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The Project Gutenberg eBook ofLes petites filles modèles

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Title: Les petites filles modèles

Author: comtesse de Sophie Ségur

Illustrator: Bertall

Release date: February 26, 2011 [eBook #35404]

Language: French

Credits: Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
produced from images generously made available by The
Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES PETITES FILLES MODÈLES ***

Au lecteur

LES

PETITES FILLES

MODÈLES


OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

PUBLIÉS DANS LA BIBLIOTHÈQUE ROSE ILLUSTRÉE

PAR LA LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie

Nouveaux Contes de FéesUn vol. avec 46 grav. d'aprèsG. Doré.
Les petites Filles modèlesUn vol. av. 21 grav. d'aprèsBertall.
Les malheurs de SophieUn vol. av. 48 grav. d'apr.H. Castelli
Les VacancesUn vol. av. 36 grav. d'aprèsBertall
Mémoires d'un AneUn vol. av. 75 grav. d'ap.H. Castelli.
Pauvre BlaiseUn vol. av. 96 grav. d'ap.H. Castelli.
La sœur de GribouilleUn vol. av. 72 grav. d'ap.H. Castelli.
Les bons EnfantsUn vol. avec 70 grav. d'apr.Ferogio.
Les deux NigaudsUn vol. av. 76 grav. d'apr.H. Castelli.
L'Auberge de l'Ange-GardienUn vol. av. 75 grav. d'apr.Foulquier.
Le général DourakineUn vol. av. 100 grav. d'apr.É. Bayard.
François le BossuUn vol. av. 114 grav. d'apr.É. Bayard.
Un bon petit DiableUn vol. av. 100 grav. d'apr.H. Castelli.
Comédies et ProverbesUn vol. av. 60 grav. d'apr.É. Bayard.
Jean qui grogne et Jean qui ritUn vol. av. 70 grav. d'apH. Castelli.
La fortune de GaspardUn vol. avec 32 grav. d'aprèsGerlier.
Le Mauvais GénieUn vol. av. 90 grav. d'apr.É. Bayard.
Quel amour d'Enfant!Un vol. av. 79 grav. d'apr.É. Bayard.
Diloy le ChemineauUn vol. av. 90 grav. d'apr.H. Castelli.
Après la Pluie le beau TempsUn vol. av. 128 grav. d'apr.É. Bayard.

Prix de chaque volume in-16, broché, 2 25
Relié en percaline rouge, tranches dorées, 3 50


Les Actes des Apôtres, un vol. in-8o, avec 10 gravures, broché. 10 fr.
Relié en demi-chagrin, tranches dorées. 14 fr.


Evangile d'une grand'mère, édition classique, un vol. in-16, cart. 1 50


55645.—ImprimerieLahure, rue de Fleurus, 9, à Paris.


LES

PETITES FILLES

MODÈLES

PAR

MME LA COMTESSE DE SÉGUR

NÉE ROSTOPCHINE

OUVRAGE ILLUSTRÉ DE 21 VIGNETTES

PAR BERTALL


NOUVELLE ÉDITION


PARIS

LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79,BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79


1906

Droits de traduction et de reproduction réservés.


TABLE DES CHAPITRES
TABLE DES ILLUSTRATIONS

PRÉFACE

MesPetites filles modèlesne sont pas une création; elles existentbien réellement: ce sont des portraits; la preuve en est dans leursimperfections mêmes. Elles ont des défauts, des ombres légères qui fontressortir le charme du portrait et attestent l'existence du modèle.Camille et Madeleine sont une réalité dont peut s'assurer toute personnequi connaît l'auteur.

Comtesse de Ségur,
néeRostopchine.


I

CAMILLE ET MADELEINE

Mme de Fleurville était la mère de deux petites filles, bonnes,gentilles, aimables, et qui avaient l'une pour l'autre le plus tendreattachement. On voit souvent des frères et des sœurs se quereller, secontredire et venir se plaindre à leurs parents après s'être disputés demanière qu'il soit impossible de démêler de quel côté vient le premiertort. Jamais on n'entendait une discussion entre Camille et Madeleine.Tantôt l'une, tantôt l'autre cédait au désir exprimé par sa sœur.

Pourtant leurs goûts n'étaient pas exactement les mêmes. Camille, plusâgée d'un an que Madeleine,4 avait huit ans. Plus vive, plusétourdie, préférant les jeux bruyants aux jeux tranquilles, elle aimaità courir, à faire et à entendre du tapage. Jamais elle ne s'amusaitautant que lorsqu'il y avait une grande réunion d'enfants, qui luipermettait de se livrer sans réserve à ses jeux favoris.

Madeleine préférait au contraire à tout ce joyeux tapage les soinsqu'elle donnait à sa poupée et à celle de Camille, qui, sans Madeleine,eût risqué souvent de passer la nuit sur une chaise et de ne changer delinge et de robe que tous les trois ou quatre jours.

Mais la différence de leurs goûts n'empêchait pas leur parfaite union.Madeleine abandonnait avec plaisir son livre ou sa poupée dès que sasœur exprimait le désir de se promener ou de courir; Camille, de soncôté, sacrifiait son amour pour la promenade et pour la chasse auxpapillons dès que Madeleine témoignait l'envie de se livrer à desamusements plus calmes.

