiseaux des tropiques... J'avais mis là tout ce luxe parcequ'Elle devait la voir...

Sur mon lit bas, couvert d'une grande draperie yoloff, je trouvai unhomme assis, l'homme en veste rouge, le spahi de Cora[11]...

Quand j'entrai, il leva tristement sa belle tête: «C'est vrai,lieutenant, dit-il, que vous avez vu la terre?... Tant pis, je voudraisque nous n'arrivions jamais...»

[11]Jean Peyral, duRoman d'un Spahi.

Joinville, 1er février 1875.

Il y a cinq mois aujourd'hui, je rentrais en France... C'était unebelle et chaude journée, un dimanche d'été. L'Espadon remontait lecours de la Charente après quarante jours de traversée qui comptentterriblement dans ma vie... C'était le 20 juillet que nous avionsquitté Saint-Louis du Sénégal...

Cinq mois déjà! comme le temps vole, il éloigne tous les souvenirs etles efface... Mon amère douleur peut-être aussi s'effacera-t-elle avecles années, malgré moi qui voudrais au moins la garder; car j'aimemieux cette douleur qui est encore quelque chose d'Elle, qui est tout cequi reste de vivant en moi, j'aime mieux cette douleur que l'oubli quele temps peut m'apporter.

Tout est pâle et décoloré dans ma vie; le drame est fini, je resteseul, épuisé par l'action, attendant, avec le calme d'un mort, leterrible châtiment final.

Cette année 1874 a passé comme un ouragan dans ma vie, elle a toutdévasté et tout emporté sur son passage, tellement qu'il me sembleque je n'aie pas vécu jusqu'alors et qu'à présent je ne vive plus...

Et maintenant, dans le calme, dans le vide de ma vie, c'est comme unrêve de penser à cette époque troublée où j'ai tant aimé... Qu'ily avait de passion alors en moi et autour de moi, que de contradictionset d'amour... Je marchais englobé dans un tourbillon de fièvre etd'ivresse; c'était tout un imbroglio criminel, où le grand soleild'Afrique jouait son rôle, avec les brises tropicales, avec notrejeunesse, avec le décor triste et grandiose des solitudes et dessables...

Mais c'était vivre, tandis qu'à présent je suis mort... Je mesouviens seulement comme un mort qui se souviendrait de la vie; c'est lesentiment que j'éprouve quand je regarde en arrière.

Hélas! le 1er septembre, la date de mon retour, cinq mois déjà, monDieu!... Et trois mois bientôt que j'ai touché, pour la dernièrefois, la main bien-aimée de celle qui a brisé ma vie;—en Savoie, unenuit d'octobre, une nuit froide et brumeuse, où notre entrevue futcourte, sombre et mystérieuse comme une entrevue de malfaiteurs.... etpuis ce fut fini à tout jamais...

C'est d'Elle, je pense, que vient ce charme qui s'attache encore dansmon souvenir à toute l'année passée, à tout ce triste pays d'Afriqueet à mon vieux bateau de là-bas...

... Mon Dieu, mes souvenirs s'en vont déjà, je le sens, tout s'efface;chaque jour je cherche à en fixer les bribes sur mon papier: effortinutile, je ne puis les traduire par des mots, et quand je relis,après, je ne les retrouve plus; les phrases écrites, froides etimpuissantes, ne me rappellent plus rien... Hélas! quand des années,quand l'inexorable temps aura fait de moi un vieillard, qu'on m'auracouché dans la tombe, il ne restera donc plus rien, plus un vestige,plus un souvenir de ce que j'ai si vivement senti, de ce qui a fait sifortement vibrer mon cœur à vingt-cinq ans?...

Il y a cinq mois aujourd'hui, c'était par une belle journée dedimanche, l'Espadon remontait doucement le cours de la vieilleCharente et nous nous abandonnions tous à la joie paisible du retour...

La veille au soir, pendant le «remplacement au quart», j'avais mis enpanne pour une grande barque montée par des pêcheurs qui nous avaientcrié en passant; «Vous êtes trop au Nord, laissez porter ou vousallez atterrir en Bretagne...»

La mer était grosse; ces lames vertes, courtes et rapides, propres ànotre golfe de Gascogne, nous secouaient terriblement.

Bellegarde et moi, nous avions dit après le dîner: «Botz, mon cherBotz, la nuit s'annonce très mauvaise et notre pauvre vieux bateau netient plus; ce Malvoisie de Palmas qui nous reste, il serait trèsprudent de le boire...» Et nous avions bu ce Malvoisie.

J'avais ensuite joué à Botz, contre ma tunique yoloff, en cinq pointsd'écarté, le grand manteau blanc qu'il venait d'acheter au spahi deCora. Je nous vois là encore, nous tous qui avions souffert ensemblecomme des pauvres naufragés, suivant avec anxiété la marche de cescartes, comme s'il se fut agi d'une affaire d'importance. Bellegarde,derrière moi, m'embrouillait de ses conseils; le matelot Delaruemarquait les points pour Botz avec les fiches à roulis. Le spahi lesmarquait pour moi de la même manière, ses yeux sombres obstinémentfixés sur les miens...

J'avais 5 du roi et je gagnais le manteau quand la vigie signala le feude Rochebonne, le premier feu de France, et nous courûmes tous sur lepont...

Joinville, 11 mars 1875.

... Je viens d'être malade pendant un mois et je suis faible encore...J'ai été malade de chagrin, je ne croyais pas que cela fûtpossible... Le médecin ne s'y est pas trompé, d'ailleurs, quoiquetoujours je lui aie nié la chose... J'avais subi bien des angoisses ensilence, j'avais dévoré mon désespoir sans verser une larme, et puisla réaction a eu lieu, le chagrin a brisé mon corps et m'a couché surmon lit, où j'ai appris à connaître la souffrance physique... Matête me faisait grand mal, j'avais la fièvre constamment avec un peude délire... Mes souvenirs du pays du soleil avaient pris une vivacitéet une netteté frappantes, c'était comme une double vue; je revoyaissans cesse en rêves les dunes de Dakar, les déserts de sable et lepays de Bobdiarah. Ce long hiver de Joinville avait contribué, luiaussi, à m'abattre si bas, avec cet isolement, ce froid sombre et cetteneige, toutes ces tristesses auxquelles je n'étais plus habitué...

Mes camarades, quelques sous-lieutenants, me veillaient et me visitaientà tour de rôle. Mon soldat passait ses journées, par ordre dumédecin, mais sans résultat, à me frotter tout le corps avec de l'eaude mélisse pour me ranimer, et tout le monde pensait que je m'enallais... on ne savait pas pourquoi, ni comment...

Cependant, un jour de soleil, je me suis levé et habillé avec soin,mes jambes ne me supportaient presque plus, j'ai pu malgré tout metraîner jusque dans la campagne et, à partir de ce jour-là, j'aiété sauvé...

A présent, je commence à aller mieux et à sortir chaque fois quereparaît le soleil...

J'étais peu habitué à souffrir, j'ignorais encore la maladie, etcette excessive faiblesse; ces sensations nouvelles m'ont causé commeun étonnement douloureux.

Joinville, 13 mars 1873.

Après une nuit d'angoisse et d'insomnie, une pénible torpeur m'aabattu tout le jour, me laissant en proie à d'étranges cauchemars...

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... L'air lourd est chargé de senteurs de l'âcre soumaré, la chaleurest énervante, le silence accablant, la mer immobile comme un miroirbleu pâle sous le soleil torride, l'intensité de la lumière faitpâlir le ciel...

La ligne bleuâtre, là-bas, c'est la côte de Guinée,—à perte devue, c'est la ligne monotone des vertes forêts vierges, baignant dansl'eau tiède...

... Où est-elle, ma bien-aimée?...

Je suis retourné seul dans ce pays, où j'étais venu pour te suivre,tu m'as abandonné, je t'ai perdue... Entre le passé et le présent, ily a un abîme...

La question a été décidée, je suis resté marin et je suisreparti... Mais pourquoi suis-je seul, pourquoi m'as-tu abandonné?. . .

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... L'air lourd est chargé d'orage, de senteur de soumaré... Dans lesforêts profondes on respire des miasmes de fièvre; c'est cette côtemaudite, le pays des forêts silencieuses qui ne finissent pas.

Les serpents dorment sur des plantes chaudes et empoisonnées, lescaïmans dorment sur une vase chaude et malsaine. L'immensité de la merest immobile sous le ciel torride...

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Les nègres frappent des coups sourds sur les tam-tam de bois; on entendaussi le mugissement des trompes en coquillage des sorciers; ils passenten pirogue; les rameurs, luisants de sueur, enfoncent leurs pagayes dansl'eau chaude qui se ride mollement comme de l'huile...

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... J'entends le chant plaintif des jeunes femmes noires... Ensuite, jevois des nègres mandingues endormis au soleil dans les racines desgrands arbres sacrés...

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... Et puis je m'éveille tout à fait et mes yeux s'arrêtent sur unbouquet de roses de Noël, posé près de moi... Je suis couché sur unlit de repos, dans ma chambre de Joinville... Il est quatre heures dusoir; un sombre crépuscule d'hiver passe à travers les rideaux; monordonnance est assis au coin du feu.

C'est l'heure de la visite du médecin; il trouve que je n'ai plus defièvre, que je suis seulement très faible encore...

Joinville, 20 mars 1875.

J'ai eu, ce matin, cette nouvelle que mon ami Brémont, lesous-lieutenant de spahis, vient de mourir à Saint-Louis du Sénégal,des suites de blessures reçues dans l'expédition contre le roi LalDior. Et cette nouvelle a été pour moi un accablement de plus...

Je me suis promené tout le jour, seul, dans les bois, par un terriblevent glacé. En rentrant, je me suis endormi épuisé dans mon fauteuil,auprès du feu...

Je me suis réveillé longtemps après, à la tombée d'une lugubre nuitde mars, transi de froid sous mon manteau, les pieds devant le feuéteint.

Ce triste souvenir m'attendait au réveil: «Brémont est mort.» Et mapensée s'en est allée une fois de plus, du ciel terne de Joinville aupays du soleil, où j'ai tant vécu,—au milieu de mes amis de là-bas.

Brémont mort, couché lui aussi au cimetière de Sorr, lui que j'avaisconnu si plein de vie, si admirablement beau, et qui un soir, à undiner de spahis, buvait gaiement: «A ceux qui sont tombés à Bobdiarahet à Mecké!»

C'est ainsi cependant qu'il devait mourir; il était de cette raced'hommes à part qui ont fait, dans leur existence bizarre, leur pays duSénégal, leur patrie des déserts de sable.

Mon ami Brémont avait quelques dettes à Saint-Louis, on a dû vendreà des mulâtresses ses effets, ses armes, son singe et son chien...C'est ainsi que finissent les spahis...

Joinville, 21 mars 1875.

Le journalle XIXe siècle annonce que l'expédition dirigée par monancien camarade de l'École navale Brazza, enseigne de vaisseau etprince romain, partira le 1er septembre pour Dakar, où l'attend letransport leLoiret. L'expédition doit remonter le grand fleuveOgooué et explorer par là le centre Afrique.

Il y a un an, à Dakar, Brazza m'exposait son projet téméraire etj'étais fort ébranlé pour le suivre; je lui avais même promis magrande chienne Coura-gaï, à laquelle nous avions reconnu des aptitudesspéciales comme bête de garde pour les campements.

Aujourd'hui, à Joinville, neige et givre... Pourquoi ne suis-je pasparti avec mon ami Brazza! Qui me rendra le grand soleil d'Afrique,même celui de l'Ogooué!

Joinville, 26 mars 1875.

J'essaie de reprendre goût à la vie et je n'y réussis pas... On selasse de tout, même de la douleur, et la mienne s'en va, mais rien nela remplace, rien que le sentiment du vide et l'immense ennui devivre...

L'image chérie de celle qui m'a abandonné s'efface; je prends monparti de l'étrange situation qui m'est faite dans ce monde et lesinistreMané, Thecel, Pharès! ne m'effraie plus...

D'ailleurs la santé m'est revenue, mes muscles se développentterriblement, par excès de gymnastique, et la vie déborde.

J'ai dit adieu à mon existence sombre, à mon existence de cénobite,j'ai ouvert ma porte à deux battants à la jeunesse et à la vie. Et machambre, d'abord solitaire et close comme une cellule de moine, retentitchaque soir d'éclats de rire de jeunes femmes. J'étais pour mescamarades un point obscur dans leur monde, et comme une énigme; àprésent, j'ai pris le rôle opposé et la tête du mouvement...

La gaie vie de bohème... Quand j'avais dix-sept ans, on la menaitautour de moi, au Quartier Latin, où j'étais venu préparer l'Écolenavale, et moi seul je n'y prenais pas ma part; une tristesse vague, unbesoin de luxe et de raffinement m'en éloignait alors, et j'allaischercher, sur la rive droite, l'amour d'une jeune fille triste, trèsrichement entretenue.

A quoi bon un masque d'austérité! Maintenant, j'ai besoin de ce bruitet de cette fantasmagorie, je ne supporte plus d'être seul...

Ceux à qui j'ai ouvert ma porte ne demandent qu'à rentrer. J'ai étéentouré et fêté; parce que j'avais été sombre, mystérieux etmourant, on a célébré mon retour à la jeunesse et à la vie. Monmétier de marin et mes longs voyages exercent aussi, sur tout ce monde,leur prestige; c'est à qui sera mon ami, à qui sera ma maîtresse.

J'ai vu que mon cher frère Jean était étonné de cet entourage et dece train de vie insolite; mais il a compris et n'a rien dit; il saitd'ailleurs que tout cela n'est qu'apparence et que le respect exagéréque j'ai pour moi-même m'empêchera toujours de rouler au plus bas,jusqu'à la débauche vulgaire.

Non, pourtant, je ne l'oublie pas encore, ma bien-aimée... je n'ai pasencore cette insouciance que je désire... Je veux le plaisir et, aufond, j'ai la mort dans le cœur. Le remords, l'inexorable remordsm'obsède la nuit; je tords mes mains de désespoir quand je pense àcelle que j'ai perdue sans retour; j'ai des nuits terribles, suivies deréveils affreux.

... Oh! cette angoisse du réveil... Pourquoi toujours cette luciditéétrange qui fait de ce moment une épouvante?

Je loge dans une grande maison laide, en face de la gare; cette maisonest réservée aux officiers qui, comme moi, suivent les cours del'École de gymnastique.

Au-dessus de chez moi habite un sous-lieutenant du 57e de ligne. Samaîtresse, Henriette, vient deux fois par semaine—très belle,spirituelle, d'allure dévergondée et tapageuse, mais toujoursresplendissante et ne produisant jamais deux fois la même toilette;elle amène souvent, comme repoussoir, une certaine amie Berthe, trèsnippée aussi, mais laide...

A ma droite habite un officier d'artillerie, mais celui-là n'est pas denotre bande; sa maîtresse est invisible et taciturne, comme lui-même.On se borne à des saluts...

A ma gauche, c'est chez la mère Julie, notre propriétaire; un chat ettrois chiens: Toutou, Toutoute et Titine.

Au deuxième, porte à gauche, demeure Delguet, du 30e de ligne, l'undes «Golos» (ce mot, qui signifie «singe» en yoloff, nous sert icià désigner ceux qui sont bien de notre bande). Delguet est même,après moi, le premier «Golo». D'Annecy, où son régiment tientgarnison, il a amené sa maîtresse savoyarde, une petite ouvrièrehonnête et gentille; c'est la Fratine; nous lui avons donné le nomd'une vieille revendeuse d'Annecy dont elle nous avait, une fois, contél'histoire. Elle a dix-sept ans, elle est gracieuse, fine et naïvecomme une enfant.

Le groupe Delguet-Fratine est le plus pauvre de la bande, mais aussile plus charmant.

La Fratine, très sauvage et effarouchée d'abord, en est venue à meconsidérer comme son meilleur ami et ma chambre comme la sienne. Devenuson grand confident, je suis à même d'apprécier les qualités de soncœur.

Elle travaille tous les jours à Paris, chez des gens fort laids pourlesquels j'ai cru devoir plusieurs fois, à cause d'elle, me montreraffable. (Ils tiennent un atelier de confection de cravates pour lesmagasins du Louvre.)

La Fratine arrive chaque soir par le train de sept heures comme unepetite affamée, apportant un tas d'ouvrage à faire pour lanuit,—ouvrage auquel nous l'empêchons toujours de toucher. Nous laguettons venir de mon balcon, Delguet et moi. Nous connaissons du restetous les voyageurs qui arrivent par ce train de sept heures, car nousleur avons fait souvent diverses niches.

Notre petite amie monte chez elle ou chez moi et mange, par économie,le dîner de Delguet qui s'en passe.

La Fratine n'a qu'une toilette, comme autrefois Mimi Pinson; elle la metle dimanche pour venir avec nous se promener au bois de Vincennes; maiscomme la robe est en toile, quand il pleut on ne sort pas. Je suisconsulté pour les chapeaux et pour les tenues de voyage et de travail,qui se confectionnent toujours chez moi, tandis que notre amie nousraconte, avec une innocence étourdissante, les cancans de l'atelier.

Au même étage que Delguet, à la porte de droite, un quatrièmesous-lieutenant au 30e, sorte de grand tambour-major, est en ménageavec sa «femme du monde», la pyramidale Liline, qui vient toujourstrès mystérieusement. Liline est pourtant descendue, certain jour,déjeuner chez moi; mais nous la tenons à distance.

La maison de la mère Julie possède un autre escalier. Là, au premier,porte à gauche, on trouve Rayer, un enseigne de vaisseau, mon grand ami(ce terrible qui a tué un homme en duel au sabre). Nous faisonsdomestique commun et porte-monnaie aussi.

