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The Project Gutenberg eBook ofCréation et rédemption, première partie: Le docteur mystérieux

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Title: Création et rédemption, première partie: Le docteur mystérieux

Author: Alexandre Dumas

Release date: July 22, 2011 [eBook #36812]
Most recently updated: March 15, 2025

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CRÉATION ET RÉDEMPTION, PREMIÈRE PARTIE: LE DOCTEUR MYSTÉRIEUX ***

CRÉATION ET RÉDEMPTION

———

LE DOCTEUR

MYSTÉRIEUX

PAR
ALEXANDRE DUMAS



NOUVELLE ÉDITION

PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS
RUE AUBER, 3, PLACE DE L'OPÉRA
LIBRAIRIE NOUVELLE
BOULEVARD DES ITALIENS, 15, AU COIN DE LA RUE DE GRAMMONT
1875
Droits de reproduction et de traduction réservés


TABLE DES MATIÈRES

CRÉATION ET RÉDEMPTION


PREMIÈRE PARTIE

LE DOCTEUR MYSTÉRIEUX

I

Une ville du Berri

Le 17 juillet 1785, la Creuse, après une matinée d'orage, roulaitprofonde et troublée entre deux rangs de maisons fort peu symétriquementalignées sur ses rives, et qui baignaient dans l'eau leur pied de bois.Toutes vieilles et toutes délabrées qu'elles étaient, elles n'ensouriaient pas moins au soleil, qui, en sortant du double nuage d'oùvenait de s'échapper l'éclair, jetait un ardent rayon sur la terreencore trempée de pluie.

Ce tas de maisons boiteuses, borgnes et édentées avait la prétentiond'être une ville, et cette ville se nommait Argenton.

Inutile de dire qu'elle était située dans le Berri. Aujourd'hui que lacivilisation a effacé le caractère des races, des provinces et descités, c'est encore un spectacle à faire bondir de joie le cœur del'artiste qu'Argenton vu des hauteurs qui dominent ses toits chargés demousse et de giroflées en fleur.

Montez, par un beau jour, le long de ces rochers où se tordent desracines pareilles à des couleuvres, frayez vous-même votre chemin, àtravers ces blocs que recouvre une fauve et sèche végétation de lichensjaunis, de fougères ensoleillées et de ronces rougies, accrochez vosongles à ces ruines qui se confondent avec le roc par la couleur et lasolidité de leurs masses, si vastes et si obstinées, qu'il a fallu lesterribles guerre de la Ligue et les puissantes épaules de Richelieu pourrenverser ces ouvrages de l'art qui, soudés à l'œuvre de la nature,semblaient aussi impérissables que leurs bases granitiques; et encoreces guerres d'extermination n'ont-elles pu déraciner ces indestructiblesfondements qui restent là foudroyés par le canon, déchirés par la scie,ébréchés par le vent, broyés par le sabot des bœufs, écaillés par lefer des chevaux, foulés par le pied du pâtre, mais immobiles.

Au plus haut de ces ruines, faites par les guerres civiles et non parle temps, asseyez-vous et regardez.

Au-dessous de vous s'abîme, comme une ville engouffrée par unecatastrophe géologique, une sauvage et pittoresque cohue de maisons,avec des poutres saillantes, de lourds escaliers de bois qui grimpentextérieurement à l'étage supérieur, des toits de chaume poudreux et destuiles noires que recouvre une crasse de végétation spontanée. Du pointoù vous la regardez, la ville semble déchirée en deux par une rivièresombre et encaissée, dont le nom significatif,la Creuse, indique lesprofondeurs dans lesquelles elle roule.

De longues perches, fixées aux maisons qui bordent son cours, étalentcomme des drapeaux de mille couleurs le linge en train de sécher et quiflotte au vent. Ce groupe d'habitations informes, dont les fondementsdéchaussés, la charpente accusée à vif, les nervures de bois massivesattestent l'enfance de l'art de bâtir, est encadré dans le plus frais,le plus charmant et le plus naïf paysage qui se puisse voir.

Ici, la nature n'a point cherché l'effet. Ce bon Berri est de toute laFrance l'endroit où la simplicité a le plus de caractère, et Argentonest, je crois, la ville la plus simple du Berri; les moutons, ces armesde la province, si j'ose ainsi dire, y sont plus moutons qu'ailleurs, etles oies qui barbotent dans l'eau rapide de la rivière y ontadmirablement l'air de ce qu'elles sont.

Tel est encore Argenton aujourd'hui et tel il devait être en 1785, carc'est une des rares villes de France que le souffle des révolutionsmodernes et que l'esprit de changement n'a point encore atteinte. Cesmaisons, quoique près d'un siècle soit écoulé depuis l'époque que nousvenons de citer, étaient vieilles alors comme elles le sont aujourd'hui,car depuis longtemps elles ont atteint un âge qui ne marque plus; siquelque chose étonne le touriste, le peintre ou l'architecte, c'est lasolidité de ces masures; elles ressemblent aux rochers et aux débris defortifications qui les dominent. On dirait qu'elles durent par leurvétusté même, et que c'est l'excès de leur vieillesse qui les faitvivre; il y a si longtemps qu'elles penchent d'un côté ou de l'autre,qu'elles en ont pris l'habitude et qu'elles n'ont plus de raison honnêtepour tomber, même du côté où elles penchent.

Rien ne peut donner une idée du calme, de l'insouciance et de laplacidité des habitants d'Argenton ce 17 juillet 1785; le clocher del'église venait d'égrener sur la ville l'Angelus de midi, et, dans cestranquilles demeures, chacun offrait à Dieu sa paisible misère comme uneexpiation de ses fautes et un moyen douloureux mais salutaire de gagnerle ciel; cette quiétude de caractère est en rapport avec la sérénité dupaysage et avec les occupations uniformes des habitants de cette petiteville, que n'agite ni l'industrie, ni le commerce, ni la politique;entourés d'une nature toujours la même, d'arbres qu'ils ont toujoursconnus grands, de maisons qu'ils ont toujours connues vieilles, leshabitants d'Argenton ne se voyaient point changer ni vieillir. Commel'hirondelle qui revenait tous les ans aux toits de leurs maisons, tousles ans la joie du printemps, éclose dans le soleil d'avril, ramenaitdans leurs cœurs le courage de supporter les rudes travaux de l'étéet l'oisiveté douloureuse de l'hiver.

Argenton, malgré tous les grands mouvements qui s'étaient faits dans lesesprits vers la fin du règne de Louis XV et au commencement du règne deLouis XVI, ne reconnaissait guère d'autre puissance que celle del'habitude. Il y avait alors pour Argenton un roi de France qu'onn'avait jamais vu, mais auquel on croyait et auquel on obéissait sur laparole du bailli, comme on croyait et on obéissait à Dieu sur la paroledu curé.

Dans une des rues les plus désertes et les plus rongées d'herbe,s'élevait une maison peu différente des autres maisons, si ce n'estqu'elle était presque ensevelie sous un immense lierre, dans lequel, lesoir, semblaient se réfugier tous les moineaux de la ville et desenvirons.

Malgré leur confiance dans cette maison à l'abri de laquelle ils necraignaient pas de s'endormir, après avoir longtemps fait tressaillir lefeuillage, malgré leur caquetage joyeux et bruyant qui commençait avecl'aurore, cette maison était mal famée. Là, en effet, demeurait un jeunemédecin venu de Paris depuis trois ans et qui en avait vingt-huit àpeine. Pourquoi avait-il devancé la mode des cheveux courts et nonpoudrés que Talma devait inaugurer cinq ans seulement plus tard, dansson rôle de Titus? Sans doute parce qu'il lui était plus commode deporter les cheveux courts et sans poudre. Mais, à cette époque, c'étaitune innovation malheureuse pour un médecin; quand la science médicaleétait si souvent mesurée au développement gigantesque de la perruquedont se coiffaient les disciples d'Hippocrate, personne ne remarquaitque les cheveux du jeune docteur étaient ondés par la nature mieux quen'eût pu le faire le talent du plus habile coiffeur; personne neremarquait que ces cheveux, du plus beau noir, encadraient admirablementun visage pâli par les veilles, dont les traits fermes et sévèresindiquaient surtout l'application à l'étude.

Quel motif avait porté cet étranger à se retirer dans une ville aussiagreste et présentant si peu de ressources à l'exercice de la médecineque la ville d'Argenton? Peut-être le goût de la solitude et le désir dutravail non interrompu; et, en effet, ce jeune savant, surnommé dans lavillele docteur mystérieux à cause de sa manière de vivre, nefréquentait personne, et, chose doublement scandaleuse dans une petiteville de province, ne mettait pas plus le pied à l'église qu'au café.Mille bruits malveillants et superstitieux couraient sur son compte. Cen'était pas sans raison qu'il ne portait ni poudre ni perruque, maiscette raison était mauvaise puisqu'il ne la disait pas. On l'accusaitd'être en communication avec les mauvais esprits, et sans doutel'étiquette n'était point la même dans le monde nocturne que dans lenôtre.

Mais ces soupçons de magie reposaient surtout sur des cures vraimentmerveilleuses que le jeune médecin avait opérées par des moyens d'unesimplicité extrême; beaucoup de malades condamnés et abandonnés par lesautres praticiens avaient été sauvés par lui en si peu de temps, que lesbienveillants criaient au miracle et que les ingrats et les curieuxcriaient au sortilège. Or, comme il y a plus d'ingrats et d'envieux quede bienveillants, le docteur avait pour ennemis, non seulement presquetous ceux à qui il avait fait du tort comme concurrent, mais encore tousceux qu'il avait soulagés, secourus, guéris comme malades, et le nombreen était grand.

Les vieilles femmes qui n'étaient pas méchantes, et on en comptait cinqou six dans Argenton, disaient de lui qu'il avait le bon œil. C'esten effet une croyance très répandue dans cette partie du Berri quecertains individus naissent non seulement pour le bien ou le mal deleurs semblables, mais encore pour le bien ou le mal de la création,étendant leur influence jusque sur les animaux, les moissons et lesautres productions de la terre. Quelques-uns, aux idées plus abstraites,attribuaient cette faculté surprenante de faire des miracles à unsouffle de vie que le docteur projetait sur le front de ses malades;d'autres à certains gestes et à certaines paroles qu'il récitait toutbas; d'autres enfin à une connaissance approfondie de la nature humaineet de ses lois les plus obscures.

Toujours est-il que, si l'on différait sur la cause, nul ne contestaitl'évidence des phénomènes, cette science s'étant exercée publiquementsur les hommes et sur les animaux.

Ainsi, un jour, un voiturier qui s'était endormi, comme cela arrivesouvent, sur le siège mobile suspendu en avant de la roue de sacharrette, était tombé de ce siège, et ses chevaux, en continuant demarcher, lui avaient écrasé une cuisse sous la roue du gros véhiculequ'ils traînaient. Ce n'était pas une cuisse cassée, c'était une cuissebel et bien écrasée. Les trois médecins d'Argenton s'étaient réunis, et,comme il n'y avait d'autre remède à l'horrible blessure que ladésarticulation du col du fémur, c'est-à-dire une de ces opérationsdevant lesquelles reculent les plus habiles praticiens de la capitale,ils avaient décidé d'un commun accord d'abandonner le malade à lanature, c'est-à-dire à la gangrène, et à la mort qui ne pouvait manquerde la suivre.

C'est alors que le pauvre diable, comprenant la gravité de sa situation,avait appelé à son secours le docteur mystérieux. Celui-ci, étantaccouru, avait déclaré l'opération grave, mais inévitable, et, enconséquence avait annoncé qu'il allait la tenter sans aucun retard. Lestrois médecins lui avaient fait observer, à titre d'avis charitable,qu'à côté de la gravité de l'inévitable opération, il y avait ladouleur physique pendant la durée de cette opération et la terreurmorale qu'allait éprouver, l'opération terminée, le malade en voyant unepartie de lui-même se détacher de lui sous le tranchant du bistouri.

Mais le docteur, à cette objection, s'était contenté de sourire, et, serapprochant du blessé, l'avait regardé fixement en étendant la main verslui, et, d'un ton impératif, lui avait commandé de dormir.

Les trois médecins s'étaient regardés en riant; éloignés de Paris, ilsavaient bien entendu parler vaguement des phénomènes du mesmérisme, maisils n'en avaient pas vu l'application. À leur grand étonnement, lemalade alors, obéissant à l'ordre de dormir que lui avait donné lemédecin, s'était endormi presque subitement. Le docteur lui avait prisla main, et lui avait demandé de sa voix douce, mais dans laquellecependant était mêlée une nuance de commandement: «Dormez-vous?» Et, surla réponse affirmative, il avait tiré sa trousse, choisi sesinstruments, et, avec la même sérénité que s'il eût opéré sur uncadavre, il avait sur le corps insensible du blessé pratiquél'effroyable opération; il avait demandé dix minutes, et, au bout deneuf minutes, montre à la main, le membre avait été détaché, emportéhors de la chambre, le linge taché de sang enlevé, le malade couché surun autre lit; et, au grand étonnement des trois médecins, l'appareilposé, l'amputé s'était, sur l'ordre du docteur, réveillé en souriant.

La convalescence avait été longue; mais, lorsqu'elle fut complète et quele malade put se lever, il trouva un appareil préparé par le médecinlui-même, et à l'aide duquel, quoiqu'il eût perdu à peu près le quart desa personne, il retrouva la faculté de se mouvoir.

Mais maintenant qu'allait faire ce malheureux, disaient non seulementles trois médecins qui avaient eu l'intention de le laisser mourir, maisencore bon nombre de personnes qui trouvent toujours quelque chose àredire aux événements et aux dénouements les mieux conduits? Nevalait-il pas mieux, en effet, laisser mourir le pauvre diable que deprolonger avec une infirmité pareille son existence de dix, vingt,trente années peut-être? Qu'allait-il faire? Vivrait-il d'aumônes, etserait-ce une charge de plus pour la commune déjà si pauvre?

Mais tout à coup on apprit par le receveur particulier, qui avait étéavisé de cette décision par celui de la province, qu'une rente de troiscents livres était faite au pauvre diable, sans qu'on sût d'où luivenait cette rente et qui l'avait sollicitée.

Sans doute le blessé n'en savait pas plus que les autres sur le sujet;mais quand il parlait du docteur, c'était habituellement pour dire:

—Ah! quant à celui-là, ma vie lui appartient. Il n'a qu'à me lademander et je la lui donnerai de grand cœur.

Eh bien, chose presque incroyable pour quiconque ne connaîtrait pas lemonde des petites villes, cette splendide cure fut une de celles quifirent le plus de tort au docteur dans la ville d'Argenton; les troisautres médecins ayant déclaré que peut-être eussent-ils pu sauver lemalade en se servant des mêmes moyens, mais qu'ils aimaient mieux voirmourir un homme que de lui sauver la vie à pareil prix, attendu qu'ilsregardaient l'âme d'un malade plus précieuse que son corps.

C'était la première fois que ces trois honnêtes praticiens parlaient del'âme.

Un autre jour, jour de foire, un taureau furieux avait jeté le désordredans le marché, et les cris des fuyards, femmes et enfants, étaientmontés jusqu'au laboratoire du docteur, qui dominait la place. Ledocteur avait mis alors la tête à sa fenêtre et avait vu ce dont ils'agissait. Tout fuyait devant l'animal furieux, qui venait d'éventrerun boucher, lequel avait eu l'audace de l'attendre une masse à la main.Lui était descendu alors précipitamment sans chapeau; ses beaux cheveuxjetés au vent, les angles de la bouche plissés par cette volonté de ferqui était une des principales qualités ou un des principaux défauts deson caractère, il avait été se placer tout droit sur la route dutaureau, l'appelant du geste. L'animal l'avait à peine aperçu, que,acceptant le défi, il s'était élancé sur lui la tête basse...

De sorte que son adversaire, n'ayant pas pu rencontrer son œil, avaitété obligé de se jeter de côté pour éviter sa rencontre. Le taureau,emporté par sa course, l'avait dépassé de dix pas, puis s'étaitretourné, avait relevé la tête, et avait regardé de son œil sombre etprofond l'audacieux lutteur qui venait lui présenter le combat. Mais uninstant avait suffi, cet œil sombre et profond de l'animal avaitrencontré l'œil fixe et dominateur de l'homme, le taureau s'étaitarrêté court, avait fouillé la terre des pieds, avait mugi comme pour sedonner du courage, mais était resté immobile; alors, le docteur avaitmarché droit à lui, et l'on avait pu voir à chaque pas qu'il faisait letaureau trembler sur ses jambes et s'affaisser sur lui-même; enfin deson bras étendu il avait pu toucher l'animal entre les deux cornes, et,comme un autre Achéloüs devant un autre Hercule, le taureau s'étaitcouché à ses pieds.

Une autre occasion s'était encore présentée pour le docteur de montrerl'étonnante puissance magnétique qu'il exerçait sur les animaux. Ils'agissait de ferrer pour la première fois un cheval de trois ans,encore indompté, qui avait brisé tous les liens qui l'attachaient autravail, avait renversé le maréchal-ferrant et était rentré furieux dansson écurie, où personne n'osait aller le chercher, aucune bride ni aucunlicou ne lui étant resté sur le corps pour le conduire.

Le docteur, qui passait là par hasard, avait d'abord porté secours àl'homme renversé; puis, comme le choc avait été violent, mais que dansla chute la tête n'avait point porté, il invita le maréchal-ferrant àl'attendre, promettant de lui ramener le cheval soumis et obéissant.

Et, en effet, accompagné de ce rassemblement qui, dans les petitesvilles, se groupe à toute occasion, il était entré dans l'écurie dumaître de poste à qui ce cheval appartenait, et, tout en sifflant, lesmains dans ses poches, mais sans perdre le cheval du regard, il s'étaitapproché de l'animal furieux, qui avait reculé devant lui jusqu'à cequ'il se sentît acculé au mur; alors il l'avait pris par les naseaux,et, sans effort, quoique l'on vît à l'œil sanglant du cheval avecquelle répugnance il obéissait à cette puissance supérieure, il l'avaitamené, marchant à reculons, jusque dans le travail où il s'était échappéune heure auparavant, et là, sans qu'il fût nécessaire de l'attacher, lecontenant et le fascinant toujours, il avait dit au maréchal-ferrant decommercer sa besogne, et à ses quatre pieds, l'un après l'autre, lemaréchal avait cloué les fers sans que le cheval fît d'autre mouvementque ce frissonnement douloureux de la peau qui est chez les quadrupèdesde son espèce l'aveu de leur défaite.

On comprend, après de pareils prodiges opérés en face de tous vers lafin du dernier siècle, dans une des villes les moins éclairées deFrance, sous combien d'aspects différents devaient être jugé JacquesMérey.—C'était le nom du docteur.

II

Le docteur Jacques Mérey

Les plus acharnés parmi les détracteurs de Jacques Mérey étaientcertainement les médecins: les uns le traitaient de charlatan, lesautres d'empirique, et mettaient sur le compte de la crédulité laplupart des prodiges que l'on racontait.

Voyant néanmoins que l'instinct du merveilleux, si vif chez les classesignorantes, résistait à leur critique et rapprochait du docteur cettefoule qu'ils voulaient vainement en écarter, ils se décidèrent à fairefranchement cause commune avec le préjugé religieux, et traitèrent dediabolique la science de cet homme qui osait guérir en dehors des formesautorisées par l'école.

Ce qui appuyait ces accusations, c'est que l'étranger ne fréquentait nil'église ni le presbytère; si on lui connaissait une doctrine, soulagerson prochain, on ne lui connaissait pas de religion. On ne l'avaitjamais vu se mettre à genoux ni joindre les mains, et cependant onl'avait surpris plus d'une fois contemplant la nature dans cetteattitude de recueillement et de méditation qui ressemble à la prière.

Mais les médecins et le curé avaient beau dire, il était peu de maladeset d'infirmes qui résistassent au désir de se faire soigner par lemystérieux docteur, quitte à se repentir plus tard de leur guérison etde brûler un cierge en guise de remords s'il était vrai qu'ils fussentdélivrés de leur mal par l'intervention du diable.

Ce qui contribuait surtout à populariser ces légendes qui s'attachaientà Jacques Mérey comme à un être extraordinaire, c'est qu'il neprodiguait point à tout le monde les bienfaits de sa science et de sonministère. Les riches étaient obstinément exclus de sa clientèle.Plusieurs d'entre eux ayant réclamé à prix d'or les consultations dudocteur, il répondit qu'il se devait aux pauvres et qu'il y avait, sanslui, assez de médecins à Argenton avides de soigner des malades dequalité. Que, d'ailleurs, ses remèdes, presque toujours préparés parlui-même, étaient calculés sur le tempérament rustique de la race àlaquelle il les appliquait.

On pense bien que, pendant cette époque où commençaient à se soulevertoutes les oppositions philanthropiques ou populaires, cette résistancedonna libre carrière à la critique des beaux esprits. Ils cherchèrentplus que jamais à jeter des doutes sur une vertu curative qui se bornaitaux cures démocratiques, et, n'osant affronter l'épreuve des gens commeil faut, aimait à envelopper ses services dans la ténébreusereconnaissance des classes ignorantes.

Jacques Mérey les laissa dire et n'en poursuivit pas moins son œuvresilencieuse et solitaire. Comme il menait une vie très retirée, comme samaison était impénétrable, comme on voyait chaque nuit veiller à safenêtre une petite lampe, étoile du travail, les hommes intelligents etsans parti pris avaient tout lieu de croire, comme nous l'avons déjàdit, que le savant docteur était venu chercher dans le Berry unesolitude aussi inviolable que celle que les anciens anachorètes allaientchercher dans la Thébaïde.

Quant aux pauvres et aux paysans, que n'égarait ni la superstition ni lamalveillance, ils disaient de lui:

—M. Mérey est comme le Bon Dieu, il ne se montre que par le bien qu'ilfait.

Or, le 17 juillet 1785, par une chaleur de vingt-cinq degrés, JacquesMérey était à son laboratoire surveillant dans une cornue les premierstressaillements d'une opération difficile qui avait déjà plus d'une foisavorté sous sa main.

Il était chimiste et même alchimiste; né dans une de ces époques dedoute scientifique, politique et social, où le malaise qui pèse sur unenation pousse les individus à la recherche de l'inconnu, du merveilleux,de l'impossible même, il avait vu Franklin découvrir l'électricité etcommander au tonnerre; il avait vu Montgolfier enlever ses premiersballons et conquérir, en espérance, il est vrai, plutôt qu'en réalité,le domaine de l'air. Il avait vu Mesmer professer le magnétisme animal,mais il n'avait point tardé à laisser le maître derrière lui, car onsait que Mesmer, tout ébloui des premières manifestations de cette forceinhérente qu'il rêva, qu'il reconnut, mais qu'il ne perfectionna point,s'était arrêté devant les convulsions, les spasmes et les merveilles dubaquet enchanté; qu'il n'avait point poussé ses recherches jusqu'ausomnambulisme, à peu près semblable en cela à Christophe Colomb, qui,tout heureux d'avoir découvert quelques îles du nouveau monde, laissaensuite à un autre l'honneur d'aborder au continent américain et de luidonner son nom.

M. de Puységur, on le sait, avait été l'Améric Vespuce de Mesmer, etJacques Mérey était le disciple direct de M. de Puységur.

Il avait donc appliqué à la science de guérir la vague découverte dumaître allemand. Emporté tout jeune par l'inquiétude du merveilleux,Jacques Mérey s'était jeté dans la forêt Noire des sciences occultes. Ceque cet esprit curieux avait exploré de voies nouvelles et ténébreuses,les antres obscurs dans lesquels il était descendu pour consulter lesmodernes Trophonius, les puits souterrains par la bouche desquels ils'était plongé au centre des initiations, les heures qu'il avaitpassées, muet et debout, devant l'implacable sphinx des connaissanceshumaines; les combats de Titan qu'il avait engagés avec la nature pourla faire parler malgré elle et lui arracher l'éternel et sublime secretqu'elle cache dans son sein, tout cela eût pu faire le sujet d'uneépopée scientifique dans le genre du poème de Jason à la recherche de laToison d'or.

Ce qu'il avait le moins rencontré dans ce voyage fabuleux, c'était latoison, c'était l'or.

Mais Jacques Mérey, en vérité, ne s'en souciait guère, et il étaithabitué à compter comme ses écus toutes les étoiles du ciel. Puisquelques voix indiscrètes disaient qu'il était riche et même très riche.

Les rêveries des rose-croix, des illuminés, des alchimistes, desastrologues, des nécromanciens, des mages, des physiognomistes, ilavait tout parcouru, tout sondé, tout analysé, et de tout cela il étaitressorti pour son esprit et pour sa conscience une religion à laquelleil eût été bien difficile de donner un nom. Il n'était ni juif, nichrétien, ni turc, ni schismatique, ni huguenot; il n'était ni déiste,ni animiste, il était panthéiste, plutôt; il croyait à un fluideuniversel répandu dans tout l'univers et reliant par une atmosphèrevivante et pleine d'intelligence les mondes entre eux. Il croyait, ouplutôt il espérait, que ce fluide créateur et conservateur des êtrespouvait se diriger selon la puissante volonté de l'homme et recevoir sonapplication de la main de la science.

C'est sur cette base qu'il avait élevé un système médical dont l'audaceaurait fait hurler toutes les académies et tous les corps savants; maisune fois que notre docteur s'était dit, je crois croire ceci, ou je doisfaire cela, il tenait peu au jugement des hommes, à leur blâme ou à leurapprobation; il aimait la science pour la science elle-même et pour lebien qu'il pouvait en tirer et appliquer au profit de l'humanité.

Quand, ravi au troisième ciel de la pensée, il voyait ou croyait voirles atomes, les simples et les composés, les infiniment petits et lesinfiniment grands, les cirons et les mondes, tout cela se mouvant envertu du droit qu'il appelait magnétique, oh! alors, tout son corpsdébordait d'amour, d'admiration et de reconnaissance pour la grandeur dela nature, et les applaudissements du monde entier ne lui eussent passemblé valoir mieux en ce moment-là que le bruit à peine perceptible quefait l'aile d'un moucheron qui vole.

Il avait étudié la chiromancie dans Moïse et dans Aristote; laphysiognomonie avec Porta et Lavater; il avait, déroulant les lobes ducerveau, pressenti Gall et Spurzheim, et devancé ainsi la plupart desdécouvertes modernes en physiologie. Ses aspirations—et cela, nousl'avons dit, tenait à l'époque de malaise dans laquelle il vivait et quiprécède tous les grands cataclysmes sociaux et politiques—, sesaspirations, il faut le dire, allaient même plus loin encore que leslimites artificielles de la science.

Il est un rêve pour lequel Prométhée a été cloué à son rocher avec desclous d'airain et enchaîné avec des chaînes de diamant; ce qui n'a pasempêché les cabalistes du Moyen Âge, depuis Albert le Grand, dontl'Église a fait un saint, jusqu'à Cornélius Agrippa, dont l'Église afait un démon, de poursuivre la même chimère audacieuse; ce rêve étaitde faire, de créer, de donner la vie à un homme.

Faire un homme, comme disent les alchimistes, en dehors du vase naturel,extra vas naturale, tel est l'éternel mirage, tel est le but qu'ontpoursuivi de siècle en siècle les inspirés ou les fous.

Alors, et si on arrivait à ce résultat, l'arbre de la scienceconfondrait à tout jamais ses rameaux avec l'arbre de la vie; alors, lesavant ne serait plus seulement un grand homme, il serait un dieu;alors, l'antique serpent aurait le droit de relever la tête et de direaux successeurs d'Adam: «Eh bien! vous avais-je trompé?»

Jacques Mérey, qui, pareil à Pic de la Mirandole, pouvait parler surtoutes les choses connues et sur quelques autres encore, passa en revuetous les procédés dont les savants du Moyen Âge s'étaient servis pourcréer un être à leur image; mais il trouva tous ces procédés ridicules,depuis celui qui couvait la génération de l'enfant dans une courge,jusqu'à cet autre qui avait construit un androïde d'airain.

Tous ces hommes s'étaient trompés, ils n'avaient pas remonté aux sourcesde la vie.

Malgré tant d'essais infructueux, le docteur ne désespérait point,voleur sublime, de rencontrer le moyen de dérober le feu sacré.

Cette préoccupation avait étouffé chez lui tous les autres sentiments;son cœur était resté froid, et à l'état purement matériel de viscèrechargé d'envoyer le sang aux extrémités et de le recevoir à son tour.

C'était une nature de Dieu, incapable d'aimer un être qu'il n'auraitpoint créé lui-même. Aussi, seul et triste au milieu de la foule pourlaquelle il n'avait pas de regards, ou n'avait que des regardsdistraits, il payait cher l'ambition de ses désirs.

Comme le Seigneur avant la création du monde, il s'ennuyait.

Ce jour-là, Jacques Mérey était assez content de la manière dont secomportait dans la cornue la dissolution d'un certain sel dont ilétudiait les plus heureuses vertus curatives, quand trois coupsprécipités retentirent à la porte de la rue.

Ces trois coups éveillèrent les miaulements furieux d'un chat noir, queles mauvaises langues de la ville, les dévotes surtout, prétendaientêtre le génie familier du docteur.

Une vieille servante connue dans tout Argenton sous le nom de Marthe labossue, et qui jouissait pour son compte d'une nuance d'impopularitéinhérente à celle du docteur, monta tout essoufflée l'escalier de boisextérieur, et entra précipitamment dans le laboratoire sans avoir cognéà la porte, comme c'était l'usage formellement imposé par le docteur,qui n'aimait point à être dérangé au milieu de ses délicates opérations.

—Eh bien! qu'avez-vous donc, Marthe? demanda Jacques Mérey; vous avezl'air tout bouleversé!

—Monsieur, répondit-elle, ce sont des gens du château qui viennent vouschercher en toute hâte.

—Vous savez bien, Marthe, répondit le docteur en fronçant le sourcil,que j'ai déjà refusé plusieurs fois de m'y rendre, à votre château; jesuis le médecin des pauvres et des ignorants; qu'on s'adresse à monvoisin, au Dr Reynald.

—Les médecins refusent d'y aller, monsieur; ils disent que cela ne lesregarde pas.

—De quoi s'agit-il donc?

—Il s'agit d'un chien enragé, qui mord tout le monde; si bien que lesplus braves garçons d'écurie n'osent pas l'aborder, même avec unefourche, et qu'il jette en ce moment la consternation chez le seigneurde Chazelay, car ce malheureux chien s'est réfugié dans la cour même duchâteau.

—Je vous ai dit, Marthe, que les affaires du seigneur ne meregardaient pas.

—Oui, mais les pauvres gens que le chien a déjà mordus et ceux qu'ilpeut mordre encore, cela vous regarde, il me semble. Et, s'ils ne sontpas pansés immédiatement, ils deviendront enragés comme le chien qui lesa mordus.

—C'est bien, Marthe, dit le docteur, c'est vous qui avait raison etc'est moi qui avais tort. J'y vais.

Le docteur se leva, recommanda à Marthe de bien surveiller sa cornue,lui ordonna de laisser aller le feu tout seul, c'est-à-dire ens'éteignant, et descendit dans la salle du rez-de-chaussée, où il trouvaen effet deux hommes du château, qui, tout bouleversés et tout pâles,lui firent un sinistre récit des ravages que causait l'animal furieux.

Le docteur écouta et répondit par ce seul mot:

—Allons!

Un cheval sellé et bridé attendait le docteur. Les deux hommesremontèrent sur les chevaux fumants qui les avaient amenés, et toustrois, ventre à terre, prirent le chemin du château.

III

Le château de Chazelay

À deux ou trois lieues d'Argenton, la campagne change de caractère; deslambeaux de terre inculte que les habitants appellent desbrandes,quelques champs recouverts d'une végétation chétive, des routespierreuses encaissées dans des ravines et bordées de haies sauvages; çàet là, quelques monticules dont les flancs déchirés laissent apercevoirl'ocre dans laquelle vient se teindre en rouge l'eau murmurante desruisseaux, telle est la physionomie générale des lieux que parcourait augalop la cavalcade.

Trois chevaux étaient alors pour cette partie du Berri un luxe inouï; onne connaissait à cette époque, dans cette bienheureuse province de laFrance, teintée encore aujourd'hui en gris foncé sur la carte de M. lebaron Dupin, on ne connaissait, disons-nous, en fait de bêtes de somme,que l'attelage des anciens rois fainéants.

Nos cavaliers rencontrèrent, en effet, dans un des chemins creux qu'ilsparcouraient, une châtelaine des environs, dont le carrosse, traîné parun couple de bœufs, se rendait gravement et lentement à un souper defamille; il y avait un jour entier que la pesante machine était enroute. Il est vrai qu'elle avait déjà fait près de cinq lieues.

Enfin une noire futaie de tourelles se détacha sur le paysage un peu secque le soleil noyait de ses rayons. Cette sombre masse, qui s'élevait deterre, prenait, à mesure qu'on s'en approchait, la beauté farouche detous les monuments guerriers du Moyen Âge; sa construction pouvaitremonter à la fin duXIIIe siècle. Un art puissant dans sa rusticitéavait tracé les plans de cette demeure féodale, qui projetait son ombreimmense sur le village, c'est-à-dire sur quelques pauvres maisonségarées çà et là parmi les arbres à fruits.

C'était Chazelay.

Le château de Chazelay était anciennement relié par une ligne défensiveaux châteaux de Luzrac et de Chassin-Grimont, car les petits seigneurscherchaient à s'appuyer sur leurs voisins pour se fortifier contre lesentreprises des hauts et puissants vautours de la féodalité.

Mais, à l'époque où se passe notre histoire, les guerres civiles avaientcessé depuis longtemps. De condottieri, les nobles étaient devenuschasseurs. Quelques-uns même, atteints de doute par la lecture desencyclopédistes, non seulement ne communiaient plus aux quatre grandesfêtes de l'année, mais lisaient leDictionnaire philosophique deVoltaire, se moquaient de leur curé, raillaient une nièce illégitime, cequi ne les empêchait pas d'aller à la messe le dimanche et de se faireencenser dans leur banc de chêne par les mains du célébrant.

Mal à l'aise dans ces lourdes et rugueuses armures de pierre, la plupartdes nobles de la décadence maudissaient l'art guerrier du Moyen Âge, etauraient volontiers jeté bas leurs châteaux, s'ils n'eussent été retenuspar le respect des aïeux, par les privilèges attachés à ces vieux murs;enfin par les souvenirs de domination et de terreur que de tels édificesentretenaient dans l'esprit des paysans.

Ils s'efforcèrent du moins d'adoucir et d'humaniser ces aires d'oiseauxde proie; les uns en retouchant la façade, les autres en remplaçant lesmeurtrières par des fenêtres ou des œils-de-bœuf, les autres enfinen supprimant les poternes, les ponts-levis, et les fossés remplisd'eau, où les grenouilles coassaient d'autant mieux que, depuis unedizaine d'années, les paysans se refusaient à les battre.

Mais le château de Chazelay n'était point de ceux qui avaient fait desconcessions; il était resté dans toute la poésie de son caractère sombreet taciturne; de petites tourelles latérales qu'on appelait despoivrières dominaient la porte d'entrée, piquée de dessins de fer et degros clous à tête ronde; des bois de cerf, des pieds de biche et destraces de sanglier, fixés sur la porte épaisse, annonçaient que leseigneur de Chazelay usait largement de son droit de chasse.

Cette exposition cynégétique se complétait par cinq ou six oiseaux denuit, de toutes tailles, depuis la petite chouette jusqu'à l'orfraie.Cette société noctambule était présidée par un grand-duc aux aileséployées et dont les plumes arrachées par le vent, les yeux ronds etvides, les serres crispées, étalaient la double image de la forcevaincue et de la mort violente.

Il faut dire qu'une certaine terreur superstitieuse entourait cechâteau. C'était dans le pays une vieille tradition, qui remontait à dessiècles, que cette demeure féodale était hantée par un génie malfaisant.

La vérité est que la plupart des seigneurs de Chazelay, comme legrand-duc cloué sur leur porte, étaient morts de mort violente, et quela famille avait été éprouvée par de sanglantes et lugubrescatastrophes.

Le propriétaire actuel était un exemple de cette fatalité qui pesait,disait-on, sur le château. Il avait perdu, dès la seconde année de sonmariage, une femme jeune et charmante. Un soir qu'elle se rendait au balet qu'elle était accommodée à la manière du temps, c'est-à-dire avec delarges paniers, la châtelaine avait eu l'imprudence de s'approcher destisons qui flambaient dans la vaste cheminée du salon; sa robe avaitpris feu rapidement; enveloppée de ce nimbe ardent, elle avait fui dechambre en chambre, excitant la flamme autour d'elle, au lieu de lacalmer, par le courant d'air que sa course créait. Ses femmes, voyantcette apparition flamboyante, effrayées des cris qui partaient de cetourbillon de feu, n'osèrent point lui porter secours, si bien qu'enmoins de dix minutes la pauvre créature était morte au milieu des plusaffreuses tortures, et son mari, absent du château en ce moment-là,n'avait retrouvé qu'une chose informe, calcinée et sans nom.

Elle avait laissé une fille, sur laquelle le seigneur de Chazelaysembla reporter tout son amour; mais peu à peu cette enfant, qu'on avaitvu naître dans le village, pour laquelle les cloches joyeuses avaientsonné pendant trois jours, que des comtesses et des marquises avaientportée toute fleurie de dentelles et de rubans sur les fonts baptismaux,cette enfant fut séquestrée, puis disparut tout à fait, et le bruitcourut qu'elle était morte par accident, et qu'elle avait étésecrètement enterrée dans le caveau de la famille.

Depuis ce jour, le château de Chazelay, qui était naturellement triste,était devenu funèbre. Un nuage de corbeaux obscurcissait les cinqtourelles dont le toit circulaire et pointu, chargé d'un artichaut deplomb, dominait les bâtiments et les cours intérieures. La nuit, onentendait piauler la chouette dans le vieux donjon que blanchissait lalune, et les paysans, saisis d'un tremblement superstitieux,s'éloignaient de ces fantômes de pierre sur lesquels s'étendait,croyait-on, la responsabilité d'un crime.

Quel était ce crime?

À quel seigneur de Chazelay remontait-il? Par quelle filiation moraleétendait-il son influence sur la destinée du seigneur actuel? Onl'ignorait.

De la porte d'entrée flanquée des petites tourelles dont nous avons déjàparlé, et contre laquelle s'adossait la maison du gardien du château, onpénétrait dans une première cour, qui était occupée par les écuries, lesétables, les greniers, les granges, et, en général, par tous lesbâtiments d'exploitation.

C'était la ferme.

Était-ce une illusion, ou serait-il vrai que les animaux subissentl'influence morale des lieux où ils habitent? Toujours est-il que leschiens, sans doute effrayés par la vue de leur congénère furieux,secouaient mélancoliquement leur chaîne, et que, à l'arrivée d'unétranger, ils firent entendre le hurlement qui, la nuit, annonce auxsuperstitieux la mort du maître ou de l'un de ses plus proches parents.Les bœufs, que l'on dételait pour les mener boire, portaient la cornebasse et fixaient sur la terre leur grand œil limpide, et leschevaux eux-mêmes semblaient, comme les superbes coursiers d'Hippolyte,se conformer à la triste pensée universellement répandue sur chacun.

De cette cour extérieure, on découvrait les fossés de ce qu'on eût puappeler la forteresse. Par un pont-levis jeté sur ces fossés, et àl'aide d'un passage bas et sombre creusé dans l'épaisseur d'un donjon,sur la muraille duquel s'étendait une large tache de rouille ou de sang,on pénétrait dans une autre cour. À part les cuisines et quelques sallesde l'aile du bâtiment destinées à marquer la configuration intérieure ducorps de logis, on ne voyait encore rien du château, rien que cettemasse puissante et monolithe dont la mélancolie plombait sur les hommeset les animaux mêmes.

Dans cette première cour, l'herbe poussait entre les cailloux; desinstruments de labour étaient négligemment jetés çà et là, et quelquescanards muets barbotaient dans l'eau stagnante et huileuse des fossés.

Telle était la physionomie ordinaire du château de Chazelay. Mais, aumoment où Jacques Mérey, suivi des deux hommes du château, pénétra dansla cour extérieure, la tristesse habituelle des visages et des chosesavait fait place à une terreur et à un désordre qu'il est difficile dedécrire. Des garçons de service, armés de bâtons, de fourches et defléaux, avaient d'abord poursuivi un gros chien qui venait d'effrayer levillage en en mordant plusieurs autres. Harcelé et blessé, mais renduplus furieux encore par ces blessures, l'animal ne s'était plus borné àpiller les quadrupèdes; il avait mordu deux des assaillants; puis,trouvant la porte de la ferme seigneuriale ouverte, il s'était glissédans la cour et avait été s'acculer à un enfoncement de la muraillepareil à un four.

À la porte du pont-levis, tout le monde s'était arrêté; M. de Chazelaylui-même, au lieu d'aller à l'animal avec son fusil de chasse, s'étaitenfermé au château; une frayeur superstitieuse semblait avoir cloué toutle monde au seuil de ce château fatal, qui, même dans d'autre temps,n'était pas abordé sans effroi.

Ce chien était la forme visible du mauvais génie qu'on disait avoir pources lieux une prédilection amère et néfaste.

Cependant, les chevaux attachés dans leur écurie, les bœufs et lesvaches dans leurs étables, les chiens enfermés dans leurs loges,faisaient entendre des lamentations et des aboiements dont tous lescœurs étaient glacés.

S'il y a du bruit en enfer, ce bruit doit ressembler aux cris dedétresse qui sortaient en ce moment-là du château maudit. À travers cetorage de gémissements, on entendait çà et là quelques voix de femmes,sans doute quelques servantes et des filles de chambre que le chienavait surprises dans leurs travaux et qui, réfugiées derrière leur abrimal assuré, appelaient au secours.

En arrivant dans la première cour, le docteur jeta un regard autour delui. Il vit deux hommes qui lavaient leurs plaies à une fontaine; l'unétait mordu à la joue, l'autre à la main. Il avait prévu le cas ets'était muni d'un acide corrosif pour donner les premiers soins auxblessés.

Jacques Mérey sauta à bas de son cheval, courut à eux, tira sonbistouri, débrida les plaies, et, dans les sillons tracés par la lamed'acier, injecta l'acide qui devait prévenir les effets de la morsure del'animal. Puis, les malades pansés, il s'informa où était le chien, etayant appris qu'il était dans la seconde cour, où personne n'osaitpénétrer, il écarta ceux qui lui barraient le chemin et entra seulrésolument et sans armes.

Les paysans jetèrent un cri d'épouvante en voyant le docteur marcherdroit à cet enfoncement dans lequel était tapi le chien, et là,s'arrêtant la bouche souriante, mais les lèvres légèrement retrousséessur ses dents blanches, fixer son regard sur celui du chien. Touscroyaient que l'animal furieux allait se précipiter sur le docteur; maisau contraire, le chien, qui était arc-bouté sur ses quatre pattes,s'abattit avec un gémissement plaintif. Puis, comme attiré par une forceirrésistible, il sortit en rampant de l'enfoncement où il était à moitiécaché. La fureur de son œil sanglant était tombée; sa gueule,ouverte et remplie d'une écume fétide, s'était fermée; il se traînajusqu'aux pieds du docteur comme un coupable qui implore sa grâce, ouplutôt comme un malade qui demande sa guérison; humble, désarmé, vaincupar une force occulte, l'animal semblait se calmer dans cette force etdéposer sa rage aux pieds de l'homme invulnérable qui le regardaitdoucement et tranquillement.

Le docteur fit un signe, le chien se redressa sur ses jambes de devant,et s'assit, levant des yeux craintifs et suppliants vers le docteur, quiposa sa main sur la tête hérissée et frémissante de l'animal.

À ce spectacle, l'admiration des paysans éclata; ils n'avaient jamais lules récits que les poètes nous ont laissés d'Orphée endormant le chienCerbère et refoulant au fond de sa gorge le triple aboiement du monstre.Mais ces naïfs enfants de la nature n'en furent que plus émus de lanouveauté du prodige; ils se demandaient les uns aux autres ce que ledocteur avait pu jeter dans la gueule de l'animal enragé, et en vertu dequelle loi cet homme commandait à l'aveugle fureur.

Enhardis de plus en plus devant l'attitude soumise du chien devantlequel ils tremblaient et reculaient tout à l'heure, les hommes armésd'instruments aratoires s'approchèrent pour le tuer; mais le docteur, setournant vers eux avec autorité:

—Arrière! dit-il; qu'aucun de vous ne touche à ce chien, je vous ledéfends; celui qui lui ferait le moindre mal serait un lâche.D'ailleurs, ce chien est à moi.

Alors, les paysans confondus lui proposèrent des cordes pour lui lierles pattes.

—Non, dit Jacques en secouant la tête, il n'est pas besoin de cordes,croyez-moi; il me suivra de lui-même, et sans qu'il soit nécessaire del'y forcer.

—Mais, au moins, crièrent plusieurs voix, muselez-le, docteur,muselez-le!

—Inutile, répondit Jacques Mérey; j'ai une muselière plus solide quetoutes celles dont vous pouvez vous servir pour lui maintenir la gueule.

—Et cette muselière, quelle est-elle? demandèrent les paysans.

—Ma volonté.

Cela dit, il fit un signe au chien.

L'animal, à ce geste, se dressa sur ses quatre pattes, releva et fixasur l'œil de son maître son œil obéissant et fatigué, poussa partrois fois un aboiement plaintif, et suivit Jacques Mérey avec la mêmeobéissance joyeuse que s'il lui eût appartenu depuis longtemps.

IV

Comme quoi le chien est non seulement
l'ami de l'homme, mais aussi l'ami de la femme

Le lendemain, Jacques Mérey reçut un message du château. Dans une lettretout juste assez polie pour ne pas être blessante, le seigneur deChazelay, qui cependant à la vue du chien s'était retiré et enfermé chezlui, le seigneur de Chazelay, qui se piquait d'être un esprit fort,témoignait ne point croire au miracle accompli la veille par le docteur,quoique de sa fenêtre il eût pu voir ce miracle s'accomplir.

Un chien s'était en effet glissé dans la ferme du château, et de lapremière cour était entré dans la seconde, où il avait porté le troubleet le désordre avec lui; mais ce chien était-il réellement enragé?

Là était le doute; que des gens simples et ignorants crussent à lafascination du regard et de la volonté, rien n'était plus naturel; maisdes gens instruits et bien nés ne pouvaient raisonnablement admettre desemblables prodiges.

Comme cependant le docteur avait fait preuve d'énergie et de résolutionen affrontant la morsure d'un chien qui paraissait être enragé, lechâtelain lui envoyait deux pièces d'or, qu'il le priait d'accepter àtitre d'honoraires.

Jacques Mérey déchira la lettre et refusa les deux pièces d'or. Lascience n'était pas la préoccupation morale de Jacques Mérey, on peutmême dire qu'il n'aimait la science que par rapport à un but. Ce butvers lequel tendaient toutes les forces de son esprit, tous lesmouvements de son cœur, c'était le but de la philosophie duXVIIIesiècle, le bonheur du genre humain.

Il interrogeait avec M. de Condorcet le moment, encore éloigné sansdoute (mais qu'importe la distance!) où la raison perfectible de l'hommedécouvrirait les causes premières des choses, où les nations ne seferaient plus la guerre, et où les hommes, délivrés des mauxqu'engendrent la misère et l'ignorance, accompliraient sur la terre uneexistence indéfinie. L'Écriture sainte n'avoue-t-elle pas elle-même quela mort est la dette du péché, c'est-à-dire la violation des loisnaturelles? Or, le jour où l'homme connaîtrait ces lois et où il lesobserverait, l'homme s'affranchirait de sa dette, et, comme cette dette,c'était la mort, l'homme ne mourrait plus.

Créer et ne plus mourir, n'est-ce point l'idéal de la science? Car lascience est la rivale de Dieu. L'homme connût-il les mystères de toutesles choses de ce monde, l'homme arrivât-il à exposer devant Dieului-même d'irréfutables théories, Dieu lui répondra:

—Si tu sais tout, tu n'es qu'à la moitié de ta route; maintenant, créeun ver ou une étoile, et tu seras mon égal.

Abîmé dans ces rêves de bonheur lointain, dans cet espoir de puissanceindéfinie, dans cet âge d'or de l'humanité que les poètes avaient placéau commencement du monde, parce que les poètes sont les sublimes enfantsde la nature, Jacques Mérey voyait avec un frémissement d'impatience lesobstacles moraux et les barrières matérielles qu'opposait la classe desprivilégiés à l'accomplissement des destinées de l'homme sur la terre.

Nature douce et sensible, comme on disait alors, il était venu à lahaine par l'amour.

C'est parce qu'il aimait les opprimés qu'il détestait les oppresseurs.

À part les deux ou trois fois qu'il l'avait croisé sur son chemin, leseigneur de Chazelay lui était personnellement inconnu. Il est vrai queJacques Mérey, esprit supérieur, n'en voulait point aux hommes, mais auxabus et aux inégalités sociales dont les nobles étaient la vivanteincarnation. Il refusa l'or du château avec le même dédain qu'il eûtrefusé les présents d'un ennemi.

Cette sombre apparition du Moyen Âge féodal remuait dans son sangplébéien des souvenirs de colère; il voyait dans ces vieux murs le signed'une domination qui, bien que diminuée, durait encore; il se demandaitquelle force pourrait jamais déraciner ces titaniques monuments de larace conquérante. Alors, découragé par la lenteur du progrès, parl'énormité des obstacles que rencontre l'affranchissement d'un peuple,il se plongeait avec désespoir dans l'étude de la nature, seul asile quela société telle qu'elle était faite eût laissé à la science.

Seul, il faisait souvent des promenades au plus profond des bois, et,là, grave, attentif, pareil à Œdipe devant le Sphinx, il semblaitinterroger l'âme de l'univers.

Le chien qu'il avait sauvé de sa propre fureur était devenu son ami leplus sincère et le plus dévoué; il suivait le docteur dans toutes sescourses; doux et caressant, il lui obéissait comme l'ombre de sa pensée.

Aussi le curé de Chazelay ne manqua-t-il pas de dire qu'il y avait dansl'histoire des sorciers plusieurs exemples de cette accointance d'unesprit familier sous la forme d'un animal domestique. Cet animal à coupsûr devait avoir des cornes, et s'il ne les montrait point, c'était pourmieux cacher son jeu.

Un jour que Jacques Mérey était parti de bonne heure pour herboriser, ilse trouva, sans trop savoir comment il était arrivé là, sur la lisièred'un bois touffu, emmêlé, impénétrable, comme il en existe encore danscette partie du Berri, véritable forêt d'Amérique en petit, où nulleroute frayée ne gardait la trace d'un pas humain.

La solitude plaisait au docteur, nous l'avons déjà dit; il aimait à serapprocher de la nature, nous l'avons dit encore; mais la profonde nuitqui régnait dans ce bois sauvage, l'aspect menaçant des herbes et desbroussailles remplies de couleuvres; la masse compacte des rochers quidécoupaient leur verdure de mousse sur la sombre verdure des chênes,tout cela saisit le docteur aux entrailles; il hésitait à l'entrée de cebois comme un initié des mystères d'Eleusis au seuil du temple, oùl'attendaient les redoutables épreuves et les ténèbres.

Alors, le chien s'approcha du docteur avec une physionomie étrange;léchant les mains de son maître et le tirant par l'habit, il semblait leconjurer de le suivre dans l'épaisseur du bois.

C'était un de ces points de doctrine sur lesquels Jacques Méreys'accordait avec les illuminés, les cabalistes et même les historiens,que les animaux sont doués quelquefois d'un esprit de divination. Lascience des présages et des augures, cette science vieille comme lemonde, à laquelle ont cru tous les sages de l'antiquité depuis Homèrejusqu'à Cicéron, n'était point une chimère aux yeux du docteur.

Il pensait que les animaux, les plantes, les objets inanimés eux-mêmes,ont un langage, et que ce langage, interprète des éléments de la nature,peut donner à l'homme des avertissements salutaires.

Et, en effet, interrogez à la fois la fable et l'histoire, et vous lestrouverez toutes deux d'accord sur ce sujet.

N'est-ce point un bélier qui découvrit à Bacchus, mourant de soif, cessources du désert autour desquelles verdissent aujourd'hui les oasisd'Ammon? Ne sont-ce point deux colombes qui conduisirent Énée du capMisène au rameau d'or caché sur les rives du lac Averne? Et n'est-cepoint une biche blanche qui fraya le chemin d'Attila à travers lesPalus-Méotides?

Jacques Mérey suivi donc le chien, persuadé qu'il le conduisait à un butquelconque.

L'animal s'avança dans le bois; le docteur marchait derrière lui,péniblement, le visage à chaque instant fouetté par les branches, lesjambes perdues dans les herbes, ne voyant devant lui que la queue de sonchien, boussole vivante, et n'entendant que le froissement des planteset le bruit des reptiles fuyant sous les orties.

Après un quart d'heure de marche, l'homme et le chien, le chien d'abord,parvinrent à une clairière au milieu de laquelle, appuyée au tronc d'unchêne immense, s'élevait une cabane.

La queue du chien remua de joie.

Cette cabane devait appartenir soit à un bûcheron, soit à un braconnier;peut-être celui qui l'habitait exerçait-il ces deux états.

Elle était située au centre d'une forêt appartenant à M. de Chazelay.Comment M. de Chazelay, si grand amateur de la chasse, permettait-ilqu'un braconnier, dont il était impossible qu'il ignorât l'existence,s'établît ainsi sur ses terres?

Jacques Mérey s'adressa vaguement toutes ces questions; mais l'habitudeoù il était de sacrifier les choses importantes aux choses secondairesfit qu'il laissa de côté la cause et ne s'occupa que de l'effet.

Le chien se dressa contre la porte; puis, comme la pression n'était pasassez forte, il laissa retomber ses deux pattes de devant à terre etpoussa la porte avec son museau.

La porte céda assez à temps pour que de sa main le docteur l'empêchât dese refermer. Une vieille femme assise sur un escabeau filaittranquillement sa quenouille, tandis qu'un homme d'une trentained'années, qui devait être le fils de cette femme, nettoyait les piècesdémontées de la batterie d'un fusil. Devant la cheminée, où flambaientdes branches sèches, un quartier de chevreuil était en train de rôtir etrépandait ce fumet à la fois aromatique et appétissant de la venaison.

Au moment où le chien entra, la vieille femme poussa un cri de plaisiret l'homme bondit de joie. Jamais on ne vit reconnaissance plustouchante; c'étaient des caresses, des embrassements, des transports àn'en pas finir.

Puis des dialogues auxquels le chien répondait par des modulations quieussent fait croire qu'il entendait les reproches qu'on lui faisait etqu'il essayait de se disculper.

—D'où viens-tu, misérable bandit? d'où viens-tu, affreux vagabond?disait l'homme.

—Qu'as-tu fait pendant quinze grands jours que tu nous a laissés dansl'inquiétude? demandait la femme.

—Nous t'avons cru mort ou enragé, ce qui revient au même, reprenaitl'homme.

—Mais, non, Dieu merci! Il se porte bien; pauvre Scipion! il al'œil limpide comme une goutte d'eau et vif comme un ver luisant.

—Tu dois avoir faim, mauvais drôle! tiens, mords là-dedans.

Et l'enfant prodigue, fêté, caressé à son retour au logis, se voyaitoffrir le reste du déjeuner ou du souper de la vieille avec le mêmeempressement et les mêmes excitations que s'il eût été un véritableconvive.

Alors seulement Scipion, dont le docteur venait d'apprendre le véritablenom—nom qu'il devait sans doute à un parrain plus lettré que ne l'étaitson maître—, Scipion, qui avait déjeuné avant de quitter la maison dudocteur, ayant tout dédaigné, le bûcheron releva la tête et s'aperçut dela présence de Jacques Mérey.

La vue de cet étranger parut lui déplaire; l'homme fronça le sourcil, etla femme eût pâli si sa peau n'eût pas été depuis longtemps tannée parl'âge et par le soleil.

Jacques Mérey, voyant l'effet désagréable que causait à ses hôtes sonapparition inattendue, s'empressa de leur raconter l'histoire deScipion, et comment il l'avait sauvé des fourches et des fléaux desgarçons d'écurie du château de Chazelay.

Une larme se forma lentement dans l'œil aride de la vieille femme, etmouilla le lin de sa quenouille.

Quant au bûcheron, il éprouva le même sentiment de reconnaissance sansdoute pour l'homme qui avait sauvé son chien; cependant, un nuage sombrene resta pas moins sur son front.

Le docteur se croyait tombé, nous l'avons dit, dans une cabane debraconnier; il attribua le trouble de ces gens au métier qu'ilsfaisaient et à la crainte d'être découverts. Mais, avec le sourire d'unpatriarche et les lèvres d'un jeune homme:

—Rassurez-vous, mes amis, leur dit-il, je ne suis point un espion duchâteau; le Seigneur, qui est au-dessus des seigneurs de la terre, adonné les animaux à l'homme pour que l'homme en fît sa nourriture. Or,Dieu n'a point établi de distinction entre le noble et le roturier; nosmauvaises lois sociales ont seules fait cela; elles ont donné le droitde chasse aux uns et l'ont refusé aux autres, et les nobles, qui nerespectent rien, pas même la parole de Dieu, ont violé la promesse queJéhovah avait faite à Noé et à ses successeurs dans la personne de Noé.«Tout ce qui se meut sur la terre et dans les eaux vous appartient,» adit le Seigneur.

Mais, au moment où le docteur achevait sa démonstration du droit dechasse, droit universel, droit indestructible, puisqu'il est basé surles Saintes Écritures, un spectacle aussi nouveau qu'inattendu frappases yeux.

Une espèce d'alcôve pratiquée au fond de la cabane était voilée par desrideaux de serge; le chien venait de soulever et d'écarter ce rideauavec sa tête, et, dans la pénombre, Jacques Mérey distingua comme unpaquet inerte de membres humains appartenant évidemment à un enfant quiavait l'air de vivre.

—Qu'est cela? s'écria-t-il.

Et il saisit le rideau pour l'écarter.

Mais le braconnier se leva d'un air solennel.

—Monsieur, lui dit-il, pour avoir vu ce que vous venez de voir, toutautre que vous ne sortirait pas vivant d'ici; mais je m'aperçois que monchien vous aime; il vous doit de n'avoir pas été tué à coups de fourcheet de ne pas être mort de la rage; or, mon chien, voyez-vous, c'est monseul ami; en considération de mon chien, je vous fais grâce; maisjurez-moi que vous ne raconterez à personne ce que vous avez cru voir.

—Monsieur, dit Jacques Mérey en lâchant le rideau, mais en croisant lesbras en homme décidé à aller jusqu'au bout, vous oubliez que je suismédecin et qu'un médecin est le confesseur du corps: je veux savoir ceque c'est que cet enfant.

Les yeux du bûcheron, qui avaient d'abord jeté une flamme, s'adoucirent.

—Vous êtes médecin!... dit-il en devenant pensif. En effet, vous avezrendu la vie et la raison à mon chien qui avait déjà perdu l'une et quiallait perdre l'autre.

Puis, tout à coup:

—Oh! s'écria-t-il, quelle idée! si ce que vous avez pu pour un animal,vous le pouviez...

Il secoua la tête avec découragement.

—Mais non, dit-il, c'est impossible!

—Rien n'est impossible à la science, mon ami, répondit le docteur d'unton radouci! Jésus-Christ n'a-t-il pas dit: «Si vous avez la foiseulement gros comme un grain de sénevé, vous direz à cette montagne:"Remue-toi et jette-toi dans la mer," et la montagne se remuera et sejettera dans la mer.» Oh! s'écria le docteur, la foi n'est que lepremier âge de la science; le second, c'est la volonté. Vouloir, c'estpouvoir. Jésus n'a-t-il pas ajouté: «Les œuvres que je fais, celuiqui croit en moi les fera?» Or, brave homme, vous êtes chrétien: je levois à ce crucifix placé à la tête de votre lit. Mais ou votrechristianisme est faux, ou vous devez admettre que tout chrétien a ledroit de faire ce qu'on appelle des miracles, et ce que moi, qui necrois pas aux miracles, j'appelle le produit de la souveraineté del'intelligence sur la matière.

Ces paroles n'étaient pas très compréhensibles pour le braconnier;aussi, après avoir réfléchi un instant:

—Je ne comprends rien à vos beaux raisonnements, monsieur, dit-il; maisje me dis comme ça à moi-même que ce serait une fière providence quivous aurait amené.

Il s'arrêta et toussa plusieurs fois comme si ce qu'il allait dire nepouvait passer par sa gorge.

V

Où le docteur trouve enfin ce qu'il cherchait

Le docteur attendit un instant, espérant que le braconnier achèverait saphrase suspendue.

Mais comme il continuait de garder le silence:

—La providence qui m'a conduit ici, dit-il, la voilà. Et il montraScipion.

—Il est bien vrai que ce brave animal a toujours été l'âme, ledéfenseur, le bon génie, et je dirai même quelquefois le pourvoyeur denotre cabane. Et puis...

Il s'arrêta de nouveau.

—Et puis? insista le docteur.

—Et puis, dit le braconnier, c'est stupide à dire, je le sais bien,mais il l'aime tant, elle!

—Qui, elle? demanda le docteur, ne pouvant croire qu'il fût question dela petite idiote et de Scipion.

—Eh! mon Dieu, oui, elle, dit le braconnier, dont les traitss'adoucirent; la pauvre créature qui est là!

Et, tout en haussant les épaules, il désignait de la main le rideauderrière lequel s'agitait cette forme humaine inachevée.

—Mais quelle est donc cette créature? demanda le docteur.

—Une pauvre innocente.

On sait que les paysans, parinnocents, désignent les pauvresd'esprit, les idiots et les fous.

—Comment! fit le docteur; vous avez chez vous un pauvre enfant dans cetétat-là, et vous n'avez pas consulté les médecins?

—Bon! dit le braconnier; avant qu'elle fût ici, elle en a eu, desmédecins, et des premiers encore, on l'a conduite à Paris, mais ils onttous dit qu'il n'y avait rien à faire.

—Il ne fallait pas vous contenter de cela, vous; et lorsque l'enfantvous a été rendue ou donnée—je ne cherche pas à savoir vos secrets—,il fallait vous enquérir de votre côté; il y autre part qu'à Paris desmédecins habiles et amoureux de la science, qui guérissent pour guérir.

—Où voulez-vous qu'un pauvre diable comme moi aille chercher cesgens-là? Je ne sais pas seulement où ça demeure, la médecine. Tel quevous me voyez, tenez, je n'ai jamais pu vivre dans les villes; vosmaisons alignées et pressées les unes contre les autres m'étouffent. Onne respire pas là-dedans. Il me faut, à moi, le grand air, le mouvement,le plafond des forêts, la maison du Bon Dieu, enfin. Braconnier, oui,c'est une vie qui me va, celle-là; vivre de mon fusil, respirer l'odeurde la poudre, sentir le vent, la rosée, la neige dans les cheveux; lalutte, la liberté, avec cela on est heureux comme un roi.

—Eh bien, maintenant que vous m'avez trouvé sans me chercher, et qu'àtrois ou quatre mots qui vous sont échappés vous m'avez laissé croireque la Providence n'est pas étrangère à notre rencontre, melaisserez-vous voir le pauvre enfant?

—Oh! mon Dieu! oui, dit le braconnier.

—C'est une fille, avez-vous dit?

—Ai-je dit que c'était une fille, monsieur? Alors, je me suis trompé;ce n'est, sauf votre respect, qu'un animal immonde que nous avons toutesles peines du monde à tenir propre; mais au fait, libre à vous deregarder. Tenez, la voilà.

Et, soulevant tout à fait le rideau de serge, il indiqua du doigt unecréature inerte, ramassée sur elle-même, et se roulant sur une mauvaisepaillasse.

Jacques Mérey contempla tristement cette chose humaine.

Alors, les entrailles du docteur frémirent.

C'était une de ces natures d'élite qui tressaillent de pitié devanttoutes les infortunes et devant toutes les dégradations; plus un êtreétait abaissé, plus il se sentait attiré vers lui par le magnétisme ducœur.

La pauvre idiote ne s'aperçut nullement de la présence d'un étranger;sa main, nonchalante et molle, que l'on eût cru privée d'articulations,caressait le chien. Il semblait que ces deux êtres inférieurs fussent encommunication, sinon de pensée, du moins d'instinct, et qu'ils seportassent l'un vers l'autre en vertu de la grande loi des affinités.Seulement, le chien était dans sa nature, la petite fille n'y était pas.

Le docteur réfléchit longtemps; il se sentait attiré vers ce néant detoutes les forces de sa charité.

L'enfant poussa une plainte.

—Elle souffre, murmura-t-il. L'absence de la pensée serait-elle unedouleur? Oui, car tout aspire à la vie, c'est-à-dire à l'intelligence.

Le braconnier alors, lui montrant l'idiote, dont rien ne pouvait attirerl'attention, secoua douloureusement la tête.

—Vous voyez, monsieur le médecin, dit-il. Il y a peu de chose à espéreravec une fille qui ne peut s'occuper à rien; ma mère et moi ne sommesjamais arrivés à lui faire tenir une quenouille, quoiqu'elle ait déjàsept ans.

Mais le docteur, se parlant à lui-même:

—Elle s'occupe du chien, dit-il.

Et, sur ce mouvement de sympathie que l'enfant avait montré à l'animal,Jacques Mérey bâtit à l'instant même tout un système de traitementmoral.

—Ça, c'est vrai, répéta le braconnier; elle s'occupe du chien, maisc'est tout.

—Cela suffit, dit Jacques Mérey rêveur, nous avons trouvé le levierd'Archimède.

—Je ne connais pas le levier d'Archimède, murmura le braconnier, etj'aime mieux, pour mon compte, manier mon fusil que le levier de qui quece soit. Mais, si vous pouviez, continua-t-il en élevant la voix etfrappant sur sa cuisse, si vous pouviez donner une idée à cettefille-là, ma mère et moi, nous vous aurions de la reconnaissance, carnous l'aimons, quoiqu'elle ne nous soit rien. Vous savez, l'habitude; àforce de la voir, nous avons fini par nous y attacher, si repoussantequ'elle soit.—N'est-ce pas, petite?—Tenez, continua-t-il, elle nem'entend même pas, elle ne reconnaît même pas ma voix.

—Non, reprit le docteur en secouant la tête de haut en bas, non, maiselle a entendu et reconnu le chien; c'est tout ce qu'il me faut à moi.

Jacques Mérey promit de revenir, et appela le chien, se déclarantincapable de retrouver la maison s'il n'avait pas ce guide fidèle.

Mais le chien le suivit jusqu'à la porte seulement, et, quand JacquesMérey en eut dépassé le seuil, le chien secoua la tête en signe dedénégation, et revint vers l'enfant, plus fidèle à son ancienne amitiéqu'à sa nouvelle reconnaissance.

Le docteur s'arrêta tout pensif. Il y avait plus d'un renseignement pourlui dans cette persistance du chien à rester près de la petite idiote.

Et, en effet, il réfléchit que, s'il voulait sérieusement traiter cetteenfant, c'étaient des soins de tous les jours, de toutes les heures, detoutes les minutes; c'étaient des inventions et des imaginationstoujours nouvelles qu'il lui fallait. D'ailleurs, il se sentait déjà parla pitié attaché à ce petit être isolé, qui ne correspondait à rien dansla nature, et qui représentait le néant de l'intelligence et de lamatière au milieu des êtres animés qui semouvaient et quipensaient, deux choses qu'il était incapable de faire.

Les anciens cabalistes, voulant donner à Dieu un motif d'impulsion pourle faire sortir de son repos, disent que Dieu créa le monde par amour.

Jacques Mérey, malgré toutes ses tentatives, n'avait encore rien créé;mais, nous l'avons dit, il aspirait à faire un être semblable à lui. Lavue de cette jeune fille idiote, chez laquelle, de l'existence humaine,il n'existait que la matière, renouvela l'ardeur de son rêve. CommePygmalion, il devint amoureux d'une statue, non pas de marbre, mais dechair, et, comme le statuaire antique, il conçut l'espérance del'animer.

Les circonstances au milieu desquelles le docteur s'était trouvé luiavaient permis d'étudier non seulement les mœurs des hommes, maisencore les instincts et les inclinations des animaux.

Il avait abandonné volontairement la société des villes pour serapprocher de la nature et des êtres inférieurs qui la peuplent,persuadé que les animaux, dans une enveloppe plus ou moins grossière,ont une étincelle du fluide divin, mais que cette âme est seulementrelative à des fonctions différentes des nôtres. Il considérait laCréation comme une grande famille, dont l'homme était non pas le roi,mais le père: famille dans laquelle il y avait des aînés et des cadets,ceux-ci tenus en tutelle par ceux-là.

Il avait souvent observé, avec cet intérêt qui naît dans les espritsprofonds, tout incident, si léger qu'il soit, qui dénote un fait enréserve pour l'avenir. Il avait souvent regardé un jeune chien et unjeune enfant jouant ensemble.

En écoutant les sons inarticulés qu'ils échangeaient au milieu de leursjeux et de leurs caresses, il avait souvent tenté de croire que l'animalessayait de parler la langue de l'enfant et l'enfant celle du chien.

À coup sûr, quelle que fût la langue qu'ils parlaient, ilss'entendaient, se comprenaient, et peut-être échangeaient-ils ces idéesprimitives qui disent plus de vérités sur Dieu que n'en ont jamais ditPlaton et Bossuet.

En regardant les animaux, c'est-à-dire les humbles de la Création, envoyant l'air intelligent des uns, l'air doux et rêveur des autres, ledocteur avait compris qu'il y avait un profond mystère entre eux et legrand tout. N'est-ce point pour établir ce mystère et pour lesenvelopper dans la bénédiction universelle qui descend sur nous et sureux pendant cette sainte nuit de Noël, que le Seigneur, type de toutehumilité, voulut naître dans une crèche, entre un âne et un bœuf?L'Orient, que Jésus touchait de la main, n'a-t-il pas adopté cettecroyance, que l'animal n'est qu'une âme endormie qui plus tard seréveillera homme, pour plus tard peut-être se réveiller dieu?

En un instant, ce monde de pensées, résumé de l'histoire et des travauxde toute sa vie, se présentèrent à l'esprit de Jacques Mérey; il compritque, puisque le chien ne voulait pas quitter l'enfant, c'est quel'enfant et le chien ne devaient pas être séparés; que d'ailleurs,quelque régularité qu'il mît dans ses visites, il ne pouvait les faireque de deux jours en deux jours tout au plus; or, à son avis, untraitement continu, une surveillance de toutes les heures, étaientnécessaires pour tirer cette âme des ténèbres dans lesquelles un oublidu Seigneur l'avait plongée.

Il rentra donc dans la cabane, et, s'adressant au braconnier et à lafemme qui paraissait être sa mère:

—Braves gens, leur dit-il, encore une fois, je ne vous demande pasvotre secret sur cette enfant; vous avez évidemment fait pour elle toutce que vous pouviez faire, et, de quelque main que vous l'ayez reçue,vous n'avez point trompé la main qui vous l'a confiée. C'est à moi defaire le reste. Donnez-moi, ou plutôt prêtez-moi cette petite fille, quivous est un fardeau inutile; j'essayerai de la guérir et de vous rendreà la place de cette matière inerte et muette une créature intelligentequi vous aidera dans vos travaux et qui, en prenant place dans lafamille, y apportera sa part de forces et de capacités.

La mère et le fils se regardèrent alors, puis tous deux se retirèrentdans le fond de la cabane, discutèrent quelques instants, parurent seranger au même avis, et le fils, revenant vers le docteur, lui dit:

—Il est évident, monsieur, que vous êtes ici par l'intervention visibledu Seigneur, puisque c'est ce chien que nous avions cru perdu et dontnous avions déjà fait notre deuil qui vous y a conduit. Prenez l'enfantet emportez-le. Si le chien veut vous suivre, qu'il vous suive et s'enaille avec l'enfant; la main de Dieu est dans tout cela, et ce seraitune impiété de notre part de nous opposer à Sa volonté sainte.

Le docteur déposa sur une table sa bourse et tout ce qu'elle contenait;il enveloppa l'enfant dans son manteau, et sortit accompagné du chien,qui, cette fois, ne fit aucune difficulté pour le suivre, et qui, plusjoyeux qu'il ne l'avait jamais été, allait et revenait devant lui,flairant de son nez et donnant de petits coups de tête à l'enfant, qu'ilne pouvait voir, mais qu'il devinait dans son enveloppe; puis ilrepartait, aboyant avec la même fierté qu'un héraut d'armes qui proclamela victoire de son général.

VI

Entre chien et chat

En voyant le chien si joyeux, le regardant avec des yeux siintelligents, lui parlant avec des accents si nuancés, le docteurs'affermissait plus que jamais dans l'idée de faire de ce chien qu'ilavait sauvé l'intermédiaire intelligent, le lien actif entre sa volontéd'homme et le néant de la pauvre idiote qu'ils s'agissait de fairevivre.

C'était un moyen de s'introduire en quelque sorte par surprise dans laplace. Tout plein des mythes cabalistiques de l'antiquité, le docteur sedemandait si les poètes n'avaient point entrevu cette initiation quandils nous représentent Orphée passant à travers le triple aboiement duchien Cerbère avant d'arriver à Eurydice. Son entreprise offrait,suivant lui, plus d'un point de ressemblance avec la tentative du grandpoète primitif. Il s'agissait de plonger au plus profond de cet enferqu'on appelle l'imbécillité et de venir chercher une intelligenceaccroupie dans les ténèbres de la mort, et, comme Orphée avait fait pourEurydice, la ramener malgré les dieux à la lumière du jour.

Orphée avait échoué, il est vrai, mais parce qu'il avait manqué de foi.Pourquoi avait-il douté de la parole du dieu des enfers? Pourquois'était-il retourné pour voir si Eurydice le suivait?

Ce fut dans cette disposition d'esprit que le docteur rentra chez lui etmonta à son laboratoire.

La vieille Marthe, qui avait eu déjà beaucoup de peine à s'habituer àScipion, qui avait par sa présence inattendue effarouché son chat,voyant que son maître apportait quelque chose dans son manteau, etcroyant que c'étaient quelques paquets d'herbes médicinales qu'il avaitrécoltées dans la montagne, le suivit, car c'était son office à elle declasser ces herbes avec des étiquettes.

Le chat suivit la vieille.

Ce chat, que Marthe la bossue avait d'abord appelé lePrésident àcause de sa belle fourrure, qui lui avait rappelé la robe d'hermine duprésident du tribunal de Bourges, qu'elle avait vu une fois en sa vie,avait été en effet fort effarouché de la présence de Scipion. Scipion,de son côté, avec l'instinct haineux des animaux de son espèce pour leschats, s'était élancé sur lePrésident et l'avait suivi sous leschaises et sous les fauteuils, culbutant tout le mobilier du docteur,jusqu'à ce que, trouvant une fenêtre ouverte, le chat se fût élancé parcette fenêtre, eût gagné les toits et disparu.

Soit jalousie de voir sa place prise dans la maison, et par conséquentdans le cœur des maîtres de cette maison, soit terreur excessiveéprouvée dans cette rencontre où les forces étaient inégales, lePrésident, dont la vocation n'était pas la guerre, et qui depuislongtemps même, grâce à la pâtée régulière que lui donnait, deux fois lejour, la vieille Marthe, avait renoncé à la faire aux rats et auxsouris, et ne regardait plus ces animaux, lorsque par hasard ilstombaient sous sa patte, que comme un dessert indigne de lui, lePrésident fut trois jours sans daigner rentrer à la maison, bien que,chaque nuit on entendît ses miaulements plaintifs retentir sur le toitet même dans le grenier.

Quoique Marthe la bossue n'eût point osé se plaindre, M. le docteur luiparaissant avoir droit de vie et de mort sur ce qui l'entourait, ils'était fait, à la suite de cette fugue duPrésident, un changementnotable dans sa physionomie, et ce n'était qu'en soupirant qu'elleprésentait le matin le café au lait à son maître et qu'en rechignantqu'elle trempait à midi la soupe de Scipion.

Le docteur aimait l'harmonie pour l'harmonie elle-même, comme ilhaïssait la guerre à cause de ses résultats. Il vit qu'un des ressortsqui faisaient mouvoir les quatre personnages de sa maison s'étaitarrêté, soit par lassitude, soit par accident; il s'informa à la vieilleMarthe de la cause de sa tristesse et, avec l'accent du reproche et enfondant en larmes, elle se contenta de montrer le fauteuil où le chatavait coutume de dormir, en s'écriant:

—LePrésident, monsieur le docteur!

C'était l'heure de la soupe de Scipion et de la pâtée duPrésident.Jacques Mérey ordonna à Marthe d'aller préparer l'un et l'autre et deles apporter dans des récipients de différentes grandeurs.

Marthe sortit, secouant les épaules, en femme qui dit:

—Hélas! c'est bien inutile, ce que vous m'ordonnez là.

Mais, comme elle était habituée à obéir sans discussion, elle se hâta defaire ce que lui ordonnait son maître.

À peine avait-elle refermé la porte, que le docteur était sur le balconet cherchait des yeux lePrésident.

Comme la maison dominait toutes les autres et que le laboratoiredominait la maison, l'œil du docteur put plonger jusqu'auxprofondeurs les plus caverneuses de la Creuse; mais il n'eut point lapeine de se perdre dans ces sombres cavités: à dix mètres de lui, sur untoit de chaume, lePrésident dormait au soleil, enveloppé de safourrure tant soit peu souillée par les excursions nocturnes auxquellesil s'était livré depuis son départ de la maison.

Le docteur appela lePrésident avec un sifflement tout particulier.L'animal, qui dormait, sentit pénétrer ce bruit au plus profond de sonsommeil et tressaillit. Il ouvrit ses grands yeux jaunes, regarda autourde lui en s'étirant, bâilla à se démonter la mâchoire; mais, au milieude son bâillement, il aperçut le docteur qui l'avait appelé.

Soit que cette attention de son maître lui parût une réparationsuffisante, soit que, comme les autres animaux, il ressentît l'influenceirrésistible du magnétisme, il se mit à l'instant même sur ses quatrepattes et s'achemina vers le balcon.

Le docteur rentra, appela Scipion à lui. Un des talents de Scipion étaitde faire le mort pour laisser passer l'infanterie et la cavalerielégère, ne se réveillant que lorsqu'on lui annonçait la grossecavalerie. Le docteur lui montra son tapis et lui ordonna de faire lemort. Scipion se coucha et ferma les yeux.

Au même moment, lePrésident montrait à l'angle du balcon sa têtefine, qui, malgré l'invitation du maître, n'était point exempted'inquiétude.

Jacques Mérey alla à lui, le prit dans ses bras, l'embrassa sur lefront, ce qui ne lui était jamais arrivé, le caressa de la main,dirigeant sa caresse depuis l'occiput jusqu'à l'extrémité de l'épinedorsale, caresse à laquelle lePrésident fut si sensible, que ledocteur le sentit frissonner sous sa main, du museau à l'extrémité de laqueue; frémissement auquel succéda à l'instant même ce ronronparticulier pour exprimer le bien-être porté à la plus haute puissance.

Alors, il le coucha entre les pattes de Scipion, lui faisant un oreillerde l'une d'elles, tandis que de l'autre il lui enveloppait le corpscomme une mère fait de son nourrisson. Les deux animaux, qui trois joursauparavant avaient voulu se dévorer—car, si la force était du côté deScipion, la bonne volonté ne manquait pas auPrésident—, setrouvèrent nez à nez et tout émerveillés de leurs dispositions nonseulement pacifiques, mais bienveillantes vis-à-vis l'un de l'autre.

Ils étaient sous le charme de ce rapprochement lorsque Marthe entratenant d'une main la pâtée du chat, et de l'autre la soupe du chien. Sonétonnement fut si grand, qu'elle posa la pâtée du chat sur la table,pour faire le signe de la croix.

Elle n'avait pas elle-même une confiance bien absolue dans la pureté decroyance de son maître, et chaque fois qu'elle lui voyait accomplir unacte qui lui paraissait dépasser les limites de la puissance humaine,elle commençait à tout hasard par se mettre en garde contre Satan, endessinant entre elle et lui le signe de la croix.

—Ah! monsieur! dit-elle en regardant le chien et le chat entre lespattes l'un de l'autre, en voilà encore un, de vos tours!

—Donne à ces animaux leur déjeuner, et attends, dit le docteur, quin'était pas fâché souvent d'apprécier, de ses propres yeux, l'effet quece que le peuple appelle des miracles produisait sur les âmesvulgaires.

Marthe obéit, mais son trouble était si grand, qu'elle déposa la pâtéedu chat devant le nez du chien et la soupe du chien devant le nez duchat. Et, comme elle voulait réparer cette erreur:

—Laisse faire, dit Jacques Mérey; chacun trouvera bien son écuelle.

Alors, de ce sifflement avec lequel il avait réveillé lePrésident, iltira les deux animaux de leur sommeil factice, et, comme il l'avaitprédit, Scipion fit un bond à gauche pour arriver à sa soupe, et lePrésident passa entre les jambes de Scipion pour arriver à sa pâtée.

À partir de ce jour, l'harmonie la plus parfaite s'était rétablie etavait régné, à la grande satisfaction de Marthe, mais à la plus grandesatisfaction encore de son maître, dans la maison du docteur.

C'était donc avec une confiance en son maître qu'avaient encoreaugmentée les événements que nous venons de raconter, que Marthe suivaitle docteur à son laboratoire, croyant lui voir rapporter sa moissond'herbes ordinaire.

Mais son étonnement fut grand, lorsque après avoir, avec toutes sortesde précautions, déposé son manteau à terre, le docteur en laissa tomberles quatre coins, et qu'elle vit que ce qu'elle avait pris pour desbottes d'herbes n'était rien autre chose qu'une enfant de sept à huitans, qui resta immobile sur le parquet à l'endroit où l'avait déposéeJacques Mérey, et qui ne donna signe de vie par un mouvement quelconqueque quand le chien accourut près d'elle et se fut mis à lui lécher levisage.

—Ah! mon Dieu! qu'est-ce que c'est que ça? s'écria Marthe la tête enavant et les bras écartés.

Ça! dit le docteur avec son mélancolique sourire;ça! c'est unemasse de chair sans âme, sans volonté, sans mouvement, oubliée par leCréateur parmi ces êtres difformes et incomplets auxquels il faut que lascience rende ce que la nature a oublié de leur donner.

—Jésus Dieu! monsieur le docteur, s'exclama Marthe, vous n'allez pasencore embarrasser, j'espère bien, la maison d'un pareil fétiche? C'estbon à mettre dans les grands bocaux qui sont à la porte desapothicaires, mais pas autre chose.

—Au contraire, Marthe, dit Jacques Mérey, je vais la garder, et c'esttoi qui plus particulièrement seras chargée de veiller sur elle. Pourcommencer, tu vas aller acheter une baignoire de demi-grandeur, et tuvas savonner cette créature des pieds à la tête.

Comme toujours, la vieille Marthe obéit. Une heure après l'ordre donné,la baignoire pleine d'eau, tiédie à point, recevait la petite créature,et la main exercée de Marthe la frottait du plus doux savon que l'onavait pu trouver.

Le docteur assistait à cette toilette et y donnait toute son attention.L'enfant, en sortant de la cabane du bûcheron, était tellement salie parle contact des choses les plus immondes, qu'il était impossible de voirnon seulement la couleur de ses cheveux, mais encore celle de sa peau.

Peu à peu, sous la main de Marthe et au milieu de la mousse savonneuse,apparaissait un corps d'une blancheur mate et maladive, comme l'estcelui des enfants qui ont été tenus enfermés.

Il y a dans les atomes de l'air et dans les rayons du soleil ce que l'onpourrait appeler la couleur de la vie; les plantes qui n'ont ni air nisoleil poussent pâles et blanches, tandis que leurs sœurs quijouissent des conditions ordinaires de la vie éclatent de toutes lescouleurs qu'elles empruntent au prisme solaire.

Il était difficile de dire, même quand le soin le plus scrupuleux eutprésidé au débarbouillage de la figure, si l'enfant était belle oulaide. Aucun des traits n'était assez suffisamment arrêté pour qu'on lejugeât; l'œil qui s'entrouvrait à peine et dont on ne pouvaitapprécier la grandeur, était cependant d'un beau bleu céleste; labouche, mal dessinée, renfermait des dents assez belles, mais auxquellesla pâleur des lèvres ôtait toute valeur; les sourcils étaient plutôtindiqués par les tons de chair, qu'ils n'étaient marqués par l'arcvelouté dont la femme sait tirer un si bon parti, qu'ils soientabondants ou non. Sa tête était à peu près dénudée de cheveux, exceptéau cervelet, où quelques boucles d'un blond pâle indiquaient que, sicette créature devenait jamais une femme, elle se rattacherait à ladouce race germanique par la couleur de sa chevelure.

En somme, à part quelques engorgements au cou, aux aines et aux genoux,le docteur parut assez satisfait de l'état dans lequel il trouvait lapauvre petite abandonnée.

Un des caractères de l'idiotisme, c'est la torpeur.

La nature a fait à l'homme trois dons, et dans ce triangle elle arenfermé la vie.

Ces trois dons sont la sensation, la volonté, le mouvement. L'hommeéprouve, il veut, il agit. Ces trois actions s'enchaînent et ne peuventse désunir. Du moment que l'homme n'éprouve pas, il ne peut pas vouloir,et, ne pouvant vouloir, il n'agit pas.

L'idiot n'éprouve pas; de là la cause première de son immobilité.

Ainsi, dans la cabane du braconnier, la pauvre enfant ne quittait jamaisson lit, et restait des heures entières à rouler sur elle-même comme unanimal, ou à se balancer comme ces magots de la Chine qui n'ont demouvement que dans le va-et-vient de la tête, d'une épaule à l'autre.

C'était là son plus grand rapprochement de la vie.

Elle détestait le grand air, le mouvement, la lumière, enfin, elle avaitla tendance naturelle des corps bruts qui aspirent au repos.

Comme dans toutes les provinces, où le terrain ne coûte pas cher, lejardin était grand relativement à la maison. Il était planté d'arbresforestiers au milieu desquels, au sommet d'un tertre, s'épanouissait unmagnifique pommier. Un cours d'eau, une source, claire, brillante,sanglotant un doux murmure, sortait du pied de ce tertre, descendait enpetites cascades, et, traversant une cour pavée, dans l'encaissementd'un ruisseau, allait, après avoir arrosé le jardin dans toute salongueur, se jeter dans la Creuse.

À cette source, si humble et si exiguë qu'elle fût, le jardin, véritableoasis, devait toute sa fraîcheur et toute sa verdure. Trois ou quatremagnifiques saules pleureurs, placés d'étage en étage, mêlaient leurfeuillage doré aux différentes nuances de vert que présentait au regardla palette variée du jardin.

D'un coup d'œil, Jacques Mérey mesura tout le parti qu'il pouvaittirer pour sa petite malade d'un jardin en pente douce où le soleil, siardent qu'il fût, était toujours tamisé par l'ombre des arbres. Uncrayon à la main, il se fit à l'instant même l'architecte et lejardinier de ce petit Trianon. Une surface plane fut destinée à une finepelouse de gazon anglais sur laquelle l'enfant pourrait se rouler tout àson aise. Un bassin, dont la profondeur ne devait pas dépasser trentecentimètres, fut tracé avec des piquets de bois, que devait remplacerune grille de fer; c'était le bain futur de l'enfant sans nom et sansâme qui gisait dans le laboratoire.

Des branches de tilleul furent entrelacées par Jacques Mérey lui-même,pour former un berceau impénétrable aux rayons du soleil dans ces joursde canicule et d'exaspération de la nature pendant lesquels tout devientdangereux, même le soleil. Enfin, deux ou trois emplacements furentdésignés pour y planter des fleurs, car Jacques Mérey, dans la curequ'il allait entreprendre, comptait appeler à la lui toutes lesressources de la nature.

Le lendemain matin, quatre ouvriers jardiniers étaient, au point dujour, introduits dans le jardin, et une double paye leur était offertes'ils avaient, en une semaine, opéré tous les travaux que le docteurvenait en dix minutes de jeter sur le papier.

VII

Une âme à sa genèse

Huit jours après, la besogne était terminée; le gazon, semé dès lepremier jour, commençait à sortir de terre. Le bassin, foncé de gravierpris à la rivière, entouré d'une grille qui empêchait l'enfant d'yrouler, disposé de manière à ce qu'elle y pût prendre, sous lasurveillance de Marthe, un bain complet dans lequel rien ne gênerait lecaprice de ses mouvements, s'étendait sur un diamètre d'une dizaine depas; enfin des fleurs avaient été transportées dans leurs pots, pourqu'elles n'eussent point à souffrir du déplacement, et formaient deleurs différentes nuances trois tapis bariolés.

Le petit Éden était prêt à recevoir sa petite Ève.

L'enfant n'avait pas de nom; on n'avait jamais pensé à lui en donner un.Qu'avait-on besoin de l'appeler, puisqu'elle ne répondait pas? Elleavait bien reçu autrefois, sans doute, au moment de sa naissance, le nomde quelque saint ou de quelque sainte porté au calendrier, mais ces élusdu Seigneur avaient si mal veillé sur leur filleule, que ce n'étaitvéritablement pas la peine de rechercher ce nom impuissant, et qui,d'ailleurs, était probablement perdu volontairement au fond de lamémoire de ses nourriciers.

Mais Marthe la bossue, qui non seulement avait un nom, mais aussi unsurnom, ne pouvait pas se contenter d'un pareil incognito; elletourmenta donc tant son maître pour savoir le nom de l'enfant, quecelui-ci, qui, au bout du compte, voulait l'habituer dans l'avenir àrépondre à une appellation, lui répondit qu'elle se nommait Éva. Et cen'était pas sans raison et sans y avoir réfléchi que Jacques Méreydonnait ce nom à la petite orpheline; n'avait-il pas essayé de faire surelle la même œuvre que Dieu avait faite sur la première femme? Cettecréation toute matérielle qui lui était tombée entre les mains,n'allait-il pas, lui, si son projet réussissait, en faire une créatureque Dieu pourrait reconnaître parmi les femmes, comme il reconnaît unefleur parmi les fleurs? Quel nom plus significatif eût-il pu lui donnerque celui d'Éva?

Nous disons Éva, parce que lui seul persista à lui donner ce nom. Marthela bossue trouvait le nom de Rosalie bien plus joli, et elle demanda lapermission de substituer ce nom à celui que le docteur lui désignait, etqui d'ailleurs n'était pas dans le calendrier.

Jacques Mérey, qui commençait à éprouver un sentiment étrange pour lapetite fille, ne fut point fâché que tout le monde l'appelât d'un nomtandis que lui seul l'appellerait d'un autre, et tandis qu'à lui seulelle répondrait lorsqu'il l'appellerait de ce nom-là.

L'enfant, appelée Rosalie par tout le monde, fut donc par le docteurseul appelée Éva.

Le jour où Éva fit son entrée dans le jardin était une chaude journéed'été; il fit étendre un tapis sous le berceau de tilleuls, et Scipion,bien lavé, bien frotté à son tour, fut admis à partager l'ombre avecl'enfant.

Le docteur avait beaucoup compté sur le chien pour l'aider dans sonœuvre de création. Le chien porterait un jour Éva sur son dos; lechien traînerait un jour la voiture d'Éva; en attendant, le chien, avecune adresse admirable, jouait avec l'enfant, lui imprimait malgré ellece mouvement qui lui paraissait antipathique, mais qu'elle acceptait dela part du chien.

Pendant toute cette première journée, le docteur se tint en tiers avecles deux pauvres êtres qu'il ne quittait pas des yeux.

L'enfant était nue, la chaleur le permettait, et le docteur ne voulait,par aucun obstacle, gêner ses premiers mouvements; plusieurs fois, ilessaya de la faire tenir debout; mais ses jambes plièrent, même endonnant un banc pour appui à ses mains.

Le docteur vit donc qu'il fallait, momentanément du moins, ne s'occuperque de l'organisme, pour le mettre en état d'accepter ultérieurement lesbénéfices d'un traitement moral.

Les premiers jours et même les premiers mois se passèrent en soinsmédicaux destinés à combattre le lymphatisme de ce corps.

Ce furent d'abord des bains froids dans le bassin de la source; cesbains commencèrent d'abord à faire jeter des cris de douleur à l'enfant:il en est toujours ainsi, et dans notre pauvre nature humaine, le cri dedouleur précède le cri de joie; puis, aux bains froids, auxquels lapetite Éva s'habitua peu à peu, qu'elle supporta bientôt sans angoisse,et qu'elle finit même par prendre avec plaisir, succédèrent, quand lesjours de chaleur furent passés, les bains salins et alcalins, auxquelsvint en aide une bonne et succulente nourriture.

Chez le braconnier, l'enfant n'avait jamais mangé que des soupes au laitou des panades; la soupe au bœuf y était rare, et à peine l'enfantavait-elle eu l'occasion d'en goûter deux ou trois fois dans sa vie.

D'ailleurs, sous le rapport de la nourriture, elle ne manifestait aucunepréférence; elle avalait ce qu'on lui donnait, et le mouvement de sesmâchoires, comme tous les autres mouvements de son corps, était purementinstinctif.

Le docteur commença par substituer d'excellents consommés aux panades etaux soupes au lait; puis peu à peu, quand il se fut assuré que l'estomacpouvait supporter quelque chose de plus substantiel, il en arriva auxgelées de viandes blanches d'abord, puis de viande noire etparticulièrement de gibier, cette dernière viande contenant le double departie nutritive des autres.

L'hiver se passa tout entier dans ces soins de tous les jours, et sansque l'on pût constater le moindre progrès dans l'intelligence ou dansl'organisme physique de l'enfant. Mais la patience du docteur semblaitplus obstinée que la faiblesse qu'elle avait entrepris de combattre.

Souvent il était près de désespérer.

Un fait qu'il provoqua, et qui réussit selon ses désirs, lui rendittoutes ses espérances.

Un jour, il ordonna à Marthe d'emmener le chien et de l'enfermer dansune niche bâtie au fond du jardin, où l'on pouvait entendre ses cris.

Mais le chien ne voulut pas suivre Marthe; il fallut que ce fût ledocteur lui-même qui le conduisît à la niche et qui lui ordonnât d'yentrer.

L'intelligent animal comprenait à quelle séparation on le condamnait;contre tout autre que le docteur, à coup sûr, il se fût défendu; maispar le docteur il se laissa enchaîner et enfermer, se contentant de seplaindre douloureusement d'une pareille injustice.

Bien entendu que ce fut le docteur qui se chargea de porter lanourriture au pauvre prisonnier. Pour le consoler, il lui laissa unegamelle pleine d'une soupe qu'il avait tout particulièrement recommandéeà la vieille Marthe. Puis il revint près d'Éva.

C'était la première fois depuis près d'un an que la petite fille étaitprivée de son compagnon; elle l'avait vu sortir avec le docteur, etl'avait suivi des yeux jusqu'à la porte; en ne le voyant pas rentreravec lui, ses yeux demeurèrent fixes et marquèrent une nuanced'étonnement.

Le docteur saisit cette nuance, tout imperceptible qu'elle était.

Mais ce ne fut pas tout. Le reste de la journée se passa. L'enfant,inquiète, regardait à droite et à gauche, faisant même de certainsmouvements qu'elle n'avait jamais faits pour regarder derrière elle;puis des plaintes, vers le soir, commencèrent à s'échapper de seslèvres.

Mais ce n'étaient pas des plaintes que voulait Jacques Mérey; souventdéjà, il l'avait entendue se plaindre; c'était un sourire, car il nel'avait jamais vue sourire encore, et cependant peu à peu,incontestablement, les traits de son visage s'étaient accentués;l'œil s'était agrandi, tout en restant sinon atone, du moins vague;le nez s'était formé, les lèvres s'étaient dessinées et avaient pris uneteinte rosée; enfin sa tête s'était couverte de cheveux du plus beaublond.

Le docteur veilla près d'elle; les plaintes de la journée secontinuèrent pendant le sommeil. Deux ou trois fois, l'enfant fit desmouvements plus brusques qu'elle n'en faisait étant éveillée, et elleagita son bras avec moins de mollesse que de coutume. Rêvait-elle? yavait-il une pensée dans ce cerveau? ou n'était-ce que de simplestressaillements nerveux qui la secouaient?

Le lendemain, en s'éveillant, Éva trouva près d'elle le chat, pourlequel elle n'avait jamais manifesté ni sympathie ni antipathie; c'étaitJacques Mérey qui avait placé là l'animal afin de voir commentl'accueillerait Éva.

Éva, à moitié éveillée, sentant un poil doux à la portée de sa main,commença par caresser l'animal; mais, peu à peu, ses yeux s'ouvrirentet, avec la fatigue visible d'un effort accompli, se fixèrent sur lePrésident, qu'elle commençait à ne plus confondre avec Scipion; enfin,reconnaissant l'identité du matou, elle le repoussa avec un dépit assezvisible pour que l'irascible matou se crût insulté et sautât à bas dulit de l'enfant.

Dans ce moment, on entendit par les escaliers un grand bruit de chaîneset comme le galop d'un cheval qui aurait gravi l'escalier dulaboratoire, puis la porte mal fermée s'ouvrit sous une violentesecousse, et Scipion parut, délivré de sa captivité.

Il avait brisé sa chaîne et mangé sa porte.

Il vint se jeter sur le lit d'Éva.

Éva jeta un cri de joie, et, pour la première fois, sourit.

C'était le dénouement qu'attendait le docteur, quoiqu'il l'eût préparéd'une autre façon, et qu'il eût compté sans la vigueur et sansl'impatience de Scipion.

Il s'empressa de détacher du cou du chien le collier et la chaîne qu'iltraînait, et dont les anneaux eussent pu blesser les membres délicats del'enfant. Puis, joyeux, il contempla cette double joie se manifestantdans une mutuelle caresse.

Ainsi, la veille, l'enfant avait bien véritablement regretté le chien.

Ainsi, la nuit, l'enfant avait bien véritablement rêvé.

Ainsi, malgré les vingt-quatre heures écoulées, Éva n'avait point oubliéScipion.

Il y avait dans le cerveau de l'enfant, sinon la mémoire encore, dumoins le germe de la mémoire.

Jacques Mérey murmura tout bas la devise de Descartes:Cogito, ergosum (je pense, donc je suis).

L'enfantpensait, donc elleétait.

Puis, aux premiers jours du printemps, quand l'eau eut repris son courset son murmure; quand avril eut fait éclater les bourgeons laineux deshêtres et des tilleuls; quand l'herbe eut de nouveau de sa tête vertepercé la surface brune de la terre, par un beau soleil et par une bellematinée, l'enfant, suivie du chien, fit sa rentrée dans son paradis.

Le tapis l'attendait sous les tilleuls; mais cette fois, une surpriseattendait Jacques, qui fut la récompense de ses soins. En se cramponnantà l'angle du banc, l'enfant se souleva d'elle-même, et aidée du docteur,qui appuya ses deux mains au rebord de la banquette, elle se tintdebout, et toute joyeuse poussa une exclamation de plaisir qui pour ledocteur fut une exclamation de triomphe.

Ainsi venait de se révéler presque en même temps le double progrès de lapensée dans le cerveau et de la force dans les muscles. Ainsi, commechez les autres enfants, et en retard seulement de six ou sept années,se développaient ensemble ces deux jumeaux, l'un terrestre, l'autredivin, qu'on appelle le corps et l'âme.

VIII

Prima che spunti l'aura

C'était un progrès à ravir le docteur de joie, mais un progrès relatif.

Éva commençait à distinguer ce qui se trouvait dans le cercle de sonrayon visuel; mais elle paraissait insensible au bruit, et, pour quelquebruit qui se fît autour d'elle, elle ne se retournait point.

Le docteur s'arrêta à une idée qui lui était déjà venue plusieurs fois,mais que, dans la crainte d'avoir deviné vrai, il n'avait pas vouluapprofondir: c'est que la pauvre enfant était sourde.

Un jour qu'elle jouait avec Scipion sur la pelouse, et que, trop faibleencore pour se tenir sur ses jambes, elle se traînait sur ses pieds etsur ses mains, le docteur, qui avait abandonné pour elle creusets etcornues, monta à son laboratoire, prit un pistolet, le chargea, et vintle tirer derrière Éva et à son oreille.

Scipion bondit, aboya, se précipita dans les massifs, les fouilla poursavoir sur quel gibier le docteur avait tiré.

Mais l'enfant ne tressaillit même pas.

Elle suivait des yeux le chien, elle paraissait s'amuser de sa folie,elle lui faisait de la main, et pour le rappeler auprès d'elle, desgestes tout à fait inintelligibles d'un autre que lui. Mais, tout ens'occupant de l'effet, elle était restée complètement étrangère à lacause.

Alors, le docteur résolut d'employer l'électricité comme adjuvant autraitement que subissait la jeune fille: toutes les fois qu'elleretombait dans ses phases de torpeur—et ces phases, à peu prèspériodiques, se renouvelaient pendant vingt-quatre, trente-six ou mêmequarante-huit heures, deux ou trois fois par mois—, Jacques Mérey lafrictionnait avec une brosse électrique, lui faisait prendre des bainsd'eau électrisée, et dirigeait sur le conduit auditif un courantélectrique continu pendant quelques minutes d'abord, puis pendant unquart d'heure, une demi-heure et même une heure.

Au bout de trois mois de traitement, le docteur renouvela l'expériencedu pistolet.

L'enfant tressaillit et se retourna au bruit.

Il était évident pour le docteur que, jusque là, Éva avait été muetteparce qu'elle avait été sourde; quand elle entendrait le bruit de laparole, qui ne parvenait pas encore jusqu'à elle et qui frappait sonoreille sans y pénétrer, elle parlerait.

Mais le docteur était encore loin d'avoir atteint ce résultat.

Aussi continua-t-il avec énergie le même traitement électrique. L'enfantparaissait physiquement s'en trouver à merveille, et elle y recueillaitun remarquable accroissement de forces physiques. Aussi le docteurrésolut-il de faire une autre tentative.

Le pauvre voiturier qui avait eu la cuisse brisée, et à qui le docteuravait si heureusement fait l'opération que nous avons décrite, outre lestrois cents francs que lui avait fait obtenir son protecteur inconnu,avait obtenu de la mairie d'annoncer à son de trompe dans les ruesd'Argenton les nouvelles municipales, les ventes publiques, les objetsperdus, les récompenses promises.

Le bruit de sa trompette était populaire à Argenton, et, dès que l'onentendait sa fanfare accoutumée, la seule qu'il sût, chacun, mis enmouvement par ce désir de nouvelles si impérieux dans les petitesvilles, où elles sont si rares que l'on en fait quand il n'en vientpoint, accourait au carrefour où elle se faisait entendre.

Un jour qu'il venait de remplir son office et qu'il passait devant laporte de Jacques Mérey, celui-ci l'appela.

Basile se hâta de se rendre à l'invitation du docteur, aussi vite que lelui permettait sa jambe de bois.

Le docteur, inutile de le dire, était resté un dieu pour le braveBasile, qui, voyant de quelle pluie de bénédictions la Providencel'avait gratifié depuis son accident, en était arrivé à ne pas regrettersa jambe, qui ne lui eût jamais, présente, rapporté ce que, absente,elle lui rapportait.

Jacques Mérey expliqua à Basile ce qu'il désirait de lui: c'était safanfare la plus aiguë.

Basile avoua naïvement au docteur qu'il n'en savait qu'une, mais qu'ilpouvait, si l'oreille destinée à l'entendre n'était pas trop délicate,au risque de quelques notes hasardées, la monter un ton plus haut.

Le docteur répondit que l'instrumentiste ne devait pas craindre derisquer quelques sons discordants. Il les lui eût demandés s'il ne leslui eût pas offerts de lui-même.

Tous deux montèrent au laboratoire, car on était arrivé aux premiersfroids d'hiver. La douce chaleur du poêle, chaleur maintenue de 18 à 20degrés, permettait à l'enfant de rester vêtue d'une simple chemise. Elleétait couchée sur Scipion et tenait lePrésident entre ses bras.