Elles étaient parfaitement heureuses, ces bonnes petites sœurs, etleur maman les aimait tendrement; toutes les personnes qui lesconnaissaient les aimaient aussi et cherchaient à leur faire plaisir.


II

5

LA PROMENADE, L'ACCIDENT

Un jour, Madeleine peignait sa poupée; Camille lui présentait lespeignes, rangeait les robes, les souliers, changeait de place les litsde poupée, transportait les armoires, les commodes, les chaises, lestables. Elle voulait, disait-elle, faire leur déménagement: car cesdames (les poupées) avaient changé de maison.

MADELEINE.

Je t'assure, Camille, que les poupées étaient mieux logées dans leurancienne maison; il y avait bien plus de place pour leurs meubles.

CAMILLE.

Oui, c'est vrai, Madeleine; mais elles étaient ennuyées de leur vieillemaison. Elles trouvent d'ailleurs qu'ayant une plus petite chambre ellesy auront plus chaud.

MADELEINE.

Oh! quant à cela, elles se trompent bien, car elles sont près de laporte, qui leur donnera du vent, et leurs lits sont tout contre lafenêtre, qui ne leur donnera pas de chaleur non plus.

6

CAMILLE.

Eh bien! quand elles auront demeuré quelque temps dans cette nouvellemaison, nous tâcherons de leur en trouver une plus commode. Du reste,cela ne te contrarie pas, Madeleine?

MADELEINE.

Oh! pas du tout, Camille, surtout si cela te fait plaisir.»

Camille, ayant achevé le déménagement des poupées, proposa à Madeleine,qui avait fini de son côté de les coiffer et de les habiller, d'allerchercher leur bonne pour faire une longue promenade. Madeleine yconsentit avec plaisir; elles appelèrent donc Élisa.

«Ma bonne, lui dit Camille, voulez-vous venir promener avec nous?

ÉLISA.

Je ne demande pas mieux, mes petites; de quel côté irons-nous?

CAMILLE.

Du côté de la grande route, pour voir passer les voitures; veux-tu,Madeleine?

MADELEINE.

Certainement; et, si nous voyons de pauvres femmes et de pauvresenfants, nous leur donnerons de l'argent. Je vais emporter cinq sous.

CAMILLE.

Oh oui! tu as raison, Madeleine; moi j'emporterai dix sous.»

7

Voilà les petites filles bien contentes; elles courent devant leurbonne, et arrivent à la barrière qui les séparait de la route; enattendant le passage des voitures, elles s'amusent à cueillir des fleurspour en faire des couronnes à leurs poupées.

«Ah! j'entends une voiture, s'écrie Madeleine.

—Oui. Comme elle va vite! nous allons bientôt la voir.

—Écoute donc, Camille; n'entends-tu pas crier?

—Non, je n'entends que la voiture qui roule.»

Madeleine ne s'était pas trompée: car, au moment où Camille achevait deparler, on entendit bien distinctement des cris perçants, et, l'instantd'après, les petites filles et la bonne, qui étaient restées immobilesde frayeur, virent arriver une voiture attelée de trois chevaux de postelancés ventre à terre, et que le postillon cherchait vainement àretenir.

Une dame et une petite fille de quatre ans, qui étaient dans la voiture,poussaient les cris qui avaient alarmé Camille et Madeleine.

A cent pas de la barrière, le postillon fut renversé de son siège, et lavoiture lui passa sur le corps; les chevaux, ne se sentant plus retenusni dirigés, redoublèrent de vitesse et s'élancèrent vers un fossé trèsprofond, qui séparait la route d'un champ labouré. Arrivée en face de labarrière8 où étaient Camille, Madeleine et leur bonne, toutes troispâles d'effroi, la voiture versa dans le fossé, les chevaux furententraînés dans la chute; on entendit un cri perçant, un gémissementplaintif, puis plus rien.

Quelques instants se passèrent avant que la bonne fût assez revenue desa frayeur pour songer à secourir cette malheureuse dame et cette pauvreenfant, qui probablement avaient été tuées par la violence de la chute.Aucun cri ne se faisait plus entendre. Et le malheureux postillon,écrasé par la voiture, ne fallait-il pas aussi lui porter secours?

Enfin, elle se hasarda à s'approcher de la voiture culbutée dans lefossé. Camille et Madeleine la suivirent en tremblant.

Un des chevaux avait été tué; un autre avait la cuisse cassée et faisaitdes efforts impuissants pour se relever; le troisième, étourdi eteffrayé de sa chute, était haletant et ne bougeait pas.

«Je vais essayer d'ouvrir la portière, dit la bonne; mais n'approchezpas, mes petites: si les chevaux se relevaient, ils pourraient voustuer.»

Elle ouvre, et voit la dame et l'enfant sans mouvement et couvertes desang.

«Ah! mon Dieu! la pauvre dame et la petite fille sont mortes ougrièvement blessées.»

Camille et Madeleine pleuraient. Élisa, espérant encore que la mère etl'enfant n'étaient qu'évanouies,9 essaya de détacher la petite filledes bras de sa mère, qui la tenait fortement serrée contre sa poitrine;après quelques efforts, elle parvient à dégager l'enfant, qu'elle retirepâle et sanglante. Ne voulant pas la poser sur la terre humide, elledemande aux deux sœurs si elles auront la force et le couraged'emporter la pauvre petite jusqu'au banc qui est de l'autre côté de labarrière.