Puis viennent les chambres des deux officiers de cavalerie. Le premier,d'un caractère déplorable par instant, a pour maîtresse la petiteMaria, demoiselle de magasin au Louvre (section des nouveautés, rayondes grisailles)—jolie, toute jeune, avec une apparence de naïveté, unpeu exagérée peut-être, mais mignonne.

Le second, d'un caractère encore plus insupportable que le premier,mais bon comme la vie; il vous demande pardon après s'être mis encolère et vous embrasse en pleurant. Sa maîtresse, Louise, est unebrave fille, modiste, rue Molière à Paris. (Elle fait une certainegrimace assez drôle qu'elle appelle: «Golo content». C'est du restetout ce qu'elle sait faire...)

Dans la maison en face demeure un officier au 3e d'infanterie de marine,vieux Sénégalais et charmant garçon. Il a commandé quatre ans auGrand Bassam, à la côte de Guinée, et c'est lui qui a introduit leyoloff comme argot dans la bande. Sa maîtresse, la grande Victoria,modiste également rue Molière, se produit peu; sa figure serait assezjolie si elle n'avait pas tant de taches de rousseur.

La chambre de la grande Victoria, à Paris, est à ma disposition pourmes travestissements.

Le dernier «Golo» habite plus loin, à la brasserie. C'est unsous-lieutenant au 19e chasseurs; bien élevé, bien gentil, maisaccaparé par Armandine, demoiselle de magasin aux faux-cols, qui nousdéplaît fort.

De tous mes voisins, ceux qui me gênent le plus, c'est assurémentHenriette et son ami, Henriette qui me poursuit de ses bouquets et deson amour, et son ami qui ne s'en aperçoit pas. Je reçois des bouquetssur la tête dès que je parais au balcon, des bouquets de roses, desbouquets de muguet, et elle-même aussi quelquefois, car elle imagine dem'arriver par là à l'aide de ses draps. Quand je ferme ma porte, elleentre par les fenêtres... Elle et Berthe sont entrées dans ma chambre,une belle nuit, par cette voie, à ma grande frayeur; reçues à coupsde poing, elles ne m'en ont nullement voulu.

Inutile de chercher à s'endormir avant deux heures du matin les nuitsqu'Henriette passe à Joinville...

Joinville, 10 avril 1875.

Avril est revenu et le printemps avec lui; le temps est tiède, lesprés sont pleins de fleurs et la bande des «Golos» mène vie joyeuse.Aucune fête de banlieue, aucun bal champêtre ne se passe sans nous:partout nous promenons notre grand sang-froid, notre effronterie et nosextravagances.

Cette campagne si peignée des environs de Paris finit par êtreinsupportable à force de gaîté et de fleurs. Les beaux jours nousamènent à Joinville un vrai tourbillon de Parisiens en partie fine;des canotiers, des canotières, des grisettes et des boutiquiers,—toutce monde chante, saute, ramasse des fleurs.

Deux fois par heure, le chemin de fer de Vincennes en déverse un flotsous mes fenêtres.

Nous restons tard sur mon balcon, par ces belles soirées de printemps;Delguet, son amie et moi toujours les derniers. C'est alors que laFratine, avec son air espiègle et profond, m'accable de questionsétourdissantes sur le ciel, sur les mondes, sur les pays exotiques,avide d'apprendre et saisissant tout avec promptitude.

Joinville, 30 avril 1875.

«La bande à Golo» fait cause commune avec les moniteurs degymnastique, sergents ou quartiers-maîtres, braves garçons, au cœurloyal, à la figure ouverte et intelligente, qui ont toute l'insouciantegaîté de la santé et de la jeunesse.

Chaque soir, rendez-vous au «Lapin sauté», gargote de soldats, aufond d'un jardin qui sent bon les seringas et les roses. Chez moi, labande s'organise; on mêle et on change les costumes, il en sort denouveaux sergents, de faux matelots, il y a des chiffonniers aussi, des«gommeux» ridicules, des «Gugusses» de cirque et des «Alphonses»de barrière, des bandes impossibles de personnages invraisemblables...

Avec ces excellents principes de boxe que nous possédons tous et laforce d'Hercule de nos moniteurs, nous faisons la loi partout,—partoutredoutés, partout les maîtres.

Le chant de ralliement est un air gai, qui fait bien le soir, quand lesmoniteurs le chantent en traversant les prés fleuris qui mènent aufort...

Je regretterai ce temps de jeunesse et de vigueur, et tout ce train degaîté qui m'étourdit,—même nos parties de paume et nos parties decache-cache dans les bois de Vincennes, où les Parisiens s'ébaudissentde voir réunion de gens si lestes et si dégourdis. Je regretteraiaussi nos moniteurs, qui sont toujours dans le mouvement, quandj'imagine quelque chose de saugrenu, et savent s'amuser, dans mon genre,comme de vrais enfants.

Le «jeu des quatre coins», dû à mon imagination, estparticulièrement réussi. Le dimanche, de vastes parties s'organisent,de douze coins au moins. Mais il faut, pour cela, savoir choisir unterrain déjà occupé par de nombreuses familles de boutiquiers pourleur déjeuner champêtre; ces parties dégénèrent alors enbousculades de l'effet le plus comique.

Tous les dimanches soir se renouvelle le spectacle ridicule desParisiens en partie fine qui courent pour ne pas manquer le derniertrain et être obligés de coucher à Joinville; de notre balcon, enface de la gare, nous sommes merveilleusement placés pour nous moquerd'eux. Nous nous amusons même à bombarder les voyageurs les plus enretard avec tous les restes de notre diner (queues d'asperges, coquillesd'œufs, etc.). Ces gens se fâchent souvent et, partagés entre ledésir de se venger et la crainte de laisser partir le train, ils seretournent pour nous montrer le poing; puis se mettent à courir de plusbelle, ce qui redouble notre joie.

LETTRE DE PIERRE LOTI
A SON AMI DELGUET

Annecy, 23 juin 1875.

«Cher ami,

»Pardonnez-moi d'abord la nuance grise de mon papier, c'est le papierde l'hôtel, et d'ailleurs il est teinté à peu près comme mes idées.

»Je suis à Annecy depuis ce matin, par une pluie qui ne cesse pas, etje n'ai plus trouvé de charme à ce pays, qui m'avait paru si jolil'année dernière, par un temps sans nuage... et puis il me rappelle detrop poignants souvenirs.

»Quand j'étais ici, l'année dernière, je venais d'être durementfrappé, mais je restais encore plein de vie—au moral s'entend—tandisqu'aujourd'hui je suis mort.

»Vous qui connaissez Annecy par la pluie, vous savez comme c'estlugubre. Je suis allé surprendre mon ami Ermillet dans son usine defer; je l'ai trouvé si misérable, si changé par la maladie, que je nel'ai presque pas reconnu: j'avoue que j'ai eu même quelque déceptionà le revoir ainsi, lui qui était autrefois si beau matelot. Mais, aufond, il est toujours le même, et je l'aime de tout mon cœur.

»Je vous remercie de votre intention de faire sa connaissance à causede moi; mais je crois la chose impossible, car l'écorce est bien rudechez mon pauvre ami, et vous en seriez embarrassé bientôt.

»On m'a remis, ici, votre petite lettre si triste; mes affaires, àmoi, vont bien tristement aussi. Je vais être obligé de retourner àX...[12] où m'attend, sans doute, la plus cruelle des déceptions... Jen'ai plus un sou vaillant, mais vous savez que je ne m'arrête pas poursi peu et, une fois là-bas, il faudra bien revenir et je medébrouillerai toujours...»

[12]Pour essayer de revoir la personne dont il est questiondans la lettre "A bord de l'Espadon—Dakar, 20 juin 1874" (toujourscelle du Sénégal).

Annecy, 30 juin 1875.

Un matin délicieux d'été, nous suivions à trois le chemin au bord dulac d'Annecy; l'eau était calme et bleue à nos pieds, et les hautesmontagnes s'y réfléchissaient profondément. Cette rive était celledont Töpffer a écrit: «C'est une région solitaire, calme, ombreuse,enchanteresse...»

Mes deux compagnons de route étaient mon fidèle ami Ermillet et lapetite Fratine, depuis peu revenue au pays; elle avait toujours sa mêmetoilette et son petit chapeau fabriqué à Joinville, sur mes conseils;elle trottinait, moitié joyeuse, moitié prête à pleurer, un peuconfuse aussi d'être seule avec nous deux.

Il y avait longtemps, paraît-il, qu'elle avait rêvé cette promenade,et le temps semblait choisi pour elle; des insectes bourdonnaientgaîment et des masses de fleurs, de campanules et de liserons rosestapissaient la montagne... Mais je devinais ce qui se passait dans lecœur de ma petite camarade et j'étais inquiet; j'essayais de luiparler de Delguet, pour détourner le cours de ses idées, de Delguetqui l'adorait et allait bientôt revenir... Mais son esprit étaitailleurs, elle ne m'entendait plus...

La veille au soir, ne voulant pas quitter Annecy sans avoir dit adieu àla pauvre petite, je priais Ermillet de m'aider à trouver sa demeure.Et toute la soirée, de porte en porte, nous avions cherché... Uncabaret borgne, dans le vieux quartier, près des casernes, était larésidence de la mère de la Fratine,—un bouge inénarrable de soldatsivres, une cour des miracles, pleine de gens suspects. Au fond d'unepièce enfumée, tapie dans un coin, honteuse, écœurée, se tenait lapauvre Fratine; sa distinction, son air modeste, sa toilette parisiennecontrastaient étrangement avec ce lieu misérable; dans le bougematernel, elle avait tout l'air d'une marguerite sur un tas de fumier.

Nous étions vêtus comme deux ouvriers. Elle devint de toutes lescouleurs en me reconnaissant, elle n'osa plus s'avancer, ni lever lesyeux...

—Voulez-vous venir passer la journée de demain, avec nous, àSévrier? lui dis-je, Delguet l'a permis, et mon ami, que voici, viendravous prendre...

Le soleil était chaud, malgré les ombrages de chênes et dechâtaigniers, quand nous arrivâmes à Sévrier; nous y passâmes unebonne journée, avec toutes les apparences d'une gaîté parfaite. Nousy prîmes notre repas dans un chalet, chez de braves paysans savoyards;et puis nous courûmes la montagne...

Le retour fut plus triste, la Fratine se serrait contre mon bras, elletremblait par instant et ses larmes étaient proches...

—Vous reverrai-je jamais, Loti? me demanda-t-elle.

—Je ne le pense pas.

Nous continuâmes à marcher jusqu'au tournant du chemin qu'elle devaitprendre pour rentrer inaperçue dans son bouge.

—C'est ici que je vais vous faire mes adieux, Fratine...

Je vis alors qu'elle se laissait tomber doucement... Nous l'assîmes surune pierre, je l'embrassai et nous partîmes...

En nous éloignant, mon ami et moi, nous la regardâmes longtemps; ellerestait assise à la même place, sa poitrine se soulevait parintervalles comme pour des sanglots... Et puis un rideau d'arbres passaentre elle et nous...

Rochefort, janvier 1876.

Je mérite bien un peu le reproche que l'on me fait pour «tapagenocturne», mais j'ai tant besoin de m'étourdir! A Joinville, monexistence était trop remplie pour que j'aie le temps de penser, j'enarrivais à oublier même ma douleur; mais, ici, dans ma vieille maison,où chaque objet me rappelle le passé, l'effrayante réalité s'estdressée devant moi tout entière, une mortelle angoisse m'a saisi, etj'ai compris que ma vie était irrémédiablement brisée.

Ma vieille maison de Rochefort, j'avais tant soupiré après elle, quandj'étais au loin! Son calme m'oppresse maintenant et, sans ma mèrechérie, je me serais déjà exilé pour ne plus revenir.

Je ne fais plus de peinture, ni de musique; si, à une certaine époquede ma vie, je me suis cru artiste, si j'ai eu autrefois quelqueséclairs, tout cela s'est fort obscurci, et je sens plus que jamaisaujourd'hui mon impuissance à saisir cet idéal que parfois j'entrevoisencore... Je me suis donc mis à trainer mes soirées dans les bouges...

Le mal est moins grand qu'on ne se figure; les compagnons que je me suischoisis ont, il est vrai, fait tous les métiers et navigué sous tousles pavillons, mais ils n'ont jamais volé, ni assassiné personne; cesont même de braves marins ayant au fond une bonne dose d'honnêtetéet de cœur. C'est une poignée d'hommes que je tiens dans ma main etprêts à me suivre jusque dans le feu.

Avec eux, il y a quelquefois du tapage, je l'avoue, même du dégât etdes coups de poing, mais nos coups ne tombent jamais que sur des gensqui les méritent.

Depuis que Jean n'est plus mon ami, chaque nuit revient le même rêvesinistre; je rêve qu'il est mort. C'est toujours à Magellan que sepasse ce rêve; sans doute parce que c'est l'endroit du monde où nousavons été le plus malheureux et où nous nous sommes le plusfraternellement aimés...

Je rêve qu'on le trouve mort par terre, dans les lichens, là-bas, aufond de ces forêts lugubres et silencieuses que nous avions si souventparcourues ensemble...

Et cela revient toutes les nuits, aux mêmes heures, avec unerégularité fatale...

Toulon, mars 1876.

Mon ordre d'embarquement est arrivé à Rochefort un dimanche dejanvier; je l'ai trouvé à la maison, le soir, en rentrant de Royan,où j'avais été faire mes adieux à mon oncle Gustave. Maman et tanteClaire, qui m'attendaient dans le salon, me le remirent.

A Royan, je m'étais promené sur la Conche, avec mon pauvre vieiloncle; le beau soleil d'hiver, la mer bleue, le ciel pur m'avaientdonné courage, je commençais déjà à comprendre que tout n'étaitpas fini pour moi, je reprenais goût à la vie.

Je me souviendrai longtemps de ces derniers jours de janvier; ma douleurs'effaçait de plus en plus, j'éprouvais seulement encore l'impressiond'un étrange réveil, une impression de vide et de vertige.

Il faisait de belles journées d'hiver. Un temps sec et froid. Ma sœurétait à la maison, chacun me gâtait de son mieux, on m'apportait desfleurs,—des roses de Noël de Fontbruant. C'était le charme del'hiver, le charme de la famille, le charme du foyer. Ma bonne voisine,madame Besnard, ne m'avait jamais témoigné autant d'amitié; elle mecomblait d'excellent vin et même de bonbons. On trouvait drôlequelquefois de me voir tant manger et tant boire, et j'en riaismoi-même; il me semblait que je sortais d'une longue maladie.

Il fallait activer mes préparatifs de départ, car mon ordred'embarquement pressait.

Mes camarades me visitaient beaucoup; mes amis matelots aussi; tous,comme moi, devaient bientôt s'embarquer et ma bande allait se disperserpar les mers.

Le jour des malles arriva enfin et, un beau soir, je partis pour Toulon...

J'ai retrouvé, ici, avec l'air vif de la Méditerranée et le cielradieux du Midi, une quantité d'amis qui ont pris à tâche de medistraire. Je recommence vraiment à vivre...

Je me suis même laissé englober dans une certaine bande qui s'intitule«bande lyrique», sous la présidence d'une vieille dame maritime. Nousallons donner des concerts pour les pauvres dans les villes voisines et,quelquefois, les municipalités reconnaissantes nous offrent un souperau champagne.

La bande très gaie se déplace généralement dans deux omnibus, enjouant aux petits jeux, la vieille dame et sa fille en tête.

Mais je me suis lié d'amitié avec des clowns et c'est surtout lecirque qui occupe mes loisirs.

LETTRE DE PIERRE LOTI
A SON AMI PLUMKETT

À BORD DE LACOURONNE

Toulon, 24 avril 1876.

«Cher ami,

»J'aurais voulu pouvoir, moi aussi, me jeter aux pieds du Christ;maintenant encore, je donnerais tout au monde pour posséder, seulementune heure, cette erreur admirable des croyants, et mourir aussitôt,dans leur paix délicieuse... Mais cela m'est refusé et voilà pourquoije fais de la gymnastique. Le remède est très bon, je vous l'assure;essayez un peu de l'employer. Je suis tout le jour au cirque, encompagnie de clowns et de belles demoiselles qui passent au travers deronds de papier; j'apprends à faire des facéties, à me tenir deboutà cheval et à sauter dans des cerceaux...

»A bord, j'ai meublé ma chambre dans le goût du commencement dusiècle dernier. Les murs sont tapissés d'une étoffe de soie rouge«à grands ramages», le lit recouvert d'une lourde broderie du XVIIesiècle; il y a de vieilles glaces aux frontons de doruresextraordinaires, des armes et des vases de faïence ancienne, toujourspleins de roses.

»Cette chambre, tout au fond de laCouronne, près de la soute auxpoudres, est un réduit sans air; mais son obscurité ne me déplaîtpas, elle donne un aspect riche et mystérieux aux objets quim'entourent; le décor me semble bien trouvé.

»Un jour, que je n'avais pas dix francs dans ma poche, je suis alléjouer; tout ce luxe est le résultat d'une nuit de chance.»

DU MÊME AU MÊME

Sans date.

«Mon cher Plumkett,

»Les établissements dont vous parlez, Bicêtre ou Charenton, n'offrentà leurs pensionnaires qu'un bien-être relatif et des distractionsinsuffisantes. Au contraire,The Lunatic Asylum d'Halifax(Nouvelle-Écosse), placé dans un site agréable, au milieu de rianteset vertes collines, est en mesure de fournir à ses pensionnaires unconfort tout britannique et un incomparable régime. C'est auLunaticAsylum que j'ai pris, il y a six ans, rendez-vous solennel pour mesvieilles années avec mon collègue A... J... Allez nous y attendre,cher ami; je prends la liberté de vous indiquer cet établissement etde vous le recommander d'une manière toute spéciale.»