LePrésident était beaucoup moins lié avec l'enfant que Scipion. Et,il faut le dire, malgré le nom que lui avait donné Marthe, et malgré safourrure bien autrement douce que celle du chien, lePrésident n'étaitpas d'un caractère facile, et, de même qu'il y a toujours beaucoup duchat dans le tigre, il y a toujours un peu du tigre dans le chat. EtMarthe elle-même, malgré sa tendresse de mère pour le quinteux matou,n'était pas à l'abri d'un coup de griffe dans ses jours de misanthropie.

Il est vrai que, si lePrésident eût été amplement doué de ce filon demémoire qui avait, à la grande joie du docteur, traversé le cerveaud'Éva, il eût bien, malgré sa fourrure immaculée et son embonpointchanoinesque, eu quelques reproches à faire à la vieille servante, quandl'indifférence moqueuse des chattes argentonnaises lui rappelait que satrop prévoyante nourrice ne lui avait pas rendu l'équivalent de cequ'elle lui avait ôté.

Mais jamais avec Éva lePrésident n'avait manifesté un de ces momentsd'impatience, et jamais la moindre égratignure rayant d'un trait lapeau, hélas! trop blanche de l'enfant, n'avait témoigné que les griffesaiguës de l'involontaire soprano fussent sorties de leur fourreau develours.

Le docteur recommanda à Basile d'entrer sans bruit, non pas à cause del'enfant qui ne l'entendrait pas, à coup sûr, mais à cause du chien etdu chat qu'il pourrait effrayer. Aussi, malgré le bruit que faisait enfrappant sur le parquet cette jambe que Basile devait à la libéralité dudocteur, ils arrivèrent tous deux, leurs pas assourdis par le tapis, àla distance d'un mètre à peu près du groupe pittoresque que formaientl'enfant et les deux animaux.

Scipion et lePrésident, qui avaient l'oreille fine, avaient bienentendu venir deux personnes, mais l'une de ces deux personnes était lemaître, et par conséquent on le savait trop bienveillant pour supposer,même eût-on les susceptibilités excessives du chien et les mauvaisesimaginations du chat, qu'il vînt avec de méchantes intentions. Quant àcelui qui l'accompagnait, ce n'était pas tout à fait un inconnu pour lesdeux animaux. Assis sur le seuil de la porte, Scipion, et, couché surson toit, lePrésident, l'avaient plus d'une fois vu passer devant lamaison et même s'arrêter pour parler au docteur. Quant à cet instrumentd'une forme inconnue qu'il tenait à la main, c'eût été par tropd'intelligence aux deux quadrupèdes de le suspecter, tous deuxignoraient les tonnerres d'inharmonie et de discordance qu'il renfermaitdans son sein. Aussi, lorsqu'il l'approcha de sa bouche, mouvement quene vit point Éva, mais que suivirent en clignant béatement des yeux lePrésident et Scipion, nul ne se douta de ce qui allait arriver.

Tout à coup la formidable fanfare éclata si terrible, que d'un seul bondlePrésident fut sur le toit voisin en passant à travers un carreauqui se trouvait sur sa route; que Scipion fit entendre le plus lugubregémissement qui fût sorti du larynx d'un chien hurlant à la lune, etqu'Éva se prit à pleurer. L'épreuve était heureuse mais non concluante,Éva pouvait aussi bien pleurer à propos de la fuite duPrésident ou dubrusque mouvement de Scipion qu'à propos de la fanfare qui venaitd'éclater si inopinément sur sa tête.

Aussi fit-il signe à Basile de s'interrompre, et comme Éva continua àpleurer encore quelques minutes, il fut impossible de connaître lavéritable cause de ses larmes.

Mais, ses larmes ayant cessé, le docteur prit Scipion par le collier,afin qu'aucun mouvement de l'animal ne vînt effrayer la malade, etordonna à Basile de recommencer son morceau. Basile, orgueilleux del'effet qu'il avait produit, ne se fit pas prier; il rapprochal'instrument de sa bouche, et en tira un son si terrible et si menaçant,que les larmes d'Éva recommencèrent et qu'elle fit un mouvement pourfuir comme avaient fui lePrésident et Scipion.

Dès lors, il n'y avait pas de doute à conserver, c'était bien latrompette qui avait fait pleurer l'enfant, et la fuite du chat et leslamentations du chien n'étaient pour rien dans ses larmes.

Le docteur, enchanté de l'épreuve et convaincu de la bonté de sonsystème curatif, donna un écu de six livres au musicien, qui fit toutessortes de difficultés pour recevoir de l'argent de celui dont il avaitreçu la vie; mais le docteur insista tellement, que Basile finit parmettre son écu de six livres dans sa poche, offrant à son sauveur derevenir toutes et quantes fois il lui plairait, offre obligeante, maisdont le docteur ne profita pas.

Scipion, bon caractère, esprit calme et bienveillant, revint, aussitôtque Basile fut sorti, se remettre à la disposition de l'enfant; mais lePrésident, caractère plus aigre et plus rancunier, ne reparut qu'àl'heure de la pâtée.

Malgré la lenteur du traitement, car il y avait déjà plus de deux ansqu'Éva avait quitté la maison du braconnier, la joie du docteur étaitgrande, car il ne doutait pas que la malade ne fût en voie de guérison.

Il laissa écouler trois autres mois, pendant lesquels l'enfant futsoumis à un traitement électrique décroissant, car Jacques Méreycraignait de fatiguer outre mesure les organes sur lesquels il opérait;puis, un jour, il fit apporter un orgue qui, avec toutes sortes deprécautions, lui était arrivé de Paris par le roulage.

Il y avait bien un orgue dans l'église d'Argenton, mais il y avaitaussi un curé, et Jacques Mérey était tenu partout par le clergé pour unsi mauvais chrétien, qu'à moins d'exorcisme opéré sur lui, on ne lui eûtpoint permis de faire ses expériences dans l'église.

Comme rien ne lui coûtait quand il s'agissait d'Éva, il avait donc, dansles espérances curatives qu'il fondait sur la musique, fait sans laregretter le moins du monde la dépense d'un de ces orgues de salon quicoûtaient alors cent cinquante ou deux cents pistoles, et qu'on étaitobligé de faire venir d'Allemagne, la fabrique d'Alexandre étant encoreinconnue.

Aux larmes versées par Éva lorsque Basile avait exécuté son morceau, ledocteur avait non seulement acquis la certitude qu'elle avait entendu,mais avait conçu l'espérance qu'elle aurait le sens musical, et que leslarmes lui étaient venues aux yeux autant de la discordance du musicienet de l'instrument que de la formidable harmonie qui s'était échappée deleur réunion.

Ce fut toute une grande affaire que l'installation de cet orgue, surlequel Jacques Mérey comptait énormément. La question n'était pas de leplacer et de l'établir avec l'aplomb convenable à ces sortesd'instruments, mais il importait qu'aucune vibration n'en sortît avantl'heure où Jacques Mérey désirait que ses sons mélodieux produisent leureffet, non seulement sur l'oreille, mais aussi sur le cœur del'enfant.

On était aux premiers jours du printemps, dans cette périodemerveilleuse où un nouveau fluide se répand par toute la nature, et,comme une chaîne d'amour, fait éclore les êtres qui ne sont pas nésencore et rattache d'un lien plus ardent ceux qui ont déjà subi soninfluence.

C'était la troisième fois que les bourgeons des arbres éclataient sousles jeunes et premières feuilles d'avril depuis qu'Éva, encore enferméedans son bourgeon d'hiver, attendait dans la maison du docteur un rayonde ce soleil vivifiant; elle avait dix ans.

Jacques Mérey attendit que se levât une de ces journées qui remplissenttoutes les conditions vivifiantes de cette aurore printanière àlaquelle les choses inanimées semblent elles-mêmes devenir sensibles; ilouvrit la fenêtre pour qu'un rayon de soleil pénétrât dans lelaboratoire; il attira les branches de lierre qui pendaient au toit pourfaire à ce rayon un voile de verdure; il coucha l'enfant sous le flottempéré de cet œil de feu, et, tandis que son sourire et ses membresdétendus indiquaient ce bien-être qu'éprouve toute créature sous leregard du Créateur, il marcha à son orgue ouvert d'avance et laissatomber ses mains sur la première mesure duPrima che spunti l'aura, deCimarosa.

Jacques Mérey n'était pas ce qu'on peut appeler un habileinstrumentiste, c'était seulement un de ces hommes d'harmonie qui ont eneux toutes les qualités intellectuelles, musicales, poétiques, quinaissent de l'accord d'un grand cœur et d'un esprit élevé. Il eût étépoète, il eût été peintre, il eût surtout été musicien, si cette fureurdu bien ne l'eût entraîné sur les traces des Cabanis et des Condorcet.

Ce fut donc avec une mélodie toute particulière que l'instrument presquedivin vibra sous ses doigts en sons mélancoliques et prolongés, et,comme le musicien s'était placé de manière à ne pas perdre le moindreeffet produit par l'instrument sur l'auditeur, il put voir, au premierflot de mélodie qui se répandit dans l'appartement, Éva tressaillir,relever la tête, sourire, et, sur ses genoux, en s'aidant à peine de sesmains, venir à lui comme le magnétisé vient au magnétiseur, et, arrivéeprès de sa chaise, s'accrocher aux bâtons et se soulever de toute sahauteur en se soutenant au dossier du siège et en s'abreuvant à cettesource de notes qui jaillissait des touches de l'orgue sous les doigtsdu docteur.

Le docteur, joyeux, la prit dans ses bras et la pressa contre soncœur, mais Éva, l'écartant doucement, laissa retomber sa propre mainsur l'ivoire de l'orgue et en tira avec une satisfaction étrange un longgémissement.

Mais elle n'essaya même pas de recommencer, et laissa retomber sa maininerte auprès d'elle, comme si elle eût reconnu l'impossibilité deproduire les mêmes sons qu'elle venait d'entendre un instant auparavant.

Alors, par des mots inarticulés, elle essaya de faire comprendre sondésir.

Le docteur, qui n'avait qu'une âme pour lui et pour elle, crut avoircompris ce murmure, si inintelligible qu'il fût, et, laissant retomberses deux mains sur l'orgue, il reprit le morceau où il l'avaitabandonné.

Il y avait dans la jardin, tous les ans, une nichée de rossignols; ledocteur avait recommandé par-dessus toute chose qu'on ne tourmentâtjamais le mâle sur sa branche, la femelle sur son nid, les petits souselle.

Aussi, tous les ans, quelque échappé de la nichée dernière, peut-être lemême mâle et la même femelle, revenaient faire leur nid au même endroit,dans une épaisse touffe de seringas; cette touffe était adossée à latonnelle formée par des branches de tilleul entrelacées.

Comme les ordres de Jacques Mérey, à l'endroit du roi des chanteurs,avaient été observés religieusement; comme lePrésident était nourride manière à n'avoir jamais besoin de chercher ailleurs un en-cas, tousles ans, à la même époque, du 5 au 8 mai, on entendait éclater la voixmerveilleuse du ménestrel nocturne.

Cette fois, Jacques Mérey guetta son retour; il comptait éprouver surl'organisme d'Éva cet instrument le plus merveilleux de tous, le chantde l'oiseau.

Le 7 mai, le chant se fit entendre. Il pouvait être onze heures du soirlorsque la première note parvint jusqu'au laboratoire du docteur, dontla fenêtre était ouverte. Il réveilla l'enfant.

Jacques Mérey avait remarqué que, lorsqu'on réveillait Éva, elle étaitd'humeur beaucoup moins souriante que lorsqu'elle se réveillaitd'elle-même; mais il espérait trop de l'épreuve pour attendre que lerossignol chantât à une heure où elle aurait les yeux ouverts. Ill'emporta toute maussade dans son berceau, et descendit avec elle aujardin.

L'enfant se plaignait sans pleurer, comme font les enfants de mauvaisehumeur; mais, à mesure que le docteur entrait dans le jardin ets'approchait de l'endroit où chantait le rossignol, la sérénitéreparaissait sur le visage de l'enfant; ses yeux s'ouvraient comme sielle eût espéré voir mieux dans la nuit que dans le jour. Sa respirationmême, de haletante qu'elle était, devenait régulière; elle écoutait nonseulement de toutes ses oreilles, mais avec tous ses sens; et, lorsquele docteur l'eut posée à terre, sous la tonnelle, elle se leva toutedroite, sans appui cette fois, et marcha, en faisant de ses bras unbalancier, vers l'endroit d'où venait le son.

C'était la première fois qu'elle marchait.

Il n'y avait plus aucun doute pour le docteur, tous les sons arrivaientet arriveraient désormais jusqu'à elle, tous les sens allaient rentrerchez elle par la porte des sons, le monde intellectuel allait cesserd'être un mystère pour l'enfant.

La science ou le Seigneur avait prononcé le mot de l'Évangile:Æphata(ouvre-toi)!

IX

Où le chien boit, où l'enfant se regarde

Une fois ouverte sur l'intelligence, cette porte ne se referme plus.

Il y avait par la ville d'Argenton un pauvre fou qui avait été guéri parle Dr Mérey, et qui, comme Basile, lui en avait gardé une grandereconnaissance; celui-là s'appelait Antoine.

Peut-être avait-il un autre nom, mais personne ne s'en était inquiétéplus que lui ne s'en était inquiété lui-même; sa folie consistait à secroire l'éternelle justice et lecentre de vérité.

Comment ces idées si abstraites entrent-elles dans le cerveau d'unpaysan?

Il est vrai qu'elles n'y entrent que pour le rendre fou. Le docteur,comme nous l'avons dit, l'avait guéri ou à peu près. Il se croyaittoujours l'éternelle justice et lecentre de vérité. Il se croyaittoujours en communication avec Dieu.

Sur tous les autres points, il raisonnait avec justesse, et l'on avaitmême pu remarquer que sa folie, après l'avoir quitté, avait laissé à sesidées une élévation qu'elles n'avaient point auparavant.

Il était porteur d'eau de son état lorsque sa folie l'avait pris, etfaisait avec une brouette et un tonneau le service dans la ville.Pendant tout le temps de sa maladie, ce service avait été interrompu;mais à peine revenu à la santé, il s'était remis à ce labeur, qui étaitson seul gagne-pain.

On le voyait parcourir la ville traînant sa petite charrette chargée deson tonneau, au robinet duquel pendait le seau qui lui servait àtransporter sa marchandise à l'intérieur des maisons; seulement, ilavait toujours la main droite placée en manière de conque à son oreille,pour entendre la voix de Dieu et ne rien perdre des pieuses paroles quele Seigneur lui disait.

Avant d'entrer dans la chambre où il avait l'habitude de verser l'eaudont il emplissait son seau dans un récipient quelconque, il avaitl'habitude de frapper trois fois la terre du pied, et de dire d'une voixformidable:

Cercle de justice! centre de vérité!

Il va sans dire que le docteur était devenu une de ses meilleurespratiques, et que, tous les jours, soit dans la cuisine de Marthe, soitdans le laboratoire du docteur, il versait ses trois ou quatre seauxd'eau, qui étaient utilisés pour les besoins du ménage.

Sa visite chez le docteur avait lieu de huit à neuf heures du matin.

Pour la première fois, Éva était levée lorsque, quelques jours après leconcert que lui avait donné le rossignol, concert qu'elle réclamait tousles soirs, et qu'excepté par les mauvais temps on lui accordait leplaisir d'entendre, Antoine ouvrit la porte, frappa trois fois du pied,et de sa voix de tonnerre cria:

Cercle de justice! centre de vérité!

L'enfant se retourna tout effrayée et poussa un cri qui avait lamodulation d'un appel.

Jacques Mérey, qui était dans le cabinet voisin, accourut tout joyeux;c'était la première fois qu'Éva donnait une attention quelconque à lavoix humaine.

Le docteur la prit dans ses bras, l'approcha d'Antoine, et son regard,en s'approchant de lui, exprima une certaine terreur.

C'était assez pour un jour de cette nouvelle sensation de crainte; ledocteur fit signe à Antoine de s'éloigner; mais il lui recommanda devenir tous les jours afin que l'enfant s'habituât à lui; et, en effet,au bout de quelques jours, l'enfant semblait attendre l'arrivéed'Antoine, dont le manège l'amusait, et dont la grosse voix maintenantla faisait rire.

Un jour, Antoine reçut la recommandation de ne pas venir le lendemain.Le lendemain, à l'heure habituelle, Éva donna quelques signesd'impatience; elle se leva, alla jusqu'à la porte, devant laquelle elleresta debout, le mécanisme lui étant inconnu. Elle revint alors avecimpatience vers le docteur; mais, sa vue ayant été attirée par unfoulard rouge qu'il avait autour du cou, elle oublia Antoine pour tirerde toute sa force le foulard, que le docteur tira lui-même doucement etlaissa tomber entre ses mains.

Alors, elle le secoua avec des rires bruyants, comme elle eût fait d'unétendard; puis, de même qu'elle l'avait vu autour du cou de JacquesMérey, elle essaya de le mettre au sien; ce fut un nouveau trait delumière pour le docteur. Il se demanda si la coquetterie ne serait pointun mobile capable d'éveiller dans son cerveau un nouvel ordre desensations et d'idées; il avait cru reconnaître que, malgré sonindifférence, elle promenait volontiers ses yeux sur les fleurs d'unecouleur vive.

C'était l'heure où l'on descendait l'enfant dans le jardin.

Depuis longtemps, le rossignol avait un nid, des petits, une famille, etpar conséquent avait cessé de chanter, car on sait que les soucis de lapaternité vont chez lui jusqu'à lui imposer pendant les trois couvéesque fait sa femelle le silence le plus complet.

Jacques Mérey, qui avait à réfléchir sur l'incident du foulard et quivoulait en tirer parti, s'assit sur un banc. Scipion et Éva jouaient surla pelouse que baignait le bassin fermé par une grille. Le petitruisselet qui s'en échappait était trop peu profond pour donner lacrainte que l'enfant ne s'y noyât; d'ailleurs, y fût-elle tombée,Scipion l'en eût tirée à l'instant même. Le docteur, sans rien suivredes yeux que sa pensée, voyait vaguement errer sur le gazon l'enfant etle chien; tous deux cessèrent à l'instant de se mouvoir et par leurimmobilité fixèrent le regard du docteur.

Le chien et la jeune fille étaient couchés l'un à côté de l'autre à lamarge du ruisseau.

Le chien buvait; l'enfant, qui était parvenue à fixer le mouchoir sur satête, se regardait.

Elle se leva sur ses genoux, et agenouillée regarda encore.

Il y avait déjà quelque temps, on a pu le voir, que le docteur,abandonnant peu à peu le traitement physique, s'occupait du moral et del'intelligence, et, comme les sciences occultes étaient en grand honneurà cette époque, il ne négligeait pas une occasion d'appliquer leurssecrets les plus cachés au double traitement qu'il faisait suivre à sapupille avec tous les mystérieux procédés de la cabale.

Jusqu'à l'âge de sept ans, nous l'avons vu, la pauvre enfant avait étécouverte de vêtements grossiers, que les soins assidus de la grand-mèreavaient eu toutes les peines du monde, comme elle l'avait dit, àmaintenir propres.

La vieille n'avait que faire d'orner un enfant que personne ne voyait etqui ne se connaissait pas elle-même.

Quant au docteur, il avait, dans l'absence de vêtements, cherché àdévelopper, par le contact de l'air, de la brise et du soleil, toutesles parties vitales de ce corps et de ces membres, qui devraient àl'absence de la compression un développement toujours si chétif et silent chez les lymphatiques et les scrofuleux.

À son réveil, le lendemain, Éva trouva une robe ponceau brodée d'or surla chaise la plus proche de son lit; la robe fixa ses yeux dès que sesyeux furent ouverts, et, lorsque Marthe la bossue la descendit de sonlit, maintenant qu'elle marchait sans appui, elle alla droit à la robe.

Marthe lui fit entendre comme elle put, ou plutôt ne put pas lui faireentendre, que cette robe était pour elle, autrement qu'en la lui passantsur le corps. Elle s'y était cramponnée de toutes ses forces quand elleavait cru qu'on allait la lui ôter; mais, du moment qu'elle vit faire lemême mouvement pour lui passer la robe que l'on faisait pour lui passerla chemise, quand elle vit qu'on ajustait à son corps ces richesétoffes, elle se laissa faire en joignant les mains et laissa—opérationqui ne se passait pas toujours sans larmes—peigner ses cheveux blonds,qui commençaient non seulement à épaissir, mais à s'allonger, et quitombaient sur ses épaules.

La toilette fut longue, minutieuse et conforme aux indications qu'avaiten sortant laissées le docteur.

Jacques Mérey arriva une heure environ après la toilette faite. Ilapportait avec lui un miroir, meuble inconnu jusqu'alors dans la cabanedes braconniers, et placé trop haut dans le laboratoire du docteur pourque la petite Éva eût jamais pu se rendre compte de l'utilité de cemeuble, auquel elle n'avait au reste fait aucune attention.

C'était un de ces miroirs magnétiques dont l'usage paraît remonter auxtemps les plus fabuleux de l'Orient, un miroir comme ceux où seregardaient les reines de Saba et de Babylone, les Nicaulis et lesSémiramis, et à l'aide desquels les cabalistes prétendent transmettreaux initiés les privilèges de la seconde vue. Ce miroir avait été, si onose parler ainsi à des lecteurs qui ne sont point familiers avec lessciences occultes, ce miroir avait été animé par Jacques Mérey, qui, àl'aide de signes, lui avait pour ainsi dire communiqué ses intentions,sa volonté, son but.

Humaniser la matière, la charger de transmettre le fluide électriqued'une pensée, tous les actes que la science relègue encore aujourd'huiparmi les chimères, le Dr Jacques Mérey les expliquait au moyen de lasympathie universelle. J'en demande humblement pardon à messieurs del'Académie de médecine en particulier, mais Jacques Mérey était del'école des philosophes péripatéticiens.

Il croyait avec eux à une âme divine et universelle qui anime et met enmouvement toutes les choses sensibles, mais à l'extinction de laquellele grand tout ne fait pas plus attention qu'à la flamme d'une lucioleerrante qui replie ses ailes et cesse tout à coup de briller.

Suivant lui, tout s'enchaînait dans la Création: les plantes, lesmétaux, les êtres vivants, le bois même, travaillaient, exerçaient lesuns sur les autres des actions et des réactions dont les spirites, àl'heure qu'il est, développent la théorie et cherchent le secret.Pourquoi le fer et l'aimant seraient-ils les seuls éléments sensiblesl'un à l'autre, et quel est le savant qui donnera une définition plusclaire de l'aimant appelant le fer à lui, que d'un spirite vivantattirant à lui l'âme d'un mort? La base de ces influences constituait,disait-il, le mécanisme de la physique occulte à laquelle CornéliusAgrippa, Cardan, Porta, Zikker, Bayle et tant d'autres ont rapporté leseffets magiques de la baguette divinatoire et généralement lesphénomènes si nombreux de l'attraction des corps.

Toute la nature se résumait pour Jacques Mérey dans ces deux motsagiretsubir.

À l'en croire, tous les corps vivants exhalaient de petits tourbillonsde matière subtile. L'air, ce grand océan des fluides respirables, estle conducteur de ces atomes suspendus dans l'air.

Ces corpuscules gardent la nature du tout dont ils sont séparés; ilsproduisent sur certains corps les mêmes effets que produirait la masseentière de la substance dont ils émanent.

Telle est maintenant la force de la volonté humaine, qu'elle trace uneroute invincible parmi ces mouvements de la matière, qu'elle dirige ceseffluves d'atomes vivants, qu'elle les fait passer d'un corps dans unautre, et qu'elle est servie de la sorte par une multitude d'agentssecrets dont il ne tient qu'à elle de déterminer les lois.

Aux gens qui ne voulaient pas croire qu'il pût se faire quelque chosedans la nature en dehors du cercle de leur connaissance, cercle bienrestreint pour le commun des mortels, Jacques Mérey n'avait pas de peineà prouver que le monde est encore une énigme, et qu'il est absurde dedonner au mouvement de la vie universelle la limite de nos sens et denotre raison. Sans accorder au miroir magnétique la confiance ou lacroyance crédule et infaillible que lui donnent les savants du MoyenÂge, Jacques Mérey pensait avoir reconnu que, fixés sur la glace, lesatomes d'une pensée, à peu près comme l'industrie fixe les atomes dumercure, qui sont pourtant bien mobiles et bien fugaces, ces atomes, cesmolécules, cette poussière intelligente fixée à l'intention d'unepersonne sont ensuite recueillis par elle seule.

C'était du magnétisme tout pur, qui depuis a été pratiqué par M. dePuységur et par ses adeptes. C'était donc un de ces miroirs, aimanté parson action, animé par sa volonté que Jacques Mérey avait apporté dansson laboratoire; cependant, comme un ciel à la surface duquel les nuagesse volatilisent et qui apparaît peu à peu dans sa pureté et dans sonéclat, on commençait à s'apercevoir que l'idiote était belle. Mais cen'était encore qu'une tiède statue que la nature semblait modeler pourmontrer aux hommes combien leur art est faux, ridicule et monstrueuxquand il s'attache à montrer seulement la beauté plastique, et que l'oncherche vainement l'âme dans les yeux sans regard. Considérée longtemps,au reste, cette belle fille cessait peu à peu d'être non seulementbelle, mais vivante; à ce visage immobile, à ces lignes correctes etfroides, à ces traits admirables mais inanimés, il manquait une seulechose, l'expression. C'était le contraire du conte arabe, où la bêtecache au moins un esprit sous la laideur. Ici, on sentait que la beautécachait le néant, c'est-à-dire l'absence de la pensée.

Le chien, voyant sa petite maîtresse si bien embellie, la contemplaitavec des yeux d'admiration; puis, comme, en passant devant le miroir, ils'y était vu lui-même et qu'il avait pris un instant plaisir à s'yregarder, il tira l'enfant pour qu'elle s'y vît à son tour.

Elle se regarda; un indéfinissable sourire se répandit sur sa froide etsomnolente figure, qui jusque-là avait quelquefois exprimé la douleur,souvent la tristesse, presque jamais la joie; elle semblait éprouver cevague sentiment de bonheur et de satisfaction qu'éprouva Dieu, dit laBible, quand il vit que tout était bon dans la création, sentiment queles créatures à leur tour éprouvèrent sans doute elles-mêmes en voyantqu'elles répondaient à l'idée de leur auteur.

Alors, sur cette bouche qui n'avait fait entendre jusque-là que des sonsvagues, rauques, inarticulés, il se forma ce mot complètement nouveau,et compréhensible quoique inarticulé, et l'on entendit ces deux sons quiressemblaient bien plus à un bêlement de brebis qu'à une parolehumaine:

—BE... ELLE...

C'est-à-dire: «Je suis belle!»

C'était la fleur qui devenait femme.

Les métamorphoses d'Ovide n'étaient plus des fables, il était doncpossible de changer la nature d'un être, de lui donner la connaissancede lui-même, de l'intéresser enfin à un ordre nouveau de sensations etd'idées.

Toutes ces conséquences apparurent comme dans un éclair dans l'esprit dudocteur, qui ne douta plus de son œuvre.

Éva avait douze ans lorsque cet assemblage de lettres produisit sur seslèvres le premier mot qu'elle eût prononcé.

Le docteur avait autrefois cherché la pierre philosophale. Il avaitfatigué ses matrices et ses cornues à poursuivre la transmutation desmétaux, mais l'invincible résistance descorps simples avait fini pardécourager ses efforts. Il avait beau se dire que ces mots decorpssimples et decorps élémentaires sont des termes relatifs à l'étatprésent de nos connaissances, qu'ils désignent purement et simplement lalimite à laquelle s'arrête la puissance actuelle de nos moyens dedécomposition; il avait beau se répéter que la science franchirait,selon toute probabilité, beaucoup de ces prétendues barrières de lanature; que, jusqu'aux grandes découvertes de Priestley et de Lavoisier,il était aussi naturel de considérer l'eau et l'air comme des éléments,qu'il l'est aujourd'hui de donner le même titre à l'or. Malgré cettepossibilité entrevue par lui dans l'avenir, il avait fini par abandonnerune voie ruineuse où, contrairement à ses espérances, au lieu de semerdu plomb et de récolter de l'or, il semait de l'or et ne récoltait quedu plomb.

Émerveillé par le succès laborieux de ses premières tentatives sur lanature de l'idiote, il y avait persisté, quoiqu'il eût vu que c'étaientdes années et non des mois qu'il fallait consacrer à cette œuvre.

Mais effrayé d'abord, il s'était bientôt demandé si ce n'était paschanger le plomb en or, si ce n'était pas faire de l'alchimie vivante,que de poursuivre l'entreprise presque divine de donner l'âme à uncorps, la pensée à la matière, la beauté, la vie, les formes physiques,tout l'organisme enfin, et si la pierre philosophale, si l'élixir de viedes anciens maîtres, depuis Hermès jusqu'à Raymond Lulle, n'était pas unsymbole de transformation que la volonté impose à la matière humaine.

Et, en effet, Jacques Mérey ne voyait pas sans une joie orgueilleuse lesprogrès lents, mais continus, que faisait Éva dans la connaissanced'elle-même.

Scipion, de son côté, en paraissait ravi; lui qui, jusque-là, dans sonorgueil de quadrupède, avait l'air de se considérer comme le protecteuret comme l'instituteur de cette jeune fille, commençait à reconnaîtreune maîtresse dans son élève; après s'être laissé conduire par lui, ellele commandait, et, du jour où sa voix avait prononcé un mot, un seul, dela langue humaine, il avait paru reconnaître sans aucune contestation cesigne de supériorité donné par le Seigneur à l'homme sur les animaux.

La vieille Marthe elle-même, malgré le double entêtement des vieillardset des bossus, était émerveillée devant l'œuvre du maître, qu'elleregardait comme fort incomplète tant que l'objet de tous ses soinsresterait muet. Elle avait beau voir se développer chez la jeune fille,avec la furie d'une sève que son inaction primitive a rendue plusabondante du moment que la nature lui a permis de circuler, la jeunesse,elle s'obstinait à dire sans malice aucune:

—Elle ne sera pas femme tant qu'elle ne parlera pas. Mais, du jour oùÉva prononça le motbelle et où, sur la prière et l'indication dudocteur, elle eut prononcé quelques mots primitifs commeDieu,jour,faim,soif,pain eteau, l'opinion de Marthe changeaentièrement, et elle fut prête à se mettre à genoux devant celle qu'aupremier abord elle avait traité defétiche bon à mettre dans le bocald'un apothicaire.

LePrésident seul était resté, soit égoïsme de chat, soit stoïcismede juge, dans son indifférence primitive. Éva ne lui avait pas fait demal, il ne lui faisait pas de mal; et, quand il arrondissait le dos soussa main, qui de jour en jour prenait de plus charmantes proportions, cen'était pas pour dire à la jeune fille:Je t'aime! comme le lui disaitScipion en gambadant autour d'elle et en lui léchant les mains; c'étaitpurement et simplement qu'il subissait l'effet d'une caresse sensuelle,qui développait chez lui le mouvement de cette électricité concentréedans ses poils, et que ses pieds, mauvais conducteurs, ne rendaient pasà la terre.

Quant à Éva, elle n'avait, jusque-là, fait que deux parts de sesaffections:

L'une pour Scipion;

L'autre pour le docteur.

Elle ne craignait pas Marthe, et allait volontiers avec elle; le chatlui était indifférent; Antoine la faisait rire; Basile lui faisait peur.

La gamme de ses sentiments, de la sympathie à l'antipathie, necomprenait que six notes.

Nous avons mis Scipion avant le docteur dans la gamme de ses sentimentsparce que ce fut d'abord Scipion qu'Eva remarqua et affectionnapar-dessus tout; puis, peu à peu, quand l'intelligence commença des'infiltrer dans son cerveau, et de son cerveau pénétra jusqu'à soncœur, elle commença de comprendre et d'apprécier les soins dudocteur, et, trop ignorante encore pour faire un choix dans sessentiments, elle lui paya sa reconnaissance avec une affection qui serapprochait plus de l'amour que de toute autre émanation de l'esprit oudu cœur.

Ainsi, depuis longtemps déjà, lorsqu'elle prononça le motbelle, ledocteur était l'objet de sa préoccupation de tous les instants;seulement, le regard qu'elle jetait autour d'elle pour voir s'il étaitlà, le son inarticulé qu'elle poussait pour l'appeler, était plutôt lecri de détresse de l'animal abandonné et s'effrayant de son abandon quecelui d'un cœur s'adressant à un autre cœur. Ce qu'appelait cecri, était un protecteur venant à l'appui de sa faiblesse et del'isolement, ayant conscience de leur humilité et de leur impuissance,et non pas même à l'appel d'un ami à un ami.

Il y avait toujours eu enfin quelque chose d'inférieur et de craintif,plutôt que de passionné et même de tendre, dans les deux bras quel'enfant avait tendus vers le docteur.

C'était le chien demandant son maître, ou plutôt c'était l'aveugleimplorant son conducteur.

Et, chose remarquable, c'est que le physique, qui pendant les septpremières années de la vie d'Éva était resté enchaîné au moral, s'étaiten quelque sorte un beau jour détaché de lui pour faire son chemin àpart.

Au moral, Éva avait six ans à peine; au physique, elle en avait douze.

Il fallait rétablir cet équilibre entre l'intelligence et les années.

Maintenant qu'Éva parlait, les choses allaient marcher toutes seules.

Maintenant, quelle sorte de curiosité allait se développer chez elle?serait-ce la curiosité de la vue, serait-ce la curiosité du cœur?

Habituée depuis longtemps à s'entendre parler Éva, elle avait depuislongtemps compris que c'était là son nom; seulement, ce nom produisaitsur elle une impression différente selon la personne qui le prononçait,et il n'y avait que trois personnes qui le prononçassent: le docteur,Marthe et Antoine.

Quand c'était le docteur, de quelque soin, futile ou sérieux, qu'Éva fûtoccupée, elle bondissait, quittait tout et s'élançait du côté d'oùvenait la voix.

Quand c'était Marthe, elle se levait lentement et se contentait d'allerse placer dans le rayon de l'œil de la vieille servante, n'allant àelle que si une seconde fois elle l'appelait ou lui faisait un signepressant de venir.

Enfin, si c'était Antoine qui, après être entré, avoir frappé du piedtrois fois et avoir dit de sa voix formidable:Cercle de justice,centre de vérité! ajoutait d'une voix plus douce: «Bonjour àmademoiselle Éva,» Éva sans se déranger tournait la tête de son côté,et, ne parlant pas encore, avec un sourire enfantin, lui disaitbonjour de la tête.

Jacques Mérey avait mesuré avec joie le degré de plaisir qu'éveillaientdans son âme ces différents appels.

Il l'avait vue joyeuse accourir au sien. C'était une vive affection quece mouvement traduisait.

Il l'avait vue souriante répondre sans empressement à celui de Marthe;sa lenteur indiquait une simple obéissance passive.

Il l'avait vue se retourner simplement au bonjour d'Antoine; il n'yavait dans ce mouvement qu'une bienveillante indifférence.

Restait à connaître avec quelles modulations différentes Évaprononcerait à son tour les trois noms du docteur, de la vieilleservante et du porteur d'eau.

Ce fut la curiosité du cœur qui se développa la première chez Éva.

Nous avons dit que, depuis longtemps, elle savait comment on l'appelait,puisque nous avons raconté de quelle façon elle répondait à son nomprononcé par trois bouches différentes.

Elle désira à son tour savoir comment s'appelait le docteur.

Un jour, elle réfléchit longtemps, regarda le docteur plus tendrementencore que de coutume; puis rassemblant toute la puissance de son espritdans la volonté d'exprimer sa pensée:

—Moi, dit-elle, en mettant un doigt sur sa poitrine, moi, Éva.

Puis, mettant le même doigt sur la poitrine du docteur:

—Et toi? ajouta-t-elle.

Le docteur bondit de joie, elle venait de souder une idée à une autreidée. Elle venait donc de dépasser la limite de l'intelligence animalpour entrer dans l'intelligence humaine.

—Moi, dit-il, moi,Jacques.

Jacques, répéta Éva, à la manière des échos, sans même saisirl'intonation du docteur, et comme si ce mot n'eût présenté aucune idée àson esprit.

Le docteur sentit son cœur se serrer et la regarda tristement.

Mais le cœur d'Éva était déjà à l'œuvre, elle était elle-mêmemécontente de la pâle intonation de sa voix; elle secoua la tête et dit:

—Non! non!

Puis elle répéta le nom de Jacques une seconde fois en essayant de luidonner une expression selon sa pensée.

Mais elle fut cette fois encore mécontente d'elle-même, et, répondant àla pression de la main du docteur:

—Attends, dit-elle.

Et, après une seconde pendant laquelle sa figure s'anima de toutes lesexpressions tendres qui peuvent s'épanouir sur le visage de la femme:

—Jacques! s'écria-t-elle une troisième fois.

Et elle mit dans ce mot une telle tendresse, que celui auquel ellefaisait appel ne put s'empêcher, en la serrant contre son cœur, des'écrier à son tour:

—Éva, chère Éva!

Mais, à cette étreinte, la jeune fille pâlit, ferma les yeux, et, sansforce pour supporter une pareille sensation, retomba inerte, la bouche àdemi ouverte et près de s'évanouir.

Le docteur comprit la somme de ménagements qu'exigeait cette frêleorganisation, et se recula vivement.

Il l'écrasait de sa force; d'un baiser, il l'eût tuée!

C'étaient des sensations plus douces, des sensations essentiellementmorales qu'il fallait éveiller en elle.

Après avoir réfléchi, Jacques Mérey s'arrêta à la pitié.

Éva n'avait jamais vu pleurer, Éva n'avait jamais vu souffrir.

Un jour que Scipion jouait avec elle dans le jardin, nous disons jouaitavec elle, car, de même qu'elle s'était élevée d'abord jusqu'àl'instinct du chien, le chien, du moment qu'elle l'avait dépassé,s'était cramponné à elle, l'avait suivie et s'était élevé jusqu'à sonintelligence; tout ce qu'elle commandait à Scipion, Scipion le faisait:retrouver les objets perdus ou cachés n'était qu'un jeu; il y avaitlongtemps que l'intelligent animal avait laissé loin derrière lui lessauts pour le roi, pour la reine et pour le dauphin de France, et lesrefus pour le roi de Prusse; il y avait longtemps que sa mort simuléelaissait enjamber par-dessus son corps l'infanterie et la cavalerielégère pour ne se réveiller qu'à l'approche de la grosse cavalerie; toutce que Scipion avait pu faire pour amuser l'enfant, monter sa garde,fumer sa pipe, marcher sur les pattes de derrière, il l'avait fait. Ilen était arrivé non plus à amuser Éva, mais à jouer avec Éva, lisanttous ses caprices dans un regard, jouant avec elle à cache-cache et aucolin-maillard, lorsqu'un jour, disons-nous, après avoir traversé unbuisson pour obéir au commandement d'Éva, il poussa un cri, allachercher l'objet qu'Éva lui avait commandé de rapporter, mais revint entenant en l'air sa patte de derrière.

Puis, ayant déposé l'objet demandé aux pieds d'Éva, il se coucha, seplaignit douloureusement et se mit à lécher sa patte en essayant d'enextraire quelque chose avec les dents. Éva le regarda avec étonnementd'abord, puis ensuite avec inquiétude; un spectacle nouveau seproduisait pour elle.

C'était celui de la douleur.

Son instinct la porta à prononcer le nom de Scipion d'une façon plusdouce et plus tendre, puis elle souleva la patte de l'animal et cherchala cause de la douleur.

C'était une épine, qui, en entrant dans les chairs du chien, s'étaitbrisée au ras de la peau.

Éva essaya plusieurs fois d'arracher l'écharde avec ses doigts, mais,n'ayant pas de prise, elle n'en put venir à bout. Alors, continuant desouffrir, Scipion continua de se plaindre, tirant doucement sa patte àlui quand Éva en approchait sa main.

Éva reconnut alors qu'elle était impuissante à soulager, et cette idéelui vint à l'esprit ou plutôt au cœur, que ce qu'elle ne pouvait pasfaire entrait dans le domaine de ce que pouvait faire Jacques.

C'était un nouveau progrès de son esprit.

Elle appela donc d'un ton plein d'angoisse:

—Jacques! Jacques! Jacques!

Et chacune de ces appellations était plus pressante et plus triste.

Dès la première, Jacques s'était mis à la fenêtre de son laboratoire etavait compris ce dont il était question, car Éva lui montrait le chiencouché languissamment près d'elle. Jacques descendit vivement.

Il se coucha à son tour près du chien, et comme Éva lui montrait lapatte de l'animal soulevée et saignante, il prit une pince dans satrousse, et, parvenant à saisir l'épine brisée dans la plaie, il la tirades chairs de la pauvre bête, qui, soulagée aussitôt, se remit à bondirsur ses quatre pieds, et à bondir joyeusement. Aussi joyeuse que lui,Éva se mit à bondir avec lui: comme elle avait partagé ses douleurs,elle partageait sa joie.

Quelques jours après, la vieille Marthe fit une chute dans l'escalier.Éva était seule à la maison avec elle, elle avait entendu le bruit decette chute, elle était descendue précipitamment, elle trouva Martheétendue sur le palier.

La vieille femme s'était démis le genou dans sa chute. Éva voulutl'aider à se relever, mais c'était impossible, sa force ne luipermettait pas de soulever la vieille servante.

Elle voulut examiner la plaie, comme elle avait fait pour Scipion, maisil n'y avait pas de plaie; force fut donc d'attendre le docteur, qui,n'étant jamais longtemps dehors, revint quelques minutes aprèsl'accident.

Dès qu'Éva l'entendit rentrer, elle le reconnut à sa manière d'ouvrir etde fermer la porte. Elle appela de toutes ses forces et d'une voix plusinquiète et plus émue qu'elle n'avait jamais fait pour Scipion.

Le docteur monta, et, voyant Marthe assise sur l'escalier, il craignitun accident plus grave que celui qui était arrivé, c'est-à-dire unefracture.

Mais, à la première inspection du genou, il reconnut une simpleluxation, prit la vieille dans ses bras, et l'emporta dans sa chambre,suivi d'Éva qui était suivie de Scipion.

Quant auPrésident, le bruit de la chute l'avait effrayé, et,abandonnant à son malheureux sort celle qui avait pour lui le cœur etles soins d'une nourrice, il s'était élancé par une fenêtre et avaitgagné les toits.

Pendant toute cette journée, Éva ne joua point et resta dans la chambrede Marthe; mais comme l'indisposition n'était pas grave, dès lelendemain elle se remit à sa vie habituelle.

Nous avons dit qu'Antoine, en frappant trois fois du pied, en criant surle seuil de la porte:Cercle de justice!centre de vérité! avaitgagné les bonnes grâces d'Éva, qui s'était toujours tenue vis-à-vis delui néanmoins dans la mesure d'un salut amical.

Un jour qu'elle était seule avec Scipion dans le laboratoire, JacquesMérey étant dans le cabinet à côté, le porteur d'eau monta son seauhabituel au deuxième étage, frappa du pied, prononça les parolessacramentelles; et, comme il faisait chaud, que son front ruisselait desueur et que la jeune fille était seule, il crut pouvoir se permettre,la croyant toujours idiote, de s'écrier devant elle:

—Sacrisiti! qu'il fait chaud. Je boirais bien un coup.

Éva le regarda, le vit en effet rouge et couvert de sueur, s'essuyant lefront avec sa manche.

—Attends, lui dit-elle.

C'était un mot dont elle se servait depuis longtemps, nous l'avons vu,pour commander l'attention.

Et elle s'élança hors du laboratoire.

Antoine tout étonné attendit en effet.

Un instant après, Éva remonta avec un beau verre d'eau claire à la main,et le présenta au journalier.

—Ah! mademoiselle, dit-il, c'est bien gentil de votre part; mais,comme j'en vends, si j'avais eu soif d'eau, j'aurais pu en boire.

En ce moment, du cabinet où était Jacques Mérey sortirent ces troismots:

—Du vin, Éva!

Éva savait ce que c'était que du vin, quoiqu'elle n'en eût jamais bu,malgré les instances du docteur, mais elle lui en avait vu boire.

Elle descendit, en conséquence, et pensant que, quand on offrait du vinà l'homme qui a chaud, il fallait lui en offrir beaucoup et du meilleur,elle lui monta un verre plein de bordeaux.

En voyant la couleur du breuvage qui lui était offert, Antoine souritbéatifiquement.

Puis, prenant le verre des mains d'Éva, comme il eût fait d'un verre devin de Suresnes ou de vin d'Argenteuil, il avala d'un coup, et sansprendre la peine de le déguster, le contenu du verre que lui offraitÉva.

Éva, joyeuse, le regarda faire.

Le vin avalé, Antoine cligna de l'œil et fit clapper sa langue.

—Bon? demanda Éva.

—Velours! répondit laconiquement Antoine.

Puis le porteur d'eau vida son seau dans le récipient ordinaire ets'éloigna.

—Velours? demanda Éva au docteur rentrant dans son laboratoire.Velours?

Si le docteur n'eût point entendu la demande d'Éva et la réponsed'Antoine, il eût été fort embarrassé pour répondre à la question de sonélève.

Mais il prit dans l'armoire où il enfermait ses effets un habit develours, fit passer à l'enfant sa main dessus, et, lui faisant le signed'un homme qui fait glisser lentement sa main sur son estomac, il luirépéta le mot:

—Velours!

Alors, Éva comprit que le vin avait fait à l'estomac d'Antoine juste lemême effet que le toucher du velours avait fait à sa main.

Et elle en demeura toute joyeuse le reste de la journée.

Jacques Mérey était non moins joyeux qu'elle, car il disait, en serappelant l'épine de Scipion, la foulure de la vieille Marthe et leverre de vin d'Antoine:

—Non seulement elle sera belle, mais elle sera bonne.

X

Ève et la pomme

Peu à peu, et seulement avec plus de vitesse qu'un enfant n'apprend àparler, Éva en vint à exprimer par la parole à peu près toutes sespensées; seulement, comme tous les peuples primitifs, elle fut longtempsà s'habituer à mettre les verbes à leurs temps, s'obstinant à s'enservir seulement à l'infinitif; mais, lorsqu'il s'agit de lui apprendreà lire, ce fut un bien autre travail.

Éva, qui avait toutes les curiosités de la nature, qui ne voyait pas unobjet nouveau sans demander le nom de cet objet et sans le graveraussitôt dans sa mémoire, Éva n'avait aucune des curiosités de lascience.

Elle méprisait profondément les livres et ce qu'ils contenaient. Lesseuls qu'elle appréciât étaient les livres à gravures, et encore, quandelle regardait la gravure, si Jacques Mérey se refusait à lui en donnerl'explication—ce qu'il faisait de temps en temps pour exciter sacuriosité—, elle passait sans se plaindre et sans insister aux gravuressuivantes. Le docteur se demandait comment il parviendrait à vaincre unepareille insouciance.

Il chercha quelque temps, puis une idée lui vint qui lui parut et qui eneffet était en tout point lumineuse. Un jour, il prépara du phosphore,prit Éva par la main, descendit dans la cave, en ferma le soupirail demanière que la lumière n'y pénétrât point; puis alors, avec un pinceau,il traça sur la muraille la première lettre de l'alphabet: la lettre àl'instant même apparut toute en flamme.

Éva jeta un petit cri; mais sa peur disparut bientôt à côté de cettelettre qui s'effaçait lentement c'est vrai, mais qui allait s'effaçant.Il traça unb, puis unc, puis und, puis une.

Il s'arrêta à ces cinq lettres.

—Encore? dit Éva.

Oui, répondit Jacques, mais quand tu les auras nommées l'une aprèsl'autre et que tu les sauras par cœur.

Et il traça de nouveau un a sur la muraille.

—Quelle est cette lettre, demanda le docteur.

Éva fit un effort, et, tandis que la lettre allait s'effaçant:

—Una, una, dit-elle.

Le docteur sourit. Il avait trouvé le moyen d'intéresser la curiositéd'Éva à l'endroit de cette chose si abstraite et si difficile pour lesenfants qu'on appelle la lecture.

Un mois après, Éva savait lire.

Il n'en était point de même pour la musique.

Éva l'adorait; ses moments de récréation, ou plutôt ses heures de joie,étaient quand le docteur se mettait au piano, et, comme maître Wolfram,les mains sur les touches, les yeux en l'air, l'âme au ciel, jouaitquelque splendide rêverie de ces vieux maîtres qu'on appelle Porpora,Haydn ou Pergolèse. Mais, quand il voulait faire sourire d'un sourireplus doux les charmantes lèvres d'Éva et attirer une larme à l'angle deson œil si brillant qui se voilait en devenant humide, c'était lepremier air qu'elle avait entendu, c'était lePrima che spunti l'auraque jouait le docteur.

Souvent l'enfant s'était approchée du piano et avait posé ses petitesmains dessus, mais ses doigts n'avaient point encore la force nécessaireà la pression des touches; puis son professeur, avec sa logiquehabituelle, ne voulait lui rien apprendre à demi et par routine. Ilattendait donc qu'elle sût lire ses lettres pour lui faire lire sesnotes, et peut-être comptait-il aussi sur son grand désir d'apprendre lamusique pour lui faire une récompense des choses antipathiques parcelles qui lui paraissaient lui être les plus agréables.

Il en résultait qu'Éva avait toujours écouté, toujours regardé avec laplus grande attention le docteur, mais n'avait jamais essayé, même enson absence, de tirer le moindre son de l'instrument.

Ici se place l'évolution d'un phénomène psychologique dont jamais ledocteur n'avait été témoin, et qui fut tout simplement pour lui un deces hasards providentiels qui viennent en aide à l'homme de science, etqui semblent une récompense de la nature pour son fervent adorateur.

On était au mois d'août; un orage terrible éclata, un de ces oragescomme il en fond sur le Berri, et au milieu des éclairs duquel oncroirait que l'on va entendre, au lieu du tonnerre, la trompette dujugement dernier.

Ce n'était pas le premier orage qui eût éclaté sur Argenton depuisqu'Éva avait franchi la barrière qui conduit de la végétation àl'existence.

Pendant les premiers orages, et avant d'être soumise à l'électricité,l'enfant avait éprouvé des tressaillements nerveux et des terreursinvolontaires qui avaient donné à Jacques Mérey la première idéed'appliquer à sa guérison cette même électricité qui la secoua siviolemment des pieds à la tête.

Nous avons vu qu'en effet, pendant deux ou trois ans, il avait soumisÉva à un traitement tout particulier dont l'électricité était la base,et il avait pu remarquer que, plus il avançait dans ce traitement, moinsÉva était accessible à ce phénomène météorologique qu'on appellel'orage. Elle en était arrivée à ne plus craindre ni la lueur deséclairs, ni le bruit du tonnerre, mais elle n'en était pas encorearrivée à en recevoir une joyeuse perception.

Jacques Mérey fut donc assez étonné, cet orage ayant éclaté dans desconditions de violence telles qu'il ne se souvenait pas d'en avoirentendu un pareil; Jacques Mérey fut donc très étonné de voir la jeunefille non seulement n'éprouver aucune crainte, mais encore manifesterune sensation de bien-être étrange.

Les portes et les fenêtres étaient fermées selon l'habitude, pour ne pasétablir de courant d'air; mais Éva alla droit à la fenêtre et l'ouvritjuste au moment où un éclair combiné avec un coup de tonnerre effroyableéclatait au-dessus de la maison. L'éclair et le coup de tonnerre avaientété tellement simultanés, que le docteur s'élança et tira Éva à lui,croyant que le tonnerre allait tomber sur la maison même ou tout proched'elle.

Mais, dans ce mouvement presque involontaire, Éva s'arracha de ses mainset courut à la fenêtre en criant:

—Non, non, laisse-moi voir les éclairs; laisse-moi entendre letonnerre, cela me fait du bien.

Elle écarta les bras et elle aspira cet air tout chargé d'électricitéavec un bonheur que trahissait la sensualité de sa pose et de sonvisage.

Ses traits s'illuminaient comme si elle eût été en communication avec laflamme céleste.

On eût dit que l'orage se répercutait dans cette chétive créature etdoublait ses forces.

En ce moment, et comme le docteur la laissait maîtresse absolue de sesactions, elle se dirigea vers l'orgue, l'ouvrit, et, d'une manièreincomplète sans doute, mais suffisante pour en reconnaître le principalmotif, elle joua le fameux air de Cimarosa, devenu son air favori.

Le docteur écoutait dans l'étonnement, presque dans l'admiration; ilignorait, ce qui a été reconnu depuis, les aptitudes étranges desfacultés instinctives qu'ont certains individus, et particulièrement lesfous, pour la musique.

Et, en effet, c'est Gall qui, le premier, a signalé des individus qui,sans maîtres aucuns, étaient nativement des musiciens, des dessinateurs,des peintres.

En peinture, Giotto et Corrège avaient donné un exemple, dont lesautres, plus tard, donnèrent la preuve.

Un des hommes qui ont le mieux et le plus étudié la folie et surtoutl'idiotisme, M. Morel, de Rouen, me racontait avoir connu des imbéciles,des idiots véritables, qui exécutaient à première vue la musique la plusdifficile, mais qui ne jouaient pas avec plus de compréhension, plus desentiment, plus d'âme, ce morceau la centième fois que la première; leurtalent était le résultat d'un instinct inné, d'une aptitude naturelle,d'une certaine disposition artistique qui doit faire admettre leslocalisations cérébrales, sans que l'on puisse dire au juste dans quellecase du cerveau est nichée telle ou telle faculté; et la preuve que toutcela n'est qu'instinct, c'est que, comme nous l'avons dit, cesindividus-là ne progressent point et restent toujours au même degré, nepeuvent rien inventer et rien perfectionner.

C'est un pur instinct qui naît et qui meurt avec eux.

Il y a parmi les hommes les mêmes dispositions qu'entre les animaux, etc'est une conséquence de cette logique absolue de la nature, qui nelaisse pas plus d'intervalle dans la chaîne physique des corps que dansl'échelle des intelligences.

L'abeille et le castor sont certainement les plus instinctifs desanimaux, mais ils sont bien moins intelligents que le chien, qui estcapable d'une certaine éducation et chez lequel existent des facultésaffectives susceptibles d'être développées.

Parfois certaines facultés instinctives chez les individus sont lerésultat d'une maladie. Mondheux, le célèbre calculateur, étaitépileptique; il possédait, et cela à la plus haute puissance, la tabledes logarithmes, mais il eût été incapable de raisonner un problème desimple arithmétique.

M. Morel, que je ne saurais trop citer, dont j'ai profondément étudié lelivre, et dont j'ai avidement écouté les avis lorsque j'ai entreprisl'histoire si simple et en même temps si pleine de difficultés que jemets sous les yeux de mes lecteurs, me racontait encore, lorsque jel'eus consulté sur la possibilité de facultés développées par l'oragechez une jeune fille devenant adulte, qu'il avait soigné un jeuneinstinctif qui jouait à première vue les morceaux des plus grandsmaîtres, et cela mieux que n'eût fait son professeur; mais il n'avaitjamais pu acquérir la moindre notion de composition musicale, et ilétait incapable de perfectionnement.

—Mais, ajoutait M. Morel, le plus étonnant de tous les idiots que j'aiconnus, celui que je me plaisais à présenter aux médecins qui nousvisitaient, c'était un nommé Perrin, né dans un village près de Nancy,où le crétinisme est endémique. Celui-là était un idiot dans la pureacception du mot, sourd et muet, ne poussant que des cris inarticulés.On l'occupait à soigner les vaches. Un jour qu'il passait au moment oùle tambour du village faisait une annonce, on le vit tourner comme unfurieux autour du musicien officiel, lui arracher son tambour, luiprendre ses baguettes, et se mettre à battre une marche des plusronflantes et des plus justes.

M. Morel le demanda à sa commune. On le lui accorda, et il devint dansson hôpital le tambour en chef de la section des imbéciles. C'était luiqui dirigeait la promenade quand les malades sortaient.

Jacques Mérey ne connaissait point tous ces exemples, qui furent lerésultat des observations faites depuis les événements dont il fut leprincipal héros; aussi fut-il prodigieusement étonné en voyant le faitqui s'accomplissait sous ses yeux, et auquel il n'eût certes pas crus'il l'eût lu dans un livre ou s'il lui eût été raconté par un de sesconfrères. Il résolut de ne pas perdre un instant pour mettre Éva à lamusique comme il l'avait mise à la lecture.

Mais Éva refusa toutes ces précautions dont Jacques avait entouré sesétudes alphabétiques; elle prit le solfège, l'ouvrit à la première page,et dit de sa voix la plus caressante:

—Montrer à moi, cher Jacques!

Et Jacques commença sa leçon à l'instant même, et huit jours après, Évaconnaissait les notes, leur valeur, les signes qui, ajoutés à la clef,haussent ou abaissent les tons.

Un mois après, elle jouait à livre ouvert tous les morceaux transcritspour l'orgue qu'on lui présentait.

Nous l'avons vu, Jacques Mérey s'était emparé de tous les moyenscapables d'agir sur cette intelligence assoupie, sur cetteBelle aubois dormant qui avait attendu si longtemps que l'on eût rompu lecharme dont une des mauvaises fées de la nature l'avait affligée dansson berceau.

Nous l'avons vu successivement employer la science occulte, la scienceréelle, les mystérieuses révélations de la nature. Nous l'avons vurecourir à Albert le Grand, à Hermès, à Raymond Lulle, à CornéliusAgrippa, à la Bible. Un jour, il avait lu dans le livre du Seigneur unpassage qui exprime hardiment l'action d'un être sur un autre être,l'omnipotence de la volonté, la force magnétique du regard,l'irrésistible commandement du fort au faible.

C'est quand Jéhovah envoie Moïse au pharaon et lui dit: «Tu seras ledieu de cet homme.»

Envoyé par la science auprès d'une idiote qui s'opiniâtrait à ne paslaisser sortir les forces de son intelligence captive, Jacques Méreysuivit le précepte donné à Moïse, et se fit le dieu de cette enfant.

Ses agents extérieurs étaient autant d'intermédiaires par lesquels ilfaisait parvenir ses ordres jusqu'à elle: lePrésident, Scipion, lavieille Marthe, Antoine, Basile, les étoffes qui récréaient sa vue, lesfleurs qui charmaient son odorat, les pelouses sur lesquelles elle seroulait, l'eau de la source qu'elle buvait à même le réservoir, toutdans la nature devenait ainsi à son caprice une vaste machine électriquequ'il chargeait, si on ose dire ainsi, de l'irrésistible fluide de savolonté.

Éva commençait à être femme physiquement et moralement, mais elle neconnaissait pas encore son sexe.

Élevée par le braconnier et par sa mère, elle n'éprouvait aucun embarrasà demeurer nue devant eux.

Depuis qu'elle avait été transportée chez le docteur, depuis qu'elleavait été baptisée du nom d'Éva et qu'elle était devenue la reine de sonÉden, elle courait revêtue d'une simple chemise tantôt rouge (nous avonsvu l'effet que cette couleur produisait sur elle), tantôt bleue,toujours d'une couleur voyante, avec l'innocence de celle dont elleportait le nom.

Il est vrai qu'Ève, supériorité ou infériorité sur Éva, n'avait pas mêmela chemise.

Lorsque le docteur avait pris cette décision de n'enfermer le corps del'enfant dans aucun lien, lorsqu'il l'avait revêtue du plus simple detous les vêtements, il s'était assuré qu'aucun œil profane ne pouvaitpénétrer sous l'épaisseur des ombrages de son jardin.

D'ailleurs, Éva était très obéissante; le docteur lui avait indiqué sondomaine, et elle s'y était toujours enfermée scrupuleusement.

Éva n'avait pas été vue même par le serpent.

On était arrivé à l'automne de l'année 1791; depuis six ans, le docteurpoursuivait son œuvre.

Éva allait avoir quatorze ans.

Il y avait, au centre du jardin, sur le plateau au pied duqueljaillissait la source, il y avait, nous l'avons dit, un superbe pommiertout chargé de fleurs en avril, tout chargé de fruits en septembre. Éva,comme son aïeule, aimait beaucoup les fruits, et surtout les pommes.

Jacques Mérey fit sur cet arbre ce qu'il avait déjà fait sur le miroir;il aimanta pour ainsi dire le feuillage d'une force d'attraction et devolonté; les arbres jouent un rôle important dans les annales de lascience mesmérienne. On sait quelle juste célébrité s'attacha, dans ledernier siècle, à cet ormeau séculaire de Buzancy, à l'ombre duquel M.de Puységur observa les merveilles du somnambulisme.

Au cours des effets qu'il cherchait à produire, Jacques Mérey appelaittoujours les explications de la physique occulte. Il croyait que lesarbres surtout étaient de grands appareils destinés à recevoir et àtransmettre la matière subtile de l'homme. Voilà pourquoi il avaitarrêté sa pensée sur le pommier; la similitude dans l'espèce n'avait étéque le second motif de son choix.

Éva sortit de la maison à son heure accoutumée; c'est-à-dire vers huitheures du matin, et, comme si elle eût été attirée par l'arbremagnétique ou simplement par le fruit de la gourmandise, elle se dirigeadu côté des belles pommes mûres qui détachaient sur le vert foncé desbranches leur couleur de pourpre et d'or. Elle était presque nue.Jamais de plus belles formes ne s'accusèrent avec plus de liberté! Oneût dit une des trois Grâces de Germain Pilon, si chastement et sicoquettement drapées à la fois, qu'en laissant presque tout voir elleslaissaient tout désirer.

Mais ces splendeurs de la nature, ces trésors de la beauté physiqueétaient couverts et sanctifiés aux yeux de Jacques Mérey par le pluschaste de tous les voiles: par la science.

Ne voit-on pas, dans les ateliers, des peintres et des sculpteurs cesserd'être hommes devant un beau modèle nu.

Ils sont artistes.

Dans cette belle créature, Jacques Mérey ne voyait point une femme, maisun sujet à guérir.

Il était médecin.

Quand la pauvre enfant, se levant sur la pointe des pieds pour atteindrecelle des pommes qu'elle convoitait, eut cueilli cette pomme etsatisfait sa gourmandise, le docteur sortit de derrière le buisson où ilétait caché.

Le premier mouvement d'Éva fut un petit cri de surprise et de frayeur,le second fut de s'élancer vers le docteur; mais, comme Jacques Méreyfixait à dessein sur sa nudité un regard profond et hardi, la jeunefille, comme sous un rayon de soleil trop brillant, baissa les yeux, et,voyant son sein qui était nu, elle se fit de ses belles mains croiséesun fichu pour le cacher. On eût dit la statue antique de la Pudicité.

Le docteur alla à elle, lui prit la main.

Elle releva les yeux, les baissa de nouveau, et un nuage rose serépandit sur le marbre de la statue.

Elle avait rougi: elle était femme.

Pygmalion était dépassé, Galatée n'avait pas rougi: elle n'était quedéesse!

XI

La baguette divinatoire

Il ne manquait plus à Éva qu'une chose pour devenir ce que Jacques Méreyvoulait faire d'elle, c'est-à-dire un être accompli du côté del'intelligence comme elle l'était du côté de la beauté.

Il ne lui manquait plus que d'aimer.

L'esprit des femmes est encore plus dans leur cœur que dans leurtête.

L'état habituel d'Éva avant les derniers événements que nous venons deraconter, et quand la vie végétative l'emportait sur la vieintellectuelle, était l'indifférence; elle avait le même visage pour lespersonnes que pour les choses; non seulement elle ne comprenait pas,mais, à part Scipion, elle n'aimait pas. Or, depuis que tout son êtreavait été bouleversé par de fécondes émotions, depuis qu'elle avaitfailli s'évanouir dans les bras de Jacques Mérey, depuis qu'ayant goûtéle fruit de l'arbre du bien et du mal, elle avait rougi devant lui commeÈve devant le Seigneur; sans éprouver encore l'amour, elle éprouvaitdéjà le trouble des instincts amoureux; mais, entre ces pâles clartés desentiments communs à tous les êtres, et ces lumineuses effluves ducœur qui font de la femme l'être le plus aimant et le plus aimé de laCréation, il y a un abîme.

Pour animer cette fleur et lui donner le parfum de la femme comme ilvenait de lui en donner déjà la coloration, le docteur comptait beaucoupsur la puissance du regard.

Tous les anciens avaient mis dans le regard le siège de la puissance etde l'action physiologique d'un être sur les autres êtres; Horace n'a étéque l'écho des traditions de l'Orient lorsqu'il nous représente Jupiter,le grand magnétiseur des mondes, qui remue tout l'Olympe par unfroncement de sourcil,cuncta supercilio moventis.

Cette idée de la puissance du regard, dont nous voyons au reste à toutmoment des exemples même sur les animaux, était tellement répandue chezles Juifs que Jésus-Christ fait plusieurs fois allusion à la différencedubon et dumauvais œil.

—Ton œil, dit-il, est la lanterne de ton corps; si ton œil estsimple et droit, tout ton corps sera lucide; si ton œil est mauvais,tout ton corps sera ténébreux.

L'œil du docteur était bon, car Jacques Mérey était une de ces rarescréatures envoyées sur la terre pour le bien de leurs semblables.

Il aimait. Suprême preuve de bonté; c'était pour se répandre comme Dieudans ses ouvrages qu'il avait la passion de créer et de guérir.

En promenant cet œil conducteur de sa volonté sur tous les objetsdont s'approchait Éva, il tendait à se mettre psychologiquement enrelation avec elle; il cherchait en quelque lieu du corps où Dieul'avait placée l'âme de la jeune fille. Pur comme ce ciel qu'Hippolyteimplore en témoignage de sa chasteté, c'était à l'âme qu'il en voulaitet non au corps.

Entourée de Jacques comme d'une atmosphère immense, Éva le retrouvaitinvisible, mais présent en tout ce qu'elle touchait, car le docteuravait eu soin d'agir sur tous les meubles de la chambre qu'ellehabitait, sur tous les arbres, sur toutes les fleurs du jardin dont elleétait la plus belle fleur, sur les bagatelles de sa toilette, jusque surla nourriture qu'elle prenait, jusque sur l'air qu'elle respirait.Souvent, lorsqu'elle demandait un verre d'eau, il avait soin de lecharger de son souffle, et c'était comme s'il lui eût donné son âme àboire. Tous ces objets, vivifiés par lui dans un seul but, étaientautant de sacrements qui le mettaient en communion avec l'intéressantecréature à laquelle il sacrifiait sa vie, et du bonheur de laquelle ilvoulait faire son bonheur.

Absent—et parfois Jacques Mérey s'absentait un jour ou deux pour serendre compte à lui-même de sa puissance—, absent, Jacques Mérey seservait de la nature comme d'une entremetteuse pour faire parvenir à Évale sentiment qu'il voulait lui inspirer. Il attachait une vertu derévélation aux tertres de gazon sur lesquels la jeune fille avaitl'habitude de s'asseoir; au ruisseau où le chien buvait et où elle seregardait; au houx qui absorbait l'électricité par les pointes de sesfeuilles; il chargeait le vent, le murmure des arbres, le chant desoiseaux, le sanglot des petites cascades, tous les bruits du jardinenfin, de murmurer à l'oreille d'Éva le mot qui n'était pas encore dansson cœur.

Un jour que la jeune fille s'était approchée d'un rosier sauvage qui delui-même avait développé dans un massif sa tige chargée d'étoilesrosées, Éva remarqua au milieu du buisson une fleur qui attiraitmystérieusement sa main et qui demandait pour ainsi dire à êtrecueillie.

Elle étendit le bras et cueillit la fleur.

Mais à peine l'eut-elle portée machinalement à sa bouche, qu'ellerespira dans le doux parfum de l'églantine un doux sommeil pendantlequel Jacques Mérey, tel qu'elle l'avait vu près du pommier, le jour oùelle avait rougi pour la première fois, passa comme une ombre sur latoile de son cerveau.

C'était Jacques qui s'était communiqué à la rose sauvage pour qu'Éva lacueillît et le respirât dans cette fleur.

Nous avons déjà vu que le docteur attachait une grande valeur aux signesdont se servait l'ancienne magie pour fixer certains phénomènes devolonté. Il était alors ou plutôt il avait été grandement question dansles derniers temps, parmi les physiciens, de la baguette divinatoire, àlaquelle on attribuait la vertu de se mouvoir d'elle-même entre lesmains de certaines personnes et de révéler par ce mouvement la présencesouterraine des sources, des métaux, et même des cadavres. La baguettene tournait pas entre les mains de tout le monde, ce qui est le propredes phénomènes nerveux, qui varient d'intensité avec la nature desindividus. Au reste, une explication plus ou moins satisfaisante de lavibration de la baguette était donnée par ce que l'on appelait alors laphysique occulte. Cette science rapportait à l'écoulement descorpuscules, et à l'action de ces corpuscules sur la baguette decoudrier, la cause du mouvement indicateur qui avait fait découvrirplusieurs fois des ruisseaux, des trésors enfouis et la trace même decrimes inconnus.

Jacques Mérey eut l'idée de se servir de cette baguette pour découvrirau fond du cœur de son élève la source d'amour virginal qui y étaitencore cachée.

La philosophie de la baguette, comme on disait alors, avait laprétention d'expliquer, en les ramenant à une cause naturelle, toutesles fables et tous les mythes de l'antiquité. Énée conduit par le rameaud'or à la porte des enfers n'était plus qu'une image poétique desmystères auxquels pouvait aboutir la connaissance de la loi quidirigeait dans l'air le mouvement des corpuscules.

La baguette de Moïse, qui avait fait jaillir l'eau du rocher; celle deJephté, qui s'était reprise à verdoyer; celle de Circé, qui avait changéles compagnons d'Ulysse en pourceaux, tous ces exemples guidaient etencourageaient la science des Cagliostro, des Mesmer et desSaint-Germain dans la recherche de l'inconnu. Seulement, le docteur,plus généreux que Circé, aimait mieux changer les pourceaux en hommesque les hommes en pourceaux.

Jacques Mérey fit avec Scipion une promenade dans la forêt la plusproche, y coupa une baguette de coudrier, la chargea à force de fluidede transmettre sa volonté à Éva, et chargea Scipion de lui reporter labaguette, tandis que lui, par un autre chemin, regagnait Argenton etrentrait dans le jardin par une porte donnant sur la campagne et dontlui seul avait la clef.

Nous avons dit que, dans ce jardin, grand au reste comme un parc,Jacques Mérey avait tracé un cercle où devait se promener Éva sansjamais le dépasser.

Éva, dans son obéissance passive, n'avait jamais eu l'idée de franchirla limite désignée.

À l'extrémité du jardin, il y avait une grotte toute garnie de mousse,où sourdait, dans un petit réservoir limpide comme l'air, la source quireparaissait au pied du tertre sur lequel était planté le pommier.

Le docteur l'appelait la grotte des Méditations.

C'était là que, isolé du monde, éloigné de tout bruit, délivré de toutepréoccupation, il venait rêver à ces choses inconnues que, tant qu'ellesne sont pas réalisées, on croit des choses impossibles.

Il y était venu souvent avant de connaître Éva, plus souvent peut-êtredepuis qu'il la connaissait.

L'entrée de cette grotte, éclairée intérieurement par une ouverturedonnant au-dessus d'un réservoir, était toute masquée par des lierres etdes lianes pendantes. Il fallait la connaître pour se douter qu'elleétait là.

Éva, en prenant la baguette de la gueule de Scipion, n'éprouva d'abordaucun changement en elle. Puis, comme elle la garda involontairemententre ses mains, au bout d'un instant elle ressentit cette inquiétudevague, ce besoin de mouvement, cette nécessité d'air qui force à ouvrirles fenêtres de sa chambre si le temps est mauvais et à sortir si letemps est beau.

En conséquence, elle s'achemina vers le jardin, sa promenade habituelle,ou plutôt sa seule promenade.

Cette fois, sans même y songer, sans être arrêtée par aucun obstaclematériel ou idéal, elle franchit la limite hier encore imposée à savolonté, et, la baguette à la main, guidée en quelque sorte ou plutôtréellement par elle, elle écarta les lierres et les lianes, et apparut àla porte à moitié éclairée par le jour extérieur, pareille à une féetenant sa baguette à la main.

Elle avait une longue tunique de cachemire blanc serrée à la taille parun ruban bleu. Ses cheveux blonds qui descendaient jusqu'aux genouxvoilaient ses épaules.

La présence de Jacques Mérey dans la grotte ne lui arracha aucun cri desurprise. Son sens intérieur, son sens affectif, son âme enfin savaitqu'il était là.

Elle prononça le nom de Jacques avec la plus douce intonation et luitendit les bras.

Jacques tint quelque temps Éva pressée contre son cœur.

Entre ces deux êtres qui, attirés l'un vers l'autre, semblaient sechercher dans le grand mystère de la nature, c'était une sorte decommunion silencieuse et ineffable.

Ils s'assirent l'un près de l'autre sur un banc de mousse.

Alors, Éva prit les deux mains de Jacques dans les siennes, le regardaavec ses grands yeux fixes dont l'émail semblait taillé dans la nacreperlière, et lui dit d'une voix lente, profonde, réfléchie, quisavourait une à une toutes les lettres de ces deux mots:

—Je t'aime!

Au même instant, elle renversa sa tête sur l'épaule de Jacques, et sescheveux roulèrent sur le visage du jeune médecin, le mouvement ducœur et des artères perdit son rythme ordinaire, et le souffle paruts'arrêter sur les lèvres entrouvertes de la jeune fille.

Les magnétiseurs du dernier siècle ont donné plusieurs noms à cet étatd'assoupissement et d'insensibilité qui ressort du somnambulisme, maisqu'il ne faut pas confondre avec lui. L'âme, dans ce moment-là, semblerompre ses liens avec le corps. Psyché reprend ses ailes et s'envole onne sait où. Sainte Thérèse monte au ciel et s'agenouille devant Dieu.

Ce mot éternel et divin que murmurait depuis plus d'un mois toute lanature aux oreilles de la jeune fille, ce mot que la vertu magnétiqueavait en quelque sorte arraché de son âme, ce motje t'aime avaitenvoyé Éva au troisième ciel de l'extase.

L'extase diffère du magnétisme, en ce que, pendant cet état, comme si lapersonne magnétisée avait trouvé un protecteur plus puissant, elleéchappe à son magnétiseur. L'influence de Jacques Mérey avait jusque-làtrouvé dans Éva une docilité d'esclave. La pauvre enfant obéissait àl'action du magnétisme. Sans le savoir, sa volonté était enchaînée à uneforce extérieure, toute-puissante, irrésistible; mais les limites dumagnétisme dépassés, cette force avait beau agir, commander, l'âmefugitive ne répondait plus à ses ordres que par l'insensibilité de larésistance. En vain Jacques rassembla toute son énergie pour sommer unedernière fois Éva de s'éveiller, le sommeil continuait malgré lui, unsommeil qui, mêlé de catalepsie, prenait peu à peu la rigidité de lamort.

Ce sommeil glaçait Jacques Mérey d'épouvante et d'inquiétude.

Épuisé de fatigue, il était tombé à genoux devant Éva, appuyant seslèvres sur sa main.

Au contact de ses lèvres, il sentit sa main tressaillir; mais cetressaillement était si obscur et si insensible, cette main ressemblaitsi bien à celle d'une jeune trépassée, que sa crainte redoubla, la sueurlui perla sur le front. Il se redressa debout, tenant son front dans sesdeux mains et regardant Éva avec des yeux effarés.

C'est alors qu'il vit sa bouche entrouverte et ses lèvres tressaillantsous un léger frémissement, qui n'était rien autre chose que le souffle,et qu'une inspiration lui vint.

Le baiser qu'il avait donné à la main, s'il le donnait aux lèvres!...

Jacques Mérey avait le sentiment de la délicatesse poussé au plus hautdegré. Avait-il le droit, lui éveillé, de poser ses lèvres sur leslèvres d'Éva endormie?

N'était-ce point une atteinte à la pudeur féminine? une souillure àcette colombe immaculée?

Si cependant c'était le seul moyen de la sauver?

Jacques Mérey leva les yeux au ciel, prit Dieu à témoin de la pureté deson intention, demanda pardon à la Vesta antique, à la chastetésymbolisée dans la personne de la mère de Jésus, se pencha sur Éva, ettoucha ou plutôt effleura sa bouche de ses lèvres.

À l'instant même, comme si la chaîne qui liait la jeune fille au mondesupérieur se brisait par cet attouchement humain, Éva jeta un léger cri,et, frémissant de la pointe des pieds à la racine des cheveux:

—Qui m'a éveillée? dit-elle. J'étais si heureuse!

Puis, tournant ou plutôt élevant son regard vers le docteur, elle parutétonnée de voir un homme devant elle; mais aussitôt une subite rougeurcouvrit pour la seconde fois ses joues. Et, prenant la main de Jacques,éveillée cette fois, elle lui redit dans un sourire ce qu'elle venait delui dire endormie:

—Je t'aime!

Puis elle porta la main au côté gauche de sa poitrine; la jeune fillevenait de trouver la place de son cœur.

XII

L'anneau sympathique

Ce fut pour Éva comme une révélation de toute la nature; ce qu'elleavait vu dans son extase, le ciel, Dieu, les anges, resta dans sonesprit, dans sa mémoire, dans son âme: peut-être ces trois motsn'expriment-ils qu'une seule et même chose, voilà pourquoi nous lesdisons tous les trois au lieu de n'en dire qu'un seul.

Mais le miracle ne se borna point à la vue extérieure.

Pour la première fois, à cette lumière nouvelle, elle distingua sousleur véritable aspect le ciel, la terre, les oiseaux, les fleurs;jusque-là, dans le demi-jour de son indifférence, Éva n'avait rienapprécié de toutes ces merveilles. Il faut, pour voir et entendre laCréation, autre chose que des yeux et des oreilles.

Il faut de l'amour.

À mesure que le cercle des objets visibles et matériels s'élargissaitpour elle, Éva apprenait à parler de toutes ces choses jusque-làinconnues, car les idées nouvelles inspirées par des objets nouveauxappellent naturellement les paroles afférentes à ces idées et à cesobjets.

Cette éducation était ce que les psychologistes d'alors appelaient unetransfusion.

Éva recevait tout de Jacques; le docteur lui apprit le nom des plantes,des animaux, des étoiles. Il lui raconta le poème tout entier de laCréation.

La jeune fille l'écoutait avidement et devinait en quelque sorte lascience de Jacques, tant ce qu'il lui disait était imprégné de sympathieet d'amour. En lui, elle étudiait par cœur toute la nature; dans lapensée du maître, elle lisait sa pensée à elle et la raison des choses,non seulement perceptibles, mais abstraites, non seulement visibles,mais invisibles.

L'immensité de l'univers et le spectacle de la vie expliqué par Jacqueslui donnaient le sentiment de l'existence de Dieu, dont lui avaientseulement parlé jusque-là le chant des oiseaux, le parfum des fleurs, lerayon caressant du soleil de mai.

Au grand livre de la nature, le docteur donna pour commentaire lesouvrages des poètes allemands ou anglais, qu'Éva ne tarda point à lireet voulut absolument comprendre.

La langue allemande et la langue anglaise étaient aussi familières àJacques que sa langue maternelle, et, au bout de deux ou trois mois, Évasavait lui dire:Je t'aime, en trois langues différentes.

Ce jeune cerveau était comme ces terres vierges de l'Amérique qui n'ontrien produit depuis la création et qui, pour donner trois moissons àl'année, n'attendaient qu'une triple semence.

Jacques apprenait ainsi à Éva non seulement à devenir savante, mais enmême temps elle apprenait toute seule à devenir belle: elle avait pourcela des dispositions très rares.

Mais, en dépit de ses grands yeux, de ses traits irréprochables, de sesformes admirablement modelées, elle ne produisait, dans son étatprimitif, sur le peu d'étrangers qu'elle voyait, qu'une impressionpénible et presque désagréable; pour être belle, il lui manquait d'êtrefemme.

Le traitement moral du docteur révéla chez Éva une beauté toutenouvelle, la beauté de l'âme, la beauté de la vie, la beauté de lapensée.

Sa physionomie, autrefois morne et uniforme, commença de se multipliercomme par miracle.

Ce sentiment pour lequel nous n'avons pas de nom, que les Allemandsdésignent sous le nom deGemüth, et les Anglais sous celui defeeling; ce sentiment pour lequel notre langue n'a d'autre terme quecelui desens affectif ousens émotif, était venu poétiser la formeen l'animant. Ce n'étaient plus ces lignes froides et immobiles dontrien ne dérangeait la régularité glacée; ce n'était plus ce visagetoujours le même, mais où l'absence de la pensée imprimait le sceau dunéant; il y avait maintenant dans Éva plusieurs individualités, suivantles impressions personnelles qu'elle recevait, suivant surtout le visagede Jacques, dont elle reflétait la joie ou la tristesse.

Avec l'amour se déclara chez elle la coquetterie, qui est pour ainsidire la fleur de l'amour. Éva, jusque-là insouciante d'elle même, pritun plaisir extrême à soigner sa toilette, à relever et à lisserelle-même ses longs cheveux, à être belle enfin.

La perpétuelle relation dans laquelle vivaient Jacques et Éva avaitcréé, et chaque jour resserrait entre ces deux êtres une sympathieunique et sans borne. Ils étaient évidemment sous l'entière puissance decette loi universelle que les savants appliquent au monde et les poètesaux individus; que les premiers appellent l'attraction et que les autresappellent l'amour.

Encore le mot d'amour, si délicat et si puissant qu'il soit, nesaurait-il exprimer cette vie à deux que le lien magnétique avait forméentre ce jeune homme et cette jeune fille.

Tout ce qu'on observe des affinités mystérieuses qui existent entrecertains frères jumeaux que la nature a soudés l'un à l'autre, tout ceque les poètes ont raconté des sympathies de l'héliotrope et du soleil,tout ce que les savants ont imaginé des rapports enchaînés de la lune etde l'Océan, ne donnerait qu'une idée bien imparfaite de l'étatd'identification auquel étaient parvenus Jacques et Éva.

Et, en effet, ils se pressentaient, ils se devinaient, ils secherchaient, se parlaient dans la rêverie des bois, dans la plainteéternelle des fontaines, dans l'harmonie générale des êtres. Ilsaspiraient l'un et l'autre à tout ce qui s'élève, à tout ce qui montevers le ciel. Les jours où l'un était malade, l'autre était souffrant.S'il arrivait à Jacques de rougir, le même nuage rose se formaitsympathiquement sur les joues d'Éva. Dans les moments de gaieté, un mêmesourire de bonheur glissait sur leurs lèvres. Ils étaient émus de lamême manière par les mêmes lectures; ce que l'un pensait, l'autrel'avait deviné déjà. C'était le même être aimant deux fois dans uneseule existence; le lien qui les unissait l'un à l'autre était une sorted'égoïsme double.

Ils buvaient, si l'on peut s'exprimer ainsi, la vie à la même coupe.

Jacques, voulant exprimer cette parfaite conformité de sentiment,nommait Éva sa sœur; Éva appelait Jacques son frère; mais ces deuxmots comme tous les autres étaient impuissants à caractériser cetteunion que les langues humaines n'ont pas prévue.

Les choses trop tendres que Jacques avait pudeur de dire, car leurattachement, si intime qu'il fût, se distinguait surtout par l'absencedes procédés terrestres, ou par leur innocence s'il était forcé d'yrecourir, les choses trop tendre que Jacques avait pudeur de dire, illes communiquait aux arbres sous lesquels Éva venait s'asseoir; cesarbres agitaient sur la tête de la jeune fille leurs rameaux, et leursfeuilles, comme autant de langues vertes et mobiles, racontaient dans unchuchotement mystérieux le cœur de Jacques au cœur d'Éva!

Le magnétisme a comme la magie ancienne des signes et des moyensoccultes pour bouleverser les rapports naturels des choses et même pourchanger les choses de goût, de nature et d'aspect. Jacques se servait decette puissance sur Éva. Il donnait aux roses l'odeur des violettes; ilchangeait l'eau en vin; il multipliait le pain de la table; il faisaitsécher et reverdir les arbres à fruit. Tous ces miracles, bien entendu,n'existaient que dans l'esprit halluciné du sujet. Or, c'étaitprécisément l'intention de Jacques de créer autour d'Éva un mondefabuleux sur lequel dominât sa pensée. Jacques ne se servait de cetteinfluence redoutable que pour le bonheur de son élève. S'il s'était faitle dieu d'Éva, c'était pour achever en elle l'œuvre imparfaite duCréateur.

Un jour que Jacques était allé voir un pauvre malade à une lieued'Argenton, et qu'une opération trop difficile pour qu'il la confiât àun autre le retenait deux heures de plus qu'il ne comptait consacrer àce voyage, voulant voir jusqu'où allait chez lui la transmission de lapensée, il prit une feuille de papier à lettres, blanche, tailla uneplume neuve, et écrivit sans encre sur le papier, de manière que pourtout autre qu'Éva, l'écriture ne laissait aucune trace.

Retardé pendant deux heures. Sois sans inquiétude, sœur chérie,et attends-moi à cinq heures sous l'arbre de la science du bien etdu mal,

Ton frère,

Jacques.

C'était ainsi que le docteur appelait le pommier, depuis l'aventure où,pour la première fois, Éva avait rougi.

Puis il noua le billet au cou de Scipion et lui ordonna d'allerretrouver Éva.

Scipion obéit.

Il trouva Éva près du ruisseau où il avait l'habitude de boire; il vintà elle: la jeune fille dénoua le billet, et, quoiqu'il ne portât aucunetrace d'écriture, elle lut.

Éva n'avait ni montre ni pendule, mais, sans même regarder le ciel pourvoir où en était le soleil, à cinq heures moins cinq minutes, elle vints'asseoir sur le tertre.

À cinq heures précises, Jacques, rentré par la petite porte du jardin,venait s'asseoir à l'ombre du pommier où Éva, cinq minutes auparavant,venait s'asseoir elle-même.

Jacques poussa un cri de joie, Éva avait la seconde vue.

Il faisait une belle soirée d'automne. Les deux amants étaient fiers etheureux de vivre, de se voir, de se toucher sympathiquement par toutesles fibres de l'âme; leur poitrine se gonflait superbement, il leursemblait à chaque bouffée d'air qu'ils respiraient le ciel.

À la figure solennelle et grave de Jacques, Éva se douta tout de suitequ'elle allait recevoir une communication délicate et importante.

Et en effet celui-ci regardait doucement et sérieusement la jeune fille.

—Éva, lui dit-il, j'ai exercé jusqu'ici sur vous une action qui étaitnécessaire pour vous amener au point moral et physique où vous êtesparvenue aujourd'hui, mais à laquelle je renonce. Au moment où je vousparle, je retire à moi toute ma puissance magnétique; je vous rends latriple liberté de l'âme, du cœur et de l'esprit; je vous rends votrelibre arbitre enfin; ce n'est point à moi que vous allez obéir, c'est àvous-même. Jusqu'ici, nous n'avons jamais parlé ensemble de l'engagementque l'homme contracte avec la femme et qu'on appelle le mariage; lesdevoirs de cet état, je vous les expliquerai plus tard, nous n'en sommesencore qu'aux fiançailles. Vous avez jusqu'ici vécu dans la solitude, ilest temps de vous mettre en relations avec le monde et de choisir unhomme que vous aimiez.

—Jacques, vous savez bien que c'est inutile, répondit Éva, mon fiancé,c'est vous.

Jacques appuya la main d'Éva contre son cœur, et, tirant un anneaud'or de son doigt:

—Si telle est votre volonté, Éva, telle est aussi la mienne. Recevezdonc, selon l'usage, cet anneau d'or, c'est le témoin de notre promesse,c'est notre anneau de fiançailles.

Et il lui glissa au doigt un anneau magnétisé par lui avec l'intentionque toutes les fois qu'Éva penserait à Jacques ayant cet anneau à lamain, elle le verrait, tout absent qu'il fût, sinon avec les yeux ducorps, du moins avec les yeux de l'âme.

XIII

Unde ortus?

Arrivés au point où en étaient les deux amants, c'est dire au jour deleurs fiançailles, une grave question devait se présenter à leur esprit,sinon comme un obstacle, du moins comme une inquiétude.

De qui Éva était-elle la fille?

On sait comment Jacques Mérey avait obtenu du braconnier et de sa mèrel'enfant qu'il avait emportée chez lui.

Deux motifs les avaient déterminés à confier la petite fille au docteur:le premier, tout égoïste, est qu'en l'emportant, il les débarrassaitd'un grand ennui.

Le second, moins personnel, était l'espérance que les soins de JacquesMérey pourraient améliorer l'état de l'idiote.

Mais, en l'emportant, le docteur avait pris l'obligation formelle derendre l'enfant le jour où elle serait réclamée par ses parentsvéritables.

La certitude où il était que ses parents n'étaient ni le braconnier nila vieille femme, la certitude qu'il avait que sa vraie famille avaitvoulu se débarrasser d'elle en la déposant chez le braconnier, luidonnait l'espoir qu'elle ne serait jamais réclamée.

C'est pour cela qu'il avait enfermé Éva dans le paradis terrestre qu'illui avait créé et qu'il ne l'avait laissé voir que des quelquespersonnes que nous avons nommées.

La première, la seconde, la troisième année même, Joseph, c'était le nomdu braconnier, et Magdeleine, c'était celui de la vieille femme,n'étaient venus qu'une fois chaque année prendre des nouvelles del'enfant et demander à la voir.

Chaque fois, Éva avait été apportée devant eux; mais, comme dans lestrois premières années sa guérison n'avait pas fait de grands progrès,ils avaient à peu près perdu l'espérance que le docteur, si savant qu'ilfût, pût jamais faire de cette créature inerte, sans parole et sanspensée, un être digne de prendre sa place dans le monde desintelligences.

Puis, il faut bien accuser Jacques Mérey de cette petite tromperie danslaquelle son cœur avait fait taire sa conscience: quand le mieuxs'était déclaré d'une manière sensible, c'est lui qui, sans attendre queJoseph et sa mère vinssent demander des nouvelles d'Éva, allait leur enporter.

Pour se faire un ami du braconnier, à chacune de ses visites, il luifaisait cadeau de quelques boîtes de poudre et de quelques livres deplomb que le braconnier, qui n'osait acheter ces objets à la ville,recevait toujours avec une vive reconnaissance.

Aux questions sur l'état, sur la santé d'Éva, le docteur répondaitévasivement:

—Elle va un peu mieux, je n'ai pas perdu l'espérance, la nature est sipuissante!

Et naturellement le braconnier, qui voyait toujours dans Éva la bouleinforme de chair qu'on avait emportée de chez lui, haussait les épaulesen disant:

—Que voulez-vous, docteur, à la grâce de Dieu!

Puis les deux hommes allaient faire un tour ensemble dans la forêt.Après que le docteur avait eu soin de laisser sa bourse à la vieillemère, il tuait un ou deux lièvres, trois ou quatre lapins; il rapportaitson gibier à la maison et se gardait bien de parler à qui que ce soit dela course qu'il venait de faire et des gens qu'il avait visités.

Quant à Éva, elle avait été longtemps insouciante de sa naissance, commede tout. Mais, lorsque sa naissance morale eut tiré son esprit deslimbes où cette espèce d'hydrocéphalie dont elle était atteinte l'avaitreléguée, elle commença à se préoccuper de son origine.

Elle avait un vague souvenir d'avoir revu, dans une des dernièresvisites qu'ils lui avaient faites, le braconnier et sa mère. Mais cesouvenir n'avait rien de tendre, et aucun souvenir filial ne se remuaitpour eux dans son cœur.

Jacques Mérey lui avait dit que deux ans ils avaient eu soin d'elle;elle leur était reconnaissante de ces soins, mais aucune voix intérieurene lui disait: «Cet homme est ton père, cette femme est ta mère.»

Il y a plus: toutes les fois qu'elle abordait cette question, JacquesMérey l'écartait avec un certain malaise qui laissait des traces sur sonvisage.

Si bien qu'elle avait fini par ne plus faire de questions sur sanaissance, et par ne plus chercher à connaître ses parents.

Dans une nature comme celle d'Éva, ouverte à toutes les intuitionsprimitives, ce silence avait lieu d'étonner.

Souvent Jacques Mérey l'avait trouvée triste, soucieuse, inquiète; soncœur cherchait une voix mystérieuse lui demandant:

—Qui es-tu?

L'être humain est si faible, si borné, si calamiteux, qu'il a besoinpour ne pas s'effrayer de lui-même de se chercher des points d'appui etdes racines dans ceux qui l'ont précédé sur la terre. Il a besoin desavoir d'où il sort, par quelle porte il est entré dans la vie, à quelbras il s'est appuyé pour faire ses premiers pas.

Ombrageux, il a besoin de sentir un passé derrière lui; de là le cultedes ancêtres chez les Indiens comme chez tous les peuples primitifs.L'homme se considère comme une bouture de l'arbre généalogique; commeune bouture de cet arbre, c'est à lui qu'il rapporte ses destinées. Lefils est responsable de l'âme de son père et du sort qui attend cetteâme dans l'autre monde. S'il accomplit fidèlement les sacrifices, s'ilremplit ses devoirs envers sa caste, il achève et développe, dans sapropre existence, l'immortalité de celui qui lui a donné le jour. Cettetransmission, cette solidarité, cette communion de l'homme avec sesancêtres, qui forme l'élément principal des anciens dogmes, tout celaest une suite de l'inquiétude du sang pour remonter à la source.

Au nombre des questions dont l'homme doit sérieusement se préoccuperchaque fois qu'il pense et qu'il fait un retour sur lui-même, le savantLinné met en première ligne celle-ci:

Unde ortus? (D'où viens-je?)

Pour répondre à cette question, les peuples nouveau-nés ont eu recoursaux généalogies.

On connaît celle de saint Luc, qui fait remonter Jésus jusqu'au premierhomme et le premier homme jusqu'à Dieu.

Toutes les anciennes religions sont des genèses, elles racontent sousdes mythes plus ou moins enveloppés, plus ou moins transparents, lafiliation des choses, l'origine du monde, la naissance de l'homme, lasuccession des familles représentées l'une après l'autre par un chef;elles rétablissent en un mot le fil conducteur qui, remontant vers lepassé, conduit l'homme du temps à l'éternité. Jacques Mérey pouvaitencore satisfaire aux questions d'Éva sur la nature; il lui disait lecommencement des mondes, l'origine probable de la terre, la successiondes êtres inorganiques et organiques, depuis les polypes jusqu'auxmammifères.

Aidé des lumières de la physique occulte, il expliquait par le mouvementdes atomes la formation primitive des plantes, les différents essais dela nature sur les animaux avant d'arriver à l'homme.

Si ces explications n'étaient pas toujours concluantes, elles étaient dumoins conformes à la science de son temps, dont il avait touché et mêmedépassé les limites.

Mais, quand Éva arrivait à une question beaucoup plus simple, quand ellesemblait lui dire, par la curiosité de son regard et par le muetmouvement de ses lèvres: «Et moi, de qui suis-je née?» toute la sciencedu savant se troublait; il en était réduit à déclarer son impuissance età se taire.

On raconte que Pic de la Mirandole avait dû soutenir une thèse qui avaitduré trois jours.

Le cercle des connaissances humaines tel qu'il était tracé dans cetemps-là avait été parcouru, et, sur tous les points, Pic de laMirandole avait défié ses examinateurs de le mettre en défaut.

L'Envie était pâle et se mordait les lèvres, n'ayant pas autre chose àmordre.

Les théologiens s'en mêlèrent.

La théologie était une forêt pleine de traquenards dans laquellel'esprit le plus exercé avait bien de la peine à ne pas être pris, unesorte de puits ténébreux dans lequel les plus hardis mineurs perdaientpied, un buisson épineux où les plus vieux docteurs laissaient deslambeaux de leur robe.

Lui, simple, calme, grave, avait dérouté toutes les arguties, évité tousles pièges, désarmé tous les syllogismes, échappé à tous les dilemmes,usé tous les artifices.

Ce jeune homme était véritablement doué de la science universelle.

Alors, une courtisane qui avait assisté à tous ces exercices, moins pourvoir et pour entendre que pour être vue elle-même, lassée de la longueurdes examens, se leva et fit signe qu'elle voulait adresser, elle aussi,une question au savant invulnérable.

Un murmure de surprise fit le tour de la docte assemblée. Fier d'avoirdémonté tous ses adversaires dans cette fameuse thèseDe omni rescibili et de quibusdam aliis, Pic de la Mirandole considéra non sansun peu d'étonnement cette femme qui osait l'interroger; un sourire dedédain plissait légèrement ses lèvres.

—Pourriez-vous, demanda la courtisane, me dire quelle heure il est?

Pic de la Mirandole fut contraint d'avouer qu'il n'en savait rien.

Eh bien, il en était de même pour Jacques Mérey; sa science était solideet universelle, on eût dit qu'il avait assisté au conseil du Dieucréateur, tant il connaissait bien la raison des choses, l'origine et lebut des êtres, d'où ils viennent, où ils vont. Rien ne l'arrêtait dansla filiation des créatures, des éléments, des mondes, et il ne savaitcomment dévoiler la naissance de la femme qu'il aimait!

Tout ce qu'il savait, c'est qu'Éva n'était point la fille du bûcheron nide la bûcheronne.

En 1792, époque à laquelle nous sommes arrivés et qui va bientôt nousemporter avec elle sur ses ailes de feu, les races n'étaient pointencore mêlées en France comme elles l'ont été dans la suite par larévolution française; il y avait vraiment alors un type aristocratique;si la noblesse s'était maintenue longtemps dans ce pays, dont lesmœurs légères et faciles inclinent visiblement à l'égalité, celatenait à la différence du sang.

Les femmes surtout portaient leur naissance et leur rang dans ladistinction de leur personne; l'échafaud de 93 aurait confirmél'existence de cette égalité de race si l'hérédité physiologique avaitbesoin de confirmation.

On ne détruit que ce qu'on ne peut effacer.

Je ne veux point dire que les familles nobles fussent supérieures auxfamilles plébéiennes; les premières recélaient en elles un germe dedécadence et d'altération, tandis que les secondes, plus pures, plusvigoureuses, aspiraient fortement à la vie sociale.

Mais il est juste de dire que les anciennes familles avaient un type debeauté qui leur était propre, et qui tenait peut-être autant àl'éducation qu'à la nature.

La Révolution rencontra le type aristocratique qui par sa fine beautéblessait le type populaire, et, ne pouvant le modifier assez vite à songré par des alliances bourgeoises, elle le faucha.

Ce type, Jacques Mérey, ce démocrate, ce socialiste par excellence, nepouvait se défendre de le retrouver dans Éva.

Saint Bernard, qui avait pour galanterie religieuse de passer en revueles perfections de la sainte Vierge et de la caresser dans ses litaniesdes épithètes les plus tendres et les plus flatteuses, ne trouve rien demieux à lui dire que de l'appeler «Vase d'élection» (Vas electionis.)

Ces signes d'élection, qui font de certaines femmes les vases précieuxde la nature par la délicatesse de la matière et par la pureté desformes, le docteur les reconnaissait fatalement et tristement dans lajeune fille qui passait pour être celle du bûcheron.

Ses mains fines, roses et transparentes, ses doigts sans nœuds et auxongles effilés, son pied petit et cambré, son cou onduleux qu'on eûtpris pour de l'albâtre animé, tout dénonçait chez elle une race exquise,tout démentait l'origine roturière que les apparences assignaient à Éva.

Au fond, les opinions politiques de Jacques Mérey souffraient beaucoupde cet aveu qu'il était contraint de se faire à lui-même. Il lui encoûtait de démêler chez cette jeune fille les caractères d'une racequ'il détestait; il s'en voulait d'être obligé de reconnaître une beautédans ce type dominateur; il eût donné dix ans de sa vie pour nier letémoignage de ses yeux, récuser la science et dire à la nature: «Tu asmenti.»

Du moins, il se consolait en pensant que ces familles si orgueilleusesde leur sang se précipitaient toujours vers leur déclin; que la beautédes traits, la blancheur de la peau n'empêchent point dans les classesnobles l'invasion du lymphatisme et des sombres maladies qui en sont lasuite.

Il savait, preuves en mains, qu'en ne renouvelant pas leurs alliances,ces races privilégiées s'épuisaient sur elles-mêmes, que les enfants del'aristocratie naissaient vieux; que la plupart d'entre eux naissaientinfirmes et la carie aux os; que les idiots et les idiotes abondaientdans les grandes maisons, et qu'après être tombée en quenouille parl'abus de la galanterie et des plaisirs, la noblesse tombait en enfance.

Les signes de cette dégénérescence lui semblaient empreints sur le roiqui gouvernait alors, sur le mou et lymphatique Louis XVI, dont la bonténégative a été caractérisée il y a dix-sept cents ans par Tacite.

Sa vertu consistait à ne pas avoir de vices.

Il retrouvait les mêmes indices d'épuisement et d'imbécillité dans cettepâle noblesse qui, poussée par une main supérieure et invisible,prenait depuis cent ans à tâche de ruiner elle-même et sa fortune et sasanté.

Éva commençait de son côté à exprimer hautement ses doutes.

—Cet homme et cette femme, disait-elle à Jacques en parlant du bûcheronet de la bûcheronne, ont eu pour moi les soins d'un père et d'une mère;et cependant rien ne me dit là, continuait-elle en mettant la main surson cœur, que leur sang soit mon sang; bien au contraire, j'ai beaum'écouter intérieurement, rien ne remue en moi pour eux. Eh bien, jedois vous le dire, Jacques, le démon de l'incertitude me dévore; vousm'avez tirée des limbes dans lesquelles je sommeillais, vous êtes levéritable auteur de mon existence. Vous m'avez donné la lumière de l'âmeet la lumière du cœur. Avant de vous connaître, je ne vivais pas, jevégétais. Vous avez fait de moi une créature à votre image, et pourtant,Dieu soit loué! vous n'êtes pas mon père.

Elle rougit légèrement et reprit:

—Vous qui savez tout, mon Jacques bien-aimé, vous dont le regard perceles voiles de toute la nature, vous dont la clairvoyance s'élèvejusqu'aux astres, vous qui scrutez les mondes dont l'océan de l'air estpeuplé, vous qui voyez au-delà de nos yeux et qui entendez ce quel'oreille des hommes n'entend pas, dites-moi de qui je suis née.

Et Jacques Mérey n'osait pas répondre.

XIV

Où il est prouvé
qu'Éva n'est pas la fille du braconnier Joseph,
mais sans que l'on sache de qui elle est la fille

Le lendemain du jour où les questions d'Éva étaient devenues pluspressantes, le docteur résolut, coûte que coûte, de faire une démarchepour se renseigner. Il envoya Scipion à Joseph; Scipion avait un billetau cou. Jacques disait au braconnier:

Demain, au point du jour, je serai chez vous avec mon fusil. J'aibesoin de gibier.

Le lendemain, à six heures du matin, Jacques Mérey était à la cabane deJoseph.

On partit, on tira quelques coups de fusil, on tua un lièvre, deuxfaisans, trois ou quatre lapins, que Scipion, à qui ses nouveaux talentsn'avaient rien fait perdre des anciens, rapporta tout joyeux.

L'heure du déjeuner arriva; on s'assit sur l'herbe, et Jacques Méreytira de son carnier du pain, des fruits, un morceau de jambon, unegourde de bon vin.

Lorsque quelques gorgées de cette liqueur à laquelle il goûtait sirarement eurent mis Joseph en belle humeur, Jacques entama avec lebraconnier le chapitre d'Éva.

—Joseph, lui dit-il, il y a longtemps que tu n'es venu voir la petite.

Le braconnier haussa les épaules.

—Que voulez-vous! dit-il, ça me retourne le cœur quand je la vois.

—Elle a beaucoup grandi et beaucoup embelli depuis quatre ans, mon cherJoseph, continua Jacques.

—Qu'importe, reprit Joseph, si elle ne parle pas! Samuel Simon, lecrétin de la rue de l'Écluse, lui aussi, parle: il ditpapa,maman.À quoi ça l'avance-t-il?