«Oh oui! ma bonne, dit Camille; donnez-la-nous, nous pourrons la porter,nous la porterons. Pauvre petite, elle est couverte de sang; mais ellen'est pas morte, j'en suis sûre. Oh non! non, elle ne l'est pas. Donnez,donnez, ma bonne. Madeleine, aide-moi.

—Je ne peux pas, Camille, répondit Madeleine d'une voix faible ettremblante. Ce sang, cette pauvre mère morte, cette pauvre petite morteaussi, je crois, m'ôtent la force nécessaire pour t'aider. Je ne puis...que pleurer.

—Je l'emporterai donc seule, dit Camille. J'en aurai la force, car ille faut, le bon Dieu m'aidera.»

En disant ces mots elle relève la petite, la prend dans ses bras, et,malgré ce poids trop lourd pour ses forces et son âge, elle cherche àgravir le fossé; mais son pied glisse, ses bras vont laisser échapperson fardeau, lorsque Madeleine, surmontant sa frayeur et sa répugnance,s'élance au secours de sa sœur et l'aide à porter l'enfant; elles10 arrivent au haut du fossé, traversent la route, et vont tomberépuisées sur le banc que leur avait indiqué Élisa.

Camille étend la petite fille sur ses genoux; Madeleine apporte de l'eauqu'elle a été chercher dans un fossé; Camille lave et essuie avec sonmouchoir le sang qui inonde le visage de l'enfant, et ne peut retenir uncri de joie lorsqu'elle voit que la pauvre petite n'a pas de blessure.

«Madeleine, ma bonne, venez vite; la petite fille n'est pas blessée,...elle vit! elle vit,... elle vient de pousser un soupir.... Oui, ellerespire, elle ouvre les yeux.»

Madeleine accourt; l'enfant venait en effet de reprendre connaissance.Elle regarde autour d'elle d'un air effrayé.

«Maman! dit-elle, maman! je veux voir maman!

—Ta maman va venir, ma bonne petite, répond Camille en l'embrassant. Nepleure pas; reste avec moi et avec ma sœur Madeleine.

—Non, non, je veux voir maman; ces méchants chevaux ont emporté maman.

—Les méchants chevaux sont tombés dans un grand trou; ils n'ont pasemporté ta maman, je t'assure. Tiens, vois-tu? Voilà ma bonne Élisa;elle apporte ta maman qui dort.»

La bonne, aidée de deux hommes qui passaient sur la route, avait retiréde la voiture la mère de11 la petite fille. Elle ne donnait aucunsigne de vie; elle avait à la tête une large blessure; son visage, soncou, ses bras étaient inondés de sang. Pourtant son cœur battaitencore; elle n'était pas morte.

La bonne envoya l'un des hommes qui l'avaient aidée avertir bien viteMme de Fleurville d'envoyer du monde pour transporter au château la dameet l'enfant, relever le postillon, qui restait étendu sur la route, etdételer les chevaux qui continuaient à se débattre et à ruer contre lavoiture.

L'homme part. Un quart d'heure après, Mme de Fleurville arrive elle-mêmeavec plusieurs domestiques et une voiture, dans laquelle on dépose ladame. On secourt le postillon, on relève la voiture versée dans lefossé.

La petite fille, pendant ce temps, s'était entièrement remise: ellen'avait aucune blessure; son évanouissement n'avait été causé que par lapeur et la secousse de la chute.

De crainte qu'elle ne s'effrayât à la vue du sang qui coulait toujoursde la blessure de sa mère, Camille et Madeleine demandèrent à leur mamande la ramener à pied avec elles. La petite, habituée déjà aux deuxsœurs, qui la comblaient de caresses, croyant sa mère endormie,consentit avec plaisir à faire la course à pied.

Tout en marchant, Camille et Madeleine causaient avec elle.

12

MADELEINE.

Comment t'appelles-tu, ma chère petite?

MARGUERITE.

Je m'appelle Marguerite.

CAMILLE.

Et comment s'appelle ta maman?

MARGUERITE.

Ma maman s'appelle maman.

CAMILLE.

Mais son nom? Elle a un nom, ta maman?

MARGUERITE.

Oh oui! elle s'appelle maman.

MADELEINE,riant.

Mais les domestiques ne l'appellent pas maman?

MARGUERITE.

Ils l'appellent madame.

MADELEINE.

Mais, madame qui?

MARGUERITE.

Non, non. Pas madame qui; seulement madame.

CAMILLE.

Laisse-la, Madeleine; tu vois bien qu'elle est trop petite; elle ne saitpas. Dis-moi, Marguerite, où allais-tu avec ces méchants chevaux quit'ont fait tomber dans le trou?

MARGUERITE.

J'allais voir ma tante; je n'aime pas ma tante; elle est méchante, ellegronde toujours. J'aime mieux rester avec maman... et avec vous,ajouta-t-elle13 en baisant la main de Camille et de Madeleine.

Camille et Madeleine embrassèrent la petite Marguerite.

MARGUERITE.

Comment vous appelle-t-on?

CAMILLE.

Moi, je m'appelle Camille, et ma sœur s'appelle Madeleine.

MARGUERITE.