LETTRE DE PIERRE LOTI A MADAME D'A...

À BORD DE LACOURONNE

Toulon, avril 1876.

«Madame,

»Je paraîtrai demain au Cirque Étrusque en clown masqué, revêtud'un maillot jaune et vert. Je pense ne faire absolument rien deremarquable et me trouver fort intimidé dans mon nouveau rôle. Maisj'avais promis à mademoiselle votre fille de la prévenir et vous avezbien voulu m'autoriser à vous prendre comme intermédiaire.

»Soyez assez bonne, madame, pour me garder le secret de cetteéquipée, et veuillez agréer mes hommages très respectueux.

»PIERRE LOTI.

»La représentation commence à sept heures et demie. Les meilleuresplaces sont les loges de gauche, faisant face à l'entrée des«artistes».

À BORD DE LACOURONNE

Toulon, avril 1870.

Ma chambre est encombrée cette nuit d'énormes bouquets montés, aussilarges que des gâteaux bretons, et qui répandent des parfums exquis.Ce sont ceux qu'on m'a jetés hier au soir, avec des oranges et unefoule de petits chats en carton, au cirque où je figurais en clown,exécutant, devant un public enthousiaste, des équilibres et plusieursgenres de sauts périlleux.

Quelques amis dans la confidence assistaient à la représentation pourme faire un succès. Quelques femmes du monde aussi, venues pourm'applaudir, ont été fort attrapées de se trouver assises à côtéd'autres qui n'en étaient pas (du monde) et me jetaient des fleurs;c'étaient des rapprochements drôles et nous en avons beaucoup ri, dansla coulisse, avec les écuyères,—avec mon amie Pasqualine, dite«l'Étoile du Nord, qui n'a pas sa pareille pour faire à cheval lesaut à rebours».

C'était une curieuse émotion que celle d'un pareil début. A septheures, j'arrive pour allumer les quinquets.

—Monsieur le régisseur, dis-je, je me sens défaillir.

—Mais monsieur est sur l'affiche, répond ce personnage qui meconsidère depuis deux mois comme de la famille.

La représentation commence par un travail de sauvage, exécuté sur uncheval nu, par madame Hortensia. Les bancs se garnissent terriblement;voici mes invités, voici la «bande lyrique» et des amis de la marineavec leurs femmes et toute leur smalah, voici aussi des dames dudemi-monde, en grande toilette. On cache des bouquets sous les manteaux,une masse d'objets très volumineux, j'aperçois aussi des sifflets, descasseroles, tous les ustensiles nécessaires pour exécuter au besoin uncharivari affreux.

En arrivant, la vieille directrice de la «bande lyrique» fait unelégère grimace, puis prend son parti et rit de bon cœur; sa fille estla seule personne qui, dans le public, me cause quelque embarras, parcequ'elle est charmante et que nous sommes fort camarades. Si je suismédiocre, ce sera un abîme de ridicule...

La coulisse du cirque est établie dans un vaste capharnaüm, qui futjadis la scène à trucs d'un théâtre de barrière,—petits couloirsobscurs, échelles, trappes et échafaudages. Ce qui se passe de chosesdrôles dans ce local est indescriptible; les clowns de la troupe sontclowns même derrière le rideau, et comiques au delà du possible...

La belle Pasqualine (seize ans), fiancée à l'écuyer Massi, estaccusée par une vieille comparse d'être avec moi dans les meilleurstermes. Scène de jalousie, nerfs et pâmoison... Réconciliation,attendrissement, tasse de thé.

Fort troublée, la jeune première, en faisant le «saut à rebours»,tombe les quatre fers en l'air devant le public. Plusieurs catastrophess'ensuivent, etc.

C'est l'heure de m'habiller, émotion très vive. Voici mon maillot, ilest jaune et vert et vient en droite ligne de Milan, de chez CaroloLorenzi, le coupeur de tous les acrobates fashionables,—je ne sais pasentrer dans ces choses-là,—deux clowns me le passent gravement. Il estcollant à craquer, ce qui est la suprême élégance des pitres. Puisun caleçon de bain de velours noir, si simplifié que j'en frémis,grandes manchettes de dentelles, grande fraise, une perruque verte àhouppette, un loup et une poignée de farine, c'est complet.

Les cousins (car entre gens de cirque on s'appelle cousin) disent que jesuis magnifique.

—Un peu mince, peut-être, cousin? demandai-je inquiet.

—Oh! monsieur, mais si bien fait, la poitrine bombée et les épaulesdroites; quel dommage que monsieur ne soit point des nôtres...

Avec une certaine complaisance, je contemple ce corps que j'ai façonnémoi-même et transformé par l'exercice; les muscles font sailliepartout, dessinés en relief sur l'étroit maillot. Un vieuxsaltimbanque, consommé dans les coquetteries du métier, augmente ceteffet en estompant légèrement les ombres de mes muscles au fusain;cette étrange toilette anatomique dure vingt minutes.

Le régisseur vient nous chercher:

—C'est à ces messieurs, dit-il.

Je ne suis pas timide, mais ce rôle nouveau me cause une terribleappréhension...

La musique commence: un prélude vif et entraînant. J'entre en scène.Applaudissements frénétiques. Trois saluts. Huit cousins seprécipitent sur mes pas. Mes pieds touchent à peine le sol élastique;mes muscles se détendent comme des ressorts: le succès est tout desuite assuré...

Voltige, sauts périlleux à l'endroit et à l'envers, pyramide humaine,équilibre vertigineux, représentation combinée pour faire briller mestalents de leur plus vif éclat...

Le vrai public, inquiet un instant de cette cabale et de ce masque, estenlevé à son tour et applaudit à tout rompre. C'est un vrai succès,les bouquets pleuvent avec des oranges et des jouets d'enfant. Troisrappels, trépignements, triomphe d'un quart d'heure. Les écuyèressortent elles aussi de leur loge pour m'acclamer; la situation estenlevée d'assaut...

Discours de M. le régisseur pendant qu'on me déshabille, allocutiontragique déclamée comme les imprécations de Camille.

—Qu'êtes-vous venu faire ici, monsieur l'officier, qu'êtes-vous venuchercher parmi nous? Vous voilà notre égal, à nous qui n'avons quecela. Mais la représentation terminée, nous resterons de pauvrespitres et nous allons coucher dans nos voitures. Quel rêve, monsieur,si je pouvais rentrer ce soir, à votre place, dans votre frégate, dansla petite chambre tapissée de soie, où vous m'avez fait l'honneur deme recevoir, et me réveiller demain officier de marine!...

Un de mes camarades du bord et son amie Rose m'attendent à minuit, àla sortie des artistes. Un commissionnaire, derrière nous, trame mesbouquets.

—Ma chère Rose, lui dis-je, vous êtes faite pour votre vilainmétier, comme moi pour la magistrature assise ou pour le trônepontifical.

La conversation prend alors un tour lugubre et nous voilà tous troisavec des gaîtés d'enterrement de première classe.

Amen, conclut Rose.

—Ainsi soit-il, ajoute le commissionnaire.

Toulon, 10 avril 1876.

Mon pauvre ami d'Annecy, apprenant mon départ pour l'Orient[13], me ditdans une lettre découragée qu'il veut me suivre à tout prix et sefaire prendre à bord comme chauffeur. Par le même courrier, une lettreillisible de sa mère me demande de lui laisser son fils, et j'ai écrità Ermillet de ne pas venir. Il m'en a coûté, d'autant plus que lavieille Savoyarde me recommandait de ne point parler de sa lettre à sonfils, et peut-être pensera-t-il que je l'abandonne. Mais lareconnaissance et les bénédictions d'une pauvre vieille femme sont unerécompense suffisante, même pour un grand sacrifice.

[13]La _Couronne_ était envoyée à Salonique après l'assassinatdes consuls de France et d'Allemagne.

À BORD DE LACOURONNE

Le Pirée, mai 1876.

Athènes est une ville d'Orient que je désirais connaître. J'airéussi à pousser jusque-là, en compagnie de mon camaradel'ingénieur; nous n'avons pu y passer qu'une heure, et de nuit. Deuxchevaux nous ont promenés ventre à terre dans Athènes, pendant une deces belles nuits claires de la Grèce; nous avons rappelé à la hâtetous nos souvenirs classiques et, durant une heure, les vieux monumentsont défilé sous nos yeux, comme en rêve: les vieux temples de marbrepentélique, l'Acropole, les Propylées, le Parthénon. Les jardinsembaumaient le myrte et les lauriers-roses...

Cette course au clocher nous a laissé une impression vive etdélicieuse que nous n'aurions point connue si nous avions vu Athènestranquillement et en plein jour, comme des touristes anglais...

LETTRE DE LA MÈRE DE PIERRE LOTI

Rochefort, lundi 1er mai 1876.

«Pourquoi, cher enfant (j'aime pourtant à te voir compter), pourquoias-tu pris la peine de m'envoyer la note de tes dépenses? Je n'encritique aucune, je t'assure; je pense même qu'il est peu de jeunesgens lancés dans le monde qui en fassent aussi peu que toi, et je necesse de déplorer les si lourdes charges que tu as à supporter!

»Je ne puis me défendre d'un peu d'inquiétude quand tu me cachesquelque chose; mais d'un autre côté j'aime tant à te voir t'épancheravec ta sœur, il me semble de si bon augure que tu lui redonnes touteta confiance, que je suis loin, je t'assure, de me plaindre de ceslettres particulières. Seulement si tu as de nouveaux ennuis, ouquelque secret à confier à ta sœur, je ne saurais trop te recommanderde serrer avec soin ta correspondance. Tu es payé, il est vrai, pour teméfier des indiscrets. Et pour ton pauvre argent, es-tu plus soigneuxaussi?... Garde-toi bien de le laisser traîner comme tu le faisais ici.

»Il m'est impossible, mon pauvre chéri, de me réjouir des succès quetu as obtenus au cirque... Ce ne sont pas ceux, je l'avoue, que jerêvais pour toi...

»Notre mois d'avril a été détestable et mai ne s'annonce pas bien;il pleut encore et il fait froid aujourd'hui; rien ne pousse vite, toutest en retard. Ce que nous n'avions jamais vu, c'est que de pauvresmoineaux affamés ont dévoré tous les boutons à fleurs de nosglycines, lesquelles sont même encore dépourvues de feuilles, mais illeur en viendra, j'espère; ces vilains petits gourmands ont mêmemangé une grande partie de nos boutons de roses et tout y aurait passéaussi, si nous n'y avions mis ordre avec un grand drapeau blanc quiflotte au-dessus,—un drapeau qui n'a rien de séditieux.

»Claire et moi te prions de nous dire ce qu'il faut enfin faire de cespeaux de girafe que tu avais rapportées du Sénégal; elles sontpresque pourries et ne sont point du tout un ornement pour la cour.

»... Adieu, mon bien-aimé, toutes tes pauvres vieilles t'embrassentbien tendrement.

»NADINE[14]

[14]Nadine est le diminutif de Renaudine, prénom porté dansla famille de Pierre Loti en souvenir des Renaudin, les aïeux quifurent obligés d'émigrer en Hollande, au moment de la Révocation del'Édit de Nantes. Le nom de Renaudin était aussi celui du commandantduVengeur (combat du 13 Prairial, an 11), membre de la mêmefamille.

À BORD DE LACOURONNE

Salonique, mai 1870.

A Salonique, on nous attendait pour assister à plusieurs pendaisonsréclamées par les puissances occidentales, à la suite des assassinatsdes consuls de France et d'Allemagne.

Cette nuit, promenade dans un canot, par grosse mer, en compagnie d'unmort cousu dans un sac. Ordre d'aller le jeter au large, sans être vudes Turcs, et de rentrer avant le jour. Je suis de retour à quatreheures du matin, mon canot plein d'eau, trempé moi-même et fortécœuré de cette promenade et de ce tête-à-tête.

À BORD DE LACOURONNE

Rade de Salonique, mai 1876.

Les trois journées qui suivent les exécutions des assassins desconsuls de France et d'Allemagne sont des journées d'attente. Il sefait grand tapage en rade, les pavillons, toujours en berne; les amirauxet commandants continuent à se visiter: les coups de canon se tirent àraison de plusieurs centaines par jour, et l'arrivée du grand-ducAlexis de Russie vient compliquer encore ce bruyant cérémonial.

Les officiers et équipages ne mettent pied à terre qu'en service et enarmes; il règne dans Salonique une grande effervescence et le nouveaupacha est dans un fort embarras. Dans des chapelles de la ville, onconserve, au moyen de glace, les corps des consuls assassinés, et on nesait comment s'y prendre pour les funérailles qui menacent d'amener unsoulèvement général.

Enfin, le 19 au soir, toutes les mesures étant prises par legouvernement turc, les états-majors des bâtiments présents sontconviés pour le lendemain matin à la cérémonie funèbre.

Le 20, à six heures, des canots nombreux amènent à terre lesofficiers en grande tenue; des détachements de matelots français,prussiens, anglais, russes, italiens et autrichiens descendent en armes;une population immense encombre les quais, les rues, les fenêtres etles toits. Une haie de soldats turcs marque le parcours du cortège etferme par prudence toutes les rues transversales. La foule silencieuse,qui paraît peu satisfaite, est contenue par la force; mais il suffiraitd'un rien pour détruire cet équilibre factice et amener unincalculable gâchis.

On se rend d'abord, pour une messe mortuaire, à la chapelle des Sœursfrançaises, où repose le corps de notre consul. Les prêtres grecsoccupent la gauche du chœur; les aumôniers de la marine, la droite. Aupremier rang des auditeurs, les amiraux, le pacha et les dignitairesmusulmans; à gauche du cercueil, un détachement de matelots prussiens;à droite, en face, un détachement de matelots français; tous, labaïonnette au fusil, amis pour l'instant et s'observant avec unecuriosité qui manque de bienveillance.

Puis le corps est enlevé par les hommes de la frégate cuirassée laGauloise et porté à bras, sur un long parcours, jusqu'au quai,devant lequel l'attendent les canots de l'escadre. Les clergés, lesétats-majors et une grande foule de fonctionnaires assistent à sonembarquement, que les bâtiments de la rade saluent de plusieurs coupsde canon. Il est conduit à bord de laGauloise, où il doit resterjusqu'au départ du paquebot pour Marseille.

Et le cortège se remet en marche à travers les petites rues tortueusesdu quartier juif. Les officiers français, qui avaient occupéjusque-là la tête de la ligne, cèdent cette fois le pas aux officiersallemands; les matelots aussi intervertissent les rôles—les Françaispassent à gauche, les Allemands à droite—et tout le monde s'acheminevers la chapelle grecque des frères Lazaristes.

Le fond de cette chapelle est occupé par une antique boiserie sculptéeet dorée, couverte de peintures byzantines sur fond or; au plafond,sont suspendus des saints ailés et des girandoles.

Le corps du consul d'Allemagne est exposé sur des fleurs, dans unebière ouverte; il est couronné de lauriers-roses; son visage estdéchiré et meurtri.

Les popes l'entourent, leurs têtes sont ornées de longues barbes àl'aspect un peu sale, mais leurs manteaux, très somptueux, sont brodésde soie et d'or; en particulier le «despote» (l'archevêque) a uncostume éblouissant. Tous ces graves personnages tiennent des lanternesou des faisceaux de bougies allumées, au bout de hampes ornées derubans; ils chantent des litanies fort longues, sur un air vif, d'unegaîté nasillarde.

Le corps est, après le service, enlevé par les hommes de laMédusa(la corvette prussienne) et commence une interminable promenade par laville, popes et bannières en tête. C'est un usage grec de promenerainsi les cadavres à découvert par les rues, et les femmes doiventpleurer sur leur passage.

Le long cortège marche une heure environ, dans des quartiersimpossibles, des rues parfois si étroites qu'on y passe à peine deuxde front. Partout d'étranges constructions, des terrasses branlantes,des fenêtres grillées, des balcons avancés, remplis par une fouleorientale, bigarrée de couleurs vives. Les toits, les arbres, tous lesangles des maisons sont chargés à rompre de curieux turcs, juifs ougrecs, de vieux bonshommes à turban sont perchés jusque sur lesbranches des platanes. Il suffirait à cette foule de se laisser choirsur nos têtes, ou seulement de se refermer sur nous, pour nousanéantir. Il y a panique à deux reprises; la queue du cortège estserrée par les curieux; il s'ensuit des coups de poing et desbousculades; les matelots croisent la baïonnette, et l'on pense quec'est là l'étincelle, pour allumer l'incendie général. Mais, grâceà la police du sultan, le danger est conjuré.

Sur les murailles est placardée une ordonnance du pacha, dont voicila traduction:

«Article premier.—Toute maison d'où tomberait, même par hasard, unobjet quelconque sur le cortège sera rasée séance tenante, et seshabitants pendus.

»Art. 2.—Tout individu qui sera trouvé dans la foule porteur d'unearme sera pendu sur-le-champ.»

Dans la cour de la métropole grecque, le corps est mis en terre. Onentend de loin une salve des canons de tous les bâtiments de la rade etles pavillons en berne sont remis à poste.

Puis le cortège, à la débandade, rejoint ses canots, et le pacharespire: la grande représentation était jouée, elle avait fini sansencombre.

À BORD DE LACOURONNE

Salonique, mai 1876.

Le sultan Mourad V vient de monter sur le trône et Salonique est engrande liesse depuis trois jours. Tous les bâtiments de la rade ontarboré le grand pavois et s'illuminent chaque soir. Dès que la nuittombe, les navires turcs brûlent des feux de Bengale; ils sedistinguent entre tous par un grand luxe de fanaux et de salvesd'artillerie.