—Éva parle, et parle bien, je t'assure, Joseph; elle est même trèssavante.

—Mais elle reste du matin au soir dans un fauteuil, comme Samuel Simon.

—Non, elle marche et elle court très légèrement.

—Ça me fait plaisir, ce que vous me dites là, monsieur Jacques; car lapauvre petite, je m'y étais attaché, tout idiote qu'elle était, et jel'aimais comme si j'étais son père.

—Quoi que vous ne le fussiez point, n'est-ce pas, Joseph?

Le braconnier changea de couleur; il avait, malgré lui et sans y songer,laissé échapper son secret.

—Je crois que j'ai dit une grosse bêtise! fit-il.

En m'avouant que tu n'étais pas son père? Il y avait longtemps que je lesavais.

—Comment cela? demanda naïvement le braconnier.

Jacques haussa les épaules:

—Espérais-tu me cacher quelque chose, à moi? N'as-tu pas entendu direde par la ville que je faisais des miracles, que je savais tout, commele Bon Dieu? Comment veux-tu que celui qui donne de l'esprit à lamatière n'en ait point assez lui-même pour lever les voiles d'uneintrigue et pour pénétrer un secret? Entre nous, Joseph, je crains bienque ce secret ne soit sinon un crime tout à fait, du moins uneabominable action.

—Comment cela? monsieur Jacques?

—Les parents de la pauvre Éva auront voulu se débarrasser d'un êtreinerte et inutile, au lieu de se dire que la nature ne produit riend'inutile et d'inerte, et de tâcher de faire ce que j'ai fait,c'est-à-dire de tailler la chair avec la science, comme le sculpteurtaille le marbre avec son ciseau. Ils auront pensé d'abord à la jeterdans quelque étang, ou à l'étouffer entre deux matelas, mais la peur lesaura retenus; peut-être savait-on qu'ils avaient cette enfant! En toutcas, Dieu le savait! À défaut de la justice des hommes, ils ont craintla justice de Dieu!

Sans approuver tout à fait, Joseph fit un signe de la tête qui semblaitdire: «Vous pourriez bien avoir raison.»

—Tu as pensé quelquefois à cela, n'est-ce pas, Joseph?

—Oui, répondit le braconnier, et j'avoue que ce n'est pas sansinquiétude.

—Eh bien, le moyen de te rassurer, dit le docteur, c'est de me raconterfranchement tout ce que tu sais de cette jeune fille et de sa naissance.

—Je ne demanderais pas mieux, monsieur Jacques, car vous nous avezrendu un grand service et à elle aussi; mais...

—Mais quoi?

—Mais si ce que je vais vous dire allait me compromettre et nuire àl'enfant?

—Je te promets, Joseph, que, excepté elle, nul ne saura jamais un seulmot de la révélation.

—Et, d'ailleurs, tenez, continua Joseph en homme décidé, il y a déjà untemps que ce secret-là me pèse, et que j'éprouve le besoin de m'endécharger.

—Parle donc, je t'écoute.

—C'était le 29 décembre 1782; il y aura au mois de décembre prochaindix ans de cela, que, voyant une jolie gelée suivie d'une petite neigefine qui recouvrait à peine la terre, je me dis à moi-même: «Joseph, monami, voilà un joli temps pour faire un coup de fusil.» Sur quoi, je prismon chien.

—Scipion? demanda Jacques.

—Non, son prédécesseur, qui n'avait pas un nom si ronflant, quis'appelait tout simplement Canard; et nous partîmes. Nous voilà enchasse: un coup de fusil par-ci, un coup de fusil par-là. Pif! paf! deuxlièvres dans le carnier, l'un fera le civet, l'autre fournira lagarniture; pendant ce temps, la mère était restée à la maison, ellefilait tranquillement sa quenouille, la bonne vieille. Tout à coup deuxhommes masqués poussent la porte et entrent. Qui fut effrayée? je vousle demande; ce fut elle! Elle crut qu'on venait pour m'arrêter, car lesanciens seigneurs de Chazelay étaient durs aux braconniers, on disaitmême qu'ils en avaient fait pendre quelques-uns dans le parc du château,sous prétexte qu'ils avaient droit de justice sur leurs terres; ceshommes la rassurèrent en lui donnant le bonjour avec la main; puis l'und'eux s'approcha d'elle, laissant en arrière son compagnon, qui avaitl'air de porter un paquet sous son manteau.

»—Femme, lui dit l'homme qui s'était approché d'elle, je sais que vousavez été bonne nourrice et bonne mère, quoique votre fils ait un peutourné au chenapan...

»—Oh! monsieur, mon pauvre Joseph! s'écria ma mère, peut-on dire...»

»Mais lui l'interrompit.

»—Ce n'est pas de lui qu'il est question, dit-il, mais de vous.Pourriez-vous vous charger d'un enfant?

»—Bien certainement, monsieur.

»—L'aimeriez-vous?

»—Comme s'il était le mien, pauvre agneau!

»—Vous êtes plus vieille que je ne croyais.

»—Bon! les petits enfants et les vieilles femmes, cela s'entendtoujours.

»—Mais, continua l'homme masqué, je dois vous dire une chose.

»—Laquelle?

»—C'est que l'enfant est imbécile.

»—Elle n'en a que plus besoin de bons soins, répondit la mère.

»—Ces soins, vous les lui donnerez, alors?

»—Oui; mais, vous voyez, nous sommes pauvres; il faudrait, pour quel'enfant ne manquât de rien, que les parents voulussent bien venir ànotre secours.

»—Combien vous faudrait-il par an pour la traiter comme votre fille?

»La mère calcula:

»—Cent francs, monsieur, cela vous paraît-il de trop?

»—Vous aurez trois cents francs par an tant que l'enfant restera chezvous, et cinq cents francs tout de suite.

»—Oh! monsieur, pour ce prix-là, elle sera traitée comme une dauphine.

»—C'est bien; voici les cinq cents francs et voici le premier mois.Chaque mois sera payé d'avance. Faites-moi un reçu des huit cents livreset de l'enfant.

»—Ah! monsieur, dit la mère, voilà le malheur! c'est que je ne sais pasécrire.

»—Diable! fit l'homme en se retournant du côté de son compagnon, voilàqui est fâcheux!

»J'étais là depuis les premiers mots de la conversation; car, voyantentrer deux hommes chez ma mère, j'étais accouru vite et m'étais glissépar la petite porte du fournil. J'avais donc tout entendu. Je m'avançai.

»—Mais je sais écrire, moi, monsieur, dis-je à l'inconnu, et je vaisvous donner les reçus que vous demandez.

»—Quel est cet homme? s'écria le visiteur masqué.

»—C'est mon fils Joseph, monsieur, celui que vous appeliez tout àl'heure un chenapan.

»—Il n'est point question de cela, ma mère; que ces messieursm'appellent comme ils voudront, je sais que je suis un honnête homme;cela me suffit.

»Je tirai une plume et du papier de l'armoire, car je voyais dans lenourrissage de l'enfant une bonne affaire, et je ne voulais pas que lamère la manquât.

»—Dictez, monsieur, dis-je en m'asseyant devant la table et m'apprêtantà écrire.

»L'homme s'appuya sur le dossier de ma chaise pour suivre ma plume desyeux et voir si j'écrivais bien ce qu'il dictait.

»—Écrivez, dit-il.

»J'écrivis:

»Cejourd'hui, 29 décembre 1782, j'ai reçu d'un inconnu une petite fillede cinq ans reconnue idiote et incurable; je m'engage, au nom de ma mèreet au mien, à la garder à la cabane ou dans tout autre domicile que jechoisirai, jusqu'à ce qu'elle me soit réclamée par la personne qui meprésentera ce reçu et l'autre moitié du louis d'or dont la premièremoitié sera ou plutôt est à l'instant même déposée entre mes mains.

»L'inconnu tira de la poche de son gilet un louis coupé en deux d'unefaçon bizarre, mais cependant dont les deux moitiés s'adaptaientparfaitement; il m'en donna une et garda l'autre. Puis il continua:

»Celui qui dépose l'enfant entre les mains de Joseph Blangy et de samère, outre la somme de huit cents francs qu'ils ont reçue à lasignature des présentes, s'engage à leur payer tous les ans et d'avancela somme de trois cents francs. Et si l'un des deux meurt, au survivantdes deux la même somme sera payée.

»Quand l'enfant aura atteint l'âge de quinze ans, comme ellenécessitera peut-être de nouvelles dépenses, on prendra de nouveauxarrangements.

»Selon les soins que l'on aura pris de l'enfant, une récompense seradonnée.

»—Signez, dit l'homme masqué; signez pour votre mère et pour vous.

»J'écrivis au bas du reçu:

»Accepté pour moi et pour ma mère, avec engagement de me conformerà tout ce qui est porté à l'engagement ci-dessus.

Joseph Blangy.

»—Et maintenant, monsieur, demandai-je à l'homme masqué, avez-vousd'autres recommandations à me faire?

»—Une seule.

»—Laquelle?

»—Te taire.

»—Cela nous est facile, à ma mère et à moi, répondis-je, car nousaimons la compagnie des animaux, des arbres, des choses qui ne parlentpas enfin. Dans cette cabane, nous ne voyons jamais personne, et,excepté,bonjour etbonsoir, à peine ma mère et moi échangeons-nousdeux paroles en deux mois. Le plus grand bavard de la maison, c'estCanard. Il ne parle pas, il est vrai, mais il aboie.

»L'homme masqué qui avait joué un rôle actif dans toute cette histoireprit le reçu, le relut avec soin, le mit dans sa poche avec la moitié dulouis d'or, et dit à ma mère:

»—Allons, venez ici, et tendez votre tablier.

»Ma mère s'approcha, fit ce qu'on lui demandait, et reçut dans sontablier la petite idiote à peu près dans l'état où vous l'avez vue.

»—Comment s'appelle-t-elle, mon cher monsieur? demanda ma mère.

»Sans doute l'inconnu craignit-il que nous n'allions compulser lesregistres de baptême des environs, car il répondit:

»—Inutile que vous sachiez son nom, puisqu'elle ne répond à aucun nom;qu'il vous suffise de savoir qu'elle est catholique.

»Puis, se tournant vers moi:

»—Tu as entendu? dit-il, une seule chose t'est recommandée, le silence.

»Les deux hommes sortirent; mais, en sortant, l'un d'eux dit à l'autre:

»—Scipion est resté.

»Je m'aperçus alors seulement qu'un beau chien noir était allé secoucher près du feu, ni plus ni moins que s'il était chez lui.

»—Eh bien! Scipion, lui dis-je, tu n'entends pas qu'on t'appelle?

»Scipion ne bougea point. J'allais le chasser pour qu'il suivît sonmaître, mais celui-ci:

»—Gardez ce chien, dit-il; il était très attaché à l'enfant, etl'enfant ne connaît que lui. Pour te dédommager de son entretien et desa nourriture, j'engage ma parole que tu ne seras jamais inquiété commebraconnier par M. de Chazelay.

»Et il sortit en disant:

»—Reste, Scipion, reste!

»Permission dont le chien paraissait bien résolu de se passer.

»Et maintenant, monsieur Jacques, continua le braconnier, vous en savezautant que moi.»

—Et la rente vous fut toujours exactement payée.

—Rubis sur l'ongle.

—Par qui?

—Par le second homme masqué.

—Et, lors des différentes visites qu'il vous a faites, vous n'avez rienpu saisir dans ses paroles?

—Il n'a jamais dit un mot. Je le crois sourd et muet. Quand il parlaitavec son compagnon, il lui parlait avec les doigts, et l'autre répondaitde même.

—Et vous ne savez rien de plus, Blangy?

—Non.

—Sur l'honneur?

—Sur l'honneur!

—Retournez chez vous et montrez-moi la moitié du louis d'or; vousl'avez conservée, je suppose?

—Il ne faut pas le demander! elle est dans le reliquaire de ma mère,avec un os du petit doigt de sainte Solange.

Le docteur se leva et prit le chemin de la cabane.

Dix minutes après, ils étaient arrivés, et Joseph remettait la pièce audocteur.

C'était en effet la moitié d'un louis à l'effigie de Louis XV et aumillésime de 1769.

Cette moitié n'avait rien de particulier, que le soin qu'on avait prisde la tailler en zigzag pour rendre impossible une erreur ou unetromperie.

Le docteur n'en savait pas beaucoup plus que lorsqu'il était parti;seulement, au lieu du doute, il avait la certitude qu'Eva n'était pas lafille du braconnier.

XV

Où il nous faut abandonner les affaires privées de nos personnages pournous occuper des affaires publiques

En rentrant dans la ville d'Argenton, Jacques Mérey fut frappéd'étonnement à la vue du trouble qui paraissait s'être emparé de cettepopulation, d'habitude si calme et si tranquille.

Mais ce qui l'étonna bien plus, c'est que, aussitôt qu'on l'eût reconnu,cette population l'entoura en lui demandant des conseils sur ce qu'il yavait à faire dans une circonstance si critique.

—Il faut d'abord, dit Jacques Mérey, avant que je vous donne desconseils, il faut d'abord que vous vouliez bien me dire de quoi il estquestion.

—Comment! vous ne savez pas? s'écrièrent vingt voix.

—C'est impossible! s'écrièrent vingt autres.

Jacques Mérey haussa les épaules en homme qui n'est pas le moins dumonde au courant de la situation.

—Affaire politique? demanda-t-il.

—Je crois bien, affaire politique!

—Eh bien, qu'est-il arrivé?

—Allons donc, dit une voix, vous faites semblant de ne pas savoir, etvous savez aussi bien que nous.

—Mes amis, dit Jacques Mérey avec son exquise douceur, vous savezcomment je vis; à moins que ce ne soit pour faire une visite à quelquepauvre malade, je ne sors jamais de chez moi, et chez moi je travaille;j'ignore donc complètement ce qui se passe au-dehors des quatre murs quim'enferment, et où je fais de la science, avec l'espoir que cettescience sera utile un jour, à vous d'abord, et ensuite à l'humanité.

—Ah! nous savons bien que vous êtes un brave homme; nous vous aimons,nous vous respectons et nous espérons vous en donner bientôt une preuve.Mais c'est justement parce que nous vous aimons et vous respectons quenous venons vous demander ce qu'il y a à faire dans l'extrémité où nousnous trouvons.

—Eh bien! voyons, mes bons amis, quelle est l'extrémité dans laquellenous nous trouvons? demanda le docteur.

—On se bat à Paris, dit un des hommes qui entouraient Jacques.

—Comment! on se bat?

—C'est-à-dire qu'on s'est battu, mais, à ce qu'il paraît, tout estfini, maintenant, dit un autre.

—Dites-moi ce qui est fini, mes enfants.

—Eh bien! reprit le premier, en deux mots, voilà ce que c'est: lepeuple a voulu entrer aux Tuileries comme au 20 juin, vous savez, lejour où Capet a mis le bonnet rouge?

—Je ne sais rien, mes amis; mais continuez.

—Le roi s'y est opposé, et les Suisses ont tiré sur le peuple.

—Sur le peuple? les Suisses ont tiré sur les Parisiens?

—Oh! il n'y avait pas que des Parisiens, il y avait des Marseillais etdes gardes-françaises. Il paraît que c'est ceux-là qui ont fait le plusgrand carnage; on s'est battu dans la cour des Tuileries, dans levestibule, dans les appartements, dans le jardin. Il y a eu sept centsSuisses tués, et onze cents citoyens.

—Oui, dit un autre, il paraît que c'était terrible; comme c'estSaint-Antoine et Saint-Marceau qui ont principalement donné, on aremporté les morts par charretées; au sang, on pouvait les suivre; puison les étendait de chaque côté de la rue, et chacun venait reconnaîtreles siens au milieu des pleurs et des sanglots.

—Et le roi? demanda Jacques Mérey.

—Le roi s'est retiré à l'Assemblée nationale avec toute la familleroyale, se mettant sous la protection de la nation. Mais l'Assembléenationale a répondu qu'elle n'avait pas mission de décider d'une sigrave question; que cela regardait la Convention qui allait s'ouvrir.Puis on a décidé que le roi habiterait le Luxembourg.

—Au moins, là, dit Jacques Mérey avec un sourire, s'il veut se sauver,il aura la facilité des catacombes.

—C'est justement ce qu'a dit le procureur de la commune, le citoyenManuel. Alors, on a décidé que le roi serait enfermé au Temple; on l'y aconduit et il y est prisonnier.

—Et où avez-vous vu tout cela?

—D'abord dansl'Ami du peuple, du citoyen Marat; puis l'adjoint dumaire est revenu de Paris, et il était à l'Assemblée nationale pendanttoute la journée du 10-Août.

—Et sait-on quelle résolution a prise l'Assemblée nationale? demandaJacques Mérey.

—Aucune relativement au roi; elle veut faire face à l'ennemi avanttout.

—Oui, c'est vrai, dit Jacques Mérey avec un sentiment de tristesseprofonde, l'ennemi est en France. Et qu'a décrété l'Assemblée vis-à-visde l'ennemi? car là est le véritable péril.

—Elle a décrété que lapatrie en danger serait proclamée, et que lesenrôlements volontaires se feraient sur la place publique.

—Et quelles nouvelles a-t-on de l'ennemi?

—Il est à Longwy et marche sur Verdun.

Jacques Mérey poussa un soupir.

—Mes amis, dit-il, dans des circonstances comme celles où nous noustrouvons, chacun doit sonder sa propre conscience et l'interroger sur cequ'il a à faire. Certes, tout ce qui est jeune, tout ce qui peut porterun fusil, tout ce qui ne peut servir la France que les armes à la maindoit prendre les armes. Mais, avant tout, nous avons une Assembléenationale brave et fidèle, nous devons nous reposer sur elle avecconfiance du salut de la patrie. Ce que je puis vous dire d'avance, cequi est ma conviction, c'est que la France ne périra pas. La France, mesamis, c'est la nation élue par le Seigneur, puisqu'il a mis en elle leplus noble des sentiments que puisse contenir le cœur de l'homme,l'amour de la liberté. La France, c'est le phare qui éclaire le monde.Ce phare a été allumé par les plus grands hommes que leXVIIIesiècle ait produits: par les Voltaire, par les Diderot, par les Grimm,par les d'Alembert, par les Rousseau, par les Montesquieu, par lesHelvétius. Dieu n'a pas fait naître tant et de si beaux génies pour queleur passage soit inutile et leur trace effacée. Le canon de la Prussepeut renverser les remparts de nos villes, il ne renversera pasl'Encyclopédie. Restez bons Français et laissez à la Providence le soinde conduire les événements.

—Mais enfin, s'écrièrent plusieurs voix, il faut cependant quequelqu'un nous guide. Nous ne vous demandons qu'un conseil, un conseilne se refuse pas.

—Mes bons amis, dit le docteur, si j'avais habité Paris pendant cesderniers temps, si j'étais de l'Assemblée nationale, si j'avais suivi del'œil et de la pensée tout ce qui s'est passé depuis quatre ou cinqans en France et à l'étranger, peut-être en effet pourrais-je vousguider dans ce que vous avez à faire, vous autres provinciaux, en cesterribles circonstances, où l'incurie, la mauvaise foi et la trahison dela royauté vous ont mis. Mais je ne suis qu'un pauvre médecin n'ayantplus aucune prétention à la vie publique, et priant la Providence de nepas me détourner de ma voie, et de me laisser au milieu de vous pour yfaire le peu de bien auquel je suis appelé.

—Mais vous, docteur, qu'allez-vous faire maintenant? demanda la foule.

—Ce que j'ai fait par le passé, c'est-à-dire continuer ma missionici-bas, vous soutenir dans vos défaillances, vous guérir dans vosmaladies. Ébloui par les rêves de ma jeunesse et par les follesillusions de l'espérance, j'ai cru d'abord que j'étais né pour lesgrandes choses et que ma place était marquée au milieu des cataclysmesque les révolutions allaient imposer à la société. Je me trompais. CommeJacob, j'ai lutté avec l'ange, et je suis las de la lutte. J'ai pensé uninstant que l'homme était le rival de Dieu, et, à l'instar de Dieu,pouvait créer. Dieu a eu pitié de mon néant; il m'a pris comme unsculpteur sublime prend un apprenti. Et il m'a donné à achever sonœuvre ébauchée. Voilà tout; il m'a payé mon travail sinon en orgueil,du moins en bonheur. Merci à Dieu!

Ces paroles parurent causer à la foule qui les écoutait, non seulementun grand étonnement, mais une profonde tristesse; quelques-uns de ceuxqui paraissaient les chefs du rassemblement échangèrent quelques parolesentre eux, puis ils firent signe que l'on ouvrît les rangs pour laisserpasser le docteur.

Mais un d'eux, se plaçant sur son chemin comme un dernier obstacle:

—Si vous ne savez pas ce que vous valez, monsieur Mérey, nous lesavons, nous, et nous ne permettrons pas qu'un homme de votre science etde votre patriotisme reste étranger et perdu dans une petite ville commela nôtre, lorsque vont se passer les événements les plus graves que lesannales d'un peuple ait déroulés à la face du monde; l'ennemi est enFrance; l'ennemi est à Paris surtout; la France a besoin de tous sesenfants, et il ne sera pas dit qu'un des plus dignes lui aura faitdéfaut. Allez maintenant, monsieur Jacques Mérey. Demain vous aurez denos nouvelles.

Et il livra passage au docteur, qui rentra chez lui sans que personnesongeât plus à l'arrêter.

Le docteur avait hâte de revoir Éva. Depuis la veille au soir, ill'avait quittée, et, étant parti avant le jour, n'avait pas voulu laréveiller.

Éva l'attendait sur la porte du jardin.

—Tu venais au-devant de moi, mon cher amour? lui dit Jacques Mérey.

—Je vous sentais approcher; puis tout à coup vous vous êtes arrêté,n'est-ce pas?

—Oh! ce n'est pas moi qui me suis arrêté, c'est cette brave populationqui me demandait des conseils sur ce qu'elle avait à faire. Je lui aidit qu'elle avait à me laisser revenir bien vite près de mon Éva.

—Eh bien, moi aussi je me suis arrêtée où j'étais, car j'avais déjàfait quelques pas au-devant de vous.

—Et quand ils ne se sont plus opposés à mon retour?

—Je me suis sentie enlevée de terre, et je suis accourue.

—Viens, chère Éva! lui dit-il en enveloppant sa taille flexible de sonbras; j'ai à causer avec toi de choses sérieuses.

Et il l'entraîna sous le berceau de tilleuls.

. . . . .. . . . .. . . . .. . . . .. . . . .

Tandis que le docteur causait de choses sérieuses avec Éva, c'est-à-dires'assurait de son amour et lui affirmait le sien, la ville était dansune agitation croissante, que redoublaient encore les élections à lanouvelle Assemblée, c'est-à-dire à la Convention nationale.

Ces élections se faisaient à Châteauroux.

À Argenton, comme ailleurs, les deux partis étaient en présence:

Le parti du roi;

Le parti du peuple.

Ceux qui s'adressaient à Jacques Mérey et qui lui demandaient ce qu'il yavait à faire, c'étaient ceux du parti populaire qui, le regardant à lafois comme un savant médecin, comme un ami des pauvres, comme un hommedésintéressé, pensaient que la réunion de ces qualités devait faire unbon citoyen, et se tenaient prêts à suivre ses conseils en tous points.

Mais Jacques Mérey, homme de conscience avant tout, absorbé qu'il étaitdepuis six ou sept ans dans son œuvre, s'étant complètement détournédes affaires publiques, n'était plus assez au courant de la situation dela France pour donner un conseil dont il pût affirmer la valeur.

Puis Jacques Mérey était à cet âge où, quand l'homme aime, il aime avectoutes les puissances de son être; sans autre amour que celui de lascience à l'époque où, dans toute sa sève juvénile, il éparpille sonamour dans toutes les femmes, il avait gardé concentré en lui-même cetamour qui s'allume à l'adolescence et qui brille de tout son éclat dansce printemps de la vie aux limites duquel il allait arriver, lorsque,comme une fleur qui s'ouvre, comme un fruit qui se colore, Éva, rose etpêche à la fois, avait commencé de s'ouvrir et de se colorer sous sesyeux; d'abord elle avait absorbé tous ses regards, puis toutes sespensées.

Jacques avait cru faire œuvre de science en caressant sa création—ilavait fait œuvre d'amour; et, quand Joseph lui avait parlé de cesparents inconnus qui pouvaient réclamer Éva un jour, lorsqu'il lui avaitmontré cette pièce d'or dont l'autre morceau demeurait menaçant dans desmains étrangères, il avait en quelque sorte jeté un regard sur ce queserait sa vie sans Éva, et, prêt à jeter un cri de désespoir à l'aspectd'une si profonde solitude, d'un désert si aride, il avait pris sa têteentre ses mains, en murmurant ces deux mots, qui sortent au moment de ladouleur du cœur des athées eux-mêmes:

—Mon Dieu! mon Dieu!

Et c'était au moment où il revenait tout frémissant encore de la grandeémotion qu'il avait éprouvée, qu'on lui proposait, à lui, de mettre decôté cet amour qui était devenu toute sa vie, et de s'occuper de ceproblème insoluble qu'on appelle le Progrès, de cette déesse toujoursfugitive qu'on appelle la Liberté.

Avant de revoir Éva, peut-être eût-il pu hésiter. Mais, après l'avoirrevue, c'était chose impossible.

Cette femme, à peine femme encore, n'était-elle pas tout à la fois safille et son amante? On a vu des cœurs, qui ont besoin d'aimer,s'attacher dans la solitude à un insecte, à un oiseau, à une fleur; àplus forte raison devait-il s'attacher d'un amour invincible à la femmequi n'eût pas existé sans lui. Il avait trouvé l'écrin vide. Il y avaitmis tout un trésor de jeunesse, d'intelligence et de beauté. Maintenant,l'écrin était bien à lui et il pouvait sans crainte et sans remordsl'appuyer sur son cœur.

Et c'est ce que faisait Jacques Mérey en jurant à Éva de ne jamais seséparer d'elle.

Au moment où le docteur faisait ce serment, on entendait les sons aigusde la trompette de Baptiste, lequel—la trompette détachée de sabouche—annonçait à haute voix et officiellement la prise des Tuileriespar le peuple, l'arrestation du roi et son incarcération au Temple.

XVI

L'état de la France

La population d'Argenton, qui n'avait pas pénétré dans le jardin dudocteur, et qui ignorait les mystères de l'arbre de science, du berceaude tilleuls et de la grotte de mousse, ne comprenait rien àl'indifférence du docteur pour les affaires publiques.

En effet, si jamais homme avait donné des preuves de haine pour lanoblesse et des preuves de dévouement à la démocratie, c'était bien lui.Refus constant de soigner les riches, refus constant de rien recevoirpour avoir soigné les pauvres, promptitude à accourir au premier appeldu malade plébéien, soit de jour, soit de nuit, voilà ce que l'on avaittoujours trouvé chez lui lorsqu'on était venu frapper à sa porte.

Et lorsque, pour la première fois, au nom de la mère commune, au nom decette chose sacrée qu'on appelait la patrie, on venait faire un appel aucitoyen, l'homme se cachait derrière le savant, le philanthropedisparaissait.

Elle avait pourtant bien besoin du concours de tous ses enfants, cettepauvre France!

Autant que le monde avait besoin d'elle.

Et, en effet, en 1791, la France avait paru au monde rajeunie et épurée;elle semblait dater de l'avènement au trône de Louis XVI et avoir jetéaux égouts de Marly sa robe souillée par Louis XV.

Le nouveau monde la bénissait comme ayant concouru à sa délivrance. Levieux monde était amoureux d'elle; de tous les États tyranniques—et en91 la tyrannie était partout—des voix gémissantes l'imploraient;partout où elle eût étendu la main vers les peuples, les peuples sifroids et si désenchantés lui eussent serré la main; partout où elle eûtmis le pied, elle eût été reçue à genoux!

C'était la trinité sublime de la justice, de la raison et du droit!

C'est qu'à cette époque, la France n'étant pas entrée dans la violence,l'Europe n'était pas entrée dans la haine.

Et, en effet, que voulait la France de 1791?

À l'intérieur, la liberté et la paix pour elle.

À l'extérieur, la paix et la liberté pour les autres nations.

Aussi, que disait l'Allemagne qui battait des mains à chaque pas quefaisait la France? «Oh! si la France venait!»

Quelle autre main que la main de la Suède écrivait sur la table dusuccesseur du grand Gustave: «Point de guerre avec la France»?

C'est qu'à cette époque chacun savait bien qu'en travaillant pour elle,elle travaillait pour le monde!

Toute son ambition se bornait à reprendre Liége et la Savoie, deuxprovinces de France, puisqu'elles parlent la même langue qu'elle.

Des autres puissances, elle ne voulait rien, rien prendre ni rienaccepter.

Aussi, en 91, relevait-elle la tête; elle avait le sentiment de sapuissante et féconde virginité.

Elle savait bien que par cet amour des peuples elle assumait sur elle lahaine des rois. Les haines principales lui venaient de la Russie, del'Angleterre, de l'Autriche.

Catherine, que Diderot appelait la grande Catherine, que Voltaireappelait la Sémiramis du Nord, cette étoile polaire qui, pour faire lalumière, devait se substituer au soleil de Louis XIV; Catherine, laMessaline russe, qui, de plus que la Messaline romaine, avait assassinéson Claude; Catherine, qui par le Scythe Souvarov avait accompli lesmassacres d'Ismaël et de Raya, qui avait déjà dévoré une partie de laPologne et qui s'apprêtait à dévorer l'autre; Catherine, qui, dépassantPasiphaé,avait une armée pour amant, selon la terrible expression deMichelet; Catherine, insatiable abîme qui ne disait jamais:Assez!Catherine, le jour de la prise de la Bastille, avait reçu un soufflet enpleine face.

La tyrannie allait donc avoir une barrière.

Aussi écrivait-elle à Léopold pour lui demander comment il ne vengeaitpas les insultes journalières faites à sa sœur Marie-Antoinette.

Aussi avait-elle renvoyé sans l'ouvrir la lettre par laquelle Louis XVIlui annonçait qu'il acceptait la Constitution.

L'Angleterre, dans la personne de son ministre, M. Pitt—son roi étaitfou et son prince de Galles ivre—, jouissait profondément de tout cequi se passait en France. M. Pitt nous haïssait de toute la puissance deson terrible génie, à cause de la part que nous avions prise àl'indépendance de l'Amérique. Un œil sur la carte de l'Inde, l'autresur Paris, il voyait les pertes que faisaient nos colonies, les progrèsque faisait notre révolution. La reine avait une telle peur de lui,qu'elle lui avait envoyé, quelques jours avant le 10-Août, Mme deLamballe pour lui demander grâce.Je n'en parle pas, disait-elle,queje n'aie la petite mort.

L'Autriche était aussi malade que nous, plus malade encore, en supposantque des pays despotiques se résument dans leurs souverains. Elle étaitgouvernée par le vieux prince de Kaunitz, qui avait quatre-vingt-deuxans, et par son empereur Léopold, qui en avait quarante-quatre. Appelé àl'empire un an auparavant, il avait transporté de Florence à Vienne sonharem italien. Il sentait que, épuisé de débauche, il n'avait plus quedes mois à vivre, et, par des aphrodisiaques qu'il préparait lui-même,il changeait ses mois en jours. Sa maladie, du reste, était celle desrois, laquelle consiste à oublier les soucis du trône dans les abus duplaisir; de là Mme de Pompadour, Mme du Barry, le Parc-aux-Cerfs;de là les trois cents religieuses de Pierre III de Portugal; de là lescaprices gomorrhéens de Frédéric; de là les mignons de Gustave; de làenfin les trois cent cinquante-quatre bâtards d'Auguste de Saxe, dontl'histoire, la prude qu'elle est, n'a pas daigné signaler la naissance,mais que compte un à un la chronique, cette vieille bavarde qui regardeà travers toutes les serrures, fût-ce celles de Tzarskoié-Sélo, deWindsor, de Schœnbrünn ou de Versailles.

Près de Kaunitz et de Léopold, il y avait le jeune Metternich, la plusgrande intelligence de l'époque, qui ne voulait pas qu'on nous fît laguerre et qui résumait sa politique dans cette image toute réaliste:«Laissez bouillir la révolution française dans sa marmite.»

À ces ennemis extérieurs, qui n'avaient pas encore donné leur programme,il faut ajouter les ennemis intérieurs.

Le roi d'abord.

Et qu'ici l'on nous permette une petite digression.

D'où vient que les rois, au lieu d'acquiescer purement et simplement auxdésirs de leurs peuples, réagissent contre ces désirs, et forcés dansleurs derniers retranchements, appellent l'étranger à leur secours?

C'est que, pour eux, leur peuple est l'étranger, et l'étranger lafamille.

Ainsi prenons Louis XVI, fils d'une princesse de Saxe, dont il eut lesang lourd et l'inerte obésité. Il n'a déjà dans les veines qu'un tiersde sang français, puisqu'il descend lui-même d'un prince qui avaitépousé une étrangère.—Or, il épouse à son tourMarie-Antoinette—Autriche et Lorraine—; nous voilà avec deux sixièmesde sang français sur le trône, deux sixièmes de Saxe, un sixièmed'Autriche et un sixième de Lorraine.

Comment voulez-vous que le sang français l'emporte?—Impossible.

Aussi à qui Louis XVI a-t-il recours dans sa lutte politique contre laFrance? À son beau-frère d'Autriche, à son beau-frère de Naples, à sonneveu d'Espagne, à son cousin de Prusse, c'est-à-dire à sa famille.

Les historiens et même les légendaires ont été rarement justes pourLouis XVI.

Les légendaires étaient presque tous de la domesticité du roi.

Les historiens sont presque tous du parti de la République.

Soyons du parti de la postérité, c'est le droit du romancier.

Le roi avait reçu du duc de la Vauguyon une éducation jésuitique quiavait modifié en mal le cœur droit qu'il avait reçu de son père et desa mère. Jamais ce qu'il restait de cette loyauté primitive ne luipermit de comprendre le plan de M. de Kaunitz et de la reine, détruirela Révolution par la Révolution. En réalité, le roi n'aimait personne:ses enfants, parce qu'il doutait de sa paternité; la reine, parce qu'ildoutait de son amour; et cependant la reine était la seule qui eût surlui quelque influence. La seule de la famille, bien entendu.

Mais, en échange, il était tout aux prêtres. C'est à leur influencequ'il faut attribuer ces serments prêtés et révoqués, sa fausseté dansla comédie constitutionnelle, ses mensonges politiques enfin.

Il était toujours le roi de 88. La chute de la Bastille ne lui avaitrien appris; 89 était toujours pour lui une émeute, et 92 un complot duduc d'Orléans.

Jamais il ne voulut admettre le peuple comme une majesté égale à lamajesté royale. Chez lui, le droit divin primait le droit populaire, etil tint pour une offense suprême que, le 13 septembre 1791, le présidentThouret, qui venait lui faire accepter la Constitution, le voyants'asseoir se fût assis.

Ce fut ce soir-là que M. de Goguelat partit pour Vienne, avec une lettredu roi pour l'empereur.

À partir de ce moment, les Français étaient non seulement l'étranger,mais l'ennemi; et on en appelait contre eux à la famille.

Et voici dans quelle aberration son éducation jésuitique et princièrejetait Louis XVI: c'est qu'il put en même temps annoncer son acceptationde la Constitution à tous les rois de l'Europe, et à l'Autriche saprotestation contre elle.

Il y aurait une histoire bien curieuse à écrire—par malheur lesdocuments de celle-là manquent—, c'est l'histoire du confessionnal deLouis XVI, c'est-à-dire d'un cœur naturellement bon, d'une âmefoncièrement honnête aux prises avec l'obstination cléricale. Richelieudisait que les douze pieds carrés de l'alcôve d'Anne d'Autriche luidonnaient plus de peine à gouverner que le reste de l'Europe.

Le roi pouvait dire que sa conscience, dans le confessionnal, soutenaitplus d'assauts que Lille.

Mais Lille résista comme une ville loyale.

La conscience de Louis XVI se rendit comme Verdun.

Par malheur, en même temps que le roi déclarait à Vienne que le peuplefrançais était ennemi du roi, le peuple français se convainquait peu àpeu que le roi était son ennemi.

Mais celle que depuis longtemps il regardait comme son ennemie, c'étaitla reine.

Sept ans de stérilité, que l'on ne savait à quoi attribuer, tant quel'on ne connaissait pas l'infirmité du roi, ses amitiés exagérées avecMmes de Polignac, de Polastron et de Lamballe, dont la dernière aumoins lui fut fidèle jusqu'à la mort; ses imprudences avec Arthur Dillonet de Coigny, ses folles matinées, ses plus folles nuits au petitTrianon, ses largesses folles à ses favorites, qui la firent appelermadame Déficit, son opposition à l'Assemblée, qui la fit appelermadame Veto, cette préférence éternelle donnée à l'Autriche sur laFrance, cet orgueil des Césars allemands qu'elle mettait sonamour-propre à ne pas voir plier, ce cri continuel dans l'attente del'ennemi, tantôt à Madame Élisabeth, tantôt à Mme de Lamballe: «Masœur Anne, ne vois-tu rien venir?» en avaient fait l'exécration desFrançais.

Ils venaient, ces Prussiens tant désirés, tant attendus, ils venaientprécédés de la terreur pour le peuple et de l'espérance pour la royauté.Ils venaient, le manifeste du duc de Brunswick à la main, et ilscommençaient dès la frontière à le mettre à exécution. Ils venaient, etdéjà la cavalerie autrichienne était aux environs de Sarrelouis,enlevant les maires patriotes et les républicains connus. Puis lesuhlans, dans leurs passe-temps, leur coupaient les oreilles et les leurclouaient au front.

La nouvelle fut terrible aux Parisiens quand ils la lurent dans lesbulletins officiels. Mais la terreur fut plus grande encore quand,l'armoire de fer forcée, on eut connaissance d'une lettre adressée à lareine dans laquelle on lui annonçait avec joie que les tribunauxarrivaient derrière les armées, et que les émigrés réunis à l'armée duroi de Prusse, déjà en possession de Longwy, instruisaient le procès dela Révolution et préparaient les potences destinées auxrévolutionnaires.

Puis venait l'exagération qui accompagne d'ordinaire les grandescatastrophes.

C'était, disait-on, à Paris que les contre-révolutionnaires envoulaient; tout ce qui avait trempé dans la Révolution y passerait. Siles Autrichiens ont enfermé à Olmutz La Fayette, qui avait voulu sauverle roi, ou plutôt la reine—et remarquez que l'enchanteresse avaitsuccessivement usé Mirabeau, La Fayette et Barnave—, à plus forteraison réagiraient-ils contre les trente mille personnes qui avaient étéchercher le roi à Versailles; contre les vingt mille qui avaient ramenéle roi de Varennes; contre les quinze mille qui avaient envahi lechâteau le 20 juin et contre les dix mille qui l'avaient forcé le 10août.

On les exterminera depuis la première jusqu'à la dernière.

La mise en scène était déjà arrêtée.

Dans une grande plaine déserte—il n'y a pas de plaine déserte enFrance, mais les souverains ayant dit: «Les déserts valent mieux que lespeuples révoltés,» on en ferait une; et les Parisiens indiquaient laplaine Saint-Denis, où l'on brûlerait tout, moissons, arbres, maisons—,on dresserait un trône à quatre faces: un pour Léopold, un pour le roide Prusse, un pour l'impératrice de Russie, l'autre pour M. Pitt. Surces quatre faces, on dresserait quatre échafauds. La population, vilbétail, serait chassée alors aux pieds des rois alliés. Là, comme aujugement dernier, on séparerait les bons des mauvais, et les mauvais(les révolutionnaires, bien entendu), on les guillotinerait.

Mais, à peu d'exceptions près, les révolutionnaires, c'était tout lemonde, c'étaient les cent mille hommes qui avaient pris la Bastille,c'étaient les trois cent mille hommes qui s'étaient juré fraternité auChamp de Mars, c'étaient tous ceux qui avaient mis la cocarde tricoloreà leur oreille.

Et ceux qui voyaient plus loin se disaient:

«Hélas! c'est non seulement la France qui périra, mais la pensée de laFrance; c'est la liberté du monde qui sera étouffée dans son berceau,c'est le droit, c'est la justice.»

Et toutes ces menaces qui épouvantaient Paris réjouissaient la reine.

Une nuit, raconte Mme Campan—qui n'est pas suspecte dejacobinisme—, une nuit que la reine veillait, c'était quelques joursavant le 10 août, et que, à travers les persiennes de la fenêtre de sachambre restée ouverte, selon l'habitude qu'elle en avait fait prendre,elle suivait la marche de la nuit, elle appela deux fois Mme Campan,qui couchait dans sa chambre.

Mme Campan lui répondit.

La reine, au clair de lune, s'efforçait de lire une lettre; cette lettrelui apprenait la prise de Longwy et la marche rapide des Prussiens surParis.

La reine calcula les lieux, puis les jours, et, avec un soupir desatisfaction:

—Il ne leur faut que huit jours, et, avec huit jours, nous seronssauvés!

Ces huit jours écoulés, les Prussiens étaient encore à Longwy et lareine au Temple.

C'étaient tous ces événements, dont le bruit était parvenu jusqu'àArgenton, qui avaient porté le parti populaire à demander des conseils àJacques Mérey.

XVII

L'homme propose

Le lendemain, vers neuf heures du matin, Jacques Mérey étant à sonlaboratoire et Éva à son orgue, on entendit au bout de la rue une granderumeur qui allait s'approchant.

Cette rumeur n'avait rien d'inquiétant, car c'étaient les cris de joiequi y dominaient particulièrement.

Jacques ouvrit la fenêtre, jeta un coup d'œil dans la rue, et vit unegrande foule portant des drapeaux. En tête marchait la musique, et enavant de la musique Baptiste avec sa trompette.

Le docteur referma la fenêtre et se remit à son fourneau.

Au bout de cinq minutes, il lui sembla que toute cette foule s'arrêtaitdevant sa maison.

La porte de son laboratoire s'ouvrit et Éva parut, toute pâle et toutémue.

—Qu'as-tu, ma chère enfant? s'écria le docteur en allant à elle.

—Ces gens, dit-elle, cette foule, tout ce monde, c'est pour vous, monami.

—Comment, pour moi, demanda Jacques.

—Oui. Elle est arrêtée devant la maison. Et, tenez, voilà la trompettede Baptiste qui va nous annoncer quelque chose.

Et elle porta machinalement ses mains à ses oreilles.

En effet, la trompette de Baptiste fit entendre son air habituel; iln'en savait qu'un.

Puis la parole succéda au son, et, d'une voix claire et parfaitementaccentuée:

—Il est fait à savoir, dit-il, aux concitoyens d'Argenton, que lecitoyen Jacques Mérey a été nommé hier député à la Convention.

—Vive le citoyen Jacques Mérey!

Et toute la foule répéta:

—Vive le citoyen Jacques Mérey!

En ce moment, un pas se fit entendre dans l'escalier et Antoine parut àson tour, et, frappant du pied, prononça les paroles sacramentelles:

Centre de vérité, cercle de justice.

Et aussitôt il ajouta:

—Tous les gens qui sont en bas demandent le DrJacques Mérey.

Le docteur regarda Éva.

—Il faut y aller, dit-elle.

Le docteur descendit, Éva le suivit tremblante.

Le docteur s'arrêta sur la porte de la rue, qui dominait la voiepublique de la hauteur de cinq ou six marches.

À son apparition, la musique entonna l'air fraternel:

Où peut-on être mieux...

Baptiste, qui ne voulait pas rester muet au milieu de la symphonieuniverselle, emboucha sa trompette et joua son air.

Tout ce charivari cessa pour faire de nouveau place aux cris de «ViveJacques Mérey, notre député à la Convention!»

Jacques Mérey avait compris. C'était cela que lui annonçait le patriotequi lui avait barré le passage la veille, et qui avait dit en le luirouvrant:

—Allez, demain vous aurez de nos nouvelles.

Mais, depuis la veille, le docteur n'avait pas changé d'avis; les naïvesprotestations d'amour d'Éva l'avaient au contraire encore plusprofondément confirmé dans sa résolution.

Il fit signe qu'il voulait parler, tout le monde cria:

—Silence.

—Mes amis, dit-il, j'ai un vif regret que vous n'ayez pas voulu croireà mes paroles d'hier. Ma détermination est la même aujourd'hui. Je vousremercie du grand honneur que vous m'avez fait; mais je n'en suis pasdigne et je me récuse.

—Tu n'en as pas le droit, citoyen Mérey, dit une voix.

—Comment! s'écria le docteur; je n'ai pas le droit de faire de moi-mêmece que je veux?

—L'homme ne s'appartient pas à lui-même; il appartient à la nation,reprit le citoyen qui avait parlé en passant des derniers rangs auxpremiers, et quiconque osera soutenir le contraire sera proclamé par moimauvais citoyen.

—Je suis un philosophe et non un homme politique, je suis un médecin etnon un législateur.

—Soit! philosophe, tu as médité sur la grandeur et la chute desempires; médecin, tu as étudié les maladies du corps humain; philosophe,tu as vu que la liberté était aussi nécessaire à l'esprit, pour vivre etse développer, que l'air aux poumons pour hématoser le sang et pourrespirer. Quand l'empire romain a-t-il commencé à tomber moralement (etdans les empires tout abaissement moral présage la chute physique)?quand les Césars se sont faits tyrans. Tu es médecin, as-tu dit? et quecrois-tu donc qu'est un peuple, sinon un tout immense soumis aux lois del'individu? Seulement, l'individu vit des années et le peuple dessiècles; mais pendant ces siècles le corps social comme le corps humaina ses maladies qu'il faut soigner, et dont il faut le guérir; toutlégislateur ne saurait être médecin, mais tout médecin peut êtrelégislateur. Cicéron l'a dit, quand un membre est gangrené, il faut lecouper pour sauver le reste du corps. Accepte le mandat qui t'estoffert, Jacques Mérey; prends la lancette, le bistouri, la scie; il y ade l'ouvrage à la cour pour les médecins et surtout pour leschirurgiens.

—Comme chirurgien, la place est prise, dit Jacques Mérey, et vous avezlà-bas un terrible tireur de sang qu'on appelle Marat. À lui seul ilsuffira, je l'espère.

—Ce n'est ni avec la lancette, ni avec le bistouri, ni avec la scienceque Marat veut tirer le sang, c'est avec la hache; j'ai parlé d'unchirurgien et non d'un bourreau.

—Quand vous aurez besoin de moi là-bas, reprit Jacques avec latristesse de l'homme qui répond à de bonnes raisons par de mauvaises,j'irai, mais le moment n'est pas venu. N'avez-vous pas Sieyès qui est lalogique, Vergniaud qui est l'éloquence, Robespierre qui est l'intégrité,Condorcet qui est la science, Danton qui est la force, Pétion qui est laloyauté, Roland qui est l'honneur? que ferais-je, moi pauvre ver luisantau milieu de pareils flambeaux?

—Tu ferais ton devoir, auquel tu manques aujourd'hui, Jacques Mérey!Dieu ne t'a pas donné une haute intelligence et un profond savoir pourque tu enfouisses le tout au fond d'une province, quand Paris, lecerveau de la France, est en travail de la liberté. Pour la réussited'un tel travail, il faut la réunion de toutes les capacités; ne vois-tupas que c'est une volonté providentielle qui centralise dans Paris toutce que la province a d'esprits supérieurs? L'Assemblée nationale aproclamé les droits de l'homme; la Constituante, la souveraineté dupeuple. Il reste à la Convention nationale quelque chose de grand àproclamer; tu peux être de ceux-là qui crieront au monde: «La France estlibre!» et tu refuses! Jacques Mérey. Je te le dis, tu passes à côtéd'une gloire immortelle comme un aveugle près d'un trésor. JacquesMérey, la France pouvait t'honorer, elle te méprisera; elle pouvait tebénir, elle te maudira.

—Et qui donc es-tu pour t'obstiner à forcer ainsi ma volonté?

—Je suis ton collège Hardouin, élu aujourd'hui en même temps que toi àChâteauroux, et je me faisais une gloire de m'asseoir là-bas près detoi, d'appuyer ta parole, de la combattre peut-être.

—Eh bien, Hardouin, pardonne-moi le premier et implore mon pardon deceux qui nous écoutent; mais une cause secrète, une cause que je doistaire, une cause plus importante que toutes celles que je viens de dire,m'enchaîne ici.

Hardouin monta les quelques marches qui le séparaient de Jacques Mérey.

—Cette cause, je la connais, dit-il à voix basse et en s'approchant deson oreille; tu aimes, lâche cœur, et tu sacrifies tes concitoyens,ton pays, ton honneur à un amour insensé; prends garde, ton amour est tafaute: Dieu te punira par ton amour.

Mais Jacques Mérey ne l'écoutait plus. L'œil fixé sur une espèce deruelle qui communiquait directement du centre de la ville à sa maison,il regardait venir avec inquiétude un groupe composé de quatrepersonnes, si toutefois on peut appeler un groupe quatre personnesmarchant deux à deux et à une certaine distance les uns des autres.

Les deux personnes qui marchaient en tête étaient le seigneur deChazelay, que l'on commençait à appeler leci-devant seigneur, et lecommissaire de la ville, ceint de son écharpe.

Les deux autres étaient Joseph le braconnier et sa mère. Il faut direque ceux-ci avaient plutôt l'air de se faire traîner que de suivre debonne volonté.

Ils semblaient venir droit à la maison de Jacques Mérey, que lecommissaire désignait du doigt au seigneur de Chazelay.

Le docteur, de son côté, semblait les voir venir avec une angoissecroissante. Il éprouvait ce qu'éprouvent instinctivement les animauxquand un orage, s'amassant au ciel, charge l'air d'électricité etsuspend le tonnerre au-dessus de leur tête.

La foule s'écarta devant le commissaire de police, tout en grondant à lavue du seigneur de Chazelay.

Le commissaire de police marcha droit au docteur.

—Citoyen Jacques Mérey, lui dit-il, je te somme, si tu ne veux encourirles peines portées par la loi contre les coupables de séquestration demineur, de remettre à l'instant même entre les mains du citoyenFélix-Adrien-Prosper de Chazelay sa fille Hélène de Chazelay, que turetiens depuis six ans enfermée dans ta maison, et qui t'a été confiéepar Joseph Blangy et sa mère, qui n'en étaient que dépositaires, pourlui donner comme médecin les soins que nécessitait son état.

Un cri déchirant éclata derrière le docteur. Ce cri, c'était Éva quil'avait poussé: elle venait d'entrouvrir la porte et avait entendu lasommation du commissaire de police.

Elle serait tombée évanouie si le docteur ne l'eût soutenue entre sesbras.

—Est-ce là la jeune fille que vous avez remise il y a sept ans entreles mains du DrMérey? demanda le commissaire en s'adressant à JosephBlangy, ainsi qu'à sa mère, et en désignant Éva.

—Oui, monsieur, répondit le braconnier; quoiqu'il y ait une grandedifférence entre l'idiote sans forme humaine et sans intelligence que ledocteur a reçue de nos mains, et ce qu'est aujourd'hui mademoiselle Éva.

—Elle ne s'appelle pas Éva, mais Hélène, dit le seigneur de Chazelay.

—Ah! s'écria le docteur, il ne lui restera rien de moi; pas même le nomque je lui avais donné.

—Allons, du courage, sois homme! dit Hardouin en lui serrant la main.

—Ah! c'est toi qui m'as porté malheur! s'écria Jacques Mérey.

—Je t'aiderai à le supporter, répondit Hardouin.

Puis, comme des murmures se faisaient entendre dans la foule à la vue decet homme foudroyé, et à celle d'Éva, qui, revenue à elle, se suspendaitd'un bras à son cou en sanglotant:

—Je reconnais, dit le seigneur de Chazelay, que les soins que vous avezdonnés à ma fille méritent rémunération, et je suis prêt à vous comptertelle somme que vous demanderez pour cette cure qui vous fait le plusgrand honneur.

—Oh! malheureux! dit Jacques Mérey, qui offre de l'argent en échange dela beauté, du talent, de l'intelligence! n'avez-vous pas compris qu'onne fait pas ce que j'ai fait pour de l'argent, et que c'était elle seulequi pouvait me payer?

—Vous payer, et comment cela?

—Je l'aime, monsieur, s'écria Éva.

Et tout ce qu'il y avait d'âme, de cœur et de passion en elle, Éva lemit dans ce cri.

—Monsieur le commissaire, dit le seigneur de Chazelay, voilà quitranche la question. Vous comprenez que la dernière et l'uniquehéritière d'une maison comme la nôtre ne peut pas épouser le premiervenu.

Jacques, à cette insulte, frissonna de la tête aux pieds et releva sonfront plissé par la colère.

—Oh! mon ami, mon bien-aimé, murmura Éva, pardonne-lui; il ne connaîtque la noblesse des hommes et ne sait pas ce que c'est que la noblessede Dieu.

—Monsieur, dit Jacques redevenant homme, voici Mlle Hélène deChazelay que, à la vue de tous, je remets entre vos mains. Belle, chasteet pure, digne, je ne dirai pas d'être l'épouse d'un roi, d'un prince oud'un noble, mais digne d'être la femme d'un honnête homme.

—Oh! Jacques, Jacques, vous m'abandonnez! s'écria Éva.

—Je ne vous abandonne point. Je cède à la force; j'obéis à la loi; jeme courbe devant la majesté de la famille: je vous rends à votre père.

—Vous savez, monsieur Mérey, ce que je vous ai dit relativement aupayement?

—Assez, monsieur! la population tout entière d'Argenton s'est chargéed'acquitter votre dette: elle m'a nommé membre de la Convention.

—Faites avancer la voiture, Blangy.

Blangy fit un signe, une voiture en grande livrée s'avança; un laquaispoudré ouvrit la portière. Jacques Mérey soutint Éva pour descendre lesquatre ou cinq marches qui conduisaient à la rue; puis, après lui avoirdonné devant la foule un baiser au front, il la remit entre les mains deson père.

Celui-ci l'emporta évanouie dans la voiture, qui partit au galop.Scipion jeta un regard douloureux sur le docteur et suivit la voiture.

—Lui aussi! murmura Jacques Mérey.

—Et maintenant, dit Hardouin, vous acceptez, n'est-ce pas?

Le feu du génie et la flamme de la colère brillèrent tout ensemble dansles yeux de Jacques Mérey.

—Oh! oui, dit-il, j'accepte. Et malheur à ces rois qui jurent et quitrahissent leur serment! malheur à ces princes qui reviennent avecl'étranger l'épée nue contre leur mère! malheur à ces seigneurs auxenfants desquels nous donnons notre science, notre vie, notre amour, quenous tirons des limbes pour en faire des créatures dignes des'agenouiller devant Dieu un lis à la main, et qui, pour nous remerciernous appellent les premiers venus! malheur à eux!—Au revoir,Hardouin!—Merci, citoyens électeurs; vous entendrez parler de moi, jevous le promets, je vous le jure!

Et, d'un geste superbe, prenant le Ciel à témoin du serment qu'il venaitde faire, il rentra chez lui, et là, loin de tous les yeux, sans témoinsde sa faiblesse, il tomba étendu sur le tapis, sanglotant, s'enfonçantles mains dans les cheveux, et criant:

—Seul! seul! seul!

XVIII

Une exécution place du Carrousel

Le samedi 26 août 1792, la diligence de Bordeaux déposait rue du Bouloile citoyen Jacques Mérey, député à la Convention.

Une tristesse profonde planait sur Paris. Décidément Longwy, chose donton avait douté pendant trois jours, était pris par trahison, etl'Assemblée nationale avait décrété à l'instant même que tout citoyenqui, dans une place assiégée, parlerait de se rendre, aprèsconfrontation faite avec les témoins qui auraient entendu la propositioninfâme, et affirmation de ceux-ci, serait, sans autre forme de procès,mis à mort.

Les souverains alliés avaient, le 24 août, pris possession de Longwy aunom du roi de France.

La Commune de Paris, dans laquelle s'était déjà incarné le sentiment dela République, avait exigé de l'Assemblée la création d'un tribunalextraordinaire, et, malgré la résistance de Choudieu, qui avait dit:Onveut une inquisition, je résisterai jusqu'à la mort; malgré celle deThuriot, qui s'était écrié:La Révolution n'est pas seulement à laFrance, nous en sommes comptables à l'humanité, le tribunalextraordinaire avait été voté.

Il faut dire que, pendant les quelques jours qui venaient de s'écouler,la situation ne s'était point embellie. Le voile de deuil qui couvraitla France s'épaississait de plus en plus; les Prussiens étaient partisde Coblentz le 30 juillet. Ils avaient avec eux toute une cavaleried'émigrés—ces messieurs étaient trop fiers pour servir dansl'infanterie; ils voulaient bien sauver le roi, mais à cheval. Cettecavalerie montait à quatre-vingt-dix escadrons. Le 18 août, ils avaientfait leur jonction avec le général autrichien. Les deux armées, fortesde cent mille hommes, avaient investi et pris Longwy.

L'ennemi marchait sur Verdun.

La Fayette, républicain en Amérique, constitutionnel en France, LaFayette, qui n'avait pas fait un pas depuis 83, c'est-à-dire depuisl'indépendance de l'Amérique jusqu'au 10 août, c'est-à-dire jusqu'à lachute de la monarchie française et que nous devions, sans qu'il eût faitun pas, retrouver en 1830 tel qu'il était en 1792, La Fayette avaitappelé son armée à marcher sur Paris pour y défaire le 10-Août; maisl'armée n'avait pas bougé, et c'était lui qui avait été obligé de fuir,comme plus tard devait fuir Dumouriez, dont il eût fait le pendant dansl'histoire si les Autrichiens, en l'arrêtant et en le faisantprisonnier, n'avaient point donné à Béranger l'occasion de faire cevers:

Des fers d'Olmutz nous effaçons l'empreinte.

L'Assemblée l'avait décrété d'accusation. Dumouriez l'avait remplacé àl'armée de l'Est, en même temps que Kellermann remplaçait Luckner àl'armée du Nord.

On apprenait en même temps l'insurrection de la Vendée.

À l'est, la guerre du grand jour, la guerre étrangère.

À l'ouest, la guerre des ténèbres, la guerre civile.

L'une marchant au-devant de l'autre, Paris mis entre les deux.

Sans compter deux ennemis puissants:

Le prêtre, la femme.

Le prêtre, inviolable dans cette sombre forteresse de chêne où il seretire et qu'on appelle le confessionnal.

La femme, endoctrinée par lui, et qui a pour elle les pleurs et lessoupirs sur l'oreiller.

—Qu'as-tu? demande le mari.

—Notre pauvre roi qui est au Temple! Notre pauvre curé qu'on veutforcer de prêter serment! la sainte Vierge s'en voile le visage; lepetit Jésus en pleure.

Et le lit devenait l'allié du confessionnal.

Mais, par bonheur, voici l'arrière-garde du Nord qui s'avance. Un corpsde trente mille Russes vient de se mettre en marche.

La Commune de Paris, plus en contact avec tous que l'Assemblée, sentaitla conspiration contre-révolutionnaire ramper du palais à la mansarde etdes carrefours aux prisons.

Elle rugissait.

L'Assemblée se sentait impuissante à repousser sans quelque grand coupl'ennemi du dehors, et surtout l'ennemi du dedans.

Elle s'effrayait.

Prenant un terme moyen, au lieu du grand coup que rêvait la Commune,elle avait décrété une grande démonstration.

—Mais que demandent donc les républicains? disaient lesconstitutionnels, les larmes aux yeux; les Suisses sont morts, lesTuileries sont foudroyées, le trône est en poussière; le roi est auTemple, les royalistes sont en prison. Demain va avoir lieu la fêteexpiatoire du 10-Août, et ce soir même, on exécute, en face desTuileries, ce bon Laporte, ce fidèle serviteur du roi, qui est venuannoncer à l'Assemblée nationale, au nom de son maître en fuite, que cemaître n'avait jamais juré la Constitution que contraint et forcé, desorte qu'il aimait mieux quitter la France que de tenir son serment.

C'est vrai! les cent-suisses étaient morts: mais la masse des royalistesétait en armes et prête à agir; le roi avait perdu les Tuileries, avaitperdu son trône, avait perdu sa liberté; mais, en perdant les Tuileries,le trône et la liberté, il gardait l'Europe; mais, en rompant avec laFrance, il avait tous les rois pour alliés et tous les prêtres pouramis. On allait célébrer l'apothéose des morts du 10-Août: mais, le soiroù l'on avait appris la trahison de Longwy, les royalistes s'étaientmontrés par groupes autour du Temple, échangeant des signes avec le roi;on allait exécuter Laporte: mais, tandis qu'on punissait le valetinnocent, on laissait le maître coupable conspirer tout à son aise.

«L'histoire, dit Michelet, n'a gardé le souvenir d'aucun peuple qui soitentré si loin dans la mort. Quand la Hollande, voyant Louis XIV à sesportes, n'eut de ressource que de s'inonder, que de se noyer elle-même,elle fut en moindre danger, car elle avait l'Europe pour elle; quandAthènes vit le trône de Xerxès sur le rocher de Salamine, perdit terre,se jeta à la nage, n'eut plus que l'eau pour patrie, elle fut en moindredanger; elle était toute sur sa flotte, puissante, organisée dans lamain du grand Thémistocle, et elle n'avait pas la trahison dans sonsein; la France était désorganisée et presque dissoute, trahie, livréeet vendue.»

C'était juste en ce moment, c'est-à-dire dans l'après-midi du 26 août,que Jacques Mérey arrivait à Paris et se faisait conduire à l'hôtel deNantes, qui dressait ses cinq étages sur la place du Carrousel.

Jacques Mérey commença par réparer le désordre causé à sa toilette parune nuit et deux journées de diligence. Son intention était d'allerimmédiatement rendre visite à ses deux amis Danton et CamilleDesmoulins.

C'était Danton qui, du temps où il était avocat au conseil du roi, avaitobtenu pour Baptiste la pension viagère qui avait si fort étonné lesbonnes gens d'Argenton.

Mais, au moment où, sa toilette achevée, il s'approchait machinalementde la fenêtre, il vit s'arrêter à quinze pas de l'hôtel une charrettepeinte en rouge et portant tout un mécanisme peint de la même couleur.

Deux hommes, avec des bonnets rouges et des carmagnoles, étaient assissur la première banquette de la voiture.

Un cabriolet suivait. Un homme, tout vêtu de noir, en descendit.

La Révolution ne lui avait rien fait changer à son costume: il portaitla cravate blanche, les bas de soie et la poudre. Il paraissait âgé desoixante-cinq à soixante-six ans.

C'était Monsieur de Paris, autrement dit le bourreau.

Les deux hommes en carmagnole et en bonnet rouge étaient ses aides.

Le cabriolet s'éloigna. Monsieur de Paris resta pour faire dresser laguillotine.

Jacques Mérey était resté immobile à la fenêtre. Il avait beaucoupentendu parler de la nouvelle invention de M. Guillotin, et il avaitmême soutenu avec le célèbre Cabanis une discussion sur la douleur plusou moins grande que devait causer la section des vertèbres, et sur lapersistance de la vie chez le décapité.

Il n'était pas du tout de l'avis de M. Guillotin, qui prétendait que lesgens qui auraient affaire à sa machine en seraient quittes pour unelégère fraîcheur sur le cou, et qui affirmait qu'il n'avait qu'unecrainte, c'est que la mort par la guillotine serait si douce qu'elleaccroîtrait le nombre des suicides, et qu'on ne saurait comment sedéfaire des vieillards las de la vie qui voudraient absolument finir àl'aide de la nouvelle invention.

Jacques Mérey ne pouvait pas descendre pour examiner de près le fatalinstrument, qui grandissait à vue d'œil sous ses yeux; mais ilpouvait inviter Monsieur de Paris à monter chez lui, et avoir ainsi d'unprofesseur émérite tous les renseignements qu'il désirait obtenir surl'invention et les améliorations de l'œuvre philanthropique qui, nepouvant pas faire l'égalité des Français devant la vie, avait fait aumoins l'égalité des Français devant la mort.

Et, comme il commençait à tomber une pluie fine qui le servait àmerveille dans son dessein:

—Monsieur, dit-il à l'homme habillé de noir, il n'est point absolumentbesoin que vous restiez dehors et vous fassiez mouiller pour suivrel'érection de votre machine; montez chez moi, vous verrez aussi bien quede la place, et vous serez à couvert. En outre, comme je sais que vousêtes un homme instruit, quelque peu médecin même, nous causeronssérieusement de notre art commun, car je suis, moi, médecin tout à fait.

Monsieur de Paris, reconnaissant à l'aspect et à la parole de celui quil'interpellait qu'il avait affaire à un homme sérieux et comme il faut,salua, et, donnant un dernier ordre à ses aides, il prit l'escalierlatéral par lequel on montait aux appartements.

Jacques Mérey attendait l'homme noir à sa porte, qu'il tenaitentrouverte pour lui indiquer l'endroit où il était attendu.

Le bourreau entra.

Tout le monde sait que l'exécuteur des hautes œuvres, M. Sanson,était un homme parfaitement distingué.

Jacques Mérey le reçut et le traita en conséquence.

Après les premiers compliments échangés:

—Monsieur, dit-il à l'exécuteur des hautes œuvres, j'ai connuautrefois un très habile praticien qui s'était, avant M. Guillotin,beaucoup occupé de la même question qui a illustré ce dernier.

—Ah! oui, dit Sanson, vous voulez parler du DrLouis, n'est-ce pas?celui qui était médecin par quartier du roi?

—Justement, dit Jacques, j'ai étudié sous lui, et j'ai été son élève.

—Eh bien, monsieur, reprit Sanson, je peux vous donner sur leDrLouis et sur ses essais tous les renseignements que vous pouvezdésirer. Un jour, il nous convoqua à quatre heures du matin, dans lacour de Bicêtre. Un instrument dans le genre de celui-ci était dressé,et trois cadavres de la nuit même attendaient l'expérience qui devaitêtre faite. Ce fut la première fois que je vis opérer le couperet et queje le mis en mouvement; car, vous savez, monsieur, que ce sont mes aidesqui font tout, et que je n'ai, moi, qu'à détacher l'anneau du clou quile retient et à le laisser glisser dans la rainure, comme vous pourrezd'ailleurs le voir tout à l'heure, si vous voulez assister—et vous êtesà merveille pour cela—à l'exécution de ce pauvre diable de Laporte.

—Oui, monsieur, c'est ce que je ferai, répondit Jacques Mérey, et aupoint de vue de la science, car je vous prie de croire que je ne suisnullement sanguinaire; mais revenons à l'instrument du Dr Louis, qui,autant que je puis me le rappeler, s'appela même un temps lapetiteLouisette. Je crois que l'expérience dont vous parlez ne lui fut pasfavorable.

—C'est-à-dire, monsieur, que les deux premières exécutions réussirent àmerveille. La tête fut détachée des cadavres comme elle l'eût étéd'hommes vivants; mais la troisième échoua.

—Était-il arrivé quelque accident à la machine ou était-ce un vice deconformation? demanda le DrMérey.

—C'était un vice de conformation, non pas dans la machine, monsieur,mais dans le couperet. Le couperet tombait à plat, ce qui n'eût rienempêché s'il eût été secondé par une masse de plomb comme celle qui pèsesur lui aujourd'hui.

—Ah! je comprends! dit Jacques Mérey; ce fut le DrGuillotin quiinventa la taille en biseau et, comme Améric Vespuce, il détrônaChristophe Colomb.

—Non, monsieur, non; la chose ne s'est pas passée comme cela; leroi—je vous demande pardon, c'est une vieille habitude—, le citoyenCapet, voulais-je dire, qui s'occupe de mécanique, voulut non pas voircelle du DrLouis, mais s'en faire rendre compte; on lui en fit undessin exact, qu'il examina avec soin; puis tout à coup, prenant uneplume: «Là! dit-il, est le défaut.» Et il traça sur le fer cette lignesavante qui de carré le rendit triangulaire. Le DrGuillotin allatrouver le DrLouis avec le dessin du roi—pardon, du citoyen Capet—;et, comme le DrLouis était déjà fort ennuyé qu'on eût donné à soninvention le nom depetite Louisette, n'ayant pas besoin de cela poursa réputation, il autorisa son confrère, le DrGuillotin, à faire à samachine toutes les corrections qui lui conviendraient et même à labaptiser de son nom. Voilà comment le DrGuillotin est devenu l'auteurde cet instrument de supplice qui abaisse notre profession au niveau desplus humbles professions mécaniques, puisque maintenant, pour trancherune tête, il s'agit tout simplement de décrocher un anneau d'un clou, etqu'il n'est plus besoin, comme au temps où on décollait avec l'épée, deforce ni d'adresse.

—Et vous regrettez ce temps là? dit Jacques Mérey.

—Oui, monsieur; l'épée à la main, nous étions des justiciers; laficelle à la main, nous ne sommes plus que des bourreaux. Vous êtesjeune, vous, et vous regardez en avant; moi je suis vieux et jeregrette le temps passé; mon fils, qui est mon premier aide et qui aquarante-deux ans, s'y est fait tout de suite; mon petit-fils, qui en adouze, n'y pensera plus et fera la chose comme si elle s'était toujourspassée ainsi.

—Mais, dit Jacques Mérey, excusez mon indiscrétion, monsieur; vousparaissez voir avec tristesse les préparatifs de cette exécution.

—Oui, monsieur, c'est vrai. Je vous demande pardon de ne pas vousappeler citoyen et de ne pas vous tutoyer; mais comme vous pouvez levoir, et comme je vous l'ai dit tout à l'heure, je suis vieux et ne puisarriver à perdre mes anciennes habitudes. Oui, cette exécutionm'attriste profondément; je puis vous l'avouer, à vous, monsieur, qui meparaissez être un philosophe; nous sommes, dans notre famille, les vieuxserviteurs de la royauté; il m'en coûte, à mon âge, de changer de maîtreet de devenir le valet du peuple.

—Mais alors pourquoi, pouvant déléguer votre fils à votre place pourl'exécution de ce soir, pourquoi la faites-vous vous-même?

—Quoique M. Laporte ne soit ni un grand seigneur, ni un noble, c'est unhomme éminent, qui a servi le roi avec fidélité: j'aurais cru manquer àtous mes devoirs en n'assistant pas moi-même à ses derniers moments; ilpeut avoir quelque mission suprême à me confier, quelque secretimportant à me dire; je lui manquerais sur l'échafaud, et, quoique je nesache pas si j'en descendrai vivant, tant je me sens faible, j'ai cruqu'il était de mon devoir d'y monter. Le soir de mon mariage, il y a decela quarante-quatre ans, nous étions en train de danser joyeusementlorsqu'une troupe de jeunes seigneurs qui revenaient de quelque joyeuseexpédition, voyant le premier étage que j'habitais illuminé comme pourune fête, monta et demanda le maître de la maison.

»Je m'approchai et m'inclinai devant eux, attendant respectueusementqu'ils voulussent bien dire la cause de leur visite.

»—Monsieur, me dit celui qui paraissait chargé de porter la parole pourles autres, nous sommes, comme vous pouvez le voir, des seigneurs de laCour; il nous semble de bien bonne heure pour rentrer chez nous; vousnous paraissez en fête, quelque baptême ou quelque mariage? Nous vouspromettons de ne porter malheur ni à l'enfant, ni à la mariée.

»—Monsieur, répondis-je, ce serait un grand honneur pour nous, mais jedoute que vous nous le fassiez quand vous saurez qui je suis.

»—Qui êtes-vous donc? demanda-t-il.

»—Je suis Monsieur de Paris, répondis-je.

»—Comment! dit l'un d'eux, qui n'avait pas encore parlé; comment,monsieur, c'est vous qui décapitez, qui pendez, qui rouez, qui cassezles bras et les jambes?

»—C'est-à-dire, monsieur, entendons-nous, ce sont mes aides qui fonttout cela, lorsqu'il s'agit du commun et de criminels vulgaires; maislorsque, par hasard, le patient est un grand seigneur comme vous autres,messieurs, je me fais un honneur de remplir toutes ces fonctionsmoi-même.

»Vingt ans après, nous nous retrouvâmes face à face sur l'échafaud, cejeune homme et moi; je lui tins ma parole, je l'exécutai moi-même, et jele fis souffrir le moins que je pus. C'était le baron deLally-Tollendal.»

Jacques Mérey s'inclina; il admirait cette conscience d'autant plussincèrement qu'en effet Sanson était fort pâle, et, à la vue despremières baïonnettes qui apparaissaient au guichet du Carrousel,paraissait près de se trouver mal.

Jacques Mérey lui offrit un verre de vin.

—Oui, monsieur, lui dit-il, si vous voulez me faire l'honneur detrinquer avec moi.

—Je le veux bien, répondit le docteur; mais à la condition que vousferez raison à mon toast, quel qu'il soit.

—C'est convenu, monsieur; c'est bien le moins que je vous doive pourle grand honneur que vous me faites.

Jacques Mérey sonna, demanda une bouteille de madère et deux verres.

Il les emplit à moitié, en présenta un au bourreau, et, le choquant ausien:

—À l'abolition de la peine de mort! dit-il.

—Oh! de grand cœur, monsieur, dit Sanson. Dieu m'épargnerait ainside bien tristes journées que je prévois.

Les deux hommes choquèrent de nouveau leur verre et le vidèrent d'untrait.

—Maintenant, dit l'exécuteur des hautes œuvres, serait-ce indiscretà moi de demander le nom de l'homme qui n'a pas dédaigné de toucher monverre du sien.

—Je m'appelle Jacques Mérey, monsieur, et suis député à la Convention.

—Ah! monsieur, laissez-moi vous baiser la main, car d'après ce que vousvenez de dire, vous ne condamnerez pas à mort notre pauvre roi.

—Non, parce que je crois fermement que nul homme n'a le droit dereprendre ce qu'il n'a pas donné et ce qu'il ne peut pas rendre: la vie!Mais la peine la plus dure après la mort, je la demanderai pour lui, carce baron de Lally, dont vous parliez tout à l'heure et que vous avezexécuté, était, près de l'homme qui a voulu livrer la France àl'étranger, plus blanc que la neige. Allez, monsieur, faites votreoffice terrible, et n'oubliez pas, toutes les fois que vous passerez surcette place, qu'il y a au premier étage de l'hôtel deNantes unphilosophe qui vous sait gré de plaindre les victimes que vous exécutez,d'appeler Louis XVI «le roi,» et non «Capet,» de dire «monsieur» au lieude «citoyen,» et qui est tout prêt à vous serrer la main chaque fois quevous lui tendrez la vôtre.

Sanson s'inclina avec la dignité d'un homme qui vient d'être relevé àses propres yeux, et sortit.

En effet, les troupes commandées pour l'exécution commencèrent à envahirle Carrousel et formèrent un carré autour de l'échafaud, écartant toutle monde et laissant un espace vide entre les spectateurs et la fatalemachine. La curiosité était encore grande, car c'était la quatrième oucinquième fois qu'elle opérait, et comme l'avait dit le grand-pèreSanson, c'était la première fois qu'il allaitassister un patient.

Il était déjà sur l'échafaud lorsque le carré se forma. Il avait essayédu pied chaque marche de l'escalier; il avait pesé sur les planches dela plate-forme pour s'assurer de leur solidité; il faisait fonctionnerla bascule pour voir si rien ne l'arrêterait; enfin il faisait glisserle couperet dans sa rainure pour voir si la rainure était suffisammentgraissée.

C'est ainsi que, avant la représentation d'une pièce importante, lemachiniste fait, la toile baissée, la répétition de ses décors.

L'exécution était fixée pour neuf heures; elle devait se faire auxflambeaux pour produire une plus grande impression.

À huit heures trois quarts, on commença d'entendre les roulements dutambour, qui, détendu à dessein, rendait ce son sourd et funèbre quiaccompagne les convois.

Bientôt les premières torches parurent à la porte du Carrousel qui donnesur la Seine. Le condamné venait de la Conciergerie, et, pour surcroîtde peine, il devait être exécuté devant ce palais qu'il avait, pendantprès de quarante ans, habité avec le maître pour lequel il allaitmourir.

La charrette où il était amené était entourée d'escadrons de cavalerie;en tête du cortège marchaient une soixantaine desans-culottes portantdes torches.

Le carré de soldats s'ouvrit pour laisser passer la charrette et sonconducteur, assis sur le timon.

Le condamné était seul dans le fatal tombereau; il avait refusé unprêtre assermenté, et nul n'ayant prêté serment n'avait osé risquer satête à l'accompagner sur l'échafaud. Il était en chemise, en culotte eten bas de soie noire; le col de sa chemise était coupé au ras desépaules et ses cheveux au ras de la nuque.

Il regarda avec tristesse, mais non avec crainte, l'échafaud dressédevant lui.

—Est-il temps de descendre? demanda-t-il à haute voix.

—Attendez que l'on vous aide, cria un des valets.

—Inutile, répondit le patient, et, pourvu qu'on me mette le marchepied,je descendrai seul.

Puis, avec un sourire, et regardant le double rang d'infanterie et decavalerie qui entourait l'échafaud:

—Vous n'avez pas peur que je me sauve, n'est-ce pas? dit-il.

On enleva alors la planche qui fermait le tombereau par derrière, on yplaça le marchepied. Le patient descendit seul et sans aide, tournaautour du tombereau, suivi du valet qui avait apporté le marchepied, et,en avant de l'escalier, où l'attendait le grand-père Sanson pour l'aiderà monter sur la plate-forme, il trouva l'huissier, qui lui lut sacondamnation à mortpour cause de trahison au peuple.

—Ne pourriez-vous ajouter:et de fidélité au roi? demanda Laporte.

—Ce qui est écrit est écrit, dit l'huissier. Vous n'avez pas derévélation à faire?

—Non, répondit Laporte, sinon que j'espère que les trois quarts desFrançais sont coupables comme moi, et, à ma place, se seraient conduitscomme moi.

L'huissier se dérangea et démasqua l'escalier de l'échafaud.

Sanson lui offrit le bras. Le patient, orgueilleux de montrer qu'ilavait conservé toute sa force en face de la mort, refusait de s'yappuyer.

Sanson lui dit deux mots tout bas, et il ne fit plus aucune difficultéde monter, aidé par lui.

Il monta lentement, mais chacun put remarquer que c'était l'exécuteurqui ralentissait son pas; pendant ce temps, ils parlaient bas, et sansdoute Laporte le chargeait-il de ses volontés dernières.

Arrivés sur la plate-forme, ils causèrent encore quelques secondes, puisSanson lui demanda:

—Êtes-vous prêt?

—M'est-il permis de faire ma prière? demanda Laporte.

Sanson fit de la tête signe que oui.

Le patient s'agenouilla, mais il indiqua que ses mains liées derrière ledos le gênaient pour prier.

Sanson les lui délia à la condition qu'il se laisserait lier de nouveaulorsque la prière serait terminée.

Laporte rapprocha ses deux mains et dit à haute voix la prière suivante,que l'on put entendre au milieu du silence solennel qui se faisaitautour de l'échafaud:

—Mon Dieu! pardonnez-moi mes péchés et regardez comme expiation la mortdouloureuse que je vais supporter pour avoir été fidèle à mon roi. Qu'ilsache que, à l'heure de ma mort, mon âme est à Dieu et que mon cœurest à lui.

Puis il ajouta en latin:

In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum.

Amen! dit à haute voix l'exécuteur.

De grands murmures coururent dans la foule; mais lorsqu'on vit lecondamné se relever, faire le signe de la croix en se tournant du côtédes Tuileries, et donner sans résistance ses mains à lier, cetterésignation de victime toucha la foule, qui se tut.

Ce qui suivit eut la durée de l'éclair.

Le condamné fut poussé sur la bascule, sa tête glissa à travers lalucarne, le couperet tomba.

—La tête! la tête! cria la foule.

Le bourreau s'approcha d'un pas ferme, fouilla dans le panier, tirantpar les cheveux blancs la tête souillée de sang, et la montra au peuple,qui battit des mains.

Mais, en même temps, on le vit vaciller, ses doigts se détendirent etlâchèrent la tête, qui roula de l'échafaud à terre, tandis que luitombait mort sur la plate-forme.

—Un médecin! un médecin! crièrent les aides.

—Me voilà! répondit Jacques Mérey.

Et, se suspendant d'une main au balcon, il se laissa tomber dans la rue.

Non seulement la foule, mais la troupe elle-même s'ouvrit devant lui. Onle vit rapidement traverser l'espace vide, monter deux à deux l'escalierde la plate-forme, en criant:

—Enlevez-lui son habit!

Alors, à genoux près du corps inerte, il lui posa la tête sur son genou,et déchirant sa chemise de manière à mettre le bras à découvert, ilfouilla rapidement la veine d'un coup de lancette.

Mais, quoiqu'il se fût passé dix secondes à peine entre la chute del'exécuteur et la tentative du docteur pour le rendre à la vie, le sangne vint pas.

Le bourreau, fidèle à son devoir, était mort près de la victime, mortfidèle à son roi.

XIX

Madame Georges Danton et madame Camille Desmoulins

On se rappelle que, au moment où il venait de secouer la poussière de laroute pour se rendre chez ses deux amis, Danton et Desmoulins, JacquesMérey, en s'approchant de la fenêtre, avait vu se dresser l'échafaud, etque c'était ce spectacle nouveau pour lui qui l'avait retenu.

Aussi, après une nuit qui ne fut pas exempte de cauchemars et danslaquelle il vit à plusieurs reprises la tête pâle et sanglante deLaporte pendue par ses cheveux blancs à la main du bourreau, et où, toutendormi, il chercha sa trousse pour y trouver une lancette, JacquesMérey se leva-t-il encore tout troublé des événements de la veille.

Il eût cru certainement avoir été le jouet de quelque mauvais rêve s'iln'eût eu devant lui la façade des Tuileries encore toute criblée desballes populaires et toute tachée du massacre des Suisses.

D'ailleurs, la guillotine était restée debout, et des groupes de curieuxstationnaient autour d'elle pour se raconter les détails inouïs quiavaient accompagné et suivi l'exécution de la veille.

À neuf heures du matin, on lui avait annoncé qu'un monsieur, vêtu denoir à la manière de l'ancien régime, désirait lui parler.

Il lui avait fait demander son nom. Mais celui-ci avait refusé derépondre, lui faisant dire tout simplement qu'il était le fils de celuià qui, la veille, il avait inutilement tenté de rendre la vie.

Le docteur avait compris à l'instant même que celui qui voulait luiparler était le fils de Sanson, élevé par la mort de son père au titredeMonsieur de Paris.

Il donna l'ordre de faire entrer à l'instant même.

Et, en effet, il ne s'était point trompé.

—Monsieur, lui dit Sanson, je sais qu'il est peu convenable à moi de meprésenter chez vous, fût-ce pour vous offrir mes remerciements; maisnotre premier aide, Legros, m'a dit avec quel empressement vous avieztenté de porter secours à mon père; plus le cercle qui nous enferme dansla famille est infranchissable pour les étrangers, plus l'amour de lafamille est grand chez nous. J'adorais mon père, monsieur... (Et, eneffet, en disant ces mots, les larmes tombaient silencieusement des yeuxde l'homme qui parlait.) Il en est résulté que j'ai mieux aimé êtreindiscret, inconvenant même, et venir vous dire: «Monsieur, jen'oublierai jamais votre dévouement à l'humanité,» que d'être soupçonnépar vous d'ingratitude envers vous, d'indifférence pour mon père. Je nesais en quoi et si jamais je puis vous être utile, mais, dans quelquecirconstance que ce soit, soyez certain, monsieur, que je risquerai mavie pour la vôtre.

—Monsieur, lui dit Jacques Mérey, croyez que je suis aise de vous voir;j'ai eu le plaisir de boire hier à l'abolition de la peine de mort unverre de vin d'Espagne avec monsieur votre père; je l'avais invité àmonter chez moi, d'abord pour lui épargner la pluie qui tombait àtorrents, et ensuite pour lui faire une question toute spéciale;l'intérêt de la conversation m'en a fait oublier le but.

—Dites, monsieur, reprit Sanson, et, si je peux répondre à cettequestion, je le ferai avec bonheur.

—Je voulais connaître l'opinion de votre père sur la persistance de lavie chez les décapités; à défaut de l'opinion de votre père, meferez-vous l'honneur de me dire la vôtre?

—Monsieur, répondit Sanson, ce n'est pas à nous autres, qui ne faisonsque lâcher le fil qui tient le couperet, qu'il faut demander cela, c'està nos aides. Si vous voulez, je vais appeler celui qui est chargé desderniers détails. Et je crois que là-dessus il pourra vous donner tousles renseignements que vous désirez.

Le docteur fit un signe approbatif.

Sanson s'approcha de la fenêtre, appela un gros garçon rouge et dejoyeuse humeur qui déjeunait assis sur la bascule de la guillotine avecun morceau de pain et des saucisses.

Le garçon leva la tête, regarda qui l'appelait, sauta du haut en bas dela plate-forme sans se donner la peine de se servir de l'escalier, etaccourut au premier étage de l'hôtel deNantes, où l'attendaientJacques Mérey et Sanson fils.

—Legros, dit l'exécuteur à celui qu'il venait d'appeler, voicimonsieur, que tu reconnais bien, n'est-ce pas?

—Je le crois bien, citoyen Sanson, que je le reconnais; c'est lui qui asauté hier de la fenêtre du premier pour venir porter secours à tonpère, comme j'ai sauté aujourd'hui du haut en bas de la plate-forme pourvenir demander ce que tu désirais de moi.

—Voulez-vous, monsieur, adresser vous-même à ce garçon la question quevous avez à lui faire? demanda Sanson.

—Je voulais te demander, citoyen Legros, dit Jacques Mérey, employantla langue en usage à cette époque, si tu croyais à la persistance de lavie chez les décapités.

Legros regarda le docteur en homme qui n'a pas compris.

—Persistance de la vie? demanda-t-il. Qu'est-ce que cela veut dire?

—Cela veut dire que je désire savoir si tu crois que, une fois séparéesl'une de l'autre, les deux parties du corps du décapité souffrentencore.

—Tiens! dit Legros, tu me fais juste la même question que le citoyenMarat m'a déjà faite. Connais-tu le citoyen Marat?

—De réputation seulement. J'ai quitté Paris il y a dix ans, et n'y suisde retour que depuis hier.

—Ah! c'est un pur, celui-là, le citoyen Marat; et, si nous en avionsseulement dix comme lui, en trois mois la Révolution serait faite.

—Je le crois bien, dit Sanson, hier il demandait 293 000 têtes!

—Et qu'as-tu répondu au citoyen Marat, quand il t'a fait la mêmequestion que moi?

—Je lui ai répondu que pour le corps, je n'en savais rien, mais quepour la tête, j'en étais sûr.

—Tu crois qu'il y a douleur sentie et appréciée par la tête une foisséparée du corps?

—Ah çà! mais tu crois donc que, parce qu'on les guillotine, lesaristocrates sont morts, toi? Eh bien! écoute, on en guillotine troisaujourd'hui; c'est pas beaucoup; j'ai un panier tout neuf, veux-tu queje te le montre demain? Ils en auront ravagé le fond avec leurs dents.

—Cela peut être une action toute machinale, une dernière contractionnerveuse, dit le docteur comme s'il se fût parlé à lui-même, maisfrissonnant encore des termes expressifs dont s'était servi le valetLegros.

Puis, se retournant vers Sanson:

—Monsieur, dit-il, je crois qu'il y a un moyen plus sûr que celui-là;et, si vous répugnez à en faire l'épreuve, laissez ce brave garçon, quine me paraît pas d'une sensibilité alarmante, faire l'épreuve à votreplace. Aussitôt la tête coupée, qu'il la prenne par les cheveux et qu'illui crie son nom à l'oreille. Il verra bien à l'œil du décapité s'ila entendu.

—Oh! si ce n'est que ça, dit Legros, ce n'est pas bien difficile.

—Monsieur, dit Sanson, je tenterai l'épreuve moi-même, pour vous êtreagréable et pour vous prouver ma reconnaissance, et, ce soir, un mot demoi que vous trouverez à l'hôtel vous en dira le résultat.

Peut-être la conversation eût-elle duré plus longtemps, mais un coup decanon que l'on entendit indiqua que la fête des morts commençait.

Le 27 août était, on se le rappelle, consacré à cette fête.

L'ordonnateur de ces sortes de solennités était un des administrateursde la Commune. Il se nommait Sergent.

C'était un artiste, non pas précisément dans son art—de son art ilétait graveur et dessinateur—, mais artiste en fêtes révolutionnaires;son patriotisme, un peu exagéré peut-être, était l'inépuisable volcanauquel il demandait ses inspirations sombres, lugubres, splendides, à lahauteur des fêtes qu'il avait à célébrer.

C'était lui qui, aux désastreuses nouvelles venues de l'armée, avait, le22 juillet 1792, proclamé lapatrie en danger.

C'était lui qui, le 27 août de la même année, un mois à peine aprèscette proclamation, venait d'organiser la fête des morts.

Au milieu du grand bassin des Tuileries, une pyramide gigantesquecouverte de serge noire avait été dressée.

Sur cette pyramide étaient tracées en lettres rouges des inscriptionsrappelant les massacres de Nancy, de Nîmes, de Montauban, du Champ deMars, imputés, comme on le sait, aux royalistes.

C'était pour faire pendant à cette pyramide que la guillotine étaitrestée debout.

On avait réservé pour cette journée trois exécutions capitales, ellesfaisaient partie du programme de la fête.

À onze heures du matin, sortirent de la Commune de Paris, c'est-à-direde l'hôtel de ville, entourées d'un nuage d'encens et, comme eût faitune théorie athénienne dans la rue des Trépieds, marchant au milieu desparfums, les veuves et les orphelines du 10-Août, en robes blanches,serrées de ceintures à la taille, portant dans une arche, sur le modèlede l'arche d'alliance, cette fameuse pétition du 17 juillet 1791 quihâtivement avait demandé la République, et qui reparaissait à son heurecomme les choses fatalement décrétées.

De temps en temps, une femme vêtue de noir marchait seule, portant unebannière noire, sur laquelle étaient écrits ces trois mots:MORT POURMORT.

Après cette procession lugubre et menaçante, comme pour répondre à sonappel, marchait ou plutôt roulait une statue colossale de la Loi, assisedans un fauteuil et tenant son glaive.

Derrière la Loi, venait immédiatement le terrible tribunalrévolutionnaire institué le 17 août et qui approvisionnait déjà laguillotine.

Mêlée au tribunal, toute la Commune s'avançait, conduisant la statue dela Liberté.

Puis enfin les juges et les tribunaux chargés de défendre cette libertéau berceau, et au besoin de la venger.

Les deux statues s'arrêtèrent un instant de chaque côté de la guillotinepour voir tomber la tête d'un condamné, et continuèrent leur chemin.

Il serait difficile, sans l'avoir vu, de se faire une idée de cequ'était un pareil cortège s'avançant à travers une population morne detristesse ou ivre de vengeance, accompagné des chants de Marie-JosephChénier et de la musique de Gossec.

Jacques Mérey regarda défiler le cortège lugubre; puis, sentant que ladouleur publique égalait sa douleur privée, avec un triste sourire surles lèvres, il prit le chemin de la demeure de Danton.

Danton et Camille Desmoulins, ces deux amis que la mort elle-même quisépare tout ne put séparer, demeuraient à quelques pas l'un de l'autre.

Danton occupait un petit appartement du passage du Commerce, au premierétage d'une sombre et triste maison qui faisait et fait probablementencore aujourd'hui arcade entre le passage et la rue del'École-de-Médecine.

Camille Desmoulins demeurait au second étage d'une maison de la rue del'Ancienne-Comédie.

Ce fut chez Danton que Jacques Mérey se présenta d'abord. Le député deParis n'était point chez lui. Le docteur n'y trouva que Mme Danton.

Jacques Mérey lui était complètement inconnu de visage; mais, à peine sefut-il nommé, que Mme Danton, qui avait souvent entendu parler de luicomme d'un homme du plus grand mérite, l'accueillit en ami de la maisonet le força de s'asseoir.

Danton venait d'être nommé, depuis trois jours seulement, ministre de laJustice, ce qu'ignorait encore Jacques Mérey. Et il était en train des'installer dans son ministère.

Quant à sa femme, elle hésitait à abandonner son modeste appartement,répétant sans cesse à son mari: «Je ne veux pas habiter l'hôtel de lajustice; il nous y arrivera malheur.»

Qu'on nous permette, puisque nous allons pendant quelque temps vivreavec de nouveaux personnages, de peindre, au fur et à mesure qu'ils seprésenteront à nous, les personnages avec lesquels nous allons vivre.

Danton, qui n'était point chez lui, et que nous retrouverons commeOrphée prêt à être déchiré par des bacchantes, était d'Arcis-sur-Aube;avocat au conseil du roi, mais avocat sans cause, il se maria avec lafille d'un limonadier établi au coin du pont Neuf. Dans cette union,c'était la femme qui apportait pour dot sa confiance dans l'avenir; nonseulement elle avait rêvé, mais elle avait deviné le plus puissantathlète révolutionnaire qui dût combattre et renverser la royauté.

Était-ce pour cela, était-ce parce qu'elle était grande, calme et bellecomme la Niobé antique, que Danton l'adorait? Non. C'était probablementparce que, la première, elle avait eu foi en lui.

L'Orient a dit: la femme, c'est la fortune.

Cette première femme de Danton, ce fut sa fortune à lui, tant qu'ellevécut.

Nous avons vu plus tard un second exemple de bonheur porté par la femme:Napoléon fut invulnérable tant qu'il fut l'époux de Joséphine.

Les premières années du mariage de Danton avaient été dures. L'argentmanquait souvent dans le jeune ménage; alors, on allait s'asseoir à latable du limonadier, et si la table du limonadier était trop surchargéepar la présence des deux jeunes époux, le ménage émigrait une secondefois et s'en allait à Fontenay-sous-Bois, près Vincennes.

Danton avait été nommé membre de la Commune de Paris, et en opinionsviolentes il atteignait les plus exagérées de ses confrères.

C'est grâce à cette violence et surtout à ces paroles prononcées à latribune: «Que faut-il pour renverser les ennemis du dedans et repousserles ennemis du dehors? De l'audace, de l'audace, et encore de l'audace!»qu'entre l'invasion et le massacre, il avait obtenu la terrible, nousdirons presque la mortelle faveur, d'être ministre de la Justice.

Il venait encore de recevoir une formidable mission.

La trahison de Longwy près de s'accomplir, la trahison de Verdun quel'on craignait, avaient fait voter par l'Assemblée nationale une levéede trente mille volontaires à Paris et dans les environs.

C'était Danton qui avait été chargé de faire cette razzia dans lesfamilles. De sorte qu'à chaque instant sa femme s'attendait à le voirrentrer poursuivi par les mères et les orphelins dont il enlevait lesfils et les pères.

Il venait depuis la veille seulement de proclamer ces enrôlementsvolontaires, et l'on dressait sur toutes les places, dans tous lescarrefours, des théâtres, où les magistrats seraient chargés de recevoirles signatures de ceux qui sauraient écrire, ou les consentements deceux qui ne le sauraient pas, et où les tambours devaient par unroulement annoncer chaque enrôlement nouveau.

Puis, pour le lendemain, il s'apprêtait à demander à l'Assemblée unechose bien autrement terrible quand on connaît l'esprit des Français:c'étaient les visites domiciliaires.

Danton avait sa mère.

Les deux femmes vivaient ensemble; elles soignaient à qui mieux mieuxles deux enfants de Danton:

L'un qui datait de la prise de la Bastille, l'autre de la mort deMirabeau.

Mérey causa longuement avec cette femme, qui l'intéressait d'une façonétrange, car il avait vu sur son visage les signes d'une mort précoce;ses yeux profondément cernés par les veilles et par les larmes, sespommettes brûlées par la fièvre, le reste de son visage blêmi par lescraintes incessantes, ce saint devoir accompli de nourrir elle-même lesenfants qu'elle avait donnés à son mari, tout cela disait au médecin:«Tu as sous les yeux une victime marquée pour la mort.»

Et de cet intérêt qui avait pris le cœur de Jacques, de cette douceurque la pitié avait communiquée à sa voix, il était ressorti un charmequi avait été chercher jusqu'au fond de son âme la confiance de lapauvre créature.

Elle lui raconta alors combien de fois elle l'avait arrêté dans cesemportements terribles qui faisaient bondir de terreur l'Assemblée toutentière; elle lui parla du roi qu'elle aimait et qu'elle ne voulait pasvoir coupable, de la pieuse Madame Élisabeth qu'elle admirait, de lareine qu'elle essayait d'excuser; elle lui dit que, lorsque son mariavait fait le 10-Août, c'est-à-dire avait renversé le roi, il lui avaitjuré que, une fois renversé, le roi lui serait sacré et qu'il feraittout au monde pour lui sauver la vie.

Et Jacques Mérey écoutait tout cela avec une profonde tristesse, car ilsentait que Danton avait pris là des engagements qu'il ne pourraittenir, et il voyait la malheureuse femme, dont il eût pu compter lesjours, entrer à chaque secousse plus rapidement dans la mort.

Il promit de chercher Danton dans tout Paris.

Trouver Danton n'était pas difficile; partout où il passait, ses pasétaient marqués; partout où il parlait, sa voix formidable laissait unécho.

S'il le trouvait, il le ramènerait à la maison, et là, lui quiparaissait si calme et si doux, il calmerait et adoucirait Danton.

Pauvre femme! elle était loin de se douter quelle flamme brûlait dans cecœur qu'elle croyait apaisé, et quels serments de vengeance avaitprononcés cette voix douce et consolante.

Jacques Mérey se rendit tout droit du passage du Commerce à la rue de laVieille-Comédie.

Il monta au second étage de la maison qui lui avait été indiquée, sonnaet demanda Camille Desmoulins.

Camille Desmoulins était sorti comme Danton. Dans ces jours terribles,les hommes d'action se tenaient peu chez eux.

C'étaient les femmes qui gardaient la maison comme d'anciennes Romaines;les hommes agissaient, les femmes pleuraient.

Celle qui vint lui ouvrir la porte accourut rapidement et lui ouvrit ens'essuyant les yeux.

Celle-là n'était pas comme Mme Danton, marquée d'avance pour latombe; elle était pleine de jeunesse, exubérante de vie; elle avait lalèvre rose, l'œil vif, les joues fraîches, et sur tout cela cependanton sentait que l'insomnie et les larmes avaient passé; mais il y a unâge et un état de santé où l'insomnie aiguise le regard, où les larmesfont sur les joues l'effet de la rosée sur les fleurs.

—Ah! monsieur, dit-elle vivement, j'avais cru reconnaître la manière desonner de Camille; je sais cependant bien qu'il a sa clef pour rentrer àtoute heure de la journée et de la nuit; mais, quand on attend, onoublie tout. Venez-vous de sa part, monsieur?

—Non, madame, répondit Jacques Mérey; j'ai deux amis seulement à Paris,où je suis arrivé d'hier: Georges Danton et votre cher Camille; car jeprésume que je parle à sa bien-aimée Lucile. Ce que vous me ditesm'apprend qu'il n'est point à la maison.

—Hélas! non, monsieur, il est sorti avec l'aube. Il avait dit qu'ilrentrerait avant midi et il est deux heures. Mais vous dites que vousêtes son ami; entrez donc, monsieur, entrez. Nous sommes dans un momentoù il va avoir besoin de tous ses amis. Dites-moi votre nom, monsieur,afin que, si vous voulez entrer et l'attendre un instant avec moi, jesache à qui je parle, ou que, si vous vous en allez, je puisse lui direqui est venu.

Jacques Mérey se nomma.

—Comment, c'est vous! s'écria Lucile; si vous saviez combien de fois jel'ai entendu prononcer votre nom! Il paraît que vous êtes un grandsavant, et que vous pourriez, si vous vouliez, jouer un rôle dans notresainte Révolution. Plus de vingt fois, il a dit dans les heures dedanger: «Ah! si Jacques était ici, quel bon conseil il nous donnerait!»Entrez donc, monsieur, entrez donc!

Et Lucile, avec une familiarité toute juvénile, prit le docteur par lerevers de son habit, le tira dans l'antichambre, et, refermant la portederrière lui, le conduisit ainsi jusque dans un petit salon, où elle luimontra un canapé et lui fit signe de s'asseoir.

—Tenez, continua-t-elle, dans cette fameuse nuit du 10-Août, je merappelle qu'il a demandé à Danton où vous étiez, et que Danton lui arépondu que vous étiez dans une petite ville de province, à Argenton, jecrois.

—Oui, madame.

—Vous voyez bien que je vous dis la vérité. «Il faut lui écrire,disait-il à Danton, il faut lui écrire.»

—Et que répondit Danton?

—Danton haussa les épaules: «Il est heureux là-bas, dit-il, netroublons pas des gens heureux dans leur bonheur.» Puis, comme nousétions à table, et que Camille et Danton mangeaient seuls, il remplitson verre, le choqua contre celui de Camille, et lui dit quelques motsen latin que je ne compris pas, mais que j'ai retenus. Je n'ai pas oséen demander l'explication à Camille.

—Vous les rappelez-vous, demanda Jacques, assez pour me les dire sans yrien changer?

—Oh! oui.Edamus et bibamus, cras enim moriemur.

—Aujourd'hui, madame, dit Jacques, je puis vous traduire ces mots, carle danger est passé, et ils s'appliquaient au danger: «Buvons etmangeons, avait dit Danton à votre mari, car nous mourrons demain.»

—Ah! si j'avais entendu cela, je serais morte de peur. Jacques sourit.

—Je vous connaissais de réputation, madame, et, à votre charmant visagemutin, orageux et fantasque, j'aurais cru que vous étiez brave.

—Je le suis quand il est là, brave; si je meurs avec lui, vous verrezcomme je mourrai bravement; mais si je meurs loin de lui et sans lui, jene peux répondre de rien. Vous n'étiez pas ici, n'est-ce pas, monsieur,pendant la nuit et la journée du 10-Août?

—Je crois avoir eu l'honneur de vous dire, madame, que je n'étaisarrivé à Paris que d'hier.

—Ah! c'est vrai. Mais je vous l'ai dit, quand il n'est pas là, je suisfolle. Si vous l'aviez vu cette nuit-là, tout homme que vous êtes, vousauriez eu peur aussi, allez.

En ce moment, on entendit le bruit d'une clef qui grinçait dans laserrure.

—Ah! c'est lui, s'écria-t-elle; c'est Camille!

Et, bondissant du salon dans l'antichambre, elle laissa Jacques Méreyseul, admirant cette nature primesautière, prompte au rire, prompte auxlarmes, recevant toutes les impressions sans essayer jamais d'en cacheraucune.

Elle rentra pendue au cou de Camille, les lèvres sur les lèvres.

Jacques Mérey poussa un profond soupir; il pensait à Éva.

Camille lui tendit les deux mains.

Camille était petit, médiocrement beau et bégayait en parlant. Commentavait-il conquis cette Lucile si jolie, si gracieuse, si accomplie?

Par l'attrait du cœur, par le charme du plus piquant esprit.

Il fit grande fête à cet ami de collège qu'il n'avait pas vu depuis dixans; les questions et les réponses se croisèrent, tandis que Lucile,assise sur un de ses genoux, le regardait avec une indicible tendresse.

Camille voulut retenir Jacques à dîner, Lucile joignit ses instances àcelles de son ami, et fit une adorable petite moue lorsque Jacquesrefusa.

Mais Jacques annonça qu'il avait promis à Mme Danton de chercher sonmari et de le lui ramener. Alors, ni l'un ni l'autre n'insistèrent plus;seulement ils s'engagèrent à aller passer la soirée chez Danton et à yretrouver Jacques Mérey, si toutefois Jacques Mérey retrouvait Danton.

XX

Les enrôlements volontaires

Pendant les trois ou quatre heures que Jacques Mérey avait passées chezDanton et chez Camille Desmoulins, Paris, surtout en se rapprochant desquartiers du centre, avait complètement changé d'aspect. On se seraitcru dans quelqu'une de ces places fortes menacées par l'approche del'ennemi.