Eh bien! vous serez mes petites mamans. Maman Camille et mamanMadeleine.»

Tout en causant, elles étaient arrivées au château. Mme de Fleurvilles'était empressée d'envoyer chercher un médecin et avait fait coucherMme de Rosbourg dans un bon lit. Son nom était gravé sur une cassettequi se trouvait dans sa voiture, et sur les malles attachées derrière.On avait bandé sa blessure pour arrêter le sang, et elle reprenaitconnaissance par degrés. Au bout d'une demi-heure, elle demanda safille, qu'on lui amena.

Marguerite entra bien doucement, car on lui avait dit que sa maman étaitmalade. Camille et Madeleine l'accompagnaient.

«Pauvre maman, dit-elle en entrant, vous avez mal à la tête?

—Oui, mon enfant, bien mal.

—Je veux rester avec vous, maman.

14

—Non, ma chère petite; embrasse-moi seulement, et puis tu t'en irasavec ces bonnes petites filles; je vois à leur physionomie qu'elles sontbien bonnes.

—Oh oui! maman, bien bonnes; Camille m'a donné sa poupée; une bienjolie poupée!... et Madeleine m'a fait manger une tartine deconfitures.»

Mme de Rosbourg sourit de la joie de la petite Marguerite, qui allaitparler encore, lorsque Mme de Fleurville, trouvant que la malade s'étaitdéjà trop agitée, conseilla à Marguerite d'aller jouer avec ses deuxpetites mamans, pour que sa grande maman pût dormir.

Marguerite, après avoir encore embrassé Mme de Rosbourg, sortit avecCamille et Madeleine.


III

MARGUERITE

MADELEINE.

Prends tout ce que tu voudras, ma chère Marguerite; amuse-toi avec nosjoujoux.

MARGUERITE.

Oh! les belles poupées! En voilà une aussi grande que moi.... En voilàencore deux bien jolies!...15 Ah! cette grande qui est couchée dansun beau petit lit! elle est malade comme pauvre maman.... Oh! le beaupetit chien! comme il a de beaux cheveux! on dirait qu'il est vivant. Etle joli petit âne.... Oh! les belles petites assiettes! des tasses, descuillers, des fourchettes! et des couteaux aussi! Un petit huilier, dessalières! Ah! la jolie petite diligence!... Et cette petite commodepleine de robes, de bonnets, de bas, de chemises aux poupées!... Commec'est bien rangé!... Les jolis petits livres! Quelle quantité d'images!il y en a plein l'armoire!»

Camille et Madeleine riaient de voir Marguerite courir d'un jouet àl'autre, ne sachant lequel prendre, ne pouvant tout tenir ni toutregarder à la fois, en poser un, puis le reprendre, puis le laisserencore, et, dans son indécision, rester au milieu de la chambre, setournant à droite, à gauche, sautant, battant des mains de joie etd'admiration. Enfin elle prit la petite diligence attelée de quatrechevaux, et elle demanda à Camille et à Madeleine de sortir avecellepour mener la voiture dans le jardin.

Elles se mirent toutes trois à courir dans les allées et sur l'herbe;après quelques tours, la diligence versa. Tous les voyageurs qui étaientdedans se trouvèrent culbutés les uns sur les autres; une glace de laportière était cassée.

«Ah! mon Dieu, mon Dieu! s'écria Marguerite16 en pleurant, j'ai cassévotre voiture, Camille. J'en suis bien fâchée; bien sûr, je ne le feraiplus.

CAMILLE.

Ne pleure pas, ma petite Marguerite, ce ne sera rien. Nous allons ouvrirla portière, rasseoir les voyageurs à leurs places, et je demanderai àmaman de faire mettre une autre glace.

MARGUERITE.

Mais si les voyageurs ont mal à la tête, comme maman?

MADELEINE.

Non, non, ils ont la tête trop dure. Tiens, vois-tu, les voilà tousremis, et ils se portent à merveille.

MARGUERITE.

Tant mieux! J'avais peur de vous faire de la peine.»

La diligence relevée, Marguerite continua à la traîner, mais avec plusde précaution, car elle avait un très bon cœur, et elle aurait étébien fâchée de faire de la peine à ses petites amies.

Elles rentrèrent au bout d'une heure pour dîner, et couchèrent ensuitela petite Marguerite, qui était très fatiguée.


IV

17

RÉUNION SANS SÉPARATION

Pendant que les enfants jouaient, le médecin était venu voir Mme deRosbourg: il ne trouva pas la blessure dangereuse, et il jugea que laquantité de sang qu'elle avait perdu rendait une saignée inutile etempêcherait l'inflammation. Il mit sur la blessure un certain onguent decolimaçons, recouvrit le tout de feuilles de laitue qu'on devait changertoutes les heures, recommanda la plus grande tranquillité, et promit derevenir le lendemain.

Marguerite venait voir sa mère plusieurs fois par jour; mais elle nerestait pas longtemps dans la chambre, car sa vivacité et son babillageagitaient Mme de Rosbourg tout en l'amusant. Sur un coup d'œil de Mmede Fleurville, qui ne quittait presque pas le chevet de la malade, lesdeux sœurs emmenaient leur petite protégée.

Les soins attentifs de Mme de Fleurville remplirent de reconnaissance etde tendresse le cœur de Mme de Rosbourg; pendant sa convalescenceelle exprimait souvent le regret de quitter une personne qui l'avaittraitée avec tant d'amitié.