A terre, tous les minarets sont couronnés de feux, et de longs cordonsde lumières s'étendent sur les quais, où dernièrement étaientplantées des potences.

En ville, il se fait beaucoup de bruit; on chante éperdument danstoutes les mosquées en l'honneur d'Allah. Les quartiers turcs surtoutsont très animés; les gens se promènent vêtus de leur costume leplus brillant et le plus chamarré de dorures, et les rues sont, commedans nos fêtes de campagne, ornées de guirlandes de feuillage, delampions et d'une profusion de girandoles de toutes les couleurs.

Aujourd'hui, troisième jour de réjouissances, le feu prend dès l'aubeà un coin du bazar; les vieilles petites rues sombres, couvertes deplanches, les vieilles petites maisons de bois flambent comme de lapaille, et les marchands turcs, chassés par l'incendie, déballentpêle-mêle sur les pavés leurs beaux tapis, leurs narguilés, touteleur précieuse marchandise orientale. Au lever du jour, tout un grandquartier brûle, avec une flamme rouge et d'immenses colonnes de fumée.

Les bâtiments français et étrangers débarquent en hâte leurs hommeset leurs pompes; une bande de Grecs, accourus pour voler dans labagarre, ont maille à partir avec les matelots qui les battent commeplâtre. Ces derniers grimpent sur les toits et commencent à démolir;ils parviennent vite à circonscrire le feu et à s'en rendre maîtres.

A dix heures, il ne reste plus que des brasiers éteints et de la fumée.

Demain, messe pour le consul de France; après-demain, service àl'église grecque pour le consul d'Allemagne. Des affiches, bordées denoir, placardées à tous les coins de la ville, annoncent lacérémonie[15].

[15]La plus grande partie des années 1876-1877 de ce journala déjà été publiée dansAziyadé.

LETTRE DE LA SŒUR DE PIERRE LOTI

Fontbruant, 26 août 1876.

«Cher frère aimé,

»J'espère que tu t'habitueras peu à peu à tonGladiateur, comme tut'es habitué à ton caveau de laCouronne; tu sais que c'est presquetoujours chose vite faite. Mais, pour les gens à imagination, lesobjets extérieurs ont tant d'influence! Ton humour platonicienne contrela laideur de tes compagnons m'a fait rire tout d'abord, puis m'a faitpenser une foule de réflexions pratiques; j'ai toujours été, moiaussi, très impressionnée par la laideur physique qui me fascine d'unefaçon étrange, et je considère comme un bienfait de n'avoir autour demoi que de jolis visages; parmi tous nos bien-aimés, les uns ont encoreune vraie beauté, les autres ont la profondeur intelligente du front etdes yeux, de beaux regards dans lesquels on aime à plonger...

»Mais aussi quelle revanche prend la laideur physique quand la beautémorale l'anime! Quels n'ont pas été les portraits des grands peintres,quand ils ont représenté la laideur animée du feu du génie, del'inspiration, de la bonté; il semble qu'ils l'aient cherchée souventde préférence, surtout le Titien, si j'ai bonne mémoire; et alors,quelle grandeur et quelle noblesse!

»Il y a, avec cela, la beauté céleste; les serviteurs de Dieurépandent je ne sais quelle illumination intérieure et divine quiresplendit sur leurs visages; témoin tante Adèle et autres de sonespèce. Vois-tu tante Adèle transformée en vieille incrédule bavardeet perverse?

»Je demande donc grâce pour les pauvres gens dont tu me parles «à lalaideur blafarde et aux yeux de caïma»... S'ils t'aiment un jour, ilsdeviendront charmants, et j'enfonce, je pense, des portes ouvertes, avecmon discours en trois points comme on disait dans le bon vieux temps...

»MARIE.»

LETTRE DE LA MÈRE DE PIERRE LOTI

Rochefort, mercredi 20 octobre 1876.

«Mon cher fils,

»J'ai sous les yeux ta lettre tachée d'encre par le chat d'un de tesvoisins, me dis-tu, et cela me fait penser à te parler du tien, de tapauvre Moumoute que tu aimes toujours un peu, je pense, malgré tonapparente indifférence. Tu sauras donc que cette Moumoute, qui estvraiment une très belle et jolie chatte, est devenue d'une sagesseexemplaire; il y a plus de six mois qu'elle ne nous a donné l'embarrasd'avoir des petits, et elle ne fait pas du tout mine d'en désirer;aussi gagne-t-elle de plus en plus l'affection de ses bons maîtres etla voit-on souvent sur les genoux de notre pauvre vieille tante qui,pleine de faiblesse pour elle, n'a pas toujours le courage de larenvoyer, malgré la fatigue qu'elle lui cause par son poids et sonsans-gêne. Par exemple, elle est toujours un peu maligne et fort peupatiente pour ses semblables; surtout elle ne peut pas en souffrir dansla cour et va battre jusque chez elle la pauvre petite chatte de madameBesnard, qui la renvoie honteusement en lui faisant de gros reproches...

»On s'informe de toi beaucoup, et presque toujours on me demande ce quetu dis des affaires d'Orient, ce qu'on en pense dans le pays... et jen'ai rien à répondre; ne pourrais-tu pas nous en dire quelques motssans te compromettre?

»Parle-nous donc aussi un peu de ton capitaine, des officiers duGladiateur. Vis-tu donc si peu en dehors du bord que tu n'aies rien ànous en dire?

»Ma fille chérie ne viendra pas de sitôt, et cette année, le beaujour de Noël se passera pour moi sans aucun de vous... Mais que voussoyez, mes enfants bien-aimés, présents ou absents, je puis prier pourvous, c'est là ma consolation.

»Je t'embrasse, mon cher petit, avec mon cœur de mère.

»NADINE.»

LETTRE DE LA SŒUR DE PIERRE LOTI

Fontbruant, 27 mars 1877.

«Cher petit frère,

»Je pense à toi à chaque instant du jour. Je prends part à toutestes peines; je sais et je comprends que tu dois souffrir; j'ai plusieursfois versé des larmes sur l'histoire d'Aziyadé, car j'imagine qu'elleest vraie dans tous ses détails; la pauvre enfant n'est pas responsabledes fautes qu'elle commet, mais toi tu l'es, et la force te manque...C'est ainsi qu'arrive tout naturellement à ton imagination la grandeidée turque de la fatalité... Il y a bien quelque chose de fatal dansles faits; mais nous devons être capables de les modifier et derepousser les tentations... Le modèle de pureté, le principe chrétienincontestable plane toujours au-dessus de tout cela... La grâce de Dieuéclaire et purifie tout; elle empêche aussi de désespérer de quoique ce soit de bon et de noble et de grand... Que notre bon Dieu teconduise, cher petit frère; tu as quelquefois tourné tes regards verslui, depuis quelque temps. Tu le regarderas plus encore... Adieu etmille baisers.

»MARIE.»

Rochefort, novembre 1877.

... C'était un soir de février 1877, dans la rue Sultan-Sélim, surla hauteur de Stamboul...

Un vent glacial passait par rafales sur la terre d'Othman; il faisaitgrincer les ferrures des turbés, trembler les vieilles maisonsvermoulues, plier, au-dessus des marbres des tombes, les branchagesdépouillés.

La rue était étroite et déserte, bordée d'antiques colonnadesmauresques d'une architecture oubliée, longue suite d'arcadesdéformées et rongées par les siècles, sous lesquelles s'ouvraient depetites portes basses et mystérieuses. Toutes ces cases n'avaient qu'unrez-de-chaussée, ce qui donnait à cette grande rue triste un aspect del'antique Bagdad.

Deux hommes achevaient leurs narguilés, accroupis sur des nattes,derrière la vitre plombée d'un café turc, sorte de souterrain oùfréquentaient surtout les derviches. Les deux jeunes hommes, aprèsavoir donné à rassemblée le bonsoir, qui leur fut rendu avecgravité, se levèrent et sortirent dans la rue déserte. Saisis par lefroid, ils boutonnèrent leur veste de bure bariolée d'ornements noirs.

Ils étaient vêtus de la même manière: pantalons bruns soutachés,retenus aux genoux par des tresses de soie éclatante; ceintures rougesbrodées, chemise de soie orange; autour de leurs tarbouches étaientenroulés de légers turbans blancs.

Ils étaient tout ce qu'il y avait de jeune dans ce quartier caduc etmystérieux. La nuit tombait, le froid était sec et piquant, le ventsifflait d'une manière lugubre et la lueur crépusculaire jaune pâles'éteignait dans le ciel.

Ces deux jeunes hommes parlaient ensemble dans la langue deTchengiz-Khan. Ils se mirent à rire tout à coup, d'un rire si bruyant,si immodéré que trois vieux turcs qui passaient, emmaillotés dansleurs pelisses de drap vert, tout voûtés sous leur turban et leursgrosses lunettes d'un autre âge, se retournèrent scandalisés.

Le fait est qu'un tel rire était une note étrange, au milieu de cedécor funèbre. Mais, comme la tenue de ces garçons était celle dedeux musulmans de bonne souche, les vieillards se contentèrent de leurjeter un regard de compassion bienveillante et de marmotter dans leursbarbes grises:Tchoudjouk! (Ce sont des enfants!)»

Après quoi, ils entrèrent dans le turbé d'un vizir deSélim-le-Tigre, et les deux jeunes gens se mirent à rire de plusbelle.

Ces deux jeunes gens étaient Achmet et moi... Et Achmet riait tant, deson bon rire frais, qu'il alla par prudence s'adosser contre un mur; ilriait à ne plus pouvoir marcher...

Tous deux, nous étions mis en joie par un jeu de mots que je venais defaire très involontairement en turc et que je n'avais même comprisqu'après coup. Cette facétie était, je l'avoue, bien innocente, maisil ne nous en fallait pas beaucoup, alors, pour nous amuser, et Achmetalla le soir même en faire part à Eriknaz, sa sœur...

Nous en avons bien ri encore depuis, et la petite Alemshah ne me saluaitplus qu'en me rappelant mon jeu de mots.

Et, à l'heure qu'il est, s'il y pense, Achmet doit en rire toujours, aupied des Balkans, sous le feu des Russes.

Rochefort, novembre 1877.

Je suis à Rochefort, où il fait un temps triste; mais les affectionsde mon enfance sont heureusement encore très vivaces dans mon cœur.J'adore ma mère, à laquelle j'ai fait le sacrifice de ma vie orientaleet qui, probablement, ne s'en doutera jamais.

J'ai meublé ma chambre d'une manière à peu près turque, avec descoussins de soie d'Asie et les bibelots que l'incendie de ma maisond'Eyoub et les usuriers juifs m'ont laissés, et cela rappelle de loince petit salon tendu de satin bleu et parfumé d'eau de rose que j'avaislà-bas, au fond delà Corne d'Or.

Je vis beaucoup chez moi, ce sont des heures de calme dans ma vie; enfumant mon narguilé, je rêve de Stamboul et des beaux yeux vertslimpides de ma chère petite Aziyadé.

Je n'ai plus personne à qui parler la langue de l'Islam et, toutdoucement, je commence à l'oublier...

Lorient, novembre 1877.

Il y a dans la vie de ces périodes d'ennui que l'on traverseclopin-clopant, en compagnie de dame Réalité. Je traverse une de cespériodes-là. Depuis mon arrivée en France, je vis au milieu desdifficultés et des déboires.

J'avais projeté d'aller à Paris et mon voyage est remis aux calendesgrecques; je comptais jouir en paix de la vie de famille, de ma vieillemaison, de mes souvenirs d'enfance, et, à Rochefort, je n'ai eu qu'unesuite de corvées militaires, d'embarquements et de promenades forcéesen rade de l'île d'Aix. Je n'ai pu qu'à peine revoir mes chers bois deFontbruant et de la Limoise, dont je suis privé aujourd'hui sans doutepour bien longtemps. J'ai perdu deux de mes bons camarades de l'ÉcoleNavale, qui laissent chacun leur petit vide dans mon existence. J'aiaussi perdu et enterré dans un coin de ma cour une chatte noire etblanche, compagne de mes voyages, que j'adorais.

Voilà le résumé des événements de cet automne. Enfin toutes mesdémarches pour retourner en Turquie ont abouti à me faire expédier àLorient, où je perche dans un garni de hasard.

Rien à faire ici. Du matin au soir, mes journées se passent au fonddes bois; j'y reste allongé dans la bruyère, jusqu'à ce que la nuitvienne m'y surprendre.

J'ai su que mon pauvre ami d'Annecy s'était fait, il y a quelque temps,écraser une main au travail. J'ai appris aussi, par voie indirecte, quele résultat de cet accident était, pour lui et sa vieille mère, lamisère complète. J'ai essayé de lui faire obtenir l'indemnité àlaquelle il avait droit, mais en vain. A quoi bon se donner la peined'habiter dans un pays aussi réglementé et policé que le nôtre,puisqu'on ne peut même pas s'y faire rendre justice!

De tous côtés et partout je ne vois que des images sombres...

LETTRE DE PIERRE LOTI A PLUMKETT

À BORD DUTONNERRE

Lorient, 5 janvier 1878.

«Mon cher Plumkett,

»Vous tombez bien mal: j'allais justement vous écrire pour vous prierde m'adresser une de ces longues lettres, comme j'en ai quelquefoisreçu de vous, lettres qui avaient le don de me distraire et que jerelisais si volontiers. Le service que vous me demandez, de vous tirerpour quelques minutes seulement de vos préoccupations tristes, je suisincapable de vous le rendre, pour cette raison que je suis dans desdispositions d'esprit pareilles aux vôtres.

»Si j'entreprenais de vous parler de l'Orient et de Stamboul, où j'ailaissé la moitié de ma vie, de ce qui se passe là-bas concernantcelle que j'aime, je barbouillerais bien des pages, mais cela mefatiguerait terriblement.

»Je mène ici l'existence sotte que vous pouvez supposer. Je suis seul,isolé, et pour tout un long hiver. Plus moyen même de passer sa viedans les bois, de s'allonger dans les bruyères fleuries, au pâlesoleil de Bretagne, comme je le faisais aux derniers beaux joursd'automne...

»C'est fini, voici la pluie, la brume, les arbres sans feuilles, toutle triste hiver breton, et la «chambre garnie» froide et maussade, oùdoucement se traînent de longues heures de spleen...

»Je me suis trouvé heureusement deux bons camarades. L'un est YvesKermadec[16], un quartier-maître de mon âge (ce qui en fait déjà unassez vieux marin), avec lequel j'ai autrefois navigué. L'autre, unevieille fille, riche et bossue, intelligente et distinguée, d'un âgeindéfinissable, avec de grandes prétentions à la jeunesse;romanesque, mais bien posée, franche et bonne, sa petite bossedisparaissant sous de longues boucles flottantes—en résumé, un trèssingulier personnage.

»J'ai présenté mes deux amis l'un à l'autre; tous deux trouvent fortdrôle de se connaître et m'aident, chacun dans son genre, à passer letemps de la vie.

»Bien entendu, des deux, c'est Yves mon préféré. J'aime mieux lesgens qui ont poussé tout seuls que les demi-éducations de mescollègues; je vous ai déjà exposé mes théories là-dessus. Et puis,c'est amusant d'avoir un camarade qui accepte avec admiration toutes vosidées et vous prend pour un homme de génie, opinion que vous nepartagez pas.

»Les premiers jours du mois, en compagnie d'Yves, je fais de grandsfrais: nous mangeons des bonbons et des chocolats à la crème. Vers le15, nous entamons les distractions plus économiques: sonner aux portesou, aux coins des rues, faire courir des rats en carton dans les jambesdes passants.

»Je vous griffonne ce papier pendant une garde à bord duTonnerre,dans le bassin, avec le bruit des calfats, perceurs, riveurs, etc.

»Tous ces petits coups sur la tôle font tressauter mon papier et mecommuniquent, pour l'instant, une certaine gaîté.

»Dites-moi si vous avez une solution sur ce qui vous tourmente, si vousêtes plus malheureux ou moins, sans me donner de détails, puisque noussommes convenus de ne point nous faire de confidences. Votre sociétéet laDamnation de Faust, que vous m'invitez à aller entendre avecvous, me tenteraient beaucoup; mais je n'ai pas les sous nécessairespour entreprendre un voyage à Paris.

»Je vous serre la main en toute sincérité; malgré mes théories,j'ai pour vous une grande sympathie, un embryon d'affection.»

[16]Celui dont il est question dansMon frère Yves.

À BORD DUTONNERRE

Lorient, 15 janvier 1878.

... Chaque soir, dans l'obscurité des nuits d'hiver, traverser la radede Lorient, emporté par la chaloupe à vapeur que mène Yves; entre lesdeux jetées tristes, descendre toute la longueur du port; mettre piedà terre sur le quai désert et rejoindre ma chambre vide; monterl'escalier enfumé; jeter le bonsoir en passant à ma propriétaire età sa fille, tapies dans la cheminée bretonne, et me voilà seul chezmoi.

Le vent siffle, sous la porte, et le feu ne prend pas.

Chère petite Aziyadé, c'est moins périlleux que de rejoindre, commeautrefois, dans les nuits de Stamboul, notre logis d'Eyoub, que personnene nous rendra plus... Mais mon cœur se serre d'angoisse quand je penseà toi...

Mes soirées heureuses, ici, c'est quand Yves est libre et les passeavec moi. Alors, nous faisons flamber un feu joyeux et nous causonsd'autrefois. Son intelligence s'ouvre, au contact de la mienne, à unefoule de choses, de notions, d'idées jusqu'alors inconnues pour lui.