Partout des bureaux d'enrôlement, c'est-à-dire des plates-formespareilles à des théâtres, s'étaient élevées comme si le génie de laFrance n'avait eu qu'à frapper avec sa baguette le sol de Paris pour lesen faire sortir.

À chaque angle de rue, des factionnaires répétaient pour mot d'ordre,les uns:La patrie est en danger; les autres:Souvenez-vous des mortsdu 10-Août.

Danton avait fixé au même jour cette fête funèbre et les enrôlementsvolontaires, afin que le deuil rejaillît sur la vengeance.

Il n'avait pas fait fausse route. Cet appel des sentinelles à tous ceuxqui passaient, ce cortège de veuves et d'orphelines qui sillonnaient lesrues de la capitale, le saint et terrible drapeau du danger de lapatrie, drapeau noir dont les longs plis flottaient à l'hôtel de villeet qu'on retrouvait sur tous les grands monuments publics, inspiraientun sentiment de solidarité profond à toutes les classes de la société.C'était à qui se ferait recruter pour la patrie, offrant des uniformes,allant de maison en maison. Les enrôlés volontaires, tout enrubannés,parcouraient les rues en tous sens et en criant: «Vive la nation! Mort àl'étranger!»

Tout autour des théâtres où l'on s'inscrivait, c'étaient desembrassements, des larmes, des chants patriotiques, au milieu desquelséclataitla Marseillaise, connue à peine.

Puis, d'heure en heure, un coup sourd, un de ces bruits qui retentissentdans toutes les âmes, un coup de canon, se faisait entendre, rappelantà chacun, si on avait pu l'oublier, que l'ennemi n'était plus qu'àsoixante lieues de Paris.

Jacques Mérey avait été droit à l'hôtel de ville, c'est-à-dire à laCommune. Danton venait d'en sortir. Il allait à l'Assemblée, disait-on,c'est-à-dire à côté des Feuillants.

L'hôtel de ville était encombré de jeunes gens qui venaient s'enrôler;l'immense drapeau noir flottait à la fenêtre du milieu et semblaitenvelopper tout Paris.

La Commune était en permanence.

On sentait que c'était là le cœur de la Révolution; l'air que l'on yrespirait donnait l'amour de la patrie, l'enthousiasme de la liberté.

Mais là était le côté brillant, le mirage, si l'on peut dire, de lasituation; là étaient les beaux jeunes gens pleins d'ardeur, se grisantà leurs propres cris de «Vive la nation! Mort aux traîtres!» Mais cequ'il eût fallu voir pour se faire une idée du sacrifice, c'étaitl'appartement, c'était la mansarde, c'était la chaumière d'où levolontaire sortait! c'était le père sexagénaire qui, après avoir remisaux mains de son enfant le vieux fusil rouillé, était retombé sur sonfauteuil, faible, en face de l'abandon; c'était la vieille mère aucœur brisé, aux sanglots intérieurs, faisant le paquet du voyage—etquel voyage que celui qui mène à la bouche du canon ennemi!—etramassant les quelques sous épargnés à grand-peine sur sa proprenourriture, et les nouant au coin du mouchoir avec lequel elle s'essuieles yeux.

Hélas! nos mères, matrones de la République, femmes de l'Empire, onttoutes eu deux accouchements: le premier, joyeux, qui nous mettait aujour; le second, terrible, qui nous envoyait à la mort.

Tous ne mouraient pas, je le sais bien; beaucoup revenaient mutilés etfiers, quelques-uns avec la glorieuse épaulette; mais combien dont onn'entendait plus parler et dont on attendait inutilement des nouvelles,pendant de longs mois, pendant de longues années!

La Sibérie, qui l'eût cru? était devenue un espoir.

Après cette désastreuse campagne de Russie, où de six cent mille hommesil en revint cinquante mille, on se disait:

—Il aura été fait prisonnier par les Russes et envoyé en Sibérie. Il ya si loin de la Sibérie en France, qu'il lui faut bien le temps derevenir, à ce pauvre enfant.

Et la mère ajoutait en frissonnant:

—On dit qu'il fait bien froid en Sibérie!

Puis, de temps en temps, on entendait dire en effet qu'un échappé de cetenfer de glaces était arrivé dans telle ville, dans tel village, danstel hameau.

C'étaient cinq lieues, c'étaient dix lieues, c'étaient vingt lieues àfaire. Qu'importe! on les faisait, à pied, à âne, en charrette. Onarrivait dans la famille joyeuse.

—Où est-il?

—Le voilà.

Et l'on voyait un spectre hâve, décharné, aux yeux creux, à qui,maintenant qu'il était arrivé, les forces manquaient.

—En restait-il encore après vous? demandait la mère haletante.

—Oui, l'on m'a dit qu'il y avait encore des prisonniers à Tobolsk, àTomsk, à Irkoutsk! Peut-être votre enfant est-il dans l'une de ces troisvilles. J'en suis bien revenu, pourquoi n'en reviendrait-il pas, lui?

Et la mère s'en allait moins triste, et, au retour, répétait à sesvoisins, qui l'accueillaient avec sollicitude, les paroles qu'elle avaitentendues.

—Il en est bien revenu! pourquoi mon enfant n'en reviendrait-il pas?

Et la mort chaque jour faisait un pas vers elle, et, sur son litd'agonie, s'il survenait quelque bruit inusité, la pauvre vieille sesoulevait encore et demandait:

Est-ce lui?

Ce n'était pas lui.

Elle retombait, poussait un soupir et mourait.

Donner leurs enfants à cette guerre implacable du monde entier contre laFrance, à ce gouffre de Curtius qui engloutissait des victimes parmilliers et ne se refermait pas, quelques-unes s'y résignaient, mais laplupart ne pouvaient supporter cette pensée et tombaient dans des accèsde rage et de maudissement.

Aussi Danton, revenant de l'hôtel de ville à l'Assemblée nationale,forcé de traverser les halles, tomba-t-il dans un groupe de ces femmesfurieuses.

Il fut reconnu.

Danton, c'était la Révolution faite homme. Sa face bouleversée,sillonnée, labourée par les passions, en portait à la fois les beautéset les ravages. Dans ce visage couvert de scories, comme les abords d'unvolcan, à peine les yeux étaient-ils visibles, excepté lorsqu'ilslançaient des éclairs. Le nez s'efface presque sous la grêle de lapetite vérole. La bouche s'ouvre terrible, entre les puissantesmâchoires de l'homme de lutte. Dans ce tempérament tout sensuel, oùdomine la chair, il y avait du dogue, du lion et du taureau; enfin,derrière cette laideur sublime, beaucoup de cœur. Un cœurgénéreux, dit Béranger; un cœurmagnanime, dit Royer-Collard.

—Ah! te voilà! lui crièrent les femmes, toi qui as fait insulter le roile 20 juin! toi qui as fait mitrailler le palais le 10-Août! (Les damesde la halle étaient en général royalistes.) Aujourd'hui, tu nous prendsnos enfants; on voit bien que tu es aveugle de passer par les halles; tevoici entre nos mains, tu n'en sortiras plus!

Et deux d'entre elles allongèrent le bras pour porter la main surDanton.

Mais lui les repoussa du geste.

—Bacchantes du ruisseau! s'écria-t-il avec son rire terrible quiressemblait à un rugissement, ne savez-vous donc point qu'on ne touchepas à Danton sans tomber mort? Danton, c'est l'arche. Le 20 juin, votreroi, si c'eût été un vrai roi, il fût mort plutôt que de mettre lebonnet rouge. Je ne suis pas roi, Dieu merci! mais essayez de me lemettre malgré moi, votre bonnet rouge, et vous verrez! Le 10-Août! mais,si celui que vous appelez votre roi eût été un homme, il se serait faittuer avant qu'un seul d'entre nous eût mis le pied dans son palais!Votre roi! Est-ce que c'est moi qui vous prends vos enfants? C'est lui.

—Comment, lui? interrompirent cent voix.

—Oui, lui! Contre qui vont-ils marcher, vos enfants? Contre l'ennemi.Qui a attiré l'ennemi en France? C'est le roi. Qu'allait-il faire horsde France, lorsque de braves patriotes l'ont arrêté à Varennes? Chercherl'ennemi! Eh bien, l'ennemi est venu. Faut-il l'accueillir comme on l'afait à Longwy? Faut-il lui ouvrir les portes de Paris? Faut-il devenirPrussien, Autrichien, Cosaque? Ô folles créatures! peut-être lesattendez-vous avec impatience, ces assassins, ces brûleurs, cesvioleurs! et dans le geste que vous faites pour les inviter à venir,peut-être y a-t-il encore plus d'obscénité que de trahison.

—Que dis-tu donc là? s'écrièrent les femmes.

—Ce que je dis? reprit Danton en montant sur une borne, je dis que, sivous croyez, parce que vous les avez portés dans votre ventre, parcequ'ils sont sortis de vos entrailles, parce que vous les avez nourris devotre lait, si vous croyez que vos enfants sont à vous, vous voustrompez étrangement! Vos enfants sont à la patrie. L'amour, lagénération, l'enfantement, tout cela est pour la patrie! La maternitéindividuelle n'est qu'un moyen de donner des défenseurs à la mèrecommune, la France! Ah! misérables renégates que vous êtes! la France semet d'un côté, et vous de l'autre; la France crie: «À moi! à l'aide! ausecours!» Vos enfants s'élancent à ce cri et vous les retenez! Il nevous suffit pas d'être des mères lâches, vous êtes des filles impies.Oh! moi aussi, j'ai deux enfants, nés dans des heures sacrées; que laFrance me les demande, je lui dirai: «Mère, les voilà!» J'ai une femmeque j'adore; que la France me la demande, je lui dirai: «Mère, lavoilà!» Et que, après mes enfants et ma femme, la France me crie: «À tontour!» je bondirai au-devant du gouffre en disant: «Mère, me voici!»

Les femmes se regardèrent étonnées.

—Ô sainte liberté! s'écria Danton, moi qui croyais le jour du sacrificearrivé, et le jour de la fraternité près d'éclore, je me trompais donc!Ô natures perverses, c'était à vous qu'il était réservé de me briser lecœur, c'était à vous qu'il était donné de faire une chose plusdifficile que de tirer le sang de mes veines, c'était à vous qu'il étaitdonné de me tirer les larmes des yeux! Malheur à qui fait pleurerDanton, car il fait pleurer la Liberté même!

Et des larmes, de vraies larmes d'amour pour la France, commencèrent decouler sur les joues de Danton.

C'est qu'en effet Danton était la voix sombre et sublime de la patrie;ce n'était point à tort qu'il disait:Celui qui fait pleurer Dantonfait pleurer la Liberté. L'acte chez lui était au service de la parole;il dit de sa voix énergique et profonde: «Que la Révolution soit!» et laRévolution fut.

Née de lui, la Révolution mourut avec lui.

À la vue de ces pleurs roulant sur le visage de Danton, les femmesbouleversées n'y purent tenir plus longtemps: les unes l'arrachèrent dela borne et le serrèrent entre leurs bras; les autres s'enfuirent encachant leur visage dans leur tablier.

Jacques Mérey avait vu toute cette scène depuis le commencement jusqu'àla fin. D'abord, il s'était tenu à l'écart, prêt à porter secours à sonami, si besoin était; puis il avait admiré cette prodigieuse éloquencequi savait se plier à toutes les circonstances, parlementaire à latribune, populaire sur la borne; il avait entendu ses premières parolesburlesques, violentes, obscènes; il avait vu ce masque effrayants'animer et s'embellir de sa fureur vraie ou simulée; il avait sentipénétrer jusqu'au fond de son cœur ces syllabes brusques dardéescomme des coups d'épée, puis, quand Danton pleura, lui, laissa toutnaturellement couler ses larmes.

Danton, débarrassé de ces femmes, s'essuya le visage, vit Jacques Méreyà dix pas de lui, le reconnut et se précipita dans ses bras.

Danton, nous l'avons dit, se rendait à l'Assemblée nationale. Lespremiers mots, les premières preuves d'affection échangées entre lesdeux amis:

—Il n'y a pas de temps à perdre, dit Danton à Jacques; je vais àl'Assemblée pour y provoquer une mesure de la plus haute importance;viens avec moi.

L'Assemblée était dans une grande agitation: des nouvelles venaientd'arriver de Verdun. L'ennemi était à ses portes et le commandantBeaurepaire avait fait le serment de se faire sauter la cervelle plutôtque de se rendre. Mais on assurait qu'il y avait dans la ville un comitéroyaliste qui forcerait la main au commandant Beaurepaire.

À la vue de Danton, un grand murmure se fit.

Danton ne parut pas même l'entendre.

Il monta à la tribune, et, sans trouble, sans hésitation, il demanda lesvisites domiciliaires.

Une opposition très vive éclata, on parla de la liberté compromise, dudomicile violé, du secret du foyer mis au grand jour.

Danton laissa dire avec un calme dont on l'eût cru incapable; puis,quand la tempête fut apaisée:

—Quand une armée étrangère est à soixante lieues de la capitale, quandune armée royaliste est au cœur de Paris, il faut que ceux qui sontsous la main de la France sentent peser cette main sur eux. Vous êtestous d'avis que sans la Révolution nous péririons, que la Révolutionseule peut nous sauver. Eh bien, si je représente comme ministre de laJustice la Révolution, il faut que je connaisse les obstacles qu'on nousoppose et les ressources qui nous restent. Que venez-vous me parler deliberté compromise, de domicile violé, de secrets mis au grand jour!Quand la patrie est en danger, tout appartient à la patrie, hommes etchoses. Au nom de la patrie, je demande, j'exige les visitesdomiciliaires!

Danton l'emporta. Les visites domiciliaires furent décrétées, et, pourqu'on n'eût pas le temps de rien cacher aux visiteurs, on décidaqu'elles commenceraient la nuit même.

Jacques Mérey se chargea d'aller tranquilliser Mme Danton; quant àlui, Danton, il se rendrait sans perdre un instant au ministère de laJustice, où il donnerait ses ordres, et où il prendrait ses mesures pourqu'ils fussent exécutés.

Il invitait Mme Danton, si elle craignait quelque chose, à venir l'yrejoindre.

La pauvre femme craignait tout; elle fit charger une voiture de seseffets les plus nécessaires, et se décida, ce qu'elle n'avait pu faireencore, à aller habiter le sombre hôtel avec son mari.

Jacques Mérey l'y conduisit. Mme Danton voulait le retenir à l'hôtel;elle pensait que plus il y aurait d'hommes dévoués autour de son mari,moins il y aurait à craindre pour lui.

Mais il était quatre heures du soir; la générale commençait de battredans toutes les rues, et chacun était averti de rentrer chez soi à sixheures précises.

En un instant, la population disparut comme par enchantement; onentendit ce fatal claquement des portes qui se ferment, claquement quenous avons si souvent entendu depuis; toutes les fenêtres suivirentl'exemple des portes. Des sentinelles furent mises aux barrières, laSeine fut gardée, et, quoique les visites ne dussent commencer qu'à uneheure du matin, chaque rue fut interceptée par des patrouilles desoixante hommes.

Jacques Mérey ne voulait pas, pour son début à Paris, commencer pardésobéir à la loi. Au milieu de la solitude la plus absolue, il rentra àl'hôtel deNantes, et, mourant de faim, se fit servir à dîner.

On lui apporta sur une assiette un billet proprement plié et cacheté decire noire. Le cachet représentait une cloche fêlée avec cette devise:SANS SON.

À ce cachet noir, à ce jeu de mots lugubre qui servait à indiquer quel'épître venait du bourreau, Jacques Mérey devina ce que contenait lalettre.

C'était l'éclaircissement qu'il avait demandé à l'exécuteur sur lapersistance de la vie après la séparation de la tête et du corps.

Il ne se trompait pas. Voici la brève explication que contenait lalettre:

Citoyen,

J'ai fait l'épreuve moi-même. Ayant tranché la tête à un condamnénommé Leclère, j'ai saisi, au moment où elle allait tomber dans lepanier, la tête par les cheveux, et ayant approché son oreille dema bouche, j'ai crié son nom. L'œil fermé s'est rouvert avecl'expression de l'effroi, mais s'est refermé presque aussitôt.

L'épreuve n'en est pas moins décisive; la vie persiste, c'est dumoins mon avis.

Celui qui n'ose se dire votre serviteur,

SANSON.

Cette presque certitude flatta l'amour-propre de Jacques Mérey,puisqu'elle confirmait son opinion; mais elle lui ôta quelque peu de sonappétit.

Il voyait toujours dans la pénombre de sa chambre cette tête sanglanteaux mains du bourreau, l'œil gauche démesurément ouvert et écoutantavec la double expression de l'angoisse et de l'effroi.

XXI

L'ouvrage noir!

Jacques achevait à peine son dîner que la porte s'ouvrit et que Dantonentra.

Le docteur se leva avec étonnement.

—Oui, c'est moi, lui dit Danton, qui voyait l'effet produit par saprésence inattendue. Depuis que je t'ai rencontré, j'ai beaucoupréfléchi; tu vois dans quel état est Paris?

—Il est évident que le sentiment de la terreur y est profond, réponditJacques.

—Et tu ne vois pas cependant comme moi dans les profondeurs de lasituation. Je vais t'y conduire, et alors tu me remercieras d'avoirtrouvé moyen de t'éloigner de Paris.

—Ne puis-je donc pas vous être utile ici?

—Non! car ta mission ne commence que le 20 septembre, et jusque-là tudois rester étranger à tous les événements qui vont se passer ici.Quelques-uns y laisseront leur vie.

Jacques fit un mouvement d'insouciance.

—Je sais qu'en acceptant la charge de député à la Convention, tu asfait le sacrifice de la tienne; mais beaucoup y laisseront leurréputation ou leur honneur. Or, tu dois te présenter à la Convention purde tout engagement, libre de tout parti. Il sera temps pour toi, unefois que tu seras à l'Assemblée, de te faire jacobin ou cordelier, det'asseoir dans la plaine ou sur la montagne.

—Que va-t-il donc, à ton avis, se passer ici?

—Je vois encore vaguement l'avenir, si prochain qu'il soit, mais j'yflaire du sang, et beaucoup. Il faut que la lutte de la Commune et del'Assemblée cesse. Jusqu'à présent, l'Assemblée s'est laissée traîner àla suite de la Commune. Chaque fois que l'Assemblée essaye de s'endéfaire, la Commune montre les dents à l'Assemblée, qui recule.L'Assemblée, mon cher Jacques, c'est la force selon la loi et avec laloi; la Commune, c'est la force populaire sans contrôle et sans limites.L'Assemblée, dans une de ses reculades, a voté un million par mois pourla Commune de Paris. Elle n'est pas, comme tu le comprends bien, décidéeà renoncer en se suicidant à un pareil subside. Elle a placé sadictature entre des mains effrayantes—non pas entre les mains d'hommesdu peuple, j'en aurais moins peur que de celles où elle se trouve—, deslettrés de taverne, des scribes de ruisseau, un Hébert qui a étémarchand de contremarques, un Chaumette, cordonnier manqué, maisdémagogue réussi; c'est à ce dernier qu'elle a eu l'idée de donner lepouvoir sans limite d'ouvrir et de fermer les prisons, d'arrêter etd'élargir; tous ensemble ils ont pris cette mortelle décision d'afficheraux portes de chaque prison les noms des prisonniers. Or, pendant que lepeuple lit ces noms et rêve le massacre, les prisonniers eux-mêmes lesprovoquent; ceux de l'Abbaye, par exemple, insultent les gens duquartier à travers leurs grilles; ils font entendre des chansonsantirévolutionnaires; ils boivent à la santé du roi, aux Prussiens, àleur prochaine délivrance; leurs maîtresses viennent les voir, manger etboire avec eux; les geôliers sont devenus les valets de chambre desnobles, les commissionnaires des riches; l'or roule à l'Abbaye et lepeuple qui manque de pain montre le poing à cet insolent Pactole quicoule dans les prisons. Paris est inondé de faux assignats. Où dit-onqu'on les fabrique? dans les prisons mêmes; vrais ou non, ces bruits serépandent et exaspèrent la foule. Joins à cela un Marat qui, tordant savilaine bouche, demande tous les matins cinquante mille, cent mille,deux cent mille têtes. Non contente de fouler aux pieds toute libertéindividuelle, cette féroce dictature d'où je sors et que je voudraiscontenir en vain s'attaque à une liberté bien autrement dangereuse, à laliberté de la presse. Quand c'est Marat qu'elle devrait poursuivre,c'est un jeune patriote plein de dévouement et d'intelligence qu'elleattaque; c'est Girey qu'elle poursuit, qu'elle poursuit jusqu'auministère de la Guerre où il s'est réfugié. L'Assemblée, mise endemeure, a été forcée de mander à sa barre le président de la CommuneHuguenin. Huguenin n'a point paru. L'Assemblée, il y a une heure, acassé la Commune, en déclarant qu'une nouvelle Commune serait nommée parles sections dans les vingt-quatre heures. Au reste, singulière anomaliequi prouvera dans quel épouvantable gâchis nous sommes: l'Assemblée, encassant la Commune, a déclaré qu'elle avait bien mérité de la patrie.

Ornandum et tollandum, a dit Cicéron.

—Oui, mais voilà que la Commune ne veut être ni couronnée ni chassée.La Commune veut rester, régner par la terreur; elle restera et régnera.

—Et tu crois qu'elle aura l'audace d'ordonner quelque grand massacre?

—Elle n'aura pas besoin d'ordonner; elle laissera faire, elle laisseraParis dans l'état de sourde fureur où est le peuple; elle laissera crierles ventres vides, hurler les estomacs affamés; et si une voix a lemalheur de crier: «Assez de statues brisées comme cela! assez de marbresen morceaux! assez de plâtres en poussière! au lieu de nous en prendre àces effigies, prenons-nous-en à ces aristocrates qui boivent à lavictoire des étrangers, à ce roi qui les appelle: à l'Abbaye, au Templed'abord, à la frontière après!» alors, tout sera dit. Il n'y a que lapremière goutte de sang qui coûte à verser. La première goutte versée,il en coulera des flots.

—Mais, dit Jacques Mérey, n'y a-t-il donc point parmi vous un homme quipuisse dominer la situation et diriger l'esprit des masses?

—Nous ne sommes en réalité que trois hommes populaires, dit Danton.Marat, qui veut et qui prêche le massacre; Robespierre, qui auraitl'autorité; moi, qui aurais peut-être la force.

—Eh bien?

—Nous ne pouvons recourir à Marat pour empêcher ce qu'il demande.Robespierre ne se risquera pas à se mettre en travers du flotpopulaire. Pour chasser des cœurs le démon du massacre, pour fairerougir la mort d'elle-même, pour la faire rentrer dans le néant d'oùelle sort, il faut être César ou Gustave-Adolphe.

—Non, répliqua Jacques Mérey, il faut être Danton; il faut prendre undrapeau et parler à ces hommes comme tu as parlé hier à ces femmes quivoulaient te déchirer. Beaucoup peuvent approuver l'idée du massacre,mais, crois-moi, les massacreurs sont peu nombreux. Mets aux portes desprisons tes deux mille enrôlés volontaires d'aujourd'hui; dis-leur quele prisonnier, tant que la sentence n'est point portée contre lui, estsacré; qu'il est sous la loi de la nation tout entière, et que la prisonest un asile plus inviolable que le sanctuaire. Ils t'écouteront, etpleins d'enthousiasme, ils donneront, s'il le faut, leur vie pour lanoble cause dont tu les auras chargés.

—Ah! ma foi! non, dit Danton avec insouciance; ils se sont enrôlés pourmarcher à l'ennemi, et je ne veux pas tromper leur attente; je nepousserai point au massacre, mais je ne m'y opposerai pas; j'yrisquerais ma vie.

—Et depuis quand Danton ménage-t-il sa vie? dit en riant Jacques Mérey.

—Depuis que je m'aperçois que personne ne ferait ce qui reste à faire:à établir la République. Ce n'est pas ce fou furieux de Marat qui peutêtre le Brutus de la nouvelle république—lui ne fait pas le fou, ill'est réellement—. Ce n'est pas cet hypocrite de Robespierre, qui enest peut-être le Washington; il s'est opposé à la guerre que tout lemonde voulait, et va être un an ou deux à rétablir sur sa base sapopularité ébranlée. Il n'y a donc que moi. Eh bien! moi, je te le diraitout bas, au risque de t'épouvanter, moi, je ne suis pas bien convaincuqu'il soit sage de marcher à un ennemi terrible en laissant un ennemiplus terrible derrière soi. Le peuple, dans les grands cataclysmesrévolutionnaires, a parfois de ces subites et foudroyantesilluminations. Oui, l'ennemi à craindre, le véritable ennemi, celui quiperdra la France si nous le laissons vivre, conspirer, correspondre, desa prison du Temple et du Temple au camp de Frédéric-Guillaume, c'est leroi, ce sont les royalistes et tous les aristocrates.

—Comment, tu laisserais la vengeance populaire monter jusqu'au roi?

—Non, car la mort des royalistes et des aristocrates suffira pourépouvanter le roi et l'empêcher de continuer ses coupables menées.D'ailleurs, ce n'est pas dans un orage populaire qu'il faut que le roimeure, c'est par un jugement public, c'est par un arrêt de la nation,c'est de la mort des traîtres, des transfuges et des parjures.

—Mais je croyais que tu avais fait serment à ta femme non seulement dene jamais prendre part à la mort du roi, mais de le défendre.

—Ami, aux jours de révolution, bien fou qui fait de pareils serments,et plus fous encore sont ceux qui y croient. Si j'ai fait le serment quetu dis, c'était avant la fuite de Varennes, il y a déjà longtemps decela, et des serments faits à cette époque je me souviens à peine.Laisse écouler encore deux ou trois mois, je l'aurai oublié tout à fait.Et puis, après tout, est-ce donc un sang si pur que celui qui coulerapar-dessous les portes des prisons? De faux Français, de mauvaiscitoyens, des traîtres, des parricides! Et puisque nous avons des hommesqui consentent à faire l'ouvrage noir, comme disent les Russes,couvrons-nous le visage, gémissons et laissons-les faire. Il est bon,crois-moi, de compromettre Paris tout entier aux yeux du monde, afin queParis sache qu'il n'y a pas de pardon pour lui s'il laisse entrerl'ennemi dans ses murs.

Jacques Mérey regarda Danton, et vit dans les lignes calmes de sonvisage les preuves d'une inébranlable décision; il n'agirait pas, mais,comme il le disait, il n'empêcherait pas les autres d'agir.

—Tu as raison, Danton, dit Jacques Mérey, je ne suis pas encore assezprofondément trempé dans le stoïcisme révolutionnaire pour dire commetoi: «Tel sang est pur, tel sang est impur;» pour moi, médecin, le sangest encore la matière la plus précieuse à la vie, de la chair coulante,une liqueur composée de fibrine, d'albumine et de sérosité, que je doisessayer de faire rentrer dans les veines de l'homme au lieu de l'enfaire sortir: envoie-moi donc bien vite là où je puisse faire le biensans faire le mal, et où je ne sois pas obligé de passer par le mal pourarriver au bien.

—Voilà justement ce qui m'a fait venir te trouver. Écoute, voici endeux mots ce qui se passe là-bas. Le 19 août 1792, les Prussiens et lesémigrés sont entrés en France. Ils entrèrent par une pluie battante,présage terrible pour eux.

—Tu crois aux présages?

—Ne sommes-nous pas des Romains? Les Romains y croyaient, faisons commeeux.—Ils se présentèrent le 20 devant Longwy, c'est-à-dire que, deCoblence à Longwy, ils ont mis vingt jours à faire quarante lieues. Auhuitième coup de canon, Longwy se rendit, et le roi Frédéric-Guillaume yfit son entrée. Au lieu de marcher immédiatement sur Verdun, ilsrestèrent huit jours campés autour de leur conquête; ils y sont encore.La France, pendant ce temps, resta sur la défensive. Or, la défensive neva point à la France. La France n'est point un bouclier, c'est une épée:sa force est dans son attaque.

»Ces huit jours d'hésitation de l'ennemi ont sauvé la France; pendantces huit jours, deux mille hommes sont partis chaque jour de Paris; tucrois que les enrôlements volontaires datent d'aujourd'hui, tu tetrompes. Il a fallu, il y a trois jours, un décret de l'Assemblée pourforcer de rester à leur atelier les typographes qui imprimaient lesséances; il a fallu étendre le décret aux serruriers, tous auraient prisle fusil, pas un ne serait resté pour en faire. Nos églises, désertespar la disparition d'un culte inutile, sont devenues des ateliers où desmilliers de femmes travaillent au salut commun: elles préparent lestentes, les habits, les équipements militaires, chacune couvre etréchauffe d'avance son enfant qui part et qui va combattre l'ennemi.

»Dans ces églises mêmes s'accomplit sous leurs yeux une actionmystérieuse et salutaire. Sur ma proposition, l'Assemblée a décidé quel'on fouillera les tombeaux et qu'on emploiera pour la défense du paysle cuivre et le plomb des cercueils.»

Jacques Mérey regarda Danton avec plus d'admiration encore qued'étonnement.

—Et c'est sur ta proposition, dit-il, que l'Assemblée a rendu cedécret?

—Oui, répondit Danton. Si près de périr, la France des vivantsn'avait-elle pas le droit de demander secours à la France des morts?Crois-tu que ces morts dont on a ouvert et pris les cercueils ne leseussent point donnés pour sauver leurs enfants et les enfants de leursenfants? Quant à moi, au premier tombeau ouvert, il m'a semblé entendrece cri sorti des abîmes de la mort: «Prenez non seulement nos cercueils,mais nos ossements, si de nos ossements vous pouvez vous faire des armescontre l'ennemi.»

Jacques Mérey se leva.

—Danton, dit-il, tu es vraiment grand, plus grand encore que je necroyais!

—Non, mon ami, répondit Danton avec simplicité, c'est la France qui estgrande et non pas nous. Nous, nous n'atteignons pas la hauteur de cettefemme, de cette mère qui apporta à l'Assemblée sa croix d'or, soncœur d'or, son dé d'argent, tandis que sa fille, une enfant de douzeans, apportait sa timbale d'argent et une pièce de quinze sous. Le jouroù j'ai vu cela, vois-tu, j'ai dit: «La France a vaincu! Avec ta croixd'or, avec ton cœur d'or, avec ton dé d'argent, femme; avec tatimbale d'argent, avec tes quinze sous, enfant, la France va lever desarmées.» Non; où nous fûmes grands, sais-tu où ce fut? C'est lorsque laGironde, les jacobins et les cordeliers sont tombés d'accord pourconfier la défense nationale au seul homme qui pouvait sauver la France.

—À Dumouriez?

—À Dumouriez. Les Girondins le haïssaient, et non sans raison; ilsl'avaient fait arriver au ministère, et lui les en avait chassés; lesjacobins ne l'aimaient nullement, ils savaient très bien qu'il portaitdeux masques et jouait un double jeu; mais ils savaient aussi qu'ilserait ambitieux de gloire et qu'avant tout il voudrait vaincre.

—Et toi, qu'as-tu fait?

—J'ai fait plus que les autres. Je lui ai envoyé Fabre d'Églantine, mapensée, Westermann, mon bras, Westermann, c'est-à-dire le 10-Août enpersonne. Tous les vieux soldats, les Luckner et les Kellermann, lui ontété infériorisés. Dillon son chef lui a été soumis. Toutes les forces dela France ont été mises dans sa main.

—Et tu ne doutes pas, tu ne trembles point parfois de t'être trompé?

—Si fait, et tu vas voir tout à l'heure que si, puisque c'est à cetteoccasion que je te fais partir. Tu vas te rendre à Verdun; tut'entendras avec Beaurepaire pour organiser la meilleure défensepossible; puis, si Verdun est pris, tu te rendras immédiatement près deDumouriez. Je te donnerai des lettres qui t'accréditeront près de lui;tu l'étudieras profondément. S'il marche franchement, droitement, dansla voie de la République, tu l'y encourageras par ton exemple et par teséloges; s'il hésite, si tu vois en lui quelque embarras, quelquemanœuvre suspecte, tu lui brûleras la cervelle et tu donneras lecommandement à Kellermann. Voici tes pouvoirs.

—Se bornent-ils là?

—Si l'ennemi est vaincu, ne pas le pousser à bout en le mettant dansune position désespérée. J'ai tout lieu de croire que Frédéric-Guillaumene tient pas énormément à la coalition. Une grande bataille, une grandevictoire, et que les Prussiens arrivent à sortir de France, toute leurmachine est démontée. D'ailleurs, on m'attendra, et c'est moi qui mecharge de faire la conduite à ces messieurs.

—Prends garde, Danton, si tu épargnes l'armée prussienne après avoirlaissé frapper si cruellement Paris, on dira que tu as reçu des subsidesdu roi Guillaume.

—Bon! on dira bien autre chose de moi, va! Mais nous autres, hommes delutte, qui faisons et qui défaisons les révolutions, nous sommes commeces chefs barbares que leurs soldats enfermaient d'abord dans uncercueil d'or, puis dans un cercueil de plomb, puis enfin dans uncercueil de chêne. Le premier historien qui nous exhume ne voit que lecercueil de chêne; le second le brise et ne trouve que le cercueil deplomb; le troisième, plus consciencieux que les autres, fouille plusloin qu'eux et trouve le cercueil d'or. C'est dans celui-là que je seraienseveli, Jacques.

Jacques tendit la main à cet homme étrange, qui venait de grandir d'unecoudée sous ses yeux.

—Et quand partirai-je? demanda-t-il.

—Ce soir, et il n'y a pas une minute à perdre. Verdun est à près desoixante lieues de Paris, il te faut vingt-cinq heures pour y aller.Voilà dix mille francs en or, il faut que tu en fasses assez.

—J'en aurai trop.

—Tu rendras tes comptes à ton retour. Songe que tu es en mission pourle gouvernement, et qu'aucun obstacle ne doit arrêter un homme qui a lesabre au côté, deux pistolets à sa ceinture et dix mille francs dans sapoche.

—Rien ne m'arrêtera.

—Adieu, bonne chance! Tu vas faire la besogne sainte, poétique,glorieuse; nous, nous allons faire l'ouvrage noir. Adieu!

Deux heures après, Jacques Mérey était en route.

XXII

Beaurepaire

Quand le jour vint, Jacques Mérey était déjà à Château-Thierry.

Nous devons dire que, se retrouvant seul avec ses souvenirs, JacquesMérey s'y était abandonné complètement. Il avait oublié Danton,Dumouriez, Beaurepaire, Paris, Verdun, pour se replonger tout entierdans sa pauvre petite ville d'Argenton et en revenir au cœur de soncœur—comme dit Hamlet—, à Éva.

Quelle douce et triste nuit que cette nuit passée tout entière avecl'absente. Combien de soupirs, combien d'exclamations à moitiéétouffées! Combien de fois le doux nom d'Éva fut-il répété, les brasétendus pour saisir le vide!

Paris et sa sanglante fantasmagorie faisaient fuir le rêve adoré. Mais,aussitôt que disparaissaient l'échafaud, les têtes coupées au poing dubourreau, les hurlements des femmes, les cris sortis des prisons, le pasrégulier des patrouilles nocturnes, il rentrait par la porte d'or dansla vie du pauvre amant.

Mais à peine le jour fut-il venu que la vie réelle, comme une femmejalouse, vint réclamer le voyageur et s'emparer de lui par tous lessens. Les routes sont couvertes de volontaires qui rejoignent enchantantla Marseillaise. Les collines sont hérissées de camps, degardes nationaux à droite et à gauche du chemin, le vieux paysan arméveille sur son sillon.

—Où sont tes enfants, vieillard?

—Ils marchent à l'ennemi.

—Et quand l'ennemi les aura tués?

—Il faudra nous tuer à notre tour.

Un pays défendu ainsi est invahissable.

C'était ce hérissement de baïonnettes et de piques que voyait ou plutôtque sentait l'ennemi, et voilà pourquoi il a si peu insisté, si peucombattu, si peu profité du temps.

Puis, il faut le dire, le chef de cette coalition, si menaçant dans sesmanifestes, était assez inerte de sa personne. Jeune, il avait eu debeaux succès guerriers sous le grand Frédéric. Il était resté brave,spirituel, plein d'expérience; mais l'abus des plaisirs continué au-delàde l'âge avait tué la détermination rapide. L'aigle était devenu myope.

Plus Jacques Mérey avançait sur la route, plus les rangs des volontairess'épaississaient.

Un peu au-delà de Sainte-Menehould, il rencontra sur la route unbivouac. Il fit arrêter sa voiture et demanda à parler au chef dudétachement.

Le chef du détachement était le colonel Galbaud, conduisant à Verdun le17e régiment d'infanterie, un bataillon de volontaires nationaux etquatre canons.

Jacques Mérey se fit reconnaître de Galbaud. Celui-ci, par ordre deDumouriez, venait prendre le commandement temporaire de la ville pour ladéfendre jusqu'à la dernière extrémité, cette place étant en ce momentune des clefs de la France.

Galbaud arrivait à marches forcées et craignait de ne pas arriver àtemps.

Il chargea Jacques Mérey d'annoncer sa venue à Beaurepaire et de luidonner au besoin l'ordre de faire une sortie, si Verdun était entouré,pour protéger son arrivée.

Jacques comprit qu'il n'y avait pas de temps à perdre et ordonna auxpostillons de redoubler de vitesse.

Les postillons brûlèrent le pavé.

Au point du jour, on aperçut la ville et l'on entendit une canonnade; enmême temps, Jacques Mérey vit la côte Saint-Michel se couvrir detroupes.

C'étaient les Prussiens qui arrivaient et qui investissaient la ville.

Heureusement, la route par laquelle arrivait Jacques Mérey était encorelibre.

Le tout était d'arriver avant les Prussiens.

—Cinq louis d'or si nous entrons dans Verdun! cria Jacques Mérey aupostillon.

La voiture partit comme une trombe, passa sur le front de l'avant-gardeprussienne à trois cents pas d'elle, et, au milieu d'une grêle deballes, se fit ouvrir la porte de la ville, qui se referma derrièreelle.

—Où trouverai-je le colonel Beaurepaire? demanda Jacques Mérey.

Mais, au milieu de l'épouvante générale que produisait l'arrivée desPrussiens, au milieu des portes et fenêtres qui se fermaient, deshabitants effarés qui regagnaient leurs maisons, il eut bien de la peineà obtenir une réponse positive.

Le colonel Beaurepaire était en conseil à l'hôtel de ville.

Au moment où Jacques Mérey en montait les degrés, il trouva lecommandant de place qui les descendait.

Il le reconnut et se fit reconnaître.

Tous deux montèrent en voiture et se rendirent chez le commandant.

Un jeune officier attendait avec une impatience visible.

—Eh bien? demanda-t-il.

—La défense à outrance est arrêtée.

—Dieu soit loué! dit le jeune officier en levant au ciel des yeux bleusd'une douceur infinie. Donnez-moi un poste où je puisse glorieusementcombattre et mourir, n'est-ce pas, commandant?

—Sois tranquille, répondit Beaurepaire, ce n'est pas les hommes commetoi que l'on oublie.

—Alors, je vais attendre ici, n'est-ce pas?

—Attends.

Jacques Mérey et Beaurepaire entrèrent dans un cabinet retiré dont lesmurailles étaient couvertes de plans de la ville de Verdun.

—Qu'est-ce que ce jeune homme? demanda Jacques Mérey; j'ai presqueenvie de te demander, ajouta-t-il en riant, quelle est cette jeunefille?

—Cette jeune fille est un de nos plus braves officiers. Il se nommeMarceau. Il est ici comme chef du bataillon d'Eure-et-Loir. Tu le verrasau feu.

Jacques Mérey justifia de ses pouvoirs à Beaurepaire et lui demandaquels étaient ses moyens de défense.

—Par ma foi! dit celui-ci, nous pourrions répondre comme lesSpartiates:Nos poitrines; comme garnison, 3 000 hommes à peu près; 12mortiers, dont deux hors de service; 32 pièces de canon de tout calibre,dont deux démontées; 99 000 boulets de 24 et 22 511 de tous calibres.Ajoutez à cela, pour armer des volontaires s'il s'en présente, 143fusils d'infanterie, 368 de dragons et 71 pistolets.

—Tu sortais du conseil défensif quand je suis arrivé?

—Oui. Il avait d'abord mis la ville en état de siège, ordonné dedépaver les rues et défendu les attroupements sous peine de mort.

—Ces ordres seront-ils exécutés?

—Regarde dans la rue.

—En effet, on commence à dépaver. Très bien. Maintenant, au pluspressé.

Et alors Jacques Mérey raconta à Beaurepaire qu'il avait rencontréGalbaud, qui venait pour s'enfermer dans Verdun avec un ordre deDumouriez et un renfort de troupes.

—Morbleu! s'écria Beaurepaire, rien ne peut m'être plus agréable que ceque vous me dites là. C'est la responsabilité qu'il m'enlève et parconséquent la vie qu'il me donne. Commandant en chef de la place,j'avais juré de m'ensevelir sous ses ruines; commandant en second, jesuis le sort de tous. Ma femme et mes enfants te doivent une bellechandelle, mon cher Galbaud!

—Mais tu sais que la ville est complètement entourée.

—Oui, et c'est pour cela qu'il faut aider l'entrée de Galbaud par unesortie. J'ai justement là l'homme des sorties, Marceau.

Il sonna: un planton entra.

—Prévenez le chef de bataillon Marceau que je l'attends.

On eût dit que le jeune officier avait été magnétiquement averti dudésir de son chef, tant il apparut rapidement.

—Marceau, lui dit Beaurepaire, prends trois cents hommes d'infanterie,tous les cavaliers de la garnison, trois compagnies de grenadiers de lagarde nationale et ceux des notables de la ville qui voudrontt'accompagner en amateurs.

—Je me charge de ceux-là, dit Jacques Mérey.

—Tu viens avec nous? demanda Marceau.

—Oui, et je ne vous serai pas inutile, ne fût-ce que comme chirurgien.

—Le citoyen, dit Beaurepaire à Marceau, est envoyé par le pouvoirexécutif.

—Et, comme j'aurai peut-être des ordres rigoureux à donner, des mesuresrigoureuses à prendre, je ne suis pas fâché qu'on me voie un peu à labesogne et que l'on sache au besoin à qui l'on obéit! Allons examiner leterrain.

Mérey partit avec Marceau, s'empara d'un fusil de dragon, bourra sespoches de cartouches, tandis que Marceau faisait battre le rappel,sonner le boute-selle, et demander des hommes de bonne volonté parmi lesnotables.

Cinq ou six se présentèrent.

Puis Marceau et Mérey montèrent avec une lunette sur un des clochers lesplus élevés de la ville, et ils aperçurent au loin l'avant-garde deGalbaud qui arrivait par la route de Sainte-Menehould. Un cordon dePrussiens leur fermait l'entrée de la ville.

En descendant du clocher, ils reçurent un imprimé de la part du duc deBrunswick.

Beaucoup de citoyens avaient de ces imprimés et les lisaient.

Par quel moyen le duc les avait-il introduits dans la ville, nul ne lesavait.

Donc, il avait des communications cachées avec Verdun.

C'était une sommation de rendre la ville.

J'ai cherché inutilement dans Thiers et dans Michelet la sommation faiteà la ville par le duc de Brunswick. Plus heureux qu'eux, lorsque je mesuis rendu à Verdun pour y chercher la trace de mes héros, j'ai retrouvécette sommation entière. Comme on y rencontre le caractère orgueilleuxdu Prussien, et ses menaces farouches suivies de cet inexplicable repos,incompréhensible pour tous ceux qui n'en ont pas reconnu comme nous lavéritable cause, c'est-à-dire le suicide de la volonté dans l'excès desplaisirs, nous donnons ici cette sommation tout entière.

La voici:

Les sentiments d'équité et de justice qui animent Leurs Majestésl'empereur et le roi de Prusse, ont suspendu les opérationsqu'elles auraient pu ordonner pour mettre sur-le-champ la ville enleur pouvoir. Elles désirent prévenir autant qu'il est en ellesl'effusion du sang. En conséquence, j'offre à la garnison de livreraux troupes prussiennes les portes de la ville et celles de lacitadelle, de sortir dans les vingt-quatre heures avec armes etbagages, à l'exception de l'artillerie. Dans ce cas, elle et leshabitants seront mis sous la protection de Leurs Majestés Impérialeet Royale; mais si elles rejetaient cette offre généreuse, elles netarderaient pas d'éprouver les malheurs qui seraient les suitesnaturelles de ce refus: elles seraient soumises à une exécutionmilitaire et les habitants livrés à toutes les fureurs du soldat.

BRUNSWICK.

Marceau rassembla ses hommes. Jacques Mérey se mit à la tête desnotables dans les rangs des gardes nationaux, et l'on se massa derrièrela porte de France, de manière qu'il n'y eût plus qu'à l'ouvrir aumoment donné. Une sentinelle placée sur les remparts devait indiquer lemoment où Galbaud attaquerait de son côté.

Au premier coup de fusil des tirailleurs de Galbaud, la porte s'ouvrit;la cavalerie se porta en avant et l'infanterie de la garnison et lagarde nationale se jetèrent de chaque côté par Jardin-Fontaine etThierville.

À la côte de Varennes, on rencontra l'ennemi.

Par malheur, il avait eu le temps de faire filer sur ce point desrenforts considérables, et particulièrement la cavalerie des émigrés.

Le combat fut acharné des deux côtés; les deux troupes patriotes furentlancées à plusieurs reprises l'une au-devant de l'autre. Jacques Méreyen arriva un moment à voir reluire les baïonnettes de Galbaud; mais rienne put rompre la haie vivante placée entre les deux armées pour lesempêcher de se rejoindre.

Un instant il sembla à Jacques Mérey voir passer, à travers la fumée dela mousqueterie, un cavalier ayant la taille et le visage du marquis deChazelay. Il l'appela de la voix et le défia du geste; mais le fantômene répondit point et rentra dans la fumée d'où un instant il étaitsorti.

Puis, en ce moment, les Prussiens ayant fait un effort violent, lespatriotes furent repoussés. De nouveaux renforts arrivèrent: les rangsennemis s'épaissirent; tout espoir de faire jonction avec Galbauddisparut, et Marceau, épuisé, couvert du sang de ses adversaires,luttant un contre dix, fut forcé de donner le signal de la retraite.

La petite troupe rentra dans la ville, et Galbaud, renonçant à l'espoird'entrer dans Verdun, se retira de son côté.

Le bombardement commença le 31 août, à onze heures du soir, et durajusqu'à une heure du matin. Il ne produisit que peu d'effet, quoique leshabitants de la ville haute, quartier aristocratique et clérical,eussent illuminé leurs maisons pour diriger les coups de l'ennemi.

Le 1er septembre, à trois heures du matin, le roi de Prusse vint à labatterie Saint-Michel, et le feu recommença pendant cinq heures.

Quelques maisons commencèrent à s'enflammer.

Quant à l'artillerie verdunoise, elle n'atteignait point les hauteursoù étaient les Prussiens, et par conséquent ne leur faisait aucun mal.

Au reste, un seul assiégé fut tué, c'était un ex-constituant nomméGillion, qui était venu s'enfermer dans Verdun, à la tête desvolontaires de Saint-Mihiel; il fut frappé d'un éclat d'obus sur le quaide la Boucherie.

Cependant, les femmes étaient réunies en foule sur la place del'Hôtel-de-Ville, où se tenait le conseil défensif en permanence et oùBeaurepaire avait un logement séparé de celui de sa femme et de sesenfants.

Ces femmes poussaient de grands cris, demandant aux membres du conseild'avoir pitié d'elles et de leurs enfants, et de ne pas achever la ruinedu pays et des propriétés particulières.

Différentes députations venaient de différentes partie de la ville poursupplier le conseil défensif d'accepter les conditions offertes laveille par le roi de Prusse dans la sommation qu'il avait introduitedans Verdun.

En même temps, on entendait la trompette d'un parlementaire.

Après une courte discussion, à la majorité de dix voix contre deux, ilfut convenu qu'on le recevrait.

Il fut introduit les yeux bandés, et demandant si le bombardement de lanuit avait changé quelque chose à la décision de la ville.

Cette demande exposée, on le fit sortir sans lui avoir débandé les yeux.

La parole fut d'abord à Beaurepaire, qui se contenta de dire:

—J'ai promis de m'ensevelir sous les ruines de Verdun, l'ennemi n'yentrera qu'en passant sur mon cadavre.

Puis, comme tous les regards se tournaient sur Jacques Mérey, que l'onsavait chargé d'une mission particulière:

—Citoyens, dit-il, vous le savez, Verdun est la clef de la France. Lebrave colonel de Beaurepaire vient de vous dire ce qu'il compte faire.Vous m'avez vu au feu aujourd'hui sans que rien me forçât d'y aller;mais, ayant exposé ma vie pour vous, il m'a semblé que mon droit seraitplus grand de vous dire ce que la France attend de vous.

»La France attend de vous un grand acte d'héroïsme: tenez huit jours etvous avez donné le temps à Paris d'organiser la défense, et vous avezsauvé la patrie, et vous aurez le droit de mettre cette légende au basdes armes de la ville:

»À Verdun la France reconnaissante.

»Défendez-vous. Je courrai les mêmes dangers que vous, et, s'il le faut,je mourrai avec vous.»

Soutenu par cette double allocution, le conseil exécutif demanda unetrêve de vingt-quatre heures pour rendre une réponse définitive à SaMajesté Frédéric-Guillaume.

On fit revenir le parlementaire et on lui transmit la réponse du comité.

—Messieurs, dit-il, je suis venu demander unoui ou unnon, pasautre chose; Sa Majesté le roi de Prusse est pressée.

—Nous n'avons pas d'autre réponse à lui faire, répliqua Beaurepaire;s'il est pressé, qu'il agisse.

—Alors, messieurs, dit le jeune parlementaire, préparez-vous àl'assaut.

—Et vous, dites à votre maître, répliqua Beaurepaire, que si dansl'assaut nous sommes obligés de céder au grand nombre des assiégeants,nous savons où sont les magasins de poudre et nous saurons ouvrir lestombeaux des vainqueurs sur le champ même de leur victoire.

Cette fière réponse porta ses fruits. Les vingt-quatre heures de trêvefurent accordées.

Jacques Mérey savait que, dans les circonstances où l'on se trouvait,les heures avaient la valeur des jours, et il espérait pouvoir fairetraîner le siège en longueur en l'embarrassant dans d'interminablespourparlers.

Mais les corps administratifs et judiciaires envoyèrent une députationcomposée de vingt-trois membres porteurs d'une supplique dans laquelleils disaient que, pour éviter la ruine entière et la subversion totalede la place, il leur paraissait indispensable d'accepter les conditionsoffertes à la garnison de la part du duc de Brunswick au nom du roi dePrusse, puisque cette capitulation conservait à la nation sa garnison etses armes: tandis que la ruine de la ville ne serait d'aucune utilité àla patrie.

On lut cette lettre devant Marceau, qui se trouvait là par hasard. Il seleva.

—Et moi, dit-il, au nom de l'armée, au nom de mon bataillon, au mien,je demande que la ville profite des dix-huit heures de trêve qui luirestent pour se mettre en état de résister aux coalisés.

Mais, comme si cette réponse avait été entendue de la rue, des plaintes,des gémissements, des lamentations montèrent jusqu'aux fenêtres de lasalle du conseil, qui étaient ouvertes. C'était un chœur d'enfants,de femmes, de vieillards rassemblés sur les degrés de l'hôtel de villepour joindre leurs larmes et leurs supplications aux vœux secrets deceux des membres défensifs qui étaient pour la reddition de la ville.Ces vœux ne tardèrent point à se formuler, et le conseil se sépara ouplutôt proposa de se séparer, en remettant au lendemain la rédaction dela capitulation.

Jacques Mérey avait les yeux fixés sur Beaurepaire, il le vit pâlirlégèrement:

—Pardon, citoyens, dit-il, est-il bien décidé dans vos esprits, je nedirai pas dans vos cœurs, que malgré ce qui vous a été dit de lanécessité pour la France que Verdun tienne, vous êtes dans l'intentionde rendre la ville?

—Nous reconnaissons l'impossibilité de la défense, répondirent lesmembres du conseil d'une seule voix.

—Et si je ne pense pas comme vous, si je refuse cette capitulation?insista Beaurepaire.

—Nous ouvrirons nous-mêmes les portes de Verdun au roi de Prusse, etnous nous en remettrons à sa générosité.

Beaurepaire jeta sur ces hommes un regard de mépris terrible:

—Eh bien, messieurs, dit-il, j'avais fait le serment de mourir plutôtque de me rendre; survivez à votre honte et à votre déshonneur, puisquevous le voulez, mais, moi, je serai fidèle à mon serment. Voilà mondernier mot. Je meurs libre. Citoyen Jacques Mérey, tu rendras pour moitémoignage.

Et, tirant un pistolet de sa poche, avant qu'on eût eu le temps, nonseulement de s'opposer à son dessein, mais encore de le deviner, il sebrûla la cervelle.

Jacques Mérey reçut dans ses bras ce martyr de l'honneur.

. . . . .. . . . .. . . . .. . . . .. . . . .

Le lendemain, tandis que les jeunes filles de Verdun, couvertes devoiles blancs, jetant des fleurs sur la route que devait suivre le roide Prusse pour se rendre à l'hôtel de ville et portant des dragées dansdes corbeilles, allaient ouvrir au vainqueur la porte de Thionville, lagarnison sortait avec les honneurs de la guerre par la porte deSainte-Menehould, escortant un fourgon attelé de chevaux noirs où setrouvait le cadavre de Beaurepaire enseveli dans un drapeau tricolore.

Elle ne voulait pas laisser le cadavre du héros prisonnier desPrussiens.

Le bataillon d'Eure-et-Loir formait l'arrière-garde et, le dernier,marchait Marceau, son commandant.

L'avant-garde prussienne suivit l'armée française jusqu'àLivry-la-Perche pour observer Clermont.

Là, elle s'arrêta.

Alors Marceau, se dressant sur ses étriers, leur envoya au nom de laFrance cet adieu menaçant:

—Au revoir, dans les plaines de la Champagne!

XXIII

Dumouriez

Si nous nous sommes si longtemps arrêté sur le siège de Verdun et sur lamort héroïque de Beaurepaire, c'est que, à notre avis, aucun historienn'a donné à la prise de Verdun l'importance qu'elle a en histoire, et àla mort de Beaurepaire l'admiration que lui doit l'historien, ce grandprêtre de la postérité.

Voici à quelle occasion j'ai été à même de remarquer cette étrangelacune.

J'ai toujours été indigné, même sous la Restauration, des autelspoétiques que l'on tentait d'élever à ces prétendues vierges de Verdunqui avaient été, des fleurs d'une main, des dragées de l'autre, ouvrir àl'ennemi les portes de leur ville natale, qui était la clef de laFrance.

Cette trahison envers la patrie n'a d'excuse que dans l'ignorance defemmes qui ont cédé aux ordres de leurs parents et qui n'avaient pas lesentiment du crime qu'elles commettaient.

Les prêtres aussi y furent pour beaucoup.

Il en résulta que, voulant répondre par un livre aux vers de Delille etde Victor Hugo, je cherchai, voilà tantôt sept ou huit ans, desdocuments sur cette reddition de Verdun, qui n'eut pas une médiocre partaux 2 et 3 septembre.

Je m'adressai tout d'abord tout naturellement au plus volumineux de noshistoriens, à M. Thiers. Mais M. Thiers, préoccupé de la bataille deValmy, qu'il est pressé de gagner, se contente de dire, page 198 del'édition de Furne: «Les Prussiens s'avançaient sur Verdun.»

Puis, page 342: «La prise de Verdun excita la vanité de Frédéric.»

Puis, page 347: «Galbaud, envoyé pour renforcer la garnison de Verdun,était arrivé trop tard.» Pas un mot de plus; de Beaurepaire, il n'estpas question.

Le fait n'est cependant pas commun.

Une ville rendue contre la volonté d'un commandant de place qui se brûlela cervelle;

Vingt-trois citoyens, convaincus d'en avoir ouvert les portes àl'ennemi, exécutés le 25 avril 1794;

Dix femmes, dont la plus vieille âgée de cinquante-cinq ans et la plusjeune de dix-huit, les suivant sur l'échafaud pour avoir offert desfleurs et des bonbons à l'ennemi, cela valait la peine d'être relaté, nefût-ce que dans une note.

Quant à Dumouriez, dans ses Mémoires, il ne dit que quelques mots deVerdun, et appelle Beaurepaire, Beauregard!

Quand ce ne serait que pour cette erreur, Dumouriez mériterait le titrede traître.

Michelet, l'admirable historien, cet homme à qui les gloires de laFrance sont si chères, parce qu'il est lui-même une de ces gloires, nepasse pas ainsi à côté du cercueil de Beaurepaire sans s'arrêter.

Il s'y agenouille, il y prie.

«Un sentiment tout semblable, dit-il, fit vibrer la France en ce qu'elleeut de plus profond quand un cercueil la traversa, rapporté de lafrontière, celui de l'immortel Beaurepaire, qui, non point par desparoles, mais par un acte d'un seul coup, lui dit ce qu'elle devaitfaire en pareille circonstance.

»Beaurepaire, ancien officier de carabiniers, avait formé, commandédepuis 89 l'intrépide bataillon des volontaires de Maine-et-Loire. Aumoment de l'invasion, ces braves eurent peur de n'arriver pas assezvite. Ils ne s'amusèrent point à parler le long de la route: ilstraversèrent la France au pas de charge et se jetèrent dans Verdun.

»Ils avaient un pressentiment qu'au milieu des trahisons dont ilsétaient environnés, ils devaient périr; aussi chargèrent-ils d'avance undéputé patriote de faire leurs adieux à leurs familles,de lesconsoler et de dire qu'ils étaient morts. Beaurepaire venait de semarier et n'en fut pas moins ferme. Le conseil de guerre assemblé,Beaurepaire résista à tous les arguments de la lâcheté; voyant enfinqu'il ne gagnait rien sur ces nobles officiers dont le cœur toutroyaliste était déjà dans l'autre camp:

»—Messieurs, dit-il, j'ai juré de ne me rendre que mort; survivez àvotre honte. Je suis fidèle à mon serment; voici mon dernier mot: jemeurs!

»Il se fit sauter la cervelle.

»La France se reconnut, frémit d'admiration; elle mit la main sur soncœur et y sentit monter la foi. La patrie ne flotta plus aux regards,incertaine et vague; on la vit réelle, vivante. On ne doute guère desdieux à qui l'on sacrifie ainsi.»

Mais desvierges de Verdun, Michelet n'en parle point.

Sans doute il n'a pas voulu, près d'une si belle tache de sang, mettreune tache de boue.

Mais ce qu'il y a de certain, c'est qu'aucun historien, aucunchroniqueur, aucun contemporain, ne parle de Mme de Beaurepaire. Jecrois avoir rencontré les seules lignes qui aient été écrites sur elledans une brochure intituléeLes réminiscences du roi de Prusse.

En effet, cette brochure contient l'anecdote suivante, qui se rapporteprobablement à elle.

«Le duc de Weimar, auquel la réputation des bonbons et des liqueurs deVerdun était bien connue, s'informa de la boutique où l'on pouvaittrouver ce qui se faisait de mieux. On nous conduisit chez un marchandnommé Le Roux, au coin d'une petite place. Cet homme nous reçut avecbeaucoup d'amabilité, et ne manqua point en effet à nous servirparfaitement.

»Lorsqu'il commençait à faire nuit, notre collation fut troublée par unbien triste incident. La maison d'en face était habitéepar une jeunefemme,parente du défunt commandant de place. On lui avait cachél'événement jusqu'à cet instant; mais il fallut bien le lui apprendre.Elle en fut si cruellement affectée, qu'elle tomba étendue à terre, enproie à des attaques de nerfs et à des convulsions extrêmementviolentes. On ne put l'emporter qu'avec la plus grande peine.»

Il est probable que l'on ne voulût pas dire aux princesses que cettejeune femme était Mme de Beaurepaire, et qu'on leur dit seulement quec'était une parente du commandant de place.

La reddition de Verdun eut un immense retentissement par toute laFrance.

Paris épouvanté crut voir l'ennemi à ses portes. Il y était en effet,puisqu'en cinq étapes il franchissait la distance qui l'en séparait. Onbattit la générale par toute la ville; on sonna le tocsin; le canongrondait d'heure en heure.

C'est alors que Danton, seul, inébranlable et comprenant le parti quel'on pouvait tirer du dévouement de Beaurepaire, se précipita au milieude l'Assemblée bouleversée, et, montant à la tribune, rendit compte desmesures prises pour sauver la patrie, et dit ces mémorables parolesenregistrées par l'histoire:

—Le canon que vous entendez n'est point le canon d'alarme, c'est le pasde charge sur nos ennemis. Pour les vaincre, pour les atterrer, quefaut-il? De l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace!

Ce fut alors que le dévouement héroïque de Beaurepaire fut raconté commesavait raconter Danton.

À l'instant même une commission fut nommée qui proposa le décretsuivant:

I

L'Assemblée nationale décrète que le corps de Beaurepaire,commandant le premier bataillon de Maine-et-Loire, sera déposé auPanthéon français.

II

L'inscription suivante sera placée sur sa tombe:

IL AIMA MIEUX SE DONNER LA MORT
QUE DE CAPITULER AVEC LES TYRANS

III

Le président est chargé d'écrire à la veuve et aux enfants deBeaurepaire.

Le nom de Beaurepaire fut donné à une rue qui a, jusqu'à ce jour, nousle croyons du moins, conservé ce nom glorieux, que nous prions M.Haussmann de transporter à une autre si celle-là était démolie.

Tandis que l'Assemblée nationale rend ses derniers honneurs àBeaurepaire, tandis que Marceau, qui a tout perdu dans la ville, armeset chevaux, répond à un représentant du peuple qui lui demande: «Quevoulez-vous que l'on vous rende?—Un sabre pour venger notre défaite!»tandis que le roi de Prusse, entré à Verdun, s'y trouve si commodémentqu'il y reste une semaine, occupé à donner des bals, à manger desdragées et à affirmer qu'il ne vient en France que pour rendre laroyauté aux rois, les prêtres aux églises, la propriété auxpropriétaires, tandis que le paysan dresse l'oreille et comprend quec'est la contre-révolution qui entre en France; que celui qui a un fusilprend un fusil, que celui qui a une fourche prend sa fourche, que celuiqui a une faux prend sa faux, cinq généraux étaient réunis dans la salledu conseil de l'hôtel de ville de Sedan, sous la présidence de leurgénéral en chef Dumouriez.

Nous ne sommes pas de ceux qui pensent qu'une faute, qu'une faiblesse oumême qu'une mauvaise action doit faire perdre à un homme tous lesmérites de sa vie passée. Non, les actions humaines doivent être peséesune à une, et à chacune l'historien doit apporter la part de louage oude blâme.

On comprend que ces quelques lignes ne tombent de notre plume que pournous aider à aborder une des plus étranges personnalités de notreépoque, c'est-à-dire un homme qui, royaliste au fond, sauva laRépublique, qui fit plus que La Fayette pour la France, moins que luicontre elle, et qui cependant fut déshonoré, exilé de France, mourut enAngleterre sans éveiller un regret, tandis que La Fayette rentra sousdes arcs de triomphe, devint le patriarche de la révolution de 1830, etmourut glorieux et honoré au milieu de sa glorieuse et honorablefamille.

Dumouriez pouvait avoir à cette époque cinquante-six ans; leste, dispos,nerveux, à peine en paraissait-il quarante-cinq. Né en Picardie quoiqued'origine provençale, il avait l'esprit du Méridional et la volonté del'homme du centre. Sa tête fine s'illuminait, dans certaines occasions,de regards pleins de feu. Esprit intelligent, cerveau complet, il étaitbon à tout. Il avait tout à la fois, chose rare, la rouerie du diplomateet le courage obstiné du soldat.

À vingt ans simple hussard, il s'était fait hacher en morceaux par sixcavaliers plutôt que de se rendre; mais à trente il s'était laisséengrener dans cette diplomatie secrète de Louis XV, médiocrementhonorable en ce qu'elle touchait à l'espionnage. Tout cela fut effacésous Louis XVI par la fondation du port de Cherbourg, dont il fut lepremier agent.

C'était un de ces hommes à peu près universels, dont les grandesconnaissances peuvent être appliquées à tout, mais auxquels il fautl'occasion. Jusque-là elle ne s'était pas présentée. Serait-il granddiplomate, serait-il général victorieux? nul ne pouvait le dire, etpeut-être lui-même n'avait-il pas encore la mesure exacte de son génie.

Porté en 1792 au ministère par les girondins, c'est-à-dire par lesennemis du roi, il était sorti des Tuileries complètement rallié au roi,à la suite d'une scène avec Marie-Antoinette. Au fond, Dumouriez avaitbon cœur et était impressionnable aux femmes.

Deux jeunes filles vêtues en hussard, qui étaient ses aides de camp, quine le quittaient sur le champ de bataille que pour exécuter ses ordres,les demoiselles de Fernig, dont j'ai connu le frère, servent de preuve àce que j'avance.

Il n'y avait donc rien d'étonnant à ce que Danton se défiât d'un pareilhomme, et à ce qu'il envoyât le Dr Mérey, dont il connaissait lafranchise, pour le surveiller.

La séance s'ouvrait au moment où nous introduisons le lecteur dans lasalle du conseil.

—Citoyens, dit Dumouriez, en s'adressant à ses cinq collègues, je vousai réunis pour vous faire part de la situation grave où nous noustrouvons.

»Je vais résumer les faits en quelques mots.

»Le 19 août 1792, il y a quinze jours de cela, les Prussiens et lesémigrés sont entrés en France. Si nous étions des Romains, je vousdirais qu'ils sont entrés dans un jour néfaste, dans un jour detonnerre, de pluie et de grêle; mais ce ne fut que sur les deux heuresqu'ils arrivèrent à Brehain, la ville où ils s'arrêtèrent pour passer lanuit, pendant que leurs détachements pillent les campagnesenvironnantes. Pour en arriver là, Brunswick, le héros de Rossbach, afait de Coblentz à Longwy quarante lieues en vingt jours.

»Cette invasion, qui, au dire du roi de Prusse, ne devait être qu'unepromenade militaire de la frontière à Paris, ne se présente pas, il fautle dire, sous un aspect d'activité bien redoutable.

»Mais, citoyens, mon système est toujours de croire, quand un ennemiaussi expérimenté que le nôtre commet une faute, mon système esttoujours de croire qu'il a une raison de la commettre, ce qui nem'empêche pas d'en profiter.

»60 000 Prussiens, héritiers de la gloire et des traditions du grandFrédéric, s'avancèrent donc en une seule colonne sur notre centre, le 22août dernier. Ils sont entrés à Longwy, et hier nous avons entendu lecanon du côté de Verdun.

»Les Prussiens sont donc devant Verdun, s'ils ne sont point à Verdun.

»26 000 Autrichiens, commandés par le général Clerfayt, les soutiennentà droite en marchant sur Stenay.

»16 000 Autrichiens, sous les ordres du prince Hohenlohe-Kirchberg, et10 000 Hessois, flanquent la gauche des Prussiens.

»Le duc de Saxe-Teschen occupe les Pays-Bas et menace les places fortes.

»Le prince de Condé, avec 6 000 émigrés, s'est porté sur Philippsburg.

»Tout au contraire, nos armées sont disposées de la façon la plusmalheureuse pour résister à une masse de 60 000 hommes. Beurnonville,Moreton et Duval réunissent 30 000 hommes dans les trois camps deMaulde, de Maubeuge et de Lille.

»L'armée de 33 000 hommes que nous commandons est complètementdésorganisée par la fuite de La Fayette, qui s'était fait aimer d'elle;mais cela ne m'inquiète que secondairement. Si je ne m'en fais pasaimer, je m'en ferai craindre.

»20 000 hommes sont à Metz, commandés par Kellermann.

»15 000 hommes, sous Custine, sont à Landau.

»Biron est en Alsace avec 30 000. Inutile non seulement de nous occuperde lui, mais d'y penser.

»Nous n'avons donc à opposer à nos 60 000 Prussiens que mes 23 000hommes et les 20 000 de Kellermann, en supposant qu'il consente àm'obéir et veuille bien faire sa jonction avec moi.

»Voilà la situation claire, nette, précise. Vos avis?»

Le plus jeune des généraux c'était ce beau Dillon, qui passait pouravoir été l'amant de la reine. Après l'échauffourée de Quiévrain, sonfrère, que l'on avait pris pour lui, avait été tué par ses propressoldats, sous le prétexte que l'amant de la reine ne pouvait être qu'untraître.

Quant à lui, on citait à l'appui de ce bruit d'intimité avecMarie-Antoinette deux faits:

On avait reconnu à son colback une magnifique aigrette, montée endiamants, que l'on avait vue deux ou trois jours auparavant à lacoiffure de la reine, et dans la cour des Tuileries il avait passé unerevue paré de cette aigrette.

Puis on racontait que, à un bal où il avait eu l'honneur de valser avecla reine, la reine, qui aimait cette danse à la folie, s'était arrêtéetout étourdie pour reprendre haleine, sans s'apercevoir que le roi étaitderrière elle, et, se penchant nonchalamment sur l'épaule du belofficier, lui avait dit:

—Mettez la main sur mon cœur, vous verrez comme il bat.

—Madame, dit, en arrêtant la main de Dillon, le roi qui avait entendu,le colonel aura la galanterie de vous croire sur parole.

Arthur Dillon était non seulement d'une beauté remarquable, mais ilétait brave à toute épreuve, et si l'on pouvait reprocher quelque choseà son intelligence guerrière, c'était trop de témérité.

—Citoyens, dit-il, c'est avec la timidité d'un jeune homme que j'oseraidonner mon avis devant des hommes de votre distinction et de votreexpérience. Mais je crois, d'après ce que vient de nous dire le généralen chef, notre ligne de défense impossible, et serais d'avis de gagnerla Flandre et d'agir contre les Pays-Bas autrichiens de manière à opérerune diversion qui forçât les ennemis de revenir sur Bruxelles, oùd'ailleurs la présence des Français ferait certainement éclater unerévolution.

Il salua et se rassit; le général Monet se leva.

—Il me semble, dit-il, tout en rendant justice à l'intention de notrejeune collègue, que nous retirer en Flandre serait abandonner le posteoù la France nous a placés. Je propose de nous retirer vers Châlons etde défendre la ligne de la Marne.

En ce moment, le soldat de planton annonça qu'un cavalier couvert depoussière, arrivant de Verdun, demandait à parler sans retard au généralen chef.

Dumouriez consulta de l'œil le conseil. Il reconnut dans tous lesregards l'avidité des nouvelles.

—Faites entrer, dit-il.

Jacques Mérey parut avec le costume moitié civil, moitié militaire desreprésentants du peuple: redingote bleue à larges revers avec uneceinture supportant un sabre et des pistolets, chapeau à plumestricolores, culotte de peau collante, bottes molles montant au-dessus dugenou.

—Citoyens, dit-il, je suis porteur de mauvaises nouvelles; mais lesmauvaises nouvelles ne supportent pas de retard, voilà pourquoi j'aiinsisté pour être introduit près de vous. Verdun a été livré à l'ennemi;Beaurepaire, son commandant, s'est brûlé la cervelle. Le général Galbaudest en retraite sur Paris, par Clermont et Sainte-Menehould. Et je viensvous dire de la part de Danton que le salut de la France est entre vosmains.

Et, s'avançant vers le général en chef, il lui présenta la lettre dontil était porteur.

Dumouriez salua, prit la lettre sans la lire.

—Citoyens, dit-il, quelle est l'opinion de la majorité?

Les trois généraux qui n'avaient point encore parlé se levèrent, et l'undes trois, parlant pour lui et les deux autres:

—Général, dit-il, nous nous rallions à l'avis du général Monet.

—C'est-à-dire que vous êtes d'avis de vous retirer vers Châlons et dedéfendre la ligne de la Marne.

—Oui, citoyen général, répondirent les trois officiers d'une seulevoix.

—C'est bien, dit Dumouriez; citoyens, j'aviserai.

Et, levant la séance, il salua et congédia les officiers.

Puis, se tournant vers Jacques Mérey:

—Citoyen représentant, dit-il, tu as besoin d'un bain, d'un bondéjeuner et d'un bon lit; tu trouveras tout cela chez moi, si tu me faisl'honneur d'accepter l'hospitalité que je t'offre.

—De grand cœur, dit Jacques Mérey, d'autant plus que j'ai à vouslaisser pressentir des nouvelles de Paris plus intéressantes et plusterribles encore peut-être que ne sont celles de Verdun.

Dumouriez, avec la courtoisie d'un ancien gentilhomme, sourit, salua etpassa devant pour montrer le chemin au messager.

Il le conduisit à la salle à manger, où l'attendaient, pour se mettre àtable, Westermann et Fabre d'Églantine.

—Citoyens, dit-il à Westermann et à Fabre d'Églantine, vous allezdéjeuner aussi rapidement que possible; puis, comme il faut faire faceaux nouvelles qui viennent d'arriver, Westermann, vous allez vous rendreà Metz et donner à Kellermann l'ordre de venir me joindre sans perdreune minute à Valmy. Vous, Fabre, vous allez prendre un cheval, et vousrendre à toute bride à Châlons, où vous arrêterez la retraite deGalbaud, que vous ramènerez avec ses deux ou trois mille hommes àRévigny-aux-Vaches, où ils garderont jusqu'à nouvel ordre les sources del'Aisne et de la Marne.

Les deux hommes désignés firent un mouvement.

—Voici monsieur, dit Dumouriez, qui est envoyé comme vous par Danton,avec les mêmes instructions que vous. Il reste près de moi et suffira àme brûler la cervelle si besoin est.

—Mais, dit Westermann, notre mission est de rester près de toi, citoyengénéral, et non d'aller où tu nous envoies.

—Notre mission est de servir la patrie; or, pour le service de lapatrie, je vous ordonne, moi, général en chef de l'armée de l'Est, vous,Westermann, d'aller à Metz et de m'amener Kellermann, et, à défaut deKellermann, ses vingt mille hommes. Vous aurez tout à la fois dans votrepoche sa destitution et votre nomination; à vous, Fabre, d'aller àClermont et d'arrêter la retraite. Si Galbaud essaye de vous résister,vous l'arrêterez au milieu de ses hommes et l'enverrez pieds et poingsliés au Comité de Salut public. C'est ce que je ferai moi-même pour lepremier qui me résistera.

»Pendant que vous déjeunerez, j'écrirai les ordres et le citoyen Méreyprendra un bain, à la sortie duquel je le mettrai au courant de mesintentions. Déjeunez donc, chers amis; et toi, citoyen, mon valet dechambre va te conduire au bain; tu sais où est la salle à manger; ausortir du bain, je t'y attendrai.»

Fabre et Westermann se mirent à table. Dumouriez entra dans son cabinet,qui confinait à la salle à manger, et Jacques Mérey suivit le valet dechambre du général, qui le conduisait au bain.

XXIV

Les Thermopyles de la France

Lorsque Jacques Mérey, le corps convenablement frotté par le valet dechambre du général et les habits convenablement époussetés par sonhussard, entra dans la salle à manger, Dumouriez y était seul etattendait.

—Citoyen, dit-il à Jacques Mérey, je ne suis point étonné que Danton mesoupçonne et multiplie autour de moi ses agents; d'un mot, je vais lerassurer, et vous aussi.

Jacques Mérey s'inclina.

—La situation est mauvaise, continua Dumouriez, mais telle que pouvaitla désirer un homme de ma trempe. La bataille que je vais livrer sauveraou perdra la France. Je suis ambitieux et je veux attacher mon nom à lavictoire. Je veux qu'on dise: «Les Prussiens n'étaient plus qu'à cinqjournées de Paris; Dumouriez, un homme inconnu, a sauvé la nation.»Remarquez que je dis la nation.—D'autres, Villars à Denain, le maréchalde Saxe à Fontenoy, ont sauvé le royaume; Dumouriez, à l'Argonne, aurasauvé la nation. La forêt d'Argonne, c'est les Thermopyles de la France.Je les défendrai et serai plus heureux que Léonidas. Déjeunons!

Puis, en s'asseyant, il frappa sur un timbre.

—Appelle Thévenot et mes deux officiers d'ordonnance, dit Dumouriez,montrant en même temps un fauteuil à Jacques Mérey.

Quelques secondes après, un jeune homme portant l'uniforme de chef debrigade entra. Il pouvait avoir trente à trente-deux ans, avait l'œilferme et intelligent, était de grande taille, et salua Dumouriez, quilui tendit familièrement la main.

—Le chef de brigade Thévenot, dit Dumouriez; mon premier aide de camptoujours, mon conseiller quelquefois.

Puis, indiquant le docteur:

—Le citoyen Jacques Mérey, docteur médecin, dit-il en souriant d'unecertaine façon, pour le moment représentant du peuple attaché à mapersonne.

Puis, comme deux jeunes gens vêtus en officiers de hussards, paraissantquinze ou seize ans, entraient, il continua:

—Messieurs de Fernig, qui font sous moi leurs premières armes, et quej'aime comme mes enfants.

Et, en effet, l'œil plein d'expression et même un peu dur deDumouriez devint, en regardant les deux jeunes gens, d'une douceurextrême.

Tous deux s'approchèrent de lui, il réunit leurs quatre mains dans lesdeux siennes en leur souriant paternellement.

Eux l'embrassèrent tour à tour au front.

Jacques Mérey, qui s'était soulevé sur son siège pour Thévenot, se levatout à fait pour les deux frères, ou plutôt pour les deux sœurs, dontil reconnut à l'instant même le sexe.

—Nous allons nous battre, et rudement, selon toute probabilité, repritDumouriez; s'il arrivait malheur à l'un ou l'autre de ces enfants, jevous le recommande, docteur.

Et, presque malgré lui, sa bouche laissa échapper un soupir.

—Le citoyen Mérey, qui avait été envoyé par notreami Danton à Verdun(et Dumouriez souligna par son sourire et par son intonation le motami), est arrivé nous annonçant que, comme Longwy, la ville s'est rendueaux premiers coups de canon.

—Est-ce que Beaurepaire n'était pas là? demanda Thévenot.

—Beaurepaire, forcé de capituler par la municipalité, s'est brûlé lacervelle pour ne pas signer la capitulation, dit Jacques Mérey.

—Mais ce n'est pas le tout, dit Dumouriez; le docteur, qui a quittéParis il y a trois jours seulement, prétend qu'il va s'y passer deschoses terribles.

—Dans quel genre? demanda Thévenot.

Les deux jeunes hussards étaient muets, mais leur regard parlait poureux.

—Ce que j'ai cru deviner dans les quelques mots que Danton m'a dits,reprit le docteur, c'est qu'il était important de compromettre Paristout entier en le trempant jusqu'au cou dans la révolution, afin que lesParisiens, n'attendant point de pardon des souverains alliés,s'ensevelissent sous les ruines de la capitale.

—Et de quelle façon Danton s'y prendra-t-il?

—On a parlé du massacre des prisons. On ne peut, dit-on, envoyer lesvolontaires à la frontière en laissant derrière eux un ennemi plusdangereux que celui qu'ils vont combattre.

—En effet, dit Dumouriez, que la nouvelle n'étonna ni ne révolta, c'estpeut-être un moyen.

Les deux jeunes gens avaient échangé un regard avec Thévenot, qui leurrépondit par un mouvement d'épaules.

Leur regard disaitcompassion, le mouvement d'épaules de Thévenotsignifiaitnécessité.

En ce moment, le bruit d'un cheval entrant au galop dans la cour se fitentendre. Les deux jeunes filles firent un mouvement pour se lever,Dumouriez les arrêta d'un regard.

Puis, à Thévenot:

—Voyez ce que c'est, dit-il.

Thévenot alla à la fenêtre, qu'il ouvrit. Il se trouvait à la hauteur ducourrier qui arrivait.

—De quelle part? demanda Thévenot.

—Le général verra, répondit le courrier en tendant son pli au chef debrigade.

—Dépêche pour vous seul, à ce qu'il paraît, dit Thévenot.

Et il remit la dépêche au général, en criant aux gens de la maison quiaidaient le courrier à mettre pied à terre, brisé qu'il était par laroute:

—Ayez soin à ce que cet homme ne manque de rien.

—Pourmoi seul, mon cher Thévenot, répéta Dumouriez. Vous savez queje n'ai pas de secrets pour vous ni pour personne, ajouta-t-il en setournant du côté du docteur.

Et brisant le cachet:

—Ah! c'est du prince, dit-il; pardon, je ne pourrai jamais m'habituer àl'appelerÉgalité. Que voulez-vous, mon cher Thévenot, je suis unaristocrate, c'est connu.

Puis, se tournant vers Jacques Mérey, et lisant au fur et à mesure:

—Vous aviez raison, docteur, lui dit-il, cela a commencé avant-hier pardes voitures de prisonniers que l'on amenait à l'Abbaye. La moitié desprisonniers ont été tués dans les voitures, l'autre moitié dans la courde l'église où on les avait fait entrer. De là le massacre s'est étenduà l'Abbaye et va probablement s'étendre aux autres prisons. C'est Maratet Robespierre qui ont fait le coup. Danton n'a point paru; il était auChamp de Mars passant la revue des volontaires.

Puis s'interrompant:

—Ah! par ma foi, dit-il, il y en a trop long, et puis c'est une affaireentrebourgeois, qui ne nous regarde pas, nous autres militaires.Lisez, docteur, lisez.

Et il jeta la lettre du duc d'Orléans de l'autre côté de la table, avecune expression de mépris indiquant combien il se trouvait heureux d'êtregénéral en chef sur le théâtre de la guerre au lieu d'être ministre àParis.

Jacques Mérey la prit avec un calme prouvant qu'il n'avait rien à faireavec le mépris de Dumouriez, et la lut d'un bout à l'autre.

—Ah! dit-il, l'Assemble a réclamé l'abbé Sicard et l'a sauvé.

—Cette bonne Assemblée! s'écria Dumouriez, elle a osé! Mais elle va sefaire donner le fouet par la Commune.

—Manuel, continua Jacques, a sauvé de son côté Beaumarchais.

—Par ma foi! dit Dumouriez, il eût pu mieux choisir.

—Le duc continue, dit Jacques Mérey, en vous annonçant qu'il vousenverra un courrier tous les jours, et en demandant si vous voulez sesdeux fils pour aides de camp.

Et Jacques Mérey posa la lettre sur la table.

—Diable! fit Dumouriez, voilà de ces demandes auxquelles il faut songeravant d'y répondre. Comme il y va, monseigneur! deux princes dans monarmée! On verra.

Chacun demeura sérieux ou tout au moins pensif pendant le reste durepas. Seules les deux sœurs échangèrent quelques mots tout bas, puisDumouriez se leva, et, s'adressant à Thévenot et à Jacques:

—Citoyens, leur dit-il, faites-moi le plaisir de me suivre dans moncabinet.

Tous deux se levèrent et suivirent Dumouriez.

—Eh bien! demanda Thévenot, qu'a-t-on décidé au conseil?

—Rien de bon. Dillon a proposé une pointe en Flandre. C'était bon il ya quinze jours. L'ennemi serait à Paris avant que nous fussions àBruxelles. Les autres veulent se retirer derrière la Marne. Laisserl'ennemi faire un pas de plus en France serait une honte; il n'y estdéjà entré que trop avant. Alors, continua Dumouriez, j'ai répondu queje réfléchirais; mais déjà mon plan était fait. J'ai dit tout à l'heureà notre cher hôte que les bois de l'Argonne seraient les Thermopyles dela France. Je tiendrai parole. Voici, sur la plus grande échelle où j'aipu le trouver, un plan de la forêt d'Argonne qui s'étend, vous le voyez,de Semuy à Triaucourt. Maintenant il nous faudrait un homme pratique, ungarde de la forêt; nous n'en sommes qu'à sept ou huit lieues; faitesmonter à cheval un hussard qui prenne un cheval en main, et qu'il nousamène le premier garde venu.

—Inutile, citoyen général, dit Jacques Mérey.

—Pourquoi inutile? demanda Dumouriez.

—Mais parce que je suis de Stenay, parce que pendant dix ans j'aiherborisé, chassé et pêché même dans la forêt d'Argonne, qui est enquelque sorte enfermée par deux rivières, l'Oise et l'Aisne, et que jeconnais ma forêt mieux qu'aucun garde.

—Alors, dit Dumouriez, le citoyen Danton nous a rendu un doubleservice.

»Vois-tu, Thévenot, dit Dumouriez s'animant, vois-tu tous les avantagesde mon plan? Outre que l'on ne recule pas, outre que l'on ne se réduitpas à la Marne comme dernière ligne de défense, on fait perdre àl'ennemi un temps précieux, on l'oblige à rester dans la Champagnepouilleuse, sur un sol désolé, fangeux, stérile, insuffisant à lanourriture d'une armée; on ne lui cède pas un pays riche et fertile oùil pourrait hiverner. Si l'ennemi, après avoir perdu quelques joursdevant la forêt, veut la trouver, il y rencontre Sedan et toute la lignedes places fortes des Pays-Bas; remonte-t-il du côté opposé, il trouveMetz et l'armée de Kellermann. Kellermann, moi et Galbaud réunissonsalors cinquante mille hommes, et à la rigueur nous pouvons livrerbataille; d'ailleurs ne vois-tu pas que le ciel est d'intelligence avecnous: une pluie constante, infatigable, tombe sur les Prussiens et lesmouille à fond; ils ont déjà trouvé la boue en Lorraine; vers Metz etVerdun, la terre, d'après les rapports qui me sont faits, commence à sedétremper: la Champagne sera pour eux une véritable fondrière; lespaysans émigrent, les grains disparaissent comme si un tourbillon lesavait emportés; il ne restera plus pour l'ennemi que trois choses sur laroute: les raisins verts, la maladie et la mort.

—Bravo, général, cria Thévenot. Ah! voilà où je vous reconnais.

Jacques Mérey lui tendit la main. Il n'y avait point à se tromper àl'enthousiasme qui brillait dans ses yeux.

—Général, lui dit-il, disposez de moi comme garde, comme soldat, maisassociez-moi d'une façon ou de l'autre à cette grande action qui vasauver la France. Soyons vainqueurs d'abord, et je me charge d'être leGrec de Marathon.

—Eh bien! fit Dumouriez, dites-nous vite ce que vous pensez despassages qui traversent la forêt d'Argonne? Il n'y a pas un instant àperdre, les fers de nos chevaux sont rouges.

Jacques Mérey se pencha sur la carte.

—Écoutez, Thévenot, dit Dumouriez, et ne perdez pas un mot de ce qu'ilva dire.

—Soyez tranquille, général.

Il y avait quelque chose de solennel, presque de sacré, dans ces troishommes qui, inclinés sur une carte, conspiraient l'honneur de la Franceet le salut de trente millions d'hommes!

—Il y a, dit Jacques Mérey au milieu du plus profond silence, cinqdéfilés dans la forêt d'Argonne. Suivez-les sous mon doigt. Le premier,à l'extrémité du côté de Semuy, appelé leChêne Populeux; le second, àla hauteur de Sugny, appelé laCroix-au-Bois; le troisième, en faceBrécy, appeléGrand-Pré; le quatrième, en face Vienne-la-ville, appelélaChalade; le cinquième, enfin, qui n'est autre que la route deClermont à Sainte-Menehould, appelé lesIslettes. Les plus importantssont ceux deGrand-Pré et desIslettes.

—Malheureusement aussi les plus éloignés de nous; aussi à ceux-là je meporterai moi-même avec tout mon monde.

—Maintenant, dit Jacques Mérey, pour accomplir cette opération, vousavez deux routes: l'une qui passe derrière la forêt et qui dérobe votremarche à l'ennemi, l'autre qui passe devant et qui la lui révèle.

Dumouriez réfléchit un instant.

—Je passerai devant, dit-il; en nous voyant faire ce mouvement, jeconnais Clerfayt, c'est M. Fabius en personne; il croira qu'il m'estarrivé des renforts et que j'attaque séparément Autrichiens etPrussiens; il se retirera derrière Stenay, dans son camp fortifié deBrouenne. Mettez-vous là, Thévenot.

Thévenot s'assit, et, tout fiévreux de la même fièvre qui brûlait legénéral en lutte avec son génie, tira à lui plume et papier, etattendit.

—Écrivez, dit Dumouriez. Donnez ordre à Deubouquet de quitter ledépartement du Nord et de venir occuper le Chêne Populeux;—à Dillon, dese mettre en marche entre la Meuse et l'Argonne. Je le suivrai avec lecorps d'armée. Il marchera jusqu'aux Islettes, qu'il occupera, ainsi quela Chalade, forçant tout devant lui. Vous m'avez prié de vous employer,docteur; je ne sais pas refuser ces demandes-là aux bons patriotes. Jevous mets au poste du danger; vous serez son guide.

—Merci, dit Jacques, tendant la main à Dumouriez.

—Moi, continua Dumouriez, je me charge de la Croix-aux-Bois et deGrand-Pré. Y êtes-vous?

—Oui, dit Thévenot qui, sous la dictée du général, avait prisl'habitude d'écrire aussi vite que la parole.

—Maintenant, ordre à Beurnonville de quitter la frontière des Pays-Bas,où il n'a rien à faire, et d'être à Rethel le 13 avec dix mille hommes.

—Et maintenant, faites battre le départ et sonner le boute-selle.

Ce dernier ordre fut donné par Dumouriez aux deux frères ou aux deuxsœurs Fernig, qui s'élancèrent au grand galop dans la ville.

Un quart d'heure après, l'ordre de Dumouriez était exécuté, et l'onentendait, dominant le brouhaha qu'il occasionnait, les fanfareséclatantes de la trompette et les sourds roulement du tambour.

XXV

La Croix-au-Bois

Deux heures après, toute l'armée était en marche et campait à quatreheures de Sedan.

Le lendemain, Dillon avait connaissance des avant-postes de Clerfayt,occupant les deux rives de la Meuse.

Une heure après, sous la conduite de Jacques Mérey, le général Miakinskyattaquait avec quinze cents hommes les vingt-quatre mille Autrichiens deClerfayt, qui, ainsi que l'avait prévu Dumouriez, se retirait et serenfermait dans son camp de Brouenne. Dillon passa devant le ChênePopulaire qui, nous l'avons dit, devait être occupé et défendu par legénéral Dubouquet, et continua sa marche entre la Meuse et l'Argonne,suivi par Dumouriez et ses quinze mille hommes.

Le surlendemain, Dumouriez était à Baffu; là, il s'arrêtait pour occuperles défilés de la Croix-aux-Bois et de Grand-Pré.

Dillon continua audacieusement son chemin; il fit garder la Chalade, enpassant, par deux mille hommes, et arriva aux Islettes, où il trouvaGalbaud avec quatre mille hommes.

Le général était venu là de lui-même, et n'avait pas encore vu Fabred'Églantine, qui courait après lui sur la route de Châlons.

C'est aux Islettes que Jacques Mérey fut d'une véritable utilité àDillon; il connaissait le pays, ravins et collines. Il indiqua augénéral, sur le haut de la montagne qui domine les Islettes, unemplacement admirable pour établir une batterie qui rendait ce passageinabordable et dont, après soixante-seize ans, on voit encorel'emplacement aujourd'hui.

Outre cette batterie, Dillon éleva d'excellents retranchements, fit desabatis d'arbres qui formèrent sur la route autant de barricades, et serendit complètement maître des deux routes qui conduisent àSainte-Menehould et de Sainte-Menehould à Châlons. Les travaux deDumouriez à Grand-Pré étaient non moins formidables: l'armée étaitrangée sur des hauteurs s'élevant en amphithéâtre; au pied de ceshauteurs étaient de vastes prairies que l'ennemi était forcé d'aborder àdécouvert.

Deux ponts étaient jetés sur l'Aire, deux avant-gardes défendaient cesdeux ponts; en cas d'attaque, elles se retiraient en les brûlant; et, ensupposant Dumouriez chassé de hauteur en hauteur, il descendait sur leversant opposé, trouvait l'Aisne qu'il mettait entre lui et lesPrussiens en faisant sauter ces deux ponts.

Or, il était à peu près certain que l'ennemi échouerait dans sesattaques et que de ce poste élevé Dumouriez dominerait tranquillement lasituation.

Le 8, on apprit que, la veille, Dubouquet, avec six mille hommes, avaitoccupé le passage du Chêne Populeux; le seul qui restât libre était donccelui de la Croix-aux-Bois, situé entre le Chêne Populeux et leGrand-Pré. Dumouriez y alla de sa personne, fit rompre la route, abattreles arbres et y mit pour le défendre un colonel avec deux escadrons etdeux bataillons.

Dès lors sa promesse était remplie; l'Argonne, comme les Thermopyles,était gardée. Paris avait devant lui un retranchement que celui quil'avait élevé regardait lui-même comme inexpugnable.

Le duc d'Orléans avait tenu parole. Jour par jour, Dumouriez avait étéinstruit des massacres des prisons; sous une apparente insouciance, ceshideux assassinats de Mme de Lamballe à l'Abbaye, des enfants àBicêtre, des femmes à la Salpêtrière, lui soulevaient le cœur; ilnotait les assassins sur le calepin des représailles, et se promettait,tout en souriant à ces horribles nouvelles, une affreuse vengeance sijamais il arrivait au pouvoir.

Le duc d'Orléans lui-même n'était pas resté impassible aux massacres. Onavait porté la tête de Mme de Lamballe sous ses fenêtres, sousprétexte qu'une amie de la reine devait être une ennemie du ducd'Orléans; mais on l'avait forcé de saluer cette tête, mais on avaitforcé Mme de Buffon de la saluer. Elle s'était levée de table, et,pâle jusqu'à la lividité, à moitié morte, elle avait paru au balcon.

Le duc d'Orléans, qui payait un douaire à Mme de Lamballe, écrivait àDumouriez:

Ma fortune, à cette mort, s'est augmentée de 300 000 francs derente, mais ma tête ne tient qu'à un fil.

Je vous envoie mes deux fils aînés, sauvez-les.

Dès lors il n'y avait plus à balancer, il fallait les prendre. Le 10, leduc de Chartres arriva de la Flandre française avec son régiment, danslequel son frère, le duc de Montpensier, servait comme lieutenant.

C'était à cette époque un beau et brave jeune homme de vingt ans àpeine, ayant été élevé à la Jean-Jacques par Mme de Genlis,extrêmement instruit, quoique son instruction fût plus étendue queprofonde. Dans les quelques combats où il s'était trouvé, il avait faitpreuve d'un rare courage.

Son frère n'était encore qu'un enfant, mais un enfant charmant, commecelui que j'ai connu et qui portait le même nom que lui.

Dumouriez les reçut à merveille, et dès ce jour une idée pointa dans sonesprit.

Louis XVI était devenu impossible; trop de fautes, et même de parjures,l'avaient rendu odieux à la nation. La République était imminente; maisserait-elle durable? Dumouriez ne le croyait pas. Le comte de Provenceet le comte d'Artois, en s'exilant, avaient renoncé au trône de France.Il ne fallait que populariser, par deux ou trois victoires auxquelles ilprendrait part, le nom du duc de Chartres, et, à un moment donné, leprésenter à la France comme un moyen terme entre la république et laroyauté.

Ce fut le rêve que fit et que caressa Dumouriez à partir de ce moment.

Avec le duc de Chartres et son frère, le corps que Dumouriez avaitcommandé dans les Flandres vint le rejoindre; il était composé d'hommestrès braves, très aguerris, très dévoués. S'il restait quelque doute surDumouriez, ce que les nouveaux venus racontèrent de leur générall'effaça.

Puis Dumouriez, avec sa haute intelligence, comprenait que c'est surtoutle moral du soldat qu'il faut soutenir. Il ordonna à la musique de jouertrois fois par jour. Il donna des bals sur l'herbe avec desilluminations sur les arbres, bals auxquels il attira toutes les joliesfilles de Cernay, de Melzicourt, de Vienne-le-Château, de la Chalade, deSaint-Thomas, de Vienne-la-ville et des Islettes. Les deux princescommencèrent leur étude de la popularité en faisant danser despaysannes. Les deux jeunes hussards les aidaient de leur mieux. Deux outrois fois Dumouriez invita les officiers prussiens et autrichiens deStenay, de Dun-sur-Meuse, de Charny et de Verdun à y venir: s'ilsfussent venus, il leur eût fait visiter ses retranchements. Ils nevinrent pas et il ne put se donner le plaisir de cette gasconnade.

Les souffrances cependant étaient à peu près les mêmes pour nos soldatsque pour l'ennemi: la pluie cinq jours sur six; on était obligé desabler avec le gravier de la rivière l'endroit sur lequel on dansait;mauvais vin, mauvaise bière; mais il y avait dans l'air et dans laparole du chef la flamme du Midi; en voyant le général gai, le soldatchantait; en voyant le général manger son pain bis en riant, le soldatmangeait son pain noir en criant: «Vive la nation!»

Un jour, il se passa une chose grave, et qui montra d'outre en outrel'esprit de cette armée sur laquelle reposait le salut de la France.

Chaque jour, des détachements de volontaires arrivaient et étaientincorporés dans des régiments. Châlons, comme les autres villes, envoyason contingent; mais Châlons s'était, au profit de la Révolution,débarrassé de ce qu'il avait de pis: c'était une tourbe de drôles, parmilesquels se trouvaient une cinquantaine d'hommes qui, sur la circulairede Marat, avaient septembrisé de leur mieux. Ils aboyèrent en criant:«Vive Marat! la tête de Dumouriez! la tête de l'aristocrate! la tête dutraître.» Ils croyaient rallier à eux les trois quarts de l'armée, ilsse trouvèrent seuls. Puis, tandis qu'ils faisaient de leur mieux pourmettre la discorde parmi les patriotes, Dumouriez monta à cheval avecses hussards. Les mutins virent d'un côté mettre quatre canons enbatterie, de l'autre côté un escadron prêt à charger. Dumouriez ordonnaà ses canonniers d'allumer les mèches, à ses hussards de tirer le sabredu fourreau; il en fit autant qu'eux, et, s'approchant d'eux à ladistance d'une trentaine de pas:

—L'armée de Dumouriez, dit-il à haute voix, ne reçoit dans ses rangsque de bons patriotes et des gens honnêtes. Elle a en mépris lesmaratistes et en horreur les assassins. Il y a au milieu de vous desmisérables qui vous poussent au crime. Chassez-les vous-mêmes de vosrangs ou j'ordonne à mes artilleurs de faire feu, et je sabre avec meshussards ceux qui seront encore debout. Donc, vous entendez, pas demaratistes, pas d'assassins, pas de bourreaux dans nos rangs.Chassez-les. Devenez bons, braves et grands comme ceux parmi lesquelsvous avez l'honneur d'être admis!

Cinquante ou soixante hommes furent chassés. Ils disparurent comme s'ilss'étaient abîmés sous terre. Le reste rentra dans les rangs et pritl'esprit de l'armée, complètement pur des excès de l'intérieur.

Jusqu'au 10 septembre, le roi de Prusse resta à Verdun, répétant à quivoulait l'entendre qu'il venait pour rendreau roi la royauté, leséglises aux prêtres, les propriétés aux propriétaires.

Ces mots, nous l'avons déjà dit, avaient fait dresser l'oreille aupaysan. S'il ne s'était agi que de rendre l'église aux prêtres, lesentiment de la France, qui est profondément religieux, leur en eût delui-même rouvert les portes, mais en rendant les églises aux prêtres, onrendait les biens au clergé.

Or, on avait confisqué pour quatre milliards de biens aux couvents etaux ordres religieux, et par les ventes qui depuis janvier en avaientété la suite, ces propriétés avaient passé de la main morte à lavivante, des paresseux aux travailleurs, des abbés libertins, deschanoines ventrus, des évêques fastueux aux honnêtes laboureurs[A]; enhuit mois, une France nouvelle s'était faite.

Le 10, cependant, les Prussiens se décidèrent à se mettre en mouvement;ils sondèrent tous nos avant-postes, escarmouchèrent sur le front detous nos détachements.

Sur plusieurs points, nos soldats étaient si désireux d'en arriver à uneaction décisive, qu'ils escaladèrent leurs retranchements et chargèrentà la baïonnette.

Le soir même, il y eut rapport chez le général. Jacques Mérey, quin'avait aucune fonction fixe, s'était chargé d'inspecter tous lespostes. Il revint de son inspection en disant que le passage de laCroix-aux-Bois n'était pas suffisamment gardé.

Mais, sur ce point, il ne trouva malheureusement point d'accord avec lecolonel qui y commandait. Le passage de la Croix-aux-Bois était le seulque les Prussiens n'eussent pas éprouvé. Le colonel prétendit qu'il leurétait inconnu, et que non seulement il y avait assez d'hommes pour legarder, mais qu'il pouvait encore envoyer deux ou trois cents hommes aucamp de Grand-Pré.

Jacques Mérey insista près de Dumouriez; mais le colonel, qui tenait àprouver qu'il avait raison, envoya à la Chalade un bataillon et unescadron.

La nuit suivante, tourmenté par ses pressentiments, Jacques Mérey montaà cheval et s'achemina vers le passage de la Croix-aux-Bois.

Mais peu à peu d'autres pensées que celles qui avaient déterminé sondépart leur succédèrent dans son esprit, et il se mit à rêver comme ilrêvait quand il était seul.

À Éva;

À sa vie si vide depuis qu'elle semblait et même qu'elle était siagitée.

Oui, certes, Jacques Mérey était un excellent patriote; oui, la Francetenait dans son cœur la place qu'elle devait y tenir, mais elle n'yavait rien fait perdre à la toute-puissance du souvenir d'Éva.

Où était-elle? que devenait-elle? Ne lui avait-elle pas été arrachéeavant que la création complète, non pas du corps, mais du cerveau fûtaccomplie?

Elle resterait belle, il y avait même à parier qu'elle embelliraitencore; mais son esprit serait-il assez soutenu par l'éducation pourconserver un sens moral qui pousse toujours son libre arbitre au bien;sa mémoire serait-elle assez tenace pour continuer d'enfermer dans soncœur le souvenir de celui qui, après Dieu, l'avait faite ce qu'elleétait?

—Oh! murmurait Jacques.

La clarté s'était faite dans son esprit, mais il y avait encore dutrouble dans son âme...

Et il voyait peu à peu son image s'obscurcissant dans cette âme pourainsi dire inachevée, jusqu'à ce qu'elle se confondit dans cette nuit dupassé où flottent les rêves vains sortis par la porte d'ivoire.

Jacques Mérey avait jeté la bride sur le cou de son cheval. Il n'étaitplus sur la limite de la forêt d'Argonne, il ne suivait plus les rivesde l'Aisne, il n'allait plus surveiller le passage menacé de laCroix-aux-Bois. Il était à Argenton, dans la maison mystérieuse, sousl'arbre de la science; il conduisait Éva dans la grotte où pour lapremière fois elle lui avait dit qu'elle l'aimait et où elle le luiredisait encore. Il revivait enfin sa vie heureuse, quand tout à coup ilcrut entendre le pétillement de la fusillade suivi du cri d'alarme!

D'un même mouvement, il se dressa sur ses étriers et son cheval hennit.

Toute la fantasmagorie du passé disparut alors comme dans une féerie.Pareil à un dormeur qu'un rêve avait transporté dans des jardinsdélicieux, sous un lumineux soleil, et qui se réveille la nuit dans undésert, au milieu des précipices, lui se réveilla dans un chemin boueux,dans une forêt sombre, trempé par une pluie fine et glacée, au milieudes éclairs de l'artillerie et de la fusillade qui illuminaientl'épaisseur du bois.

Jacques Mérey mit son cheval au galop, mais, en arrivant à la petiteplaine de Longwée, il se trouva au milieu des fuyards.

Il devina tout, la Croix-aux-Bois avait été attaquée comme il l'avaitprévu, la position était forcée par les Autrichiens et les émigréscommandés par le prince de Ligne.