18

«Et pourquoi donc me quitteriez-vous, chère amie? dit un jour Mme deFleurville. Pourquoi ne vivrions-nous pas ensemble? Votre petiteMarguerite est parfaitement heureuse avec Camille et Madeleine, quiseraient désolées, je vous assure, d'être séparées de Marguerite; jeserai enchantée si vous me promettez de ne pas me quitter.

MADAME DE ROSBOURG.

Mais ne serait-ce pas bien indiscret aux yeux de votre famille?

MADAME DE FLEURVILLE.

Nullement. Je vis dans un grand isolement depuis la mort de mon mari. Jevous ai raconté sa fin cruelle dans un combat contre les Arabes, il y asix ans. Depuis j'ai toujours vécu à la campagne. Vous n'avez pas demari non plus, puisque vous n'avez reçu aucune nouvelle du vôtre depuisle naufrage du vaisseau sur lequel il s'était embarqué.

MADAME DE ROSBOURG.

Hélas! oui; il a sans doute péri avec ce fatal vaisseau: car depuis deuxans, malgré toutes les recherches de mon frère, le marin qui a presquefait le tour du monde, nous n'avons pu découvrir aucune trace de monpauvre mari, ni d'aucune des personnes qui l'accompagnaient. Eh bien,puisque vous me pressez si amicalement de rester ici, je consensvolontiers à ne faire qu'un ménage19 avec vous et à laisser ma petiteMarguerite sous la garde de ses deux bonnes et aimables amies.

MADAME DE FLEURVILLE.

Ainsi donc, chère amie, c'est une chose décidée?

MADAME DE ROSBOURG.

Oui, puisque vous le voulez bien; nous demeurerons ensemble.

MADAME DE FLEURVILLE.

Que vous êtes bonne d'avoir cédé si promptement à mes désirs, chèreamie! je vais porter cette heureuse nouvelle à mes filles; elles enseront enchantées.»

Mme de Fleurville entra dans la chambre où Camille et Madeleineprenaient leurs leçons bien attentivement, pendant que Marguerites'amusait avec les poupées et leur racontait des histoires tout bas,pour ne pas empêcher ses deux amies de bien s'appliquer.

MADAME DE FLEURVILLE.

Mes petites filles, je viens vous annoncer une nouvelle qui vous feragrand plaisir. Mme de Rosbourg et Marguerite ne nous quitteront pas,comme nous le craignions.

CAMILLE.

Comment! maman, elles resteront toujours avec nous?

20

MADAME DE FLEURVILLE.

Oui, toujours, ma fille, Mme de Rosbourg me l'a promis.

—Oh! quel bonheur!» dirent les trois enfants à la fois.

Marguerite courut embrasser Mme de Fleurville, qui, après lui avoirrendu ses caresses, dit à Camille et à Madeleine:

«Mes chères enfants, si vous voulez me rendre toujours heureuse commevous l'avez fait jusqu'ici, il faut redoubler encore d'application autravail, d'obéissance à mes ordres et de complaisance entre vous.Marguerite est plus jeune que vous. C'est vous qui serez chargées de sonéducation, sous la direction de sa maman et de moi. Pour la rendre bonneet sage, il faut lui donner toujours de bons conseils et surtout de bonsexemples.

CAMILLE.

Oh! ma chère maman, soyez tranquille; nous élèverons Marguerite aussibien que vous nous élevez. Je lui montrerai à lire, à écrire; etMadeleine lui apprendra à travailler, à tout ranger, à tout mettre enordre; n'est-ce pas, Madeleine?

MADELEINE.

Oui, certainement; d'ailleurs elle est si gentille, si douce, qu'elle nenous donnera pas beaucoup de peine.

—Je serai toujours bien sage, reprit Marguerite21 en embrassanttantôt Camille, tantôt Madeleine. Je vous écouterai, et je chercheraitoujours à vous faire plaisir.

CAMILLE.

Eh bien, ma petite Marguerite, puisque tu veux être bien sage, fais-moil'amitié d'aller te promener pendant une heure, comme je te l'ai déjàdit. Depuis que nous avons commencé nos leçons, tu n'es pas sortie; situ restes toujours assise, tu perdras tes couleurs et tu deviendrasmalade.

MARGUERITE.

Oh! Camille, je t'en prie, laisse-moi avec toi! Je t'aime tant!»

Camille allait céder, mais Madeleine pressentit la faiblesse de sasœur: elle prévit tout de suite qu'en cédant une fois à Marguerite ilfaudrait lui céder toujours et qu'elle finirait par ne faire jamais queses volontés. Elle prit donc Marguerite par la main, et, ouvrant laporte, elle lui dit:

«Ma chère Marguerite, Camille t'a déjà dit deux fois d'aller tepromener; tu demandes toujours à rester encore un instant. Camille a labonté de t'écouter; mais cette fois nousvoulons que tu sortes. Ainsi,pour être sage, comme tu nous le promettais tout à l'heure, il faut temontrer obéissante. Va, ma petite; dans une heure tu reviendras.»

Marguerite regarda Camille d'un air suppliant; mais Camille, qui sentaitbien que sa sœur avait22 raison, n'osa pas lever les yeux, decrainte de se laisser attendrir. Marguerite, voyant qu'il fallait sesoumettre, sortit lentement et descendit dans le jardin.