Je lui apprends aussi Stamboul et il m'écoute avec complaisance.

Heureusement, au moins, mon logement n'est pas misérable; j'ai horreurdes aspects de la misère—surtout de la misère en «garni». Le petitsalon, où je n'admets plus guère qu'Yves, est en velours rouge, fraiset confortable, et ma vieille bonne femme de propriétaire remplit mesvases de camélias blancs et roses, fleurs communes en Bretagne, maisqui, ailleurs, sont rares et précieuses.

C'est chez moi que, pour la première fois, Yves s'assit dans unfauteuil et il s'y trouva fort bien.

LETTRE DE V. L...

Paris, 30 janvier 1878.

«Cher Loti,

»Je viens de finir la lecture de votre roman[17]. J'éprouve unesingulière émotion, après avoir lu ces pages, où je vous ai si bienretrouvé tout entier; je vous plains de toute mon âme, et, vousconnaissant mieux, je vous aime davantage, si c'est possible.

»Je sais que vous vous souciez peu de l'amitié qu'on vous porte et jene saurais guère m'en étonner, après vous avoir suivi si longtemps.Vous vous placez à un point de vue trop élevé, votre âme, qui secomplaît dans la souffrance, trouve une étrange jouissance dans sonisolement.

»Ceux qui, comme moi, vous ont voué une affection sans bornes,continuent à vivre dans la sphère étroite et bourgeoise pour laquelleils sont nés. Leurs joies sont moins vives et leurs douleurs sonteffacées chaque jour par le soin des devoirs sociaux dont la banaliténe les révolte pas. Ils sont nés avec une nature moins sensible, etleur esprit plus malléable n'a jamais cherché à se dégager de cesmille liens qui obsèdent leur pensée et empêchent leur âme d'avoirles sensations que vous avez su rendre avec une énergie si navrante.Que vous avez dû souffrir, mon cher ami, pour en arriver à toutes lesinconséquences que l'on ne peut s'empêcher de signaler en vous! Quevous avez dû souffrir pour voir en vous le contraire de ce que lesautres y trouvent chaque jour! Votre âme, que vous croyez vieillie etincapable de ressentir des émotions fortes, est restée jeune, ardenteet capable encore de grands enthousiasmes. Vous désespérez de la vie,et vous avez trouvé le seul moyen de vivre: avoir des émotions, etsavoir les faire partager. Nous qui traînons une existence stupide, oùchaque heure amène un devoir que la société nous trace, nous quiremplissons sans hésiter ce devoir nouveau à chaque heure de la vie,sans songer à donner un instant à ce qu'il y a de meilleur en nous,notre cœur ou notre imagination, nous finirons notre existenceabâtardie sans avoir vécu un instant. Notre cœur, notre imagination,notre sensibilité, tout se sera rouillé, racorni, usé sans avoirservi.

»Croyez-moi, cher Loti, vous avez fait en Turquie un beau rêve commevous en aviez, je crois, fait d'autres auparavant; ne vous arrêtez pas.Ne croyez pas à la durée de votre douleur. Cherchez de nouvellesémotions, et, lorsque vous aurez apaisé votre soif d'inconnu, vous enarriverez à accepter le joug de la civilisation et à vivrepaisiblement de cette existence d'huître qui est celle de voscompatriotes.

»Pardonnez-moi, Loti, cette lettre qui vous paraîtra stupide, jeferais mieux de ne pas vous l'envoyer, mais je ne garde aucunamour-propre avec vous, et je vous permets de sourire en me lisant. J'aitoujours accepté votre supériorité sans faire de réserves et je n'aijamais eu que de la reconnaissance pour l'affection que vous m'avezmontrée depuis dix ans.

»Dans votre roman, j'étais presque jaloux du rôle d'Achmet près devous. Vous souvient-il de la première soirée où je vous parlai abordduBorda?... Je vous avais adressé la parole et, préoccupé d'autrechose, vous n'aviez pas fait attention à moi. Je dis à de Jonquièresl'impression pénible que j'avais reçue, et il alla vous trouver pourme présenter à vous. Je ne sais quelle force m'attirait ce jour-làvers vous, mais je fus heureux de la façon dont vous me receviez et,depuis, je vous ai voué le dévouement le plus absolu.

»Vous avez souvent rencontré de pareilles affections, vous portez uncharme en vous qui les attire. Je ne sais que vous remercier de n'avoirpas dédaigné mon affection qui s'offrait, et, à chaque lettre que jereçois de vous, je sens que je m'attache à vous de plus en plus.

»J'ai cru pouvoir communiquer à Delguet votre manuscrit. Il a pensécomme moi que votre œuvre était destinée à obtenir un grand succèssi elle était bien lancée.

Votre ami,

»V. L.»

[17]Le manuscript d'Aziyadé.

Lorient, 1878.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un rêve de cette nuit, tandis que le vent glacé faisait rage dehors:j'étais dans la cour de ma maison de Rochefort. Mais c'était une courtriste et abandonnée, envahie d'herbes comme un cimetière. J'avaisconfusément l'impression que cela devait se passer dans des temps àvenir encore très lointains...

C'était au crépuscule, avec des vignes jaunies d'automne, de l'herbe,de l'herbe entre les pierres. Deux personnes étaient assises sur lebanc: ma grand'mère, ma grand'tante Lalie—toutes deux mortes,fantômes—et je le savais. Elles disaient: «Nous allons remonter dansnos chambres, là-haut, pour attendre tante Claire qui va revenir del'île d'Oléron.»

Je voulais déjà me coucher, pendant ce triste crépuscule, et j'avaisaccroché mon hamac, comme ceux des matelots à bord, dans le chai de mavieille maison délabrée, devant l'escalier du grenier. Et je leurdisais: «J'ai frayeur d'être là, parce que c'est un passage et on mefrôlera en passant.» Elles répondirent: «En passant? Et qui passera,mon petit, puisqu'il n'y a que nous dans la maison? Personne ne peutvenir par le grenier, tu le penses bien.» Mais je savais que lesfantômes peuvent venir de n'importe où, et ce passage me faisait peur.

Je me couchai tout de même dans ce hamac et je les regardai s'éloignertoutes les deux dans la cour, au crépuscule désolé, sur les feuillesmortes et sur les herbes poussées entre les pierres. Sitôt après,j'entendis au-dessus de moi, dans le grenier, la voix de tante Claireparlant à sa chatte Moumoute.—Je la savais morte, elle aussi comme lesdeux autres.—Bientôt elle descendit, me frôla, me sourit, trèsdouce, et, pour me rassurer, pour m'expliquer: «Oh! je suis entréed'abordpar la porte, en revenant de l'île d'Oléron, mais j'avaisbesoin de voir ma chatte, c'est pour ça que je suis montée ici toutdroit; je m'en vais retrouver ces dames à présent.» Je ne répondisrien, sachant parfaitement qu'elle était morte et que, par conséquent,elle n'avait pas besoin de passer par les portes pour errer où bon luisemblait. Et je la regardai, à travers le crépuscule toujours plussombre, s'éloigner dans la direction des deux autres, sur les herbes decimetière et les feuilles qui avaient envahi notre cour...

À BORD DUTONNERRE

Lorient, 3 février 1878.

Je revenais du cimetière, de l'enterrement d'un jeune officierd'artillerie, qui, sous les fenêtres de sa belle, s'était tué, pardésespoir d'amour.

Mon ami d'Esguiyen, enseigne de vaisseau, avec qui j'avais causé uneheure, me laissa brusquement pour rentrer au plus court, par un cheminde traverse. «C'est que, m'avait-il dit, on m'attend à la maison.»

«On», c'était sa jeune femme et sa petite fille blonde, d'un an, quil'attendaient au coin du feu... Et moi je m'acheminais tristement versma chambre vide; la nuit d'hiver tombait, une vapeur crépusculairegrise enveloppait la ville et les flammes jaunes des becs de gaz, une àune, s'allumaient dans cette brume froide. Les ouvriers du portrentraient du travail, fatigués et joyeux—eux aussi «on» lesattendait au logis...

Pauvre chère petite Aziyadé, Stamboul est loin, mais la nuit defévrier descend pareillement, sombre et mystérieuse, sur les harems delà-bas, sur les grands temples de l'Islam, qui sans doute bientôtn'existeront plus. Chère petite Aziyadé, je t'aime encore de toute monâme, de tout mon cœur, comme au moment où je t'ai quittée.

Un jour viendra peut-être où «on» m'attendra aussi au logis—uneautre, une inconnue dont je ne soupçonne pas l'existence, et qui nem'est rien encore... Peut-être de petits enfants aussi... et ils neseront pas les tiens...

Pourrais-je aimer, crois-tu, des petits enfants, quand, dans leursveines, ton sang ne coulera pas avec le mien?...

Février 1878.

Première visite à la Trappe. J'éprouvais une émotion singulière enfrappant, pour la première fois, à cette petite porte des Trappistes,en franchissant ce seuil sombre comme le seuil de la mort...

Depuis longtemps, j'avais songé à cet asile des désespérés, à cecalme suprême des monastères; j'étais comme fasciné par la paixfroide et morne de ce lieu, dans lequel s'éteignent tous les bruits dumonde...

Un silence éternel,—jamais une parole échangée entre les moinesmystérieux, les longs cloîtres où les tourments de l'enfer sontpeints en fresques fantastiques; les tombes qui, chaque jour, secreusent tout doucement sous les cyprès, derrière les hautes muraillesgrises; et partout la phrase de Salomon écrite sous les voûtes:

«Vanité des vanités, tout est vanité... Tout est vanité et rongementd'esprit...»

A vingt kilomètres du plus proche village, dans un lieu solitaireentouré de collines boisées, est situé ce couvent mélancolique, oùsans doute l'on me verra revenir...

LETTRE DE LA SŒUR DE PIERRE LOTI

Fontbruant, février 1878.

«Frère chéri,

»Voilà bien des jours que je me demande si je dois t'écrire pour teverser le trop plein de mon cœur; je commence des lettres et je lesdéchire; j'ai peur de toi, j'ai peur de tout. Mais, aujourd'hui, oh!non, je n'y tiendrai pas! Que vas-tu faire? Si tu entres dans cecouvent, tu n'en sortiras plus. Avec ta tête exaltée, ils tepersuaderont et tu retourneras là-bas fasciné!

»Réfléchis, je t'en prie, je te le demande à deux genoux, non pourmoi, mais pour ta mère. Attends au moins qu'elle n'y soit plus; ce nesera peut-être pas très long maintenant, car je la trouve affaiblie etles émotions la tuent. Elle devine vaguement où tu veux en venir, sanssavoir tout ce que je sais, et sa foi en est déchirée; son cœur dehuguenote, son amour-propre de chrétienne, tout en souffrehorriblement,—tu ne t'en rends donc pas compte? Tu n'entends donc pasbattre d'angoisse ce pauvre cher cœur de mère?

»Au milieu de mes bien-aimés, dans ma vie paisible, moi qui pourraisêtre heureuse d'un bonheur vrai, je suis torturée continuellement et,comme je vois la peine que tu fais à ta pauvre vieille mère, jesouffre dix fois plus à cause d'elle.

»Oh! aie pitié de nous, je t'en prie! Tu as le cœur humain, au fond,tu sais être bon pour tout le monde; ne feras-tu donc rien pour nousôter notre chagrin?

»Qu'importerait, cependant, que nous ne soyons plus que si peu de chosepour toi, qu'importerait, si tout cela devait te conduire à lavérité, au bonheur! Mais non, tu es dans la tourmente, dansl'angoisse... J'ai peur, tu le sens bien, et, pour me consoler, tu mejettes sans pitié tout ton cynisme à la tête! Reviens à toi, frèrechéri, tu t'agites dans un abîme de misères morales!

»Que vas-tu chercher dans ce couvent? Tu sais bien que ce n'est pas lavérité; tu n'y mortifieras ta chair que pour sortir de là avec despassions plus déchaînées, plus bouillonnantes que jamais.

»Ne le sais-tu pas, que dans la vie tranquille, paisible et honnête,il y a autant de joie, d'intelligence et d'élévation que dans tonexistence agitée et libertine, romanesque et tourmentée?

»Pauvre chéri, toujours bercé par un mirage, une fantasmagorie, unpiège des ténèbres!... Va, je t'y ai suivi quelquefois, dans lecommencement,—c'était encore un idéal; j'ai même compris Aziyadé etj'ai pleuré sur elle. Mais maintenant, je ne te comprends plus, je nevois en toi rien qu'écœurements et parjures, que folles terreurs dunéant qui s'emparent de toi.

»Je passe des nuits sans dormir; je me dis: «Je ne l'aimerai plus,c'est fait!» mais c'est à ces moments-là surtout que je voudrais teserrer sur mon cœur.

»Viendras-tu à Fontbruant avant d'entrer au monastère? Surtout n'yviens pas uniquement par devoir; dans ce cas, je ne voudrais pas de toi.Mais si tu viens de bon cœur voir tes frères, tes pauvres frères pourlesquels, dans le temps, tu savais trouver des noms tendres qui leurétaient si doux, oh! alors, viens, ils seront les mêmes pour l'enfantchéri qu'ils attendaient autrefois avec tant de joie!...

»MARIE.»

LETTRE DE PIERRE LOTI A SA MÈRE

Lorient, février 1878.

«Mère chérie,

»J'ai reçu une lettre de ma sœur où elle me dit que cette histoirede la Trappe t'a beaucoup tourmentée. S'il en était ainsi, cela medésolerait. Je pensais que tu n'y aurais vu que ce qu'il fallait yvoir: une fantaisie passagère sans conséquence.

»Je reste attaché, au moins par le cœur, à la religion huguenote; tupeux être absolument tranquille là-dessus.

»Je vous embrasse bien.»

La Trappe, février 1878.

... Une après-midi d'hiver, je suis venu demander l'hospitalité danscet étrange asile...

Il y avait un rayon de soleil sur les bois, sur la campagne, sur levieux monastère; la nature souriait tristement, c'était silencieux etpaisible...

J'ai reçu un accueil fraternel de la part de ces hommes singuliers, quiprétendent ne plus souffrir et qui ont cependant assez souffert pour mecomprendre...

Le supérieur du couvent,—homme jeune encore, en robe blanche, avec lacroix et le cordon violet des évêques sur la poitrine,—vint lui-mêmeme conduire dans la cellule qui m'était destinée. Il ouvrit lafenêtre et me montra la campagne triste, des collines, des arbres et unvieux donjon noir. Puis il s'assit près de moi et se mit à causerlonguement, avec un charme et une douceur extrêmes...

Mais je vis tout de suite, trop clairement, l'inanité de leurs moyens,même pour endormir un instant la douleur...

...Et puis, c'est trop sombre aussi, cette vie, même en passant, pourmoi qui n'ai pas les croyances qui soutiennent à peine les Trappisteseux-mêmes. Tout le jour, toute la nuit, des chants funèbres à fairefrémir; des figures de l'autre monde; de vraies processions derevenants.

On n'a même pas ici le sommeil, qui est partout la consolation desmalheureux... Et ce froid humide et glacial, ce ciel noir des hivers dela Manche, ce vent qui gémit tristement et ces toux creuses qui serépercutent le long des lugubres couloirs.

Dans le réfectoire du couvent je partage les repas des prêtresfautifs, envoyés à la Trappe pour un stage de pénitence. Debout prèsde notre table, un moine à la voix caverneuse nous litle Mépris desoi-même, de saint Bonaventure:

J'ai dit à la pourriture: vous êtes ma mère; et aux vers: vous êtesmon père et mes frères...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Qu'étiez-vous, qu'une semence impure? Que seriez-vous, pour la pâturedes vers? Quel motif pourrait avoir la cendre de s'enorgueillir?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les plantes, les arbres donnent des parfums, des fleurs, des fruits; lecorps de l'homme ne produit que puanteur et ordure...

La Trappe, février 1878.

C'était pendant l'office de nuit. Les moines prosternés chantaient àl'unisson leurs éternelles litanies... J'étais plongé dans une sorted'état neutre qui n'était ni la veille, ni le sommeil; je suivaismachinalement leur chant triste... L'étrange envoûtement desmonastères s'abattait déjà sur mon être, comme un froid linceul; undétachement complet de la vie me gagnait et la perspective de finir mesjours sous la robe de bure ne m'effrayait presque plus...

Lorsqu'un souvenir, qui semblait très lointain, vint me mettre tout àcoup une angoisse au cœur: ma chambre si gaie de Fontbruant, que je nereverrais peut-être plus, et la voix des rossignols que l'on entendaitlà-bas, au printemps.

Ensuite, pendant de longues heures, de ma cellule, j'ai promené sur lepassé un regard long et sombre. Seuls mes souvenirs d'enfancerayonnèrent dans le lointain,—ce sont les seuls vraiment heureux de mavie...

Avant de mourir, je voudrais les écrire, ces souvenirs de monenfance... Il me semble qu'en les écrivant, je fixerais un peul'existence fugitive, je lutterais contre la force aveugle qui nousemporte vers le néant...

LETTRE DE PIERRE LOTI A SA SŒUR

La Trappe, février 1878.

«Chère sœur,

»Ce lieu triste, contre lequel tu as une antipathie si grande, a aumoins cela de bon, on peut profondément s'y recueillir.

»Je ne suis pas entré au couvent, comme tu le crois, par purefantaisie, je désirais quelques jours de paix. J'ai beaucoupréfléchi, j'ai même un peu pleuré, ce qui, ailleurs qu'à la Trappe,aurait paru stupide, mais qui m'a fait du bien.

»Je me suis dit que ma jeunesse s'en va, que le temps de la vie passepour nous tous et que les moments où il nous sera donné d'êtreensemble sont plus que jamais comptés; il ne faudra donc pas leslaisser perdre, si nous les trouvons précieux.