Une espèce de bataillon carré s'était formé au commencement de la petiteplaine. Jacques Mérey courut là où on résistait encore. Mais, comme il yarrivait, trois ou quatre cents cavaliers chargeaient le colonelfrançais au milieu de ses quelques centaines d'hommes, avec lesquels ilessayait de soutenir la retraite.

Jacques Mérey se jeta au milieu de la mêlée.

Le colonel luttait corps à corps avec deux des cavaliers, qui, par unecharge de fond, avaient, au cri de «Vive le roi!» rompu le carré. De sesdeux coups de pistolets, Jacques les jeta à bas de leurs chevaux, mais àl'instant même il se trouva entouré; il mit le sabre à la main; puis, aumilieu des ténèbres, para et porta quelques coups. La nuit étaitcomplètement sombre, on ne voyait qu'à la lueur des coups de pistolet.Deux ou trois coups échangés firent une de ces clartés éphémères; mais àcette clarté Jacques crut reconnaître, sous l'uniforme gris et vert desémigrés, le seigneur de Chazelay. Il jeta un cri de rage, poussa soncheval sur lui; mais au même instant il sentit son cheval faiblir desquatre pieds: une balle qui lui était destinée l'avait atteint à la têteau moment où il le faisait cabrer pour franchir l'obstacle. Il s'abîmaentre les pieds des chevaux, resta un instant immobile, s'abritant aucadavre de l'animal mort; puis, se relevant et se glissant par uneéclaircie, il se trouva sous le dôme de la forêt, c'est-à-dire dans uneprofonde obscurité.

Il ne pouvait rien dans cette terrible échauffourée qui livrait un despassages à l'ennemi, mais il pouvait beaucoup s'il prévenait à tempsDumouriez de cette catastrophe. Il s'appuya au tronc d'un chêne, se tâtapour voir s'il n'avait rien de cassé; puis s'orientant, il se rappelaqu'un petit sentier conduisait de Longwée à Grand-Pré, et que ce sentiercôtoyait une des sources de l'Aisne; il écouta, entendit à quelques pasde lui le murmure d'un ruisseau, descendit une courte berge, trouva lasource. Dès lors il était tranquille, comme il avait trouvé le ruisseauil trouva le sentier, éloigné seulement d'une lieue et demie deGrand-Pré. Il y fut en trois quarts d'heure.

Deux heures du matin sonnaient au moment où, trempé tout à la fois depluie et de sueur, couvert de boue et de sang, il frappait à la porte dugénéral.

XXVI

Le prince de Ligne

Jacques Mérey avait instinctivement trop l'intelligence des accidents deguerre pour communiquer la nouvelle à un autre qu'au général en chef.

C'est, en pareil cas, le sang-froid, la décision rapide et surtout lesilence du général qui sauvent l'armée.

Il connaissait la chambre de Dumouriez et s'apprêtait à le faireréveiller par le planton qui veillait dans son antichambre, lorsqu'ilvit que la lumière filtrait à travers les rainures de la porte.

Il frappa à cette porte. La voix ferme et nette du général lui répondit:

—Entrez.

Dumouriez n'était pas encore couché. Il travaillait à ses Mémoires, oùil avait l'habitude de consigner jour par jour ce qui lui arrivait.

En retard de quelques jours, il se remettait au courant.

—Ah! ah! dit-il en voyant Mérey couvert de boue et de sang. Mauvaisenouvelle, je parie!

—Oui, général; le passage de la Croix-aux-Bois est forcé par lesAutrichiens.

—J'en avais le pressentiment. Et le colonel?

—Tué.

—C'est ce qu'il avait de mieux à faire.

Dumouriez alla en toute hâte à un grand plan de la forêt d'Argonne penduau mur.

—Ah! dit-il philosophiquement, il faut que chaque homme ait le défautde ses qualités. Ardent à concevoir, je manque souvent de patience dansl'exécution. J'aurais dû étudier chaque passage de mes propres yeux; jene l'ai pas fait, et, imbécile que je suis, j'ai écrit à l'Assemblée quel'Argonne était les Thermopyles de la France! Voilà mes Thermopylesforcés, et tu n'es pas mort, Léonidas?

—Heureusement, dit Jacques Mérey, après les Thermopyles, Salamines!

—Cela vous est bien aisé à dire, fit Dumouriez avec le plus grandcalme. Et si Clerfayt ne perd pas son temps, selon son habitude, s'iltourne la position de Grand-Pré, si avec ses trente mille Autrichiens iloccupe les passages de l'Aisne, tandis que les Prussiens m'attaquerontde face, enfermé avec mes vingt-cinq mille hommes par soixante-quinzemille hommes, par deux cours d'eau et de la forêt, je n'ai plus qu'à merendre ou à faire tuer mes hommes depuis le premier jusqu'au dernier. Laseule armée sur laquelle comptât la France est anéantie, et messieursles alliés peuvent tranquillement prendre la route de la capitale.

—Il faut, sans perdre un instant, les débusquer de là, général.

—C'est bien ce que je vais essayer de faire. Éveillez Thévenot dans lachambre à côté.

Jacques Mérey ouvrit la porte et appela Thévenot. Thévenot ne dormaitjamais que d'un œil; il sauta à bas de son lit, passa un pantalon etaccourut.

—La Croix-aux-Bois est forcée, lui dit Dumouriez; faites éveillerCharot, qu'il parte avec six mille hommes, et que, coûte que coûte, ilreprenne le passage.

Thévenot ne prit que le temps de s'habiller, s'élança vers le quartierdu général Charot, le réveilla et lui transmit l'ordre du général.

Pendant ce temps, Jacques Mérey donnait à Dumouriez tous les détails dece qui s'était passé sous ses yeux à la Croix-aux-Bois.

Lorsque Dumouriez apprit qu'il était revenu au camp de Grand-Pré par dessentiers traversant la forêt, il lui demanda s'il pouvait par ces mêmessentiers guider une colonne qui attaquerait en flanc tandis que Charotattaquerait en tête.

Jacques Mérey s'engagea à conduire cette colonne, pourvu qu'elle fûtformée d'infanterie seulement; quant à la cavalerie, il regardait commeune chose impossible de la faire passer par de pareils chemins.

Quelque diligence que l'on y mît, il était grand jour lorsque la colonnefut prête à partir. Mais Dumouriez réfléchit qu'une attaque de jourentraînait avec elle trop de chances diverses, tandis que, attaqué lanuit d'un côté par lequel il ne pouvait pas attendre l'ennemi, et enmême temps obligé de se défendre en tête, il y avait lieu de toutespérer.

Il fallait trois heures au général Charot pour faire les trois lieuesqu'il avait à franchir par la chaussée de l'Argonne, trajet quinécessitait un double détour. Il ne fallait qu'une heure et demie àJacques pour conduire sa colonne à la hauteur de Longwée.

Il fut donc convenu que Charot partirait à cinq heures pour arriver à lanuit close à l'entrée du défilé, et Jacques à six heures et demie. Lespremiers coups de canon de Charot, qui amenait avec lui deux pièces decampagne, devaient servir de signal à Mérey pour charger.

Mérey eut donc le temps de changer d'habits et de prendre un bain avantde se remettre en route, et, à six heures et demie, avec son costume dereprésentant, un fusil de munition à la main, il prit la tête de lacolonne.

Le duc de Chartres avait demandé à être de l'expédition. Mais Dumouriezlui avait dit en riant:

—Patience, patience, monseigneur; attendez une belle bataille à lalumière du soleil, les combats de nuit ne vont pas aux princes du sang.

Puis il avait ajouté à voix basse:

—Surtout quand ils sont aptes à succéder!

À huit heures, Mérey et ses cinq cents hommes voyaient à un quart delieue, à travers les arbres, les feux des bivouacs qui coupaient laforêt sur toute la ligne du défilé, mais qui se groupaient plus nombreuxautour du village de Longwée où était le quartier général du prince deLigne.

Chaque soldat posa son sac à terre, s'assit sur son sac, mangea unmorceau de pain, but une goutte d'eau-de-vie, et plein d'impatienceattendit.

Vers dix heures, on entendit les premiers coups de fusil échangés entreles avant-postes autrichiens et l'avant-garde française.

Puis, dix minutes après, le grondement du canon annonça que l'artillerievenait de se mêler de la partie.

Dès les premiers coups de fusil, la petite colonne conduite par Jacquesavait vu un grand trouble se manifester sur toute la ligne du défilé; onvoyait à la lueur des feux les soldats saisir leurs armes et courir ducôté de l'attaque.

Jacques avait toutes les peines du monde à maintenir ses hommes, maisses instructions étaient précises: ne pas donner avant le premier coupde canon.

Ce premier coup de canon tant attendu se fit enfin entendre. Les soldatssaisirent leurs fusils et, Jacques Mérey à leur tête, s'élancèrent.

—À la baïonnette! cria Jacques Mérey. Ne faites feu qu'au derniermoment!

Et tous s'élancèrent à ce cri magique de «Vive la nation!» qui, répétépar l'écho de la forêt, eût pu faire croire aux Autrichiens et auxémigrés qu'il était poussé par dix mille voix.

Mais, pour combattre contre la France, les émigrés n'en étaient pasmoins braves. Le cri de «Vive le roi!» répondit au cri de «Vive lanation!» Et, pareille à un tourbillon, une charge de cavalerie, conduitepar un homme de trente à trente-cinq ans, portant l'uniforme de colonelautrichien, habit blanc, pantalon rouge, ceinture d'or, descendit duhaut de la colline où le village était situé.

—Feu à vingt pas, et recevez les survivants sur vos baïonnettes!

Puis, d'une voix qui fut entendue de tous:

—À moi l'officier! cria-t-il.

Et, se plaçant au milieu du chemin, à la tête de la colonne, il attenditque les premiers cavaliers fussent à vingt pas de lui, ajustal'officier, et fit feu.

Cinq cents coups de fusil accompagnèrent le sien.

Chacun s'était posté le plus commodément possible pour tirer; chacunavait visé à la lueur du feu des bivouacs. La chaussée ne permettait àla cavalerie de charger que sur huit hommes de front; mais les balles,en se croisant, avaient plongé des deux côtés dans les rangs; plus decent chevaux et de deux cents cavaliers tombèrent.

Quant à l'officier, emporté par le galop de son cheval, il vint roulerauprès de Jacques Mérey, tué roide d'une balle au milieu de la poitrine.

La chaussée était tellement obstruée de cadavres d'hommes et de chevaux,que les derniers rangs ne purent franchir la barricade sanglante quivenait de se lever entre eux et les patriotes.

Quelques-uns des survivants, échappés au massacre, vinrent se jeter surles baïonnettes et furent tués ou pris.

—Rechargez! cria Mérey, et feu à volonté!

Les patriotes rechargèrent leurs fusils, et, s'élançant sous bois dechaque côté de la chaussée, ce que ne pouvaient faire les cavaliers, ilsles poursuivirent en les fusillant. Quant à ceux qui étaient démontés,c'était l'affaire de la baïonnette; tous se défendaient avecacharnement, d'abord parce qu'ils étaient tous braves, ensuite parcequ'ils savaient que tout prisonnier émigré était un homme fusillé.

Donc ils aimaient mieux en finir sur le champ de bataille que dans lesfossés d'une citadelle ou contre un vieux mur.

Au reste, on entendait le canon de Charot qui se rapprochait, indicationsûre que les Autrichiens battaient en retraite; ils avaient fait la mêmefaute: la Croix-aux-Bois prise, ils ne l'avaient pas fait garder par unnombre d'hommes assez considérable.

Les fuyards arrivèrent sur les derrières de la colonne autrichienne,annonçant que l'armée était coupée, que le corps des émigrés était auxtrois quarts exterminé, et que son chef, le prince de Ligne, avait ététué par le premier coup de fusil qui avait été tiré.

Le désordre se mit dans les rangs des Autrichiens et des émigrés; chacunse jeta dans les bois, tirant de son côté. La résistance cessa ou à peuprès; trois ou quatre cents Autrichiens furent tués, autant pris; deuxcent cinquante émigrés restèrent sur le champ de bataille.

Quelques-uns, après une résistance désespérée, furent conduits àDumouriez.

Quant à Jacques Mérey, à peine le combat avait-il cessé qu'il songea auxblessés. Les ambulances étaient encore mal organisées à cette époque, ouplutôt elles ne l'étaient pas du tout. Craignant quelque retour offensifde l'ennemi, il fit réunir tous les chevaux sans maître que l'on puttrouver, y compris celui du prince de Ligne, que l'on reconnut à sahousse et à ses fontes brodées d'or, et les employa à transporter lesblessés à Vouziers, où il établit le quartier général de ses malades,laissant à un plus ambitieux que lui le soin de porter la nouvelle de lavictoire au général en chef.

Jacques Mérey ordonna que les Autrichiens fussent amenés avec des soinségaux à ceux qui étaient accordés aux Français; et, couchés dans lesmêmes chambres, ils recevaient les mêmes soins.

Mais, à peine l'ambulance était-elle installée, à peine les premierspansements étaient-ils faits, que le canon se fit entendre de nouveau,et cette fois en se rapprochant de Vouziers, ce qui indiquait quec'était le général Charot qui à son tour battait en retraite.

En effet, au bout de deux heures, quelques-uns de ces hommes quisemblent avoir des ailes aux pieds pour annoncer les catastrophesarrivèrent à Vouziers, se disant suivis du corps d'armée du généralCharot qui battait en retraite.

Clerfayt, comprenant l'importance de la position de la Croix-aux-Bois,était accouru au canon avec les trente mille hommes qui lui restaient,et, avec ces trente mille hommes, il avait renversé tout ce quis'opposait à son passage.

On annonça à Jacques Mérey qu'un des soldats qui avaient combattu souslui avait à lui remettre divers objets précieux qu'il ne voulaitremettre à personne. Il fit venir l'homme; c'était un caporal. Il avaitfouillé le chef des émigrés, avait trouvé sur lui une bourse contenantcent vingt louis, un portefeuille dans lequel était une lettre commencéepour sa femme, une montre enrichie de diamants et plusieurs baguesprécieuses.

Il apportait le tout au docteur, sous ce prétexte tout militaire que,puisque c'était lui qui avait tué le prince, c'était lui qui en devaithériter.

—Mon ami, lui dit Jacques Mérey, je ne me crois aucun droit à tous cesobjets, et cependant, comme ils sont entre mes mains, voilà à mon avisce qu'il faut en faire: il faut faire venir des médecins de Mézières, deSedan, de Rethel, de Reims et de Sainte-Menehould, accepter ledévouement de ceux qui seront riches, et payer les soins de ceux quiseront pauvres avec les cent vingt louis du prince de Ligne. Es-tu decet avis?

—Parfaitement, citoyen représentant.

—Comme le prince de Ligne n'est point un émigré, mais un prince deHainaut, et que ses biens ne sont pas confisqués, mon avis est encorequ'il faut remettre le portefeuille, la montre et les bijoux trouvés surlui au général Dumouriez; il les fera passer à sa femme, qui, quoi quetu en dises, a encore plus de droits à son héritage que moi.

—C'est encore juste, dit le caporal.

—Enfin, continua Jacques, comme il ne faut pas t'ôter aux yeux de quide droit le mérite de ta belle action, c'est toi qui porteras augénéral, avec une lettre de moi, le portefeuille, la montre et lesbijoux. Après quoi, aussi vite que possible, tu me rapporteras ici laréponse du général, et, comme il faut que cette réponse arrive le plustôt possible, tu prendras le cheval du prince, que je regarde comme mapropriété, et tu diras au général que je le prie, pour l'amour de moi,de le mettre dans ses écuries.

Quatre heures après, le caporal était de retour sur un cheval queDumouriez envoyait à Jacques Mérey en échange du sien.

Il était porteur d'une lettre de Dumouriez qui ne contenait que cesmots:

Venez vite: j'ai besoin de vous.

DUMOURIEZ.

—Eh bien! dit-il au soldat, tu as l'air content, mon brave.

—Je crois bien, répondit celui-ci: le général m'a fait sergent et m'adonné sa propre montre.

Et il montra à Jacques Mérey la montre que lui avait donnée Dumouriez.

—Bon, dit en riant Jacques, elle est d'argent.

—Oui, répondit le soldat; mais les galons sont d'or!

XXVII

Kellermann

Jacques Mérey trouva Dumouriez calme, quoique la situation fût presquedésespérée.

Charot, au lieu de se retirer sur Grand-Pré, avait été prévenu ets'était retiré sur Vouziers.

Dumouriez, avec ses quinze mille hommes, se trouvait séparé de Charot,qui était, comme nous l'avons dit, à Vouziers, et de Dubouquet, quiétait au Chêne Populeux, par les trente mille hommes de Clerfayt.

Le général en chef écrivait.

Il donnait l'ordre à Beurnonville de hâter sa marche sur Rethel, où iln'était pas encore et où il eût dû être le 13; à Charot et à Dubouquetde faire leur jonction et de marcher sur Sainte-Menehould.

Enfin, il écrivait une dernière lettre à Kellermann, dans laquelle il lepriait, quelques bruits qu'il entendît venir de l'armée, et sidésastreux que fussent ces bruits, de ne pas s'arrêter un instant et demarcher sur Sainte-Menehould.

Il chargea des deux premières lettres ses deux jeunes hussards, qui,connaissant le pays et admirablement montés, pouvaient en quatre ou cinqheures atteindre Alligny par un détour; il leur ordonna de prendre deuxchemins différents, afin que si l'un des deux était arrêté en route,l'autre suppléât.

Tous deux partirent.

Alors, prenant Jacques Mérey à part:

—Citoyen Jacques Mérey, lui dit-il, depuis deux jours vous nous avezdonné de telles preuves de patriotisme et de courage, et de votre côtévous m'avez vu agir si franchement, qu'il ne peut plus y avoir entrenous ni doutes ni soupçons.

Jacques Mérey tendit sa main au général.

—À qui avez-vous besoin que je réponde de vous comme de moi-même?dit-il.

—Il n'est pas question de cela. Vous allez prendre mon meilleur chevalet vous rendre au-devant de Kellermann; vous ne lui parlerez pas en monnom, le vieil Alsacien est blessé d'avoir été mis sous les ordres d'unplus jeune général que lui, voilà pourquoi il ne se presse pas d'obéir;mais vous lui parlerez au nom de la France, notre mère à tous; vous luidirez que la France, les mains jointes, le supplie de faire sa jonctionavec moi; une fois sa jonction faite, je lui abandonnerai lecommandement s'il le désire, et je servirai sous lui comme général,comme aide de camp, comme soldat. Kellermann, très brave, est en mêmetemps prudent jusqu'à l'irrésolution: il ne doit être qu'à quelqueslieues d'ici. Avec ses 20 000 hommes, il passera partout; trouvez-le,amenez-le. Dans mon plan, je lui réserve les hauteurs de Gizaucourt;mais qu'il se place où il voudra, pourvu que nous puissions nous donnerla main. Voilà mon plan: Dans une heure, je lève le camp; je m'adosse àDillon, que je laisse aux Islettes. Je rallie Bournonville et mes vieuxsoldats du camp de Maulde, cela me fait 25 000 hommes; les 6 000 hommesde Charot et les 4 000 de Dubouquet me font 35 000 hommes; les 20 000 deKellermann, 55 000. Avec 55 000 soldats gais, alertes, bien portants, jeferai tête, s'il le faut, à 80 000 hommes. Mais il me faut Kellermann.Sans Kellermann, je suis perdu et la France est perdue. Partez donc, etque le génie de la nation vous mène par la main!

Une heure après, en effet, Dumouriez recevait un parlementaire prussienqu'il promenait par tout le camp de Grand-Pré; mais le parlementaireétait à peine à Chevières, qu'il faisait décamper et marcher en silence,ordonnant de laisser tous les feux allumés.

L'armée ignorait que le défilé de la Croix-aux-Bois avait été forcé.Elle ignorait le motif de cette marche et croyait faire un simplechangement de position. Le lendemain, à huit heures du matin, on avaittraversé l'Aisne et l'on s'arrêtait sur les hauteurs d'Autry.

Le 17 septembre, après deux de ces paniques inexplicables quiéparpillent une armée comme un tourbillon fait d'un tas de feuillessèches, tandis que des fuyards couraient annoncer à Paris que Dumouriezétait passé à l'ennemi, que l'armée était vendue, Dumouriez entrait àSainte-Menehould avec son armée en excellent état; il y était accompagnépar Dubouquet, Charot et Beurnonville, et il écrivait à l'Assembléenationale:

J'ai été obligé de quitter le camp de Grand-Pré, lorsqu'uneterreur panique s'est mise dans l'armée; dix mille hommes ont fuidevant quinze cent hussards prussiens. La perte ne monte pas à plusde cinquante hommes et quelques bagages.

Tout est réparé. Je réponds de tout!

Pendant ce temps, Jacques Mérey courait après Kellermann.

Il ne le rejoignit que le 17, vers cinq heures du matin, à Saint-Dizier.En apprenant le 17 l'évacuation des défilés, il s'était mis en retraite.

Ce qu'avait prévu Dumouriez serait arrivé s'il n'avait eu l'idéed'envoyer Jacques Mérey à Kellermann.

Jacques Mérey lui expliqua tout comme eût pu le faire le stratégiste leplus consommé. Il lui raconta tout ce qui était arrivé, lui fit toucherdu doigt les ressources infinies du génie de Dumouriez; il lui ditquelle gloire ce serait pour lui de participer au salut de la France, etil lui dit tout cela en allemand, dans cette langue rude qui a tant depuissance sur le cœur de ceux qui l'ont bégayée tout enfant.

Kellermann, convaincu, donna l'ordre de la retraite et le lendemaincelui de marcher sur Gizaucourt.

Le 19 au soir, Jacques Mérey entrait au galop dans la ville deSainte-Menehould, et entrait chez Dumouriez en criant:

—Kellermann!

Dumouriez leva les yeux au ciel et respira.

Il avait vu pendant toute la journée les Prussiens venir, par lepassage de Grand-Pré, occuper les collines qui sont au-delà deSainte-Menehould et le point culminant de la route.

Le roi de Prusse s'était logé à une mauvaise auberge appelée l'Aubergede la Lune, ce qui fit donner à son campement, ou plutôt à son bivouac,le nom deCamp de la Lune, nom que cette hauteur porte encoreaujourd'hui.

Chose étrange! l'armée prussienne était plus près de Paris que l'arméefrançaise, l'armée française plus près de l'Allemagne que l'arméeallemande.

Le 20 au matin, Dumouriez sortit de Sainte-Menehould pour aller prendresa position de bataille, et fut tout étonné de voir les hauteurs deGizaucourt dégarnies et celles de Valmy occupées.

Y avait-il erreur, ou Kellermann, forcé d'obéir, avait-il voulu au moinsprendre une position de son choix?

Par malheur, sa position était mauvaise pour la retraite. Il est vraiqu'elle était bonne pour le combat. Seulement, il fallait vaincre.

Battu, Kellermann était obligé de faire passer son armée par un seulpont; à droite ou à gauche, des marais à enfoncer jusqu'au cou si l'onessayait de se replier.

Mais, pour le combat, nous le répétons, la position était belle ethardie.

Le matin, de la fenêtre de l'Auberge de la Lune, le roi de Prusseregarda avec sa lunette la position des deux généraux.

Puis, après avoir bien regardé, il passa la lunette à Brunswick.

Brunswick examina à son tour.

—Qu'en pensez-vous? demanda le roi de Prusse.

—Ma foi! sire, dit Brunswick en secouant la tête, je pense que nousavons devant nous des gens qui veulent vaincre ou mourir.

—Mais, en effet, dit le roi en indiquant Valmy, il me semble que cen'est pas là, comme nous l'avait dit M. de Calonne, une armée devagabonds, detailleurs et desavetiers.

—Décidément, dit Brunswick en rendant au roi sa lunette, je commence àcroire que la Révolution française est une chose sérieuse.

En ce moment, un brouillard commença de flotter dans l'air et de serépandre dans la plaine, cachant l'une à l'autre chacune des troisarmées.

Mais l'instant d'éclaircie avait suffi à Dumouriez pour juger laposition de Kellermann.

Si Clerfayt et ses Autrichiens s'emparaient du mont Yron, placé derrièreValmy, ils canonnaient de là Kellermann, qui, ayant les Prussiens entête et les Autrichiens en queue, ne pouvait recevoir de lui aucunsecours. Il envoya donc le général Steingel avec 4 000 hommes pouroccuper le mont Yron, qui n'était occupé que par quelques centainesd'hommes qui ne pouvaient résister.

Puis il ordonna à Beurnonville d'appuyer Steingel avec seize bataillons.

Enfin, il dépêcha Charot avec neuf bataillons et huit escadrons pouroccuper Gizaucourt.

Mais Charot s'égara dans le brouillard et alla se heurter à Kellermann,auquel il demanda ses ordres, et qui, déjà embarrassé de ses vingt millehommes sur son promontoire de Valmy, le renvoya à Dumouriez.

Dumouriez le renvoya à Gizaucourt; mais Brunswick, de son côté, avaitreconnu la faute que l'on avait commise en n'occupant pas tout d'abordce village, qui offrait une position aussi avantageuse que le mont de laLune, et l'avait fait occuper.

Vers onze heures, le brouillard se leva. Dumouriez, avec son état-majorsi leste et si élégant, traversa la plaine de Dammartin-la-Planchette àValmy, alla serrer la main de Kellermann, honneur qu'il rendait à sondoyen d'âge, puis, sous prétexte de communiquer avec lui, il lui laissa,avec le titre de son officier d'ordonnance, le jeune duc de Chartres.

Puis, tout bas à celui-ci:

—C'est ici, dit-il, que sera le danger; c'est ici que vous devez être.Arrangez-vous de manière à être remarqué.

Le jeune prince sourit, serra la main de Dumouriez.

Il n'avait pas besoin de cette recommandation.

Quelque temps avant que le brouillard eût disparu, les Prussiens, quiavaient une batterie de soixante pièces de canon braquées sur Valmy,sachant que les Français ne pouvaient bouger de là, commencèrent le feu.

Tout à coup, nos jeunes soldats entendirent éclater un tonnerre, et enmême temps un ouragan de fer s'abattit sur eux.

Ils commençaient leur éducation militaire par la chose la plusdifficile: recevoir sans bouger le feu de l'ennemi.

Nos artilleurs répondaient, c'est vrai; mais leurs boulets à euxportaient-ils? Au reste, c'est ce qu'ils verraient bientôt, lebrouillard s'enlevait doucement et se dissipait peu à peu.

Quand le brouillard eut disparu tout à fait, les Prussiens virentl'armée française à son poste, pas un homme n'avait bougé.

En ce moment où la lumière du soleil reparut comme pour voir cettegrande lutte de laquelle dépendait le destin de la France, les obus desPrussiens, mieux dirigés, tombèrent sur deux caissons qui éclatèrent; ilen résulta un peu de trouble. Kellermann mit son cheval au galop pourjuger lui-même de l'importance de l'accident. Un boulet atteignit lecheval à la poitrine, à 25 centimètres du genou du général: l'homme etl'animal roulèrent dans la poussière. Un instant on les crut tués tousdeux; mais Kellermann se releva avec une ardeur toute juvénile, montasur un cheval qu'on lui amenait, refusant celui du duc de Chartres quiavait mis pied à terre et qui lui offrait le sien. Mais, lorsqu'ilarriva sur le lieu de la catastrophe, le calme était déjà rétabli.

Brunswick, voyant que, contre toute attente, cette prétendue armée devagabonds, de tailleurs et de savetiers recevait la mitraille avec lecalme de vieux soldats, pensa qu'il fallait en finir et ordonna decharger. Entre onze heures et midi, il forma trois colonnes qui reçurentl'ordre d'enlever le plateau de Valmy.

Kellermann voit les colonnes se former, donne le même ordre, maisseulement ajoute:

—Ne pas tirer; attendre les Prussiens à la baïonnette.

Du camp de la Lune à Valmy, il y a à peu près deux kilomètres; leterrain, pendant un quart de kilomètre, descend par une pente douce;puis, pendant trois quarts de kilomètre à peu près, on coupe en traversune petite vallée, on arrive à un ressaut de terrain, puis, au bout dedeux cents pas, se présente la montée assez abrupte de Valmy.

Il y eut un moment de silence pendant lequel on n'entendit que letambour prussien battant la charge; les trompettes de la cavalerie quiaccompagnaient les colonnes pour les soutenir se taisaient. Le roi dePrusse et Brunswick, appuyés au mur de l'auberge, leur lunette à lamain, ne perdaient pas un détail.

Pendant ce moment de silence, les trois colonnes prussiennes étaientdescendues et commençaient de franchir l'espace intermédiaire.

Brunswick et le roi de Prusse ne perdaient pas de vue le plateau deValmy; ils virent les vingt mille hommes de Kellermann, les six millehommes de Steingel et les trente mille hommes de Dumouriez mettre leurschapeaux au bout de leurs fusils et faire retentir la vallée d'un seulcri, du cri tonnant de «Vive la nation!»

Puis le canon commença de gronder. Seize grosses pièces du côté deKellermann, trente pièces du côté de Dumouriez; Kellermann serrant lesPrussiens en tête, Dumouriez les brisant en flanc.

Et, dans chaque intervalle des détonations de l'artillerie, les chapeauxtoujours agités au bout des baïonnettes, et l'éternel cri de «Vive lanation!»

Brunswick repoussa avec colère les canons de sa lunette les uns dans lesautres.

—Eh bien? demanda le roi de Prusse.

—Il n'y a rien à faire contre de pareils hommes, dit Brunswick; ce sontdes fanatiques.

Les Prussiens montaient toujours, fermes et sombres; chaque volée deKellermann plongeait en profondeur et traçait de longs sillons dans lesrangs; chaque volée de Dumouriez coupait les lignes par des videsimmenses; les lignes flottaient un instant, puis se remplissaient denouveau, et le mouvement de progression continuait.

Mais, arrivé au ressaut de terrain que nous avons indiqué, c'est-à-direà un tiers de portée de canon de Valmy, il sembla qu'une barrière de feret de feu, que personne ne peut franchir, venait de s'élever; les vieuxsoldats de Frédéric s'y entassaient par monceaux; mais, comme aux flots,Dieu criait:

—Vous n'irez pas plus loin!

Et ils n'allèrent pas plus loin; ils n'eurent pas l'honneur d'abordernos jeunes soldats. Brunswick frémissant ordonna d'arrêter un massacreinutile: à quatre heures, il fit sonner la retraite. La bataille étaitgagnée.

L'ennemi venait de faire son premier pas en arrière; la France étaitsauvée.

Le jeune duc de Chartres n'avait rien fait et n'avait rien pu faire deremarquable. Il était resté bravement au milieu du feu. C'est tout ceque lui demandait Dumouriez, et cela suffisait à ce que son nom fût dansle bulletin de la bataille.

. . . . .. . . . .. . . . .. . . . .. . . . .

Que l'on ne s'étonne pas que celui qui écrit ces lignes s'étende avecune si profonde vénération sur tous les détails de notre grande, denotre sainte, de notre immortelle Révolution; ayant à choisir entre lavieille France, à laquelle appartenaient ses aïeux, et la Francenouvelle, à laquelle appartenait son père, il a opté pour la Francenouvelle; et, comme toutes les religions raisonnées, la sienne estpleine de confiance et de foi.

J'ai visité cette longue ligne qui s'étend du camp de la Lune à ceressaut que ne purent franchir les Prussiens. J'ai gravi la colline deValmy, véritableScala santa de la Révolution, que tout patriotedevrait monter à genoux. J'ai baisé cette terre sur laquelle, pendantune de ces journées qui décident des destins du monde, battirent tant devaillants cœurs et où le vieux Kellermann, l'un des deux sauveurs dela patrie, voulut que le sien fût enterré.

Puis je me relevai en disant avec fierté:

—Là aussi était mon père, venu du camp de Maulde comme simplebrigadier, avec Beurnonville.

Un an après, il était général de brigade.

Un an après, il était général en chef.

XXVIII

Les hommes de la Convention

Ce fut le lendemain de la grande journée que nous venons de raconter,que la salle de spectacle des Tuileries s'ouvrit pour recevoir lesmembres de la Convention.

Nous connaissons tous ce petit théâtre de cour, destiné à contenir cinqcents personnes à peine et qui allait recevoir sept cent quarante-cinqconventionnels.

En général, plus l'arène est petite, plus le combat est acharné.

Le rapprochement, qui rend l'amitié plus solide, rend la haine plusgrande.

Quand deux ennemis se touchent, ils ne se menacent plus, ils sefrappent.

Que devait être la Convention?

Un concile politique où la France, écrivant son nouveau dogme, allaitassurer son unité.

Par malheur, avant d'être, elle était déjà divisée.

Et cependant où était le centre de l'unité vitale? où était le cœurde la France dans la Convention?

Forte comme elle l'était, la France pouvait lutter contre le monde.

Mais pouvait-elle lutter contre elle-même?

Là était la question.

Triompherait-elle avec le schisme de la Montagne et de la Gironde dansson sein?

Triompherait-elle avec la guerre civile dans la Vendée?

Elle ne craignait pas la royauté. Le jour où le roi avait menti, ilavait donné sa démission.

UN ROI NE MENT PAS.

Elle craignait sa guerre civile de l'Ouest, ses prêtres armant le peuplecontre le peuple.

Ce qu'elle craignait, c'est ce qui arriva.

Au fur et à mesure qu'ils entraient, ces hommes, tous enfants du10-Août, tous inspirés de l'esprit qui avait présidé à cette grandejournée, ces hommes se désignaient par les noms de royalistes etd'hommes de Septembre.

Ces hommes qui venaient combattre pour la France et qui, au lieu decombattre pour la France, avaient combattu l'un contre l'autre, ceshommes s'ignoraient complètement.

Ils se frappèrent sans se connaître.

Les girondins n'étaient pas royalistes, c'étaient eux que l'on désignaitsous ce nom.

Ce fut un discours de Vergniaud qui fit le 10-Août. «Nous avons vu,avait-il dit en désignant du doigt les Tuileries, nous avons vu vingtfois la terreur sortir de ce château. Qu'elle y rentre une fois, et quetout soit dit!»

Les montagnards n'avaient rien à faire avecSeptembre. On savait queDanton lui-même, qui en avait pris la responsabilité pour que le sangversé ne tachât point la France, on savait que Danton n'y était pourrien.

On savait que c'était Marat et Robespierre qui avaient tout fait, avecun agent secondaire, Panis.

Les deux accusations était donc fausses.

Presque tous les girondins, qu'on accusait deroyalisme, votèrent lamort du roi.

Presque tous les montagnards désapprouvèrent Septembre.

Seulement, ils ne voulurent pas queSeptembre fût puni. Au moment oùla France avait besoin de tous ses enfants, ce n'était pas le moment,parmi les plus ardents patriotes, de se juger, de se punir et des'épurer.

On a calculé du reste que, sur sept cent quarante-cinq membres quis'assirent sur les bancs de la Convention le jour de son ouverture, cinqcents n'étaient ni girondins ni montagnards; tous ces nouveaux arrivantsde province, marchands, avocats, bourgeois, professeurs, journalistes,venaient en amis du bien, de l'humanité, de la France. Ils voulaienttous la prospérité de la nation; mais ils n'étaient, nous le répétons,ni girondins ni montagnards.

C'était à la Montagne à les attirer à elle par la terreur.

C'était à la Gironde à les rallier à son parti par l'éloquence.

Cependant on put voir, à la nomination du président et des secrétaires,combienl'horreur de Septembre dominaitl'envie qu'inspirait laGironde.

Pétion fut nommé président.

Les six secrétaires furent: Camus et Rabaud-Saint-Étienne, deuxconstituants;

Les quatre autres, Brissot, Vergniaud, Lassource, des girondins;Condorcet, un ami de la Gironde, qui devait mourir avec elle, et par samort comme par sa vie—juste qu'il était—la justifier dans l'histoire.

Pas un homme de la Montagne, tout est pris à droite. La majorité estdonc à la droite.

Aussi, dès son entrée, la masse, cette éternelle victime de l'erreur,était-elle dans l'erreur. Ses instincts vulgaires, ses craintespersonnelles, la vue basse de la bourgeoisie, ne lui permettaient pas deregarder en face l'énergique légion de la Montagne, dans laquelle étaitle salut national.

Il est vrai qu'au sommet de cette âpre et dure Montagne siégeait la pâleet froide figure de Robespierre, peau de parchemin collée sur un crâned'inquisiteur, sphinx étrange posant éternellement des énigmes dont ilne disait jamais le mot; Danton, masque terrible du damné, avec sabouche torse, son visage labouré par la petite vérole, sa voix dedictateur, son attitude de tyran; et Marat, ce roi des batraciens, quisemblait, comme Philippe-Égalité, avoir renoncé à la royauté—desreptiles—pour s'appeler Marat tout court; Marat, par son père Sarde;Marat, par sa mère Suisse, n'ouvrant la bouche que pour demanderdestêtes, n'ouvrant ses lèvres jaunes que pour demanderdu sang.

Danton le méprisait, Robespierre le haïssait, et tous deux cependant letoléraient.

Marat faisait peur physiquement et moralement.

En opposition à cette masse de républicains farouches, formée à cetteheure encore du double club des Jacobins et des Cordeliers, on voyaitles vingt-neuf girondins autour desquels se groupait le parti de laGironde, tous hommes de bien sur lesquels la calomnie même n'avait pasde prise, ou n'avait à reprocher que des fautes communes à beaucoup danscette époque de mœurs légères, plusieurs jeunes et beaux, presquetous pleins de talent, Brissot, Roland, Condorcet, Vergniaud, Louvet,Gensonné, Duperret, Lassource, Fonfrède, Ducos, Garat, Fauchet, Pétion,Barbaroux, Guadet, Buzot, Salles, Sillery.

Évidemment la sympathie était là.

Chacun prit sa place bruyamment.

Puis on fit l'appel nominal.

Quand on en vint au nom de Jacques Mérey, Danton répondit pour lui:

—En mission près de Dumouriez.

L'appel nominal fini, le président et les secrétaires nommés, laConvention constituée enfin, le premier qui parla, au milieu d'unsilence solennel, fut le cul-de-jatte Couthon, l'apôtre de Robespierre.

Il se souleva, et de sa place dit quelques paroles qui avaient uneportée immense.

—Je propose d'ouvrir la nouvelle session en jurant haine à la royauté,haine à la dictature, haine à toute puissance individuelle.

Quoique venant de la Montagne, la proposition fut accueillie par unbravo unanime, auquel succéda un formidable cri de: «Vive la nation!»

On eût dit l'écho de celui qui avait été poussé la veille sur le champde bataille de Valmy.

Mais Danton se leva.

On fit silence.

—Avant, dit-il, d'exprimer mon opinion sur le premier acte que doitfaire l'Assemblée nationale, qu'il me soit permis de résigner dans sonsein les fonctions qui m'avaient été déléguées par l'Assembléelégislative. Je les ai reçues au bruit du canon; hier nous avons reçu lanouvelle que la jonction des armées était faite; aujourd'hui la jonctiondes représentants est opérée. Je ne suis plus que mandataire du peuple,et c'est en cette qualité que je vais parler. Il ne peut exister deconstitution que celle qui sera textuellement, nominativement, acceptéepar la majorité des assemblées primaires. Ces vains fantômes dedictature dont on voudrait effrayer le public, dissipons-les; disonsqu'il n'y a de constitution que celle qui est acceptée du peuple.Jusqu'ici, on l'a agité, il fallait l'éveiller contre les tyrans.Maintenant que les lois sont aussi terribles contre ceux qui lesvioleraient que le peuple l'a été en foudroyant la tyrannie, qu'ellespunissent tous les coupables, abjurons toute exagération, déclarons quetoute propriété territoriale et industrielle sera éternellementmaintenue.

Cette déclaration répondait si merveilleusement aux paroles du roi dePrusse à Verdun et aux craintes de la France, qu'elle fut couverted'applaudissements, quoiqu'elle vînt de celui que l'on regardait commele chef des septembriseurs.

Et, en effet, la crainte générale n'était pas le massacre. Chacun savaitbien que, dans ce cas, organiser la défense serait chose facile. Non, lacrainte générale était qu'on ne reprît les biens des émigrés, et quel'on ne déclarât nuls les ventes et les achats.

Le peuple français avait admirablement compris le motrévolution. Ill'avait décomposé, il savait qu'il voulait dire: Propriété facile, à bonmarché, à la portée de tous, un toit pour le pauvre, un foyer pour levieillard, un nid pour la famille.

Au milieu des bravos suscités par cette promesse de l'Adamastor de laChambre, deux voix protestèrent.

—J'eusse mieux aimé, dit Cambon, que Danton se bornât à sa premièreproposition, c'est-à-dire qu'il établît seulement le droit que le peuplea de voter sa constitution. Mais Danton est en opposition avec lui-même.Quand la patrie est en danger, a-t-il dit, tout appartient à la patrie.Qu'importe alors que la propriété subsiste si la personne périt!

Du groupe des girondins une voix, celle de Lassource, s'éleva:

—Danton, s'écria-t-il, en demandant que l'on consacre la propriété, lacompromet. Y toucher, même pour l'affermir, c'est l'ébranler. Lapropriété est antérieure à la loi!

La Convention alla aux voix et les deux propositions de Danton furentrésumées ainsi:

1º Il ne peut y avoir de constitution que lorsqu'elle est acceptée parle peuple;

2º La sûreté des personnes et des propriétés est sous la sauvegarde dela nation.

Ce fut alors que Manuel se leva et dit, en étendant la main avec cegeste qui commande l'attention et le silence:

—Citoyens, ce n'est pas tout! Vous avez consacré la souveraineté duvrai souverain,le peuple; il faut le débarrasser de son fauxsouverain,le roi.

À ces mots, une voix de droite s'écria:

—Le peuple seul doit juger.

Mais, à ces mots, Grégoire, l'évêque de Blois, se leva.

Grégoire avait eu une grande autorité dans la première assemblée où ilavait siégé. Il s'y était trouvé le chef du clergé populaire. La fusiondes ordres consommée, il avait été élu secrétaire à la presqueunanimité, avec Mounier, Sieyès, Lally-Tollendal, Clermont-Tonnerre etChapelier. Dans la Déclaration des droits de l'Homme, il fit inscrirecelle de ses devoirs, et le nom de Dieu; le premier il avait adhéré à laconstitution civile du clergé.

Les membres de la Constituante ne pouvaient être réélus à laLégislative. Grégoire alors s'était établi dans son diocèse et avaitpublié ses lettres pastorales; enfin, à la presque unanimité encore, ilavait été nommé à la Convention.

On attendait avec impatience les paroles qui allaient sortir de sabouche dans cette grave question.

—Inutile d'attendre, dit-il; certes, personne ne proposera jamais deconserver en France la race funeste des rois. Nous savons trop bien quetoutes les dynasties n'ont jamais été que des races dévorantes vivant dechair humaine. Mais il faut pleinement rassurer les amis de la liberté;il faut détruire ce talisman dont la force magique serait propre àstupéfier encore bien des hommes. Je demande donc que, par une loisolennelle, vous consacriez l'abolition de la royauté.

Au milieu des bravos et des cris frénétiques de toute l'Assemblée,d'accord en principe sur ce point, le montagnard Bascle se leva:

—Je demande, dit-il, que l'on ne précipite rien et qu'on attende levœu du peuple.

Mais Grégoire, qui s'était rassis, se redressa à ces paroles, et, tirantdu plus profond de son cœur cette terrible phrase, il la jeta auvisage de son adversaire:

—Le roi est dans l'ordre moral ce que le monstre est dans l'ordrephysique.

Et, à l'instant même, d'un élan unanime, toute la salle s'écria:

—La royauté est abolie.

En ce moment, un homme dont la pâleur dénonçait la fatigue, les habitsun long voyage, le costume un représentant du peuple aux armées, entrabrusquement dans la salle, tenant entre ses bras trois drapeaux, deuxautrichiens et un prussien.

—Citoyens, s'écria-t-il l'œil rayonnant d'enthousiasme, l'ennemi estbattu, la France est sauvée. Dumouriez et Kellermann vainqueurs vousenvoient ces drapeaux pris sur les vaincus. J'arrive à temps pourentendre la grande voix de la Convention proclamer l'abolition de laroyauté. Place parmi vous, citoyens, car je suis des vôtres!

Et, sans répondre aux signes que lui faisait Danton pour venir prendreplace près de lui sur la Montagne, il alla s'asseoir, agitant sonchapeau aux plumes tricolores encore tout imprégnées de la fumée de labataille:

—Vive la République! cria-t-il, et qu'elle date sa naissance du jourqui l'a consolidée: 21 septembre 1792.

. . . . .. . . . .. . . . .. . . . .. . . . .

Et en même temps on entendit le canon tonner. Il croyait ne tonner quepour la victoire de Valmy, il tonnait en même temps pour l'abolition dela royauté et la proclamation de la république.

Et, de même qu'en terminant le dernier chapitre nous nous sommesinclinés devant ces hommes qui avaient sauvé militairement la France,inclinons-nous devant ces autres hommes dont la mission était bienautrement dangereuse et fut pour eux bien autrement mortelle.

Une seule fois j'ai été appelé à assister à un spectacle donné danscette salle des Tuileries où se tint cette formidable séance que nousvenons de rapporter, et tant d'autres qui en furent la suite et laconséquence.

On jouaitle Misanthrope etPourceaugnac.

On applaudissait ce double chef-d'œuvre de Molière, qui présente lesdeux faces de son auteur, le rire et les larmes.

Deux rois et deux reines étaient assis avec une foule de princes sur uneestrade et applaudissaient.

Et je me demandais comment les rois osaient entrer dans une pareillesalle, où la royauté avait été abolie, où la république avait étéproclamée, où tant de spectres sanglants secouaient leurs linceuls, sanscraindre que ce dôme, qui avait entendu les applaudissements du 21septembre 1792, ne s'écroulât sur eux.

Oui, certes, nous devons beaucoup à ces hommes, à Molière, à Corneille,à Racine, qui ont tant fait pour la gloire de la France, à laquelle ilsont consacré leur génie.

Mais combien ne devons-nous pas plus à ces hommes qui ont prodigué leursang pour la liberté.

Les premiers ont fondé les principes de l'art.

Les autres ont consacré ceux du droit.

Sans les premiers nous serions encore ignorants peut-être; sans lesautres, à coup sûr, nous serions encore esclaves.

Et ce qu'il y a d'admirable dans ces hommes de 1792, c'est que touslavèrent dans leur propre sang leurs erreurs ou leurs crimes.

Je mets à part Marat, dont le couteau de Charlotte Corday a faitjustice, et qui n'était d'aucun parti.

Les girondins, qui causèrent la mort du roi, furent punis de cette mortpar les cordeliers.

Les cordeliers furent punis de la mort des girondins par lesmontagnards.

Les montagnards furent punis de la mort des girondins par les hommes dethermidor.

Enfin ceux-ci se détruisirent entre eux.

Ce qu'ils ont fait de mal, ils l'ont emporté dans leurs tombessanglantes.

Ce qu'ils ont fait de bon est resté.

Et tous, malgré leurs erreurs, leurs fautes, leurs crimes mêmes, étaientde grands citoyens, d'ardents amis de la patrie; leur amour jaloux pourla France les aveugla, ce fut cet amour frénétique qui en fit desOrosmane et des Othello politiques: ils haïrent et tuèrent parce qu'ilsaimaient.

Mais, parmi ces sept cent quarante-cinq hommes, pas un traître, pas unconcussionnaire. Rien de lâche en eux. Fondateurs de la république, ilsl'avaient dans le cœur. La république, c'était leur foi, c'était leurespoir, c'était leur déesse. Elle montait avec eux dans la charrette,elle les soutenait dans le douloureux trajet de la Conciergerie à laplace de la Révolution. C'était elle qui les faisait sourire jusque sousle couteau.

Le dix thermidor, elle ne voulut point descendre de l'échafaud et futguillotinée entre Saint-Just et Robespierre.

Et voilà ce à quoi je pensais, voilà ce que je voyais comme à travers unnuage dans cette salle des Tuileries où des rois et des reines,inintelligents du passé et insoucieux de l'avenir, applaudissaient cesdeux excellents comédiens que l'on appelait Mlle Mars et Monrose.

Notre récit serait incomplet si, le lendemain de ce grand jour que nousvenons de faire apparaître rayonnant dans le lointain de notre histoire,nous ne suivions pas Jacques Mérey retournant près de Dumouriez, portantdes instructions secrètes de Danton.

Jacques Mérey avait été absent trois jours; à son retour àSainte-Menehould, il ne trouva rien de changé: les Français, faisanttoujours face à la France, semblaient l'envahir; les Prussiens, luitournant le dos, semblaient la défendre.

Les instructions de Danton étaient précises:

Tout faire pour que les Prussiens abandonnassent la France, et, enabandonnant matériellement la France, abandonnassent moralement le roi.

En somme, la bataille de Valmy n'était qu'un échec; ce n'était point unebataille, mais une canonnade; comme nous l'avons dit, les Prussiens yavaient perdu douze ou quinze cents hommes, nous sept à huit cents.

Les Prussiens n'étaient nullement entamés matériellement; démoralisés,oui.

Les deux armées comptaient un nombre à peu près égal de combattants,soixante-dix à soixante-quinze mille hommes; mais celle des coalisésétait dans un état déplorable.

Les escarmouches sur le front de l'armée n'amenaient aucun résultat, etil avait été convenu d'un commun accord de les cesser; mais Dumouriezavait détaché toute sa cavalerie dans les environs: il avait lancé tousses cavaliers à cette chasse des vivres dont nos soldats se faisaient unplaisir et qui amenait l'abondance dans notre camp tout en poussant lafamine dans le camp prussien.

L'armée coalisée perdait deux ou trois cents hommes par jour de ladysenterie.

Cependant Sa Majesté Frédéric-Guillaume tint bon pendant douze jours.

Mais nul n'était, dans toute cette armée composée d'éléments divers,plus troublé que le roi de Prusse lui-même. Il y avait schisme dans soncamp, guerre civile dans sa tente, combat dans son cœur.

Le roi avait une maîtresse qu'il adorait. Les femmes n'aiment pas laguerre; la comtesse de Lichtenau était à la tête du parti despacifiques; elle s'était avancée jusqu'à Spa et n'osait aller plus loin.

Elle craignait pour la vie de son royal amant, bien plus encore pour soncœur; les fêtes qu'on lui avait données à Verdun, ces vierges voiléesqui avaient été au-devant de lui avec des fleurs et des dragées,n'étaient aucunement rassurantes. On voile souvent les vilains visages;mais plus souvent encore les beaux. Elle écrivait au roi des lettresdésespérées.

En échange, la nouvelle de l'échec de Valmy avait été reçue par le partide la paix avec autant de joie que la trahison de Verdun avait causé deterreur. Brunswick, qui prenait ses soixante-huit ans, voyant que lacampagne de France ne serait point, comme il l'avait cru, précisémentune promenade militaire, aspirait au repos et à son duché, loin de sedouter encore que son fameux manifeste les lui ferait perdre tous lesdeux. Le roi, de l'avis de Brunswick et des pacifistes, n'était plusretenu que par un certain respect humain. À toutes les observations desuns et des autres, et même de sa maîtresse, il répondit:

—Mais la cause des rois, mais la liberté de Louis XVI! c'est uneaffaire d'honneur qu'un roi ne saurait abandonner sans une suprêmehonte.

Puis, il faut le dire, les nouvelles arrivaient désastreuses pour lacoalition. Le 21 septembre, abolition de la royauté et proclamation dela république; le 24, Chambéry ouvre ses portes; le 29, c'est Nice: larépublique, comme le Nil, commençait à déborder sur le monde pour lefertiliser.

Vers les derniers jours de septembre, le malaise devint intolérable dansl'armée des coalisés. Frédéric-Guillaume, que l'empereur d'Autriche etl'impératrice Catherine attendaient à la table splendide où ilsdévoraient la Pologne, n'avait pas de quoi manger dans son camp.

Dumouriez lui envoya douze livres de café, c'est tout ce qu'il en avaitlui-même.

Ces douze livres de café furent le prétexte des accusations quis'élevèrent contre Dumouriez, et, il faut le dire aussi, la seulepreuve.

Aux propositions faites par les premiers parlementaires envoyés,Dumouriez avait répondu au nom de l'Assemblée:

—Les Français ne traiteront avec l'ennemi que lorsqu'il sera sorti deFrance.

Mais les instructions secrètes que rapportait Jacques Mérey étaient loind'avoir cette rudesse toute romaine:

Remporter une victoire moins glorieuse, mais aussi importante que cellede Valmy, sans combattre;

Ne pas pousser l'ennemi à un de ces désespoirs qui nous ont valu Crécyet Poitiers;

Reconduire l'armée prussienne avec tous les honneurs de la guerre, maisenfin la reconduire jusqu'à la frontière;

Constater bien clairement que Frédéric-Guillaume, en abandonnant lacause de Louis XVI, abandonnait la cause des rois; au lieu de mettreobstacle à la retraite des Prussiens, leur donner toute facilité del'opérer.

Enfin, le 1er octobre, les Prussiens, ne pouvant tout à la foisrésister à l'épidémie et à la disette, commencèrent à décamper.

Ils firent une lieue ce jour-là, une lieue le lendemain, mais enfinc'étaient deux lieues en arrière.

Le 30 septembre, une entrevue avait eu lieu entre Kellermann etBrunswick.

Brunswick avait deviné le plan de Dumouriez, mais Kellermann, espritmoins délié, ne l'avait pas compris.

Kellermann tenait absolument à poser les bases d'un arrangement.

Brunswick l'évitait; il trouvait qu'il avait bien assez écrit commecela.

Trop peut-être!

—Mais, insista Kellermann, comment tout cela finira-t-il?

—Rien de plus simple, répondit Brunswick; nous nous en retourneronschacun chez nous, comme les gens de la noce.

—D'accord, dit Kellermann. Mais qui payera les frais de la noce? Il mesemble que l'empereur, qui a attaqué le premier, nous doit bien lesPays-Bas pour indemniser la France.

—Quant à cela, la chose ne nous regarde en rien; c'est l'affaire desplénipotentiaires.

Et, comme nous l'avons dit, la retraite commença le lendemain.

La retraite fut un échange de bons procédés. Dillon seul, quin'approuvait pas cette manière de faire la guerre, se fit donner deux outrois fois sur les ongles en voulant serrer l'ennemi de trop près.

L'ennemi, on le caressait, on le choyait, on lui donnait du pain et duvin pour qu'il eût la force de gagner plus vite la frontière.

Verdun fut abandonné le 14, Longwy le 22.

Enfin, le 26 octobre, le dernier Prussien vivant repassait la frontière.

L'armée coalisée laissait trente-cinq mille morts pour engraisser lesplaines de la Champagne.

XXIX

Une soirée chez Talma

Le 25 octobre de la même année, il y avait double fête, au théâtre desVariétés du Palais-Royal, où Monvel avait engagé nos meilleurs artistes,un peu effarouchés par les premiers événements de la révolution.

Mlle Amélie-Julie Candeille, qui était la maîtresse de Vergniaud,donnait la première représentation de sa pièce dela Belle Fermière,où elle jouait le rôle principal, et Dumouriez, le vainqueur de Valmy,devait venir au théâtre.

Enfin, après la représentation, artistes, comédiennes, auteurs et hommespolitiques devaient se rencontrer chez Talma, dans la petite maison dela rue Chantereine qu'il venait d'acheter, et où il donnait une de cessoirées, moitié bal, moitié bel esprit, où l'on dansait et où l'ondisait des vers.

Dumouriez était arrivé depuis quatre jours à Paris avec Jacques, chezlequel il avait trouvé un homme qui lui convenait sous tous lesrapports.

L'œil loyal et profond du docteur l'inquiétait bien de temps entemps, en ce qu'il plongeait jusqu'au fond de sa poitrine, comme s'iln'était pas entièrement convaincu du dévouement de Dumouriez à laRépublique; mais sous ce rapport il avait affaire à forte partie;d'ailleurs les faits étaient là pour démentir les soupçons.

On accusait Dumouriez d'avoir été un peu trop courtois pour lesPrussiens en retraite; mais Jacques Mérey savait d'où lui en était venul'ordre, puisque cet ordre c'était lui-même qui l'avait transmis.

Dumouriez, sous prétexte de présenter au ministère son plan favori del'invasion belge, était revenu à Paris étudier de son œil intelligentla situation. La royauté abolie, la république proclamée, venaientmettre un obstacle à son plan favori: faire du duc de Chartres un roide France; mais il savait combien facilement la France, bonne fille aufond, se laisse aller à ses haines et à ses enthousiasmes du moment.

Il pensait donc que tout espoir n'était point perdu et qu'il fallaitlaisser faire au temps.

À sa première entrevue avec Mme Roland, Dumouriez, qui n'avait pasencore changé les talons rouges de Versailles contre les bottes deValmy, avait traité un peu trop lestement la sévère matrone qui disaitd'elle-même: «Personne moins que moi n'a connu la volupté.» MmeRoland, qui était le véritable ministre, qui sentait sa supériorité surRoland et qui craignait avant tout le ridicule pour son mari, lui avaitplus gardé rancune de ses façons cavalières envers elle, que de sa chutedu ministère. En tout cas, le ministère girondin avait été admirablepour Dumouriez. Il l'avait, dans la mesure de son pouvoir, soutenuphysiquement, et, dans la mesure de sa popularité, soutenu moralement.C'était à Dumouriez vainqueur de reconnaître à son retour à Paris lapart que ses loyaux ennemis avaient prise à sa victoire, et à amener,s'il était possible, un rapprochement entre la Montagne et la Gironde.La chose était d'autant plus facile qu'il y avait déjà eu rapprochemententre Dumouriez et Danton.

La première représentation dela Belle Fermière devait compléter ceraccommodement.

En arrivant à Paris, Dumouriez s'était présenté au ministère del'Intérieur; puis, en passant du cabinet du ministre au salon de MmeRoland, il avait fait prendre dans sa voiture un magnifique bouquetqu'il lui avait offert. Mme Roland avait reçu en souriant cet emblèmedes choses frivoles et éphémères; et, sur cette demande de Dumouriez:

—Voyons, que pensez-vous de moi?

Elle avait répondu:

—Je vous crois quelque peu royaliste.

Puis elle était entrée, en femme politique, dans les projets de sonmari et de ses collègues; elle avait reconnu la grande intelligence deDumouriez; mais plus cette intelligence était grande, plus il fallaits'en défier.

—Plus vous avez de talent, lui dit-elle, plus vous êtes dangereux, etla République désormais se gardera bien de vous subordonner les autresgénéraux.

Dumouriez haussa les épaules:

—La défiance est le défaut des républiques; c'est avec la défiancequ'elles tuent le génie; c'est la défiance qui crée ces éternellespaniques, ces cris de trahison poussés au hasard, qui ôtent toute forcemorale à l'homme que vous employez, et qui l'envoient impuissant etdésarmé devant l'ennemi. Si les autres généraux ne m'avaient pas étésubordonnés, je n'eusse pas pu réunir les forces de Beurnonville auxmiennes, je n'eusse pas pu tirer Kellermann de Metz et le conduire àtemps à Valmy, et à l'heure qu'il est les Prussiens seraient à Paris etc'est moi qui serais prisonnier à Berlin.

Dumouriez quitta Mme Roland pour se rendre à la Convention; c'étaitlà qu'on l'attendait.

Il y avait eu changement de gouvernement; il y avait donc un nouveauserment à prêter.

Mais Dumouriez s'était avancé à la barre, avait écouté les complimentsde Pétion, et avait répondu:

Je ne vous ferai pas de nouveaux serments. Je me montrerai digne decommander aux enfants de la liberté et de soutenir les lois que lepeuple souverain va se faire par votre organe.

Le soir, il se présenta aux jacobins. La dernière fois, il n'avait pasmarchandé avec la situation, et il avait mis le bonnet rouge; cettefois, il y vint tout simplement avec son chapeau de général; quoique cefût le même qu'il portait à Valmy, il fut reçu très froidement.

Collot-d'Herbois le comédien monta à la tribune, remercia le général del'éminent service qu'il avait rendu à la patrie; mais lui reprochad'avoir reconduit le roi de Prusseavec trop de politesse.

Danton lui succéda à la tribune, et, après avoir expliqué les causes decette conduite courtoise:

—Console-nous, lui dit-il, par des victoires sur l'Autriche, de ne pasvoir ici le despote de Prusse.

On le voit, à la coupe où Dumouriez croyait venir boire le vin enivrantde la victoire, l'ingratitude démocratique mêlait déjà son fiel.

Deux des plus grands généraux de la Révolution, deux des hommes à qui laRépublique devait ses premières et ses plus belles victoires, devaientboire successivement à la coupe amère:

À peine vidée par Dumouriez, elle allait se remplir pour Pichegru.

Enfin, comme nous l'avons dit, cette fameuse soirée devait toutraccommoder, et c'était à l'œuvre innocente de Mlle Candeille quele baiser de paix devait se donner.

Roland avait mis sa loge à la disposition de Dumouriez.

Mme Roland devait y venir; puis, quand Roland aurait fini son labeurministériel, il les rejoindrait.

Danton avait loué la loge à côté, pour lui, sa femme et sa mère.

Soit qu'il se trompât de loge, soit qu'il le fît exprès, il entra avecDumouriez et sa femme dans la loge de Roland et s'y installa. MmeRoland et Mme Danton ne se connaissaient pas. Mme Roland était ungrand esprit, Mme Danton était un grand cœur. Les deux femmesdevaient se convenir; les deux femmes liées rapprocheraient les deuxmaris.

Puis l'effet était admirable pour le public:

On avait vu, dans la même loge, Dumouriez et Mme Roland, Danton etVergniaud! car Vergniaud avait promis de venir. La maladresse d'uneouvreuse de loge fit manquer tout ce beau plan.

Lorsque Mme Roland se présenta au bras de Vergniaud pour entrer danssa loge:

—Pardon, madame, lui dit l'ouvreuse, mais la loge est occupée.

Mme Roland voulut savoir qui se permettait d'occuper une loge quiétait louée au nom de son mari.

—Ouvrez toujours, dit-elle.

La femme ouvrit.

Mme Roland jeta un coup d'œil rapide dans sa loge, reconnutDumouriez, vit Danton avec une femme tenant la place qu'elle devaitoccuper.

Elle savait Danton peu soucieux de l'honorabilité des femmes aveclesquelles il se montrait en public; elle prit Mme Danton pour unefemme près de laquelle elle ne pouvait s'asseoir.

—C'est bien, dit-elle.

Et elle repoussa la porte, qui se ferma seule.

Avant que Danton l'eût ouverte, elle avait gagné l'escalier.

D'ailleurs ce refus d'entrer dans une loge où se trouvait Mme Dantonétait une insulte. Danton adorait sa femme, et d'autant plus en cemoment, qu'elle avait déjà le cœur brisé par les journées deSeptembre. Une violente palpitation la prit, à la suite de laquelle elles'évanouit. Elle était déjà atteinte de la maladie dont elle mourut,d'une anémie. Une partie du sang versé le 2 septembre semblait être lesien.

Il avait un dernier espoir de revoir Roland chez Talma; quant à safemme, à coup sûr elle n'y viendrait pas.

Danton passa sa soirée dans la même loge que Dumouriez, qui fut fortapplaudi, mais beaucoup moins que s'il eût apparu au public entre MmeRoland et Vergniaud.

Dieu seul sait combien coûta de têtes cette vivacité de Mme Roland àrefermer la porte de sa loge.

La pièce de Mlle Candeille, quoique appartenant à cette littératuremolle et insipide de l'époque, eut un grand succès et resta aurépertoire. Quarante ans après cette première représentation, j'y visdébuter Mlle Mante.

Le spectacle fini, l'auteur nommé au milieu des applaudissements,Danton chercha inutilement son ami Jacques Mérey pour lui confier safemme, dont la santé commençait à l'inquiéter; mais Jacques Mérey, quidevait venir le joindre au spectacle, n'avait point paru.

Les deux hommes reconduisirent Mme Danton chez elle, la laissèrentpassage du Commerce, et revinrent rue Chantereine, chez Talma.

La soirée était des plus brillantes. Talma était déjà à cette époque àl'apogée de sa réputation. Quoique appartenant par son opinion au clubdes Jacobins, quoique lié intimement avec David, l'ami de Marat, ilappartenait par l'esprit, par l'art, par la littérature, à la Gironde,le plus élégant de tous les partis. Il en résultait qu'il réunissaitchez lui hommes d'État, poètes, artistes, peintres, généraux, de toutesles opinions et de tous les partis.

Lorsque Dumouriez et Danton entrèrent, Mlle Candeille avait eu letemps de changer de costume et de venir recevoir les félicitations deses camarades.

Ces félicitations étaient d'autant plus sincères que c'était un talent,comme poète, qui ne portait ombrage à personne.

Les nouveaux venus joignirent leurs compliments à ceux que MlleCandeille était en train de recevoir, et, comme on venait de lui offrirune couronne de laurier, elle força Dumouriez de l'accepter.

Dumouriez la prit et alla la déposer sur un buste de Talma, où elle sefixa définitivement.

Talma présenta à Dumouriez tous ces hommes portant déjà des nomscélèbres ou qui devaient le devenir. Tous ces noms étaient connus deDumouriez, l'un des généraux les plus lettrés de l'armée; mais, éloignépar son état de la société parisienne, il ne connaissait que les noms.

Là étaient Legouvé, Chénier, Arnaud, Lemercier, Ducis, David, Girodet,Prud'hon, Lethière, Gros, Louvet de Couvrai, Pigault-Lebrun, CamilleDesmoulins, Lucile, Mlle de Keralio, Mlle Cabarrus, Cabanis,Condorcet, Vergniaud, Guadet, Gensonné, Garat, Mlle Raucourt, Rougetde l'Isle, Méhulo, les deux Baptiste, Dazincourt, Fleury, ArmandDugazon, Saint-Prix, Larive, Monvel, tout l'art, toute la politique dutemps.

Là enfin, Dumouriez, applaudi par tous, goûtait cette joie sans mélangedu triomphateur au triomphe duquel ne se mêle pas la voix de l'esclave.

Il croyait du moins que la chose se passerait ainsi.

Tout à coup une rumeur sourde courut dans les salons; une inquiétudevague sembla s'emparer de tout le monde, et le nom de Marat, vingt foisrépété, tomba sur les conviés du grand artiste, non pas comme deslangues de feu, mais comme des gouttes d'huile bouillante.

—Marat! dit Talma, que vient-il faire ici? Que l'on m'appelle deuxdomestique, et qu'on me le mette à la porte!

Mais David s'y opposa.

—Laisse-moi d'abord voir ce qu'il veut, dit David, ensuite tudécideras.

Talma fit un signe d'assentiment.

David s'avança jusqu'au vestibule.

—Que veux-tu? demanda-t-il à Marat.

—Je veux parler au citoyen Dumouriez, répondit Marat.

—Ne pourrais-tu choisir un autre moment que celui où l'on donne unefête?

—Pourquoi donne-t-on des fêtes à un traître?

—Un traître qui vient de sauver la patrie.

—Un traître! un traître! un traître! te dis-je.

—Mais enfin que viens-tu demander?

—Je viens demander sa tête.

—Avec combien d'autres? demanda Danton qui parut à la porte.

—Avec la tienne, dit Marat, avec celle de tous ceux qui ont pactiséavec le roi de Prusse. Oui, ajouta-t-il en montrant le poing, on saitque vous avez reçu chacun deux millions.

—Laissez entrer ce fou afin que je le saigne! Il voit rouge! ditCabanis.

Marat entra.

Mais déjà beaucoup avaient disparu ou avaient passé dans les pièces àcôté.

Dugazon avait pris une pelle et l'avait mise à rougir au feu.

Marat était flanqué de deux jacobins, longs et maigres, ayant la tête deplus que lui.

Il venait demander compte à Dumouriez de l'épuration des volontaires deChâlons, dont il avait fait chasser les maratistes et ceux quidemandaient du sang.

Il comptait, le folliculaire gonflé de fiel et de venin, épouvanter legénéral vainqueur comme il épouvantait les badauds de Paris.

Dumouriez l'attendit, calme, appuyé sur le pommeau de son sabre.

—Qui êtes vous? demanda-t-il.

—Je suis Marat, répondit celui-ci, tordant sa bouche baveuse.

—Je n'ai affaire ni à vous ni à vos pareils.

Et il lui tourna le dos avec un profond mépris.

Tous ceux qui entouraient le général, et particulièrement lesmilitaires, éclatèrent de rire.

—Ah! dit Marat, ce soir je vous fais rire, demain je vous feraipleurer!

Et il sortit en montrant le poing et en menaçant.

À peine fut-il sorti, que Dugazon tira du feu la pelle rouge, prit unepoignée de sucre en poudre, et, sans dire une parole, partout où avaitpassé Marat, brûla du sucre.

Cet épisode grotesque rendit la gaieté qui avait disparu.

Mais le but de la réunion de la Gironde à la Montagne était manqué,aussi bien dans le salon de la rue Chantereine que dans la loge duthéâtre des Variétés du Palais-Royal.

Danton, en rentrant chez lui, trouva Jacques Mérey qui l'attendait avecimpatience.

Le docteur vint à lui, et, sans lui donner le temps de l'interroger:

—Ami, lui dit-il, je ne veux pas, quelques jours après mon entrée à laConvention, demander un congé, mais il faut, pour une affaire de la plushaute importance, que tu m'obtiennes une mission qui me laisse quinzejours de liberté appliqués à mes propres affaires.

—Diable! fit Danton, à qui veux-tu que je demande cela? Je suis malavec Servan et Clavier. Ce qui vient d'arriver ce soir ne m'a pas mis aumieux avec Roland. Mlle Manon Philippon, ajouta-t-il avec un accentde mépris, lui aura raconté la chose à sa manière. Il reste donc Garat,le ministre de la justice.

—Et comment es-tu avec celui-là?

—Oh! celui-là n'a rien à me refuser.

—C'est Garat justement qui a proposé, le 9 octobre dernier, la loi quiprononce la peine de mort contre les émigrés pris les armes à la main etleur exécution immédiate, n'est-ce pas?

—C'est lui.

—Eh bien! qu'il me charge de rechercher l'identité du seigneur deChazelay, pris à Mayence le 21 et fusillé le 22. Bien entendu que lamission est tout honoraire, et que je ferai les recherches à mes frais.

—La chose a l'importance que tu lui donnes?

—Il y va de mon bonheur.

—Tu auras ta mission demain.

Jacques Mérey avait lu le soir même dans leMoniteur:

«Le chef d'une petite bande d'émigrés, après avoir combattu en Champagneavec ses hommes, voyant qu'il n'y avait plus rien à faire de ce côté-là,est venu vers les premiers jours d'octobre s'enfermer dans la ville deMayence.

»Mais la ville de Mayence s'étant rendue le 21 octobre dernier, etaucune condition n'ayant été stipulée par le gouverneur en faveur desémigrés, M. de Chazelay a été pris les armes à la main et, en vertu dela loi du 9 octobre, fusillé dans les vingt-quatre heures.

»On dit que le seigneur de Chazelay possédait de grands biens dans ledépartement de la Creuse, aux environs de la ville d'Argenton.

»Encore un bel héritage pour la République!»

Le lendemain, Jacques Mérey avait sa mission signée Garat, mission àlaquelle il pouvait consacrer depuis le 26 octobre jusqu'au 10 novembreinclusivement.

En conséquence, sans perdre un seul instant, il repartit pour Mayenceavec une lettre de recommandation du général Dumouriez pour le généralCustine.

La veille de son départ, sur la proposition de Garnier (de Saintes), laConvention avait rendu un décret qui bannissait les émigrés à perpétuitéet qui punissait de mort ceux qui rentraient en France—sans distinctiond'âge ni de sexe.

XXX

Une lettre d'Éva

Jacques Mérey n'avait pas perdu un instant: à dix heures du matin, deschevaux de poste étaient attelés à une solide calèche de voyage; et lui,attendait sa mission en costume de voyageur.

À onze heures du matin, Danton lui remettait l'ordre signé Garat, lesdeux amis s'embrassaient, et à onze heures cinq minutes, après avoirrecommandé à Danton de veiller sur la santé de sa femme, Jacques Méreycriait au postillon:

—Route d'Allemagne!

C'était celle qu'il venait de faire à son retour avec Dumouriez.

Il revit Château-Thierry, Châlons. Il salua en passant le champ debataille de Valmy, encore tout bosselé de tombes. Il trouva Verdunoccupé, par une trop grande rigueur peut-être, à faire oublier sa tropgrande faiblesse. Les représailles commençaient: les malheureuses jeunesfilles, dont la plupart, sans comprendre la grandeur d'un pareil crime,avaient été ouvrir les portes au roi de Prusse, étaient arrêtées, etl'on instruisait leur procès. On sait que plus tard elles furentexécutées.

Il entra dans le Palatinat par Kaiserslautern et arriva à Mayence letroisième jour après son départ; il avait fait deux cents lieues ensoixante heures. Mais le général Custine avait continué sa marche, et ilétait déjà à Francfort-sur-le-Mein.

Jacques Mérey s'informa auprès des officiers restés en garnison àMayence, s'il n'était pas à leur connaissance que les émigrés pris lesarmes à la main eussent été fusillés.

Le fait était exact, et la chose avait même fait une profonde sensationdans la ville; le décret était du 9, et c'était la première fois qu'ilétait appliqué.

Il l'avait été dans toute sa rigueur. Aucun des sept accusés n'avaitéchappé à la peine capitale.

Il demanda les noms de ces malheureux: on les avait oubliés.

Enfin on lui dit qu'un des officiers qui avaient fait partie du conseilde guerre était encore à Mayence, et on lui donna son nom et sonadresse.

Jacques Mérey alla le trouver.

L'officier, qui était un capitaine, se rappelait parfaitement que lechef des six cavaliers émigrés avait déclaré se nommerCharles-Louis-Ferdinand de Chazelay; mais, en tout cas, il trouverait ledossier dans les mains du rapporteur, qui était le plus jeune membre duconseil, et qui appartenait comme officier d'ordonnance à la maisonmilitaire du général Custine.

Or, nous l'avons dit, le général était à Francfort.

Jacques Mérey s'était muni des noms du jeune officier, il se nommaitCharles André.

Le lendemain, au point du jour, Jacques Mérey se présenta chez legénéral; il était déjà levé et s'apprêtait à passer une revue de soncorps d'armée.

Son titre de représentant du peuple effraya d'abord quelque peu Custine.Custine appartenait comme Dumouriez, par ses antécédents, au partiroyaliste, et si son bras avait loyalement combattu, peut-être saconscience n'avait-elle pas toujours été de l'avis de son bras.

La lettre de Dumouriez le rassura. Ce fut donc avec un grand allégementdu cœur qu'il fit appeler l'officier d'ordonnance Charles André, etlui donna l'ordre de mettre à la disposition de Jacques Mérey tous lesdocuments qu'il pouvait avoir sur le ci-devant seigneur de Chazelay.

Le jeune officier promit d'être à l'Hôtel d'Angleterre dans unedemi-heure, avec le dossier du mort et les papiers qui avaient ététrouvés sur lui et qui constataient son identité.

Il tint parole.

Ces papiers consistaient dans son interrogatoire, dans le procès-verbald'exécution, et dans trois lettres à lui écrites par sa sœur,ex-chanoinesse à Bourges.

L'interrogatoire était conçu en ces termes:

«Le 21 octobre, à huit heures du soir, a comparu devant le Conseil deguerre établi dans la ville de Mayence pour juger les émigrés pris lesarmes à la main, le ci-devant seigneur de Chazelay, lequel a répondu dela façon suivante aux questions qui lui ont été faites:

»D. Vos noms, prénoms et qualités?

»R. Charles-Louis-Ferdinand, seigneur de Chazelay.

»D. Votre âge?

»R. Quarante-cinq ans.

»D. Le lieu de votre naissance?

»R. Le château de Chazelay, près Argenton.

»D. Pourquoi avez-vous quitté la France?

»R. Pour ne pas être complice des crimes qui s'y commettaient.

»D. Où avez-vous été en quittant la France?

»R. Me joindre au corps des émigrés qui servait en Champagne sous leprince de Ligne.

»D. Quand avez-vous quitté la Champagne?

»R. Huit jours après la bataille de Valmy, quand j'ai su de la bouchemême de M. de Calonne que la retraite était décidée.

»D. Pourquoi quittiez-vous la Champagne?

»R. Parce qu'il n'y avait plus rien à y faire.

»D. Et vous êtes venu à Mayence pour y prendre de nouveau du servicecontre la France?

»R. Non pas contre la France, mais contre le gouvernement qui ladéshonore.

»D. Vous connaissez le décret de la Convention du 9 octobre, quicondamne à la peine de mort tout émigré pris les armes à la main?

»R. Je le connais mais ne le reconnais pas.

»D. Vous n'avez rien à dire pour votre défense?

»R. Né royaliste et catholique, je meurs royaliste et catholique,c'est-à-dire dans la foi de mes pères.

»Le prévenu éloigné, le conseil a délibéré; mais commeCharles-Louis-Ferdinand, ci-devant seigneur de Chazelay, n'a rien ditqui pût appuyer sa défense, et qu'au contraire il a été pour ainsi direau-devant du châtiment qu'il avait mérité, il a été condamné àl'unanimité à la peine de mort.

»Le condamné, rappelé devant le conseil, a entendu tranquillement lalecture de son arrêt et a répondu par le cri de "Vive le roi!" à lademande à lui faite s'il n'avait rien à ajouter ou à réclamer.

»Le lendemain, au point du jour, il a été fusillé et enterré dans lesfossés de la citadelle.»

Jacques Mérey resta quelque temps absorbé en lui-même par cette lecture.

La conduite du seigneur de Chazelay en face du tribunal qui le jugeaitétait celle d'un mauvais patriote, c'est vrai, mais d'un gentilhommebrave et loyal qui, ayant engagé son serment au roi, tient son serment àla rigueur.

Comment cette foi politique se trouvait-elle dans le même homme qui,vis-à-vis de lui, avait manqué à toutes les lois de la délicatesse?

C'est que la plupart du temps, chez l'homme, la conscience n'est qu'uneaffaire d'éducation; l'éducation de la noblesse en général lui traçaitdes devoirs pour ce qui était au-dessus d'elle, mais laissait la plusgrande latitude pour ce qui était au-dessous.

Or, dans l'esprit du seigneur de Chazelay, un médecin de village étaittellement au-dessous de lui, que sa conscience, qui lui avait sicourageusement fait affronter la mort pour un principe politique, ne luiavait rien inspiré en faveur du grand principe moral qu'il avait violé.

Le droit divin n'était pas seulement pour les rois, il était aussi pourla noblesse, et, de même que le roi régnait de droit divin sur lanoblesse, la noblesse régnait de droit divin sur ce qu'elle appelait lepeuple.

—Pardon, lieutenant, dit le docteur, après avoir roulé pendant uninstant ces pensées dans son cerveau et en avoir tiré les déductions quenous en avons tirées nous-même, mais ne m'avez-vous pas dit que troislettres étaient jointes au dossier de M. de Chazelay?

—En effet, les voici, dit le jeune officier.

—Est-ce une indiscrétion que de demander à en prendre connaissance?

—Aucunement; j'ai ordre de vous communiquer les pièces, et même de vousen laisser prendre les copies.

—Ces lettres, disiez-vous, étaient de Mlle de Chazelay,ex-chanoinesse aux Augustines de Bourges.

—Voulez-vous me permettre de vous les passer par rang de date?

Jacques Mérey fit un signe affirmatif.

La première était du 16 août; elle disait:

Mon très cher et très honoré frère,

Je suis revenue à Bourges avec le précieux dépôt dont vous m'avezchargée.

Mais jusqu'à présent je ne puis, en vérité, l'apprécier que ducôté physique; quant au côté moral, je n'ai reçu de vous qu'unebelle créature sans initiative et sans volonté, ne répondant pas àson nom d'Hélène et ne donnant signe d'intelligence qu'à celuid'Éva.

Au nom d'Éva, en effet, son œil brille un instant; ellel'arrête sur la personne qui l'a prononcé; mais comme cettepersonne n 'est pas celle qu'elle cherche, son œil se refermeaussitôt et elle retombe dans sa somnolence habituelle.

Je vous demande donc la permission de continuer à l'appeler Éva,puisque c'est le seul nom auquel elle réponde.

Vous me dites, dans votre lettre reçue ce matin, que vous êtesdécidé à quitter la France et à aller prendre du service àl'étranger, et vous voulez bien, sur cette grande résolution,prendre l'avis d'une pauvre servante du Seigneur.

Mon avis est qu'un Chazelay, dont les ancêtres ont participé àdeux croisades, et qui porte d'azur à la croix pattée d'argent,cantonnée d'une fleur de lys d'or, ne doit point pactiser, même parsa présence, avec les choses qui se passent aujourd'hui.

Partez donc, et quand vous trouverez à propos que nous allionsvous rejoindre, écrivez-moi; vos ordres seront ponctuellementexécutés.

Votre sœur obéissante et qui vous aime,

MarieDE CHAZELAY,
En religionSŒUR ROSALIE.

Cette lettre était déjà de la plus haute importance pour Jacques Mérey.Il savait quelle profonde douleur avait ressentie Éva de leurséparation. L'amour est égoïste jusqu'à la cruauté. La douleur d'Évamettait un baume sur la sienne.

Le jeune officier lui passa la seconde.

C'est avec un grand bonheur que j'ai appris que vous étiez arrivéà Verdun, où vous êtes du moins en sûreté. J'ai été enchantée del'accueil que S. M. le roi de Prusse vous a fait, et ne puisqu'applaudir à la résolution que vous avez prise d'entrer dans lesvolontaires du prince de Ligne; c'est un noble seigneur de vieillesouche, un vrai prince du saint-empire; ce doit être, d'après sonâge et le portrait que vous m'en faites, le fils de Charles-Joseph,le petit-fils de Claude de l'Amoral second; son père,Charles-Joseph, était un des plus braves et des plus spirituelsgentilshommes qui aient existé. Un Chazelay peut servir sansdéroger sous un l'Amoral.

Hélène va un peu mieux, quoiqu'elle s'obstine à ne pas répondre àce nom qu'elle semble ne pas connaître. Au reste, depuis le jour oùje l'ai emmenée du château de Chazelay, pas un mot n'est sorti desa bouche. Elle a commencé à prendre quelques cuillerées depotage, qui, avec un ou deux verres de sirop qu'elle avale parjour, suffisent à la soutenir. Hier, au lieu de la faire asseoir àla fenêtre donnant sur la cour, je l'ai fait asseoir à celledonnant sur le jardin. À la vue de la verdure et du petit coursd'eau qui l'arrose, elle a jeté un faible cri, s'est soulevée surson fauteuil et est retombée en disant d'une voix désespérée: «Non!non! non!» Je ne sais ce qu'elle voulait dire, mais au moins elle aparlé.

Comme je crois qu'il y a beaucoup de mauvaise volonté dans cemutisme et d'entêtement dans cette prostration, ayant entendu dubruit dans la chambre de votre fille avant-hier, après que Jeannel'eût mise au lit, hier soir, je me ménageai, à l'aide d'un troupratiqué dans la boiserie, la facilité de voir ce qu'elle faisaitlorsque Jeanne fut sortie de sa chambre.

Elle se leva et en s'appuyant aux meubles elle alla s'agenouillersur le prie-Dieu placé au-dessous du crucifix qui est entre lesdeux fenêtres, et là, je ne sais si ce fut des lèvres ou ducœur, car je n'entendis rien, là elle fit ou parut faire unelongue prière.

Il paraît que cet homme près duquel elle est restée troplongtemps, pour son malheur, n'était pas dénué de tout sentimentchrétien, puisque la pauvre enfant cherche un refuge en Dieu etprie.

Voilà pour le moment tout ce que j'ai à vous dire. J'espère quecette lettre, que j'adresse à Verdun avec ordre de faire suivre,vous arrivera.

MarieDE CHAZELAY,
En religionSŒUR ROSALIE.

Jacques Mérey tendit vivement la main pour avoir la troisième lettre.Voici ce qu'elle contenait:

Très cher et très honoré frère,

D'après ce que vous me dites de la victoire des Prussiens àGrand-Pré et de la déroute de l'armée française, ce n'est pas nousqui irons vous rejoindre en Allemagne, mais vous qui, dans quelquesjours, serez à Paris.

Hélas! vous y arriverez trop tard pour empêcher les crimesabominables qui ont été commis, mais à temps du moins pour lesvenger.

Notre pauvre roi et la famille royale sont, comme vous le savez,prisonniers au Temple. On parle de mettre l'élu du Seigneur enjugement; mais le Seigneur pressera votre marche pour que ce crimeatroce, le plus odieux de tous, ne s'accomplisse pas.

Il n'y aurait rien d'étonnant que ce fût cet homme que vous avezcru reconnaître à la lueur d'un coup de pistolet qui fût en effetdans les rangs des républicains. Il a été nommé, comme vous lesavez, membre de la Convention, et j'ai lu sur un journal qu'ilétait parti pour l'armée de l'Est avec une mission pour Dumouriez.

Hélène a essayé de mettre une lettre à la poste; mais elle a si peude jugement que, sans penser que Jeanne, au lieu de la porter à laposte, me la remettrait, elle l'a confiée à Jeanne.

Jeanne me l'a apportée comme une honnête fille qu'elle est. C'estle fruit d'une tête en délire. Je vous l'envoie pour que vouspuissiez juger par vous-même de la folle passion de cette enfant etde la nécessité de lui faire quitter la France le plus tôtpossible, si, contre notre attente, vous n'étiez pas dans quelquesjours à Paris.

Inutile de vous dire que j'ai recommandé à Jeanne d'assurer Hélèneque sa lettre avait été mise à la poste; il en sera de même detoutes celles qu'elle continuera de lui écrire.

Jacques Mérey jeta un cri; il venait de reconnaître entre les deux pagesde la lettre de Mlle de Chazelay l'écriture d'Éva.

Il jeta de côté la lettre de Mlle de Chazelay et dévora les lignessuivantes:

Mon ami, mon maître, mon roi—je dirais mon Dieu si je ne devaispas garder Dieu pour le supplier de te réunir à moi.

J'ai voulu mourir quand j'ai compris que nous étions séparés et quel'on m'a dit que c'était pour toujours.

Mon père ou a eu peur de ma résolution ou s'est lassé de mesplaintes. À tout ce que l'on me disait je répondais par ton nomadoré, ou par ces mots: Je l'aime!

Il a fait venir ma tante, la chanoinesse de Bourges, et il m'adonnée à elle pour qu'on veille sur moi.

On me croit folle. Peu s'en faut que je ne le sois, et j'ai mesidées bien troubles. Si ce n'est que je te vois sans cesse devantmes yeux et que je sais que tu vis, je me croirais morte et déjàdans le pays des ombres, tant tout me paraît gris, terne,impalpable. Cela doit être ainsi quand le cœur est mort et qu'onest enfermé dans le tombeau.

Quitter le château de Chazelay a été pour moi une nouvelle douleur.Là je n'étais qu'à trois ou quatre lieues de toi, mon bien-aimé, età chaque porte qui s'ouvrait je croyais que c'était toi qui allaisparaître.

En montant dans la voiture, ou plutôt quand on m'a portée dans lavoiture, je me suis évanouie; depuis lors je n'ai jamais biencomplètement repris mes sens.

Le second jour de mon arrivée à Bourges, on m'a fait asseoir à lafenêtre du jardin au lieu de me faire asseoir à celle de la rue. Làj'ai jeté un cri de joie et il m'a semblé qu'un rayon de lumièrem'inondait et que je me trouvais en face de notre Éden. Il y avaitune pelouse comme la nôtre, pas de tonnelle de tilleul, pas d'arbrede la science, et surtout pas de Jacques Mérey.

Ô mon bien-aimé, je n'ai qu'une pensée, je n'ai qu'une espérance,je ne fais à Dieu qu'une prière: Te revoir!

Si je ne te revois, je mourrai. Mais, sois tranquille, auparavantje ferai tout au monde pour te rejoindre.

Je procède de toi, j'allais à toi, sans toi il n'y a plus de moi.

ÉVA.

—Oh! monsieur, s'écria Jacques Mérey, vous avez dit, n'est-ce pas, queje puis copier les pièces dont je désirerais avoir le double?

—Faites mieux, interrompit le jeune officier qui comprenait le désir dudocteur, laissez-nous copie de cette lettre, que vous certifierezconforme, et gardez l'original.

Jacques Mérey jeta les bras au cou du jeune officier, voulut luirépondre pour le remercier, mais les larmes étouffèrent sa voix.

Il baisa vingt fois la lettre d'Éva, puis, d'une main tremblante, ilcommença à la copier.

La lettre copiée, il l'appuya sur son cœur.

—Monsieur, dit-il au jeune officier, je n'oublierai jamais ce que vousvenez de faire pour moi.

L'officier paraissait avoir quelque chose à lui dire. Mais il hésitait.

Jacques vit son hésitation et la comprit.

—Monsieur, lui dit-il, je n'ai pas besoin de vous dire que j'aime lafille de M. de Chazelay et que c'est moi qu'elle aime. Cette lettre quela mort de son père fait passer dans mes mains d'une si douloureusefaçon m'était adressée, comme mon nom deux fois répété dans la lettre enfait foi. Je vais rentrer en France et faire tout au monde pour revoirla pauvre enfant qui sans moi est perdue. Savez-vous quelque chose deplus que ce que vous m'avez dit?

—Monsieur, répondit le jeune officier, je me compromets en vous avouanttout cela; mais je suis sûr que vous me garderez le secret. C'est moiqui ai commandé le feu le matin de l'exécution, et, sur le terrain mêmeoù elle allait avoir lieu, M. de Chazelay m'a remis une lettre pour sasœur, en me priant de la lui faire passer comme sa volonté dernière.Je lui ai promis de mettre la lettre à la poste, et je lui ai tenu maparole.

—Et, demanda Jacques Mérey, en recevant votre promesse, il n'a riendit?

—Il a murmuré ces mots: «Peut-être arrivera-t-elle à temps.»

Jacques Mérey sonna, baisa une dernière fois la lettre d'Éva, la mit surson cœur, embrassa le jeune officier, fit mettre des chevaux de posteà sa voiture, passa au quartier général pour remercier Custine et luiserrer la main; puis, avec le même laconisme que, trois joursauparavant, il avait dit:Route d'Allemagne, il dit:Route deFrance.

Et la voiture partit avec une égale rapidité.

XXXI

Recherches inutiles

Jacques Mérey, à son retour, traversa la France avec la même vitessequ'à son départ. Seulement, à Kaiserslautern, au lieu de prendre laroute de la Champagne par Sainte-Menehould, il prit celle de la Lorrainepar Nancy.

Il allait droit à Bourges.

En arrivant à l'Hôtel de la Poste, il s'informa si l'on connaissait àBourges une demoiselle de Chazelay, ex-chanoinesse.

À cette demande, le maître de poste s'approcha.

—Citoyen, dit-il (le 10 du même mois d'octobre, dont on gagnait la fin,un décret avait substitué les noms decitoyen etcitoyenne auxappellations demonsieur et demadame), citoyen, nous connaissonsparfaitement la personne dont vous vous informez, seulement elle n'estplus à Bourges.

—Depuis quand? demanda Jacques Mérey.

—Tenez-vous à le savoir d'une façon positive?

—Très positive. Je viens de faire plus de quatre cents lieues pour lavoir.

—Je vais vous dire cela d'après mon registre.

Le maître de poste alla consulter son registre et cria de l'intérieur:

—Elle est partie le 23, à quatre heures de l'après-midi.

—Seule ou accompagnée?

—Accompagnée de sa nièce, que l'on disait très malade, et d'une femmede chambre.

—Vous êtes sûr qu'elles étaient trois?

—Parfaitement, car je leur ai fait observer qu'elles pouvaient nemettre que deux chevaux à la voiture et payer le troisièmeenl'air[B]; ce à quoi la chanoinesse a dit: «Mettez-en trois, mettez-enquatre, s'il le faut, nous sommes pressées.» Alors je leur ai mis leurstrois chevaux et elles sont parties.

—Pour où sont-elles parties?

—Je n'en sais, ma foi! rien.

—Vous devez le savoir.

—Comment cela?

—Je présume que vous ne vous êtes pas exposé à donner des chevaux sansvous être fait présenter le passeport.

—Oh! pour un passeport, elles en avaient un, seulement pour quel pays?le diable m'emporte si je me le rappelle!

—Ce serait fâcheux, mon ami, dit gravement Jacques Mérey, si vousl'aviez oublié.

—Dans tous les cas, si vous y tenez absolument, vous pourrez le savoirà la préfecture qui l'a délivré.

—C'est vrai, dit Jacques Mérey.

Et, comme il n'avait pas de temps à perdre:

—À la préfecture! cria-t-il.

Le postillon monta le rue au galop, et au galop entra dans la cour.

Jacques Mérey sauta rapidement à terre; mais pensant qu'il fallait faireplus de façons avec un préfet qu'avec un maître de poste, il se munit dela lettre de Garat qui le chargeait de rechercher l'identité du seigneurde Chazelay, et, sa lettre à la main, il entra dans le cabinet dupréfet.

—Citoyen préfet, dit-il, je suis chargé par le ministre de la Justice,dont voici l'ordre, de constater l'identité du ci-devant seigneur deChazelay, qui a été fusillé le 20 du présent mois à Mayence. J'arrive deMayence, où cette identité a été constatée; mais ma mission nes'arrêtait point à lui; elle s'étendait aux autres membres de safamille, à sa sœur et à sa fille, qui habitent Bourges.

—Mais qui ne l'habitent plus, monsieur; elles sont parties le 24 de cemois-ci.

—Et où sont-elles allées?

—Je ne pourrais pas vous le dire précisément; leur passeport était pourl'Allemagne.

—Et quel est le médecin qui soignait la jeune fille?

—Un excellent médecin, très patriote, M. Dupin.

—Seriez-vous assez bon pour me dire où demeure M. Dupin?

—Tout près, rue de l'Archevêché.

Jacques Mérey salua le préfet, et se fit conduire chez M. Dupin.

Là, le même interrogatoire recommença et faillit amener les mêmesréponses; mais, pressé de questions, le médecin voulut bien se rappelerqu'il avait désigné les eaux de Baden ou de Wiesbaden, seulement il nese rappelait plus lesquelles.

Restait à Jacques Mérey à s'assurer, chose par laquelle il eût dûcommencer peut-être, si quelque âme vivante n'était point restée à lamaison qui pût donner des nouvelles de celles qui l'habitaient.

Mais le postillon fit observer à Jacques Mérey que, s'il le tenait uneheure encore ainsi, il arriverait à lui faire doubler sa poste, ce quiétait défendu par les statuts de l'administration.

Jacques Mérey reconnut la vérité de l'observation et se fit ramenerHôtel de la Poste.

Là, le docteur s'informa de la demeure de Mlle de Chazelay.

Elle habitait la maison nº 23 de la rue du Prieuré.

Jacques prit un gamin qui était commissionnaire à l'hôtel et se fitconduire.

La maison nº 23 de la rue du Prieuré était hermétiquement close.

Le gamin frappa à toutes les portes et à toutes les fenêtres; fenêtreset portes restèrent fermées.

Une voisine sortit et répéta ce que Jacques Mérey savait déjà,c'est-à-dire que le 23, vers quatre heures de l'après-midi, ces damesétaient parties.

Elles avaient tout fermé, emporté toutes les clefs, et la chanoinesse,interrogée sur son retour probable, avait dit qu'elle allait rejoindreson frère en Allemagne et qu'elle ignorait si elle reviendrait jamais.

Par la date du départ, il était évident qu'elles ignoraient encore lamort de M. de Chazelay.

Maintenant, qu'était devenue la lettre qu'il avait écrite à l'heure desa mort?

Le facteur passait.

Jacques Mérey l'appela.

—Mon ami, demanda Jacques Mérey, Mlle de Chazelay a-t-elle dit enpartant où il fallait lui adresser ses lettres?

—Non, monsieur, répondit le facteur.

—Elles en ont reçu une cependant depuis leur départ.

—Elles ne l'ont pas reçue, dit le facteur, puisqu'elles n'y étaientpas.

—Je te remercie de m'avoir fait remarquer que j'étais encore plus bêteque toi, mon ami, lui dit Jacques Mérey. Mais cette lettre, qu'en as-tufait?

—Bon! comme elle était affranchie, je l'ai lancée par-dessous la porte;quand ces dames reviendront, elles la trouveront.

Jacques Mérey fit un geste d'impatience; le facteur le remarqua.

—Pourquoi donc aussi affranchissent-ils leurs lettres? dit-il. Dumoment où les lettres sont affranchies, la poste ne s'en occupe plus.

Et le facteur passa son chemin, enchanté d'avoir laissé derrière luicette maxime tout à la louange de l'administration des postes.

Le gamin approcha sa joue des pavés et regarda par-dessous la porte.

—Tiens, dit-il, on la voit, la lettre. Rien ne serait plus facile quede l'attirer avec une baguette.

—Mon ami, dit Jacques Mérey après avoir réfléchi un instant, cettelettre n'est point à moi, cette lettre n'est point pour moi, je n'ai pasle droit de la lire.

Et il lui donna six francs en remerciement de la peine qu'il avait prisede l'accompagner.

Puis il rentra et se fit servir à dîner.

Mais, tout en dînant, il lui vint une idée.

Comme le petit commissionnaire, pour les six francs qu'il avait reçus,croyait devoir rester pour toute la journée au service du voyageur, etqu'il se tenait à la porte de la salle à manger son chapeau à la main:

—Comment t'appelles-tu? lui demanda Jacques.

—Francis, monsieur, pour vous servir, répondit l'enfant.

—Va me chercher le postillon qui, le 23, a conduit Mlle de Chazelay.

—Je le connais, dit le gamin, c'est Pierrot.

—Tu en es sûr?

—Si j'en suis sûr! à preuve qu'il m'a donné un coup de fouet parce quej'avais ramassé et que je mangeais une prune qui était tombée du panierde provisions de mademoiselle Jeanne.

Et Jacques se rappela en effet que, dans une de ses trois lettres à sonfrère, Mlle de Chazelay désignait sa femme de chambre sous le nom deJeanne.

—Eh bien! va me chercher Pierrot, garçon, dit Jacques aucommissionnaire.

Pierrot accourut avec une promptitude qui annonçait que Francis luiavait parlé des façons libérales du voyageur.

Le postillon avait le visage souriant.

—C'est toi, lui demanda Jacques, qui as conduit la voiture de Mllede Chazelay, le 24 octobre dernier, à trois heures de l'après-midi?

—Mlle de Chazelay? attendez donc, dit Pierrot, une vieille à mine dereligieuse, avec une femme de chambre et une jeune fille qui avait l'airmalade, n'est-ce pas?

—C'est cela, dit Jacques Mérey.

—Tu sais bien, Pierrot, que tu m'as donné un coup de fouet?

—Je ne m'en souviens plus, dit Pierrot.

—Ah! mais moi je m'en souviens, dit Francis.

—Ça devait être moi, ça devait être moi, dit le postillon en essuyantsa bouche avec la manche de sa veste, geste familier aux Berrichons.

—Alors tu te rappelles qu'elles ont pris la route de Dijon?

—Oh non! pas tout à fait.

—Alors celle d'Auxerre?

—Non plus, dit Pierrot en secouant la tête, oh! vous n'y êtes pas.

—Comment, je n'y suis pas?

—Je ne voudrais pas vous contrarier, mais vous me demandez la vérité,n'est-ce pas? faut que je vous la dise.

—Vous ne me contrariez pas, mon ami; au contraire, vous me rendrezservice en m'indiquant la véritable route qu'elles ont prise. Il fautque je les rejoigne, comprenez-vous? pour une affaire de la plus hauteimportance.

—Ah bien! si vous voulez les rejoindre, ça n'est ni sur la route deDijon, ni sur la route d'Auxerre qu'il faut courir.

—Mais sur laquelle alors?

—C'est tout l'opposé, sur celle de Châteauroux.

Un éclair passa dans l'esprit de Jacques.

—Ah! dit-il, elles sont allées au château de Chazelay. Les chevaux à mavoiture, mon ami, les chevaux tout de suite!

—Bon, dit Pierrot, c'est justement à mon tour de conduire.

Et il s'élança dans la cour. Francis disparut en même temps que lui.

Un quart d'heure après, les chevaux étaient à la voiture et Pierrot enselle.

Jacques Mérey paya sa dépense, chercha des yeux son petitcommissionnaire pour lui donner le reste de la monnaie que lui avaitrendue le maître de poste, mais il ne le vit nulle part.

La voiture partit au grand trot, ce qui était la preuve toujours queFrancis n'avait pas gardé le secret sur son écu.

Mais, en sortant de la ville, Jacques Mérey vit son commissionnaire quilui barrait la route.

Sur ses signes réitérés qu'il avait quelque chose à dire à son voyageur,Pierrot arrête sa voiture.

Le gamin sauta lestement sur le marchepied.

—Qu'y a-t-il encore? demanda Jacques Mérey.

—Il y a, répondit Francis, que, puisque vous allez courir après Mllede Chazelay jusqu'à ce que vous la rejoigniez, il vaut mieux lui portersa lettre que de la laisser sous la grand-porte. Elle a plus de chancepour arriver.

—Eh bien? demanda Jacques Mérey.

—Eh bien! la voilà, dit Francis en jetant la lettre dans la voiture, ensautant au bas du marchepied, et en criant à Pierrot: «Fouette,postillon.»

Jacques Mérey réfléchit que ce que venait de lui dire l'enfant étaitplein de logique; que la lettre que venait de lui remettre Franciscontenait, selon toute probabilité, les dernières volontés du pèred'Éva; qu'en la laissant où elle était, le vent et la pluie l'auraientbientôt rendue illisible; que mieux valait donc que, dépositaire fidèle,il la conservât intacte et inconnue jusqu'au moment où il la remettraità l'une des deux personnes qui avaient le droit de l'ouvrir, à Éva ou àMlle de Chazelay.

Il la mit en conséquence dans la poche secrète de son portefeuille.

XXXII

La maison vide

Jacques Mérey ne s'était pas trompé. Mlle de Chazelay était bienvenue à Argenton, et, comme il était impossible d'aller en voiture auchâteau, elle avait loué trois chevaux à la seule auberge de la ville,et s'était fait conduire à Chazelay par des hommes conduisant les troismontures au pas.

Les trois femmes y avaient passé une nuit, et le lendemain elles étaientrevenues.

Puis on avait remis les chevaux de poste à la voiture, et cette fois onétait parti pour La Châtre, Saint-Amand, Autun, la Bourgogne, etc., etc.

Or, comme Mlle de Chazelay avait cinq jours d'avance sur JacquesMérey; comme, n'ayant pas reçu la dernière lettre de son frère qui luiannonçait son exécution, elle n'avait pu qu'obéir à l'avant-dernièrelettre dans laquelle il lui ordonnait sans doute de le rejoindre; commeles eaux de Baden-Baden ou de Wiesbaden n'étaient qu'un moyen d'ouvriraux trois fugitives les portes de l'Allemagne, Jacques Mérey, brisé defatigue, ayant fait plus de six cents lieues par de mauvaises routes, nejugea point urgent de se remettre en voyage, et se fit descendre à laporte de sa maison, si longtemps appeléela maison mystérieuse, et quin'était plus quela maison vide.

Il y avait un peu plus de deux mois qu'il l'avait quittée.

Au bruit de la voiture s'arrêtant devant la porte, la vieille Martheaccourut et jeta un grand cri.

Elle avait cru ne jamais revoir son maître.

Lorsque Jacques Mérey fut entré et que la porte se fut refermée, ils'arrêta au bas de l'escalier, ne sachant où aller d'abord et tiré detous côtés par ses souvenirs.

Sa mémoire réunissait dans un seul embrassement ces sept années qui,aujourd'hui qu'elles étaient écoulées, semblaient n'avoir eu que ladurée d'un jour.

Il voyait Éva depuis le moment où il l'avait déroulée sur le tapis auxyeux de Marthe, objet informe, être inachevé, jusqu'à celui où elleavait été si cruellement arrachée de ses bras par un homme que la mortavait arraché de la vie avec la même cruauté, la même impitoyablefroideur.