Mme de Fleurville avait écouté, sans mot dire, cette petite scène; elles'approcha de Madeleine et l'embrassa tendrement. «Bien! Madeleine, luidit-elle. Et toi, Camille, courage; fais comme ta sœur.» Puis ellesortit.


V

LES FLEURS CUEILLIES ET REMPLACÉES

«Mon Dieu! mon Dieu! que je m'ennuie toute seule! pensa Marguerite aprèsavoir marché un quart d'heure. Pourquoi donc Madeleine m'a-t-elle forcéede sortir?... Camille voulait bien me garder, je l'ai bien vu!... Quandje suis seule avec Camille, elle me laisse faire tout ce que je veux....Comme je l'aime, Camille!... J'aime beaucoup Madeleine, aussi; mais...je m'amuse davantage avec Camille. Qu'est-ce que je vais faire pourm'amuser?... Ah! j'ai une bonne idée: je vais nettoyer et balayer leurpetit jardin.»

Elle courut vers le jardin de Camille et de Madeleine, le nettoya,balaya les feuilles tombées, et se23 mit ensuite à examiner toutesles fleurs. Tout à coup l'idée lui vint de cueillir un beau bouquet pourCamille et pour Madeleine.

«Comme elles seront contentes! se dit-elle. Je vais prendre toutes lesfleurs, j'en ferai un magnifique bouquet: elles le mettront dans leurchambre, qui sentira bien bon!»

Voilà Marguerite enchantée de son idée; elle cueille œillets,giroflées, marguerites, roses, dahlias, réséda, jasmin, enfin tout cequi se trouvait dans le jardin. Elle jetait les fleurs à mesure dans sontablier dont elle avait relevé les coins, les entassait tant qu'ellepouvait et ne leur laissait presque pas de queue.

Quand elle eut tout cueilli, elle courut à la maison, entraprécipitamment dans la chambre où travaillaient encore Camille etMadeleine, et, courant à elles d'un air radieux:

«Tenez, Camille, tenez, Madeleine, regardez ce que je vous apporte,comme c'est beau!»

Et, ouvrant son tablier, elle leur fit voir toutes ces fleurs fripées,fanées, écrasées.

«J'ai cueilli tout cela pour vous, leur dit-elle: nous les mettrons dansnotre chambre, pour qu'elle sente bon!»

Camille et Madeleine se regardèrent en souriant. La gaieté les gagna àla vue de ces paquets de fleurs flétries et de l'air triomphant deMarguerite; enfin elles se mirent à rire aux éclats en24 voyant lafigure rouge, déconcertée et mortifiée de Marguerite. La pauvre petiteavait laissé tomber les fleurs par terre; elle restait immobile, labouche ouverte, et regardait rire Camille et Madeleine.

Enfin Camille put parler.

«Où as-tu cueilli ces belles fleurs, Marguerite?

—Dans votre jardin.

—Dans notre jardin! s'écrièrent à la fois les deux sœurs, quin'avaient plus envie de rire. Comment! tout cela dans notre jardin?

—Tout, tout, même les boutons.»

Camille et Madeleine se regardèrent d'un air consterné et douloureux.Marguerite, sans le vouloir, leur causait un grand chagrin. Ellesréservaient toutes ces fleurs pour offrir un bouquet à leur maman lejour de sa fête, qui avait lieu le surlendemain, et voilà qu'il n'enrestait plus une seule! Pourtant ni l'une ni l'autren'eurent le couragede gronder la pauvre Marguerite, qui arrivait si joyeuse et qui avaitcru leur causer une si agréable surprise.

Marguerite, étonnée de ne pas recevoir les remerciements et les baisersauxquels elle s'attendait, regarda attentivement les deux sœurs, et,lisant leur chagrin sur leurs figures consternées, elle compritvaguement qu'elle avait fait quelque chose de mal, et se mit à pleurer.

Madeleine rompit enfin le silence.

25

«Ma petite Marguerite, nous t'avons dit bien des fois de ne toucher àrien sans en demander la permission. Tu as cueilli nos fleurs et tu nousas fait de la peine. Nous voulions donner après-demain à maman, pour safête, un beau bouquet de fleurs plantées et arrosées par nous.Maintenant, par ta faute, nous n'avons plus rien à lui donner.»

Les pleurs de Marguerite redoublèrent.

«Nous ne te grondons pas, reprit Camille, parce que nous savons que tune l'as pas fait par méchanceté; mais tu vois comme c'est vilain de nepas nous écouter.»

Marguerite sanglotait.

«Console-toi, ma petite Marguerite, dit Madeleine en l'embrassant; tuvois bien que nous ne sommes pas fâchées contre toi.

—Parce que... vous... êtes... trop bonnes,... dit Marguerite, quisuffoquait; mais... vous... êtes... tristes.... Cela... me... fait dela... peine.... Pardon,... pardon,... Camille,... Madeleine.... Je ne...le... ferai plus,... bien sûr.»

Camille et Madeleine, touchées du chagrin de Marguerite, l'embrassèrentet la consolèrent de leur mieux. A ce moment, Mme de Rosbourg entra;elle s'arrêta étonnée en voyant les yeux rouges et la figure gonflée desa fille.