»Chère petite sœur, veux-tu que nous ayons la paix complète, la paixd'autrefois?

»Je mérite l'indulgence, parce que j'ai eu plus de tentations qu'unautre et que je souffre étrangement; la situation qui m'est faite surla terre, tu le sais, n'est pas comparable à la tienne, ni à celle desgens qui t'entourent.

»Veux-tu que tout soit fini? Veux-tu m'écrire une bonne lettre sansarrière-pensée? Il y a bien longtemps que je n'en ai pas reçu.

»Je t'embrasse.»

Lorient, février 1878.

Je suis sorti du couvent avec un singulier besoin de bruit, demouvement et de liberté.

Il faisait presque beau dans les bois; j'ai couru comme un enfant lelong des chemins, chantant et sautant les fossés. Je me suis livré aubonheur, enfin retrouvé, de fumer des cigarettes et de boire du boncidre dans les auberges de campagne...

À BORD DUTONNERRE

Lorient, 8 février 1878.

Mon ami Hassan m'écrit: «En souvenir de notre connaissance faite, il ya un an, sur les rochers du cap Sigri...»

Je m'en souviens, en effet, de ce singulier séjour, dernière étapeturque de notre voyage.

Nous avions été conviés, Hassan et moi, aux noces du fils du Cheik,qui durèrent trois jours. Noces qu'un incident imprévu avait faillifaire tourner au tragique la dernière nuit (un Grec étant venu dire,au milieu de la fête, que les Français, alliés aux Russes, voulaients'emparer de Sigri).

C'était une nuit splendide du printemps oriental, cette dernière nuitsi mouvementée; la lune éclairait de sa pleine lumière les grandsrochers de Mytilène et, à perte de vue, la Méditerranée bleue.

Je me vois encore, au milieu de cette nuit, courant, comme un fou, detoute la vitesse de mes jarrets, sautant de pierre en pierre, perdantmon turban, déchirant mes ceintures à tous les buissons de lacampagne, et, derrière moi, Hassan, qui ne pouvait pas me suivre,soufflant et criant... C'eût été très comique, s'il ne se fût pasagi de la vie de plusieurs hommes...

Après vingt minutes de course échevelée, je rejoignis un groupe demontagnards, la population entière de Sigri, qui courait aussi, portantdes fusils, des yatagans, des bâtons, des fourches, toutes les armesque, dans leur précipitation, le hasard avait fait tomber sous leursmains.

Et je haranguais tout ce monde en turc—il était temps: devant nous,sur les rochers, on voyait une masse noire qui s'avançait, c'étaientles matelots français duGladiateur.

L'histoire expliquée, le malentendu compris, tout se termina enplaisanterie et nous rentrâmes au village au son des cornemuses, tandisque les matelots s'embarquaient, sans coup férir, dans la baie del'Aiguade.

À BORD DUTONNERRE

Lorient, 2 mars 1878.

Voilà ma situation: je suis parti de Turquie après avoir juré derevenir, et toutes les démarches que je fais pour exécuter ce sermentn'aboutissent pas. Pendant ce temps-là, on démolit mon pauvreStamboul; les nouvelles se succèdent toujours plus terribles; je voisque les Turcs, malgré tant de courage, ont décidément perdu la guerreet je ne sais ce qu'il adviendra d'eux tous.

Je suis retombé à plat dans la vie d'Occident, plus grise et plusmaussade que jamais, après avoir rêvé que j'étais bey ou pacha. Monexistence se complique de plus en plus d'impossibilités et decontradictions, et je suis bien las de tout ce qui m'entoure.

J'ai manqué, au début de cette guerre, une occasion que je neretrouverai sûrement jamais de me faire en Turquie une position enrapport avec moi-même, en rapport avec mes goûts, que l'Orient seulaurait pu satisfaire. L'occasion est passée, et sans doute elle nereviendra plus, je l'ai laissée s'enfuir au lieu de l'arrêter par lescheveux. Maintenant, ce sera du réchauffé; les grands pachas, quim'auraient poussé, ne se souviendront plus du jeune «giaour» qui lesavait un instant intéressés. Et puis, si les Slaves sont vainqueurs,si le vieil Islam s'écroule, mes projets d'avenir feront comme l'Islam,et, pour la seconde fois de ma vie, je verrai tout s'évanouir,espérances, rêves de fortune et d'affection—le tout lié auxdestinées de Stamboul et du Prophète...

Je reçois de temps en temps des nouvelles d'Aziyadé, de petitsgrimoires en langue turque, de petites lettres désespérées et de plusen plus pressantes, où elle me supplie de ne pas l'abandonner. Ledernier mois de mon séjour à Stamboul l'a beaucoup compromise et sasituation, à elle aussi, est devenue intolérable.

Achmet doit être mort à la guerre. C'est là, pour moi, un nouveausujet d'inquiétude et de tristesse.

A présent que je n'ai plus à Stamboul cet ami dévoué commeintermédiaire, je ne puis répondre à Aziyadé, et, si j'attendsencore, je vais perdre sa trace, ne plus trouver aucun moyen de larevoir.

Samuel est parti pour Salonique, où il est redevenu ce qu'il étaitautrefois, un pauvre diable de batelier, sans sou ni maille.

Kédi bey, mon chat d'Eyoub, le plus fortuné de nous cinq, est àprésent l'un des chats de la mosquée, favori des derviches; il estrevêtu d'un certain caractère sacré qui lui assure des souris et dupain pour le reste de ses jours.

Et la maison, qui avait abrité là-bas tout notre bonheur, estbrûlée depuis longtemps.

Puisqu'il m'est impossible de retourner en Turquie comme officierfrançais, je me ferai Turc. Je ne tiens guère à l'Europe occidentale,où je n'ai trouvé que des déceptions; même avant d'être conquis àtout jamais par l'Islam, j'avais déjà envie de la quitter et jepensais alors à la Polynésie, qui m'avait si vivement charméautrefois. J'ai horreur de tout ce qu'on est convenu d'appeler lacivilisation et les théories égalitaires. Le vieil Orient est donc lepays où j'irai me réfugier, loin des machines à vapeur, desmesquineries sociales et des rengaines de progrès. Si là-bas je nepuis plus être un seigneur, tant pis, je serai un homme du peuplé, un«banabak»; mais j'aurai ma place au soleil et ma part de cetteliberté qui est le lot des plus énergiques, dans les pays où les loisne sont pas faites pour tout le monde...

Ici, je m'ennuie d'une manière profonde et incurable; en toutesincérité, je ne crois à rien. Ma vie est fort mal emmanchée et, parquelque bout que je la prenne, je me trouve en présence de difficultésinsurmontables.

Rien ne m'amuse plus; je ne vois guère ce que ce monde pourraitm'offrir de bien neuf ou de bien drôle.

Je sens amèrement surtout le malheur d'être sans aucune foi, et jepaierais cher, maintenant, pour avoir celle de l'Islam.

LETTRE DE PIERRE LOTI A UN AMI
DE CONSTANTINOPLE

À BORD DUTONNERRE

Lorient, 8 mars 1878.

«Mon cher Pogarritz,

»Vous prétendez que je vous ai une fois sauvé la vie et qu'àprésent vous m'appartenez un peu. Vous prétendez aussi que vous ladonneriez avec bonheur, cette existence à laquelle vous ne tenezplus... Aujourd'hui, j'ai besoin de vous,—êtes-vous prêt?... Ce dontil s'agit est grave et j'ai besoin de vous dans mon extrême détresse.Vous êtes un bon et brave cœur, je viens à vous comme à un frère...

»Surtout n'hésitez pas, par intérêt pour moi, ne me faites pas desermons, ni de remontrances, tout cela serait banal, inutile, indigne devous et de moi. Vous savez que ce que je veux, je le veux bien et on n'ypeut rien changer. Si vous êtes prêt à vous dévouer pour moi,faites-le sans hésitation, allez sans arrière-pensée—et après, cesera à la vie et à la mort entre vous et moi. Le voulez-vous?

»Il s'agit de cette jeune femme musulmane que vous appelez «monodalisque» en souriant de ma folie... Mais, aujourd'hui, ne souriezplus; ce n'est pas une simple aventure d'amour, c'est pour elle et pourmoi une question suprême et terrible.

»Hier, 7 mars, j'ai reçu, par je ne sais quelle voie, une lettred'elle, de ma chère bien-aimée Aziyadé—je vous avais dit son nom;une lettre de désespoir, un appel solennel à tous mes sermentspassés, à ma pitié, à mon amour pour elle.

»Les Russes sont autour de Constantinople, on organise à la hâte ladéfense de Stamboul, la levée en masse, la guerre sainte; tous lesvieillards prennent les armes et son vieux maître Abeddin, encore braveet fanatique, sera au premier rang; un des premiers il se fera tuer...Et elle sera veuve...

»Vous savez ce qu'est la situation d'une femme musulmane qui est veuve,quand elle est belle et jeune: déjà mariée d'avance à quelque ami dumort, qui la convoite.

»Pour Aziyadé, l'inévitable qui se présente, c'est Osman Effendi, deGhédik-Pacha, que vous avez vu, un jour avec moi, à la réception desmagyares, au Séraskérat. Celui-là est jeune, audacieux et jaloux,celui-là ne sera pas tué, parce qu'il est dans l'intendance et ne sebattra pas. Quand Aziyadé sera sa femme, elle sera aussi perdue pourmoi que si elle était morte...

»Alors elle veut fuir à tout prix; elle sait que le désordre deStamboul favorisera cette fuite et que, dans un pareil moment, on peuttout oser. Seulement, il faut quitter au plus vite le territoire turc etla pauvre petite ne parle aucune langue chrétienne, même pas le grec;elle n'a aucune idée de nos usages, aucune idée de voyages, depaquebots, ni même de géographie... Alors il lui faut quelqu'un.

»Mon ami Achmet, que vous avez connu si dévoué, si entreprenant, nepeut plus en rien lui servir; il a quitté Stamboul, il est sans doutemort à l'heure qu'il est.

»Plusieurs fois, cet hiver, Achmet m'a fait écrire par un Grec, quiécorche le français et n'a aucune idée du nom de nos mois, non plusque de nos dates. Je sais qu'il est parti pour la guerre vers décembreou janvier, qu'il assistait aux grandes tueries des Balkans, et qu'il enest promptement revenu dans un convoi des ambulances du Croissantrouge,—blessé et malade. Il a passé une partie de l'hiver àStamboul, couché sur son lit et dans une profonde misère... Des deuxchevaux qui constituaient sa fortune, vous vous en souvenez, l'un aété réquisitionné pour la guerre, l'autre est mort.

»Le 5 février dernier, j'ai reçu une lettre de lui (datée du 22 dumême mois) dans laquelle il me demandait un peu d'argent. Je lui aienvoyé ce que j'ai pu, il fallait qu'il fût bien misérable pour envenir à me demander des secours.

»Le 2 mars, j'ai reçu une dernière lettre, écrite en turc,celle-là, par son ami, un certain Ali-Agha, maréchal des logis decavalerie, et datée d'Andrinople. Il avait été de nouveau levéd'office pour la guerre, pouvant à peine se tenir debout; il étaitblessé et mourant et me faisait ses adieux.

»Voilà l'histoire de ce pauvre Achmet...

»J'aurais pu partir, moi, et aller chercher Aziyadé. Je l'avaisdécidé hier; mais, aujourd'hui, j'ai réfléchi. Je n'ai aucun moyend'obtenir sur l'heure, ni maintenant, ni plus tard, une permission pourConstantinople; je n'ai plus d'argent pour partir... Vous me direz qu'onpeut toujours déserter, et qu'on peut voyager sans argent, par millemoyens; je sais tout cela et, hier, j'avais résolu de le faire. Maisj'ai mon honneur d'officier français, auquel je tiens plus que je nel'aurais cru d'abord.

»Ce quelqu'un qu'il faut, là-bas, pour me remplacer et venir en aideà Aziyadé, voulez-vous, mon ami, que ce soit vous-même? Je vous ledemande avec supplications, avec angoisse... il me semble que vous ne mele refuserez pas... Et après, frère, je serai corps et âme à votreservice, je ferai pour vous tout au monde...

»Pendant le moment de crise actuel, ce que je vous demande estpeut-être moins périlleux que vous ne le croyez. J'écrirai auxattachés d'ambassade, je vous ferai obtenir des appuis, des papiers, jevous ferai même recommander à notre ambassadeur. Dites, levoulez-vous? Si vous refusez, alors passez-moi une dépêche sur l'heureet c'est moi qui partirai...

»Mais si vous acceptez, mon ami, ne perdez pas un jour, ni une heure,ni une minute... Voilà ce qu'il vous faudra faire. Mettez un fez etallez à Stamboul par le pont de Kara-Keui. Vous vous trouverez en facede la grande rue d'Onu Capou. Vous monterez cette rue jusqu'à ce quevous aperceviez la petite mosquée d'At-Bazar-Bachi. Peu avant d'yarriver, vous trouverez une impasse. Vous entrerez dedans et, tout aufond, vous verrez une vieille maison peinte en rouge (les autres maisonssont jaunes). Près de la porte d'entrée, au rez-de-chaussée, il y aune fenêtre en saillie, grillée de fer. Vous frapperez au volet decette fenêtre; c'est là que demeure la négresse Kadidja. Je vous aiautrefois parlé d'elle; c'est une vieille créature intelligente etrusée qui est dévouée jusqu'à la mort à Aziyadé, son anciennemaîtresse. Vous frapperez six coups précipités; elle croira que c'estmoi. Ces six coups étaient autrefois le signal convenu entre nous. Sila vieille femme n'est pas chez elle, il faudra revenir. Des voisins oudes voisines vous questionneront; vous savez assez de turc pour dire quevous êtes Circassien musulman (vous en avez la figure). Vous direz quevous vouliez une amulette de «hodja»; la vieille en vend et cela nesurprendra personne.

»Quand vous aurez trouvé Kadidja, vous lui remettrez cette lettre pourAziyadé. Vous lui direz que vous venez de ma part et que vous ferezpour sa maîtresse tout ce que j'aurais fait moi-même. (Rappelez-vousqu'elle me connaît sous le nom de Loti ou d'Arif Ussam.)

»Donnez-lui votre adresse. Expliquez-lui que vous favoriserez la fuited'Aziyadé, si elle a décidé de partir; que c'est vous qui la recevrezà Galata, dans votre propre maison, et qui l'y garderez cachée. Ilfaudra ensuite, autant que possible, ne plus retourner à Stamboul, pourne pas éveiller les soupçons; la vieille est peut-être surveillée.Je vous confie Aziyadé comme si vous étiez mon frère. Vous verrez sila pauvre petite mérite affection et dévouement, vous verrez combienelle est délicieuse et vous comprendrez alors ce que je fais.

»Kadidja sera pour vous un auxiliaire utile; c'est la vieille créaturela plus rusée que je connaisse; suivez toujours ses avis. N'hésitezpas à me prévenir si vous avez besoin de quelque chose. Et d'ailleurstout ce que vous ferez sera bien fait.

»Il vous faudra de l'argent: allez à Péra, chez Villier, lesecrétaire d'ambassade; il a, à moi, cinq cents francs que je viens delui envoyer pour payer Abdullah Effendi (un prêteur, lors de l'incendiede ma maison d'Eyoub). Il vous remettra cet argent, que je lui ai écritde garder pour vous et qui sera providentiel. Villier est un bravegarçon, lui aussi, pas assez dévoué, ni assez audacieux pour faire ceque je vous demande, à vous, mon cher Pogarritz, et que je nedemanderais à aucun autre. Mais il se mettra résolument en campagnepour vous venir en aide.

«Je préférerais qu'Aziyadé partît par les paquebots de la CompagnieFraissinet, dirigée sur Marseille. Vous trouverez bien quelqu'un desûr à qui la recommander, parmi les émigrants, et puis je connaispresque tous les commandants de ces paquebots et vous pourrez vousservir de mon nom.

»A Marseille, ce sera moi-même qui viendrai l'attendre.

»Ne craignez pas, mon cher ami, de tremper dans une aventure de roman;celle-là n'en est pas une. Sur mon honneur, je vous jure qu'une fois enFrance Aziyadé sera ma femme.»

LETTRE DE PIERRE LOTI
A M. VILLIER, SECRÉTAIRE D'AMBASSADE
A CONSTANTINOPLE

À BORD DUTONNERRE

Lorient, 8 mars 1878.

«Mon cher ami

»S'il est temps encore, retenez mon argent, les cinq cents francs qu'adû vous porter le second duSimoïs, gardez-les. M. Pogarritz viendravous les demander de ma part, vous les lui remettrez et Abdullah Effendiattendra...

»Vous n'aimez pas beaucoup ce Pogarritz, je le sais, mais s'il a besoinde vous, pour les difficiles commissions dont je l'ai chargé,employez-vous pour lui, mettez un peu de votre crédit à sadisposition; en l'obligeant, c'est moi que vous obligerez. Défendez-leau besoin auprès de notre ambassadeur; la commission que je lui aidonnée est bien périlleuse. Au nom de l'amitié que vous m'avezsouvent montrée, prêtez-lui votre appui.

»Il aura besoin peut-être de faire acheter sans bruit des vêtementsde femme «franque»; que votre maîtresse fasse cette emplette ensouvenir de moi.

»Ne me demandez pas d'explications pour aujourd'hui, je n'ai ni letemps, ni le courage de vous en donner. Faites ce que je vous demande,mon cher ami, et ma reconnaissance sera bien vive et profonde... Vousdevez comprendre à demi-mot de quelle dangereuse chose il s'agit.»