Et, quoiqu'elle ne fût plus dans la maison, elle y flottait comme flotteune ombre invisible, et perceptible cependant, aux lieux que son corps ahabités.

Tout était comme Jacques Mérey l'avait laissé. Il monta d'abord à lachambre d'enfant d'Éva, et retrouva le berceau dans lequel elle étaitrestée de sept à dix ans, c'est-à-dire à cette époque végétative de lavie où, chrysalide d'amour, la beauté et l'intelligence luttaient toutensemble contre la laideur et le néant.

Puis à sa chambre de jeune fille, où elle commença devant le miroirmagique à dérouler et à nouer ses longs cheveux en cambrant sa taille deroseau aussi onduleuse que ces beaux torses de Jean Goujon dont les brassoutiennent des corbeilles tandis que le bas du corps se perd et sedivinise dans les draperies.

Puis de là il monta dans l'atelier, où l'orgue était resté ouvert etmuet; il se rappela le jour où, à la suite d'une commotion électriquequi l'avait enveloppée d'un fluide vivifiant, elle était alléed'elle-même au piano, et, à son éternel étonnement, avait joué lesmesures indécises, mais reconnaissables, d'un air entendu la veille. Làétaient les livres où ses yeux avaient déchiffré le premier mot, etlorsqu'il s'approcha sans le voir du haut de l'armoire où il étaitcouché, le chat inapprivoisable bondit sur la fenêtre par laquelle ilavait l'habitude de fuir.

Là, pêle-mêle sur les chaises, étaient les livres dans lesquels elleavait étudié la chimie, l'astronomie, la botanique; le dernier qu'elleavait ouvert, encore à l'endroit où la lecture s'était arrêtée.

Je ne connais pas d'endroits sous le vaste dôme des cieux où tombe dupassé une mélancolie plus douce que dans une chambre devenue vide parune longue absence ou par la mort, après avoir été habitée, vivifiée,animée par une belle créature de quinze ans; son essence juvénile apassé dans tout; son haleine, l'émanation qui flotte autour de toute sapersonne, composent une atmosphère à part qui vous fait amoureux avantqu'on ne sache même ce que c'est que l'amour.

Et qu'est-ce alors, quand on le sait!

Les bras tendus, car un voile flottait devant ses yeux, Jacques Mérey,ne la voyant plus au milieu de cette vapeur qui semblait, comme le nuagede Virgile, cacher une déesse, Jacques Mérey alla instinctivement àl'orgue et posa au hasard, on l'eût cru du moins, ses deux mains sur lestouches.

Un frémissement sonore s'échappa de l'instrument divin; pendant dixminutes, Jacques Mérey n'en tira que des harmonies, au milieu desquellesune plainte revenant sans cesse laissait tomber une larme sur lecœur, éveillant la même sensation que, dans un caveau sombre, faitéprouver la goutte d'eau qui tombe régulièrement dans un bassin decristal.

Au bout de quelques instants cette plainte mélodieuse fut insuffisante,elle se traduisit par le nom d'Éva; mais, à peine Jacques Méreyl'avait-il prononcé trois fois, qu'il ne put supporter ce crescendo dedouleur et que son cœur éclata en sanglots.

Le docteur s'élança hors de la chambre sans avoir rien vu de ses anciensinstruments de chimie: creusets à poussière de mercure, cornuesimpuissantes et oubliées, matrice rouge de cinabre, aux rebords delaquelle s'est figée une écume d'argent vermeil, vase dans lequel lecarbone pur a commencé de se transformer en diamant, il oublia tout. Cenom d'Éva était le glas funèbre qui mettait au tombeau tous ces rêvesque la science avait caressés, comme Ixion la nuée de laquelle naquit lepeuple fabuleux des Centaures.

En deux bonds il franchit l'escalier, et du troisième il se trouva dansle jardin.

Là ses souvenirs étaient non moins pressés, non moins vivants, non moinstendres, et, par conséquent, non moins douloureux.

Là était le ruisseau dans lequel, pour la première fois, elle se regardaen buvant; la tonnelle où elle écoutait chanter le rossignol jusqu'à uneheure du matin; l'arbre où, pour la première fois, en se dressant pourcueillir la pomme vermeille, elle s'aperçut qu'elle était nue et rougitde pudeur.

Et Jacques Mérey allait du ruisseau à la tonnelle, de la tonnelle àl'arbre de la science, se disant que son espoir était insensé, et n'enespérant pas moins voir tout à coup apparaître Éva à l'angle de quelquebuisson, au détour de quelque allée.

Mais ce fut surtout en s'approchant de la grotte que le cœur luibattit; c'était là, au murmure de cette source, qui, avec le ruisseauéchappé du pied de l'arbre de la science, alimentait la petite rivièredu jardin, qu'appuyés tous deux à la roche moussue, Éva lui avait ditpour la première fois qu'elle l'aimait.

Cette voix chérie, cet accent mélodieux qui pénètre jusqu'au fond ducœur, ce mot pour lequel toutes les langues de la terre ont choisileurs plus douces voyelles, leurs consonnes les plus euphoniques, nel'entendrait-il plus?

Pour lui seul n'y aurait-il plus de printemps, plus de soleil, plusd'amour?

Dans quelle erreur profonde était-il lorsque, jeté dans ces débatssolennels de la tribune qui faisaient et qui défaisaient des monarchies,dans ces grandes luttes de la guerre qui chassaient la terreur d'un campdans l'autre et qui renvoyaient éclater sur l'Allemagne l'orage quigrondait sur la France, dans quelle erreur profonde était-il quand ilavait espéré donner tout cela en pâture à son cœur, à la place de sonamour?

Oh! son amour, il était, certes, depuis son départ d'Argenton, demeuréau fond de toute chose; pas un jour, pas une heure, pas un instant, iln'avait cessé d'y songer, et voilà que, depuis qu'il était rentré danscette maison, pas une seconde il n'avait pensé à ces grandescatastrophes au milieu desquelles il avait déjà joué et allait encorejouer un rôle.

Voilà qu'il avait oublié, comme si jamais ils n'eussent existé, Danton,Dumouriez, Kellermann, Valmy, le roi de Prusse, Brunswick, la Montagne,la Gironde, l'éloquent Vergniaud, Mme Roland la sainte, Mme Dantonla martyre, l'immonde Marat laissant derrière lui chez Talma sa tracefétide, et le faible roi prisonnier au Temple, avec une femme coupable,deux enfants innocents, une sœur angélique.

Où retrouver Éva? Vivre tous les jours qui lui restaient à vivre sansjamais entendre parler de princes ou de rois, sans jamais voir reluireau soleil d'or d'une épaulette ou la lame d'un sabre, sans savoir s'il yavait un monde autour de cette maison et de ce jardin qui étaient sonunivers, voilà le seul bonheur qu'il eût demandé à Dieu, s'il n'eûtplacé Dieu si haut, que nos douleurs les plus poignantes, comme nosjoies les plus sublimes, ne pouvaient, partant de si bas, monter jusqu'àlui.

Nous avons raconté les rêves du jour, nous n'essayerons pas de peindreceux de la nuit.

Le premier bruit qu'entendit Jacques Mérey dans la maison fut celuid'Antoine ouvrant sa porte et frappant du pied en criant:

Cercle de vérité, centre de justice!

Jacques Mérey eut du bonheur à revoir celui à qui il avait rendu unéclair de raison, n'ayant pas pu lui rendre sa raison tout entière.

Derrière lui monta Baptiste, qu'il reconnut à son tour au bruit quefaisait sa jambe de bois frappant chaque marche de l'escalier.

Si Antoine lui devait une partie de sa raison, celui-là lui devait unepartie de son corps.

C'étaient deux hommes à qui Jacques Mérey eût pu dire «Mourez pour moi,»et qui seraient morts sans demander pour quelle cause il demandait leurvie.

Au reste, toute la ville d'Argenton était rassemblée devant la porte dela maison mystérieuse. Seulement, comme on savait Jacques Mérey triste,on avait banni toute gaieté de la réception qu'on voulait lui faire.

C'étaient des électeurs qui venaient remercier leur mandataire d'avoirdéjà illustré son mandat. Et, en effet, on avait appris à Argenton laconduite que Jacques Mérey avait menée à Verdun. On savait qu'il s'étaitchaudement battu à Grand-Pré, et que c'était lui enfin qui avaitrapporté à la Convention les trois drapeaux conquis dans la campagne.

Ils avaient lu dans le journal la mort du seigneur de Chazelay; il étaitpeu regretté dans le pays: on savait tout le mal qu'il avait fait àJacques Mérey. Et cependant, comme on connaissait l'amour immense qu'ilavait pour sa fille, toute cette foule, toute vulgaire qu'elle fût, quiattendait Jacques pour le remercier du passé et le prier de se continuerdans l'avenir, eut la délicatesse de ne pas lui dire un mot du père nide la fille.

Mais ce fut à qui lui parlerait, obtiendrait un mot de lui, luitoucherait la main, lui jetterait son vœu de bonheur. Si l'on eûtosé, pour gagner sa voiture, Jacques Mérey eût marché sur des jonchéesde feuilles et de fleurs.

Les chevaux arrivèrent; au bruit des grelots, chacun s'écarta.

Au moment de monter en voiture, Jacques Mérey fit signe qu'il voulaitparler.

Aussitôt il se fit un grand silence.

—Mes amis, dit-il, nous allons entrer dans une série de luttesterribles. Peut-être y laisserai-je ma vie, mais à coup sûr je n'ylaisserai pas mon honneur, et vous serez toujours non seulementcontents, mais fiers de votre élu. Si je viens à succomber dans lalutte, je vous recommande ma vieille Marthe et mes deux bons amisAntoine et Baptiste, c'est tout ce que je laisserai sur la terre aprèsmoi.

Puis, comme la voiture s'ébranlait pour partir, il n'y put résister pluslongtemps, et ce cri échappa de son cœur:

—Si elle revient, n'est-ce pas, vous me le ferez savoir?

Et, de toutes ces bouches qui semblaient attendre cette confidence pourparler, de tous ces cœurs qui semblaient attendre cet appel pours'ouvrir, s'échappa cette promesse unanime:

—Oh oui! oui! oui!

Pas une voix n'avait nommé Éva, et tous savaient que c'était d'ellequ'il avait voulu parler.

XXXIII

Où Jacques Mérey perd la piste

En quittant Argenton, la voiture prit la route de Saint-Amand. C'étaitle même postillon qui avait conduit Mlle de Chazelay qui conduisaitJacques Mérey.

À la première poste, c'est-à-dire à La Châtre, de nouvelles informationsfurent prises, et de postillon à postillon on eut encore une certitude.

À Saint-Amand, les renseignements commencèrent à être plus difficiles;il fallut consulter les livres de poste, très exactement tenus à cetteépoque à cause des lois contre les émigrés.

À Autun, on perdit la trace. Probablement les voyageuses avaient passépendant la nuit, et le maître de poste n'avait pas jugé à propos de selever pour inscrire les chevaux sur son registre.

À Dijon, comme on dit en termes de chasse, on en revit, puis oncontinua, sur des indices plus ou moins certains, la route jusqu'àStrasbourg.

À Strasbourg, on se retrouva dans l'incertitude. Les trois dames avaientlogé à l'Hôtel duCorbeau. Le nom de Mlle de Chazelay, voyageantavec une femme de chambre, était écrit sur les registres, et le maîtrede l'hôtel avait été faire virer le passeport au comité, qui avaitenvoyé un de ses membres accompagné d'un médecin pour s'assurer sivéritablement une des dames était malade et avait besoin de prendre leseaux.

Le médecin trouva, en effet, la plus jeune des trois voyageuses sifaible, si pâle, si souffrante, qu'il ne fit aucune difficulté pour luilaisser continuer son voyage.

Mlle de Chazelay avait passé le Rhin à Kehl, et s'était arrêtée àBaden, à l'Hôtel desRuines.

Là, elle avait annoncé qu'elle comptait rester un mois tandis que sanièce prendrait les eaux; elle avait fait son prix avec le maître del'hôtel, puis tout à coup, à la lecture d'un journal, la plus âgée desvoyageuses était tombée dans une attaque de nerfs et avait déclaréqu'elle voulait partir à l'instant pour Mayence.

Mais la plus jeune des voyageuses était si souffrante, que le médecindes eaux, qui l'avait déjà visitée, avait déclaré qu'elle ne pouvaitsupporter la voiture.

On avait alors, comme faisaient les voyageurs à cette époque, frêté unejolie barque, et l'on avait pris la voie du Rhin.

Il n'y avait dans tout cela aucun doute pour Jacques Mérey, ces damesétaient venues à Baden-Baden, en effet, avec l'intention d'y prendre leseaux, puis Mlle de Chazelay avait lu dans un journal, tombé parhasard entre ses mains, l'exécution de son frère.

De là l'attaque de nerfs et la résolution de partir à l'instant pourMayence.

Mais Jacques Mérey savait d'avance que Mlle de Chazelay ne trouveraitsur l'exécution de son frère que les renseignements vagues qu'il eûttrouvés lui-même s'il n'avait pas eu une mission spéciale à ce sujet.

Les voyageuses seraient donc forcées d'aller jusqu'à Francfort. Mais àFrancfort aucune pièce ne leur serait communiquée, si ce n'est une copiede l'interrogatoire et le procès-verbal d'exécution pour servird'extrait mortuaire.

Maintenant Custine serait-il toujours à Francfort? Dans ce temps derapides conquêtes, on ne savait jamais où retrouver les généraux.

Il s'informerait en passant par Mayence.

Le hasard servit Jacques Mérey à merveille; depuis la veille le généralCustine avait établi son quartier à Mayence, laissant garnison àFrancfort, qui était encore fortifié à cette époque.

C'était un jour de voyage de moins, et, on se le rappelle, le docteurn'avait que quinze jours de congé.

Il arriva le 2 novembre à Mayence.

Il alla serrer la main du général, qui paraissait fort triste. Il étaitquestion de faire le procès de Louis XVI.

La Convention le jugerait.

Louis XVI, jugé par la Convention, était d'avance condamné à mort.

M. de Custine, homme de vieille race, pouvait-il rester au service d'ungouvernement qui aurait condamné son roi?

Toutes ces choses ne furent pas dites mais devinées, après quoi Jacquesdemanda s'il pourrait revoir son jeune ami Charles André?

Le général sonna.

—Voyez dans les bureaux, dit-il, si le citoyen Charles André s'ytrouve.

Puis, se tournant vers le docteur:

—À propos, lui dit-il, n'oubliez pas de lui demander une lettre arrivéepour vous le lendemain ou le surlendemain de votre départ. CharlesAndré, ne sachant où vous l'envoyer, l'aura gardée.

Les deux hommes se quittèrent poliment, mais sans regrets. Ces deuxnatures opposées s'emboîtaient mal l'une avec l'autre.

Quelle différence avec Charles André! Les deux jeunes gens n'avaient eubesoin que d'un regard pour lire au fond du cœur l'un de l'autre;aussi fut-ce les bras ouverts qu'ils s'abordèrent.

En deux mots, Jacques lui expliqua la cause de son retour.

—Je les ai vues, dit Charles André; c'est à moi qu'elles se sontadressées.

—Éva était bien souffrante? demanda Jacques.

—Bien souffrante, mais bien belle.

Jacques hésita un instant; il avait les timidités d'un premier amour.

—Vous lui avez parlé? demanda-t-il en hésitant.

—Oui, j'ai eu le bonheur de rester seul avec elle, elle qui semblaitmuette ou trop faible pour parler. Je m'approchai d'elle et lui dis:

»—Mademoiselle, je l'ai vu.

»Elle bondit.

»—Vous avez vu Jacques Mérey? dit-elle.

»Elle avait deviné que c'était de vous que je voulais parler.

»—J'ai vu Jacques Mérey, repris-je; j'ai vu l'homme qui vous aime plusque sa vie.

»Elle poussa un cri et me jeta les bras au cou.

»—Vous êtes mon ami pour toujours, dit-elle. Oh! moi aussi je l'aime!je l'aime! je l'aime!

»Et elle ferma les yeux comme si elle allait mourir.

»—Mademoiselle, lui dis-je, votre tante peut revenir d'un moment àl'autre; laissez-moi vous dire.

»—Oui, dites, dites.

»—Une lettre que vous lui aviez écrite se trouvait dans les papiers devotre père.

»—Comment cela?

»—Je l'ignore. Mais, en visitant les papiers, il a reconnu l'écritureet m'a demandé de copier cette lettre.

»—Oh! cher Jacques!

»—Puis, la lettre copiée, j'ai pris la copie et lui ai laissél'original.

»—Vous avez fait cela? s'écria la belle enfant folle de joie.

»—Oui. Ai-je eu tort?

»—Comment vous appelez-vous, monsieur?

»—Charles André.

»—Votre nom est là, dit-elle en mettant la main sur son cœur.

»Je m'inclinai.

»—Ah! lui dis-je, mademoiselle, c'est trop de reconnaissance.

»—Vous ne savez pas tout ce que je lui dois, à cet homme, à ce génie, àcet ange du ciel! J'étais une pauvre créature, dénuée, abandonnée, neconnaissant rien à sept ans qu'un chien, Scipion; c'était mon seul ami.Je ne parlais pas, je ne voyais pas, je ne pensais pas. Il m'a donné lavoix; il m'a soufflé la pensée pendant sept ans, comme le sculpteurflorentin penché sur les portes du baptistère de Notre-Dame-des-Fleurs.Il a ciselé mon corps, mon cœur, mon esprit; tout ce que je sais, jele lui dois; tout entière je suis à lui. Pourquoi me trouvez-vous froideà la mort de mon père? c'est que je ne connais mon père que pour nousavoir séparés. Je n'avais jamais pleuré, je ne savais pas ce que c'étaitque les larmes: mon père m'est apparu et j'ai manqué mourir de douleur!

»En ce moment, sa tante rentra.

»—Si vous le revoyez jamais, me dit-elle en me serrant la main,dites-lui que je l'aime.

»Mlle de Chazelay entendit ces derniers mots.

»—Qui aimez-vous si fort? demanda-t-elle sèchement.

»—Jacques Mérey, madame, répondit la jeune fille.

»—Vous êtes folle, dit Mlle de Chazelay.

»—Je le serai peut-être un jour, répondit la jeune fille; mais quim'aura rendue folle? vous le savez.

»—Dans tous les cas, à partir d'aujourd'hui, dites-lui adieu pourtoujours; jamais nous ne rentrerons en France. Venez.

»Mlle de Chazelay suivit sa tante, et je ne les ai pas revues.»

—Merci, mon ami, merci, s'écria Jacques Mérey au comble de la joie.J'en sais tout ce que je pouvais espérer de savoir. Elles vont ou àVienne ou à Berlin. Elles émigrent.

Un soupir passa à travers ses lèvres.

—Je ne puis les suivre à l'étranger, et d'ailleurs le général m'a ditque vous aviez une dépêche à me remettre.

—Ah! c'est vrai, dit Charles André.

Et il tira d'un portefeuille une lettre portant le grand cachet de laRépublique et le timbre du ministère de l'Intérieur.

Jacques Mérey décacheta la lettre et la lut.

Lecture faite, il tendit la main au jeune officier.

—Adieu, lui dit-il, je pars.

—Vous partez ainsi, à l'instant même?

—Quel jour du mois sommes-nous? depuis huit ou dix jours que je coursla poste, je suis brouillé avec les dates.

—Nous sommes le 2 novembre, répondit le jeune officier.

Jacques calcula de tête.

—Je serai le 5, dans la journée, près de Dumouriez, dit-il.

—Près de Dumouriez? fit Charles André avec étonnement.

—La Convention m'attache à lui dans sa campagne de Belgique, comme ellem'a attaché à lui dans sa campagne de Champagne.

—Est-ce que vous avez confiance dans cet homme? demanda le jeuneofficier.

—Dans son génie, oui; dans sa moralité, non. Mais quels que soient sesprojets, il a besoin d'une grande victoire. Attendez-vous à un secondValmy.

—Par où allez-vous le rejoindre?

—Ma route est toute tracée: Hombourg, Trèves, Mézières. À Mézières, jesaurai où rejoindre Dumouriez.

Les deux jeunes gens se dirent adieu, et, comme Jacques Mérey avait faitrenouveler les chevaux de poste pendant sa visite chez le général, iln'eut qu'à monter en voiture et à crier au postillon:

—Route de France, par Hombourg et Mézières!

XXXIV

La veille de Jemmapes

Dumouriez, nous l'avons dit, était revenu à Paris pour concerter avec legouvernement son plan de l'invasion de la Belgique.

Dumouriez avait pris ses mesures pour avoir, dans chaque parti puissant,un ami puissant dans ce parti:

Il avait Santerre à la Commune;

Il avait Danton à la Montagne;

Il avait Gensonné aux Girondins.

Ce fut d'abord Santerre, l'homme des faubourgs, qu'il fit agir.

Par Santerre, il obtint que l'idée du camp sous Paris serait abandonnée;que tous les rassemblements que l'on avait faits en hommes, tous lesapprovisionnements que l'on avait réunis en artillerie, en munitions, eneffets de campement, seraient reportés en Flandre pour servir à sonarmée, qui manquait de tout; qu'on y ajouterait des capotes, dessouliers et six millions d'argent monnayé pour payer la solde dessoldats jusqu'à leur entrée dans les Pays-Bas. Une fois là, la guerrenourrirait la guerre.

Dumouriez était un stratégiste. Quoique le premier il ait donnél'exemple des victoires remportées par masses, système qui fut adoptédepuis avec tant de succès par Napoléon, c'était un calculateur àlongues vues; il préparait une bataille avec la même intelligence qu'ungrand joueur d'échecs prépare son échec au roi et à la reine.

Donc son plan embrassait toute la frontière, depuis la Méditerranéejusqu'à la Moselle.

Montesquiou se maintiendrait le long des Alpes, tout en achevant laconquête de Nice et en conservant la neutralité suisse; Biron, à qui onenverrait des renforts, garderait le Rhin depuis Bâle jusqu'à Landau.Douze mille hommes aux ordres du général Meunier soutiendraient Custine,qui s'était avancé comme un fou jusqu'à Francfort-sur-le-Mein;Kellermann quitterait ses quartiers, passerait entre Luxembourg etTrèves, et, faisant ce que Custine aurait dû faire, il marcherait surCoblentz; quant à lui, Dumouriez, il prendrait l'offensive avecquatre-vingt mille hommes, et porterait la guerre en Belgique, qu'iladjoindrait au territoire français; il attaquerait par sa frontièreouverte, là où, comme le disait lui-même le téméraire aventurier, on nepouvait se défendre qu'en gagnant des batailles.

En partant de Paris, Dumouriez avait dit à la Convention:

—Je serai le 15 à Bruxelles et le 30 à Liége.

«Il se trompa, dit Michelet; il fut à Bruxelles le 14 et à Liége le 28.»

L'armée que commandait Dumouriez était une armée de volontaires;quelques vieux soldats seulement de place en place, comme, après unecoupe dans les forêts, restent debout des échantillons de grands chênes.

Elle commença par un revers. Il y eût eu de quoi décourager une vieillearmée qui n'eût marché que selon les lois de la discipline. Celle-cimarchait à la loi de l'enthousiasme; elle sentait la main de la Francequi la poussait en avant; elle n'en tint pas compte.

On avait mis des réfugiés belges à l'avant-garde; c'était pour leurrendre une patrie qu'on faisait la guerre; il était trop juste qu'ilsmissent les premiers le pied sur la terre de la patrie.

À peine furent-ils à la frontière que rien ne put les retenir; ilss'élancèrent sur la terre natale et attaquèrent les avant-postes. Lesavant-postes reculèrent. Les Belges se crurent victorieux; ilspoursuivirent les Autrichiens et descendirent des hauteurs dans laplaine. Dumouriez vit la faute qu'ils commettaient, et il envoyaquelques centaines de hussards, sous la conduite des deux sœursFernig, pour les soutenir.

Ce fut un bonheur. La cavalerie impériale les chargeait et allait lesenvelopper; sans les hussards et les deux braves enfants qui lesconduisaient, la terre natale s'ouvrait sous leurs pas et se refermaitsur eux.

Beurnonville et Dumouriez, leur lunette à la main, suivaientl'échauffourée.

Beurnonville voulait se replier et reformer toute cette troupe disperséeen désordre. Mais Dumouriez cria: «En avant!» et, comme Beurnonville leregardait avec étonnement:

—Il faut, dit-il, garder à tout prix l'offensive; le jour où, en facedes impériaux, nous ferons un pas en arrière, nous serons perdus.

Les craintes de Beurnonville n'étaient pas sans raisons; les impériauxcédaient si facilement, ils abandonnaient avec tant de courtoisie lesmeilleures positions, qu'il était évident qu'ils voulaient nous attirersur un terrain connu d'eux et où ils pussent manœuvrer tout à leuraise.

—Ils veulent nous avoir à leur loisir, dit Beurnonville à Dumouriez.

—Je le sais bien, répondit celui-ci.

—Ils ont préparé leur champ de bataille, dit Beurnonville.

—Je le connais d'avance, répondit Dumouriez.

—Ils veulent une grande bataille, à votre avis?

—Et au vôtre aussi, n'est-ce pas?

—Oui.

—Eh bien! ils l'auront, et cette bataille s'appellera Jemmapes.

Et, en effet, les Autrichiens considéraient Jemmapes comme une positioninexpugnable. C'était aussi l'avis du général Clerfayt, un des hommesles plus distingués de l'armée impériale. Beaulieu, qui se fit plus tardune si grande réputation en Italie, voulait, au contraire, prendrevingt-huit ou trente mille vieux soldats, tomber la nuit par surprisesur toute notre armée composée de recrues, l'écraser et la disperser.Mais de pareils coups de main n'étaient pas dans les habitudes de lavieille stratégie autrichienne: le duc de Saxe-Teschen, qui commandaitl'armée en chef, préféra attendre l'armée française à Jemmapes et ycombattre à l'abri de ses retranchements.

L'Europe avait les yeux sur la France; elle voyait avec étonnement sesarmées surgir du sol, non pas seulement pour défendre ses frontièresmenacées, mais pour envahir les frontières ennemies. On s'attendaittoujours à quelque grande victoire de la part des coalisés: mais onavait entendu le canon de Valmy et l'on avait suivi les Prussiens dansleur retraite; mais on avait vu Custine envahir le Palatinat et pousserune pointe téméraire jusqu'à Francfort-sur-le-Mein; et voilà que l'onvoyait Dumouriez pousser devant lui toute cette vieille armée impérialequi n'avait jamais eu de rivale que ces grenadiers de Frédéric, dontl'ennemi n'avait jamais vu le dos, disait Voltaire, et qui pour lapremière fois, dans une retraite de onze jours, nous avaient montréleurs gibernes.

Dumouriez, lui aussi, comme les Autrichiens, voulait une grandebataille. Depuis cinquante ans les Français avaient la réputation d'êtreles meilleurs soldats du monde, mais seulement pour un coup de main.Depuis cinquante ans, en effet, ils n'avaient pas gagné une seule grandebataille rangée. Valmy ouvrait la série nouvelle; mais Valmy, disait-on,n'était qu'une canonnade, une bataille gagnée l'arme au bras.

Le 5 au soir, Dumouriez était à Valenciennes. Mais le 5 au soir, rien dece qu'on lui avait promis n'était arrivé. Servan, le ministre de laGuerre, surchargé de travaux, avait succombé à la fatigue etrétablissait sa santé au camp des Pyrénées; il avait été remplacé parPache, grand travailleur, homme éclairé, simple comme un Spartiate. Ilpartait de chez lui le matin, emportant un morceau de pain dans sapoche, travaillant des journées entières, et ne sortant pas même duministère pour manger.

Le 2 novembre, Dumouriez lui avait écrit qu'il lui fallaitindispensablement trente mille paires de souliers, vingt-cinq millecouvertures, des effets de campement pour quarante mille hommes, etsurtout deux millions d'argent monnayé pour payer la solde des soldatsdans un pays où les assignats n'étaient point connus et où chaque hommeserait obligé de payer ce qu'il consommerait.

Pache donna des ordres pour que Dumouriez eût tout ce dont il avaitbesoin; mais en attendant, le 5 était arrivé, on était à la veille de labataille, et nos soldats n'avaient ni souliers, ni habillements d'hiver,ni pain, ni eau-de-vie.

Ils avaient bien envie de murmurer quelque peu lorsque, vers troisheures de l'après-midi, Dumouriez passa dans les rangs; mais auxpremiers qui grognèrent, Dumouriez porta un doigt à sa bouche et,montrant la montagne de Jemmapes où étaient campés les Autrichiens:

—Silence! enfants! dit-il, l'ennemi vous entendrait.

Et alors, pour les consoler, il appela les officiers à l'ordre, et leurlut la lettre du ministre de la Guerre leur annonçant qu'ils recevraientincessamment tout ce qui leur manquait.

Les soldats battirent des mains et promirent d'attendre.

Et cependant, d'où ils étaient, ils pouvaient voir dans tout sonensemble la formidable position qu'ils auraient à enlever le lendemain.Lorsque l'on arrive par la France, on voit, à partir du moulin duBoussu, cet amphithéâtre de coteaux au milieu duquel, entre Jemmapes etCuesmes, passe la route qui conduit à Mons. Cet amphithéâtre, en effet,commence à la ville et finit au village que nous venons de nommer.Jemmapes est à gauche, Cuesmes est à droite. Jemmapes est bâti au flancde la montagne et la couvre en partie. Cuesmes, au pied de la montagne,au lieu de défendre, était défendu; les deux montagnes étaient hérisséesde redoutes; la route qui les coupe en deux passait à travers une forêt.Elle était palissadée, couverte d'abatis d'arbres. Derrière les derniersabatis et les dernières redoutes, outre ces redoutes et ces abatis,qu'il fallait vaincre et déloger d'abord, on trouvait toute une armée,c'est-à-dire dix-neuf mille soldats autrichiens. L'armée de Dumouriezétait plus nombreuse que celle de l'ennemi; mais peu importait, puisquel'on pouvait se déployer et qu'il fallait absolument attaquer parcolonnes.

Or tout dépendait de ces têtes de colonne; enlèveraient-elles desmaisons crénelées? escaladeraient-elles des retranchements?iraient-elles prendre des canons jusque dans leurs batteries?soutiendraient-elles avec avantage, elles qui n'avaient jamais vu lefeu, ce combat corps à corps où les vieilles troupes hésitent sisouvent?

Dumouriez avait porté son quartier général au petit village de Rasme. Ilétait défendu de front par la petite rivière qui porte ce nom; à sadroite par un bois; à sa gauche par les retranchements du Boussu, élevéspar les Autrichiens, et qui, ainsi que nous l'avons dit, étaient tombésen notre pouvoir.

Il venait de se mettre à table et mangeait avec grand appétit une soupeaux choux que venait de lui faire son hôtesse, regardant du coin del'œil un poulet qui tournait au bout d'une ficelle devant un grandfeu, lorsqu'une voiture s'arrêta devant la porte et qu'un homme entra encriant:

—Place ce soir à la table! place demain à la bataille!

Cet homme, c'était Jacques Mérey, qui, comme il l'avait dit, rejoignaitDumouriez le 5.

Dumouriez jeta un cri de joie et lui tendit les bras.

—Ma foi! dit-il, je n'attendais plus que vous pour être sûr de lavictoire; vous êtes mon porte-bonheur; c'est vous qui vous chargerezpour la Convention des drapeaux de Jemmapes, comme vous vous êtes chargéde ceux de Valmy.

Jacques Mérey se mit à table; tout l'état-major soupa avec la soupe auxchoux, le poulet et du fromage, puis chacun se roula dans son manteau etattendit le point du jour.

Une heure avant le lever du soleil, Dumouriez était prêt; car iln'ignorait pas la nuit que venaient de passer ses soldats, et il savaitque, le jour venu, ils auraient besoin d'être encouragés.

L'armée française, en effet, avait passé toute la nuit, l'arme au bras,au fond d'une plaine humide où il avait été impossible aux bivacsd'allumer leur feu. Aussi, pendant cette nuit, Beaulieu pour la secondefois avait-il proposé de tomber sur nos soldats, et, tout affaiblis ettrempés qu'ils étaient, de les anéantir.

Comme la première fois, le général en chef avait refusé.

Pour les vieilles troupes habituées et endurcies aux camps en plein airet aux bivacs sous la voûte du ciel, cette nuit eût déjà été une nuitterrible. Lorsque Dumouriez vit ces marécages, où le sol tremblait sousles pieds, et au milieu du brouillard s'agiter toute cette armée, il futeffrayé lui-même de l'état d'anéantissement où il allait la trouver.

Son étonnement fut grand lorsqu'il entendit rire et chanter.

Il leva les yeux au ciel. Jacques Mérey lui posa la main sur l'épaule.

—C'est la force infinie de la conscience et du sentiment du droit, luidit-il, qui a fait ce miracle.

Et, lorsqu'ils passèrent au milieu d'eux, ils virent que tout enchantant nos soldats grelottaient; le froid du matin faisait claquer lesdents aux plus vigoureux, et ce qui les glaçait encore plus, c'était devoir étagés sur la montagne, lorsque le jour parut, les hussardsimpériaux dans leurs belles pelisses, les grenadiers hongrois dans leursfourrures et les dragons autrichiens dans leurs manteaux blancs.

—Tout cela est à vous! dit Dumouriez; il ne s'agit que de le prendre.

—Ah! répondit un volontaire de Paris, ce ne serait pas difficile si onavait déjeuné.

—Bon! dit Dumouriez; vous déjeunerez après la bataille; vous en aurezmeilleur appétit; en attendant, on va vous distribuer à chacun unegoutte d'eau-de-vie.

—Va pour la goutte d'eau-de-vie! répondirent les volontaires.

Ô bienheureuse époque où les armées étaient chauffées par leurenthousiasme, cuirassées par le fanatisme et vêtues par la foi!

L'histoire n'oubliera jamais que c'est pieds nus que nos soldats sontpartis l'an Ier de la République pour conquérir le monde.

XXXV

Jemmapes

De même qu'en jetant les yeux sur la carte rien n'était plus facile quede se rendre compte de la bataille de Valmy, de même, en prenant la mêmepeine, rien ne sera plus facile que de se rendre compte de la bataillede Jemmapes.

Nous avons dit que l'armée autrichienne était rangée sur les collinesqui s'étendent en amphithéâtre depuis Jemmapes jusqu'à Cuesmes.

Dumouriez adopta le même ordre de bataille.

Le général Darville, qui occupait l'extrême-droite de la ligne, versFrameries, fut chargé de partir avant le jour et d'aller occuperderrière la ville de Mons les hauteurs formant la seule retraite desAutrichiens.

Beurnonville, qui venait après Darville dans notre ordre de bataille,devait marcher droit sur Cuesmes et l'aborder de face. Le duc deChartres, à qui, dans son plan de royauté, Dumouriez destinait leshonneurs de la journée, reçut le commandement du centre, et en mêmetemps le grade de général. Sa mission était d'attaquer Jemmapes de fronten essayant de pousser une partie de ses hommes dans la trouée que formela grande route de Mons entre Jemmapes et Cuesmes. Enfin le généralFéraud, qui commandait la gauche, devait traverser le village deQuaregnon et se porter sur les flancs de Jemmapes pour soutenirl'attaque du prince.

Partout la cavalerie se tenait prête à soutenir l'infanterie, et notreartillerie à battre chaque redoute en flanc et à éteindre ses feux.

Une réserve considérable d'infanterie et de cavalerie se tenait prête àmarcher derrière le petit ruisseau de Vasme.

Ce fut le canon qui, des deux côtés, commença l'attaque; puis, commel'ordre en avait été donné, Féraud et Beurnonville se détachèrent, l'unallant attaquer la droite de Jemmapes, l'autre attaquant Cuesmes defront.

Mais ni l'une ni l'autre des deux attaques ne réussit.

Il était onze heures; on se battait depuis trois heures au milieu dubrouillard, et le brouillard en se levant montra le peu de progrès quenous avions faits. Il fallait, pour emporter la position de Jemmapes, unde ces hommes à qui on dit: «Allez là, et faites-vous tuer!»

Dumouriez avait cet homme sous la main: c'était Thévenot.

Thévenot traverse Quaregnon, fait cesser la canonnade, entraîne tout lecorps d'armée de Féraud avec lui, tête baissée, musique en tête,baïonnette au bout du fusil, et aborde les Autrichiens.

De la vallée, où l'on ne pouvait, à cause du brouillard qui se levaitlentement, voir les progrès de nos soldats, on les devinait à la musiquedont l'harmonie majestueuse semblait marcher devant la France. De tempsen temps, des volées de canon couvraient tout autre bruit; mais, dansles intervalles de la détonation, on entendait toujours ces notesterribles dela Marseillaise, devant lesquelles devaient s'ouvrir lesportes de toutes les capitales de l'Europe.

Au bruit de cette musique qui s'éloignait toujours, Dumouriez compritque le moment était venu de lancer le jeune duc de Chartres. Le princese met à la tête d'une colonne et trouve une brigade qui, voyantdéboucher par la route de Mons la cavalerie autrichienne, manifestaitune certaine hésitation.

Mais, dans ce moment même, le domestique de Dumouriez, voyant le généralqui reculait avec ses hommes, court à lui au milieu du feu, le menace deprendre sa place avec sa livrée, lui fait honte et le pousse en avant;c'est alors qu'arrive le duc de Chartres: ralliant à lui tous lesfuyards, en formant un bataillon auquel il donna le nom debataillon deJemmapes, il descend de son cheval qui ne peut gravir la pente tropescarpée, et à la tête de ces héros improvisés pénètre au milieu desfeux d'une artillerie qui change la montagne en fournaise, jusqu'auvillage de Jemmapes, d'où il chasse les Autrichiens, et à l'extrémitéduquel il fait sa jonction avec Thévenot.

Dumouriez, inquiet de ce qui se passait à sa gauche, prend lui-même unecentaine de cavaliers et s'élance sur la route de Jemmapes; mais, àpeine est-il au tiers de la montagne, qu'il rencontre le duc deMontpensier envoyé par son frère pour lui annoncer que Jemmapes est aupouvoir des Français.

Du point où il est arrivé, il a vu l'hésitation des troupes quiattaquent Cuesmes; un triple rang de redoutes arrêtait Beurnonville, etcependant, au moment où Dumouriez arrivait, Dampierre s'était élancéseul en avant, et le régiment de flanc l'avait suivi, puis nosvolontaires s'étaient précipités, et l'on venait d'enlever le premierétage de la triple redoute.

Mais là il recevait le feu des deux autres. Un instant les volontairesparisiens crurent qu'on les avait réunis et entassés sous le feu del'ennemi pour les anéantir. Dumouriez arrive, les trouve émus etsombres, et prononçant déjà tout bas le mot de trahison. Ce quisoutenait les deux bataillons jacobins cependant, c'était de voir lebataillon de la rue des Lombards, qui était girondin, recevoir la mêmepluie de feu. Puis ils étaient sous les yeux des vieux soldats deDumouriez, qui regardaient comment ces conscrits se conduiraient sur lechamp de bataille.

Ce fut en ce moment que Dumouriez, rassuré sur sa gauche, jugeaimportant de faire un suprême effort sur sa droite et se jeta au milieud'eux.

Comme si elle eût attendu ce moment, la lourde masse des dragonsimpériaux s'ébranla pour charger l'infanterie parisienne; mais Dumouriezse plaça à la tête de cette infanterie, l'épée à la main.

—Feu à vingt pas seulement! cria Dumouriez. Celui qui aura fait feuavant aura eu peur.

Tous entendirent cet ordre, tous l'exécutèrent; ils laissèrent approcherjusqu'à vingt pas cette cavalerie sous laquelle la terre tremblait,puis à vingt pas les trois bataillons firent feu.

Deux cents chevaux abattus, trois cents hommes tués, leur firent unrempart; puis, ne donnant pas le temps à cette lourde cavalerie de serallier, il lança sur elle sa cavalerie légère, qui poursuivit lesdragons jusqu'à Mons.

Lui alors se mit à la tête des bataillons et entonnala Marseillaise.

Ce fut un entraînement général; tous ces hommes s'avancèrent à labaïonnette en chantant l'hymne de la liberté. Tous sentaient que lemonde avait les yeux fixés sur eux à cette heure, et chacun d'eux fut unhéros.

En quelques minutes, les deux autres redoutes furent emportées, lescanonniers égorgés sur leurs pièces, et les grenadiers hongroispoignardés à leurs rangs.

Dumouriez ne fit halte que sur les hauteurs de Cuesmes, de même queThévenot et le duc de Chartres n'avaient fait halte que sur les hauteursde Jemmapes.

Par malheur, Darville avait mal compris l'ordre qui lui enjoignait degarder les collines par lesquelles les Autrichiens devaient faire leurretraite; il s'arrêta à Berthatmont et s'amusa à canonner sans aucuneffet les redoutes.

Sans avoir été chargé d'aucune mission particulière, Jacques Mérey avaitété vu partout: avec Thévenot lorsqu'il avait attaqué la gauche deJemmapes; avec le duc de Chartres lorsqu'il avait enfoncé le centre del'ennemi; avec Dumouriez lorsqu'il avait escaladé les redoutes.

Le lendemain, il se trouvait nommé sur les rapports des trois chefs.

Le compte des morts fait, il se trouva que de chaque côté la perte étaità peu près égale: quatre ou cinq mille morts.

Mais la bataille de Jemmapes avait un résultat plus sérieux qu'un calcularithmétique. La bataille de Jemmapes, c'était la cause des habitants dumonde gagnée en première instance à Valmy, en appel à Jemmapes.

La bataille de Jemmapes n'était point, comme la bataille de Valmy, lavictoire d'une armée.

C'était la victoire d'un peuple.

De Jemmapes date l'ère de l'infanterie française.

Sous Charles-Quint, l'infanterie espagnole fut la première infanterie dumonde.

Sous le grand Frédéric, ce fut l'infanterie prussienne.

Depuis Jemmapes, c'est l'infanterie française.

À partir de Jemmapes, deux chants patriotiques remplacèrent pour nossoldats le vin et l'eau-de-vie que l'on verse chez les autres peuples.

Avecla Marseillaise on gagna les batailles de plaine. Avec leÇaira! on enleva les redoutes.

Au lieu de déjeuner, nos soldats, nus, à jeun après une nuit de novembrepassée dans les marais, avaient chanté et vaincu.

À deux heures, la bataille était gagnée sur tous les points; ilscessèrent de chanter, s'aperçurent qu'ils étaient fatigués et qu'ilsavaient faim.

Ils s'assirent et demandèrent du pain.

Ils eurent du pain et de la bière, ce qu'il fallait pour ne pas mourirde faim.

Mais, à l'horizon, les belles plaines de la Belgique, et derrière ellele monde.

J'ai visité le champ de bataille de Jemmapes, comme j'avais parcouru lechamp de bataille de Valmy.

À Valmy, pas d'autre monument que le cœur de Kellermann, qui a vouluavoir sa victoire pour tombeau.

À Jemmapes, rien.

Que la France ait été ingrate envers ses enfants, c'est tout simple; lesenfants ont deux mères: celle qui les a enfantés comme hommes, celle quiles a enfantés comme peuples.

À la mère qui les a enfantés comme hommes, ils doivent leur amour.

À la mère qui les a enfantés comme peuples, ils doivent plus que leuramour, ils doivent leur sang.

Mais la Belgique, à qui nous ne devions rien et à qui nous donnions laliberté, ne devait-elle pas, elle, une pierre à nos soldats?

Cette pierre, elle en a fait sculpter un lion, et elle a mis ce lion surle champ de bataille de Waterloo. Ce lion menace la France!

Orgueil de pygmée, ingratitude de géant!

XXXVI

Le jugement

Jacques Mérey fut envoyé à Paris par Dumouriez et chargé de présenter àla Convention le jeune Baptiste Renard, qui avait rallié une brigade aumoment où celle-ci pliait.

Il partit le 6, à trois heures, courut la poste toute la nuit, et arrivale 7 à temps pour se présenter à la Convention et annoncer la nouvelle,attendue mais inespérée.

—Citoyens représentants, dit-il, messager de Valmy, je viens vousannoncer la victoire de Jemmapes; en quatre heures, nos braves soldatsont enlevé des positions que l'on croyait inexpugnables.

—Comment cela? demanda le président.

—En chantant, répondit Jacques Mérey.

—Et que demande le général pour sa brave armée?

—Du pain et des souliers.

Il y eut un moment d'enthousiasme immense; les canons des Invalidessemblèrent faire feu d'eux-mêmes; la nouvelle s'élança par toutes lesportes et s'abattit sur Paris.

La grande ville, qui n'était qu'à moitié rassurée par la victoire deValmy qui la débarrassait des Prussiens, fut folle de joie.

Les maisons s'illuminèrent toutes seules et dégorgèrent leurs habitants;les rues s'emplirent, les cloches sonnèrent, la foule se porta auxTuileries.

Marie-Joseph Chénier, qui était de la Convention, fit, séance tenante,la première strophe de son hymne:

La victoire, en chantant, nous ouvre la barrière...

Méhul en fit la musique.

Jacques Mérey détourna l'attention de lui et la ramena sur le jeuneBaptiste Renard. Il raconta ce qu'il avait fait comme il savaitraconter; il montra l'âme du soldat sous la livrée du domestique, etcomment tout avait grandi en France, jusqu'aux cœurs des mercenaires.

La Convention comprit qu'il fallait qu'elle grandît celui qui s'étaitélevé; elle lui vota et lui donna séance tenante les épaulettes decapitaine.

Puis elle reprit sa séance interrompue.

Le jour où l'on apprit la victoire de Valmy, la République futproclamée; le jour où l'on apprit la victoire de Jemmapes, le roi futmis en jugement.

Puis les choses marchèrent à pas de géant.

Bruxelles fut occupé par le général Dumouriez.

La Convention rendit un décret par lequel elle promettait aide etsecours à tous les peuples qui voudraient renverser leur gouvernement.

Qu'on me permette d'ouvrir ici une parenthèse que je n'ouvrirais pasdans un autre roman que celui-ci, ni dans un autre journal queleSiècle.

On a dû remarquer, ceux du moins qui nous ont lus avec attention,combien nous avons pris à tâche d'introduire l'histoire nationale dansnos livres, et combien la popularité qu'on nous a faite a été mise auservice de l'éducation publique.

Michelet, mon maître, l'homme que j'admire comme historien, et je diraipresque comme poète, au-dessus de tous, me disait un jour: «Vous avezplus appris d'histoire au peuple que tous les historiens réunis.»

Et ce jour-là, j'ai tressailli de joie jusqu'au fond de mon âme; cejour-là, j'ai été orgueilleux de mon œuvre.

Apprendre l'histoire au peuple, c'est lui donner ses lettres denoblesse, lettres de noblesse inattaquables et contre lesquelles il n'yaura pas de nuit du 4 août.

C'est lui dire que quoiqu'il ait toujours eu ses racines dans la nation,que quoiqu'il ait existé comme commune, comme parlement, comme tiers,il ne date réellement que du jour de la prise de la Bastille.

Pour monter dans les carrosses du roi, il fallait faire ses preuves de1399.

La noblesse du peuple date du 14 juillet.

Il n'y a pas de peuple sans liberté.

Mais nous qui oublions parfois cette sainte maxime, mais qui toujours àun moment donné nous en souvenons, il est bon de voir, malgré nosdéfaillances, à quel point nous avons infiltré en Europe le principerévolutionnaire; et, disons-le, relativement à la durée de la vie despeuples comparée à la vie humaine, combien rapidement il s'est faitjour!

Nous venons de dire que le 19 novembre, treize jours après la bataillede Jemmapes, la Convention, comprenant sa puissance et mesurant sondroit, avait promis protection et secours à tous les peuples quivoudraient renouveler leur gouvernement.

Pourquoi n'avons-nous pas, l'un après l'autre, le temps de dire cequ'étaient les rois qui représentaient ces gouvernements?

Angleterre: Georges III, un idiot;—Russie: Catherine, unegoule;—Autriche: François II, un Tibère;—Espagne: Charles IV, unpalefrenier;—Prusse: Frédéric-Guillaume, un mannequin dont sesmaîtresses tenaient le fil.

Mais les peuples ne marchent que les uns après les autres sur la routede Damas, et il leur faut des années de tyrannie pour que les écaillesleur tombent des yeux.

L'appel aux peuples de 1792 fut proclamé; le Brabant seul y répondit. Larévolution du Brabant fut étouffée.

La révolution de 1830 arriva; le gouvernement provisoire appela lespeuples à la liberté. Trois peuples répondirent: L'Italie, la Pologne,la Belgique.

Deux peuples furent noyés dans leur sang: l'Italie et la Pologne. LaBelgique y gagna la liberté et une constitution.

Puis vint la révolution de 1848, qui appela tous les peuples à larépublique.

Et alors ce ne fut plus seulement trois peuples qui réclamèrent leurliberté et demandèrent une constitution; ce fut l'Autriche, ce fut laPrusse, ce fut Venise, ce fut Florence, ce fut Rome, ce fut la Sicile,ce furent les provinces danubiennes, ce fut tout ce qui est éclairéenfin par le soleil de la civilisation qui proclama la république.

L'Italie y gagna son unité; l'Autriche, la Prusse, les provincesdanubiennes, des constitutions.

Et nunc intelligite, reges!

Reprenons la suite des événements.

Le 27, un décret réunit la Savoie à la France.

Le 30, prise de la citadelle d'Anvers par le général La Bourdonnaye.

Arrêtons-nous ici encore un moment et jetons un coup d'œil surl'Angleterre, sur l'Angleterre que nous appelions notre sœur aînée etque nous appelons notre amie.

L'Angleterre, le pays le plus savant en sciences mécaniques, le plusignorant en force morale, nous avait depuis 1789 regardé faire, sanss'inquiéter autrement de nous; elle avait haussé les épaules à notreenthousiasme, elle avait raillé nos volontaires; au premier coup decanon prussien ou autrichien, elle avait cru les voir s'envoler versParis comme une volée d'oiseaux.

Pitt, ce grand politique qui n'a jamais été qu'un commis haineux, Pitt,doublé des Grenville, voyait la France, envahie par la Prusse, formerune seconde Prusse.

Tout à coup elle voit s'illuminer le côté de la Belgique. Qu'y a-t-il?

La France est au Rhin; la France est aux Alpes; Anvers est pris!

La baïonnette de la France est sur la gorge de l'Angleterre.

Alors l'île aux quatre mers est prise d'une de ces paniques qui lui sontparticulières, comme elle en prit une en 1805 quand elle vit Napoléon àBoulogne, un pied sur les bateaux plats, et une autre, en 1842, quandtrois millions de chartistes entourèrent le parlement.

Déjà une société anglaise étant venue féliciter la Convention, sonprésident Grégoire leur dit à leur grande épouvante:

—Estimablesrépublicains, la royauté se meurt sur les décombresféodaux; un feu dévorant va les faire disparaître; ce feu, c'est laDéclaration des droits de l'Homme.

Vous figurez-vous l'effet que ferait laDéclaration des droits del'Homme dans un pays où un paysan n'a pas le droit de tuer le renardqui mange ses poules ni le corbeau qui abat ses noix?

Cependant le procès du roi se poursuivait, et la nécessité de fairedisparaître tout ce qui faisait obstacle à la Révolution devenaitimpérieuse.

Faire la conquête du monde, pour la France, n'était pas urgent; maisfaire la conquête d'elle-même était nécessaire.

La France avait contre elle trois principes ennemis:

L'Église;

La noblesse;

La royauté.

L'Église, on l'a vu par la guerre de la Vendée, qui fut toute aux mainsdes prêtres.

La noblesse, on l'a vu par les six mille émigrés de Condé qui portèrentles armes contre la France.

La royauté! la royauté, qui était coupable, comme l'ont prouvé lesroyalistes eux-mêmes, lorsque chacun a réclamé, en 1815, la récompensede services qui n'étaient rien autre chose que des trahisons, et quicependant, par sa fausse éducation, par son invincible ignorance, parl'erreur du droit divin, pouvait se croire innocente.

La France s'était débarrassée de l'Église en décrétant la mise en ventedes biens des couvents.

La noblesse avait débarrassé la France d'elle en émigrant.

Restait donc la royauté.

C'était le dernier obstacle; de là tant de haine dans sa destruction.

La maxime favorite de Louis XVI—c'est M. de Malesherbes, son défenseurlui-même, qui l'a dit, maxime qui dérive directement du fameux mot deLouis XIV:L'État, c'est moi—était celle-ci:

La loi suprême, c'est le salut de l'État.

Seulement, la question est là: l'État est-il dans la royauté ou dans lanation?

La question est reconnue aujourd'hui, et ceux-là mêmes qui règnentavouent en montant sur le trône qu'ils ne sont que les mandataires de lanation.

Il est vrai qu'une fois sur le trône ils l'oublient presque aussitôt.

Mais oublier un principe n'est pas le détruire, c'est forcer les autresde s'en souvenir, voilà tout.

L'erreur disait: «La loi suprême est le salut de l'État.»

La vérité dit: «La loi suprême est le salut public.»

Or le roi avait conspiré contre le salut public:

En essayant de sortir du royaume;

En continuant ses relations avec ses frères;

En protestant contre la Révolution dans son adresse au roi de Prusse;

En demandant à son beau-frère ou en faisant demander par la reine, cequi était la même chose, les secours de troupes autrichiennes.

La Convention ignorait tout cela, puisque ces faits ne nous furentrévélés qu'à la Restauration; mais elle comprenait instinctivement quela mort du roi était nécessaire.

Le roi vivant, qu'en eût-on fait?

Prisonnier, il eût constamment conspiré pour sortir de sa prison.

Exilé, il eût constamment conspiré pour rentrer en France.

La vie du roi était inviolable, dira-t-on.

Mais la vie de la France était-elle moins inviolable que celle du roi?

Tuer un homme est un crime.

Tuer une nation est un forfait.

Et cependant tous ces hommes hésitaient à porter la main, non pas sur leroi, mais sur l'homme.

Presque tous, soit dans leurs discours, soit dans leurs écrits,s'étaient prononcés contre la peine de mort.

Ces hommes qui ont tant tué—nécessité aux coins de fer!—ces hommesavaient presque tous pour principe cette première loi de l'humanité: cequ'il y a de plus sacré, c'est la vie humaine.

Duport avait dit: «Rendons l'homme respectable à l'homme.»

Robespierre avait dit: «Il faut au moins pour condamner que les juréssoient unanimes.»

Aussi, pour porter le dernier coup à Louis XVI, choisit-on un homme dontl'entrée à la Chambre était une violation de la justice: il n'avait quevingt-quatre ans, Saint-Just.

Étrange précaution de la Providence.

Il monta à la tribune.

Nous connaissons tous Saint-Just. Nous l'avons vu dans ses portraits,grave, mince, roide, le cou perdu dans sa cravate de batiste, avec sonteint mat, ses yeux bleu faïence d'une dureté slave, ses sourcils lescouronnant comme une barre tirée à la règle au-dessus d'eux, avec celale front bas et les cheveux descendant jusqu'aux sourcils.

—Pour juger César il n'a fallu, dit-il, d'autre formalité quevingt-deux coups de poignard.

—Il faut tuer, il n'y a plus de loi pour le juger, lui-même les adétruites.

—Il faut le tuer comme ennemi, on ne juge qu'un citoyen; pour juger letyran il faudrait d'abord le faire citoyen.

—Il faut le tuer comme coupable pris en flagrant délit, la main dans lesang. La royauté est d'ailleurs un crime éternel, un roi est hors lanature; de peuple à roi, nul rapport naturel.

Il faut lire cette page, que nous empruntons à Michelet, pour se faireune idée exacte de l'effet que produisit le discours de Saint-Just.

«L'atrocité du discours eut un succès d'étonnement. Malgré lesréminiscences classiques qui sentaient leur écolier (Louis est unCatilina, etc., etc.), personne n'avait envie de rire. La déclarationn'était pas vulgaire; elle dénotait dans le jeune homme un vraifanatisme. Ses paroles, lentes et mesurées, tombaient d'un poidssingulier et laissaient de l'ébranlement, comme le lourd couteau de laguillotine. Par un contraste choquant, elles sortaient, ces parolesfroidement impitoyables, d'une bouche qui semblait féminine. Sans sesyeux bleus fixes et durs, ses sourcils fortement barrés, Saint-Just eûtpu passer pour une femme. Était-ce la vierge de Tauride? Non, ni lesyeux, ni la peau, quoique blanche et fine, ne portaient à l'esprit unsentiment de pureté. Cette peau très aristocratique, avec un caractèresingulier d'éclat et de transparence, paraissait trop belle et laissaitdouter s'il était bien sain.

»L'énorme cravate serrée, que seul il portait alors, fit dire à sesennemis, peut-être sans cause, qu'il cachait des humeurs froides. Le couétait comme supprimé par la cravate, par le collet roide et haut; effetd'autant plus bizarre que sa taille longue ne faisait point du toutattendre cet accourcissement du cou. Il avait le front très bas, le hautde la tête comme déprimé, de sorte que les cheveux, sans être longs,touchaient presque aux yeux. Mais le plus étrange était son allure d'uneroideur automatique qui n'était qu'à lui. La roideur de Robespierren'était rien auprès. Tenait-elle à une singularité physique, à unexcessif orgueil, à une dignité calculée? Peu importe. Elle intimidaitplus qu'elle ne semblait ridicule. On sentait qu'un être tellementinflexible de mouvement devait l'être aussi de cœur. Ainsi, lorsquedans son discours, passant du roi à la Gironde, et laissant là LouisXVI, il se tourna d'une pièce vers la droite et dirigea sur elle avec saparole, sa personne tout entière, son dur et meurtrier regard, il n'yeut personne qui ne sentît le froid de l'acier.»

Louis XVI fut condamné à mort sans sursis à la majorité de trente-quatrevoix.

Jacques Mérey motiva ainsi son vote:

—Ennemi de la mort comme médecin et ne pouvant cependant méconnaître laculpabilité de Louis XVI, je vote pour la prison perpétuelle.

Il venait de prononcer deux arrêts à la fois: celui de Louis XVI et lesien.

XXXVII

L'exécution

De tout ce que nous venons d'écrire, il demeure clair pour les lecteursque Louis XVI fut condamné parce qu'il était un danger national.

La France, qui devait non seulement vivre et prospérer par sa mort, maissecouer, lui mort, l'esprit de la révolution sur les autres peuples,devait mourir avec lui et par lui.

Ce qu'on voulut tuer surtout, avec le roi, c'estl'appropriation d'unpeuple à un homme.

Le Breton Lanjuinais l'a dit: «Il y a de saintes conspirations.»

Les conspirations saintes,c'est le retour du droit, c'est la rentréedu vrai maître dans la maison, c'est l'expulsion de l'intrus.

Les vrais régicides ne sont point Thraséas et ses complices qui tuèrentCaligula, ce sont les flatteurs qui persuadèrent à Caligula qu'il étaitdieu!

Le roi entendit avec beaucoup de calme sa sentence, que le ministre dela Justice alla lui lire au Temple.

Une circonstance bizarre, presque providentielle, l'avait depuislongtemps mis en face de sa propre mort.

M. de Richelieu, le courtisan par excellence, avait à prix d'or, et pouren faire cadeau à Mme du Barry, acheté le beau portrait de CharlesIer par Van Dick.

Quel rapport y avait-il entre Mme du Barry, le roi d'Angleterre et lepeintre flamand?

Il fallait un bien fin courtisan pour le trouver.

Le jeune page qui tient le cheval du roi était portrait comme le roi.C'était le page favori de Charles Ier. Il s'appelait Bary.

Il s'agissait de faire accroire à Mme du Barry que le page était undes ancêtres de son mari.

Ce ne fut pas chose difficile; la pauvre créature croyait tout ce quel'on voulait.

Elle avait son appartement dans les mansardes de Versailles. Elle plaçale tableau debout contre la muraille. Il était de hauteur avecl'appartement.

M. de Richelieu l'avait au reste renseignée sur ce qu'était CharlesIer.

Et quand Louis XV la venait voir, elle le faisait asseoir sur soncanapé, placé juste en face du portrait, et elle lui disait:

—Tu vois, la France, c'est un roi qui a eu le cou coupé pour n'avoirpas osé résister à son parlement.

Louis XV mourut. Mme du Barry fut exilée. Le chef-d'œuvre de VanDyck demeura dans les mansardes de Versailles.

Puis les journées des 5 et 6 octobre arrivèrent. Louis XVI et la familleroyale furent ramenés à Paris.

Les Tuileries, inhabitées depuis longtemps, étaient démeublées. On pritau hasard, dans les appartements vides de Versailles, des meubles et destableaux.

Les appartements des anciennes favorites fournirent leur contingent.

Louis XVI, en entrant dans sa chambre à coucher, se trouva en face duportrait de Charles Ier.

Il prit ce hasard pour un avertissement de la Providence, et depuis cejour pensa à la mort.

Il dormit profondément la veille de l'exécution, se réveilla avant lejour, entendit la messe à genoux, refusa de voir la reine à qui il avaitpromis de dire adieu la veille, de peur de s'attendrir.

Enfin, à huit heures, il sortit de son cabinet et entra dans sa chambreà coucher, où l'attendait la troupe.

Tout le monde avait le chapeau sur la tête.

—Mon chapeau? demanda Louis XVI.

Cléry le lui remit et il se coiffa.

Puis il ajouta:

—Cléry, voici mon anneau d'alliance; vous le remettrez à ma femme etlui direz que ce n'est qu'avec peine que je me sépare d'elle.

Puis, tirant son cachet de sa poche:

—Voici pour mon fils, dit-il.

Sur le cachet étaient gravées les armes de France.

Dans les traditions royales, c'était le trône qu'il lui transmettait.

Il s'approcha d'un homme de la Commune, nommé Jacques Roux.

—Voulez-vous recevoir mon testament? lui demanda-t-il.

L'homme se recula.

—Je ne suis ici, dit-il, que pour vous conduire à l'échafaud.

—Donnez, dit un autre municipal; je m'en charge.

—Prenez-vous votre redingote, sire? demanda Cléry.

Il fit signe que non.

Il était en habit de couleur sombre, en culotte noire, en bas blancs, engilet de molleton blanc.

Au fond de la voiture, son confesseur, l'abbé Edgeworth, Irlandais,élève des jésuites de Toulouse, prêtre non assermenté, l'attendait.

Il y monta, s'assit près de lui. Deux gendarmes montèrent derrière luiet s'assirent sur la banquette de devant.

Le roi tenait un livre de messe à la main; il se mit à lire des psaumes.

Il était dans une voiture à lui.

Les rues étaient à peu près désertes, portes et fenêtres étaientfermées; personne ne paraissait même derrière les vitres.

On eût dit une nécropole.

Le pouls de Paris ne battait plus que sur la place de la Révolution.

Il était dix heures dix minutes lorsque la voiture s'arrêta en face dupont tournant.

Les commissaires de la Commune étaient sous les colonnes dugarde-meuble; ils avaient mission d'assister à la mort et de dresserprocès-verbal de l'exécution; autour de l'échafaud, une triple batteriede canons menaçait les spectateurs de trois côtés, laissant entre leursaffûts et la plate-forme un grand espace vide; de tous côtés on nevoyait que troupes, car il avait été question d'un complot pour enleverle prisonnier.

Grâce à cette quadruple haie de troupes qui environnaient de tous côtésl'échafaud, et qui s'ouvrirent pour laisser passer les condamnés, lesspectateurs les plus proches étaient à plus de trente pas.

Ces militaires étaient des fédérés que l'on avait choisis parmi les plusexaltés.

Vingt tambours, avec leurs caisses, se tenaient sur la face del'échafaud où se trouvait la lucarne, et tournaient le dos parconséquent au pont Louis XV.

La voiture s'arrêta à quelques pas des degrés par lesquels on montait àla plate-forme.

Le roi retrouva quelques paroles impérieuses pour recommander sonconfesseur aux deux gendarmes qui étaient avec lui dans la voiture.

Puis il descendit vaillamment le premier; son confesseur le suivit.

Les aides de l'exécuteur se présentèrent pour le déshabiller, mais luifit un pas en arrière, jeta à terre son habit, son gilet et sa cravate.

Alors, au pied des degrés, une lutte d'un instant eut lieu entre lesvalets et lui.

Ils voulaient lui lier les mains avec des cordes.

Mais alors Sanson s'avança. Comme il l'avait dit à Jacques Mérey, ilétait un vieux serviteur de la royauté.

De grosses larmes roulaient le long de ses joues.

Voyant que le roi ne voulait pas se laisser lier les mains avec descordes, il tira de sa poche un mouchoir de fine batiste, et, avec lamême humilité qu'un valet de chambre:

—Avec un mouchoir, sire, dit-il.

Ce mot,sire, que Louis XVI n'avait entendu depuis si longtemps quedans la bouche de son défenseur Malesherbes, qui, quoique en face de laConvention, ne l'appela jamais autrement, le toucha profondément. Iltendit les deux mains et se les laissa lier avec le mouchoir.

Pendant ce temps, l'abbé Edgeworth s'était approché du roi et luidisait:

—Souffrez cet outrage comme une dernière ressemblance avec le Dieu quiva être votre récompense.

Mais déjà le roi avait tendu les deux mains, et, en tendant les mains,acceptant cette comparaison entre lui et Jésus-Christ:

—Je boirai le calice jusqu'à la lie, dit-il.

Le roi s'appuya sur le prêtre pour monter les marches de l'échafaud troproides pour qu'il pût les gravir sans soutien; mais à la dernière marcheune espèce de vertige lui prit; il s'élança sur la plate-forme jusqu'àson extrémité et s'écria:

—Français, je meurs innocent du crime que l'on m'impute. Je pardonne...

En ce moment, à un signe de Henriot, les vingt tambours partirent à lafois et étouffèrent la voix du roi dans leur roulement.

Le roi devint très rouge, frappa du pied en criant d'une voix terrible:

—Taisez-vous!

Mais les tambours continuèrent.

—Je suis perdu, reprit le roi. Je suis perdu.

Et il se livra aux bourreaux.

Mais, pendant qu'on lui mettait les sangles, il continua de crier:

—Je meurs innocent, je pardonne à mes ennemis. Je désire que mon sangapaise la colère de Dieu.

Les tambours continuèrent de battre et de couvrir sa voix jusqu'à ce quesa tête fût tombée.

Le valet du bourreau la prit et la montra au peuple. Sanson, appuyé àla guillotine, était prêt à se trouver mal.

Pendant les quelques secondes où le bourreau montra la tête au peuple,le peintre Greuze, qui se trouvait là, et qui au reste avait eu souventl'occasion de voir le roi, fit un terrible portrait de cette têtecoupée.

Le corps, placé dans un panier, fut porté au cimetière de la Madeleineet plongé dans la chaux vive.

Pendant ce temps, les fédérés avaient rompu leurs rangs pour tremperleurs baïonnettes dans le sang. Le peuple se précipita à son tour,acheva de les disperser, et alors, soit haine, soit vexation, chacunvoulut avoir une part de son sang; les uns y trempèrent leurs mouchoirset les autres les manches de leurs chemises, les autres enfin du papier.

Quelques cris de grâce se firent entendre.

Pour beaucoup, la sensation que produisit cette mort fut terrible, pourquelques-uns mortelle.

Un perruquier se coupa la gorge avec son rasoir, une femme se jeta dansla Seine, un ancien officier mourut de saisissement, un libraire devintfou.

L'agitation causée dans Paris par cette exécution fut doublée par unassassinat qui avait eu lieu la veille et qui en faisait craindred'autres.

Ce n'était point sans raison qu'on avait parlé d'un complot ayant pourbut d'enlever le roi. Cinq cents royalistes s'y étaient engagés,vingt-cinq seulement se réunirent; la tentative même échoua.

Mais un de ces hommes voulut, autant qu'il était en son pouvoir, vengerle roi pour son compte.

C'était un ancien garde du corps nommé Pâris.

Il se tenait caché à Paris, rôdant autour du Palais-Royal, dans le butde tuer le duc d'Orléans.

Il était l'amant d'une parfumeuse ayant sa boutique à la galerie debois.

Après le vote, et après avoir lu les noms de ceux qui avaient voté, ilalla dîner dans un de ces restaurants souterrains comme il y en avaitquelques-uns au Palais-Royal.

Celui-là avait une certaine réputation, et se nommait Février.

Il y voit un conventionnel qui soldait sa dépense, il entend quelqu'unen passant dire:

—Tiens, c'est Saint-Fargeau!

Il se rappelle qu'il vient de lire que Saint-Fargeau a voté la mort duroi.

Il s'approche de lui.

—Vous êtes Saint-Fargeau? lui demanda-t-il.

—Oui, répondit celui-ci.

—Vous avez pourtant l'air d'un homme de bien, dit le garde du corpsd'une voix triste.

—Je le suis en effet, dit Saint-Fargeau.

—Si vous l'étiez, vous n'auriez pas voté la mort du roi.

—J'ai obéi à ma conscience, dit-il.

—Tiens, dit le garde du corps, moi aussi j'obéis à la mienne.

Et il lui passa son sabre au travers du corps.

Le hasard faisait dîner Jacques Mérey à une table voisine. Il s'élança,mais à temps seulement pour recevoir le blessé entre ses bras.

On le transporta dans la chambre des maîtres de l'établissement, mais enle posant sur le lit il expira.

—Heureuse mort! s'écria Danton en apprenant l'événement. Ah! si jepouvais mourir ainsi!

On a vu que, dans le récit de la mort du roi, je rectifie une erreur etdonne une explication. L'erreur que je rectifie est d'exonérer lamémoire de Santerre du fameux roulement de tambour.

Santerre s'en était allé avec la Commune du 10-Août. Henriot était venuavec la Commune révolutionnaire.

Je dois cette rectification au fils de Santerre lui-même, qui est venume trouver la preuve à la main.

Quant à l'explication, elle porte sur le débat qui eut lieu au pied del'échafaud entre le roi et les exécuteurs.

Le roi ne luttait pas dans un désespoir inintelligent pour prolonger savie. Il luttait pour n'avoir pas les mains liées avec une corde.

Il ne fit pas de difficulté lorsqu'il s'agit d'un mouchoir.

Je dois ce curieux détail à M. Sanson lui-même, l'avant-dernierexécuteur de ce nom.

XXXVIII

Chez Danton

Le soir même de la mort du roi, deux hommes se tenaient près du litd'une femme, sinon mourante, du moins gravement malade.

L'un était debout, pensif, lui tâtant le pouls dont il comptait lesbattements, et étant calme et froid comme la science dont il était lereprésentant.

L'autre, les doigts enfoncés dans les cheveux, se pressait violemment latête de ses deux mains, tandis qu'on voyait le bas de son visage secouvrir de larmes dont la source était cachée, et que sa bouche laissaitéchapper un râle sourd, indice de colère plus encore que de douleur.

Ces deux hommes étaient Jacques Mérey et Georges Danton.

La mourante était Mme Danton.

En rentrant chez lui, Danton avait trouvé sa femme dans un tel état deprostration qu'il avait à l'instant même envoyé chercher Jacques Mérey;puis, en l'attendant, l'homme aux violentes étreintes avait voulu serrerla chère malade contre son cœur, et doucement elle l'avait repoussé.

C'était ce faible mouvement de la main d'une femme mourante qui avaitbrisé le cœur de cet homme à qui l'on croyait un cœur de bronze.

Dans ce mouvement, si faible qu'il fût, il y avait la séparationéternelle de deux âmes.

Danton, dans un moment de faiblesse, avait promis à Mme Danton de nepas voter la mort du roi.

Il l'avait non seulement votée sans sursis, sans remise, mais provoquéeviolemment.

À dix heures et demie du matin, le roi avait été exécuté.

En sortant de la Convention, il était rentré chez lui, avait trouvé safemme plus mal, avait voulu l'embrasser, et avait été repoussé parelle.

Il ne cherchait plus même à lire dans les yeux du médecin la mort ou lavie.

Même avec la vie, c'était encore la mort pour lui. Cette femme, qu'ilaimait avec toute la passion dont son cœur était capable, cette femmequi avait toujours partagé ses caresses quand elle ne les avait passollicitées, cette femme l'avait repoussé.

La mère de ses deux enfants l'avait repoussé.

Il y avait donc dans le cœur de cette femme quelque chose de mortavant la mort: c'était son amour pour lui.

—Mon ami, dit Jacques Mérey après un instant de silence, veux-tu melaisser seul un instant avec ta femme?

Danton se leva, sortit en trébuchant, entra dans la chambre voisine,referma la porte; mais, malgré la porte refermée, on entendit le bruitd'un sanglot qui s'achevait en imprécation.

La malade resta muette, mais tressaillit.

Jacques Mérey s'assit près d'elle, gardant la main qu'il tenait entreles siennes.

—Vous avez eu aujourd'hui une émotion violente? demanda Jacques Mérey àMme Danton.

—N'est-ce point aujourd'hui, à dix heures et demie du matin, que le roia été exécuté? demanda-t-elle.

—Oui, madame.

—En entendant crierla mort, j'ai été prise d'un vomissement de sang.

—Est-il possible, madame, fit Jacques Mérey, qu'une chose qui vous estaussi étrangère que la mort du roi ait produit un pareil effet sur vous,la femme de Danton?

—C'est justement parce que je suis la femme de Danton que la mort duroi ne saurait m'être étrangère. Ne suis-je pas la femme de l'homme quia voté la mort sans sursis, sans délai, sans appel?

—Trois cent quatre-vingt-dix représentants l'ont votée avec lui,insista Jacques Mérey.

—Vous ne l'avez pas votée, vous! s'écria-t-elle avec un accentprofondément douloureux.

—Ce n'est point parce que le roi ne la méritait pas, madame, que je nel'ai point votée, c'est parce que mon état de médecin et mon peu decroyance à une autre vie m'obligent de combattre la mort où je larencontre.

Il se fit un silence d'un instant.

—Combien de temps croyez-vous que j'aie encore à vivre? demanda tout àcoup Mme Danton.

Jacques tressaillit et la regarda.

—Mais, lui dit-il, la question n'en est pas encore là.

—Écoutez, dit Mme Danton en lui pressant faiblement la main, j'aireçu trois coups dont un seul suffirait à tuer une existence, et chacunest entré plus profondément: le 10 août, le 2 septembre et le 21janvier. Quand je suis entrée dans ce sombre et froid hôtel du ministèrede la Justice, il m'a semblé entrer dans mon tombeau, et je l'ai dit àGeorges en souriant tristement: «Je n'en sortirai pas vivante.» Je metrompais de bien peu, monsieur Mérey, j'en suis sortie mourante.

—Et pourquoi cet hôtel du ministère vous faisait-il si grand-peur,madame?

La malade haussa imperceptiblement les épaules.

—Les hommes sont faits pour les révolutions, dit-elle. Dieu, en lescréant forts, leur a dit: «Luttez et combattez!» mais les femmes sontfaites pour le foyer et l'amour; Dieu, en les créant faibles, leur adit: «Soyez épouses, soyez mères!» Pauvre fille d'un limonadier du coindu pont Neuf, toute mon ambition s'étendait à avoir comme mon père unepetite maison à Fontenay ou à Vincennes. Je l'ai épousé pauvre etobscur; je croyais au génie de l'avocat et non à l'orageuse fortune del'homme politique; le chêne a poussé trop vite et trop vigoureusement,il a tué le pauvre lierre.

La porte se rouvrit à ces mots, et, rugissant de douleur, Danton vints'abattre à genoux devant le lit de sa femme, lui baisant les pieds.

—Non! criait-il, non! tu ne mourras pas. N'est-ce pas qu'on peut lasauver? Eh! mon Dieu! que deviendrais-je donc si tu mourais? Quedeviendraient nos pauvres enfants?

—C'était au nom des pauvres enfants du Temple que je t'avais demandé dene pas voter la mort du pauvre roi.

—Oh! s'écria Danton, les femmes ne comprendront donc jamais rien!Suis-je le maître de ce que je fais? pas plus que dans une tempête lepatron d'une barque n'est le maître de son bateau; une vague me soulève,l'autre m'abîme. La femme qui m'aimerait, qui m'aimerait véritablement,ne devrait pas me juger, mais se contenter de me plaindre et de pansermes éternelles blessures. Les hommes qui, comme moi, jettent une siterrible abondance de vie en dehors, les tribuns qui nourrissent lespeuples de leur parole, du souffle de leur poitrine, du sang de leurcœur, ont besoin du foyer, et, au foyer, de douces mains qui leurrefassent le cœur, d'une douce haleine qui leur hématose le sang;s'il y trouve les luttes, les querelles, les larmes, il est perdu. Non!s'écria-t-il, non, tu n'as pas le droit d'être malade! non, tu n'as pasle droit de mourir. Malade entre deux berceaux! Mourante et voulantmourir! voilà ce qu'il y a de plus douloureux, et, chaque fois que jerentre déchiré de plus de blessures que Régulus dans son tonneau, chaquefois que je laisse à la porte l'armure de l'homme politique et le masqued'acier, je trouve ici cette blessure bien autrement douloureuse, cetteplaie bien autrement terrible et saignante: la certitude donnée parelle-même, par la femme que j'aime, je ne dirai pas plus que la France,puisque c'est à la France que je la sacrifie, mais plus que ma proprevie, que dans un mois, dans quinze jours, dans huit jours peut-être, jevais être déchiré de moi-même, coupé en deux, guillotiné du cœur;dis-moi, Jacques, connais-tu un homme aussi malheureux que moi?

Et il se redressa, levant les deux poings au ciel, menaçant et terriblecomme Ajax.

—Mon ami, mon Georges, dit Mme Danton, tu es injuste. Je ne veuxrien, moi! Je ne puis rien, moi! Je me sens glisser sur une pente, voilàtout, la pente de la mort. Chaque jour, je suis un peu moins une femme,un peu plus une ombre. Je fonds. Je te fuis, je t'échappe chaque foisque tes bras essayent de me serrer contre ton cœur. Oh! mon Dieu! moiaussi, s'écria-t-elle, je voudrais bien vivre. J'ai été si heureuse.

Puis elle ajouta tout bas:

—Autrefois!

—Le plus dur dans tout cela, vois-tu, reprit Danton, car je vois bienqu'elle dit vrai, c'est qu'il ne me sera pas même donné de la voirjusqu'au bout; c'est que je n'aurai pas la consolation de recevoir sonadieu; c'est qu'il me faudra quitter ce lit de mort.

—Et pourquoi cela? Pourquoi cela? s'écria la pauvre femme, qui n'avaitpas prévu cette suprême douleur et qui avait rêvé de mourir au moinsdans les bras de l'homme qu'elle aimait.

—Mais parce que ma situation contradictoire va éclater, parce qu'il vapeut-être m'être impossible, le roi mort, de mettre Danton d'accord avecDanton, parce que la France, parce que le monde ont eu les yeux sur moidans ce fatal procès. Elle m'accuse d'avoir voté la mort. Et c'est moiqui ai hasardé le seul moyen de sauver le roi! C'est moi qui ai dit pourme rapprocher de la Gironde, qui n'a pas eu l'intelligence de me tendrela main et de nous faire, avec la Commune et les cordeliers, unemajorité, c'est moi qui ai dit par deux fois:La peine, quelle qu'ellesoit, doit-elle être ajournée après la guerre? Si la Gironde avait ditoui, la proposition passait. C'était une planche que je posais surl'abîme. La Gironde devait y passer la première, donner l'exemple aucentre, qui l'eût suivie. La Montagne en resta muette d'étonnement.Robespierre me regarda et son œil brilla de joie. «Il se perd!disait-il, il se perd. Il avance vers la Gironde, c'est-à-dire versl'abîme.» Vergniaud crut à une ruse: comme si Danton se donnait la peinede ruser! Au lieu de venir à moi, la Gironde alla à la Montagne: ellene voulait que la mort de la royauté, et sa majorité vota la mort duroi. Du moment où la droite était divisée, elle était annulée. Il étaitfacile de prévoir que le centre faible et flottant se porterait vers lagauche. Eh bien! que pouvais-je faire de plus pour elle? Le 15 décembre,jour où l'on vota sur la culpabilité, je suis resté ici, près d'elle.J'ai dit que j'étais inquiet de sa santé, et j'ai risqué ma tête. Monacte d'accusation commencera par ces mots: «Où étais-tu le 15?» Quand jesuis rentré, le 16, il n'y avait plus de Commune, il n'y avait plus deGironde, il n'y avait plus que la Montagne tonnante et rugissante. Maisla Montagne n'est pas libre, c'est l'esprit jacobin, c'est la pressionjacobine, c'est la police, c'est l'inquisition, c'est la tyrannie. LaRévolution se faisant purement jacobine perdra ce qu'elle a de grand, degénéreux, d'humanitaire. Je vis que la droite était perdue, et avec ladroite la Convention. Je me vis, moi, Danton, avec ma force et mongénie, asservi à la médiocrité jacobine. J'avais ou à me créer une forcenouvelle, ou à me laisser dévorer par la lourde mâchoire de Robespierre.C'est pour cela que je revins tonnant et terrible, déterminé à reprendrela tête de la Révolution. N'étais-je pas le plus fort de la Commune? lesgens de la Commune ne sont-ils pas des cordeliers trop heureux de mesuivre. Il me fallait redevenir et je suis redevenu le Danton de lacolère, du jugement et de la mort. Ils l'ont voulu; j'avais étéjusque-là le Danton de 92; à partir du 16 décembre, je suis le Danton de93. Écoute ceci, ma bien-aimée femme, mon épouse chérie, dit Danton,descendant des hauteurs où il venait de s'élever. Je comprends lesacrifice, je comprends le dévouement lorsque, en se jetant dans legouffre comme Curtius, on est sûr que le gouffre se refermera sur vouset que la patrie sera sauvée. Mais aujourd'hui ce n'est pas seulement laFrance qu'il s'agit de sauver, c'est le monde. Périr, qu'est-ce quec'est cela périr? Un homme qui périt, c'est une unité de moins, un zérosouvent; mais la France! la France c'est aujourd'hui l'apôtre, ledépositaire des droits et de la liberté du genre humain. Elle porte àtravers les tempêtes l'arche sainte des lois éternelles, elle portecette lumière si longtemps attendue, allumée par le génie après tant desiècles. On ne peut pas laisser sombrer l'arche, on ne peut pas laisseréteindre la lumière avant qu'elle ait illuminé la France, avant qu'elleait éclairé le monde. Des temps mauvais viendront peut-être où elles'affaiblira, où elle disparaîtra même comme disparaissent les volcans;mais alors, si l'on ne sait plus où la trouver, on cherchera dans nossépulcres. La flamme d'une torche n'en rayonne pas moins pour s'êtreallumée à la lampe d'une tombe!

Mme Danton poussa un soupir et tendit la main à son mari en disant:

—Tu as raison; sois tout ce que tu voudras, mais reste Danton.

XXXIX

La Gironde et la Montagne

Danton l'avait dit: Dans la femme était la pierre d'achoppement de laRévolution.

Ce qui se passait chez lui se reproduisait à tout moment et partout.

Depuis le Palais-Royal, regorgeant de maisons de jeu et de maisons defilles, jusqu'aux steppes de la Bretagne, où l'on rencontre de lieue enlieue une chaumière, c'était la femme qui énervait l'homme.

Si l'on peut compter quelques femmes ardentes et courageuses, commeOlympe de Gouges et Théroigne de Méricourt, quelques nobles matronespatriotes comme Mme Roland et Mme de Condorcet, quelques amantesdévouées comme Mme de Keralio et Lucile, le nombre des torpilles futincalculable.

Les émotions politiques trop vives, les alternatives de la vie et de lamort, poussaient l'homme aux plaisirs sensuels.

On accusait Danton de conspirer.

—Est-ce que j'ai le temps! répondit-il. Le jour je défends ma tête oudemande la tête des autres; la nuit je m'acharne à l'amour.

Craignant de mourir, on prenait l'amour comme une distraction.

Las de vivre, on prenait le plaisir comme un suicide.

À mesure qu'un parti politique faiblissait, loin de se recruter, loin dese défendre, il ne songeait plus, comme ces sénateurs de Capoue quis'empoisonnèrent à la fin d'un repas, qu'à se couronner de roses et àmourir.

C'est ainsi que meurt le constitutionnel Mirabeau; c'est ainsi quemourra le girondin Vergniaud; c'est ainsi que mourra le cordelierDanton; et qui sait si l'amour du Spartiate Robespierre pour laLacédémonienne Cornélie n'a pas énervé les derniers moments du chef desjacobins?

Il y avait du plaisir pour tous les tempéraments.

Il y avait le Palais-Royal, tout éblouissant d'or et de luxe, où descourtisanes patentées venaient à vous et vous priaient d'être heureux.

Il y avait les salons de Mme de Staël et de Mme de Buffon, où l'onvous permettait de l'être.

Les filles étaient en général pour l'ancien régime, les grands seigneurspayaient mieux évidemment que tous ces nouveaux venus de provincearrivés pour faire les affaires de la France.

Les deux salons que nous venons de nommer, sans vouloir faire et sanspermettre qu'il soit fait aucune comparaison, tenaient l'autre extrémitéde l'échelle sociale, mais, comme les étages inférieurs, avaient unetendance à la réaction.

Supposez tous les étages intermédiaires occupés par la bourgeoisie, quidepuis le 2 septembre était paralysée par la peur.

Et vous aurez l'inertie entre deux forces attractives.

Au milieu de ces deux forces attractives, agissant au haut et au bas dela société, les hommes politiques s'énervaient.

Dans le milieu inerte, ils se résignaient.

Un homme politique qui se résigne est un homme perdu.

Tous ces hommes qui étaient arrivés pleins d'enthousiasme, croyant àl'unité, à l'égalité, à la fraternité, et qui voyaient dès l'abord lesdissensions terribles d'une Assemblée qui devait durer trois ou quatreans, faisaient naturellement un soubresaut en arrière; alors ils étaientattirés dans un des milieux que nous avons dit, et peu à peu ils yperdaient non pas la force de mourir, mais celle de vaincre.

Mme de Staël n'avait jamais été véritablement républicaine. Mais, dutemps où s'il était agi de défendre son père, elle avait fait uneardente opposition. Apôtre de Rousseau d'abord, après la fuite de sonpère elle devint disciple de Montesquieu. Ambitieuse et ne pouvant jouerun rôle par elle-même, ne pouvant jouer un rôle par son honnête et froidmari, elle avait voulu en jouer un par son amant. Un jour, on la vittout éperdue d'amour pour un charmant fat sur la naissance duquelcouraient les bruits les plus étranges. M. de Narbonne fut nomméministre de la Guerre; elle lui mit aux mains l'épée de la Révolution.La main était trop faible pour la porter, elle passa à celle deDumouriez.

On la croyait très bien avec les girondins, Robespierre lui aussi; maisc'était le malheur de ces pauvres honnêtes gens d'être compromis, nonpoint parce qu'ils changeaient d'opinion, mais parce que les modérésprenaient la leur: les girondins ne devenaient pas royalistes, mais bonnombre de royalistes se faisaient girondins.

Le salon de Mme de Buffon, quoique placé sous le drapeau duprinceÉgalité, n'en passait pas moins pour un salon réactionnaire, et à coupsûr celui-là n'avait pas volé sa réputation. Les Laclos, les Sillery etmême les Saint-Georges avaient beau faire les démocrates, si le derniern'était pas un grand seigneur, c'était au moins le bâtard d'un grandseigneur.

Quand on est trompé par ce titre, la Gironde, on commence par chercherdans ce malheureux parti des hommes de Bordeaux ou tout au moins dudépartement, mais on est tout étonné de n'en trouver que trois, lesautres sont Marseillais, Provençaux, Parisiens, Normands, Lyonnais,Genevois même.

Cette différence d'origine n'a-t-elle pas été pour quelque chose dansleur facile décomposition? Les hommes d'un même pays ont toujoursquelques points d'homogénéité par lesquels ils se soudent les uns auxautres; quel lien naturel voulez-vous qu'il y ait entre le MarseillaixBarbaroux, le Picard Condorcet et le Parisien Louvet?

La première condition de cette dissonance territoriale fut la légèreté.

Il y eut un moment où la Montagne eut deux chefs: au lieu de la laisserse diviser par la dualité, les girondins se crurent assez forts pour lesabattre l'un après l'autre.

Lorsque Danton donna sa démission du ministère de la Justice, lesgirondins lui demandèrent des comptes; des comptes à Danton, quirentrait aussi pauvre dans son triste appartement et dans sa sombremaison des Cordeliers qu'il en était sorti.

Ces comptes, il fallait les rendre. Tant qu'ils n'étaient pas rendus,Danton était accusé. Il s'abrita sous le drapeau de la Montagne;Robespierre tenait ce drapeau, il fallait à son tour attaquerRobespierre.

Robespierre avait toujours avancé à force d'immobilité; ce n'était paslui qui marchait, c'était le terrain même sur lequel il était placé; sesadversaires, en se détruisant, ne lui ouvraient pas un chemin pour alleraux événements, mais ouvraient un chemin aux événements pour venir àlui.

Vergniaud n'avait pas voulu qu'on attaquât Danton, qu'il regardait commele génie de la Montagne.

Brissot ne voulait point que l'on attaquât Robespierre, que l'on n'étaitpas sûr d'abattre.

Mais Mme Roland haïssait Danton et Robespierre; elle était haineusecomme sont les âmes austères, comme étaient les jansénistes; enferméedans une espèce de temple, elle avait son Église, ses fidèles, sesdévots; on lui obéissait comme on eût obéi à la vertu et à la libertéréunies.

Ces hommages presque divins l'avaient gâtée; elle avait fait deux grandspas vers Robespierre, mais tout aux Duplay, elle n'avait eu aucune prisesur lui.

Elle lui écrivit en 91 pour l'attirer au parti qui fut depuis laGironde. Il se contenta d'être poli, et refusa.

Elle lui écrivit en 92.

Il ne répondit point.

C'était la guerre.

Nous avons vu comment elle avait été déclarée à Danton. On décidad'attaquer Robespierre.

Mais, au lieu de le faire attaquer par un homme comme Condorcet, commeRoland, comme Rabaut-Saint-Étienne, par un pur enfin, on le fitattaquer par un jeune, ardent, plein de feu, c'est vrai, mais qui nepouvait rien contre un homme continent comme Scipion, incorruptiblecomme Cincinnatus.

On le fit attaquer par Louvet de Couvrai, par l'auteur d'un roman sinonobscène, du moins licencieux; on le fit attaquer par l'auteur deFaublas.

On fit attaquer le visage pâle, la figure austère, l'âme intègre, par unhomme jeune homme souriant, délicat et blond, paraissant de dix ans plusjeune qu'il n'était, par un marchand de scandale qui en avait fait pasmal pour son compte, car on prétendait que lui-même était le héros deson roman.

Quand il monta à la tribune pour attaquer, il n'y eut qu'un cri:

—Tiens, Faublas!

L'accusation échoua.

Dès lors il y eut rupture complète entre Robespierre et les Roland,entre la Montagne et la Gironde.

Revenons à ce que nous avons dit au commencement de ce chapitre: quedepuis le Palais-Royal regorgeant de maisons de jeu et de maisons defilles, jusqu'aux steppes de la Bretagne où l'on rencontre de lieue enlieue une chaumière, c'était la femme qui énervait l'homme.

Généreuse contre elle-même, la Révolution, par un de ses premiersdécrets, abolissait la dîme.

Abolir la dîme, c'était faire rentrer en ami dans la famille le prêtrequi jusque-là en avait été regardé comme l'ennemi.

Faire rentrer le prêtre dans la famille, c'était préparer à laRévolution son ennemi le plus dangereux: la femme.

Qui a fait la sanglante contre-révolution de la Vendée? La paysanne,—ladame,—le prêtre.

Cette femme agenouillée à l'église et disant son chapelet, quefait-elle? Elle prie.—Non, elle conspire.

Cette femme assise à sa porte, la quenouille au côté, le fuseau à lamain, que fait-elle? Elle file.—Non, elle conspire.

Cette paysanne qui porte un panier avec des œufs à son bras, unecruche de lait sur sa tête, où va-t-elle? Au marché.—Non, elleconspire.

Cette dame à cheval qui fuit les grandes routes et les sentiers battuspour les landes désertes et les chemins à peine tracés, quefait-elle?—Elle conspire.

Cette sœur de charité qui semble si pressée d'arriver, qui suit lerevers de la route en égrenant son rosaire, que fait-elle? Elle se rendà l'hôpital voisin.—Non, elle conspire.

Ah! voilà ce qui les rendait furieux, ces hommes de la Révolution qui sesont baignés dans le sang; voilà ce qui les faisait frapper à tâtons,tuer au hasard. C'est qu'ils se sentaient enveloppés de la tripleconspiration de la paysanne, de la dame et du prêtre, et qu'ils ne lesvoyaient pas.

Eh bien! tout sortait de l'église, de cette sombre armoire de chênequ'on appelle le confessionnal.

Lisez la lettre de l'armoire de fer, la lettre des prêtres réfractairesréunis à Angers, en date du 9 février 1792. Quel est le cri du prêtre?Ce n'est pas d'être séparé de Dieu, c'est d'être séparé de sespénitentes.On ose rompre ces communications que l'Église nonseulement permet, mais autorise.

Où croyez-vous que soit le cœur du prêtre? Dans sa poitrine? Non, lecœur n'est pas où il bat, il est où il aime; le cœur du prêtre estau confessionnal.

Et, s'il est permis de comparer les choses profanes aux choses sacrées,nous vous montrerons cet acteur ou cette actrice. Sublimes de sentiment,de poésie, de passion, pour qui jouent-ils si ardemment, pour quitentent-ils d'atteindre à la perfection? Pour un être idéal qu'ils secréent, qui est dans la salle, qui les regarde, qui les applaudit.

Il en est de même du prêtre, même en le supposant chaste; il a, aumilieu de ses pénitentes, une jeune fille, mieux encore, une jeunefemme—avec la jeune femme, le champ des investigations est pluscomplet—dont le visage, vu à travers le grillage de bois, l'éclairejusqu'à l'éblouissement, dont la voix, dès qu'il l'entend, s'empare detous ses sens et pénètre jusqu'à son cœur.

En enlevant au prêtre la mariage charnel, on lui a laissé le mariagespirituel, le seul dont on dût se défier. Aux yeux de l'Église même, cen'est pas saint Joseph qui est le vrai mari de la Vierge, c'est leSaint-Esprit.

Eh bien! dans ces terribles années 92, 93, 94, tout homme dont la femmese confessa eut un Saint-Esprit ignoré dans la maison. Cent milleconfessionnaux envoyaient la réaction au foyer domestique, soufflant lapitié pour le prêtre réfractaire, soufflant la haine contre la nation,comme si la nation n'avait pas été l'homme, la femme, les enfants!soufflant le doute contre les biens nationaux, c'est-à-dire contre laprospérité, le bien-être, le bonheur de l'avenir.

Voici pour la province, pour la Bretagne et la Vendée surtout. Paris eutla légende du Temple.

Le roi et sa famille affamés ou à peu près!

Le roi avait au Temple trois domestiques et treize officiers de bouche.

Son service se composait de quatre entrées, de deux rôtis de troispièces chacun, de quatre entremets, de trois compotes, de troisassiettes de fruits, d'un carafon de bordeaux, d'un de malvoisie, d'unde madère.

Pendant les quatre mois que le roi resta au Temple, sa dépense de bouchefut de 40 000 francs; 10 000 francs par mois, 333 francs par jour.

On sait que le roi était grand mangeur, puisqu'ilmangeait àl'Assemblée tandis que l'on tuait les défenseurs du château qu'il venaitd'abandonner. Mais enfin, avec 333 francs par jour, cinq personnes nemeurent pas de faim.

Les gens que l'on retrouva fous ou hébétés à la Bastille, ne serappelant même pas leur nom, avaient dû être plus mal nourris queceux-là.

Toute la promenade du roi se composait de terrains secs et nus, avec descompartiments de gazons flétris et quelques arbres brûlés au soleil del'été ou effeuillés au vent d'automne! Il s'y promenait avec sa sœur,sa femme et ses enfants.

Mais Latude, qui resta trente ans dans les cachots de la Bastille, eûtregardé comme une grande faveur de faire une pareille promenade une foistous les huit jours.

Mais Pellisson, qui dans les mêmes cachots n'avait pour distractionqu'une araignée que son geôlier lui écrasa, à qui on enleva l'encre etle papier, qui écrivit avec le plomb de ses vitres sur les marges de seslivres, mais Pellisson, que le grand roi tint cinq ans en prison,n'avait ni la table ni la promenade de Louis XVI.

Mais ce Silvio Pellico, brûlé par les plombs et dévoré par lesmoustiques de Venise; mais cet Andryane qui laissait une de ses jambesgangrenées aux chaînes de son cachot, avaient-ils pour satisfaire leurappétit un dîner à trois services et un carré de terre pour se promener?

Ce n'étaient pas des rois, je le sais bien, mais c'étaient des hommes;aujourd'hui qu'on sait qu'un roi n'est qu'un homme, je demande la mêmejustice pour eux, la même haine pour leurs bourreaux que s'ils eussentété rois.

Nous avons employé tout ce chapitre à tracer le travail sourd qui sefaisait non seulement dans toute la France, mais à Paris, pour séparerla miséricordieuse Gironde de l'inexorable Montagne.

Seulement, la réaction, au lieu d'amener la pitié, amena la Terreur.

Veut-on savoir où la réaction était arrivée?—Lisons ces quelques lignesde Michelet,—puissent-elles donner à la France entière l'idée de lireles autres!

«À la Noël de 92, il y eut un spectacle étonnant àSaint-Étienne-du-Mont; la foule y fut telle que plus de mille personnesrestèrent à la porte et ne purent entrer.

»Chose triste que tout le travail de la Révolution aboutît à remplir leséglises. Désertes en 88, elles sont pleines en 92, pleines d'un peuplequi prie contre la Révolution, c'est-à-dire contre la victoire dupeuple.»

Ce fut ce qui détermina Danton à faire une dernière tentative pourrapprocher la Montagne et la Gironde.

XL

Le Pelletier Saint-Fargeau

Voilà ce que Danton avait voulu éviter.

C'était cette épilepsie fanatique qui, à la vue du sang de Louis XVI,allait fonder en face de l'autel de la patrie le culte du roi martyr.

Voilà pourquoi il avait posé cette question:

«La peine, quelle qu'elle soit, sera-t-elle ajournée après la guerre?»

S'il avait obtenu ce sursis, d'abord la guerre ne finissait que quatreans plus tard, en 1797, à la paix de Campo Formio.

Pendant ces quatre ans, la pitié, la miséricorde, la générosité, vertusfrançaises, faisaient leur œuvre.

Louis XVI était jugé et condamné, ce qui était d'un grand et solennelexemple. Mais il n'était pas exécuté, ce qui était un exemple plus grandet plus solennel encore.

Fonfrède ne comprit point, il se sépara de Danton, parla au nom de laGironde et réduisit les trois questions à cette effroyable simplicité:

Louis est-il coupable?

Notre décision sera-t-elle ratifiée?

Quelle peine?

Elles obtinrent ces trois réponses, plus laconiques encore que lesdemandes:

Est-il coupable?—OUI.

Notre décision sera-t-elle ratifiée?—NON.

Quelle peine?—LA MORT.

Maintenant le salut de la France était dans l'unité.

Par qui et à quelle occasion faire prêcher cette unité?

L'occasion était trouvée: les funérailles de Le PelletierSaint-Fargeau.

Restait à désigner l'orateur.

Il fallait pour cela un homme dans le passé duquel on ne pût pas trouvertrace d'une idée contraire à l'unité.

Or il y avait un homme qui n'était apparu que deux fois à la Chambrepour y annoncer deux victoires, et qui chaque fois avait été reçu aubruit des applaudissements.

Une troisième fois il s'était levé et était monté à la tribune pourapporter son vote, et son vote, il l'avait formulé d'une voix si ferme,que, quoique ce fût un vote de clémence, il avait été écouté sansmurmures.

Il avait dit:

—Je vote pour la prison perpétuelle, parce que ma profession de médecinm'ordonne de combattre la mort, sous quelque aspect qu'elle se présente.

Quelques voix même avaient applaudi.

Cet homme s'asseyait sur les mêmes bancs que la Gironde.

On s'était demandé quel était cet homme, et l'on avait appris quec'était un médecin nommé Jacques Mérey, envoyé par la ville deChâteauroux.

À la suite de cette conversation qui eut lieu au pied du lit de MmeDanton, Danton décida que l'homme qui prendrait la mort de Le PelletierSaint-Fargeau pour prétexte de l'unité serait Jacques Mérey.

Jacques Mérey accepta le rôle actif qu'il avait joué jusque-là dans laRévolution. On ne lui avait pas encore permis de développer son talentd'orateur.

L'était-il, orateur? Il n'en savait rien lui-même: il allait s'enassurer.

L'éloge était beau à faire. Pour arriver à cette vie d'unité dont laRépublique avait si grand besoin, il avait fait pour l'enfant un pland'éducation et de vie commune qui suffisait à sa gloire.

Le Pelletier avait une fille: elle fut solennellement adoptée par laFrance et reçut le nom sacré de fille de la République; ce fut ellequi, sous les voiles noirs et accompagnée de douze autres enfants,conduisait le deuil.

Et, en effet, c'était à des enfants de conduire le deuil de celui quiavait consacré sa vie à cette grande idée:donner une éducation sansfatigue à une enfance heureuse.

Le corps était exposé au milieu de la place Vendôme, à la place où estaujourd'hui la colonne. La poitrine du mort était nue afin que tout lemonde pût voir la blessure; l'arme qui l'avait faite, tout ensanglantéeencore, était à côté.

La Convention tout entière entourait le cénotaphe; au son d'une musiquefunèbre, le président souleva la tête du mort et lui mit une couronne dechêne et de fleurs.

Alors à son tour Jacques Mérey sortit des rangs, rejeta en arrière sabelle chevelure noire, monta deux marches, mit un pied sur la troisième,s'inclina devant le mort, et, d'une voix qui fut entendue de tous ceuxnon seulement qui remplissaient la place, mais qui occupaient lesfenêtres comme les gradins d'un immense cirque, il prononça les parolessuivantes[C]:

«Citoyens représentants,

»Laissez-moi d'abord vous féliciter de l'unanimité que vous avez faitéclater aux yeux du monde qui avait les yeux fixés sur vous, lelendemain de la mort de Capet. Un roi égoïste a pu dire insolemment unjour:l'État, c'est moi. La Convention, dévouée au grand principe del'unité, a pu dire depuis huit jours:la France est en moi.

»Toutes les grandes mesures que vous avez prises ont été prises àl'unanimité.

»À l'unanimité vous avez voté, le 21 janvier, l'adresse annonçant auxdépartements la mort du tyran; rédigée par la Convention, elle prend etdonne à chacun de nous sa part de la mort qui a rendu la liberté à laFrance.

»Unanimité pour le vote des 900 millions d'assignats à émettre;unanimité pour la levée de 300 000 hommes; unanimité pour la déclarationde guerre à cette orgueilleuse Angleterre qui a osé envoyer sespasseports à notre ambassadeur.

»Maintenant la France a compris la grandeur de sa mission. Il ne luireste pas seulement à défendre la France contre la ligue des rois, illui reste à fonder l'unité de la patrie, l'indivisibilité de laRépublique. Point de vie sans unité; se diviser, c'est périr!»

Ce que venait de dire Jacques Mérey répondait si complètement à lapensée générale, qu'il fut interrompu par d'unanimes applaudissements.

«La France a trop longtemps souffert de ses divisions sous la prétendueunité royale pour croire à l'unité d'une monarchie, et c'est pour celaqu'elle a voté l'abolition de la royauté, la fondation de la République,la mort du tyran.

»La France ne peut admettre non plus comme applicable à son gouvernementni l'unité fédérative des États-Unis, ni l'unité fédérative de laHollande, ni l'unité fédérative de la Suisse.

»Peut-être la chose était-elle possible avec la France divisée enprovinces; elle est devenue impossible avec la France divisée endépartements.