«Marguerite! qu'as-tu, mon enfant? Serais-tu méchante, par hasard?

26

—Oh non! madame, répondit Madeleine; nous la consolons.

MADAME DE ROSBOURG.

De quoi la consolez-vous, chères petites?

MADELEINE.

De..., de....»

Madeleine rougit et s'arrêta.

«Madame, reprit Camille, nous la consolons, nous..., nous...l'embrassons... parce que..., parce que....»

Elle rougit et se tut à son tour.

La surprise de Mme de Rosbourg augmentait.

MADAME DE ROSBOURG.

Marguerite, dis-moi toi-même pourquoi tu pleures et pourquoi tes amieste consolent.

—Oh! maman, chère maman, s'écria Marguerite en se jetant dans les brasde sa mère, j'ai été bien méchante; j'ai fait de la peine à mes amies,mais c'était sans le vouloir. J'ai cueilli toutes les fleurs de leurjardin; elles n'ont plus rien à donner à leur maman pour sa fête, et, aulieu de me gronder, elles m'embrassent. Mon Dieu! mon Dieu! que j'aiduchagrin!

—Tu fais bien de m'avouer tes sottises, ma chère enfant, je tâcherai deles réparer. Tes petites amies sont bien bonnes de ne pas t'en vouloir.Sois indulgente et douce comme elles, chère petite, tu seras aimée commeelles et tu seras bénie de Dieu et de ta maman.

27

Mme de Rosbourg embrassa Camille, Madeleine et Marguerite d'un airattendri, quitta la chambre, sonna son domestique, et demandaimmédiatement sa voiture.

Une demi-heure après, la calèche de Mme de Rosbourg était prête. Elle ymonta et se fit conduire à la ville de Moulins, qui n'était qu'à cinqkilomètres de la maison de campagne de Mme de Fleurville.

Elle descendit chez un marchand de fleurs, et choisit les plus belles etles plus jolies.

«Ayez la complaisance, monsieur, dit-elle au marchand, de m'apportervous-même tous ces pots de fleurs chez Mme de Fleurville. Je vous feraiindiquer la place où ils doivent être plantés, et vous surveillerez cetravail. Je désire que ce soit fait la nuit, pour ménager une surpriseaux petites de Fleurville.

—Madame peut être tranquille; tout sera fait selon ses ordres. Ausoleil couchant, je chargerai sur une charrette les fleurs que madame achoisies, et je me conformerai aux ordres de madame.

—Combien vous devrai-je, monsieur, pour les fleurs et la plantation?

—Ce sera quarante francs, madame; il y a soixante plantes avec leurspots, et de plus le travail. Madame ne trouve pas que ce soit trop cher?

—Non, non, c'est très bien; les quarante francs28 vous seront remisaussitôt votre ouvrage terminé.»

Mme de Rosbourg remonta en voiture et retourna au château de Fleurville(c'était le nom de la terre de Mme de Fleurville). Elle donna ordre àson domestique d'attendre le marchand à l'entrée de la nuit et de luifaire planter les fleurs dans le petit jardin de Camille et deMadeleine. Son absence avait été si courte que ni Mme de Fleurville niles enfants ne s'en étaient aperçues.

A peine Mme de Rosbourg avait-elle quitté les petites, que toutes troisse dirigèrent vers leur jardin.

«Peut-être, pensait Camille, restait-il encore quelques fleurs oubliées,seulement de quoi faire un tout petit bouquet.»

Hélas! il n'y avait rien: tout était cueilli. Camille et Madeleineregardaient tristement et en silence leur jardin vide. Marguerite avaitbien envie de pleurer.

«C'est fait, dit enfin Madeleine; il n'y a pas de remède. Nous tâcheronsd'avoir quelques plantes nouvelles, qui fleuriront plus tard.

MARGUERITE.

Prenez tout mon argent pour en acheter, Madeleine: j'ai quatre francs!

MADELEINE.

Merci, ma chère petite, il vaut mieux garder ton argent pour lespauvres.

29

«Ayez la complaisance de m'apporter tous ces pots defleurs.» (Page 27.)

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31

MARGUERITE.

Mais si vous n'avez pas assez d'argent, Madeleine, vous prendrez lemien, n'est-ce pas?

MADELEINE.

Oui, oui, ma bonne petite, sois sans inquiétude, ne pensons plus à toutcela, et préparons notre jardin pour y replanter de nouvelles fleurs.»

Les trois petites se mirent à l'ouvrage; Marguerite fut chargéed'arracher les vieilles tiges et de les brouetter dans le bois, Camilleet Madeleine bêchèrent avec ardeur; elles suaient à grosses gouttestoutes les trois quand Mme de Rosbourg, revenue de sa course, lesrejoignit au jardin.

«Oh! les bonnes ouvrières! s'écria-t-elle. Voilà un jardin bien bêché!Les fleurs y pousseront toutes seules, j'en suis sûre.

—Nous en aurons bientôt, madame, vous verrez.

—Je n'en doute pas, car le bon Dieu récompensera toujours les bonnespetites filles comme vous.»

La besogne était finie; Camille, Madeleine et Marguerite eurent soin deranger leurs outils, et jouèrent pendant une heure dans l'herbe et dansle bois. Alors la cloche sonna le dîner, et chacun rentra.