LETTRE DE PIERRE LOTI A AZIYADÉ

À BORD DUTONNERRE

Lorient, 8 mars 1878.

«O ma bien-aimée Aziyadé[18],

»J'ai reçu ta lettre désolée. Je réponds à ton appel.

»Non, je n'ai rien oublié, ni toi, que j'aime plus que la vie et plusque la lumière du soleil, ni Stamboul, ni mon serment sacré...

»Ce que j'ai juré, je le jure de nouveau, par le Dieu des chrétienset le Dieu des musulmans, par mon âme, par l'âme de mes parents morts;ce que j'ai juré, je le tiendrai. Tu n'as qu'à parler et je suis prêtà t'obéir...

»Mais l'instant est grave et terrible pour nous deux; dans cet instantsuprême, où tu vas décider de notre sort, avant de parler, avant dem'appeler, écoute le conseil d'amour que je te donne:

»Tant que ce vieillard, qui t'a beaucoup aimée et que tu respectes àprésent, demeurera sur terre, ô toi, reste avec lui et attends ce quel'avenir mystérieux prépare pour nous. Nous sommes jeunes et la vieest longue devant nos yeux...

»... Mais s'il meurt, s'il est tué... Alors, s'il est tué, écouteencore, ma bien-aimée, ce que je te dis avec angoisse, parce que celam'enlève la moitié de ma vie... s'il est tué, ô ma bien-aimée,épouse Osman Effendi!...

»Lui aussi est jeune, il est riche et il t'aime; avec lui tu serasheureuse. Oublie Loti, qui porte malheur à ceux qui l'approchent. AvecOsman Effendi, tu auras des esclaves, des jardins, un rang parmi lesfemmes de ton pays et ta place d'épouse dans le monde invisible desharems.

»Tandis qu'avec moi!... Si même toutes les impossibilités étaientvaincues, as-tu songé à ce que ce serait d'être ma femme? Venirseule, en fugitive, dans un pays lointain, où personne ne comprendraitton langage... Aller sans voile, comme une femme «franque»; partagerma misère, prendre ta part des durs travaux de la maison, comme le fonttes servantes, et, pendant les années où je serai au loin, à voyagersur les mers, rester seule. Durant de longs hivers, plus longs que ceuxde Stamboul, dans ce pays plus rapproché de l'étoile froide, ne plusvoir ni le ciel bleu, ni ta patrie, ni tes semblables, ne plus mêmeentendre une voix amie...

»Mais si tu acceptes tout cela, ma bien-aimée, si tu m'aimes tant quetu veuilles tout supporter, si tu veux fuir... alors viens, je t'adoreet je t'attends...

»Confie-toi à Kadidja et à mon ami Pogarritz qui aura soin de tonhonneur et de ta vie. Appelle-moi, si tu me veux auprès de toi. J'aipris toutes les dispositions pour ta fuite et mes amis sont sûrs...

»Viens, ma bien-aimée, par ton Dieu et le Dieu des chrétiens, je tele jure, en France, tu seras ma femme, tu seras à moi devant les hommeset devant les lois de mon pays...»

La journée du 8 mars, à Lorient, fut une journée d'hiver bien sombre.La pluie, qui avait pris la veille, dura sans interruption jusqu'ausoir.

J'écrivais depuis six heures du matin. A onze heures, le ciel était sicouvert que c'était presque la nuit; je fermai les volets de machambre, j'allumai les bougies et je me rassis à mon bureau pourcontinuer d'écrire.

Quand j'eus terminé mes trois lettres, il était cinq heures du soir.(La lettre pour Aziyadé, écrite en turc, m'avait pris, à elle seule,plus de la moitié de la journée.)

Alors j'ouvris mes fenêtres; un jour crépusculaire terne et tristepénétra dans ma chambre; la pluie tombait toujours dans la rue griseet déserte. Je restai longtemps à cette fenêtre, à respirer l'airhumide du dehors.

Je venais de prendre une décision et d'agir comme je croyais devoiragir; un apaisement se faisait en moi-même, je n'avais plus qu'àattendre.

Lorsque mes lettres furent jetées à la poste et que tout futirrévocable, j'allai chercher Yves pour passer la soirée avec lui.

[18]Lettre écrite en turc.

LETTRE DE PIERRE LOTI A SA MÈRE

Lorient, 22 mars 1878.

«Mère aimée,

»Je suis depuis ce matin de retour à Lorient où m'attendait talettre. Tu seras surprise d'apprendre que je ne viens point de Paris,mais bien de Plounès-en-Goëlan, qui est un hameau breton situé àquarante lieues d'ici, aux environs de Paimpol.

»J'étais «paré» dimanche à partir pour Paris, quand arriva unelettre de V. L., m'annonçant l'affaire bâclée (la publicationd'Aziyadé). Il me parut dès lors inutile d'aller là-bas, puisquej'y passerai bientôt en frais de route pour me rendre à Rochefort.Restait ma permission à employer. Mon matelot Yves, qui partaitjustement pour voir sa vieille mère, insista pour m'emmener. Ton tricotbleu venait d'arriver à point: une ceinture rouge et un béretcomplétèrent un costume de circonstance...

»... Nous sommes donc partis tous deux dimanche pour Plounès, où leretour de Yves a été fêté comme celui de l'enfant prodigue.Présenté comme un «frère de la côte», j'ai passé quatre jourslà-bas, en pêches et en promenades dans un pays pittoresque. Declassiques chaumières bretonnes, de bonnes vieilles d'autrefois avecleurs rouets et leurs fuseaux, des crêpes, du cidre et un temps deprintemps.

»Nous sommes rentrés ce matin ensemble, après vingt-quatre heures devoyage. Pour tout le monde, je reviens de Paris, excepté pour mavieille bossue qui connaît l'aventure...»

Paris, mars 1878.

Deux journées à Paris, appelé par dépêche chez Michel Lévy,l'éditeur. Deux journées très agitées, qui ont eu au moinsl'avantage de me sortir un peu de mes sombres pensées.

V. L. et Delguet se disputèrent mes courts instants de liberté etme firent fête.

Chez Delguet, j'ai retrouvé un personnage auquel plusieurs pages de mesnotes ont été autrefois consacrées: la «Fratine».

La petite Fratine transformée, transfigurée, devenue une dame, unepetite personne élégante, finement gantée, pleine de charme jeune etnaïf, qui me fit les honneurs desa maison.

Ce soir, elle présida un dîner offert à V. L. et à moi, pendantlequel nous avons réveillé tous nos souvenirs passés. Et quand il aété question d'Annecy, la Fratine s'est troublée; comme si son amourpour moi n'était pas éteint dans son cœur, elle baissa la tète etembrassa son petit enfant assis près d'elle...

LETTRE DE PIERRE LOTI A MADAME X...
A PARIS

Lorient, avril 1878.

«... Si j'ai pu te faire de la peine, pardonne-moi. Tu sais que j'aimes mauvais jours pendant lesquels mon cœur reste fermé et glacialpour tous...

»A ce dernier voyage, je t'ai vue sous un autre aspect, c'est vrai,mais plus sympathique, au contraire... Jusqu'à cette époque, jet'avais considérée comme une personne heureuse, possédant unecertaine philosophie positiviste qui te semblait suffisante; je tecroyais relativement calme et satisfaite dans ces régions froides, jet'en voulais un peu d'avoir trouvé une sorte de paix en dehors de cesidées de rédemption et de vie éternelle auxquelles je suis restéattaché par le cœur, malgré mon incrédulité profonde...

»Au contraire, en causant dernièrement avec toi, j'ai pressenti toutce que tu viens d'écrire d'une si navrante manière; j'ai vu que toncœur était aussi troublé, aussi tourmenté, aussi désespéré que lemien; que c'était au fond le même chaos, la même angoisse, rien deplus, rien de mieux, le même horrible vide. Nous n'avons sans douterien à nous envier l'un à l'autre; mais nous sentons trop de la mêmemanière pour ne pas rester très amis...

»Vois-tu, moi, je suis encore très jeune, et je m'aperçois avecterreur que, là où tu en es, j'arriverai bientôt...Se coucher pourattendre la fin, c'est déjà mon désir...

»Et pourtant il y a une chose qui est tout dans la vie: l'amour... J'aieu de ravissantes maîtresses et j'en aurai sans doute encore. Il y ades femmes que j'ai bien adorées; j'éprouvais une terrible douleur ensongeant qu'un jour la mort nous séparerait, que tout finirait dans lasombre poussière... Je rêvais qu'au moins on nous coucherait dans unemême fosse, pour que nos cendres fussent mêlées...

»Et puis, celles-là, je les ai oubliées. J'en ai aimé d'autres etj'ai fait les mêmes rêves avec elles... Et le temps passe toujours,qui m'emporte, et bientôt la vieillesse viendra...

»Les amis, je n'y crois guère. Et pourtant, plus que personne aumonde, j'en ai eu... J'ai rencontré bien des affections, bien desdévouements. J'ai ramassé des forbans dans les rues, je les ai miscontre mon cœur; chez eux, j'ai trouvé plus de jeunesse et de vie, dessentiments plus puissants et moins banals que chez mes égaux... Maistout passe et passera...

»Quand les années seront venues, avec la souffrance peut-être, et lesrides et les cheveux gris, quand il n'y aura plus d'amour possible quecelui que j'achèterai, qu'on m'abandonnera comme un objet usé qui atrop servi,—alors quelle ressource aurai-je, mon Dieu! autre que lesuicide?

»Ceux que toi et moi nous regardons comme les simples, les naïfs, ceuxqui sont encore prosternés aux pieds du Christ, ceux-là, je t'assure,sont les heureux de ce monde. L'angoisse du temps qui passe, l'angoissede la solitude, la terreur du néant qui arrive, tout cela leur estinconnu. Ils s'en vont, confiants et calmes. Je donnerais ma vie pourposséder leur illusion radieuse; devrais-je être aussi insensé queces pauvres pensionnaires des maisons de fous qui se figurent être desriches et des puissants de la terre!

»A défaut de cette foi, si au moins nous pouvions nous rattacher àquelque chose, à une espérance, à une immortalité... Mais rien!...En dehors de cette personnalité encore rayonnante du Christ, tout estterreur et obscurité...»

LETTRE DE PIERRE LOTI A PLUMKETT

Lorient, avril 1878.

«Je passe des jours bien tristes, mon cher ami, des jours mornes,interminables, des soirées sombres et mortelles...

»J'ai encore cependant mon frère Yves auprès de moi, mais c'est unYves transformé, rangé, ne se grisant plus. Nos amis, les «frères dela côte», sont tous dispersés, tous embarqués; leLamotte-Picqueta emmené les derniers dans les mers du Sud.

»Donc, plus de «bande de forbans», ni de tapage nocturne, et la mèreHollichon n'a plus l'honneur de nous traiter dans son auberge, commeelle le faisait cet hiver.

»Bien des fois, le soir, dans la brume encore froide d'avril, en marinstous deux, on nous a vus, Yves et moi, descendre la rue maussade quej'habite, tourner le quai, passer le pont du canal. Nous allions chezlui nous installer devant le feu, pour la veillée, tandis que Marie, safemme, s'occupait à repasser ses grandes collerettes blanches ou àpréparer les petits bonnets du premier-né, le «petit goéland».

»Depuis la lettre tragique reçue le 7 mars, je suis sans nouvelled'Aziyadé, et maintenant qu'Achmet est mort, toutes mes communicationsavec elle sont coupées.

»J'ai essayé d'une foule de moyens, j'ai écrit en turc et enfrançais une foule de lettres à une foule de gens et je n'ai obtenuaucun renseignement.

»J'avais mis mon dernier espoir en un nommé Pogarritz, un bravegarçon, un ami fidèle de là-bas. Mais j'ai appris qu'il s'étaitengagé dans un bataillon de volontaires hongrois et qu'il a été tué,lui aussi, par les Russes.

»Le temps passe, je ne sais plus que faire. Je rêve de retourner enOrient et les pieds me brûlent ici...

»Une angoisse me prend au cœur quand je songe à Elle. Je l'aime bien,je vous le jure,—je l'aime autrement qu'aux premiers jours... Jedonnerais des années de ma vie pour recevoir encore une de ses petiteslettres si difficiles à déchiffrer, si illisibles. Je pleurerais dejoie s'il m'en arrivait une...»

À BORD DUTONNERRE

Cherbourg, mai 1878.

... Un mois passé à Cherbourg. J'aurais mieux aimé ne pas revoir cepays, rempli pour moi de poignants souvenirs. Souvenirs de Jean,souvenirs de notre vie à deux, souvenirs de la guerre, des huit moispassés ici, pendant ce terrible hiver de 70, huit mois d'une existencetourmentée, huit mois pendant lesquels nous avions bien souffert. Etpuis, souvenirs du départ de Jean, à bord duPétrel, en juin 1873.

Je m'étais promis de ne pas mettre les pieds à terre dans ce pays;Yves, d'ailleurs, était encore consigné à bord—suite de l'histoiredes trois maîtres de laMédée[19]—et ne pouvait m'accompagner.

Pendant trois semaines, je m'étais tenu parole et j'avais gardé lebord, quand, ce matin, on me demande au chemin de fer pour un colis queje suis forcé d'aller chercher moi-même.

Je prends passage dans la chaloupe à vapeur d'Yves et je débarque surcette jetée où, il y a cinq ans, j'étais venu si tristement, un matinde juin, conduire et embrasser Jean qui partait pour le Sénégal et ypartait sans moi.

Aujourd'hui encore, c'est une belle journée de printemps, une despremières chaudes journées de l'année. Les jardins sont pleins delilas en fleurs, mais, malgré le ciel, bleu, cet insipide petit trou deCherbourg est triste et maussade.

Je traverse la ville en courant, ne voulant rien voir et rentrer au plusvite. Pourtant chaque quartier, chaque coin de rue, chaque boutiquem'envoient au passage un monde de souvenirs. Notre pension, notrechambre, la maison d'Emma, le bureau où chaque soir nous achetions lesdépêches de la guerre et, à la gare, le chêne-vert, unique dans lepays, devant lequel nous venions nous asseoir en souvenir de Fontbruantet de la Limoise.

Maintenant, entre Jean et moi, tout est fini et je cherche encore le motde la sombre énigme qui l'a irrémédiablement éloigné de moi.

Hélas! on n'arrache pas de son cœur une affection comme celle que j'aieue pour ce frère perdu, sans qu'il reste des déchirures profondes etcruelles. Les années qui passent les ferment à la longue, l'oublidescend tout doucement sur toutes choses et bientôt sans doute lesouvenir de Jean sera mort dans mon cœur. Mais, ce soir, sa doucefigure est là, présente, et je lui pardonne tout ce qu'il m'a fait.

[19]Histoire racontée dansMon frère Yves.

LETTRE DE PIERRE LOTI A YVES

À BORD DUTONNERRE

Brest, 9 juin 1878.

«Mon cher Yves,

»Il faut absolument que tu descendes à terre ce soir, va-t'en trouverl'officier de garde et dis-lui que je te veux pour six heures.Débrouille-toi. J'ai de grands projets et nous chavirerons la rue «desCoups de triques» et celle des «Sept Saints». Tu auras le droit deboire un peu, par exception. Je suis terriblement triste et j'ai besoinde tapage; tu m'en feras faire.

»Tu n'auras qu'à montrer ma lettre à l'officier de garde, quel qu'ilsoit. Si tu manques le canot de cinq heures et demie, je t'en enverraiun autre.

»En arrivant à terre, cours vite chez nous te changer en bourgeois etviens me rejoindre à six heures et demie auCabaret de l'Ancre verte.

»Nous serons quatre; il y aura le grand Barada qui est de tes amis etun nouveau, un capitaine au long cours du baleinier américain, lequelest tout à fait de notre trempe et te plaira, j'en suis sûr.

»Adieu, frère. Débrouille-toi.»

LETTRE DE PIERRE LOTI A PLUMKETT

À BORD DUTONNERRE

Brest, 20 juin 1878.

«Mon cher Plumkett,

»Depuis que je suis sorti de ce triste Lorient, cela va mieux; leprintemps est arrivé, les objets qui m'entourent sont moins sombres etje retrouve moi-même beaucoup de vie.

»J'ai eu deux maîtresses. La première était la femme d'un capitaineau cabotage; elle m'a quitté pour retourner dans son pays. Elle avaitvingt et un ans, elle était aimante et passionnée, le type de la bellerace bretonne du Nord. Elle pleurait en me disant adieu et pourtant,chose étrange, celui qu'elle n'avait pas cessé d'aimer, et qu'elleaimait le plus au monde, était son mari, le capitaine au cabotage.

»La seconde fut la petite Yvonne que vous connaissez. Elle a quelquetemps partagé ses faveurs entre Allain, quartier-maître canonnier, etmoi, Loti, votre serviteur; et puis, avant-hier, elle s'est décidée,elle m'a laissé pour Allain qui l'épouse. Elle aussi, c'était unevraie Bretonne, blonde, rose, au regard sérieux et grave; elle sortaitde l'ordinaire—des grisettes, ses pareilles—et quand elle passait dansla rue, la tête baissée sous les ailes de sa coiffe blanche, on seretournait pour la voir.

»«Yves le forban» est devenu très raisonnable, je vous l'ai déjàdit, et ne se grise presque plus. J'habite, en sa compagnie, un logispropre et blanc du faubourg de Recouvrance, chez une brave vieilleBretonne. Ils disent à bord que j'ai trouvé l'Eyoub de Brest. (Maishélas! qu'il est différent du vrai, de l'Eyoub de Stamboul!)

»Nous employons nos loisirs à jouer à l'écarté, gravement assisdans un café honnête—ayant, cependant encore, un peu l'air de deuxforbans au repos. Ou bien, nous allons courir les pardons et les foiresdu Finistère.