»Royalisme et fédéralisme sont deux mots sacrilèges. Seul un meurtrierde l'humanité peut les prononcer. Et remarquez bien que jamais ceproblème de l'unité n'a été posé devant un grand empire; 89 n'y pensaitpas; nous y répondrons tous en 93.

»Le sphinx est là sur la place de la Révolution.

»Devine ou meurs!

»Unité, avons-nous répondu en lui jetant la tête d'un roi.

»Et cependant rien ne nous guidait que le génie de la France.

»Rousseau, lumière insuffisante! SonContrat social dit: unité pour unpetit État.

»SonGouvernement de la Pologne dit: fédéralisme pour un grand.

»Qu'était l'ancienne France? une royauté fédérative; et Louis XIseulement a commencé l'unité.

»Si Louis XI eût vécu de nos jours, il eût été républicain et membre dela Convention.

»Qui a proclamé le premier l'unité indivisible de la France le 9 août91?

»Notre illustre collègue Rabaut-Saint-Étienne. Inclinons-nous devant leprécurseur.

»La Gironde, à qui j'ai l'honneur d'appartenir en 92, veut quitter Parismenacé par les Prussiens; une défaillance était permise dans ces joursde deuil; elle avait rallié l'Assemblée presque entière à son opinion.L'arche de la France, le palladium de ses libertés, allait chercher unrefuge dans ces riches et fidèles provinces du centre qui avaient abritéla royauté de Charles VII contre les Anglais.

»Un homme, un seul, dit non. Il est vrai que cet homme est un géant.

»Devant lenon de Danton, Paris se rassura et demeura immobile.

»Le canon de Valmy fit le reste.

»Le christianisme lui-même, qui avait de si puissants moyens d'unité,n'est arrivé qu'à fonder ladualité.

»Il a fait un peuple de rois, de princes, d'aristocrates, de riches, deprivilégiés, de savants, de lettrés, de poètes, le monde de Louis XIV,de Racine, de Boileau, de Corneille, de Molière, de Voltaire, et,au-dessous de ce peuple d'en haut, le peuple d'en bas, le peuple desesclaves, des serfs, des misérables, le peuple pauvre, abandonné, sansculture, ne sachant ni lire ni écrire, n'ayant pas une langue mais despatois, et ne comprenant pas même la langue dans laquelle il demandait àDieu son pain quotidien.

»Je sais bien qu'un voile couvre encore cette grande question del'unité; nous marchons vers l'idéal, mais avant d'y arriver nous avonsà traverser comme tant d'autres une forêt ténébreuse défendue par tousles monstres de l'ignorance, une région inconnue que l'éducationrépartie à tous pourra seule éclairer.

»Nous n'avons soulevé qu'un coin du voile, et ce que nous voyons nousmontre une civilisation flottant à la surface, une lumière ne pénétrantpas jusqu'aux couches inférieures de la société. Nous avons inventé lethéâtre populaire, nous avons décrété les fêtes nationales, mais celuiqui est mort lâchement assassiné allait nous donner l'enseignementpublic, la première tentative d'éducation de la vie commune.

»Était-ce son génie, était-ce son cœur qui lui avait révélé ce grandsecret de l'avenir?

»Je n'hésiterai point à dire que c'était son cœur qui l'avait élevéau-dessus de lui-même, par la bonté d'une admirable nature; l'assassinroyaliste a deviné que ce cœur contenait la pensée la plus généreuseet la plus féconde de l'avenir. Il l'a frappé au cœur. Mais il étaittrop tard, le projet de Le Pelletier ne mourra pas avec lui. Il nous l'alégué. Nous ferons honneur à la confiance qu'il a mise en nous.

»Et remarquez, citoyens, que le projet de Le Pelletier n'est point unethéorie, c'est un projet positif applicable dès demain, dès aujourd'hui,à l'instant même.

»Il n'y aura jamais d'égalité et de fraternité réelle que là où lasociété aura fondé une éducation commune et nationale; c'est l'État quidoit donner cette éducation dans la commune natale, afin que le père etla mère puissent le surveiller en ne perdant pas l'enfant de vue.

»Celui qui est couché là et qui nous entend, si quelque chose de noussurvit à ce qui a été nous, avait vu ce triste spectacle de l'enfantpauvre, grelottant et affamé, à qui la porte de l'école était close et àqui le pain de l'esprit était refusé parce qu'il n'avait pas de quoipayer le pain du corps.

»Plus que tous tu as besoin d'instruction, lui criait la tyrannie,puisque tu es plus pauvre que tous; tu demandes l'éducation pour devenirhonnête homme et citoyen utile; ramasse un couteau et fais-toi bandit!

»Non, si l'enfant est pauvre, il sera nourri, habillé, instruit parl'école; la misère ici-bas, nous le savons, c'est le partage de l'homme;elle doit le poursuivre, elle doit l'atteindre, mais quand il sera assezfort pour lutter contre elle. La misère s'attaquant à l'enfance est uneimpiété. L'homme a des fautes à expier. À l'homme le malheur, maisl'enfant doit être garanti du malheur par son innocence!

»Les Grecs avaient deux mots pour rendre la même idée: la patrie pourles hommes, la matrie pour l'enfant.

»L'éducation au Moyen Âge s'appelaitcastoiement, c'est-à-direchâtiment. Chez nous, l'éducation s'appellera maternité.

»Bénissons l'homme honnête et bon qui a fait descendre la Révolutionjusqu'aux mains des petits enfants, qui leur fait téter la justice avecle lait, qui leur assure qu'éloignés du sein maternel ils n'auront plusni faim ni soif, et qui, en leur retirant la mère de la nature, leurdonnera deux mères d'adoption, la Patrie et la Providence.»

Le discours de Jacques Mérey, tout humanitaire et si peu en harmonieavec ceux qui se faisaient à cette époque, produisit un grand effet.Danton l'embrassa; Vergniaud vint lui serrer la main; Robespierre luisourit.

Le convoi immense, se déroulant d'un bout à l'autre de la rueSaint-Honoré, soulevait partout un deuil réel.

Et, en effet, tous ceux de ces hommes dont l'œil pénétrait quelquepeu dans l'avenir savaient bien que cette union dont Jacques Mérey avaitfait l'éloge n'était qu'une union momentanée. Vergniaud avait dit:LaRévolution est comme Saturne: elle dévorera tous ses enfants. Et tousles girondins, les premiers, s'attendant à être dévorés, avaient lepressentiment de leur mort prochaine. Ce deuil, ces funérailles,c'étaient leurs funérailles, c'était leur deuil; seulement, cette terrequ'ils arroseraient de leur sang serait-elle stérile ou féconde?

Ils pouvaient bien se faire alors cette question avec inquiétude,puisque aujourd'hui, soixante-quinze ans après que ce sang a coulé, nousnous la faisons encore avec désespoir.

Le Pelletier avait les honneurs du Panthéon. Sur les marches, le frèrede Le Pelletier prononça en signe de séparation éternelle le mot:«Adieu!»

Et, sur le corps du martyr, sur la blessure encore ouverte, sur l'armequi l'avait frappé, montagnards et girondins firent le serment d'oublierleur haine, et se jurèrent, au nom de l'unité de la patrie, union etfraternité.

XLI

La trahison

Un mois s'écoula, pendant lequel les promesses faites sur le corps de LePelletier Saint-Fargeau furent loyalement tenues de part et d'autre. LaGironde avait encore la majorité morale. Quoique Robespierre eût déjàl'influence révolutionnaire, Danton et ses cordeliers faisaient, selonqu'ils se portaient à la droite ou à la Montagne, la majorité numérique.

Mais, au milieu de ce calme douteux, on voyait tout à coup briller unéclair, ou tout à coup on entendait un roulement de tonnerre. La foudrene tombait pas, mais on la sentait suspendue au-dessus de la France.

Cinq ou six jours après l'exécution, on apprit tout à coup que Basville,notre ambassadeur à Rome, dans une émeute que le pape n'avait rien faitpour réprimer, avait été assassiné.

Un perruquier l'avait frappé d'un coup de rasoir.

La nouvelle coïncidait avec l'arrivée à Rome de Mesdames Victoire etAdélaïde, filles du roi Louis XV et tantes du roi.

Le pape Pie VI fit comme Pilate, il se lava les mains du sang deBasville, mais justice ne fut pas faite du meurtre.

Il y avait longtemps que la France avait à se plaindre de ce pontifebellâtre, qui se faisait comme les courtisanes de Rome une figure avecdu blanc et du rouge, qui portait frisés à l'enfant ses cheveuxautrefois blonds, devenus blancs; qui, adorateur de sa propre beauté,laquelle n'avait pas nui à son avancement dans sa scandaleuse jeunesse,avait voulu, en montant sur le trône pontifical, prendre le nom deFormose, et qui ne s'était arrêté dans ce désir que par l'atroceréputation qu'avait laissée le premier du nom, dont Étienne VI déterrale cadavre pour lui faire son procès; pape étrange qui, plus colériqueencore que Jules II bâtonnant ses cardinaux, souffletait son tailleurparce que sa culotte faisait un pli.

Pie VI avait fortement contribué à la mort de Louis XVI, enl'encourageant dans sa résistance dont il lui faisait un devoir, et lejour où il mourut à Valence, sur cette terre française qu'il avaitensanglantée, il eut à répondre du demi-million d'hommes que nous acoûté la guerre de Vendée.

Grand bruit à la Convention pour le meurtre de Basville. Kellermann,tout brillant encore des rayons de Valmy, est envoyé à l'armée d'Italie,et, en prenant congé de la Convention, dit au milieu desapplaudissements:

—Je vais à Rome!

Puis, vers la fin de février, bruit dans Paris à propos de la créationd'un nouveau milliard d'assignats.

Baisse des assignats, hausse des marchandises, l'ouvrier ne recevait pasplus et, au contraire, recevait moins, le boulanger et l'épicier luidemandant davantage.

Paris demande en vain lemaximum, mais le 23 février Marat imprime:

«Le pillage des magasins à la porte desquels on pendrait les accapareursmettrait fin à ces malversations.»

Le lendemain, on pille les magasins et, sans l'intervention des fédérésde Brest, on pendait les marchands.

Après une séance assez orageuse, la Gironde obtient que les auteurs etles instigateurs du pillage seront poursuivis par les tribunaux.

Mais le coup terrible fut en même temps l'insurrection vendéenne et latrahison de Dumouriez.

À l'est, le sabre autrichien; à l'ouest, le poignard de la Vendée; aunord, l'Angleterre; au sud, l'Espagne.

En partant de Paris, Dumouriez avait dit:

—Je serai le 15 à Bruxelles, le 30 à Liége.

Il se trompait. Nous l'avons dit, et plus grand que nous l'a dit avantnous. Dumouriez se trompait: le 14 il était à Bruxelles, et le 28 àLiége.

Les instructions de Dumouriez étaient:Envahir la Belgique, la réunir àla France.

Mais ainsi la Révolution marchait trop vite et la question se trouvaitpar trop simplifiée.

Les Belges sentent si bien qu'ils sont dans la main de la France, et quecette main est une main amie, qu'ils offrent les clefs de Bruxelles àDumouriez.

—Gardez-les, répondit Dumouriez, etne souffrez plus d'étrangers chezvous.

Paroles à double entente; dites contre les Autrichiens, elles pouvaient,elles devaient être, elles furent interprétées contre la France.

Les Français, tout libérateurs qu'ils étaient, n'étaient-ils pasdesétrangers pour les Belges?

Là commençait la trahison de Dumouriez.

Quinze jours après, la Convention recevait une adresse couverte detrente mille signatures demandant, quoi? LE MAINTIEN DES PRIVILÈGES.Nous avons toujours eu l'inégalité, nous la voulons toujours.

La lecture de cette pétition produisit à la Chambre la première tempêtesérieuse qu'il y eût eu depuis la mort du roi.

Les girondins appuyèrent la pétition belge, et invoquèrent le respect duprincipe de la souveraineté des peuples!

Danton se leva, Danton fit signe qu'il voulait parler. En trois pas ilfut à la tribune, puis sa tête puissante, railleuse, apparut écheveléeet menaçante.

—Ô Gironde, Gironde! dit-il, seras-tu donc toujours esclave deprincipes étroits et qui ne sont pas faits pour notre époque? Ne vois-tupas que la révolution marche à pas de géant? que 93 a laissé loinderrière lui 92? que 91 est à peine visible pour nous dans les brumes dupassé? que 90 se perd dans la nuit, et que 89 est de l'antiquité?Oublies-tu que les quatre ou cinq mille lois qui ont vu le jour danscette période ont été faites au point de vue de la royautéconstitutionnelle et non pas au point de vue républicain? Nous sommesrépublicains depuis trois mois, nous sommes libres depuis six semaines,il est temps que nous entrions dans une nouvelle période et que noussoyons révolutionnaires.

»Le principe de la souveraineté des peuples, dis-tu, ô honnête maisaveugle Gironde! est-ce que les Belges sont un peuple? La Belgiqueroyaume indépendant est une invention anglaise. L'Angleterre ne veut pasl'indépendance de la Belgique, elle a peur de la France à Anvers et surl'Escaut. Il n'y a jamais eu de Belgique, il n'y en aura jamais; il y aeu et il y aura toujours des Pays-Bas. Le peuple belge n'est-il passouverain, souverain indépendant et libre? Et tu réclames pour lui laliberté, Gironde! C'est la liberté du suicide.

»Le peuple belge! continua Danton, mais à quoi reconnaîtrez-vous qu'il ya là un peuple? à un confus assemblage de villes? Mais les villes n'ontjamais pu se grouper sérieusement en province.

»Ne voyez-vous pas d'où part le coup?

»De cet ennemi éternel que trouvera sans cesse la religion devant elle,du clergé.

»Clergé dans la Vendée, clergé en Belgique, clergé à Paris,contre-révolution partout.

»C'est le clergé des Pays-Bas, dirigé par van Cupen et Vaudernot, qui aarmé le peuple contre Joseph II, qui, plus belge que les Belges, voulaitles débarrasser de leurs moines.

»Que voulait Joseph II? Ouvrir l'Escaut. L'Europe, l'Angleterre en tête,fut contre lui; alors il tenta de faire deux grands ports d'Ostende etd'Anvers; il avait compté sans les jalousies municipales du Brabant, deMalines, de Bruxelles. Divisés, les Belges voulurent rester divisés.Ainsi périt l'Italie, par la jalousie, la haine, la division.

»D'ailleurs, qu'est-ce que trente mille signatures pour trois millionsd'hommes? Ne reconnaissez-vous donc pas dans cette adresse lecredodes jésuites? Entendez-vous le jésuite Feller qui non seulement crie,mais qui imprime:

»"Mille morts plutôt que de prêter ce serment exécrable:Égalité,liberté, souveraineté du peuple!Égalité, réprouvée de Dieu,contraire à l'autorité légitime;—liberté, c'est-à-dire licence,libertinage, monstre de désordre;—souveraineté du peuple, inventionséduisante du prince des ténèbres."

»Et c'est cette même population fanatique qui, en octobre, encombraitSainte-Gudule, montant à genoux, pour l'anéantissement de la maisond'Autriche, le chemin du Saint-Sacrement, c'est elle qui hurleaujourd'hui contre la France.

»Ô Belges! malheur à vous, malheur à ceux qui vous trompèrent; les crisde vos arrières-petits-enfants maudiront un jour votre mémoire.

»Eh bien! je vous le dis, ce sont toutes ces fausses appréciations denotre droit révolutionnaire qui nous perdent. Donnons la main auxpeuples qui sont las de la tyrannie, et la France est sauvée, et lemonde est libre; que vos commissaires pleins d'énergie partent cettenuit, ce soir même; qu'ils disent à la classe opulente: "Le peuple n'aque du sang, il le prodigue; vous, misérables, prodiguez vos richesses."Quoi! nous avons une nation comme la France pour levier, la raison commepoint d'appui, et nous n'avons pas encore bouleversé le monde! Je suissans fiel, non par vertu, mais par tempérament. (Et son petit œilétincelant, déchiré par un éclair, se tourna presque malgré lui surRobespierre.) La haine est étrangère à mon caractère; je n'en ai pasbesoin. Ma force est en dehors de la haine. Je n'ai de passion que lebien public. Je ne connais que l'ennemi, battons l'ennemi. Vous mefatiguez de vos dissensions. Je vous répudie comme traîtres. Appelez-moibuveur de sang, que m'importe! Avant tout conquérons la liberté, maisnon pour nous seuls, pour tous. Que des lois prises en dehors de l'ordresocial épouvantent les rebelles. Le peuple veut des mesures terribles,soyons terribles avec intelligence pour empêcher le peuple de l'êtreaveuglément. Organisez séance tenante votre tribunal révolutionnaire;que demain vos commissaires soient partis; que la France se lève, coureaux armes; que la Hollande soit envahie; que la Belgique soit libremalgré elle, s'il le faut; que le commerce de l'Angleterre soit ruiné;que le monde soit vengé!»

Vergniaud s'apprêtait à répondre et à discuter la question de droit. Ilretomba sur son banc, écrasé par les applaudissements qui éclataient nonseulement de toutes les parties de la salle, mais des tribunes.

On vit que Danton avait quelque chose à dire encore.

Et, en effet, il était resté les deux mains appuyées sur la tribune, latête inclinée sur la poitrine, ses vastes flancs soulevés par deprofonds soupirs.

Il releva la tête, l'expression de son visage avait complètement changé.Un abattement profond s'était emparé de sa personne.

—Citoyens représentants, dit-il, ne vous étonnez pas de ma tristesse:ma tristesse n'est point pour la patrie; la patrie sera sauvée,dussions-nous y périr tous. Mais, tandis que je viens vous demander lavie d'un peuple, la mort est chez moi, la mort inflexible, inexorable,qui marque du doigt sur la pendule les heures qui restent à vivre à lapersonne que j'ai le plus aimée au monde. À nul de vous, dans un pareilmoment, je n'oserais dire: «Quitte le lit d'agonie de ta femme et va oùla patrie t'appelle, avec la certitude qu'à ton retour tu ne latrouveras plus.»

Et de grosses larmes, des larmes véritables, coulèrent de ses yeux.

—Eh bien! continua-t-il d'une voix rauque et altérée par les sanglots,envoyez-moi en Belgique, je suis prêt à partir; car moi seul puisquelque chose sur l'homme qui nous trahit et sur le peuple que l'ontrompe.

De tous côtés ces cris retentirent:

—Pars! pars! punis Dumouriez, sauve la Belgique!

Danton fit signe à Jacques Mérey et s'élança hors de la Chambre.

Jacques Mérey rencontra Danton dans le corridor. Danton l'entraîna dansle cabinet d'un des secrétaires.

Ils étaient seuls.

Danton se jeta dans les bras de son ami. En tête à tête avec lui, iln'essayait pas de lui cacher ses larmes.

—Ah! lui dit-il, c'est toi que j'aurais dû envoyer en Belgique; mais,égoïste que je suis, j'ai besoin de toi ici.

—Pauvre ami! dit Mérey, lui serrant la main.

—Tu as vu ma femme hier, dit Danton.

—Oui.

—Comment va-t-elle?

Mérey fit un mouvement d'épaules.

—S'affaiblissant toujours, dit-il.

—Tu n'as aucun espoir de la sauver?

Jacques Mérey hésita.

—Parle-moi comme à un homme, lui dit Danton.

—Aucun, dit Jacques.

Danton poussa un soupir tiré du plus profond de son cœur.

—Combien de jours penses-tu qu'elle puisse vivre encore?

—Huit jours, dix jours, douze peut-être; mais une hémorragie peutl'emporter au moment où elle s'y attendra le moins.

—Mon ami, lui dit Danton, tu as tout entendu. Je pars; je vais essayerde sauver la Belgique que je plains, et Dumouriez que j'aime malgré moi.Tout ce que la science a de ressources, emploie-le pour prolonger savie. Ne m'écris pas: elle est morte ou elle va mourir; non, rien,laisse-moi dans l'ignorance, c'est le doute; le doute, c'est encorel'espérance.

Jacques Mérey fit signe d'obéissance.

—Si elle meurt, continua Danton d'une voix étouffée, embaume son corps,dépose-le dans un cercueil de chêne qui s'ouvrira avec une clef; puisdépose le cercueil dans un caveau provisoire. À mon retour, je luiachèterai une tombe définitive; mais, avant de la rendre pour toujours àla terre, je veux... je veux la revoir.

Jacques lui serra la main et détourna la tête; à son tour il pleurait.

—Tu promets de faire tout ce que je demande? demanda Danton.

—Je te le jure, dit Jacques.

—Attends encore, reprit Danton.

Mérey fit signe qu'il écoutait.

—Nous sommes des hommes, nous, dit-il; nourris du lait viril de laraison, nous avons mesuré les préjugés politiques et religieux en lescombattant et nous les avons vaincus; mais elle, c'est une femme; elleest restée humble et croyante; il ne faut ni la mépriser ni lui envouloir; c'est moi qui l'ai tuée par mes actes violents.

Danton hésita.

—Parle, lui dit Jacques.

—Elle demandera sans doute un prêtre; si elle n'en demande point, c'estpeut-être qu'elle n'osera. Offre-lui-en un de toi-même; laisse-le luichoisir assermenté ou non. Quel qu'il soit, tu peux le protéger,protège-le. D'ailleurs, dans toutes ces pieuses commissions, elle aurasa mère qui recevra ses confidences et l'aidera. Quant aux deux enfants,ils sont trop faibles pour rien comprendre à leur malheur; laisse-leslui jusqu'au dernier moment, si le mal n'a rien de contagieux.

—Tu seras ponctuellement obéi.

—Et je t'aurai une reconnaissance éternelle.

—Dois-je t'accompagner chez toi?

—Non, je la quitte; je veux la voir seul; je veux lui dire adieu!

Puis, regardant Jacques:

—Toi aussi, lui dit-il, tu as un profond chagrin.

Jacques sourit tristement.

—Le tien a-t-il conservé quelque espoir?

—Bien peu, dit Jacques.

—Eh bien! à mon retour, tu me le raconteras, et l'inconsolable tenterade te consoler.

—Au revoir!... Hélas! à elle je vais dire adieu.

Et les deux hommes se jetèrent dans les bras l'un de l'autre.

Puis Danton sortit avec un visage désespéré.

Jacques le regarda s'éloigner avec une profonde tristesse; puis, lorsquela porte se fut refermée sur lui:

—Heureux les humbles de science et les pauvres d'esprit, dit-il; ilscroient à quelque chose au-delà de ce monde; tandis que nous!...

Et il sortit avec un visage plus désespéré en regardant le ciel queDanton n'était sorti en regardant la terre.

XLII

La communion de la terre

Liége n'avait pas suivi l'exemple de Bruxelles; elle s'était donnée degrand cœur à la Révolution. Sur cent mille votants, quaranteseulement avaient refusé de se donner à la France, et dans tout le paysLiégeois qui réunissait vingt mille votants, il n'y eut quequatre-vingt-douze voix contre la réunion.

Il y a trois ou quatre ans, habitant momentanément Liége, j'eus lemalheur d'écrire:Liége est une petite France égarée en Belgique.Cette phrase, bien historique cependant, souleva un tonnerre demalédictions contre moi.

Hélas! le malheur de Liége fut d'être trop française! Après avoir cru àla parole de la monarchie sous Louis XI, elle crut à la parole de larépublique sous la Convention; deux fois elle fut perdue par sa tropgrande sympathie pour nous. Les Liégeois avaient à me reprocherl'ingratitude de la France. Ils nièrent le dévouement de Liége.

Par malheur, Liège ne savait pas quel était cet homme à face doublequ'on appelait Dumouriez. Elle ignorait qu'il est difficile de tenirdroite et haute l'épée loyale du soldat quand on a tenu la plume ambiguëdes diplomaties secrètes de Louis XV; elle ne vit en lui que ledéfenseur de l'Argonne, que le vainqueur de Jemmapes, que l'homme quiavait eu besoin de se faire une position pour la vendre. Elle ne savaitpas que cet homme ne pouvait s'empêcher d'écrire, de se mettre en avant,de se proposer; qu'après Valmy, il avait écrit au roi de Prusse, aprèsJemmapes à Metternich; qu'avant d'entrer en Hollande, il écrivait àLondres à M. de Talleyrand.

Il attendait toutes ces réponses qui ne venaient pas, lorsque Danton,qu'il n'attendait point, arriva.

Il le trouva, entre Aix-la-Chapelle et Liége, derrière une petiterivière qui ne pouvait servir de défense, la Roër.

Ce dut être une curieuse entrevue que celle de ces deux hommes.

Danton—chose incontestable—, avec son matérialisme en toute chose,avait un immense amour de la patrie.

Dumouriez, tout aussi matérialiste, mais plus hypocrite, n'avait, lui,qu'une volonté bien arrêtée de tout sacrifier, même la France, à sonambition.

Assez étonné en voyant Danton, il se remit aussitôt.

—Ah! dit-il, c'est vous?

—Oui, dit Danton.

—Et vous venez pour moi?

—Oui.

—De votre part ou de celle de la Convention?

—De toutes les deux. C'est moi qui ai proposé de vous envoyerquelqu'un, et c'est moi qui en même temps ai proposé d'y venir.

—Et que venez-vous faire?

—Voir si vous trahissez, comme on le dit.

Dumouriez haussa les épaules:

—La Convention voit des traîtres partout.

—Elle a tort, dit Danton, il n'y a pas tant de traîtres qu'elle lecroit, et puis n'est pas traître qui veut.

—Qu'entendez-vous par là?

—Que vous êtes trop cher à acheter, Dumouriez; voilà pourquoi vousn'êtes pas encore vendu.

—Danton! dit Dumouriez en se levant.

—Ne nous fâchons pas, dit Danton, et laissez-moi, si je le puis, fairede vous l'homme que j'ai cru que vous étiez, ou l'homme que vous pouvezêtre.

—Avant tout, là où sera Danton, restera-t-il une place qui puisseconvenir à Dumouriez?

—Si un autre que Danton pouvait tenir la place de Danton, soyez certainque je la lui céderais bien volontiers. Mais il n'y a que moi qui,d'une main, puisse souffleter ce misérable qu'on appelle Marat, et del'autre arracher, quand le moment sera venu, le masque de cet hypocritequ'on appelle Robespierre. Mon avenir, c'est la lutte contre lacalomnie, contre la haine, contre la défiance, contre la sottise. Commeje l'ai déjà fait plus d'une fois, et comme je viens de le faire à ladernière séance de la Convention, je serai obligé de me ranger avec desgens que je méprise ou que je hais, contre des gens que j'estime et quej'aime. Crois-tu que je n'estime pas plus Condorcet que Robespierre etque je n'aime pas mieux Vergniaud que Saint-Just? Eh bien! si la Girondecontinue à faire fausse route, je serai forcé de briser la Gironde, etcependant la Gironde n'est ni fausse ni traître; elle est sottementaveugle. Crois-tu que ce ne sera pas un triste jour pour moi que celuioù je demanderai à la tribune la mort ou l'exil d'hommes comme Roland,Brissot, Guadet, Barbaroux, Valazé, Pétion?... Mais, que veux-tu,Dumouriez, tous ces gens-là ne sont que des républicains.

—Et que te faut-il donc?

—Il me faut des révolutionnaires.

Dumouriez secoua la tête.

—Alors, dit Dumouriez, je ne suis pas l'homme qu'il te faut, car je nesuis ni révolutionnaire ni républicain.

Danton haussa les épaules.

—Que m'importe! dit Danton, tu es ambitieux.

—Et, à ton avis, comment suis-je ambitieux?

—Par malheur, ce n'est ni comme Thémistocle ni comme Washington; tu esambitieux comme Monck. Belle renommée dans l'avenir que celle d'avoirremis sur le trône un Charles II!

—Les Thémistocle ne sont pas de nos jours.

—Aussi ai-je dit: ou un Washington.

—Accepterais-tu donc un Washington?

—Oui, quand la révolution du monde sera faite.

—Celle de la France ne te suffit pas?

—Les véritables tempêtes ne sont pas celles qui soulèvent un coin del'Océan; ce sont celles qui l'agitent d'un pôle à l'autre, et voilà oùtu as manqué à ta mission, Dumouriez. Au lieu de faire la tempête enBelgique, et le vent de nos grandes journées ne demandait pas mieux quede souffler de l'Atlantique à la mer du Nord, tu y as fait le calme; aulieu de réunir la Belgique à la France, tu l'as laissée maîtressed'elle-même.

—Et que devais-je faire?

—Tu devais mettre une main forte sur la Belgique et t'en servir pourdélivrer l'Allemagne; la Belgique devait être pour toi un instrument deguerre et pas autre chose. Tu devais pousser en avant la vaillantepopulation du pays wallon, qui ne demandait pas mieux, et en fairel'épée de la France contre l'Autriche. Toi, pendant ce temps, tu auraisorganisé le Brabant et les Flandres; tu aurais décrété la révolutionpartout; tu aurais saisi les biens des prêtres, des émigrés, descréatures de l'Autriche; tu en aurais fait l'hypothèque et la garantiedu million d'assignats que nous venons d'émettre. Tu devais enfin neplus rien demander à la France, ni pain, ni solde, ni vêtements, nifourrage. La Belgique devait fournir tout cela.

—Et de quel droit aurais-je disposé du bien des Belges?

—Est-ce sérieusement que tu demandes cela? Du droit du sang que l'onvenait de verser pour eux à Jemmapes; du droit de l'Escaut qui va nouscoûter une guerre acharnée, interminable, ruineuse contre l'Angleterre.Quand nous entreprenons pour la Belgique et pour le monde une lutte quidévorera peut-être un million de Français; quand la France répandra dusang à faire déborder le Rhin et la Meuse, la Belgique hésiterait àdonner en échange dix, vingt, trente, quarante millions! Impossible!Quand la France s'est levée, en 89, elle a dit:Tout privilège du petitnombre est usurpation. J'annule et casse par un acte de ma volonté toutce qui fut fait sous le despotisme. Eh bien! du moment où la France amis ce principe en avant, elle ne doit pas s'en départir. Partout oùelle entre, elle doit se déclarer franchement pouvoir révolutionnaire,se déclarer franchement, sonner le tocsin. Si elle ne le fait pas, sielle donne des mots et pas d'actes, les peuples, laissés à eux-mêmes,n'auront pas la force de briser leurs fers. Nos généraux doivent donnersûreté aux personnes, aux propriétés, mais celles de l'État, celles desprinces, celles de leurs fauteurs, de leurs satellites, celles descommunautés laïques et ecclésiastiques, c'est le gage des frais de laguerre. Rassurez les peuples envahis, donnez-leur une déclarationsolennelle que jamais vous ne traiterez avec leurs tyrans. S'il s'entrouvait d'assez lâches pour traiter eux-mêmes avec la tyrannie, laFrance leur dira: «Dès lors, vous êtes mes ennemis,» et elle lestraitera comme tels. Oh! quand on creuse, en fait de révolution, il fautcreuser profond, sans quoi l'on creuse sa propre fosse.

—Mais alors, dit Dumouriez, qui avait écouté avec la plus profondeattention, vous voulez donc qu'ils deviennent comme nous misérables etpauvres?

—Précisément, dit Danton; il faut qu'ils deviennent pauvres comme nous,misérables comme nous; ils accourront à nous, nous les recevrons.

—Et après?

—Nous en ferons autant en Hollande.

—Et après?

—Non, non, plus loin, toujours plus loin, jusqu'à ce que nous ayonsfait la terre à notre image.

Dumouriez se leva.

—Vous êtes fou, dit-il.

Et il alla s'appuyer le front à une vitre; la tête lui flambait.

—C'est vous qui êtes fou, dit tranquillement Danton, puisque c'est vousqui êtes forcé de rafraîchir votre tête.

Puis, après un instant de silence:

—Vous avez donc oublié ce que vous avez dit à Cambon, quand nous vousavons fait nommer général de l'armée que nous envoyions en Belgique,reprit Danton.

—J'ai dit bien des choses, répliqua Dumouriez du ton d'un homme qui nese croit pas obligé de se souvenir de tout ce qu'il a dit.

—Vous avez dit: «Envoyez-moi là-bas et je me charge de faire passer vosassignats.»

—Faites qu'ils ne perdent pas, et alors je les ferai passer, ditDumouriez.

—Le beau mérite, fit Danton; mais c'est à vous autres généraux de laRévolution de nous conquérir assez de terre pour que nos assignats neperdent pas; la Révolution française n'est pas seulement une révolutiond'idées, c'est une révolution d'intérêts, c'est l'émiettement de lapropriété dont l'assignat est le signe. Vous n'avez qu'un assignat devingt francs, mon brave homme, soit, nous vous donnerons pour vingtfrancs de terre; quand vous aurez pour vingt francs de terre vous envoudrez quarante, rien n'altère comme la propriété. Il y a chez nospaysans et même chez ceux de la Vendée, il y a chez les paysans belges,il y a chez les paysans du monde entier, qui ont été pauvres, qui ontconnu la glèbe, la corvée, le servage, qui ont fécondé enfin la terrepour d'autres, il y a une religion bien autrement enracinée que lareligion catholique, apostolique et romaine, il y a la religionnaturelle, celle de la terre; appelez tous les indigènes à cettecommunion, et que l'assignat en soit l'hostie! Et alors vous pourrezdire à tous les rois du monde: «Oh! rois du monde, nous sommes plusriches que vous tous.»

—Et c'est alors, dit en riant Dumouriez, que vous me permettrez d'êtreWashington.

—Alors soyez ce que vous voudrez, car la France sera assez forte pourne plus craindre même César.

—Mais jusque-là...

—Jusque-là, si vous songez à trahir, à nous donner un roi ou à vousfaire dictateur, guerre à mort!

—Oh! quant à moi, fit Dumouriez, ma tête tient bien sur mes épaules;elle y est soutenue par vingt-cinq mille soldats.

—Et la mienne, dit Danton, par vingt-cinq millions de Français.

Et les deux hommes se quittèrent sur ces paroles, envisageant déjàchacun de son côté le moment où l'on en viendrait aux mains.

XLIII

Liége

Deux heures après, Danton était à Liége, examinant par lui-même l'étatdes esprits.

L'annonce de l'arrivée du célèbre tribun fut reçue diversement par lesLiégeois, mais cependant il est juste de dire que le sentiment le plusgénéral fut celui de la crainte.

Depuis que Danton, voyant Marat, Robespierre et Panis assez lâches pourrenier le 2 septembre, qui était leur œuvre, avait pris laresponsabilité de ces terribles journées, il apparaissait auxpopulations ignorantes de son dévouement comme le fantôme de la terreur.En voyant ce visage labouré par la petite vérole, bouleversé par lespassions, en écoutant cette voix tonnante qui avait quelque chose durauquement du lion, le premier sentiment qu'on éprouvait était l'effroi.Ceux-là seuls qui avaient vu ce visage terrible s'adoucir devant ladouleur, cet œil orageux se mouiller des larmes de la pitié, quiavaient senti pénétrer jusqu'à leur cœur cette voix dont les cordesdouces étaient accompagnées d'un tendre frémissement, savaient tout cequ'il y avait dans cette âme d'amour pour la France et de fraternitépour le genre humain.

À peine arrivé, Danton se rendit à la commune, où il convoqua au son dela cloche, comme au jour des grandes assemblées nationales, les notableset le peuple.

Là il monta à la tribune, là il exposa le plan de la France; il mit soncœur à nu, le montra plein de l'amour des peuples opprimés. Ilraconta Valmy, il raconta Jemmapes, il expliqua la nécessité de la mortdu roi. Il déplora que la France eût fait le procès d'un seul individuet non pas celui de la race tout entière. Il les montra assignés tour àtour à la barre de la Convention, faisant défaut, mais accusés, maisjugés tour à tour, Frédéric-Guillaume avec ses maîtresses, Gustave deSuède avec ses mignons, Catherine de Russie avec ses amants; Léopold,épuisé à quarante ans, et composant lui-même les aphrodisiaques à l'aidedesquels il essaye de redevenir homme; Ferdinand, nouveau Claude auxmains d'une autre Messaline; enfin Charles IV d'Espagne pansant seschevaux, tandis que son favori Manuel Godoy et sa femme Marie-Louiseconduisaient son royaume à la guerre civile et à la famine. Le procès,non pas du roi, mais de la royauté, fait alors, la révolution commençaitla conquête du monde.

Puis, tout en exaltant le dévouement de Liége, tout en montrant cequ'elle venait de mettre au jour de courage et de patriotisme, il séparala Belgique en vrais Belges et en faux Belges.

Il montra que les vrais Belges étaient ceux-là qui voulaient la vie dela Belgique, c'est-à-dire qu'elle respirât par l'Escaut et par Ostendecet air vivace de la mer que l'on appelle le commerce.

Il montra que les vrais Belges étaient ceux-là qui voulaient la tirerdes mains improductives et égoïstes des moines pour la remettre auxmains de ses grands artistes, les Rubens, les van Dyck, les Paul Porter,les Ruysdaël et les Hobbema.

Il montra enfin que les vrais Belges étaient ceux qui reniaient lavieille tyrannie des Pays-Bas, la suprématie des villes sur lescampagnes, qui voulaient la liberté et l'égalité pour les paysans commepour les notables et qui luttaient franchement contre les faux Belges,qui mettaient la patrie dans les confréries et les corporations et quivoulaient maintenir le pays étouffé et captif.

Tout cela, c'est ce que les Liégeois avaient pensé tous, mais ce quepersonne ne leur avait formulé encore; puis on sait combien dans sesmoments de grandeur Danton se transfigurait. Homme étrange qui avaitl'enthousiasme et qui n'avait pas la foi!

Tout à coup une vague inquiétude se répand dans l'auditoire; quelquespersonnes entrent et ressortent effarées, et trois ou quatre voix fontentendre ces paroles terribles:

—Les Français sont en retraite sur Liége!... Dans une heure, lesAutrichiens seront ici!...

—Un cheval et vingt-cinq hommes de bonne volonté pour faire unereconnaissance! s'écria Danton.

Les vingt-cinq hommes se présentèrent; dans dix minutes ils seront àcheval à la porte de l'hôtel de ville.

Au bout de cinq minutes, on amenait à Danton un cheval tout caparaçonné.

Il saute dessus en excellent cavalier qu'il était, court à la boutiqued'un armurier, achète une paire de pistolets, les charge, les met dansses fontes, se fait donner un sabre dont la poignée aille à sa puissantemain, paye en or, met son chapeau à plumes au bout de son sabre, crie:«À moi les volontaires!» les réunit et s'élance sur la route deMaestricht.

Quinze jours auparavant, Miranda, qui l'a attaquée parce que, sur laparole de Dumouriez, à la première bombe elle devait se rendre, a jetésur Maestricht cinq mille bombes, et cela inutilement.

Avant d'arriver aux portes de Liége, Danton a déjà rencontré desfugitifs. Ils appartiennent au corps d'armée de Miaczinsky qui, après uncombat meurtrier contre les Autrichiens commandés par le prince deCobourg, combat dans lequel il a défendu une à une les maisonsd'Aix-la-Chapelle, est obligé de faire retraite sur Liége.

Alors Danton change de route, et, au lieu de s'avancer vers Maestricht,il pousse sa reconnaissance du côté d'Aix-la-Chapelle.

Il interroge alors les fugitifs et apprend que, outre le prince deCobourg et les Autrichiens qu'il a devant lui, le prince Charles poussehardiment les impériaux au-delà de la Meuse et est à Tongres. Mais celane lui suffit pas, il veut voir de ses yeux; il s'avance jusqu'àSoumagne, et voit de là les têtes de colonnes autrichiennes quidébouchent d'Henry-Chapelle.

Il n'y a rien à faire qu'à protéger dans sa retraite cette noblepopulation de Liége. Il rentre dans la ville. Il espérait y trouverMiranda, dont on lui avait fort vanté le calme et le courage; il n'ytrouve que Valence, Dampierre et Miaczinsky, qui, se jugeant tropfaibles pour risquer une bataille, veulent se retirer immédiatement surSaint-Trond, où ils feront leur jonction avec Miranda et où ilsattendront Dumouriez. Dès lors, il n'y a pas un instant à perdre. Au sondes cloches, Danton rassemble de nouveau les Liégeois au palaiscommunal. Là, il expose la situation à cette malheureuse population sanslui rien cacher, lui offre l'hospitalité au nom de la France; il nel'abandonnera pas qu'elle ne soit hors de danger, mais il lui avouequ'il y va de la mort pour elle à ne pas s'exiler.

Il était cinq heures de l'après-midi; la neige tombait à ce point queles Autrichiens ne crurent pas devoir se risquer dans les trois lieuesqui leur restaient à faire pour atteindre Liége. Heureux répit donné àla ville. S'ils eussent continué leur marche, ils surprenaient lesLiégeois avant qu'ils eussent eu le temps d'évacuer la ville.

C'est là que Danton déploie cette merveilleuse activité dont la naturel'a doué pour les situations extrêmes. Il va chez les riches, quête del'argent pour les pauvres, met en réquisition tous les chevaux, toutesles voitures, toutes les charrettes, envoie commander du pain à Landenet à Louvain, fait prévenir Bruxelles de l'émigration, garnit lescharrettes de paille et de foin et y entasse les femmes et les enfants,fait placer les malades dans les voitures les plus douces, forme uncorps de cavalerie avec les quatre cents chevaux qu'il trouve dans laville, un corps d'infanterie avec tout ce qu'il y a d'hommes valides,donne son cheval au bourgmestre, et se met à l'arrière-garde, à pied, lefusil sur l'épaule.

Dans la nuit du 4 mars, par un temps épouvantable plus froid qu'enhiver, par une grêle effroyable qui lui coupe le visage, la lugubreprocession se met en chemin, comme ces anciennes populations chasséespar les barbares et qui, sans savoir où elles s'arrêtaient, allaient enquête d'une nouvelle patrie.

Il y avait huit lieues de Liége à Landen.

Les pleurs des enfants, les gémissements des femmes, les plaintes desmalades et des blessés, mêlés à la population fugitive, faisaient decette retraite quelque chose qui brisait le cœur et surtout lecœur de Danton, si pitoyable aux Liégeois.

Puis joignez à cette douleur profonde la séparation de Paris, cetarrachement du cœur; sa femme adorée mourante dans sa triste maisondu passage du Commerce, qu'il trouverait vide en rentrant.

Et cependant il n'eut pas l'idée d'abandonner un instant, mauvaispasteur, le troupeau douloureux qu'il conduisait. Son devoir était làqui le rivait à la triste émigration bien plus sûrement qu'une chaîne.

Vers huit heures, les premières voitures atteignirent Landen. AlorsDanton passa de l'arrière-garde à la tête de la colonne; il fit ouvrirtoutes les portes, faire du feu devant toutes les maisons et barricaderavec les voitures vides la rue de Maestricht.

Des sentinelles à cheval furent placées sur la grand-route. Si l'onavait à craindre une attaque de l'ennemi, c'était du côté deSaint-Trond, que nos troupes avaient abandonné pendant la nuit.

Vers midi, les sentinelles se retirèrent; on entendait les pas d'unetroupe de chevaux.

Danton plaça dans les deux premières maisons une vingtaine de chevaliersde l'arquebuse et une soixantaine d'autres derrière les charrettes; ilrecommanda à chacun de viser les hommes et d'épargner les chevaux donton avait besoin pour les malades et les nouvelles charrettes que l'onpourrait se procurer à Landen.

Ces cavaliers dont on avait entendu le bruit, c'était un escadron deuhlans qui allaient à la découverte.

La neige tombait épaisse, on ne voyait pas à cinquante pas devant soi;les cavaliers autrichiens approchèrent sans défiance jusqu'à trente pasde la barricade. Tout à coup une fusillade terrible éclata, et unesoixantaine d'hommes tombèrent de leurs chevaux qui, tout effarés,s'élancèrent dans toutes les directions.

Les uhlans en désordre se retirèrent pour aller se reformer à un quartde lieue, puis ils revinrent au grand galop sur la barricade; mais, enarrivant à la ligne de morts qu'ils avaient laissée, ils essuyèrent uneseconde grêle de balles qui leur faucha encore une trentaine d'hommes.

Cette fois ils tournèrent bride, mais pour ne plus reparaître.

Chacun se mit alors à courir après les chevaux sans maître, tandis quede nouveaux volontaires accourus au bruit commencèrent à dépouiller lesuhlans de leurs pelisses et de leurs colbacks, destinés à faire desfourrures pour les femmes et pour les enfants.

Toutes les maisons de la rue de Saint-Trond furent ouvertes pourrecevoir les Liégeois fugitifs, et de grands feux furent faits dans lescheminées. Là, on eut du pain et de la bière en abondance. Danton payaen bons sur le trésorier général.

À deux heures, on put se remettre en route. Il n'y avait que six lieuesde Landen à Louvain. Les chevaux, les pelisses et les colbacks desuhlans avaient apporté de grands soulagements dans la retraite.

Ils avaient été d'autant mieux reçus que nous n'avions eu ni tués niblessés.

On arriva à Louvain vers neuf heures du soir. Toute la ville étaitilluminée pour faciliter les bivouacs dans la rue; les femmes et lesenfants furent reçus dans les maisons, les hommes restèrent dehors.

Danton refusa les logements et les lits qu'on lui offrait, il se jetasur une botte de paille et dormit.

Il se réveilla sombre et frissonnant entre minuit et une heure. Il avaitvu sa femme en rêve. Il était convaincu qu'elle était morte à cetteheure et était venue lui dire adieu.

C'était dans la nuit du 6 au 7 mars.

Le lendemain, il voulait prendre congé des pauvres fugitifs; ilsn'avaient plus rien à craindre de l'ennemi. Les lignes françaisess'étaient reformées derrière Saint-Trond. Le corps d'armée de Mirandatout entier bivaquait entre Landen et Louvain.

Mais il semblait à ces pauvres gens que Danton, ce tribun si redouté,cet homme de sang, était leur palladium. Les femmes se mirent à genouxsur son chemin; elles firent joindre les mains aux petits enfants.

Il pensa à ses petits enfants et à sa femme, poussa un soupir... mais ilresta.

XLIV

L'agonie

Pendant ce temps, Jacques Mérey, fidèle à la promesse qu'il avait faiteà son ami, luttait contre le mal de tout le pouvoir de la science.

En quittant Danton dans le cabinet d'un des secrétaires de laConvention, il avait laissé à celui-ci deux heures pour faire ses adieuxà sa femme; mais les adieux du terrible olympien n'étaient pas de ceuxque l'on fait à une femme mourante.

Il trouva Mme Danton souriante et brisée tout à la fois.

À cette époque, où les travaux chimiques du dix-neuvième siècle sur lesang n'étaient point faits encore et où l'on ignorait sa composition etses éléments, la maladie dont Mme Danton était atteinte n'était pointou était à peine connue sous le nom d'anémie, mais sous le nomd'anévrisme, avec lequel on la confondait.

Toute excitation exagérée et persistante du système nerveux peut amenerl'anémie, c'est-à-dire sinon l'absence du moins l'appauvrissement dusang; mais ce sont surtout les chagrins et l'abattement moral prolongésqui ont ce résultat fatal; alors les globules sanguins qui composent enpartie le sang diminuent dans des proportions effrayantes, et deshémorragies se produisent par l'effet plus aqueux du sang.

On comprend parfaitement, le tempérament de Mme Danton étant donnécomme celui d'une femme calme, douce et religieuse, que les événementsauxquels son mari avait pris part, que ceux bien plus encore dont ilavait été le héros, eussent produit sur la santé de sa femme ce terriblechangement.

Jacques Mérey l'avait déjà examinée avec la plus grande attention; maisle docteur, au courant de la science, la dépassant quelquefois à forcede travail et de génie, ne pouvait voir autre chose dans l'état deMme Danton que ce qu'y eût vu le plus habile médecin.

La malade était couchée sur une chaise longue; elle avait le visageblême, les lèvres pâles, les joues décolorées. Il découvrit les bras etla poitrine: les bras et la poitrine avaient la teinte blafarde duvisage. La langue et toutes les muqueuses participaient à cette pâleur.

Il lui prit le poignet; le pouls était petit, insensible, intermittent;parfois la chaleur de la peau était diminuée.

Mme Danton regarda tristement Jacques Mérey.

—Voulez-vous me dire ce que vous éprouvez? lui demanda-t-il.

—Une grande difficulté de vivre, répondit la malade; de l'essoufflementau moindre exercice.

—Des palpitations?

—Oui, des étourdissements, des étouffements, des éblouissements, destintements d'oreille.

—Y a-t-il longtemps que vous avez perdu du sang?

—Ce matin, la valeur d'un verre à peu près.

—Par la bouche ou par le nez?

—Par le nez.

—L'a-t-on mis de côté?

—Oui, ma belle-mère a dû le mettre à part.

Jacques appela Mme Danton la mère; elle apporta le sang qu'elle avaitconservé dans un plat creux.

La fibrine était presque nulle, tout était tourné en sérosité.

Jacques prit un papier et une plume.

Puis il prescrivit une décoction de quinquina et une préparationmartiale, espèce d'opiat que l'on faisait avec de la limaille de fer etdu miel.

Mme Danton devait prendre trois petits verres à bordeaux de quinquinaen décoction par jour, et toutes les heures manger une cuillerée à caféde miel et de limaille.

Elle devait boire, chaque fois qu'elle aurait soif, une tisane amère.

Jacques prit congé de Mme Danton.

Elle le suivit des yeux, et, lorsqu'il fut à la porte, comme il seretournait, leurs yeux se rencontrèrent.

—Vous voulez me demander quelque chose, dit Jacques, qui se rappela lesconfidences que Danton lui avait faites relativement aux tendancesreligieuses de sa femme.

—Oui, dit-elle.

Jacques se rapprocha de son lit.

Elle lui prit la main et le regarda.

—Je suis femme, dit-elle, et fidèle à la croyance de nos pères, je nevoudrais pas mourir hors de l'Église. Promettez-moi de me dire quand ilsera temps d'envoyer chercher un prêtre.

—Rien ne presse, madame, répondit Jacques.

—Il ne faudrait point par crainte de m'impressionner, continua MmeDanton, m'exposer à ne pas remplir mes devoirs religieux. Je ferais unemauvaise mort. Et d'ailleurs, ajouta-t-elle, il me faut un peu de tempspour trouver un prêtre.

—Vous voulez un prêtre non assermenté? demanda le docteur.

—Oui, fit-elle en baissant les yeux.

—Prenez garde, ces hommes-là sont des fanatiques qui ne comprennentpoint la parole de Dieu. Ils seront implacables.

—Pour moi? n'ai-je pas toujours été bonne mère et chaste épouse?

—Non, pour votre mari.

Elle resta pensive un instant.

—Je veux essayer d'abord d'un prêtre non assermenté, dit-elle; s'il esttrop sévère, vous m'en irez chercher un autre à votre choix.

Jacques s'inclina.

—Cette pensée de la confession vous tourmente-t-elle? demanda Jacques.

—Oui, je l'avoue.

—Eh bien! quand il sera temps, je préviendrai votre belle-mère et elleviendra avec le prêtre.

Mme Danton sourit, laissa retomber sa tête sur le dossier de lachaise longue, et poussa un soupir de satisfaction.

Pendant un jour ou deux, les remèdes du docteur opérèrent avec unecertaine efficacité. Mais le troisième jour les symptômes fâcheuxreprirent le dessus. La vue se troubla, des points noirs se dessinèrentsur les objets, la susceptibilité nerveuse devint extrême. Jacquesconstata ces symptômes, ordonna les toniques les plus efficaces qu'ilput trouver, mais, en quittant Mme Danton, il dit à la belle-mère:

—Demain, allez chercher le prêtre.

Le lendemain, le docteur comptait n'aller voir la malade qu'à sa sortiede la séance, afin de lui laisser tout le temps d'accomplir ses devoirsreligieux; mais, vers les deux heures de l'après-midi, CamilleDesmoulins accourut, lui annonçant que Mme Danton était au plus mal.

Il priait Jacques de tout quitter pour lui porter secours.

Le docteur fut étonné; il connaissait les accidents habituels de lamaladie, et ne croyait pas à la mort avant quatre ou cinq jours.

Il interrogea Camille, qui ne put rien lui dire autre chose, sinon quela belle-mère de Mme Danton était accourue chez lui pour lui dire quesa fille était au plus mal.

Jacques prit une voiture et se fit conduire passage du Commerce; lesenfants et la belle-mère pleuraient; Mme Danton priait, les yeuxfermés et les mains jointes.

Des larmes coulaient entre ses paupières fermées.

Il demanda ce qui s'était passé.

La belle-mère secoua la tête.

—Il a refusé l'absolution? demanda Jacques.

—Il l'a maudite.

—Pourquoi lui avez-vous dit chez qui il était? Le nom des mourantsn'est pas un péché, et le prêtre n'a pas besoin de le savoir.

—Oh! je ne l'avais pas dit, répondit Mme Danton la mère; je m'étaisrappelé votre recommandation. Mais, en entrant ici, il a vu le portraitde mon fils, par David. Il l'a reconnu, alors sa poitrine s'est gonfléede colère, ses yeux sont devenus sanglants, il a étendu la main vers lapeinture.

»—Pourquoi avez-vous le portrait de ce réprouvé ici? a-t-il demandé.

»Nous n'avons répondu ni l'une ni l'autre.

»—Tant que ce portrait sera ici, a-t-il dit en étendant le poing verslui, Dieu n'y entrera pas!

»Alors Georges, l'aîné des fils de Danton, s'est avancé vers le prêtreet lui a dit:

»—Pourquoi montrez-vous le poing à papa?

»—Cet homme est ton père! s'est écrié le prêtre.

»—Mais oui, cet homme est mon père, a répondu l'enfant.

»—Arrière, reptile!

»—Monsieur! a dit ma belle-fille en étendant les bras vers son enfant.

»—Ah! vous êtes sa mère, ah! vous êtes la femme de cet homme, ah! vousavez vécu avec ce Satan, avec ce réprouvé, avec cet antéchrist, et vousespérez le pardon du Seigneur. Jamais! jamais! jamais! mourez dansl'impénitence finale. Je vous maudis, et que ma malédiction tombe surlui, sur vous et sur vos enfants, jusqu'à la troisième et la quatrièmegénération.

»Et il est sorti.

»Les enfants pleuraient, ma fille s'est évanouie. J'ai couru chezCamille et vous l'ai envoyé. Voilà l'histoire telle qu'elle s'estpassée.»

—Le misérable! s'écria Jacques. Je l'avais prévu.

Puis, se tournant vers Mme Danton, qui restait muette et immobile:

—Je vais vous en chercher un, moi, dit-il, et qui ne vous maudira pas.

Il sortit, remonta dans son fiacre, courut à la Convention et ramenal'évêque de Blois, le digne Grégoire.

Celui-ci entra avec le sourire sur les lèvres et la bénédiction dans lecœur.

—Je ne vous ferai qu'une question, madame, lui dit-il.

Elle rouvrit ses yeux pleins de larmes, et, voyant le costume épiscopalde son visiteur:

—Laquelle, monseigneur? demanda-t-elle.

—Aimez-vous votre mari?

—Je l'adore, dit-elle.

—Eh bien! répliqua l'évêque, vous avez dû souffrir au-delà des péchésque vous avez commis. Je vous absous.

Alors il s'assit près d'elle, lui parla de Dieu, de sa bonté infinie; ilalla chercher les fibres les plus secrètes du cœur de la mère et del'épouse, et, comme il vit que, rassurée sur elle, c'était pour le salutde son mari qu'elle tremblait, il lui montra Dieu créant dans sa sciencede l'avenir les hommes pour les époques où ils doivent vivre, etmesurant sa miséricorde aux missions terribles que les Titansrévolutionnaires reçoivent de lui.

Il l'avait trouvée dans les larmes et rebelle à la mort. Il la quittapleine d'espérance et tendant les bras à la grande consolatrice de tousles maux.

Jacques, dès lors, n'eut plus qu'à adoucir matériellement, autant qu'ilétait en son pouvoir, le terrible passage de l'éternité.

Le lendemain, la maladie avait fait de nouveaux progrès et les symptômesétaient plus graves. La vue se perdait tout à coup, et, pendant desintervalles qui allaient toujours s'augmentant, l'enflure des jambesgagnait le corps; il y avait des syncopes pendant lesquelles on croyaitque la malade allait succomber; la parole devenait lente etinintelligible.

La journée du 4 au 5 se passa ainsi.

Les journées du 5 et du 6 ne furent qu'une longue agonie. De temps entemps, la malade rouvrait les yeux et les fixait sur le portrait de sonmari, qu'elle voyait comme à travers un brouillard. Elle voulait parler,mais elle ne pouvait articuler qu'une espèce de souffle modulé danslequel on croyait reconnaître le nom de baptême de son mari: Georges.

Enfin, vers le soir du 6, le coma s'empara d'elle; vers minuit, elle fitquelques mouvements produits par une convulsion; enfin, entre minuit etune heure, elle prononça distinctement le mot: «Adieu!» et expira.

Jacques Mérey alla à la pendule, et l'arrêta à minuit trente-septminutes.

C'était juste l'heure à laquelle Danton avait affirmé qu'elle lui étaitapparue.

Jacques suivit de point en point les instructions de Danton; il plongeale cadavre dans une dissolution concentrée de sublimé corrosif, il lemit dans une bière de chêne s'ouvrant à l'aide d'une serrure, dont ilgarda la clef. Enfin, après toutes les cérémonies de l'Église, après unemesse mortuaire, où officia l'évêque de Blois, le cadavre de la noblecréature fut déposé dans un caveau provisoire du cimetière Montparnasse.

Celui qui la conduisit à sa dernière demeure ne se doutait pas que, dansce même pays où il avait contribué à détruire la royauté et lasuperstition, sous le règne du fils de Philippe-Égalité, l'archevêque deParis, M. de Quélen, refuserait une messe à son cadavre, et qu'il seraitporté à sa dernière demeure sans prières et sans prêtre, au milieu duconcours vengeur de vingt mille citoyens.

XLV

Retour de Danton

Pendant l'absence de Danton, un orage terrible s'était élevé contre laGironde.

Nous avons expliqué aussi brièvement que possible d'où venait sonimpopularité.

Les girondins n'étaient pas devenus royalistes, comme on le disait, maisles royalistes, de nom du moins, s'étaient faits girondins.

On sait de quelle popularité ils avaient joui d'abord; la révolution, au20 juin et au 10 août, avait été en eux.

Les jacobins, de leur côté, s'étaient jetés dans des excès qu'à tort ouà raison ils avaient cru nécessaires à la révolution.

Ils avaient fait les journées de Septembre.

Les girondins regardaient les actes des 2 et 3 septembre comme descrimes atroces; ils avaient demandé la poursuite de ces crimes.

Ils firent, comme nous l'avons dit, accuser Robespierre à la tribune.Par qui? Par Roland qui était l'intégrité; par Condorcet qui était lascience; par Brissot qui était la loyauté; par Vergniaud qui étaitl'éloquence? Non. Par Louvet, l'auteur deFaublas, c'est-à-dire auxyeux de tous par la frivolité.

Robespierre répondit par deux mensonges. Il dit qu'il n'avait jamais eude relation avec le comité de surveillance de la Commune, premiermensonge; il répondit qu'il avait cessé d'aller à la Commune avant lesexécutions, second mensonge.

Les honneurs de la séance furent pour Robespierre. De ce jour date lepremier nuage jeté sur la popularité de la Gironde.

Il s'agissait d'élire un nouveau maire. Un ex-cordonnier de la rueMauconseil, nommé Lhuillier, balança trois jours le candidat girondin,Chambon, qui fut nommé à grand'peine.

Signe grave et sinistre, la majorité flottait entre elle et lesjacobins.

Les jacobins et la Montagne avaient cru la mort du roi indispensable, etils avaient, comme un seul homme, voté la mort du roi, sans appel etsans sursis.

Les girondins, au contraire, au moment de la chute du roi, avaient eul'imprudence de lui écrire; puis, le moment venu de voter, ils avaientvoté ensemble, les uns pour la mort simple, les autres pour la mort avecsursis, les autres pour la mort avec appel.

Les girondins étaient donc divisés, et ils avaient donné prise auxmontagnards et aux jacobins, qui leur reprochaient à tout moment leurfaiblesse politique.

Danton, nous l'avons dit encore, avait fait un pas pour se rapprocher dela Gironde. La Gironde s'était éloignée de lui.

Guadet l'avait appelé septembriseur.

Danton s'était contenté de secouer tristement la tête.

—Guadet, lui dit-il, tu as tort, tu ne sais pas pardonner, tu ne saispas sacrifier ton sentiment à la patrie, tu es opiniâtre; tu périras!

Danton avait laissé aller la Gironde à la dérive.

Les girondins avaient eu un ministère tiré du cœur même de laGironde: Roland, Larivière et Servan.

Ce ministère n'avait pas su se maintenir en position.

Ils avaient eu un général girondin: Dumouriez.

Mais, après avoir gagné deux batailles, après avoir sauvé la France àValmy et à Jemmapes, il avait été accusé de ne l'avoir sauvée qu'auprofit du duc de Chartres. Un voyage qu'il avait fait à Paris, quelquesouvertures qu'il avait risquées, avaient donné créance à ces bruits queles girondins n'osaient pas démentir. Seulement, Dumouriez était l'hommeheureux, et par conséquent l'homme indispensable.

Mais voilà qu'en quelques jours une grêle de nouvelles plus effrayantesles unes que les autres viennent s'abattre sur Paris.

La première est la révolte de Lyon.

Lyon, avec ses maisons à dix étages, avec ses caves noires oùs'enterrent les canuts, Lyon était le refuge des agents d'émigration,des prêtres réfractaires et des religieuses exaltées. Les grandscommerçants qui ne faisaient plus travailler, les marchands qui nevendaient plus pactisaient avec les nobles. Nobles, commerçants etmarchands étaient royalistes et se disaient girondins, mais cesprétendus girondins avaient armé un bataillon de fédérés qui, sous letitre desFils de famille, insultaient les municipaux, brisaient lastatue de la liberté et les bustes de Jean-Jacques.

Encore une accusation sourde qui retombait sur les girondins. Ce n'étaitpas le tout. De même qu'à la panique de Valmy, quinze cents hommess'étaient éparpillés, fuyant et criant partout que l'armée était battue.Les fugitifs traversaient la Belgique, les uns à pied, les autres àcheval, disant que Dumouriez trahissait et qu'il avait vendu la France.

Dumouriez, l'homme des girondins!

Mais Dumouriez avait commis des crimes bien autrement graves que de selaisser battre. À son passage à Bruges, on lui avait donné un bal.

Un petit jeune homme, tout en achevant sa contredanse, se présenta àlui, disant qu'il était commissaire du corps exécutif et qu'il serendait à Ostende et à Nieuport pour faire monter des batteries etmettre ces deux places en état de défense.

Le général le regarda par-dessus son épaule et lui dit:

—Renfermez-vous dans vos fonctions civiles, monsieur, exécutez-lesmodérément et ne vous mêlez pas de la partie militaire, qui me regarde.

Un autre commissaire, nommé Lintaud, lui écrivait une lettre danslaquelle il le tutoyait et lui ordonnait de marcher immédiatement ausecours de Ruremonde.

Dumouriez envoya cette lettre au ministère de la Guerre avec cetteapostille:Cette lettre devrait être datée de Charenton.

Un troisième, nommé Cochelet, avait écrit au général Miranda,lieutenant de Dumouriez, lui ordonnant de prendre Maestricht avant le 20février, sans quoi, disait-il, il le dénoncerait comme traître.

On comprend que toutes ces noises de Dumouriez contre les agents de laConvention ne raccommodaient pas ses affaires avec les jacobins.

Ces nouvelles, en arrivant à Paris, excitèrent un grand tumulte nonseulement dans les rues, mais au sein même de la Convention.

Une grande foule se précipita dans la salle, envahissant les tribunes etcriant à pleins poumons:

—À bas les traîtres! à bas les contre-révolutionnaires!

C'est au milieu d'un effroyable tumulte que plusieurs voix crièrent toutà coup: «Danton! Danton!» et que celui-ci, dont la voiture s'étaitbrisée et qui avait fait les trente dernières lieues à cheval et à francétrier, entra couvert de boue à l'Assemblée.

À cet aspect, tout le monde se tut.

Alors, d'une voix tonnante:

—Citoyens représentants, dit-il, le ministre de la Guerre vous cache lavérité; j'arrive de Belgique, j'ai tout vu; voulez-vous des détails?

Sept cents voix répondirent par le cri:

—Parlez! Parlez!

Alors Danton, avec l'énergie que nous lui connaissons, fait le récitqu'on a lu dans le chapitre précédent; il lui montre toute cette bravepopulation de Liége, hommes, femmes, vieillards, enfants, nos alliés,abandonnant leurs maisons, mourant de faim, de froid, par les grandschemins, se réfugiant à Bruxelles et n'ayant d'espoir que dans laFrance.

Seulement, où la France puisera-t-elle son espoir? Dumouriez est enplein retraite; une partie de l'armée est en pleine déroute.

Puis il ajoute:

—La loi du recrutement sera trop lente; il faut que Paris s'élance.

Alors, de toutes les tribunes et de tous les bancs un cri s'élance:

—Dumouriez à la barre! Mort à Dumouriez! mort aux traîtres!

Mais Danton s'écrie:

—Dumouriez n'est pas si coupable que vous le croyez. On lui a promistrente mille hommes de renfort; il n'a rien; il faut que descommissaires parcourent les quarante-huit sections, appellent lescitoyens aux armes et les somment de tenir leur serment; il faut qu'uneproclamation soit adressée à l'instant aux Parisiens; s'ils tardent,tout est perdu; la Belgique est envahie; armons-nous, défendons-nous,sauvons nos femmes et nos enfants; qu'on arbore à l'Hôtel de Ville legrand drapeau qui annonce que la patrie est en danger, et que le drapeaunoir flotte sur les tours de Notre-Dame!

Puis, au milieu des applaudissements, des bravos, Danton, pâle comme unspectre, sombre comme la nuit, descend du haut de la Montagne versl'endroit où Jacques Mérey, non moins pâle et non moins sombre,l'attendait.

Les deux hommes n'échangèrent que deux mots.

—Morte? demanda Danton.

—Oui, répondit Mérey.

—La clef?

—La voilà.

Et Danton sortit comme un fou des Tuileries.

Il sauta dans une des voitures qui stationnaient pendant toutes lesséances à la porte des Tuileries, mit un assignat de dix francs dans lamain du cocher, en lui disant:

—Ventre à terre! passage du Commerce.

Le cocher fouetta ses chevaux, qui partirent aussi vite que peuventpartir deux chevaux de fiacre.

Au pont Neuf, un embarras de voitures arrêta le fiacre; Danton passa satête bouleversée par la portière et cria:

—Place!

Un cabriolet avait engagé sa roue avec une charrette.

Le cocher du cabriolet tirait de son côté, le charretier tirait du sien.

—Place! cela t'est aisé à dire, fit le cocher du cabriolet. Fais-toifaire place toi-même, si tu peux.

Le conducteur de la charrette tirait avec cet entêtement plein demalveillance du conducteur des grosses voitures qui savent que lespetites ne peuvent rien contre elles. Attelé de deux chevaux, ilcontinuait de marcher et traînait à reculons le cabriolet et son cheval.

Danton jeta un regard sur la physionomie sournoisement riante de cethomme et vit qu'il était inutile de lui rien demander. Il ouvrit laportière, sauta à bas de son fiacre, s'approcha, passa une épaule sousl'arrière de la charrette, et d'un violent effort la jeta sur le côté.

Puis il remonta dans sa voiture en criant au cocher:

—Passe, maintenant.

Après une pareille preuve de force, Danton pensait bien que personne nese mettrait plus sur sa route; aussi les autres voituress'écartèrent-elles en une seconde, et cinq minutes après Danton était àla porte de la triste maison.

Là, il sauta à terre, monta rapidement les deux étages; mais, arrivé àla porte, il s'arrêta tout tremblant.

Il n'osait sonner.

Enfin il tira le cordon et la sonnette retentit.

Des pas alourdis s'approchaient de la porte.

—C'est ma mère, murmura-t-il.

Et, en effet, la porte s'ouvrit, et Mme Danton, vêtue de deuil, parutsur le seuil.

Les deux enfants, en deuil comme la grand-mère, étaient venus voircurieusement qui sonnait.

—Mon fils! murmura la vieille.

—Papa! balbutièrent les enfants.

Mais Danton ne parut voir ni les uns ni les autres; il entra sans direune parole, ouvrit toutes les portes, comme s'il espérait dans chaquechambre retrouver celle qu'il avait perdue.

Puis, le dernier cabinet ouvert, il se jeta tout éperdu dans la chambreà coucher, enveloppa de ses bras les oreillers sur lesquels elle avaitrendu le dernier soupir, et les baisa convulsivement avec des cris etdes larmes.

La vieille mère profita de ce moment où son cœur semblait se fondrepour pousser les enfants dans ses bras.

Il les prit, les pressa contre sa poitrine.

—Ah! dit-il, qu'elle a dû avoir de peine à vous quitter.

Puis il tendit la main à sa mère, l'attira à lui et appuya un baiser surchacune de ses joues flétries.

—Et maintenant, dit-il, qu'on me laisse seul.

—Comment, seul? s'écria Mme Danton.

—Ma mère, dit-il, il y a une voiture à la porte; montez dedans avec lesenfants, conduisez-les chez Camille, laissez-les et restez vous-mêmesavec Lucile, et envoyez-moi Camille, il faut que je lui parle àl'instant même; voici un second assignat de dix francs que vous donnerezau cocher pour qu'il reste à ma disposition.

Dix minutes après, Camille accourait se jeter dans les bras de Danton.

—Il faut, lui dit celui-ci, que tu te fasses reconnaître du commissairede police du quartier, que tu ailles avec lui jusqu'au cimetièreMontparnasse. Le corps de ma femme est déposé dans un caveau provisoire;le commissaire de police t'autorisera à mettre la bière dans le fiacre;tu me la rapporteras; je veux revoir encore une fois celle que j'ai tantaimée.

Camille ne fit pas une observation, il obéit.

Camille se nomma et nomma Danton. Le nom de celui-ci inspirait une sigrande terreur, que le commissaire ne chercha pas même à discuter; ilmonta en fiacre avec Camille Desmoulins, se rendit au cimetièreMontparnasse, alla au caveau provisoire, se fit remettre la bière, quedeux fossoyeurs portèrent dans le fiacre.

Danton entendit le roulement de la voiture qui s'arrêtait devant laporte; il descendit ou plutôt se précipita dans les escaliers, remerciaCamille et le commissaire, qui avait voulu s'assurer qu'il venait bienau nom de Danton.

Camille voulut faire signe à deux commissionnaires qui jouaient auxcartes sur une borne; mais Danton l'arrêta, fit ses remerciements aumagistrat, chargea l'objet sur ses épaules et le monta au second étage.

Une grande table avait été préparée dans la chambre à coucher de MmeDanton; il posa la bière dessus. Puis, se tournant vers Camille, il luitendit la main.

—Je veux être seul! dit-il.

—Et si je ne voulais pas te laisser seul, moi?

—Je te répéterais:Je veux être seul.

Et il prononça ces paroles avec une telle énergie, que Camille vit bienqu'il n'y avait pas d'observations à lui faire.

Il sortit.

Resté seul en face de la bière, Danton tira de sa poche la clef que luiavait remise le docteur, lui fit faire un double tour dans la serrure;puis, avant d'oser lever le couvercle, il attendit un instant.

La morte était enveloppée dans son suaire. Danton en écarta les plis.

Alors on dit qu'il enveloppa le corps de ses deux bras, l'arracha à labière, et, l'emportant sur le lit où elle était morte, essaya de lafaire revivre dans un funèbre et sacrilège embrassement.

XLVI

Surge, carnifex

Ainsi, après une lutte de sept mois, après deux grandes bataillesgagnées, Paris se retrouvait dans la même situation qu'en août 1792.

Comme en avril 1792, Danton venait de faire un appel au patriotisme desenfants de Paris.

Comme en 1792, Marat criait, ayant un écho dans la Montagne, qu'ilfallait abattre la contre-révolution et surtout ne pas laisser derrièresoi d'ennemis.

Paris fut admirable.

D'autant plus admirable que cette fois il n'y avait plusd'enthousiasme—non, l'enthousiasme avait été noyé dans le sang deSeptembre—, mais seulement du dévouement.

Le faubourg envoya une garde à la Convention, et en deux jours fit troisou quatre mille volontaires qu'il arma et équipa.

Les halles furent sublimes: une seule section, celle de la halle au blé,donna mille volontaires. Ils défilèrent à l'Assemblée, muets, sombres,la tête inclinée en avant par l'habitude de porter des sacs sur leurtête. Ils quittèrent tout, leur métier, leur femme et leurs enfants,méritant par le cœur comme par le titre qu'ils s'étaient donnéeux-mêmes deForts pour la patrie.

Le soir, il y eut aux halles repas lacédémonien; chacun apporta ce qu'ilavait; ceux-là le pain, ceux-ci le vin, ceux-ci la viande et le poisson;ceux qui arrivèrent les mains vides se mirent à table comme les autres,et comme les autres mangèrent.

Un cri unanime de «Vive la nation!» se fit entendre; puis on se sépara;chacun avait ses adieux à faire, on partait le lendemain.

Maintenant, toutes ces nouvelles, qui accablaient les girondinspuisqu'elles venaient à la suite d'un ministère girondin, par les fautesd'un général girondin et par la révolte d'une ville girondine,donnaient prise sérieuse aux meneurs révolutionnaires, c'est-à-dire àleurs ennemis réunis: Montagne, Commune, jacobins, cordeliers,faubourgs.

Les girondins, presque tous avocats, nous l'avons dit, prêchaient lasoumission à la loi. Ils disaient: «Tombons, mais légalement.»

Ils oubliaient que les lois dont ils voulaient mourir victimes étaientdes lois faites en 91 et 92, c'est-à-dire pour une époque de monarchieconstitutionnelle et non pour une époque de révolution.

La loi qu'ils invoquaient était tout simplement le suicide de laRépublique.

Il y avait un moyen d'obvier à tout, c'était de tirer du sein de laConvention même un tribunal qui concentrerait tous les pouvoirs dans sesmains, et qui prendrait le titre dutribunal révolutionnaire.

Pour lui, il n'y aurait d'autre loi que la loi du salut public.

Par lui, l'influence des girondins s'appuyant sur la loi ancienne étaitneutralisée. C'était à eux de se soumettre à laloi nouvelle. S'ilsvoulaient résister, on les briserait.

Et c'est ce que ne voulait pas encore la Convention. La Conventionsentait parfaitement combien l'affaiblirait la mort d'hommes éloquents,honnêtes, dévoués à la République, ayant un immense parti, et dont leseul crime était l'hésitation à mettre le pied dans le sang.

Mais il y a dans tous les partis des enfants perdus qui veulent àquelque prix que ce soit le triomphe de leur idée; les enfants perdus dela Révolution se réunissaient à l'Évêché et y formaient une sociétérégulière qui n'était pas reconnue par la grande société jacobine.

Cette société avait trois chefs: l'Espagnol Guzman; Tallien, ancienscribe de procureur; Collot-d'Herbois, ex-comédien.

Les chefs secondaires étaient un jeune homme nommé Varlet, qui avaithâte de tuer; Fournier, l'Auvergnat, ancien planteur, ne connaissant quele fouet et le bâton, et célèbre dans les massacres d'Avignon; lePolonais Lazouski, héros du 10-Août et qui était l'idole du faubourgSaint-Antoine.

Les six conjurés—on peut donner le nom de conjuration à un pareilprojet—se réunirent au café Corazza et décidèrent de profiter dutrouble dans lequel était Paris pour y soulever une émeute. Ils'agissait tout simplement, au milieu de l'émeute, de faire marcher unesection sur le club des Jacobins et l'autre sur la Commune.

Cette dernière section, accusant la Convention de laisser échapper lepouvoir à ses mains débiles, forcerait la Commune de le prendre.

La Commune, ayant des pouvoirs dictatoriaux, épurerait alors laConvention; les girondins seraient alors expulsés par l'Assembléeelle-même, ou, si elle refusait, ils seraient tués pendant le tumulte.

Danton, préoccupé de la mort de sa femme, n'y mettrait aucun obstacle;Robespierre, qui à toute occasion invectivait la Gironde, à coup sûrlaisserait faire. Les girondins eux-mêmes fournissaient des armes contreeux.

Dans leur bonne intention, et pour rassurer Paris, leurs journaux,dirigés par Gorsas et Fiévée, disaient que Liége était évacuée, maisn'était pas prise, et que, en tout cas, l'ennemi n'oserait se hasarderen Belgique.

Et en même temps les Liégeois, démenti vivant, arrivaient à moitié nus,les pieds meurtris de la route, traînant leurs femmes par les bras,portant leurs enfants sur leurs épaules, mourant de faim, invoquant laloyauté de la France, et à son défaut la vengeance de Dieu.

Le nouveau maire de la Commune et son rapporteur, prévoyant ce quiallait se passer, et voulant soustraire le pouvoir auquel ilsappartenaient à cette responsabilité dont ils étaient menacés d'épurerla Convention, se présentèrent le 10 au matin à l'Assemblée.

Ils demandèrent des secours pour les familles de ceux qui partaient,mais ils demandaient surtout un tribunal révolutionnaire pour juger lesmauvais citoyens. Puis des volontaires apparurent à leur tour pour faireleurs adieux à la Convention.

—Pères de la patrie, disaient-ils, n'oubliez pas que nous allonsmourir, et que nous vous laissons nos enfants.

La harangue était courte et digne de Spartiates.

Mais implicitement, pour le salut de ces enfants laissés à laConvention, elle réclamait un tribunal révolutionnaire.

Alors Carnot se leva, Carnot que l'on nomma plus tard l'organisateur dela victoire.

—Citoyens, dit-il aux volontaires, vous n'irez pas seuls à lafrontière, nous irons avec vous, nous vaincrons avec vous ou nousmourrons avec vous.

Et l'Assemblée, à l'unanimité, décida que quatre-vingt-deux membres dela Convention se transporteraient aux armées.

Des députés avaient été chargés de visiter les sections; ils revinrenten disant que toutes insistaient pour la création d'un tribunalrévolutionnaire. Jean Bon Saint-André se leva, appuyant la demande, quiparaissait commandée par la volonté générale.

Pendant ce temps, Levasseur rédigeait la proposition.

Deux hommes doux et bons qui ignoraient quel instrument de mort ilsbâtissaient!

Jean Bon Saint-André, un pasteur protestant qui nous improvisa unemarine, la lança à la mer, se fit marin, de prêtre qu'il était, et nouslégua, après le fatal combat du 1er juin 1794, la consolante légendeduVengeur, qui n'est pas encore, mais qui deviendra un jour del'histoire.

Levasseur, un médecin qui, envoyé à une armée en pleine révolte, arrêtaet soumit la révolte d'un mot.

Le tribunal révolutionnaire fut voté en principe, mais on en remit àplus tard l'organisation.

En ce moment, et au milieu du tumulte, Danton, qui depuis trois joursn'était pas venu à l'Assemblée, parut.

Danton, c'est-à-dire l'ombre de Danton! Danton, les genoux tremblants,les joues pendantes, les yeux rougis par les larmes, les cheveuxblanchis aux tempes, encore livide de son contact avec la mort.

Il monta lentement et lourdement à la tribune. On eût dit qu'il sentaitpeser sur lui, sur sa douleur et sur les suites qu'elle avait eues, lesregards de toute l'Assemblée.

Les regards de la Gironde surtout l'enveloppaient.

Ce grand parti et ceux qui s'y étaient rattachés comprenaient que cethomme qui montait à la tribune, que cet homme qu'ils avaient flétri dunom de septembriseur, que cet homme dont ils avaient refusé l'alliance,portait en lui leur salut ou leur mort.

On sentait qu'à la terreur qui pesait déjà sur l'Assemblée, Dantonapportait un supplément de terreur.

—Vous avez, dit-il d'une voix rauque, votéen principe l'existencefuture du tribunal révolutionnaire, vous n'en avez pas décrétél'organisation. Quand sera-t-il organisé? quand fonctionnera-t-il? etquand satisfaction contre les traîtres sera-t-elle donnée au peuple?Avec les obstacles que nous rencontrons dans cette Assemblée même, nulne le sait.

Puis, avec un sourire terrible:

—Parlons donc d'autre chose, dit-il. Je vous rappellerai,continua-t-il, qu'en septembre on sauva les prisonniers pour dettes, enouvrant les prisons la veille du massacre. Eh bien! aujourd'hui, je nedis pas que les circonstances soient les mêmes, mais il est toujourstemps d'accomplir une œuvre juste. Aujourd'hui, consacré est ceprincipe que nul ne peut être privé de sa liberté que pour avoir forfaità la société: plus de prisonniers pour dettes, plus de contrainte parcorps; abolissons ces vieux restes de la loi romaine des douze tables etdu servage du Moyen Âge; abolissons enfin la tyrannie de la richesse surla misère; que les propriétaires ne s'alarment point, ils n'ont rien àcraindre: respectez la misère, elle respectera l'opulence.

L'Assemblée frémit. L'homme du 2 septembre annonçait-il un 12 mars?

En tout cas, elle comprit le sens et la portée de la nouvelle loi qu'onlui demandait; elle se leva avec empressement, et, à l'unanimité, ellevota l'abolition de la contrainte par corps.

—Ce n'est pas assez, ajouta Danton; ordonnez que les prisonniers decette catégorie soient élargis à l'instant même.

Et l'élargissement immédiat fut voté.

Puis Danton se rassit, ou plutôt retomba sur son banc, dans le muetsilence de la mort.

En ce moment, un homme assis au banc des girondins déchira une feuillede ses tablettes, écrivit dessus ces deux mots de Mécène à Octave:«Surge, carnifex! Lève-toi, bourreau!»

Et il signa:Jacques Mérey.

Danton, auquel un huissier remit la feuille déchirée des tablettes dudocteur, tourna lentement un regard atone de son côté.

Jacques Mérey se leva, et, comme le commandeur à don Juan, il fit signeà Danton de le suivre.

Danton le suivit.

Jacques Mérey prit le corridor, ouvrit ce cabinet du secrétaire del'Assemblée où il avait déjà eu une conférence avec Danton, et attenditcelui-ci.

Danton apparut un instant après lui à la porte.

—Ferme cette porte et viens, dit Mérey.

Danton obéit.

—Au nom du dernier soupir de ta femme, que j'ai reçu, dit JacquesMérey, où veux-tu en venir, malheureux?

—À vous sauver tous, dit Danton d'une voix sourde, et cela malgrévous-mêmes, qui voulez vous perdre.

—Étrange manière de t'y prendre! dit Mérey avec ironie.

—On voit bien que tu n'as pas été ministre de la Justice et que tu nesais pas ce qui se passe. Je vais te le dire en deux mots, puis jerentrerai pour faire un dernier effort en votre faveur. Tâchez d'enprofiter.

—Parle! reprit Jacques Mérey.

—Commençons par la province, dit Danton—ça ne sera pas long, soistranquille—, et finissons par Paris. Tu sais que Lyon est révolté. LaConvention n'avait pas une armée à envoyer à Lyon. La Convention a faitce qu'eût fait Sparte: elle a envoyé un citoyen héroïque, un cœurintrépide, un homme que le sang n'effraye pas, car tous les jours depuisvingt ans il se lave les mains dans le sang, le boucher Legendre. Il aparlé comme s'il avait eu une armée de cent mille hommes derrière lui.On lui a présenté une pétition factieuse, il l'a mise en morceaux et l'alancée à la tête de ceux qui la lui présentaient.

»—Et si nous t'en faisions autant que tu viens d'en faire à notrepétition! s'écria un des factieux.

»—Faites! a-t-il répondu. Coupez mon corps en quatre-vingt-quatremorceaux et envoyez les morceaux aux quatre-vingt-quatre départements;chacun d'eux m'élèvera une tombe et chacun d'eux vouera mes assassins àl'infamie.

»Qu'est devenu Legendre? Nous n'en savons rien! assassiné probablement.Et sais-tu sous quel nom et sous quelle bannière ses Lyonnais se sontrévoltés? Sous le nom degirondins, sous la bannière de laGironde.Le bataillon des Fils de famille,tous girondins, s'est emparé del'Arsenal, de la poudre, des canons; peut-être, à cette heure, lesSardes occupent-ils la seconde capitale de la France et le drapeau blancflotte-t-il sur la place des Terreaux!

»Sais-tu ce qui se passe en Bretagne et en Vendée? La Bretagne et laVendée sont en pleine révolte; pendant que l'Autrichien nous met lapointe de l'épée sur la poitrine, la Vendée nous met le poignard dans ledos. Là, du moins, ils ne se font pas passer pour girondins.

»Mais votre général girondin trahit en Belgique, lui; nous avons àcraindre non seulement la retraite mais l'anéantissement de l'armée; ilne nous y resterait ni un seul homme ni une seule ville, si Cobourg yavait lancé ses hussards et avait su profiter de l'irrigation desBelges, qui seraient tombés sur nos fugitifs et les eussent anéantis. Etcependant ce Dumouriez, il faut que nous le gardions jusqu'à ce qu'ilnous perde, ou que nous nous sauvions en le perdant.

»Maintenant, à Paris, voilà ce qui s'y passe. Les membres du club del'Évêché ont décrété la mort de vingt-deux d'entre vous. Cesvingt-deux-là seront assassinés sur leurs bancs à la Chambre; le restedu parti sera emprisonné à l'Abbaye, et on renouvellera sur lui lajustice anonyme de Septembre.

»Veux-tu savoir ce qu'a dit Marat ce matin avant de venir à l'Assemblée?"On nous appelle buveurs de sang, a-t-il dit, eh bien! méritons ce nomen buvant le sang des ennemis. La mort des tyrans est la dernière raisondes esclaves. César fut assassiné en plein sénat; traitons de même lesreprésentants infidèles à la patrie, et immolons-les sur leurs bancs,théâtres de leurs crimes."

»Alors Mamin, le même qui a porté la tête de la princesse de Lamballependant toute une journée au bout d'une pique, Mamin s'est proposé, luiet quarante de ses égorgeurs, pour vous assassiner tous cette nuit àdomicile.

»Hébert a appuyé. "La mort sans bruit, donnée dans les ténèbres, a-t-ildit, vengera la patrie des traîtres et montrera la main du peuplesuspendue à toute heure sur la tête des conspirateurs."

»Eh bien! voilà ce qui a été décidé: l'assassinat de jour en pleineConvention, ou l'assassinat chez vous, nuitamment, dans vos demeures,comme à la Saint-Barthélemy.

»Devines-tu maintenant ce que j'ai voulu faire pour vous? En proposantde faire élargir les prisonniers pour dettes, j'ai voulu vous fairecomprendre que la mort était suspendue au-dessus de vos têtes, j'aivoulu vous donner un dernier avis.

»Tu as mal interprété mes paroles, tant mieux. Tu me forces àm'expliquer clairement, je m'explique. Je ne veux pas votre mort. Je nevous aime pas; mais j'aime votre talent, votre patriotisme, tout malentendu qu'il est; votre honnêteté, tout impolitique qu'elle soit.Rentre, va t'asseoir près de tes amis; dis-leur comme venant de toi,comme venant de moi, si tu veux, mais de moi ils se défieront, dis-leur,cette nuit, ou de se réunir en armes pour se défendre, ou de ne pointcoucher chez eux. Demain, demain, il fera jour! Demain, le tribunalrévolutionnaire sera organisé, et, si vous êtes véritablement destraîtres, c'est à un tribunal que vous répondrez de votre trahison.»

Mérey tendit la main à Danton.

—Il ne faut pas m'en vouloir, dit-il, j'ai été trompé par l'apparence.

—T'en vouloir! dit Danton en haussant les épaules, pourquoi faire? On abesoin de la haine pour être Robespierre ou Marat, on n'a pas besoin dela haine pour être Danton, va.

Mérey avait déjà fait quelques pas vers la porte, quand Danton bonditvers lui.

—Ah! dit-il en le serrant dans ses bras et en le prenant sur soncœur à l'étouffer. J'oubliais ce que tu as fait pour moi, ami; je nesais pas ce qui arrivera, mais tu as ta place dans mon cœur. Si tu esobligé de fuir, viens chez moi, et je réponds de ta vie, dussé-je tecacher dans le caveau où elle est renfermée!

Et, suffoquant au souvenir de sa femme comme un enfant que les larmesétouffent, il éclata en sanglots dans les bras de son ami.

XLVII

Le tribunal révolutionnaire

Danton était bien instruit. Pendant qu'il dévoilait le complot à son amiJacques Mérey, ce complot s'accomplissait.

Ces hommes dont la mission était d'être à la tête de toutes les actionssanglantes, ce flot révolutionnaire dont la nature était de débordersans cesse, à qui tout ce qui tendait à fixer la Révolution étaitinsupportable, tous ces hommes, las du nom d'assassins que Vergniaud etses amis leur lançaient sans cesse du haut de la tribune, s'étaient misen mouvement; ils avaient couru à la section des Gravilliers. Elle étaitpeu nombreuse; ceux qui étaient présents, brisés de fatigue, dormaient.

—Nous venons, dirent les conspirateurs, au nom des jacobins; lesjacobins veulent une insurrection, et que la Commune saisisse lasouveraineté, qu'elle épure la Convention.

Mais la section des Gravilliers était dans la main du prêtre assermentéJacques Roux, celui qu'on avait présenté à Louis XVI pour l'accompagnerà l'échafaud et qu'il avait refusé.

Il flaira un crime sous cette proposition; il répondit que le peupleétait assemblé dans un repas civique et que c'était au peuple qu'ilfallait s'adresser.

Éconduits, ils s'éloignèrent.

Puis ils s'adressèrent à la section des Quatre-Nations, réunie àl'Abbaye, firent le même mensonge, obtinrent l'adhésion de quelquesmembres, qui se joignirent à eux.

Armés de cette adhésion, ils se rendirent au repas civique quis'étendait de l'Hôtel de Ville jusqu'aux halles.

On proposa à tous les convives, déjà un peu échauffés par le vin,d'aller fraterniser avec les jacobins.

La proposition fut acceptée.

Pendant qu'ils se mettaient en marche, Jacques Mérey rentrait dans lasalle, laissant à Danton resté derrière lui le temps de se calmer. Assisà gauche de Vergniaud, il lui communiqua l'avis de Danton tendant à leurfaire quitter la salle.

Vergniaud le communiqua aux autres girondins. Pas un ne bougea.

Danton rentra à son tour. Cette figure bouleversée était mobile commel'ouragan. Chacun interpréta à sa guise la décomposition de ses traits,sa pâleur mortelle, ses soupirs profonds, qui semblaient prêts à faireéclater sa poitrine.

On venait de lire la lettre de Dumouriez; Robespierre était à latribune, et, contre toute attente, il disait:

—Je ne réponds pas de lui, mais j'ai encore confiance en lui.

Puis, comme il ne pouvait monter à la tribune sans accuser, il ajoutaque le moment demandait un pouvoir unique, secret, rapide, unevigoureuse action gouvernementale. Puis il accusa la Gironde, commetoujours, revenant à son éternel refrain, disant que depuis trois moisDumouriez demandait à envahir la Hollande, et que depuis trois mois lesgirondins l'en empêchaient.

Danton était resté debout près de la porte, l'œil fixé sur lesgirondins, qui, impassibles sur leurs bancs, malgré l'avis donné,étaient restés pour faire face à la mort.

À cette nouvelle accusation de Robespierre, Danton tressaillit.

—La parole après toi! cria-t-il à Robespierre.

—Tout de suite, répondit celui-ci, j'ai fini.

Et, tandis qu'il descendait les marches de la tribune d'un côté, Dantonles montait de l'autre. Il suivit des yeux Robespierre jusqu'à ce quecelui-ci eût regagné sa place entre Cambon et Saint-Just.

—Tout ce que tu viens de dire est vrai, fit-il; mais il ne s'agit pointici d'examiner les causes de nos désastres, il s'agit d'y porter remède.Quand l'édifice est en feu, je ne m'occupe pas des fripons qui enlèventles meubles, j'éteins l'incendie. Nous n'avons pas un moment à perdrepour sauver la République. Voulons-nous être libres? Agissons. Si nousne le voulons plus, périssons! car nous l'avons tous juré. Mais non,vous achèverez ce que nous avons commencé. Marchons! Prenons laHollande, et Carthage est détruite. L'Angleterre ne vivra que pour laliberté! Le parti de la liberté n'est pas mort en Angleterre. Tendez lamain à tous ceux qui appellent la délivrance: la patrie est sauvée, etle monde est libre. Faites partir vos commissaires; qu'ils partent cesoir, qu'ils partent cette nuit; qu'ils disent à la classe opulente: «Ilfaut que l'aristocratie de l'Europe succombe sous nos efforts, payenotre dette ou que vous la payiez; le peuple n'a que du sang et leprodigue; allons, misérables riches, dégorgez vos richesses!»

Des applaudissements auxquels se mêlèrent malgré eux ceux des girondinslui coupèrent la parole.

Danton interrompit d'un geste impatient les applaudissements quil'empêchaient de continuer, et, comme si l'avenir lui apparaissait, ilcontinua avec un visage rayonnant:

—Voyez, citoyens, les belles destinées qui vous attendent! Quoi, quandvous avez une nation entière pour levier, l'horizon pour point d'appui,vous n'avez pas encore bouleversé le monde?

Les applaudissements l'interrompirent de nouveau.

Mais lui, toujours impatient d'être enrayé dans sa route, sans leurdonner le temps de s'éteindre, continua:

—Je sais bien qu'il faut pour cela du caractère, et vous en avez manquétous; je mets de côté toutes les passions, elles me sont toutesparfaitement étrangères, excepté celle du bien public. Dans descirconstances plus difficiles, quand l'ennemi était aux portes de Paris,j'ai dit à ceux qui gouvernaient alors: «Vos discussions sontmisérables; je ne connais que l'ennemi, battons l'ennemi. Vous qui mefatiguez de vos contestations particulières, au lieu de vous occuper dusalut public, je vous répudie tous comme traîtres à la patrie: Je vousmets tous sur la même ligne. Attaquez-moi à votre tour, calomniez-moi àvotre tour; que m'importe ma réputation! que la France soit libre, etque mon nom soit flétri!»

À ce cri de Danton, qui révélait toute sa pensée, qui expliquaitSeptembre et le fardeau sanglant dont il s'était chargé, il n'y eutqu'un cri d'admiration dans toute la salle.

C'était le propre de cet homme d'exciter tous les sentiments extrêmes:haine, terreur, enthousiasme.

Et cependant la Convention hésitait encore. Mais un légiste estimé,député de Montpellier, qui fut plus tard rapporteur du Code civil, plustard second consul, plus tard enfin archichancelier de l'empire, le douxet calme Cambacérès, se leva, et, de sa place, dit sans emportement:

—Il faut, séance tenante, décréter l'organisation d'un tribunalrévolutionnaire; il faut que tous les pouvoirs vous soient confiés,citoyens représentants, car vous devez les exercer tous; plus deséparation entre le corps délibérant et le corps qui exécute.

En ce moment, un homme vint dire quelques mots tout bas à l'oreille deDanton; et comme il voyait que beaucoup de membres, trouvant la séancesuffisamment longue, se levaient et voulaient remettre à la nuit le voteet l'organisation du tribunal, de la tribune qu'il avait gardée:

—Je somme, dit-il d'une voix tonnante, tous les bons citoyens de ne pasquitter leur poste!

Chacun s'arrêta à ce commandement: ceux qui avaient fait déjà quelquespas revinrent à leurs bancs, ceux qui n'avaient fait que se lever serassirent.

Danton étendit un long regard sur l'Assemblée pour s'assurer que chacunétait à son poste.

—Eh quoi! citoyens, dit-il, vous alliez encore vous séparer sansprendre les grandes mesures qu'exige le salut de la République! Vous nesavez donc pas combien il est important de prendre des décisionsjudiciaires qui punissent les contre-révolutionnaires. C'est pour euxque le tribunal que nous réclamons est nécessaire, car ce tribunal doitsuppléer au tribunal suprême de la vengeance, aveugle parfois, qui peutfrapper l'innocent pour le coupable, le bon pour le mauvais; l'humanitévous ordonne d'être terribles pour dispenser le peuple d'être cruel.Organisons-le donc aujourd'hui, sans retard, à l'instant même, non pasbon, cela est impossible, mais le moins mauvais qu'il se pourra, afinque le glaive de la loi pèse sur la tête de ses ennemis au lieu dupoignard des assassins; et, cette grande œuvre terminée, je vousrappelle aux armes, aux commissaires que vous devez faire partir, auxministères que vous devez organiser. Le moment est venu, soyonsprodigues d'hommes et d'argent. Prenez-y garde, citoyens, vous répondezau peuple de nos armées, de son sang, de sa fortune.

»Je demande donc que le tribunal soit organisé séance tenante; jedemande que la Convention juge mes raisons et méprise les qualificationsinjurieuses qu'on ose me donner; pas de retard: ce soir, organisation dutribunal révolutionnaire, organisation du pouvoir exécutif; ce soir,départ de vos commissaires. Que la France entière se lève, que vosarmées marchent à l'ennemi; que la Hollande soit envahie, que laBelgique soit libre; que le commerce anglais soit ruiné; que nos armespartout victorieuses portent aux peuples la délivrance et le bonheurqu'ils attendent vainement depuis trois mille ans, et que le monde soitvengé!»

C'était à cette heure le cœur de la France lui-même qui battait dansla poitrine de Danton. Ses paroles retentissaient pressées comme lesbattements du tambour; c'était le pas de charge de la liberté s'élançantà la conquête du monde.

Il descendit de la tribune soulevé dans les bras de ses amis; puis ilchargea Cambacérès, auquel il parlait pour la première fois, mais quiétait venu lui porter un si utile concours, de veiller sur l'exécutiondes mesures qui venaient d'être votées d'enthousiasme.

Puis il s'élança hors de la Convention; le devoir qu'il s'était imposédans cette journée terrible l'appelait ailleurs.

Cet homme qui était venu lui parler tout bas était venu lui dire:

—On propose en ce moment aux jacobins l'égorgement de la Gironde.

Voilà ce qui se passait:

Nous avons laissé les conspirateurs de l'Évêché, après avoir entraîné àleur suite quelques membres de la section des Quatre-Nations, proposantaux convives du repas civique d'aller fraterniser avec les jacobins.

La proposition acceptée, on suivit la rue Saint-Honoré avec des chantspatriotiques et les cris de: «Vaincre ou mourir!»

Ce fut ainsi qu'ils entrèrent aux Jacobins, beaucoup à moitié ivres,quelques-uns le sabre à la main.

Un volontaire du Midi s'avança alors au milieu de la salle, et, dans unpatois à peine intelligible:

—Citoyens, dit-il, je demande à faire une motion. La patrie ne peutêtre sauvée que par l'égorgement des traîtres. Cette fois il faut fairemaison nette: tuer les ministres perfides, les représentants infidèles.

À ces mots, une femme qui écoutait des tribunes descendit rapidementl'escalier qui conduisait à la porte du club, et allant sur lespremières marches de celui qui remontait à la rue, elle heurta un hommequi se précipitait dans le club.

Deux noms s'échangèrent:

—Danton! s'écria cette femme.

—Lodoïska! murmura Danton.

Mais il ne s'arrêta point, il ne lui adressa point la parole. Elle, deson côté, s'enfuit comme plus épouvantée qu'auparavant.

Danton comprit pourquoi cette femme fuyait.

C'était la maîtresse de Louvet, c'était celle dont il avait mis le nomet tracé le portrait dans son roman deFaublas, c'était celle enfinqui, compagne de sa fuite et de son exil, devait, essayant de le suivrejusque dans la tombe, boire à l'heure de sa mort les six potions d'opiumque le malade devait boire en six nuits.

La dose était trop forte, l'estomac de la femme dévouée ne put lasupporter; elle la rejeta et fut sauvée malgré elle.

Danton avait compris. On décrétait la mort des girondins; Lodoïska,présente, se sauvait pour annoncer à son amant et à ses amis le complotqui s'organisait contre eux et que lui-même avait découvert à Jacques.

En le voyant, la terreur de la pauvre femme s'était augmentée; ellecroyait Danton l'ennemi de la Gironde.

Danton, au contraire, qui faisait en ce moment tout ce qu'il pouvaitpour se rapprocher d'elle, venait pour sauver les girondins.

Il se précipita dans la salle. Un cri d'étonnement sortit de toutes lesbouches. Le cordelier Danton chez le jacobin Robespierre! le chasseurentrait dans l'antre du tigre.

Mais lui, l'athlète au bras puissant et à la voix tonnante, eut bientôtécarté ceux qui s'opposaient à son entrée et fait taire ceux qui nevoulaient point qu'il parlât.

Une fois à la tribune, il était maître de l'assemblée.

Alors il expliqua à tous ces hommes qu'en voulant sauver la patrie ilsallaient la perdre; que ce n'était pas par des assassinats et deségorgements qu'on rétablissait la tranquillité et la confiancepubliques; que ce n'était point des martyrs qu'il fallait faire, maisdes coupables qu'il fallait frapper; il leur annonça qu'un tribunalrévolutionnaire venait d'être voté; qu'à ce tribunal seul désormaisappartiendrait la connaissance des délits politiques. Puis l'habileorateur, après quelques louanges à leur patriotisme, après uneexcitation de rejoindre promptement l'armée, après le serment fait parlui, Danton, eux partis, de veiller sur la République, il les convia àaller fraterniser aux cordeliers, où Camille Desmoulins, prévenu, lesattendait.

Et eux, changés tout à coup:

—Il a raison, dirent-ils. Vive la Nation!

Et ils s'éloignèrent pour aller fraterniser avec les cordeliers.

En un seul bond, Danton fut des jacobins à la Convention, de la rueSaint-Honoré aux Tuileries.

Personne ne s'était aperçu de son absence. Pas un girondin ne s'étaitlevé de son banc.

On votait l'organisation du tribunal révolutionnaire.

Voici ce qu'on décrétait, ce que décrétaient les girondins eux-mêmes,forgeant la hache qui devait abattre leurs têtes:

«Neuf juges nommés par la Convention jugeront ceux qui lui serontenvoyés par décret de la Convention: nulle forme d'instruction; point dejurés; tous les moyens admis pour former la conviction.

»On poursuivra non seulement ceux qui prévariquent dans leurs fonctions,mais ceux qui les désertent ou les négligent; ceux qui, par leurconduite, leurs paroles ou leurs écrits, pourraient égarer le peuple;ceux qui, par leurs anciennes places, rappellent les prérogativesusurpées par les despotes.

»Il y aura toujours, dans la salle du tribunal, un membre pour recevoirles dénonciations.»

Les girondins avaient voté pour le tribunal révolutionnaire, mais nonpoint pour une semblable rédaction, à laquelle se fût certes opposéDanton s'il se fût trouvé là, puisque Danton, comme eux, devait êtrecondamné par ce tribunal.

Ils votèrent contre la rédaction. La majorité l'emporta.

—C'est l'inquisition! s'écria Vergniaud, et pire que celle de Venise!

Et il s'élança hors de la Convention, suivi de tous ses amis, qui pourla première fois commençaient à entrevoir la profondeur du gouffre où onles poussait.

XLVIII

Lodoïska

Louvet, que nous avons vu imprudemment élevé par ses amis, logeait dansla rue Saint-Honoré, à quelques pas seulement du club des jacobins. Sahardiesse à accuser l'homme populaire par excellence, l'hôte dumenuisier Duplay, l'incorruptible Robespierre, comme on l'appelait, ledésignait à la haine du peuple, et il savait que du premier soulèvementil serait la première victime. Aussi sa vie était-elle d'avance celled'un proscrit. Il ne sortait, même pour aller à la Convention, qu'arméd'un poignard et de deux pistolets. La nuit, il demandait asile àquelque ami, et ne rentrait que furtivement dans sa propre maison pourvisiter la jeune et belle créature qui s'était dévouée à lui.