»Aux longues soirées de juin, sur le ciel breton voilé de vapeursgrises, nous traversons les hauts foins verts, les grandes herbesremplies de belles fleurs roses qui ne poussent que dans ce pays, pournous rendre aux fêtes des villages. L'air est tiède et embaumé.

»Les courses, les jeux de boules et les saltimbanques nous amusentencore, comme des enfants du peuple. Quand onze heures sonnent, nousrejoignons notre modeste maison de Recouvrance. Et le sommeilréparateur nous attend au logis,—le sommeil sain et tranquille qui,sans rêves, tout d'une traite, nous mène au lendemain.

»En dix ans, j'ai bien changé; quelle différence entre lemoid'aujourd'hui et ce frêle garçon de dix-huit ans, rêveur etsentimental, qui fuyait les plaisirs, le bruit de la jeunesse ettraînait sa «très poétique tristesse» sur ces mêmes pavés deBrest où je promène maintenant la gaîté et la vie!

»Le printemps est une saison délicieuse, en Bretagne surtout. Cesprintemps du Nord, tardifs à paraître, un peu voilés d'abord etincertains et qui, tout à coup, en trois jours de soleil, vous jettentà profusion les fleurs, les feuilles ombreuses, les soirées tièdes etles chants d'oiseaux.

»C'est une surprise et un enchantement; on en jouit d'autant plus quel'hiver a été plus long et plus sombre; on est pénétré debien-être, de charme printanier, de fraîches senteurs de foin, deparfum d'aubépine.

»Depuis mon enfance, jamais mois de juin ne m'avait enivré commecelui-ci; jamais je n'avais senti si vive la sensation physique duprintemps, le renouveau de tout ce qui vit, la montée de la sève et lepuissant retour des éternelles forces de la nature.

»Croyez-moi, mon cher ami, à toutes les douleurs morales, il n'y a pasde meilleur remède que l'exercice physique; à toutes les rêveriesmalsaines de l'esprit, il n'y a pas de calmants plus souverains que lavigueur et la santé. De plaisirs, il n'y en a pas de plus sains queceux des gens du peuple; d'affections, d'amitiés, il n'y en a pas deplus sûres que celles d'un homme inculte qui vous aime sans contrôleet sans réserve.

»«L'amitié intellectuelle» n'existe pas; c'est là une fiction denotre cerveau malade. L'amitié, c'est l'amitié,—quelque chose quivous tient au cœur comme l'amour, et qui ne s'analyse pas.

»Vous et moi, nous ne serons jamais que des amis imparfaits, variables,sans consistance et sans conviction. Ne comptons pas trop l'un surl'autre; nous sommes trop enfants du siècle, trop raffinés, tropsceptiques,—et puis, nous nous connaissons trop, nous voyons trop clairet trop loin. Nous trouvons quelque plaisir à échanger nos idéesintimes, voilà tout; encore sommes-nous un peu comme ces augures qui nepouvaient se regarder sans rire. Que nous est-il possible de nousraconter l'un à l'autre, mon cher, je vous le demande, qui ne nousparaisse absolument connu, usé, frelaté?

»Mais la vie est belle encore, et la santé et la jeunesse sont lesseuls biens de ce monde.»

Brest (Recouvrance), juin 1878.

Il était deux heures, un beau jour de printemps. Dans mon logis blancde Recouvrance, je sommeillais à demi sur un fauteuil en attendantl'heure à laquelle Yves reviendrait du bord.

Une voix de la rue, tout à coup, me fit tressaillir. C'était unmendiant qui chantait à voix basse deux ou trois notes tristes,tellement tristes qu'elles fendaient l'âme. Ce qu'il y avait d'étrangesurtout, c'est que ce chant m'en rappelait un autre, un autre quej'avais oublié...

Là-bas, en Orient, en été, quand j'habitais le quartier de Péra,pendant les heures chaudes du jour, j'entendais passer sous mesfenêtres un mendiant qui chantait comme celui-là; la voix avait lemême timbre, les notes tristes étaient presque les mêmes. Seulementcelui qui chantait, là-bas, était un jeune homme de race asiatique, unjeune homme aveugle, dont la figure maigre était régulière etmélancolique, figure où s'ouvraient deux grands yeux blancs quin'avaient pas de prunelles et ne voyaient plus...

Sur tous les points du Bosphore, à Beïcos, à Scutari, à Thérapia,j'entendis plus tard cette même voix; je revis ce même hommeenveloppé dans son burnous blanc, qui marchait devant lui, nuit etjour, d'un pas régulier et fatal, sondant le sol de son bâton etchantant sa chanson plaintive.

Plus tard encore, quand vint l'hiver et qu'Aziyadé fut auprès de moi,sous nos fenêtres d'Eyoub, nous entendions passer le mendiant aveugle;il passait le soir, à la tombée de la nuit, et sa voix nous faisaitfrissonner dans notre logis mystérieux.

«Loti, avait dit Aziyadé, promets-moi que tu lui donneras toujours,partout où tu le trouveras; cela nous porterait malheur si nous lelaissions passer sans lui faire l'aumône.»

Et elle-même me portait souvent, pour lui, son offrande: de petitespièces blanches, qu'elle lui destinait. Et je descendais sur la portepour les lui remettre dans la main. (En Orient on ne jette pasl'aumône, on la donne.)

Un matin, elle eut très grand'peur. C'était un matin de février, unpeu avant le jour, à l'heure du chant du muezzin, elle s'en allaitseule, enveloppée dans son féredjé gris. La terre était couverted'une blanche couche de neige, qui faisait comme un suaire au quartierd'Eyoub.

Sur la planche étroite du débarcadère de la mosquée, elle vit uneombre humaine qui se tenait debout, à cette heure silencieuse, oùjamais cependant on ne voyait personne.

Dans le demi-jour blême qui précède les matins d'hiver, elle reconnutle mendiant, immobile et la tête levée au ciel, comme un homme quiprie.

Pour embarquer dans son caïque, elle fut obligée de frôler le burnousde l'aveugle et de passer sous le regard vide de ses deux grands yeuxblancs.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Celui qui chantait sous mes fenêtres de Recouvrance était un vieuxBreton, en costume des gens de Plougastel... Par hasard, il s'étaittrouvé que ces deux hommes, l'un Breton, l'autre Tartare, avaientcomposé aux deux bouts de l'Europe le même refrain de misère...

Brest, 16 juin 1878.

Sur le grand pont de Brest, ce matin, je faisais un long sermon àGildas Kermadec, le frère d'Yves, pour m'avoir renvoyé hier mon amiivre-mort. J'étais fort en colère contre ce grand forban et même jele malmenais un peu.

Mais il fit tant et si bien qu'au bout d'un moment je perdis contenance,je me mis à rire et lui tendis la main qu'il serra de bon cœur.

Pour celui-là encore, la pauvre vieille Bretonne avait raison; il avaittrès mauvaise tête, son fils Gildas, mais il était bon et franc commel'or.

Le soir de ce jour, le 16 juin, à neuf heures, nous marchions, trois,aux bougies, dans un chemin couvert de la campagne de Brest. Trois amis:de R..., Yves et moi.

De R..., enseigne de vaisseau, nous a servi pendant huit mois d'amidévoué, et il mérite bien que, sur ce papier, il soit fait mention delui: un noble Breton, un peu trop porté sur le trône et l'autel, unpeu fier pour ses semblables, pour nous excepté,—d'ailleurs leconfident et le complice de toutes nos entreprises et le meilleurgarçon du monde.

Au moment de partir pour le Japon, il nous avait offert un dînerd'adieu.

Cela venait de se passer dans un restaurant de campagne—restaurant àparties fines dans un recoin délicieux, au bord de l'eau, sous unevoûte de grands arbres où chantaient des pinsons et des rossignols. Etnous en revenions tous trois par des sentiers de printemps. Nos bougieséclairaient par en dessous ces voûtes d'aubépine, toutes blanches defleurs odorantes, toutes remplies de hannetons et de petits oiseaux.

La nuit était tiède, noire et sans lune; pas un souffle n'agitaitl'atmosphère. Rarement la vie m'était apparue sous des couleurs aussidouces que par ce beau soir de juin.

La nature avait un charme que les mots sont impuissants à rendre. Nouschantions en marchant. A toutes les buvettes de la campagne, nous nousarrêtions pour nous reposer.

Qu'il faisait bon vivre! Qu'on était bien, encore très jeunes etdéjà de vieux amis, dans ces sentiers fleuris de Bretagne, ou assis encompagnie de bonnes cigarettes, devant de bons verres de cidre!

Au diable toutes les rêveries mélancoliques, tous les songes creux destristes poètes! Il y a encore de beaux jours dans la vie, de bellesheures de jeunesse et d'oubli, il y a encore de braves cœurs sous lesoleil, de braves amis dans le monde.

Brest, juin 1878.

Certains airs sont unis, dans mon souvenir, à certaines situations, àcertaines périodes de ma vie; ils ont le singulier privilège de fairerevivre ensuite des impressions passées,—souvent même les pluslointaines et les plus oubliées.

Ainsi la période tourmentée du printemps 1876, en rade de Salonique,revient, tout entière, quand j'entends le chant d'Ophélie:

Pâle et blonde,
Dort sous l'onde
La Willis au regard de feu
Que Dieu garde,
Qui s'attarde
Sur la rive, au bord du lac bleu.

L'hiver à Eyoub, c'était le chant du muezzin:

Allah illah Allah! ve Mohammed reçoul Allah!

La chanson bretonne desTrois marins de Groix caractérise pour moi letriste séjour à Lorient.

Ce printemps de Brest, ce sera cette chanson chantée dans les hautsfoins verts:

Sous le beau ciel d'Espagne,
Sans boire ni manger,
Voyager,
N'avoir pour compagne
Que la soif et la faim,
C'est malsain! Etc...

Recouvrance, 19 juin 1878.

Nuit de tempête. Il vente à décorner les bœufs. Je suis un peu enbordée et fort inquiet de ce qui se passe à bord, où l'on pourraits'apercevoir de mon absence.

Toute la nuit, le vent secoue terriblement notre vieille maison deRecouvrance, les tuiles dégringolent et s'aplatissent sur les pavés dela rue.

Le chat de la propriétaire miaule à notre porte jusqu'au jour...Musique et situation lamentables.

Yves me quitte à quatre heures du matin. Je suis inquiet de son retourà bord. La pluie tombe par torrents, le vent souffle de plus belle.

A sept heures, j'arrive au grand pont de Recouvrance. La tempête est enpleine furie. Mais Yves est là; il a pu venir me prendre avec sachaloupe. Il y a foule sur le pont et sur les quais,—des marins, desfemmes, qui regardent avec inquiétude la rade toute blanche d'écume.

En m'apercevant, Yves court à moi, très agité:

—On désarme leTonnerre! dit-il. La dépêche vient d'arriver deParis et nous entrerons dans le port dès demain.

20 juin.—LeTonnerre est rentré dans le port de Brest. Encoreune campagne terminée. Je suis de garde à bord tout le matin. La pluiene cesse pas.

L'après-midi, j'attends Yves dans ce logis de Recouvrance que nousdevrons bientôt quitter pour toujours. Il n'arrive qu'à cinq heures etdemie. «Retard pour décharger la cale», déclare-t-il.

Comme je veux son portrait, je l'emmène chez Bernier, le photographe.Yves fait beaucoup de cérémonie pour poser; il prétend qu'il a lafigure trop noire et se tient fort mal.

Nous rentrons le soir à bord par une pluie battante. Yves est enbourgeois, chose tout à fait prohibée...

21 juin.—Journée agitée; belle et heureuse journée pour Yves. Jedescends à terre à huit heures du matin, je vais trouver le commandantde la division et j'obtiens pour Yves son changement de quartier.

A deux heures, le conseil d'avancement se réunit à bord duTonnerre.Conseil très discuté et très orageux. Yves a pour lui naturellementtous les officiers, moi en tête,—contre lui le commandant en second,travaillé en sous-main par les trois maîtres de laMédèe.

Le commandant en chef ne dit mot, laisse la discussion continuer, trèspassionnée et très violente; puis se tourne vers moi en souriant:

—Kermadec aura cinq voix tout de même, dit-il avec son grand calme,puisque je lui donne la mienne.

La partie est gagnée. Yves est porté à la première classe de son grade.

Une heure plus tard, j'obtiens encore, pour mon ami, contre tout espoir,son débarquement immédiat duTonnerre. Il n'a plus rien à désirer;il pourra partir demain pour Toulven, ou l'attend le petit goéland, sonfils.

Nous quittons le bord à cinq heures, Yves heureux comme un roi,emportant son sac.

Rendez-vous après le dîner à la foire de Brest; pour la dernièrefois, jeu de massacre des innocents, chevaux de bois, etc. Yves, qui estordinairement si grave, est gai, ce soir, comme un enfant; il fait untas de sottises très comiques et triche à tous les jeux.

22 juin.—Matinée d'adieux à bord duTonnerre. Tout le monde sedébande et le bateau finit...

Grande inspection à laquelle on lit en pompe les propositions etavancements faits la veille:

«Yves Kermadec porté à la première classe de son grade.»

Rien pour les trois maîtres de laMédée.

Puis un vieux commissionnaire est venu chercher mes deux cents kilos debagages et les a charriés tant bien que mal jusqu'à Recouvrance. Ilfaisait un temps radieux; après les longs jours de pluie etd'inquiétude que nous venions de passer, on se sentait revivre, et Yvesne se lassait pas de le dire.

A deux heures, mon cher Yves est parti, heureux d'aller embrasser Marie,sa femme et le petit goéland, son fils; d'annoncer chez lui qu'il estmonté en grade et que c'est à moi qu'il le doit. Il était bien tristecependant de ce que nous nous quittions et j'en avais le cœur serré,moi aussi, je l'avoue. Pauvres marins que nous sommes, qui sait sil'aveugle destinée nous réunira une fois de plus?

Je l'aimais bien, cet Yves Kermadec. Notre affection avait grandi trèsvite, peut-être parce que je l'avais tiré de terribles passes,disputé à beaucoup de dangers.

Maintenant, j'achève de faire mes malles dans notre logis deRecouvrance. Il est huit heures, c'est un beau soir de juin; mais c'estencore plus pénible pour moi de me sentir seul par un beau soir dejuin; ces longues soirées me portent aux rêveries et réveillent tousmes plus chers souvenirs passés.

Les gens reviennent gaîment de la promenade et les marins passent enchantant sous mes fenêtres ouvertes; l'air est plein de vols demartinets, de parfums d'été.

Sur les meubles, dans cette chambre où il ne reviendra plus, le sacd'Yves, son sifflet d'argent de quartier-maître et son bonnet marqué20-91-P sont encore là.

C'est un temps de notre existence qui est fini sans retour...

Paris, juin 1878.

Départ de Brest le lundi 23 juin. Le temps est toujours splendide, lavieille Bretagne est verte et fleurie.

A Lorient, dix minutes d'arrêt. Mes amis, prévenus, m'attendent sur lequai. Je salue au passage cette triste ville grise où j'ai vécu de simortels jours et cette longue avenue de la Gare, si souvent arpentéeles soirs d'hiver.

A Bedon, rencontre d'un ingénieur américain qui me tient compagniejusqu'à Paris. Ce brave monsieur parle anglais, je réponds en turc; ils'ensuit une conversation très mouvementée et originale.

Quand je m'éveillai, le lendemain, au petit jour, l'aspect du paysavait changé, la vieille Bretagne était loin; plus de grands bois,plus de rochers gris, plus d'antiques chapelles de granit, plus demousse ni de lichens, ni de hauts foins semés de fleurs roses, rien quela sotte et laide campagne de plâtre des environs de Paris, les maisonsde banlieue et les fortifications.

Avec un profond dégoût, je retrouvai ces ruches humaines, brique etfonte, les tuyaux de poêle, l'odeur écœurante des boutiques et ducharbon de terre, la population malsaine et éhontée des faubourgs.

La pauvre petite chaumière d'Yves à Toulven était bien humble, bienpauvre, bien perdue au bord du sentier breton, mais là-bas étaient lafraîcheur, l'honnêteté et la vie...

Cependant, le jardin du Luxembourg a de jolis recoins, de beaux arbres,des gazons bien peignés et bien verts, des bancs où l'on peut, enété, venir de grand matin passer des heures tranquilles de rêverie,sans être interrompu par les promeneurs. Ce jardin me rappelle unefoule de souvenirs d'une époque de transition de ma vie: à dix-septans, je venais souvent m'y asseoir.

C'est donc là, auprès de la fontaine Médicis, que ce matin, 24 juin,en descendant du train de Bretagne, en attendant l'heure honnête àlaquelle on peut se présenter chez les gens, je me suis accordé deuxheures de méditation profonde et de recueillement.

Toute ma vie m'est apparue sous d'étranges couleurs; elle s'estdéroulée avec ses personnages, ses situations, ses décors empruntésà tous les pays de la terre,—longue suite de tableaux tristes qui,avec les années, vont s'assombrissant et que rien bientôt n'animeraplus. J'ai senti un immense besoin de paix, de repos moral et desolitude: le calme du cloître m'aurait mieux valu encore que ce bruyantParis.

FIN

*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK UN JEUNE OFFICIER PAUVRE ***
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Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit501(c)(3) educational corporation organized under the laws of thestate of Mississippi and granted tax exempt status by the InternalRevenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identificationnumber is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg LiteraryArchive Foundation are tax deductible to the full extent permitted byU.S. federal laws and your state’s laws.
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Section 4. Information about Donations to the Project GutenbergLiterary Archive Foundation
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