Cette femme, dont l'œil inquiet épiait sans cesse, entendit passeravec des vociférations et des chants patriotiques cette députation quise rendait aux Jacobins; au milieu de ces vociférations, elle entenditles cris de: «Mort aux girondins!» et, soit préoccupation, soit réalité,elle crut même entendre celui de: «Mort à Louvet!»

Alors elle descendit, se mêla aux groupes, pénétra dans la salle aveceux, monta aux tribunes pour s'y dissimuler, et là, dans toute sonétendue, elle entendit la motion d'égorgerles traîtres, les ministresperfides et les représentants infidèles.

Pour elle, il n'y avait pas de doute; ce que demandait cette voix,c'était la mort de son amant et de tout le parti dont il était un deschefs.

On a vu comment elle s'était élancée hors de la salle, comment elleavait rencontré Danton sur la porte, et comment, dans son ignorance dubut qui l'amenait, sa fuite n'avait été que plus précipitée.

Où courait-elle?

Elle n'en savait rien d'abord elle-même. Ce jour-là, elle n'avait pointde rendez-vous pris avec Louvet. Chez qui allait-elle porter la nouvelleterrible? chez Roland? car Roland était l'âme de la Gironde. Mais lasévère Mme Roland, l'inspiratrice de son mari, même pour un danger demort, consentirait-elle à recevoir chez elle la maîtresse de l'auteur deFaublas? Non.

Chez Vergniaud? Mais Vergniaud n'était jamais chez lui. Tous ces hommesde la Révolution, sachant le peu de temps qu'ils avaient à vivre,essayaient de doubler leur existence par l'amour. Vergniaud ne seraitpas chez lui; il serait chez Mlle Candeille, la charmante actrice,qui, dans son égoïsme, ne laisserait pas sortir son amant, de craintequ'il lui arrivât malheur.

Chez Kervélagan? Mais sans doute était-il déjà au faubourgSaint-Marceau, au milieu des fédérés bretons, s'il n'était pas encoreparti de Paris.

Mais n'était-ce point achever de perdre les girondins que de leur fairechercher un refuge dans les rangs des Bretons, au moment où la Bretagnese soulevait?

Au moment où, arrêtée au coin de la rue de l'Arbre-Sec, elle hésitaitpour savoir si elle continuerait sa route ou franchirait le pont Neuf,elle vit passer près d'elle un homme qu'elle crut reconnaître pour undes leurs.

Il marchait calme et avec l'insouciance de l'homme ou qui ne connaît pasle danger ou qui le méprise.

Elle alla à lui.

—Citoyen, dit-elle, je suis Lodoïska, la maîtresse de Louvet; il mesemble que je reconnais en vous un girondin, ou tout au moins un ami dela Gironde.

Celui auquel elle s'adressait la salua respectueusement.

—Vous ne vous trompez pas, madame, lui dit-il, sans partager toutes lesopinions de la Gironde, je partagerai probablement son sort. Jeté dansParis par un grand amour et une grande haine, je me suis assis sur undes bancs de vos amis, espérant y faire la guerre à la noblesse et sesprivilèges, dont j'étais victime: je me suis trompé. La République esttellement forte, à ce qu'il paraît, que ses enfants se divisent, et queje n'assiste plus qu'à des récriminations de parti, qu'à des accusationsde faiblesse ou de trahison. Vous pouvez donc vous fier à moi, madame;mon nom est Jacques Mérey.

Lodoïska avait entendu prononcer ce nom comme celui d'un médecin savant,humanitaire et dévoué à la République. Elle saisit son bras.

—Aidez-moi à les sauver, dit-elle, et à vous sauver vous-même.

Jacques Mérey secoua la tête.

—Je crois bien, dit-il, que nous sommes tous perdus. Peu m'importe! àmoi qui ne tenais à la vie que par mon amour. Je peux dire cela à vousqui ne vivez que par le vôtre, madame; mais je n'en suis pas moins toutà vos ordres, si je peux vous aider en quelque chose.

—Mais vous ne savez donc pas ce qui se passe, s'écria Lodoïska.

—Oh! si fait! dit Jacques, je suis au courant de tout; je quitte laConvention.

—Mais vous ne quittez pas, comme moi, les jacobins, dit Lodoïska. Vousne savez pas que la section des Quatre-Nations et les volontaires de laHalle sont venus au nombre de mille, avec des chants frénétiques et descris féroces, demander la mort des girondins.—Et tenez, dit-elle, enlui montrant une nouvelle colonne d'hommes du peuple qui s'avançait dansla rue Saint-Honoré, la plupart armés de sabres et de piques; et tenez,voilà les bourreaux!

Et, en effet, ces hommes, en passant devant Lodoïska et Jacques Mérey,laissèrent échapper des imprécations de colère et des menaces de mort.

—Allons chez Pétion, lui dit Jacques Mérey; c'est là que se sont donnérendez-vous tous nos amis.

Pétion demeurait rue Montorgueil. Mérey et Lodoïska franchirent leshalles pleines de tumulte et de cris; les femmes, qui croyaient quec'était à la trahison du ministre de la guerre Beurnonville et dugénéral en chef Dumouriez et des girondins qu'était dû l'enrôlementforcé des derniers volontaires, étaient toutes armées de couteauxqu'elles agitaient sans nommer personne, mais en demandant la mort destraîtres. Quelques-unes avaient des piques et demandaient à marcher,elle aussi, sur la Convention.

—Ah! murmurait Lodoïska, et quand on pense que c'est aux hommes du 20juin, aux hommes du 10 août, aux hommes du 21 septembre, qu'on fait depareils reproches, n'est-ce point à dégoûter les martyrs du peuple demourir pour lui?

Ils traversèrent toutes ces halles où, sur les tables tachées de vin,restaient des verres à moitié vides, et l'on gagna la maison de Pétion.

Là, en effet, comme le mot d'ordre en avait été donné aux girondinsavant de se séparer, toute la Gironde était réunie.

En entrant dans la salle de la réunion, Lodoïska aperçut Louvet, courutà lui, lui sauta au cou en criant:

—Je t'ai retrouvé, je ne te quitte plus.

Alors, entraînant son amant dans un angle de la salle, elle laissa àJacques Mérey le soin de tout expliquer.

Alors Jacques Mérey, en omettant seulement sa conférence avec Danton,raconta comment il avait rencontré Lodoïska et ajouta ce qu'il avait vuet entendu.

Alors la majorité des girondins décida qu'il était inutile d'allerbraver la mort à la Convention; une séance de nuit était plus dangereuseencore, dans les circonstances où l'on se trouvait, qu'une séance dejour, et, on l'a vu, la séance du jour avait été plus que tumultueuse.

Chacun alors chercha l'asile où il pourrait passer la nuit. Vergniaud etJacques Mérey déclarèrent que rien ne les empêcherait d'aller à laConvention. Quant à Pétion, au lieu d'aller chercher dehors un asile,après avoir écouté ce que Lodoïska et Louvet lui disaient du péril courupar lui, il alla à la fenêtre, l'ouvrit, étendit la main au-dehors, et,la rentrant toute mouillée:

—Il pleut, dit-il, il n'y aura rien.

Et, quelque supplication qu'on lui fît, il refusa de quitter la maison.

Jacques Mérey, qui était resté plus inconnu que les autres et pluspopulaire en même temps, parce que c'était lui qui était venu apporterla nouvelle de la victoire de Valmy et de celle de Jemmapes, offrit sachambre à Louvet et à Lodoïska, à peu près sûr que son logement, où ilne recevait personne, auquel personne ne lui écrivait, était inconnu desassassins.

Puis, lorsqu'il les eut installés chez lui, il marcha droit à laConvention, où il trouva Vergniaud déjà établi sur son banc.

Cette colonne qui avait rencontré Lodoïska et Jacques Mérey, cettecolonne qui s'avançait jetant l'insulte et la menace aux girondins, serendait à l'imprimerie de Gorsas, rédacteur en chef de laChronique deParis, celui-là même qui avait annoncé, comme nous l'avons dit, queLiége n'était pas prise par les Autrichiens, au moment où les Liégeoisproscrits, fugitifs, se répandaient dans les rues de Paris, augmentantpar leur présence la haine que l'on portait aux girondins.

Les émeutiers déchirèrent les feuilles déjà tirées, brisèrent lespresses, dispersèrent les caractères et pillèrent les ateliers.

Quant à Gorsas, un pistolet à chaque main, il passa inconnu au milieudes assassins qui demandaient sa tête, agitant ses pistolets et criantcomme les autres:

—Mort à Gorsas!

À la porte, il trouva un flot de peuple si épais qu'il craignit d'êtrereconnu par les imprimeurs de quelque autre presse; il se glissa dansune cour par une porte entrouverte qu'il ferma derrière lui, puis ilsauta par-dessus le mur de cette cour, et s'en alla droit à la sectiondont il faisait partie.

La section résolut d'aller avec lui porter plainte à la Convention.

Pendant ce temps-là, les émeutiers décidaient d'en faire autant chezFiévée, qui, comme Gorsas, publiait une feuille girondine.

Comme chez Gorsas, tout fut pillé, brûlé, jeté à la rue.

La colonne dévastatrice ne comptait pas se borner là. Elle alla à laConvention pour y demander la mort de trois cents députés. On sentaitMarat derrière toutes ces demandes. Marat prévoyait toujours parchiffres.

Mais voilà que, tandis que les émeutiers entraient d'un côté, Gorsas etles membres de la section entraient par l'autre comme accusateurs.Gorsas, tenant toujours ses deux pistolets à la main, s'élança à latribune.

Inviolable à double titre, comme journaliste, comme membre de laConvention, il venait demander justice contre ceux qui avaient brisé sespresses.

Les émeutiers s'arrêtèrent étonnés: ils venaient comme accusateurs desgirondins, et voilà qu'ils étaient accusés comme pillards, comme voleurset comme assassins.

Un député alors monta à la tribune, c'était Barrère. Il se tourna versles émeutiers:

—Je ne sais pas, dit-il, ce que vous venez chercher ou demander ici; jesais seulement que l'on a parlé cette nuit de couper des têtes dedéputés. Citoyens, dit-il en étendant vers eux une main menaçante,sachez, une fois pour toutes, que les têtes des députés sont bienassurées; les têtes des députés sont non seulement posées sur leursépaules, mais sur tous les départements de la République. Qui doncoserait décapiter un département de la France? Le jour où ce crimes'accomplirait, la République serait dissoute. Allez, méchants citoyens,ajouta-t-il, et ne revenez plus dans de semblables intentions.

Les émeutiers délibérèrent un instant. Puis un des chefs s'avança,protesta de son dévouement et de celui de ses hommes à la République, etdemanda à défiler devant les représentants au cri de «Vive la nation!»

Cette faveur leur fut accordée.

Au moment où ils passaient devant les bancs de la Gironde, occupésseulement par Vergniaud et par Jacques Mérey, tous deux se levèrent,croisèrent les bras en manière de défi.

Cette nuit, nuit du 10 au 11 mars, la Convention, n'ayant plus niargent, ni armée organisée, ni force intérieure, ni unité qui assurâtson existence, la Convention créa ce fantôme sanglant qui épouvantel'Europe depuis près d'un siècle et qui fit la Révolution si longtempsincomprise:LA TERREUR!

On l'avait invoquée armée d'un glaive contre Paris, Paris la renvoyaarmée d'une hache au monde.

L'armée, vaincue non point par la lutte, par des combats, mais par ledoute et la lassitude, l'armée, démoralisée, fuyait devant l'ennemi;elle allait rentrer en France, livrer la France!

Elle vit la Terreur à la frontière, elle s'arrêta et fit face àl'ennemi.

Cette armée, c'était tout ce qui restait à la République. Rien à envoyerà Lyon; rien à envoyer à Nantes.

Nos volontaires étaient à peine suffisants pour maintenir la Belgiquequi nous échappait.

On envoya nos volontaires en Belgique.

À Lyon, Collot-d'Herbois; à Nantes, Carrier.

C'est-à-dire la Terreur!

XLIX

Deux hommes d'État

La séance avait duré jusqu'au jour, Danton s'était endormi sur son banc,écrasé de fatigue; personne ne songeait à le réveiller.

On eût dit un lion endormi dont nul n'osait s'approcher.

Jacques Mérey laissa la salle s'évacuer entièrement, échangea unepoignée de main, un sourire et un haussement d'épaules avec Vergniaud,puis il alla à Danton, et lui posa la main sur l'épaule.

Danton s'éveilla par un brusque mouvement et porta la main à sapoitrine, où était caché un poignard.

Chacun de ces hommes, en s'endormant libre, ignorait s'il nes'éveillerait pas prisonnier le lendemain. Quelques minutes de reposavaient suffi à rendre la force au colosse.

Quant à Jacques Mérey, il avait cette force invincible des travailleurset des savants habitués à lutter contre le sommeil.

Jacques prit le bras de Danton et sortit avec lui de la Convention.

Dans le corridor, ils rencontrèrent Marat qui causait avec Panis.

En voyant Danton, Marat vint à lui, jeta un regard de haine, en passant,sur Jacques, dit quelques mots à l'oreille de Danton, et s'éloigna.

—Pouah! dit Danton avec un profond sentiment de dégoût. Du sang! Lemisérable! toujours du sang; il ne lui faut que du sang! Sortons d'ici,la moitié de ces hommes me fait horreur ou pitié; j'ai besoin derespirer un air pur.

Et il entraîna Jacques dans le jardin des Tuileries.

On était au 11 mars, au matin. La gelée était fraîche, la terre couverted'une légère couche de neige; des stalactites de glace, dans lesquellesse reflétaient comme dans des girandoles de cristal le soleil levant,pendaient aux arbres, et cependant on sentait que ce manteau d'hiverétait jeté sur les épaules du bon avril; les ramiers, volant d'arbre enarbre et se poursuivant déjà avec des roucoulements d'amour, faisaienttomber des branches une pluie de diamants, tandis que les moineauxdevenus moins frileux commençaient à reparaître et sautillaient encaquetant, à travers les lilas et les seringas des parterres.

Danton respira à pleine poitrine quelques haleines de cet air printanieret sa nature toute sanguine sembla se reprendre à la vie.

—Voilà, dit-il, des arbres, des ramiers et des oiseaux à qui tous nosdébats sont bien indifférents, et qui ne connaissent ni montagnards, nigirondins, ni jacobins, ni cordeliers.

—Ajoute, dit Mérey, ni Robespierre, ni Marat; ils sont bien heureux.

—Admire, philosophe, continua Danton, comme au milieu de tout cela lanature poursuit sa route immuable. Dans un mois, les bourgeons vontpousser sur ces arbres, ces oiseaux s'aimer, ces fleurs s'ouvrir, unchant d'amour emplira la création, les nids se suspendront aux branches,le pollen fécondateur flottera dans l'air, jusqu'aux fenêtres de laConvention les hirondelles viendront gazouiller: "Nous voilà de retourpour accomplir la grande œuvre du Seigneur, l'œuvre qui, del'enchaînement de la vie à la mort, fait l'éternité. Que faites-vous,vous autres rois de la création, vous aimez-vous comme nous?"

»Deux voix leur répondront: "Haine!" glapissantes comme celle du renardqui dira: "Défiez-vous, citoyens; défiez-vous de vos pères, défiez-vousde vos mères, défiez-vous de vos frères, de vos amis et de vos enfants.Nous sommes entourés de traîtres. Dumouriez trahit, Valence trahit,Custine trahit, la droite trahit, la plaine trahit, la Gironde trahit.Une chaîne de trahisons nous enveloppe: Pitt en tient un bout; je voisd'ici celui qui tient l'autre; et les anneaux de cette chaîne sontd'or."

»L'autre, coassante comme celle des crapauds: "Du sang! du sang! dusang!"

»Eh! tu en auras du sang, poursuivit Danton avec un souriremélancolique. Combien de nous qui verront encore ce printemps ne verrontpas le printemps prochain, et plus encore ne verront pas l'autre.»

—Tu es de sinistre augure, ce matin, Danton.

Danton haussa les épaules:

—Je suis comme cet homme dont parle l'historien Joseph, qui pendantsept jours tourna autour de la ville sainte en criant: «Malheur àJérusalem; malheur à Jérusalem!» et le huitième jour cria: «Malheur àmoi-même!» Une pierre lancée des remparts lui brisa la tête.

—Nous sommes Jérusalem, n'est-ce pas, nous autres girondins, ditJacques, et toi l'homme à la prophétie?

—Que veux-tu! Dieu nous a tous frappés d'aveuglement.

—Mais puisque toi seul vois clair, puisque toi seul sais ton chemin aumilieu de cette foule d'insensés, pourquoi ne t'éloignes-tu pas de cesdeux hommes, dont l'un, Marat, déshonore ta politique, dont l'autre,Robespierre, use ta popularité? et ta popularité usée, tu l'as dittoi-même, menacera ta vie!

—Que veux-tu? dit insoucieusement Danton, voilà le printemps quirevient, je ne suis pas un lépreux comme Marat, je ne suis pas unhypocrite comme Robespierre, je suis un homme de chair et de sang, jeveux vivre les quelques jours qui me restent à vivre.

—Danton, prends-y garde, dans la situation où est la France, dans lasituation où est la République, avec la place que tu as conquise dans laConvention, une pareille insouciance ou un pareil découragement sont uncrime. Ne vois-tu pas que le vaisseau de la France, pour avoir trop depilotes, n'en a pas un seul? Ne laisse pas prendre le gouvernail ni parun hypocrite ni par un fou. Saisis les affaires de ta main puissante;mets un frein à la populace: donne une impulsion à l'esprit public, unedirection à l'Assemblée; écrase comme de vils reptiles Marat dans sabave et Robespierre dans son orgueil; toi seul en ce moment peux à laConvention ce que tu voudras; sois l'homme que je dis; prête la forceau côté faible mais honnête de l'Assemblée, nous oublierons le passé etnous te suivrons; ton ambition sera le salut de la patrie.

Danton fixa ses yeux sur ceux de Jacques, et sembla vouloir lirejusqu'au fond de son âme.

Puis, s'arrêtant tout à coup:

—Au nom de qui me parles-tu? demanda-t-il.

—Au nom de ceux, répondit le girondin, qui méprisent Marat et quidétestent Robespierre.

—Que je méprise Marat, tout le monde le sait, puisque tout haut je l'aidit en pleine tribune; mais qui t'a dit que je détestais Robespierre?

—Ton intérêt politique, et, à défaut de l'intérêt politique, toninstinct de conservation. Robespierre a déjà murmuré contre toi desparoles sinistres, et, si tu ne le préviens pas, il te préviendra.

—Es-tu chargé d'un mandat près de moi?

—Non, mais je suis prêt à accepter le tien.

—Et tu me répondrais de tes girondins?

—Je ne réponds que d'une chose, du désir de t'avoir pour chef. Je tecrois à la fois homme de renversement et de fondation.

—Tu me crois cela, toi, parce que tu me connais depuis longtemps; maistes amis... tes amis n'ont pas confiance en moi; je me perdrais poureux, et, dépopularisé, ils me livreraient à mes ennemis. Non!Aleajacta est! Que la mort décide!

—Danton...

—Non, il y a entre vous autres et moi un abîme infranchissable, le sangde Septembre, que je n'ai pas fait couler cependant. Un jour que nousaurons du temps à perdre, je te raconterai cela. En attendant, écoute,Mérey; je t'aime depuis longtemps; dernièrement, tu as fait pour moitout ce qu'un ami, tout ce qu'un frère pouvait faire. Eh bien! pendantque je suis puissant encore, demande-moi quelque chose.

Jacques regarda Danton:

—Que veux-tu que je te demande? Je suis un savant, beaucoup plus richequ'un savant ne l'est d'ordinaire. J'ai en Champagne et du côté del'Argonne des biens assez considérables. Je suis médecin et, si jevoulais exercer ma profession, je gagnerais des monceaux d'or. Je mesuis fait nommer député, ou plutôt on m'a nommé député malgré moi. Jen'ai accepté que dans ma haine des privilèges que je voulais combattre.J'ai voté pour la prison perpétuelle dans le procès de Louis XVI parceque, médecin, je ne pouvais voter pour la mort; mais depuis, mon vote aconstamment précédé ou suivi les votes les plus ardents au bien de lanation. Que veux-tu faire pour moi? Je ne désire rien, et ce que jeregrette, tu ne peux me le rendre.

—Qui sait? réfléchis. Demain peut-être les tempêtes de la tribune nouséloigneront à tout jamais l'un de l'autre. Demande-moi ce que tuvoudras, et, à ton grand étonnement, peut-être pourrais-je selon tondésir.

—Oh! c'est une trop longue histoire, dit Jacques Mérey.

—Écoute, dit Danton: j'ai acheté et meublé une maison de campagne surles coteaux de Sèvres. Montons en voiture et viens déjeuner avec moi. Tun'as aucun besoin de rentrer, personne qui t'attende?

—Non, au contraire, plus tard je rentrerai, plus ceux qui sont chez moim'en sauront gré.

—Eh bien! voilà une voiture, montons-y; viens, et tu me conteras tonhistoire tout le long du chemin.

Tous deux montèrent en voiture.

—À Sèvres! dit Danton.

La voiture partit.

Alors Jacques Mérey, dont le cœur trop plein débordait depuis sixmois, raconta toute sa longue histoire à Danton, et, à son grandétonnement, cet homme de bronze l'écouta sans en perdre une parole,laissant son visage refléter toutes les émotions de son cœur.

Enfin Jacques aborda le véritable motif de sa confidence. Lorsqu'il luieut dit la fuite, ou plutôt l'enlèvement d'Éva par Mlle de Chazelay,lorsqu'il lui eut dit comment, à Mayence, il avait perdu sa trace, nepouvant la suivre au cœur de l'Allemagne, il lui demanda, demandedifficile à faire, car elle touchait à cette accusation de trahisonéternellement suspendue sur la tête de Danton par Robespierre, il luidemanda en hésitant:

—Toi qui as tant de relations à l'étranger, pourrais-tu me dire où elleest?

Danton le regarda fixement.

—Ma vie est là, dit Jacques Mérey, et, si je n'ai pas l'espoir de laretrouver, comme je ne crois à rien, quand la France n'aura plus besoinde moi, je me brûlerai la cervelle.

Et il serra la main de Danton.

On était arrivé à la porte de la maison de campagne. Le fiacre s'arrêta,les deux hommes en descendirent, sans dire un mot de plus, et montèrentdans une jolie salle à manger située au premier étage.

Un grand feu brûlait dans l'âtre, une table était dressée avec plusieurscouverts.

—Tu attends du monde à déjeuner? dit Jacques.

—Non, mais je reviens rarement seul; mon domestique sait cela, et ils'arrange en conséquence.

Puis il s'approcha de la fenêtre, et, tandis que Jacques Mérey seréchauffait les pieds, il posa son front brûlant sur la vitre glacée etdemeura immobile.

Mérey comprit qu'il attendait une apparition quelconque.

Au bout de quelques minutes, Danton fit un mouvement.

Puis, tournant la tête sur l'épaule:

—Viens voir, dit-il à Jacques.

—Quoi voir? demanda celui-ci.

—Regarde! dit Danton.

Et il approcha la tête de Mérey du carreau le plus voisin de celui parlequel il regardait lui-même.

Jacques vit alors, de l'autre côté d'un petit jardin pouvant avoirvingt-cinq à trente pas de long, accoudée à une fenêtre ouverte, unepetite tête blonde perdue dans ce que l'on appelait alors une palatine.

L'enfant pouvait avoir seize ans.

—Comment la trouves-tu? demanda Danton.

—C'est une charmante jeune fille, dit Jacques Mérey.

—Ressemble-t-elle à ton Éva?

—Toutes les femmes blondes se ressemblent, dit Jacques, excepté pourcelui qui les aime.

—Laisse-moi ouvrir la fenêtre et causer un peu avec elle.

—Tu la connais?

—Oui.

—Et tu causes avec elle?

—Sans doute. Il faut d'abord que je l'habitue à ma laideur.

—Et puis après?

—Je l'habituerai à ma réputation.

—Et puis après?

—J'en ferai ma femme.

—Ta femme! s'écria Jacques Mérey en regardant Danton avec stupeur, etil y a huit jours à peine que ta première femme est morte!

—Oui, c'était chose convenue du vivant de l'excellente créature quej'ai perdue; Louise Gely, c'est son nom, est sa filleule, et elle l'adésignée pour servir de mère à ses enfants.

Danton ouvrit la fenêtre.

Jacques Mérey se retira en arrière.

Alors celui qu'on appelait l'homme de sang entama une idylle de Gessneravec cette jeune fille. Il lui parla du printemps, de l'amour, desfleurs, de la vie calme, du bonheur conjugal. Il fut jeune, il futtendre, il fut amoureux, il fut poétique. Jacques, la tête posée sur samain, regardait et écoutait avec stupéfaction. Il comprenait lafascination de cet homme sur une femme, comme celle du serpent surl'oiseau; enfin ce fut Danton qui le premier dit à la douce jeune fillede prendre garde à la fraîcheur du temps, de se garantir de cet airglacé qui montait de la Seine au sommet des collines. Il entendit lafenêtre de Louise se refermer, et Danton rayonnant referma la sienne.

Du bout des doigts, en rentrant chez elle, Louise avait envoyé unbaiser.

—En vérité, lui dit Jacques en le voyant refermer la fenêtre, s'asseoirà table rayonnant, comme nous l'avons dit, et demander son déjeuner, envérité, tu me confonds.

—Pourquoi cela? demanda Danton; parce que devant toi philosophe, parceque devant toi médecin, je suis homme. Que t'ai-je dit ce matin? Queprobablement tu ne verrais pas les fleurs de 94 et moi de 95. Eh bien!je veux vivre jusque-là.

—Alors tu penses que cette jeune fille t'aimera?

—Le sais-je? J'ai rendu de grands services à sa famille; le père étaithuissier audiencier au parlement; je lui a fait avoir une placelucrative au ministère de la Marine. On leur a dit quelques mots déjà demariage; le père est royaliste, la mère est dévote. Comme tout cela vabien! Hier, je leur ai fait une visite: le père m'a reproché Septembre,la mère m'a dit que l'homme qui épouserait sa fille accomplirait avantde l'épouser ses devoirs de religion.

—Tu feras cela?

—Moi, je ferai tout ce que l'on voudra pour arriver à l'accomplissementde mon désir. Je suis le tribun de la liberté, mais je suis le serf dela nature. Il y a un complot dans tout cela, complot de la sainte femmequi est morte et qui était royaliste; en me remariant à une belle jeunefille royaliste, elle croit du fond de sa tombe me tirer de laRévolution, créer un défenseur à la veuve et à l'orphelin du Temple.

—Penses-tu parfois à de semblables utopies?

—Moi? (Danton haussa les épaules.) Je ne pense à rien. L'enfant duTemple, Égalité, Chartres, Monsieur, frère du roi, comme ilsl'appellent, est-ce que cela n'est pas frappé de mort et ne mourra pasde soi-même? Ce que je veux, moi, c'est de doubler mes jours avec mesnuits; c'est, la nuit, de m'acharner à l'amour, le jour au combat; c'estde lutter, de m'épuiser, de me tuer moi-même si c'est possible avantqu'ils me tuent! Ne m'a-t-on pas appelé le Mirabeau de 93?

Et, en parlant ainsi, Danton dévorait des viandes saignantes et buvaiten proportion. Pour soutenir cette puissante nature, il fallait desrepas de lion.

Le déjeuner fini:

—Reviens-tu à Paris? lui demanda Jacques.

—Ma foi! non, dit Danton. Je suis fatigué, je vais rester toute lajournée ici; me refaire un peu par les yeux et, qui sait? peut-être parla parole. C'est la première fois que la chaste enfant me jette unecaresse: je vais lui reporter le baiser qu'elle m'a envoyé.

—Je puis prendre ton fiacre alors?

—Parfaitement, à moins que tu ne préfères rester avec moi.

—Non, il faut que j'aille rendre la liberté à deux tourtereaux que lavoix de mon ami Danton a effrayés.

—Bon! je parie que c'est à Louvet et à Lodoïska?

—Justement, dit en riant Jacques.

—Si je puis sauver ces deux-là, dit Danton, je le ferai, ils s'aimenttrop.

—Et si tu ne peux les sauver? demanda Jacques.

—Je tâcherai qu'ils meurent ensemble.

Jacques tendit la main à Danton; Danton la lui serra cordialement. Puis,comme Jacques essayait de la retirer, il la retint.

—Jacques, dit-il, c'est à Mayence que tu as perdu la trace de ton Évaet de Mlle de Chazelay?

—Oui.

—Eh bien! sois tranquille, je les retrouverai. Mais ne dis jamais nipar qui ni comment tu auras eu de leurs nouvelles.

Jacques poussa un cri et se jeta dans les bras de Danton avec des larmesplein les yeux.

—Eh bien! lui dit Danton, tu vois que, toi aussi, tu es un homme!

L

Trahison de Dumouriez

Robespierre avait dit dans la fameuse séance de la Convention que nousavons essayé de mettre sous les yeux du lecteur:

Je ne réponds pas de Dumouriez, mais j'ai confiance en lui.

Si nous revenons encore à Dumouriez, c'est que le sort des girondinsétait lié à son sort, et que le sort de notre héros, Jacques Mérey,était lié au sort des girondins.

Certes nous eussions pu passer plus rapidement que nous ne l'avons faitsur ces époques terribles. Mais quel est l'homme de cœur, le vraipatriote qui, penché, la plume à la main, sur ces deux années 92 et 93,sur ces deux abîmes, ne sera pas pris du vertige de raconter?

Peut-être eût-il mieux valu pour l'intérêt de notre livre, en rapprocherles deux parties romanesques, et n'écrire entre elles deux que ces mots:

«Jacques Mérey, nommé député à la Convention nationale, y adopta leparti des girondins, et, vaincu comme eux, fut proscrit avec eux.»

Mais, plus nous avançons en âge, plus nous marchons sur ce terrainmouvant de l'art et de la politique, plus nous sommes convaincus que,dans des jours de lutte comme ceux où nous sommes, et tant que le grandprincipe proclamé par nos pères ne sera pas la religion du mondenouveau, chacun doit apporter sa part de réhabilitation à ces hommestrop calomniés par les idylles royalistes, par ce miel de belladone etd'aconit, doux aux lèvres, mortel à l'intelligence et au cœur.

Revenons donc à Dumouriez, et, une fois de plus, lavons la Montagne,dans la personne de Danton, et la Gironde, dans celle de Guadet et deGensonné, de toute complicité avec ce traître, qui n'eut pas même leprétexte de l'ingratitude du pays pour servir d'excuse à sa trahison.

Cette trahison, il l'avait déjà dans le cœur en quittant Paris aumois de janvier; il s'était engagé vis-à-vis de la coalition à sauver leroi, et la tête du roi était tombée.

Pour prouver qu'il n'était point complice du meurtre royal, Dumouriezn'avait d'autre ressource que de livrer la France.

Et, en effet, il était mal avec tous les partis:

Mal avec les jacobins, qui, avec raison, le tenaient pour royaliste outout au moins pour orléaniste;

Mal avec les royalistes pour avoir deux fois sauvé la France del'invasion, l'une à Valmy, l'autre à Jemmapes;

Mal avec Danton, qui voulait la réunion des Pays-Bas à la France, tandisque lui voulait l'indépendance de la Belgique.

Mal enfin avec les girondins, qui, tandis qu'il négociait avecl'Angleterre, avaient fait brutalement déclarer la guerre àl'Angleterre.

L'armée seule était pour lui.

Mais voilà que trois jours après celui où Robespierre, sans répondre deDumouriez, avait affirmé sa confiance en lui, voilà qu'une lettre deDumouriez arrive au président de la Convention, au girondin Gensonné.

C'était le pendant du manifeste de La Fayette.

Une séparation complète de principes, une menace à la Convention, unplan de politique complètement opposé à la sienne.

Barrière voulait communiquer la lettre à l'instant même à la Convention,demander l'arrestation et l'accusation de Dumouriez. Mais un hommes'opposa à cette double proposition.

Le tribun, dans sa double force physique et morale, ne s'inquiétaitjamais du mal qui pouvait résulter pour lui d'une adhésion ou d'uneproposition faite par lui. Jusqu'au jour où il fut contraint pour sapropre défense, et pour ne pas tomber avec eux, de se déclarer contreles girondins, il ne sortit jamais de ses lèvres une parole qui nes'échappât de son cœur.

Il disait, puis de ce qu'il avait dit arrivait ce qu'il plaisait à Dieu.

Cette fois encore, sans s'inquiéter de la défaveur qui pourraitrejaillir sur lui de son opposition à cette proposition d'accuser etd'arrêter Dumouriez:

—Que faites-vous? s'écria-t-il. Vous voulez décréter l'arrestation decet homme; mais savez-vous qu'il est l'idole de l'armée? Vous n'avez pasvu comme moi, aux parades, les soldats fanatiques baiser ses mains, seshabits, ses bottes. Au moins faut-il attendre qu'il ait opéré laretraite. Qui la fera, et comment la fera-t-on sans lui?

Puis, d'une seule phrase, il jeta un rayon de soleil sur cette étrangedualité que chacun dès lors put comprendre:

Il a perdu la tête comme politique, mais non comme général.

Le comité en revint à l'avis de Danton.

Alors cette question fut naturellement posée:

—Que faut-il faire?

—Envoyer, répondit Danton, une commission mixte au général, pour luifaire rétracter sa lettre.

—Mais qui s'exposera à aller attaquer le loup dans son fort?

Danton échangea un regard avec Lacroix son collègue.

—Moi et Lacroix pour la Montagne si l'on veut, répondit Danton, pourvuque Gensonné et Guadet viennent avec nous pour la Gironde.

La proposition fut transmise à Gensonné et à Guadet, qui se trouvèrentbien assez compromis comme cela et qui refusèrent.

Danton s'offrit alors de partir seul avec Lacroix; le comité, de soncôté, s'engagea à garder la lettre jusqu'à son retour.

Et, en effet, au milieu de son armée, Dumouriez était impossible àarrêter. Tous ces hommes qu'il avait menés à la victoire, tous cesbraves qui lui croyaient un cœur français et qui ignoraient satrahison l'eussent défendu.

Les volontaires, sans doute, qui quittaient Paris, qui avaient entenducrier tout haut la trahison de Dumouriez, qui avaient eu un instantl'intention de venir sur les bancs même de la Convention égorger lesgirondins comme ses complices, ceux-là se fussent engagés à allerarrêter Dumouriez jusqu'en enfer. Mais les soldats l'eussent défendu, etla guerre civile se trouvait alors transportée de la France à l'armée.

Il fallait que les soldats français le vissent au milieu desAutrichiens, fraternisant avec eux, pour que les armes leur tombassentdes mains, pour que la confiance leur échappât du cœur.

Mais, avant que le jour se fût fait sur cette âme douteuse, avant queDanton l'eût rejoint, Dumouriez avait été contraint par l'ennemi, quiavait cinquante mille hommes et qui lui en savait trente-cinq milleseulement, Dumouriez avait été contraint par l'ennemi d'accepter labataille.

La bataille fut une défaite. Elle s'appela Nerwinde, du nom du villageoù avait eu lieu l'action la plus meurtrière. Pris et repris trois fois,et la troisième fois par les Autrichiens, Nerwinde était un charnier dechair humaine, des rues duquel il fallut enlever quinze cents morts.

La disposition du terrain avait beaucoup de ressemblance avec celui deJemmapes.

Le plan fut le même.

Miranda, un vieux général espagnol, calomnié par Dumouriez, devenuFrançais par amour de la liberté et qui devait redevenir Espagnol pouraider Bolivar à fonder les républiques de l'Amérique du Sud, Mirandacommandait la gauche.

C'était la position de Dampierre à Jemmapes.

Le duc de Chartres, comme à Jemmapes, commandait le centre, le généralValence, le gendre de Sillery-Genlis, commandait la droite.

De même qu'à Jemmapes on avait laissé écraser Dampierre jusqu'à ce quele moment fût venu de faire donner le duc de Chartres pour décider lesuccès de la bataille, de même, à Nerwinde, on devait laisser écraserMiranda jusqu'à ce que Valence, vainqueur à droite, et le duc deChartres, vainqueur au centre, revinssent délivrer Miranda.

Mais le hasard fit que, dans l'armée que Dumouriez avait en face de lui,il y avait aussi un prince.

C'était le prince Charles, fils de l'empereur Léopold, qui, lui aussi,faisait ses premières armes et à la popularité duquel il fallait unevictoire.

La supériorité du nombre la lui assura.

Miranda, qui, dans le plan de bataille, devait occuper Leave et Osmaël,en était maître vers midi. Mais c'est alors que Cobourg, pour ménagerune victoire au prince Charles, avait poussé contre Miranda colonnes surcolonnes.

La plus forte partie du corps français commandé par le général espagnolse composait de volontaires qui, voyant ces masses profondes marchervers eux, se débandèrent, entraînant le général jusqu'à Tirlemont,malgré ses efforts surhumains pour les arrêter.

Dumouriez, vers midi, avait eu l'annonce de la victoire de Miranda, maisil n'avait eu aucune nouvelle de sa défaite. Le bruit que faisait sonpropre canon l'empêchait de calculer le progrès ou le décroissement ducanon des autres.

Enfin, la journée finie, chassé de Nerwinde, n'ayant plus que quinzemille hommes autour de lui, il comptait s'appuyer aux sept ou huit millehommes de Miranda.

Mais, des sept ou huit mille hommes de Miranda, il ne restait plus quequelques centaines de fuyards.

Dumouriez apprend la défaite de son lieutenant au moment où, croyant lajournée finie, il venait de mettre pied à terre. Il remonte à cheval,et, accompagné de ses deux officiers d'ordonnance, Mlles de Fernig,suivi de quelques domestiques seulement, part au galop, échappe parmiracle aux uhlans qui battent la campagne, arrive à minuit àTirlemont; il y trouve Miranda presque seul, épuisé des efforts qu'il afaits.

C'est de Tirlemont qu'il donne des ordres pour la retraite.

Dès le lendemain, Dumouriez opérait cette retraite, et Cobourg avouelui-même dans son bulletin, justifiant le mot de Danton, que siDumouriez avait perdu la tête comme politique, il ne l'avait pas perduecomme général, que cette retraite fut un chef-d'œuvre de stratégie.

Mais il n'en est pas moins vrai que Dumouriez avait perdu son prestige;le général heureux avait été vaincu.

À partir de Bruxelles, Danton et Lacroix avaient trouvé la route pleinede fugitifs. D'après ces fugitifs, il n'y avait plus d'armée et l'ennemipourrait marcher jusqu'à Paris sans obstacle.

De pareilles nouvelles faisaient hausser les épaules à Danton.

Les deux commissaires arrivèrent à Louvain.

On leur annonça que l'armée impériale ayant attaqué les deux villagesd'Op et de Neervoelpe, le général avait couru lui-même au canon.

Les commissaires prirent des chevaux de poste, et, dirigés eux-mêmes parle bruit de l'artillerie, ils parvinrent au cœur de la bataille, etlà, trouvèrent Dumouriez qui repoussait de son mieux l'ennemi.

En les apercevant, le général fit un geste d'impatience.

Ils étaient parvenus à l'endroit le plus dangereux, et les balles et lesboulets s'abattaient autour d'eux comme grêle.

—Que venez-vous faire ici? leur cria Dumouriez.

—Nous venons vous demander compte de votre conduite, répondirent Dantonet Lacroix.

—Eh, pardieu! dit Dumouriez, ma conduite, la voilà!

Et, tirant son sabre, il se mit à la tête d'un régiment de hussards,chargea à fond et s'empara de deux pièces d'artillerie quil'incommodaient fort.

Danton et Lacroix étaient restés impassibles.

En revenant, Dumouriez les trouva.

—Que faites-vous là? dit-il.

—Nous vous attendons, répondit Danton.

—Ce n'est pas ici votre place, répondit le général; si l'un de vousétait tué ou blessé, ce ne serait pas l'ennemi qu'on accuserait, ceserait moi. Allez m'attendre à Louvain; j'y serai ce soir.

Il y avait du vrai dans ce que disait Dumouriez; aussi les deuxcommissaires revinrent-ils au pas de leurs chevaux, ne voulant pas enpresser l'allure de peur qu'on ne crût qu'ils fuyaient.

Dumouriez fut fidèle au rendez-vous.

On comprend que, dès les premiers mots, la conversation prit un tond'aigreur qui n'était pas propre à avancer la réconciliation du généralavec la Montagne.

Les deux opinions étaient tellement éloignées l'une de l'autre, celle deDanton voulant à tout prix garder la Belgique et lui faire accepter nosassignats, et celle de Dumouriez, au contraire, voulant que la Belgiquerestât libre, qu'il n'y avait pas moyen de s'entendre.

La soirée se passa en récriminations mutuelles. Dumouriez se refusaabsolument à désavouer sa lettre; tout ce qu'il fit fut d'écrire cesquelques mots:

«Le général Dumouriez prie la Convention de ne rien préjuger sur salettre du 12 mars avant qu'il ait eu le temps de lui en envoyerl'explication.»

Les députés partirent vers minuit avec cette lettre insignifiante.

Le lendemain, il y eut une nouvelle attaque de l'armée impériale;Blierbeck fut attaqué et pris par une colonne de grenadiers hongrois.

Mais elle fut aussitôt chassée, avec perte de plus de la moitié deshommes, par le régiment d'Auvergne, commandé par le colonel Dumas, quilui prit deux pièces de canon.

Trois attaques successives eurent lieu et furent repoussées. LesAutrichiens, très maltraités, se retirèrent de quelques lieues enarrière.

Mais, dès le matin de la nuit où les commissaires étaient partis,Dumouriez, qui désormais n'avait plus la crainte d'être dérangé dans sesnégociations, envoya le colonel Montjoye au quartier général du princeCobourg.

Il était chargé d'y voir le colonel Mack, chef de l'état-major del'armée impériale.

Le prétexte était, comme toujours, une suspension d'armes, la nécessitéd'échanger les prisonniers et d'enterrer les morts.

Mack laissa entendre qu'il serait heureux de conférer directement avecle général français.

Le lendemain de cette ouverture, le colonel Montjoye retournait auquartier général et invitait, de la part du général Dumouriez, lecolonel Mack à venir le même jour à Louvain.

En parlant du colonel, Dumouriez dit dans ses Mémoires: «Officier d'unrare mérite

À cette époque, en effet, telle était la réputation de Mack.

C'était un homme de quarante et un ans, d'une famille pauvre née enFranconie, entré au service de l'Autriche dans un régiment de dragons,et qui avait passé par tous les grades avant d'arriver à celui decolonel.

Il avait fait la guerre de sept ans sous le comte de Lacy, et la guerrede Turquie sous le feld-maréchal Landon.

En 92, il avait été envoyé au prince Cobourg, qui lui avait donné leposte de chef d'état-major. N'ayant encore éprouvé à cette époque aucundes désastres qui l'illustrèrent depuis si tristement, il avait laréputation d'un des officiers les plus distingués de l'arméeautrichienne.

Voici ce qui fut ostensiblement conclu avec lui:

1º Qu'il y aurait armistice tacite; que, d'après cet armistice tacite,les Français se retireraient sur Bruxelles lentement, en bon ordre etsans être inquiétés.

2º Que les impériaux ne feraient plus de grandes attaques et que legénéral, de son côté, ne chercherait pas à livrer bataille.

3º Que l'on se reverrait après l'évacuation de Bruxelles pour convenirdes faits ultérieurs.

Tout ce qui fut dit en dehors de ces trois conventions restacomplètement inconnu à la France.

Ces conventions furent scrupuleusement tenues de part et d'autre.

Le 25, l'armée traversa Bruxelles dans le plus grand ordre et se retirasur Hal.

LI

Rupture de Danton avec la Gironde

Le 29 mars, à huit heures du soir, Danton et Lacroix rentraient à Paris.

Au lieu de rentrer chez lui, passage du Commerce, ou à sa maison decampagne du coteau de Sèvres, Danton, profitant des ténèbres et du vastemanteau dans lequel il était caché, alla frapper à la porte de JacquesMérey.

Sur le mot: «Entrez!» la porte s'ouvrit et Danton parut sur le seuil.

Jacques le reconnut, et, tandis que le regard inquiet de Dantons'assurait qu'ils étaient bien seuls, il alla droit à lui, lui tendit lamain.

—Tu arrives? lui dit-il.

—Tout droit de Bruxelles, répondit Danton.

Jacques approcha une chaise.

—Je viens à toi, dit Danton, comme à un homme que je crois mon ami, età qui je veux prouver que je suis le sien. Ni cette nuit, ni demain jen'irai à la séance. Je veux avant d'y mettre le pied savoir bien aujuste où en est l'opinion. En refusant de venir avec moi auprès deDumouriez, Guadet et Gensonné se sont perdus et ont perdu la Girondeavec eux. S'ils étaient venus avec moi, s'ils eussent parlé à Dumouriezavec la même fermeté que moi, j'étais obligé de rendre témoignage, etmon témoignage les défendait. Où en est-on ici?

—L'exaspération est à son comble, répondit Jacques. Le comité desurveillance a, la nuit dernière, lancé des mandats d'arrêt contreÉgalité père et fils, et ordonné qu'on mît sous les scellés les papiersde Roland.

—Tu vois, dit Danton s'assombrissant: c'est la déclaration de guerre.Quelqu'un des vôtres va faire l'imprudence de m'attaquer demain: ilfaudra que je réponde, et je vous écraserai tous, toi malheureusementcomme les autres. Maintenant, écoute ceci: Nous avons la nuit et lajournée de demain devant nous. J'ai encore assez de pouvoir pour tefaire envoyer en mission quelque part, dans le Nord, dans le Midi, à nosarmées des Pyrénées, par exemple; c'est là que tu serais le plus ensûreté; tu n'as aucun engagement avec les girondins.

Jacques ne laissa point achever Danton; il lui posa la main sur le bras:

—Assez, dit-il, tu ne fais pas attention que ton amitié pour moi estpresque une insulte. Je n'ai aucun engagement avec les girondins, mais,n'ayant pas voté la mort du roi, j'eusse été repoussé par la Montagne;j'ai été m'asseoir dans leurs rangs, je leur étais inconnu, ils m'ontaccueilli; ils ne sont pas mes amis, ils sont mes frères.

—Eh bien! dit Danton, préviens ceux d'entre eux que tu voudras sauver,afin que, d'avance, ils se ménagent des moyens de fuir lorsque le joursera venu. Je ne suis pour rien dans la saisie des papiers de Roland,mais, selon l'habitude, c'est sur moi qu'on la rejettera. Si l'on nem'atteint pas, je me tairai; j'ai, Dieu merci! assez fait pour amenerune alliance entre tes amis et moi; ils m'ont toujours dédaigneusementrepoussé; eh bien! ce n'est plus une alliance que je leur propose, c'estune simple neutralité.

—Tu ne doutes pas, répondit Jacques, de la douleur que j'éprouvelorsque je te vois en butte, d'un côté, à l'éloquence des girondins, del'autre, aux injures des montagnards, mais tu sais qu'il arrive uneheure où rien ne peut détourner le fleuve de sa route. Nous sommesentraînés par une force irrésistible à l'abîme, rien ne nous sauvera.J'allais souper, soupe avec moi.

Danton jeta son manteau et s'approcha de la table toute servie.

—D'ailleurs, dit Danton, tu sais que tu n'as pas besoin de chercher unrefuge, tu en as un tout trouvé chez moi; l'on ne viendra pas t'ychercher, et vînt-on t'y chercher, moi vivant il ne tombera pas uncheveu de ta tête.

—Oui, dit Jacques en servant Danton avec le même calme que s'ilseussent parlé de choses auxquelles ils fussent étrangers; oui, mais tatête tombera à toi; nous ne sommes plus à ces vieux jours de Rome où legouffre se refermait sur Décius; on y jettera nos vingt-deux têtes, carje crois qu'on les a déjà comptées pour le bourreau, et le gouffrerestera ouvert pour la tienne et pour celles de tes amis. J'ai parfois,comme le vieux Cazotte, des moments d'illuminisme pendant lesquels jelis dans l'avenir. Eh bien! mon ami, ce que tu me disais il y a quelquesjours en parlant de ceux qui ont vu ce printemps-ci et qui ne verrontpas l'autre; de ceux qui verront l'autre et pour qui l'autre sera ledernier, cela m'est souvent revenu dans l'esprit, et j'ai vu dans mesrêves bien des tombes sans nom, dans les profondeurs desquellescependant je reconnaissais les ensevelis. Parmi ces tombes, je n'ai pasvu la mienne; je n'irai pas chez toi parce que, je te l'ai dit, je teperdrais probablement en y allant. J'ai un ami, moins cher que toipuisque je ne l'ai vu qu'une fois, mais dont la demeure est plus sûreque la tienne.

—Je ne te demande pas son nom, dit insoucieusement Danton; tu es sûr delui, c'est tout ce qu'il me faut. Tu as du bon bourgogne, c'est le seulvin que j'aime, leur diable de vin de Bordeaux n'est pas fait pour deshommes. On voit bien que tous tes girondins ont été nourris de cevin-là. Éloquents et vides! Sais-tu ceux que je crains parmi eux? Ce nesont pas les éloquents comme Vergniaud, comme Guadet, ce sont ceux quivous jettent tout à coup à la face, en termes impolis, une injure àlaquelle on ne sait que répondre. Heureusement que je suis préparé àtout. On m'a tant calomnié que je ne serai pas étonné le jour où onm'accusera d'avoir emporté sur mon dos les tours de Notre-Dame.

—Que fais-tu ce soir? demanda Mérey. Restes-tu avec moi ici, et veux-tuque je te fasse dresser un lit?

—Non, dit Danton, j'ai voulu recevoir de toi un avis et t'en donnerun, j'ai voulu te préparer à ce qui va se passer incessamment,c'est-à-dire à la chute du parti auquel tu t'es allié; comme tu n'es pasambitieux, tu n'auras pas à regretter tes espérances perdues; moi, jel'ai été, ambitieux!

Et il poussa un soupir.

—Mais je te jure que si je n'étais pas enfoncé jusqu'à la ceinture dansla question, je te jure que si je ne croyais pas que la France a encorebesoin de ma main, de mon cœur et de mon œil, je prendrais Louise,l'enfant que tu as vue l'autre jour et que je vais revoir ce soir, jeprendrais Louise dans mes bras; je fourrerais dans ses poches et dansles miennes les trente ou quarante mille francs d'assignats qui merestent, et je l'emporterais au bout du monde, laissant girondins etmontagnards s'exterminer à leur fantaisie.

Il se leva, reprit son manteau.

—Ainsi, tu dis que ce sera pour après-demain? demanda Jacques Mérey.

—Oui, si tes amis me cherchent querelle; s'ils me laissent tranquille,ce sera pour dans huit jours, pour dans quinze jours, pour la fin dumois peut-être; mais ça ne peut aller loin. Songe en tout cas à ce queje t'ai dit. Ne te laisse pas arrêter, sauve-toi, et, si l'ami surlequel tu comptes te manque, pense à Danton, il ne te manquera pas.

Les deux hommes se serrèrent la main. Danton avait conservé sa voiture.Jacques s'était mis à la fenêtre pour le suivre des yeux; il l'entenditdonner l'ordre au cocher de le conduire à Sèvres, et, regardant lecabriolet s'éloigner vers le guichet du bord de l'eau:

—Il est heureux, murmura-t-il, il va revoir son Éva.

Jacques Mérey avait dit vrai; jamais la Convention n'avait été plustumultueuse. Danton était parti le 16, il revenait le 29. Pendant cetespace de temps, si court qu'il fût, une lumière s'était faite enquelque sorte d'elle-même: personne ne doutait plus de la trahison deDumouriez. La lettre n'avait pas été lue, nulle preuve n'était arrivée,ses entrevues avec Mack étaient encore ignorées, et cette grande voixqui n'est que celle du bon sens public, après l'avoir dit tout bas,disait tout haut:

—Dumouriez trahit.

Le 1er avril, les amis de Roland, qui recevaient leur inspiration desa femme bien plus encore que de lui, arrivèrent furieux à la Chambre.Ils avaient appris qu'on avait saisi les papiers de l'ex-ministre.

Il y avait une chose singulière, c'était, à la droite comme à la gauche,un député envoyé par le Languedoc.

Le Languedoc avait envoyé à la Chambre, nous le répétons, deux ministresprotestants, deux vrais Cévenols, aussi amers, aussi âpres, aussiviolents l'un que l'autre.

À la droite, c'était Lassource, un girondin;

À la gauche, c'était Jean Bon Saint-André, un montagnard.

Au moment où Danton entra, Lassource était à la tribune, il annonçaitque Danton et Lacroix, arrivés depuis l'avant-veille, n'avaient pointencore paru, qu'on avait pu le voir à la Chambre. Que faisaient-ils?pourquoi cette absence de vingt-quatre heures dans de pareils moments?

Évidemment il y avait un secret là-dessous.

—Voilà, disait Lassource, voilà le nuage qu'il faut déchirer.

En ce moment, nous l'avons dit, Danton entrait. Mais, arrivé à sa place,au lieu de s'asseoir, soupçonnant qu'il était question de lui, il restadebout. C'était debout que le Titan voulait être foudroyé.

Lassource le vit se dressant devant lui comme une menace; mais, loin dereculer, il fit un geste désignateur.

—Je demande, dit-il, que vous nommiez une commission pour découvrir etfrapper le coupable; il y a assez longtemps que le peuple voit le trôneet le Capitole; il veut maintenant voir la roche Tarpéienne etl'échafaud.

Toute la droite applaudit.

La Montagne et la gauche gardèrent le silence.

—Je demande de plus, continua Lassource, l'arrestation d'Égalité et deSillery. Je demande enfin, pour prouver à la nation que nous necapitulerons jamais avec un tyran, que chacun de nous prennel'engagement solennel de donner la mort à celui qui tenterait de sefaire roi ou dictateur.

Et, cette fois, l'Assemblée tout entière se levant, Gironde commejacobins, Plaine comme Montagne, droite comme gauche, chacun, avec ungeste de menace, répéta le serment demandé par Lassource.

Pendant le discours de Lassource, tous les yeux avaient été un instantfixés sur Danton. Jamais peut-être sa figure bouleversée n'avait en sipeu de minutes parcouru toutes les gammes de la physionomie humaine. Onavait pu y lire d'abord l'étonnement d'un orgueil qui, tout en prévoyantcette attaque, la regardait comme impossible; la colère qui luisoufflait tout bas de bondir sur cet ennemi qui n'était qu'un insectecomparé à lui; puis le dédain d'une popularité qui croyait pouvoir toutbraver. L'esprit, à le regarder, se troublait comme l'œil à plongerdans un abîme; puis, quand Lassource eut fini, il se pencha vers laMontagne, en murmurant à demi-voix:

—Les scélérats! ce sont eux qui ont défendu le roi et c'est moi qu'ilsaccusent de royalisme!

Un député nommé Delmas l'avait entendu:

—N'allons pas plus loin, dit-il, l'explication qu'on provoque peutperdre la République; je demande qu'on vote le silence.

Toute la Convention vota le silence; Danton sentit qu'en ayant l'air del'épargner on le perdait.

Il bondit à la tribune, renversant ceux qui voulaient s'opposer à sonpassage; puis, une fois arrivé sur cette chaire aux harangues où ilvenait d'être attaqué si rudement:

—Et moi, dit-il, je ne veux pas me taire; je veux parler!

La Convention tout entière subit son influence, et, malgré le votequ'elle venait de rendre, elle écouta.

Alors, se tournant du côté de la Montagne et indiquant du geste qu'ils'adressait aux seuls montagnards:

—Citoyens, dit-il, je dois commencer par vous rendre hommage. Vous quiêtes assis sur cette Montagne, vous aviez mieux jugé que moi; j'ai crulongtemps que, quelle que fût l'impétuosité de mon caractère, je devaistempérer les moyens que la nature m'a départis, pour employer dans lescirconstances difficiles où m'a placé ma mission la modération que lesévénements me paraissaient commander. Vous m'accusiez de faiblesse, vousaviez raison, je le reconnais devant la France entière. C'est nous qu'onaccuse, nous faits pour dénoncer l'imposture et la scélératesse, et cesont les hommes que nous ménageons qui prennent aujourd'hui l'attitudeinsolente de dénonciateurs.

»Et pourquoi la prennent-ils? Qui leur donne cette audace? Moi-même, jedois l'avouer! Oui, moi, parce que j'ai été trop sage et tropcirconspect; parce que l'on a eu l'art de répandre que j'avais un parti,que je voulais être dictateur; parce que je n'ai point voulu, enrépondant jusqu'ici à mes adversaires, produire de trop rudes combats,opérer des déchirements dans cette Assemblée. Pourquoi ai-je abandonnéaujourd'hui ce système de silence et de modération? Parce qu'il est unterme à la prudence, parce que, attaqué par ceux-là mêmes qui devraients'applaudir de ma circonspection, il est permis d'attaquer à son tour etde sortir des limites de la patience. Nous voulons un roi! eh! il n'y aque ceux qui ont eu la lâcheté de vouloir sauver le tyran par l'appel aupeuple qui peuvent être justement soupçonnés de vouloir un roi. Il n'y aque ceux qui ont voulu manifestement punir Paris de son héroïsme, ensoulevant contre Paris les départements; il n'y a que ceux qui ont faitdes soupers clandestins avec Dumouriez quand il était à Paris; il n'y aque ceux-là qui sont les complices de sa conjuration!

Et, à chaque période, on entendait les trépignements de la Montagne etla voix de Marat qui, à chacune de ces insinuations:

—Entends-tu, Vergniaud? entends-tu, Barbaroux? entends-tu, Brissot?

—Mais nommez donc ceux que vous désignez! crièrent Gensonné et Guadet àl'orateur.

—Oui, dit Danton; et je nommerai d'abord ceux qui ont refusé de veniravec moi trouver Dumouriez, parce qu'ils eussent rougi devant leurcomplice; je nommerai Guadet, je nommerai Gensonné, puisqu'ils veulentque je parle.

—Écoutez! répéta Marat de sa voix aigre et criarde; et vous allezentendre les noms de ceux qui veulent égorger la patrie!

—Je n'ai pas besoin de nommer, reprit Danton, vous savez bien tous àqui je m'adresse; je terminerai par un mot qui contient tout. Eh bien!continua-t-il, je dis qu'il n'y a plus de trêve possible entre laMontagne, entre les patriotes qui ont voté la mort du tyran et leslâches qui, en voulant le sauver, nous ont calomniés par toute laFrance!

C'était ce que la Montagne attendait si impatiemment et depuis silongtemps.

Elle se leva comme un seul homme et poussa une longue exclamation dejoie; la mise en accusation des girondins, de ces éternels réprobateursdu sang, venait d'être lancée par celui-là même qui avait essayé silongtemps la réconciliation de la Montagne et de la Gironde.

—Oh! je n'ai pas fini, cria Danton en étendant le bras; qu'on me laisseparler jusqu'au bout.

Et le silence se rétablit aussitôt, même sur les bancs de la Gironde,silence frémissant et plein de colère, mais qui, fidèle jusqu'au bout àson obéissance à la loi, laissait parler sans l'interrompre le tribunqui l'accusait, par cela même que c'était à lui la parole.

Alors Danton sembla se replier sur lui-même:

—Il y a assez longtemps que je vis de calomnie, continua-t-il; elles'est étendue sans façon sur mon compte, et toujours elle s'estd'elle-même démentie par ses contradictions; j'ai soulevé le peuple audébut de la Révolution, et j'ai été calomnié par les aristocrates; j'aifait le 10-Août, et j'ai été calomnié par les modérés; j'ai poussé laFrance aux frontières et Dumouriez à la victoire, et j'ai été calomniépar les faux patriotes. Aujourd'hui les homélies misérables d'unvieillard cauteleux, Roland, sont les textes de nouvelles inculpations;je l'avais prévu. C'est moi qu'on accuse de la saisie de ses papiers,n'est-ce pas? et j'étais à quatre-vingt lieues d'ici quand ils ont étésaisis. Tel est l'excès de son délire, et ce vieillard a tellement perdula tête qu'il ne voit que la mort et qu'il s'imagine que tous lescitoyens sont prêts à le frapper; il rêve avec tous ses amisl'anéantissement de Paris! Eh bien! quand Paris périra, c'est qu'il n'yaura plus de République! Quant à moi, je prouverai que je résisterai àtoutes les atteintes, et je vous prie, citoyens, d'en accepter l'augure.

—Cromwell! cria une voix partie de la droite.

Alors Danton se dressa de toute sa hauteur.

—Quel est le scélérat, dit-il, qui ose m'appeler Cromwell? Je demandeque ce vil calomniateur soit arrêté, mis en jugement et puni. Moi,Cromwell! Mais Cromwell fut l'allié des rois. Quiconque, comme moi,frappe un roi à la tête, devient à jamais l'exécration de tous les rois!

Puis, se tournant de nouveau vers la Montagne:

—Ralliez-vous, s'écrie-t-il, vous qui avez prononcé l'arrêt du tyran;ralliez-vous contre les lâches qui ont voulu l'épargner; serrez-vous,appelez le peuple à écraser nos ennemis communs du dedans; confondez parla vigueur et l'imperturbabilité de votre carrière tous les scélérats,tous les modérés, tous ceux qui nous ont calomniés dans lesdépartements; plus de paix, plus de trêve, plus de transaction avec eux!

Un rugissement qui partait de la Montagne lui répondit.

—Vous voyez, dit Danton, par la situation où je me trouve en cemoment, la nécessité où vous êtes d'être fermes et de déclarer la guerreà vos ennemis quels qu'ils soient. Il faut former une phalangeindomptable. Je marche à la République; marchons-y ensemble. Lassource ademandé une commission qui découvre les coupables et fasse voir aupeuple la roche Tarpéienne et l'échafaud; je la demande, cettecommission, mais je demande aussi que, après avoir examiné notreconduite, elle examine celle des hommes qui nous ont calomniés, qui ontconspiré contre l'indivisibilité de la République et qui ont cherché àsauver le tyran.

Danton descendit dans les bras des montagnards. La haine était à soncomble entre les girondins et les jacobins. Les girondins n'avaient durési longtemps que parce que Danton les avait épargnés; son discoursvenait de briser la digue qui existait entre les deux partis; c'étaitmaintenant à la colère et au sang d'y couler.

Séance tenante, au milieu du trouble jeté dans la droite par le discoursde Danton, la Convention décrète:

Que quatre commissaires seront nommés pour sommer Dumouriez decomparaître à la barre. Si Dumouriez refuse, ils ont ordre de l'arrêter.

Ces quatre commissaires sont: le vieux constituant, Camus; deux députésde la droite, Bancal et Quinette; un montagnard, Lamarque.

Le général Beurnonville, que Dumouriez nomme son élève, et qu'il aimetendrement, les accompagnera pour employer toutes les voies deconciliation avant de rompre avec ce général que ses victoires ont rendupopulaire, et qui est resté nécessaire malgré ses défaites.

LII

Arrestation des commissaires de la Convention

Dumouriez, dont le projet était de surprendre Valenciennes, avaittransporté son quartier général au bourg de Saint-Amand, où sa cavaleriede confiance était cantonnée.

C'était le général Neuilly qui commandait à Valenciennes et qui, croyantà tort pouvoir rester maître de la place, lui écrivait qu'il pouvait entous points compter sur son concours et sur celui de la ville.

Cependant Dumouriez commençait à douter. À chaque instant il étaitobligé d'épurer l'armée en faisant arrêter quelque jacobin.

Le 1er avril, ce fut un capitaine du bataillon de Seine-et-Oise nomméLecointre, fils du député de Versailles du même nom, et l'un des plusardents montagnards, qui déclamait contre les constitutionnels.

Le même jour, une arrestation eut encore lieu, celle d'unlieutenant-colonel, officier d'état-major de l'armée, nommé de Pile, quidéclamait contre le général en chef.

La veille, le général Leveneur, qui avait suivi La Fayette dans sa fuiteet que Dumouriez avait pris auprès de lui, vint lui demander lapermission, sous prétexte de santé, de se retirer de l'armée.

Le général la lui accorda aussitôt.

Même permission était accordée au général Stetenhoffen.

Enfin il apprenait que Dampierre, le général Charnel, les générauxRosière et Kermowant avaient donné parole aux commissaires de resterfidèles à la Convention.

Toutes ces nouvelles étaient désespérantes, du moment où l'on sait quelétait le projet de Dumouriez.

Ce projet, que je ne trouve dans aucun historien et qui cependant avaitbien son importance, était celui-ci:

Depuis longtemps Dumouriez se fût déclaré rebelle et eût marché surParis, en supposant que ses soldats eussent voulu le suivre, ce dont ilcommençait à douter, s'il n'eût été arrêté par la crainte que cettemarche ne fût fatale au reste de la famille royale enfermée au Temple.

Voici ce qui avait été arrêté à Tournai entre lui et les généraux deValence, Chartres et Thouvenot.

Le colonel Montjoye et le colonel Normann devaient être envoyés enFrance sous prétexte d'arrêter la fuite des déserteurs de l'armée; ilsauraient pour le ministre de la Guerre Beurnonville des dépêches quiannonceraient leur séjour à Paris pendant deux ou trois jours. Ilsdevaient, la veille de leur départ, envoyer leurs trois cents hommes àBondy, puis la nuit suivante arriver par le boulevard du Temple,enfoncer la garde, entrer au Temple, enlever en croupe les quatreprisonniers, retrouver dans la forêt une voiture, et les mener à toutebride jusqu'à Pont-Sainte-Maxence, où un autre corps de cavalerie lesrecevrait, puis les conduirait à Valenciennes et à Lille.

Mais pour cela il fallait être sûr de Lille ou de Valenciennes, etDumouriez venait d'apprendre que les deux villes tiendraient pour laRévolution.

Ce fut alors que Dumouriez pensa à se procurer le plus d'otages possiblelui répondant de la vie des prisonniers.

Et, en attendant des otages plus illustres, il commença par remettre augénéral Clerfayt les deux prisonniers qu'il venait de faire, Lecointreet de Pile.

Le 2 avril au matin, Dumouriez reçut avis par un capitaine de chasseursà cheval, qu'il avait posté à Pont-à-Marck, que le ministre de la Guerreavait passé, se rendant à Lille, et disant qu'il se rendait près desonami le général Dumouriez.

Dumouriez fut étonné de cette nouvelle; comment n'était-il pas prévenu?

Cette nouvelle ne pouvait que l'inquiéter dans la situation politique oùil se trouvait.

Vers quatre heures de l'après-midi, deux courriers, dont les chevauxétaient couverts d'écume, annoncèrent au général qu'ils ne précédaientque de quelques instants les commissaires de la Convention nationale etle ministre de la Guerre. Les courriers ne doutaient point que lesquatre commissaires et le général Beurnonville ne vinssent pour arrêterle général Dumouriez.

Ils précédaient les commissaires et le général à si peu de distance, queceux-ci arrivèrent au moment même où ils achevaient leur annonce.

Beurnonville entra le premier; Camus, Lamarque, Bancal et Quinette lesuivaient.

Le ministre embrassa d'abord Dumouriez, sous lequel il avait servi etqu'il aimait beaucoup; puis il lui montra de la main les commissaires,et lui dit:

—Mon cher général, ces messieurs viennent vous notifier un décret de laConvention nationale.

En apprenant l'arrivée du ministre de la Guerre et des commissaires dela Convention, tout l'état-major de Dumouriez l'avait entouré. Il yavait là le général Valence, Thouvenot, qui venait d'être élevé à cegrade, le duc de Chartres, et les demoiselles de Fernig, dans leuruniforme de hussard.

—Oh! dit Dumouriez, je le connais d'avance, votre décret. Vous venez mereprocher d'avoir été trop honnête homme en Belgique, d'avoir forcé àrendre l'argenterie aux églises, de n'avoir pas voulu empoisonner unpauvre peuple avec vos assignats. En vérité, vous, Camus, qui êtes undévot, je suis étonné, je vous l'avoue, qu'un homme qui affiche autantde religion que vous, qui restez des heures entières devant un crucifixpendu dans votre chambre, vous veniez ici soutenir le vol des vasessacrés et des objets de culte d'un peuple ami. Allez voir àSainte-Gudule les hosties foulées aux pieds, dispersées sur le pavé del'église, les tabernacles, les confessionnaux brisés, les tableaux enlambeaux; trouvez un moyen de justifier ces profanations, et voyez s'ily a un autre parti à prendre que de restituer l'argenterie et de punirexemplairement les misérables qui ont exécuté vos ordres. Si laConvention applaudit à de tels crimes, si elle ne les punit pas, tantpis pour elle et pour ma malheureuse patrie. Sachez que s'il fallaitcommettre un crime pour la sauver, je ne le commettrais pas. Les crimesatroces que l'on s'est permis au nom de la France tournent contre laFrance, et je la sers en cherchant à les effacer.

—Général, dit Camus, il ne nous appartient pas d'entendre votrejustification, ni de répondre à vos prétendus griefs; nous venons vousnotifier un décret de la Convention.

—Votre Convention, dit Dumouriez, voulez-vous que je vous dise ce quec'est que votre Convention? C'est la réunion de deux cents scélérats etde cinq cents imbéciles. Je vais marcher sur elle, votre Convention, jesuis assez fort pour me battre devant et derrière. Il faut un roi à laFrance; peu m'importe qu'il s'appelle Louis ou Jacobus!

—Ou même Philippus, n'est-ce pas? dit Bancal.

Dumouriez tressaillit. On venait de le frapper au cœur de sesprojets.

—Pour la troisième fois, dit Camus, voulez-vous passer dans une chambreà côté, pour entendre la notification du décret de la Convention?

—Mes actions ont toujours été publiques, dit le général, elles leseront jusqu'au bout. Un décret donné par sept cents personnes nesaurait être un mystère. Mes camarades doivent être témoins de tout cequi se passera dans notre entrevue.

Mais alors Beurnonville s'avança:

—Ce n'est point un ordre que nous te donnons, dit-il, c'est une prièreque je te fais. Qu'un de ces messieurs t'accompagne, nous tel'accordons.

—Soit! dit Dumouriez. Venez, Valence.

—Seulement la porte restera ouverte, dit Thouvenot.

—La porte restera ouverte, soit, répondit Camus.

Camus présenta alors au général le décret de la Convention qui luiordonnait de se rendre immédiatement à Paris.

Dumouriez le rendit en haussant les épaules.

—Ce décret est absurde, dit-il; est-ce que je puis quitter l'arméedésorganisée, mécontente comme elle l'est? Si je vous suivais, vousn'auriez plus dans huit jours un seul homme sous les drapeaux. Lorsquej'aurai terminé mon travail de réorganisation, ou lorsque l'ennemi nesera pas à un quart de lieue de moi, j'irai à Paris, moi-même et sansescorte. Je lis du reste dans ce décret que, en cas de désobéissance,vous devez me suspendre de mes fonctions et nommer un autre général. Jene refuse pas positivement l'obéissance, je demande un retard, voilàtout. Maintenant, décidez ce que vous avez à faire; suspendez-moi sivous voulez; j'ai offert dix fois ma démission depuis trois mois, jel'offre encore.

—Nous sommes compétents pour vous suspendre, dit Camus, mais non pourrecevoir votre démission.

—Une fois votre démission donnée, général, demanda Beurnonville, quecomptez-vous faire?

—Redevenant libre de mes actions, je ferai ce qu'il me conviendra,répondit Dumouriez; mais je vous déclare, mon cher ami, que je nereviendrai point à Paris pour me voir avili par les jacobins et condamnépar le tribunal révolutionnaire.

—Vous ne reconnaissez donc pas ce tribunal? demanda Camus.

—Si fait, dit le général. Je le reconnais pour un tribunal de sang etde crimes, et, tant que j'aurai trois pouces de fer au côté, je vousdéclare que je ne m'y soumettrai pas. J'ajoute même que je le regardecomme l'opprobre d'une nation libre, et que si j'en avais le pouvoir ilserait aboli.

—Citoyen général, dit Quinette, il ne s'agit d'aucune résolutionfuneste contre vous. La France vous doit beaucoup, et votre présencefera tomber toutes les calomnies; votre voyage sera court, et, si vousl'exigez, les commissaires et le ministre resteront au milieu de vossoldats tant que durera votre absence.

—Et, dit Dumouriez, si les hussards et les dragons dits de laRépublique, qu'on a disséminés sur la route que je dois suivre,m'assassinent, soit à Gournay, soit à Roye, soit à Senlis, où ilsm'attendent, ce ne sera pas de la faute du général Beurnonville ni devous autres, messieurs les commissaires, mais je n'en serai pas moinsassassiné.

—Citoyen général, dit Quinette, je m'engage à vous accompagner pendanttoute la route; je m'engage à vous couvrir de mon corps si le danger seprésente; je m'engage enfin à vous ramener ici sain et sauf.

—Citoyen général, dit Bancal, rappelez-vous l'exemple de ces générauxde Rome ou de Grèce qui, au premier appel de l'aréopage ou des consuls,venaient rendre compte de leur conduite.

—Monsieur Bancal, reprit Dumouriez, nous nous méprenons toujours surnos citations et nous défigurons l'histoire romaine en donnant pourexcuse à nos crimes l'exemple de ces vertus que nous dénaturons. LesRomains n'avaient pas tué Tarquin comme vous avez tué Louis XVI. LesRomains avaient une république bien réglée et de bonnes lois; ilsn'avaient ni club des jacobins, ni tribunal révolutionnaire. Nous sommesdans un temps d'anarchie. Des tigres veulent ma tête, je ne la leurdonnerai pas. Je puis vous faire cet aveu sans craindre que vousm'accusiez de faiblesse; puisque vous puisez vos exemples chez lesRomains, laissez-moi dire que j'ai joué assez souvent le rôle de Déciuspour qu'on me dispense de celui de Curtius.

Bancal reprit la parole. Il était girondin.

—Vous n'avez affaire ni aux jacobins ni au tribunal révolutionnaire,dit-il. Vous n'y êtes appelé que pour paraître à la barre de laConvention et pour revenir sur-le-champ à votre armée.

Le général secoua la tête.

—J'ai passé le mois de janvier à Paris, dit-il; et certainement, aprèsdes revers, Paris ne s'est pas calmé depuis. Je sais par vos feuillesque la Convention est dominée par Marat, par les jacobins et par lestribunes. La Convention ne pourrait pas me sauver de leur fureur, et, sije pouvais prendre sur ma fierté de paraître devant de pareils juges, macontenance seule m'attirerait la mort.

—Assez, dit Camus, nous perdons notre temps en paroles inutiles. Vousne voulez pas obéir aux décrets de la Convention?

—Non, dit Dumouriez.

—Eh bien! dit Camus, je vous suspens et je vous arrête.

Pendant la discussion, tous les familiers de Dumouriez étaient entrés unà un dans la salle.

—Quels sont tous ces gens-là? demanda l'intrépide vieillard enregardant particulièrement les demoiselles de Fernig, dont il étaitfacile de reconnaître le sexe malgré leur déguisement. Allons,donnez-moi tous vos portefeuilles.

—Ah! c'est trop fort! dit Dumouriez en français.

Puis il ajouta en allemand et à voix haute:

—Arrêtez ces quatre hommes!

Les hussards allemands, qu'on avait fait venir dans la chambre à côté,se précipitèrent alors dans celle où était Dumouriez et arrêtèrent lesquatre commissaires.

—Eh bien! quand je vous l'affirmais, dit Camus, que nous avions affaireà un traître!... Tout prisonnier que je suis, je te déclare traître à lapatrie; tu n'es plus général; j'ordonne qu'on ne t'obéisse plus!

Alors Beurnonville alla reprendre son rang parmi les commissaires.

—Et moi, dit-il à son tour, je t'ordonne de m'arrêter avec mescompagnons, pour qu'on ne croie pas que je pactise avec toi et que,comme toi, j'ai trahi la nation!

—C'est bien, dit Dumouriez, arrêtez-le avec les autres; seulement, ayezles plus grands égards pour lui et laissez-lui ses armes.

Les quatre commissaires et le ministre arrêtés furent conduits dans lachambre voisine. Là on leur servit à dîner pendant qu'on attelait lavoiture qui devait les conduire prisonniers à Tournai.

Dumouriez recommanda de nouveau les plus grands égards pour le généralBeurnonville; puis il écrivit une lettre au général Clerfayt, luimandant qu'il lui envoyait des otages qui répondraient des excèsauxquels on pourrait se livrer à Paris.

Une heure après, la voiture partait, escortée de ces mêmes hussards deBerchiny qui avaient, le 13 juillet 1789, chargé dans le jardin desTuileries.

En même temps que les commissaires de la Convention partaient pourTournai sous escorte, Dumouriez envoyait le colonel Montjoye pourprévenir Mack de ce qui s'était passé, et pour le prier de hâter uneentrevue entre lui, le prince de Cobourg et le prince Charles.

La journée du lendemain se passa sans que l'événement du 2 eût faitgrand bruit et fût bien connu de l'armée. Mais cependant, dansl'après-midi du 3, le mot detraître commença de circuler.

Dumouriez voulait s'assurer de Condé afin d'en purger la garnison, deréunir dans cette ville tous ceux de son armée, soldats ou généraux, quivoudraient s'attacher à sa fortune, et de Condé, avec une armée mixte,autrichienne et française, marcher sur Paris.

La réponse du général Mack avait été que le 4 au matin le princeCobourg, l'archiduc Charles et lui se trouveraient entre Boussu etCondé, où le général se rendrait de son côté, et que là on conviendraitdu mouvement à imprimer aux deux armées.

Le 4 au matin, le général Dumouriez partit de Saint-Amand avec le duc deChartres, le colonel Thouvenot, Montjoye et quelques aides de camp.

Ils n'avaient pour escorte que huit hussards d'ordonnance, qui, avec lesdomestiques, formaient un groupe de trente chevaux.

Une escorte de cinquante hussards qu'il avait commandée se faisantattendre, Dumouriez, qui voyait se passer l'heure du rendez-vous duprince de Cobourg, laissa un de ses aides de camp pour se mettre à latête de l'escorte et lui indiquer la route qu'elle devait suivre.

Parvenu à une demi-lieue de Condé, entre Fresnes et Doumet, il vitarriver au grand galop un adjudant qui venait de la part du généralNeuilly, pour lui dire que la garnison était en grande fermentation etqu'il serait imprudent à lui d'entrer dans la ville.

Il renvoya cet officier avec ordre de dire au général Neuilly d'envoyerau-devant de lui le dix-huitième régiment de cavalerie dont il croyaitêtre sûr.

Il attendrait ce régiment à Doumet.

En ce moment, il fut rejoint sur le grand chemin par une colonne detrois bataillons de volontaires qui marchaient sur Condé avec leursbagages et leur artillerie. Étonné de voir s'accomplir une marche qu'iln'avait point ordonnée, il appela quelques-uns des officiers et leurdemanda où ils allaient.

Ils répondirent qu'ils allaient à Valenciennes.

—Allons donc, dit le général, vous lui tournez le dos, à Valenciennes.

Puis il ordonna de faire halte et s'éloigna à cent pas du grand cheminpour entrer dans une maison et donner par écrit l'ordre à ces troisbataillons de retourner au camp de Bruill, d'où ils étaient partis.

Il était déjà descendu de cheval pour entrer dans la maison, lorsque latête de colonne rebroussa chemin et se porta sur lui.

Il se remit aussitôt en selle et s'éloigna au petit trot jusqu'à cequ'il fût arrêté par un canal qui bordait un terrain marécageux.

Des cris, des injures, le mot: «Arrête! arrête!» et la marche toujoursplus rapide des volontaires, qui avait pris l'allure d'une poursuite, leforcèrent à passer le canal. Mais son cheval s'étant refusé à lefranchir, il abandonna l'animal rétif et le passa à pied.

Mais alors, aux cris de: «Arrête! arrête!» commencèrent de succéder descoups de fusil.

Il n'y avait pas moyen de faire face à un pareil danger, il fallaitfuir. Mais Dumouriez ne pouvait fuir à pied.

Son neveu, le baron de Schomberg, qui était arrivé la veille, et quiavait couru mille dangers pour arriver jusqu'à lui, avait sauté à bas deson cheval, le pressant de le prendre. Dumouriez refusa obstinément;mais il sauta sur le cheval d'un domestique du duc de Chartres, qui,étant très leste, répondait de se sauver à pied.

Pendant ce temps-là, les coups de fusil continuaient.

Deux hussards furent tués ainsi que deux domestiques du général, dont unportait sa redingote. Thouvenot eut deux chevaux tués sous lui, et sesauva en croupe de ce même Baptiste Renard qui, ayant reformé unbataillon en déroute à Jemmapes, avait été nommé capitaine par laConvention.

Le général dit lui-même, dans ses Mémoires, que plus de dix mille coupsde fusil furent tirés sur lui. Son secrétaire, Quentin, fut pris, et lecheval du général, resté de l'autre côté du canal, fut conduit entriomphe à Valenciennes.

Dumouriez ne pouvait rejoindre son camp; les volontaires lui encoupaient le chemin et ne paraissaient pas décidés à l'épargner. Illongea l'Escaut, et, toujours poursuivi d'assez près, il arriva à un bacen avant du village de Mihers.

Il passa le bac, lui sixième.

Il était sur la terre de l'Empire, traître et émigré.

Avec lui étaient le général Valence, le duc de Chartres, Thouvenot,Schomberg et Montjoye.

Et cependant le lendemain, tant la patrie est chose sacrée, tant le nomde traître est lourd à porter, Dumouriez, déterminé à périr s'il lefallait pour se relever, Dumouriez annonça au général Mack qu'il allaitretourner au camp français voir s'il avait encore quelque chose àattendre de l'armée.

Mais cette fois il voulut s'exposer seul.

Mack ne voulut pas le laisser partir sans lui donner une escorte dedouze dragons autrichiens.

Ce fut sa perte. Ces manteaux blancs, tant détestés de nos soldats,criaient trahison contre lui.

Sans eux peut-être réussissait-il?

Le bruit s'était répandu dans l'armée que Dumouriez avait failli êtrevictime d'un assassinat; on le croyait mort.

Les soldats furent tout joyeux de le revoir vivant. La ligne,s'attendrissant à sa vue, cria: «Vive Dumouriez!»

Les volontaires seuls restaient menaçants et sombres.

—Mes amis, dit Dumouriez, passant sur le front de la ligne, je viens defaire la paix; nous allons à Paris arrêter le sang qui coule.

Quand les soldats sont en paix, ils demandent la guerre; mais bientôtlas, quand la guerre est malheureuse, ils demandent la paix. Cettenouvelle, annoncée par Dumouriez, que la paix était faite, produisit unegrande impression.

Il était alors en face du régiment de la couronne, et il embrassait unofficier qui s'était distingué à la bataille de Nerwinde.

Un jeune homme sortit alors des rangs, un fourrier nommé Fichet; il vintse placer à la tête du cheval de Dumouriez, et, montrant du doigt lesAutrichiens qui l'accompagnaient:

—Qu'est-ce que ces gens-là? dit-il à Dumouriez. Et qu'est-ce que ceslauriers qu'ils portent à leurs bonnets? Viennent-ils ici pour nousinsulter?

—Ces messieurs, dit Dumouriez, sont devenus nos amis; ils formerontnotre arrière-garde.

—Notre arrière-garde! reprit le jeune fourrier, ils vont entrer enFrance! Ils fouleront la terre de France! Nous sommes bien assez detrente millions de Français pour faire la police chez nous! DesAutrichiens sur la terre de la République, c'est une honte, c'est unetrahison! Vous allez leur livrer Lille et Valenciennes! Honte ettrahison! répéta-t-il à haute voix.

Ces deux mots, honte et trahison, coururent comme une traînée de poudresur toute la ligne; Dumouriez fut ajusté. Le fusil détourné fit longfeu. Un bataillon tout entier le mit en joue.

Dumouriez sentit qu'il était perdu, il piqua son cheval des deux piedset s'éloigna au galop. Les Autrichiens le suivirent. Ils avaient tracéentre lui et la France un abîme que jamais il ne put franchir.

Pour lui, la Restauration arriva vainement. Voyant les Bourbons remontersur le trône, il comptait sur le bâton de maréchal de France. Ils luijetèrent dédaigneusement une pension de 20 000 francs comme général enretraite; et, le 14 mars 1823, ignoré, oublié de ses contemporains,flétri par l'histoire, trop sévère peut-être pour lui, il mourut àTurville-Park.

Il avait passé cinquante ans dans les intrigues, trois ans sur unthéâtre digne de lui, trente ans en exil.

Deux fois il avait sauvé la France.

LIII

Le 2 juin

Du moment où la trahison de Dumouriez fut avérée et où, en livrant lescommissaires de la Convention à l'ennemi, il eut mis le comble à soncrime, les girondins furent perdus et les deux mois qui s'écoulèrententre le 2 avril et le 2 juin ne furent pour eux qu'une longue agonie.

Jacques Mérey, que son vote à l'occasion de la mort du roi avait, bienplus que l'ensemble de ses opinions, qui étaient jacobines, rangé parmiles girondins, avait suivi leur fortune quoiqu'il vît bien qu'ilsallassent au gouffre.

La séance qui livra les girondins aux bourreaux fut terrible; elle duratrois jours, du 31 mai au 2 juin; pendant trois jours, Henriot, l'hommede la Commune, entoura la Convention de son artillerie; pendant troisjours, Paris soulevé autour des Tuileries cria: «Mort aux girondins!»;pendant trois jours les tribunes dans la salle même se firent l'écho deces sanglantes vociférations.

Nous eussions voulu faire assister nos lecteurs à ces séances terriblesoù la Convention, se sentant opprimée et ne voulant pas voter sous lecouteau la mort de vingt-deux de ses membres, sortit, son président entête, pour se frayer un passage, et partout fut repoussée, au Carrouselcomme au pont tournant. Nous eussions voulu vous montrer ces hommes quisurent si mal combattre et qui surent si bien mourir; attendant surl'heure l'assassinat ou la prison, et ne voyant venir ni les assassinsni les gendarmes; car on avait voulu respecter l'enceinte de la Chambre,l'inviolabilité du député; s'élançant dans ces rues tumultueuses où lachasse à l'homme allait commencer, parcourir la Normandie et laBretagne, et ne s'arrêter que dans les landes de Bordeaux, sur lecadavre de Pétion.

Au milieu du trouble qui régnait dans l'Assemblée, il sembla à JacquesMérey que Danton lui faisait signe de sortir.

Il se leva sur son banc, Danton se leva. Il fit un pas vers la porte,Danton aussi.

Il n'y avait plus de doute, Danton voulait lui parler.

Jacques Mérey descendit sans presser le pas, regardant fièrement toutautour de lui pour donner le temps à ses ennemis de l'arrêter si c'étaitleur intention.

Il atteignit ainsi la porte. Le tumulte était si grand que nul nes'était aperçu du mouvement qu'il avait fait.

Dans le corridor, il rencontra Danton.

—Fuis, lui dit-il, tu n'as pas un instant à perdre.

Et Danton, lui donnant la main, lui glissa un papier.

—Qu'est-ce que ce papier? lui dit Jacques Mérey en le retenant.

—Ce que tu m'avais demandé, son adresse.

Jacques jeta un cri d'étonnement et de joie, se rapprocha d'un quinquetpour lire.

Pendant ce temps, Danton disparaissait.

Jacques déplia le papier et lut:

«Mlle de Chazelay, Josephplatz, nº 11, Vienne.»

Il se fit alors et instantanément un changement ou plutôt unbouleversement complet chez le docteur. Son insouciance de la viedisparut comme par enchantement. Le coup qui venait de le frapper, luiet ses compagnons, lui sembla un bienfait du sort, et en effet saproscription, en lui rendant la liberté personnelle, lui ouvrait lesportes de l'étranger; citoyen français protégé par la République, ilpouvait parcourir impunément toute l'Allemagne!

Mais, pour parcourir toute l'Allemagne, il fallait d'abord sortir deFrance: il fallait, ce qui était bien autrement difficile, sortir deParis.

La séance était finie; un flot de spectateurs débordait des tribunes ets'écoulait dans la rue; Jacques Mérey s'y jeta à corps perdu et selaissa entraîner par lui.

Le flot le poussa rue Saint-Honoré par le guichet de l'Échelle.

Neuf heures du soir sonnaient à l'horloge du Palais-Royal dont toutesles fenêtres étaient fermées depuis l'arrestation de son illustrepropriétaire. Le palais, privé nuit et jour de toute lumière, semblaitun tombeau.

Jacques Mérey n'avait aucun besoin de rentrer à l'Hôtel de Nantes.Depuis que les girondins étaient menacés et ne savaient jamais si laséance s'écoulerait sans qu'ils fussent obligés de fuir, Jacques payaitson appartement ou plutôt sa chambre au jour le jour, et portait sur luidans une ceinture cinq cents louis en or.

Il avait en plus dans son portefeuille deux ou trois mille francs enassignats.

Au reste, le danger était moins grand à cette heure où les trois quartsde Paris ignoraient encore la proscription des girondins qu'il ne l'eûtété le lendemain; mais, sur tout son chemin cependant, le fugitif put sefaire une idée de l'exaspération qui régnait dans Paris.

Des bandes, lancées dans les rues par Hébert, par Chaumette, par Guzman,par Varlet, les unes armées de piques, les autres de sabres,quelques-unes de haches, toutes portant des torches, passaient encriant: «Mort aux traîtres! Mort aux girondins! Mort aux complices deDumouriez!»

Sur la place des Victoires, il rencontra une de ces bandes et n'eut quele temps de se jeter dans la rue Bourbon-Villeneuve; mais, en arrivant àla rue Montmartre, il vit une autre bande avec des torches quidescendait de la rue des Filles-Dieu; il se jeta dans la rue de Cléry,mais, à peine y fut-il, que, au coin de la rue Poissonnière, apparut uneautre bande qui barra complètement le chemin.

Tout cela marchait vers la Convention.

Celle-là se composait de maratistes qui criaient: «Vive l'ami dupeuple!»

Être girondin et tomber dans les mains des maratistes, c'était êtremassacré à coup sûr, et, depuis qu'il possédait l'adresse d'Éva, depuisqu'il avait l'espérance de la retrouver, Jacques Mérey ne voulait plusmourir.

Essayer de passer à travers cette bande sans être reconnu était unechose impossible, revenir sur ses pas était chose dangereuse.

Une de ces malheureuses créatures qui se tiennent le soir sur le seuild'une porte entrouverte, et qui, sans comparaison avec la Galatée deVirgile, fuient cependant comme elle pour être poursuivies, disparutdans son allée. Jacques Mérey s'y élança derrière elle, mais, au lieu dela suivre dans l'escalier tortueux, repoussa la porte.

La femme se rapprocha de lui.

—Ah! ah! citoyen, dit-elle, il paraît que tu n'es pas de la mêmeopinion que tous ces criards-là, qui empêchent les pauvres filles defaire leur métier.

—Silence! dit Jacques en tirant de sa poche un assignat de cent francset en le glissant dans la main de la fille.

Et en même temps, de l'autre main, il essuya son front trempé de sueur.

La femme vit ce visage noble et intelligent, et, comme la beauté est unepuissance:

—On ne me paye que quand je travaille, dit-elle. Mais quand je rendsdes services c'est pour rien.

Et, enlevant le chapeau de Jacques pour le mieux voir, elle lui essuya àson tour le front avec son mouchoir.

—Ah! par ma foi! tu as raison, mon joli garçon, dit-elle, de ne pasvouloir te laisser couper la tête. Allons, allons, reprends tonassignat.

Pendant ce temps, la bande passait, criant, hurlant, vociférant.

La fille mit la main sur le cœur de Jacques.

—Et brave avec ça! dit-elle. Son cœur ne bat pas.

La bande était passée.

Jacques essaya de faire reprendre son assignat à la fille.

—Inutile, dit-elle, quand j'ai dit non, c'est non.

—Je voudrais cependant bien te laisser un souvenir de moi, dit-il,cherchant une chaîne, une bague, un objet quelconque.

—Vraiment? dit-elle.

—Parole d'honneur!

—Eh bien! embrasse-moi au front, dit-elle. Depuis ma mère, personne n'aeu l'idée de m'embrasser là.

Mérey, étonné de trouver une perle dans cet égout, ôta son chapeau, levaen souriant les yeux au ciel, et l'embrassa au front avec le mêmerespect qu'il eût embrassé une vierge.

—Ah! dit-elle en soupirant, c'est bon, ces baisers-là.

Puis, rouvrant la porte et voyant la rue libre:

—Maintenant, tu peux partir.

Jacques Mérey portait à la main gauche une de ces bagues fort à la modeà cette époque: c'était ce qu'on appelait unjonc, c'est-à-dire uncercle d'or surmonté d'un diamant, valant trois ou quatre cents francs.Il le passa au doigt de la fille et bondit de l'autre côté.

—Soit! puisque tu le veux absolument, dit-elle; mais en vérité, tu megâtes ma satisfaction. En tout cas, bon voyage et bonne chance! Quant àmoi, ma promenade est finie pour ce soir. Adieu!

Et elle referma sa porte.

Jacques Mérey continua sa route et arriva au boulevard sans accident.

Mais là, Santerre, à la tête du faubourg Saint-Antoine, barrait leboulevard.

Des sentinelles étaient placées à la rue Saint-Denis et à la rue deBondy.

Santerre, à cheval, paradait sur le boulevard vide.

Il n'y avait pas à reculer. Jacques Mérey connaissait Santerre pour unpatriote ardent, mais en même temps pour un très brave homme.

Il alla droit à lui et mit la main sur le cou de son cheval. Santerre sebaissa, voyant bien que cet inconnu qui venait à lui avait quelquechose à lui dire.

—Citoyen Santerre, lui dit Jacques, je suis le représentant qui vintannoncer à l'Assemblée les deux victoires de Jemmapes et de Valmy.

—C'est vrai, dit Santerre; je te reconnais.

—Je me nomme Jacques Mérey. Je suis ami de Danton, qui m'a offert unasile chez lui, mais à qui je refuse de peur de le compromettre. Jesiégeais avec les girondins et je suis proscrit comme eux; descends decheval, donne-moi le bras et conduis-moi jusqu'à la rue de Lancry.Demain, tu diras tout bas à Danton ce que tu as fait pour moi, et Dantonte serrera la main.

Santerre ne prononça pas une parole; il descendit de cheval, donna sonbras à Jacques Mérey, et le conduisit jusqu'à la rue de Lancry.

—As-tu besoin que j'aille plus loin? lui demanda-t-il.

—Non, dans cinq minutes je serai arrivé où je vais.

—Que Dieu te conduise! dit Santerre oubliant que Dieu était aboli.

—Merci, dit simplement Jacques, j'en eusse fait autant pour toi,Santerre.

—Je le sais bien, répondit le brave brasseur.

Les deux hommes se serrèrent la main et tout fut dit. Jacques Méreyremonta la rue de Lancry jusqu'à la rue Grange-aux-Belles, puis il pritla rue des Marais, la descendit jusqu'au numéro 33, et là, voyant unemaison basse et sombre, il s'arrêta, regarda autour de lui pours'assurer qu'il n'était point suivi et ne se trompait pas.

Il hésita un instant entre deux sonnettes, l'une à gauche, près d'uneboîte fermant à cadenas; l'autre à droite, pendant à la muraille. Iltira celle qui était pendue à la muraille.

Presque aussitôt la porte s'ouvrit et un homme, vêtu de noir, cravateblanche et en culotte courte, s'effaça pour le laisser passer.

Sans doute les deux hommes se reconnurent, car l'homme vêtu de noir,ayant salué respectueusement Jacques Mérey, referma la porte et marchadevant lui en disant:

—Par ici, monsieur.

Jacques Mérey le suivit.

L'homme vêtu de noir le conduisit par un corridor, éclairé pour s'yconduire et voilà tout, à la salle à manger, dont la porte en s'ouvrantjeta un flot de lumière.

En effet, la salle à manger était illuminée comme pour un jour de fête;six couverts étaient mis autour d'une table élégamment servie; cinqpersonnes, y compris l'homme vêtu de noir, semblaient en attendre unsixième.

Ces cinq personnes étaient une femme de trente-six à trente-huit ans,encore belle, deux jeunes filles de seize à dix-huit ans, charmantestoutes deux, et un garçon de treize ans. L'homme vêtu de noir faisait lacinquième personne.

À l'arrivée de Jacques Mérey, tout le monde se leva.

—Femme, et vous, enfants, voyez cet homme, dit-il en montrant JacquesMérey, c'est lui qui, sur l'échafaud même, n'a pas dédaigné de portersecours à notre...

La femme vint à Jacques Mérey, lui baisa la main, puis les deux jeunesfilles, puis le jeune garçon.

—J'espère que vous n'oublierez jamais, continua l'homme vêtu de noir,qui n'était autre que M. de Paris, que le citoyen Jacques Mérey,proscrit injustement, est venu demander asile à notre humble toit.

Puis, montrant le sixième couvert à Jacques:

—Vous voyez que nous vous attendions, dit-il.

LA SUITE DE CE RÉCIT S'INTITULE
LA FILLE DU MARQUIS.

TABLE DES MATIÈRES

I.Une ville du Berri5
II.Le docteur Jacques Mérey14
III.Le château de Chazelay21
IV.Comme quoi le chien est non seulement l'ami de l'homme, mais aussi l'ami de la femme29
V.Où le docteur trouve enfin ce qu'il cherchait37
VI.Entre chien et chat44
VII.Une âme à sa genèse52
VIII.Prima che spunti l'aura58
IX.Où le chien boit, où l'enfant se regarde67
X.Ève et la pomme85
XI.La baguette divinatoire94
XII.L'anneau sympathique102
XIII.Unde ortus?108
XIV.Où il est prouvé qu'Éva n'est pas la fille du braconnier Joseph, mais sans que l'on sache de qui elle est la fille116
XV.Où il faut abandonner les affaires privées de nos personnages pour nous occuper des affaires publiques125
XVI.L'état de la France133
XVII.L'homme propose141
XVIII.Une exécution place du Carrousel149
XIX.Madame Georges Danton et madame Camille Desmoulins163
XX.Les enrôlements volontaires176
XXI.L'ouvrage noir!185
XXII.Beaurepaire194
XXIII.Dumouriez205
XXIV.Les Thermopyles de la France216
XXV.La Croix-aux-Bois224
XXVI.Le prince de Ligne233
XXVII.Kellermann241
XXVIII.Les hommes de la Convention250
XXIX.Une soirée chez Talma263
XXX.Une lettre d'Éva273
XXXI.Recherches inutiles284
XXXII.La maison vide291
XXXIII.Où Jacques Mérey perd la piste298
XXXIV.La veille de Jemmapes304
XXXV.Jemmapes311
XXXVI.Le jugement317
XXXVII.L'exécution326
XXXVIII.Chez Danton334
XXXIX.La Gironde et la Montagne341
XL.Le Pelletier Saint-Fargeau350
XLI.La trahison358
XLII.La communion de la terre367
XLIII.Liége374
XLIV.L'agonie381
XLV.Retour de Danton388
XLVI.Surge, carnifex396
XLVII.Le tribunal révolutionnaire405
XLVIII.Lodoïska413
XLIX.Deux hommes d'État420
L.Trahison de Dumouriez430
LI.Rupture de Danton avec la Gironde439
LII.Arrestation des commissaires de la Convention449
LIII.Le 2 juin461

NOTES:

[A] Michelet, 4e vol., page 216.

[B] Terme de poste qui signifie qu'on peut ne pas mettre letroisième cheval, pourvu qu'on paye moitié de son prix.

[C] Ceux qui sont familiers avec ce grand livre qu'on appelleLa Révolution, de Michelet, et qui devrait être la Bible politique dela jeunesse française, reconnaîtront dans ce discours la paraphrase d'undes plus beaux chapitres du grand historien.


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1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only beused on or associated in any way with an electronic work by people whoagree to be bound by the terms of this agreement. There are a fewthings that you can do with most Project Gutenberg™ electronic workseven without complying with the full terms of this agreement. Seeparagraph 1.C below. There are a lot of things you can do with ProjectGutenberg™ electronic works if you follow the terms of thisagreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™electronic works. See paragraph 1.E below.
1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“theFoundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collectionof Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individualworks in the collection are in the public domain in the UnitedStates. If an individual work is unprotected by copyright law in theUnited States and you are located in the United States, we do notclaim a right to prevent you from copying, distributing, performing,displaying or creating derivative works based on the work as long asall references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hopethat you will support the Project Gutenberg™ mission of promotingfree access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg™works in compliance with the terms of this agreement for keeping theProject Gutenberg™ name associated with the work. You can easilycomply with the terms of this agreement by keeping this work in thesame format with its attached full Project Gutenberg™ License whenyou share it without charge with others.
1.D. The copyright laws of the place where you are located also governwhat you can do with this work. Copyright laws in most countries arein a constant state of change. If you are outside the United States,check the laws of your country in addition to the terms of thisagreement before downloading, copying, displaying, performing,distributing or creating derivative works based on this work or anyother Project Gutenberg™ work. The Foundation makes norepresentations concerning the copyright status of any work in anycountry other than the United States.
1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
1.E.1. The following sentence, with active links to, or otherimmediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appearprominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any workon which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which thephrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed,performed, viewed, copied or distributed:
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1.E.2. If an individual Project Gutenberg™ electronic work isderived from texts not protected by U.S. copyright law (does notcontain a notice indicating that it is posted with permission of thecopyright holder), the work can be copied and distributed to anyone inthe United States without paying any fees or charges. If you areredistributing or providing access to a work with the phrase “ProjectGutenberg” associated with or appearing on the work, you must complyeither with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 orobtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg™trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.
1.E.3. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is postedwith the permission of the copyright holder, your use and distributionmust comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and anyadditional terms imposed by the copyright holder. Additional termswill be linked to the Project Gutenberg™ License for all worksposted with the permission of the copyright holder found at thebeginning of this work.
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1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute thiselectronic work, or any part of this electronic work, withoutprominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 withactive links or immediate access to the full terms of the ProjectGutenberg™ License.
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1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,performing, copying or distributing any Project Gutenberg™ worksunless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
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1.F.
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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™
Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution ofelectronic works in formats readable by the widest variety ofcomputers including obsolete, old, middle-aged and new computers. Itexists because of the efforts of hundreds of volunteers and donationsfrom people in all walks of life.
Volunteers and financial support to provide volunteers with theassistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’sgoals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection willremain freely available for generations to come. In 2001, the ProjectGutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secureand permanent future for Project Gutenberg™ and futuregenerations. To learn more about the Project Gutenberg LiteraryArchive Foundation and how your efforts and donations can help, seeSections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit501(c)(3) educational corporation organized under the laws of thestate of Mississippi and granted tax exempt status by the InternalRevenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identificationnumber is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg LiteraryArchive Foundation are tax deductible to the full extent permitted byU.S. federal laws and your state’s laws.
The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and upto date contact information can be found at the Foundation’s websiteand official page at www.gutenberg.org/contact
Section 4. Information about Donations to the Project GutenbergLiterary Archive Foundation
Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespreadpublic support and donations to carry out its mission ofincreasing the number of public domain and licensed works that can befreely distributed in machine-readable form accessible by the widestarray of equipment including outdated equipment. Many small donations($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exemptstatus with the IRS.
The Foundation is committed to complying with the laws regulatingcharities and charitable donations in all 50 states of the UnitedStates. Compliance requirements are not uniform and it takes aconsiderable effort, much paperwork and many fees to meet and keep upwith these requirements. We do not solicit donations in locationswhere we have not received written confirmation of compliance. To SENDDONATIONS or determine the status of compliance for any particular statevisitwww.gutenberg.org/donate.
While we cannot and do not solicit contributions from states where wehave not met the solicitation requirements, we know of no prohibitionagainst accepting unsolicited donations from donors in such states whoapproach us with offers to donate.
International donations are gratefully accepted, but we cannot makeany statements concerning tax treatment of donations received fromoutside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
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Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works
Professor Michael S. Hart was the originator of the ProjectGutenberg™ concept of a library of electronic works that could befreely shared with anyone. For forty years, he produced anddistributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network ofvolunteer support.
Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printededitions, all of which are confirmed as not protected by copyright inthe U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do notnecessarily keep eBooks in compliance with any particular paperedition.
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