Le lendemain, après déjeuner, les enfants allèrent à leur petit jardinpour achever de le nettoyer.

32

Camille courait en avant. Le jardin lui apparut plein de fleurs millefois plus belles et plus nombreuses que celles qui y étaient la veille.Elle s'arrêta stupéfaite; elle ne comprenait pas.

Madeleine et Marguerite arrivèrent à leur tour, et toutes troisrestèrent muettes de surprise et de joie devant ces fleurs si fraîches,si variées, si jolies.

Enfin, un cri général témoigna de leur bonheur; elles se précipitèrentdans le jardin, sentant une fleur, en caressant une autre, les admiranttoutes, folles de joie, mais ne comprenant toujours pas comment cesfleurs avaient poussé et fleuri en une nuit, et ne devinant pas qui lesavait apportées.

«C'est le bon Dieu, dit Camille.

—Non, c'est plutôt la sainte Vierge, dit Madeleine.

—Je crois que ce sont nos petits anges», reprit Marguerite.

Mme de Fleurville arrivait avec Mme de Rosbourg.

«Voici l'ange qui a fait pousser vos fleurs, dit Mme de Fleurville enmontrant Mme de Rosbourg. Votre douceur et votre bonté l'ont touchée;elle a été acheter tout cela à Moulins, pendant que vous vous mettiez ennage pour réparer le mal causé par Marguerite.»

On peut juger du bonheur et de la reconnaissance des trois enfants.Marguerite était peut-être33 plus heureuse que Camille et Madeleine,car le chagrin qu'elle avait fait à ses amies pesait sur son cœur.

Le lendemain, toutes les trois offrirent un bouquet composé de leursplus belles fleurs, non seulement à Mme de Fleurville pour sa fête, maisaussi à Mme de Rosbourg, comme témoignage de leur reconnaissance.


VI

UN AN APRÈS

LE CHIEN ENRAGÉ

Un jour, Marguerite, Camille et Madeleine jouaient devant la maison,sous un grand sapin. Un grand chien noir qui s'appelait Calino, et quiappartenait au garde, était couché près d'elles.

Marguerite cherchait à lui mettre au cou une couronne de pâquerettes queCamille venait de terminer. Quand la couronne était à moitié passée, lechien secouait la tête, la couronne tombait, et Marguerite le grondait.

«Méchant Calino, veux-tu te tenir tranquille! si tu recommences, je tedonnerai une tape.»

Et elle ramassait la couronne.

«Baisse la tête, Calino.»

34

Calino obéissait d'un air indifférent.

Marguerite passait avec effort la couronne à moitié; Calino donnait uncoup de tête: la couronne tombait encore.

«Mauvaise bête! entêté, désobéissant!» dit Marguerite en lui donnant unepetite tape sur la tête.

Au même moment, un chien jaune, qui s'était approché sans bruit, donnaun coup de dent à Calino. Marguerite voulut le chasser: le chien jaunese jeta sur elle et lui mordit la main; puis il continua son chemin laqueue entre les jambes, la tête basse, la langue pendante. Margueritepoussa un petit cri; puis, voyant du sang à sa main, elle pleura.

Camille et Madeleine s'étaient levées précipitamment au cri deMarguerite. Camille suivit des yeux le chien jaune; elle dit quelquesmots tout bas à Madeleine, puis elle courut chez Mme de Fleurville.

«Maman, lui dit-elle tout bas, Marguerite a été mordue par un chienenragé.»

Mme de Fleurville bondit de dessus sa chaise.

«Comment sais-tu que le chien est enragé?

—Je l'ai bien vu, maman, à sa queue traînante, à sa tête basse, à salangue pendante, à sa démarche trottinante; et puis il a mordu Calino etMarguerite sans aboiement, sans bruit; et Calino, au lieu de se défendreou de crier, s'est étendu à terre sans bouger.

35

Le chien secouait la tête, la couronne tombait, etMarguerite le grondait. (Page 33.)

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37

—Tu as raison, Camille! Quel malheur, mon Dieu! Lavons bien vite lesmorsures dans l'eau fraîche, ensuite dans l'eau salée.

—Madeleine l'a menée dans la cuisine, maman. Mais que faire?»

Mme de Fleurville, pour toute réponse, alla avec Camille trouverMarguerite; elle regarda la morsure, et vit un petit trou peu profondqui ne saignait plus.

«Vite, Rosalie (c'était la cuisinière), un seau d'eau fraîche! Donne-moita main, Marguerite! Trempe-la dans le seau. Trempe encore, encore;remue-la bien. Donne-moi une forte poignée de sel, Camille,... bien....Mets-le dans un peu d'eau.... Trempe ta main dans l'eau salée, chèreMarguerite.

—J'ai peur que le sel ne me pique, dit Marguerite en pleurant.

—Non, n'aie pas peur: ce ne sera pas grand-chose. Mais, quand même celate piquerait, il faut te tremper la main, sans quoi tu serais trèsmalade.»

Pendant dix minutes, Mme de Fleurville obligea Marguerite à tenir samain dans l'eau salée. S'apercevant de la frayeur de la pauvre enfant,qui contenait difficilement ses larmes, elle l'embrassa et lui dit:

«Ne t'effraye pas, ma petite Marguerite; ce ne sera rien, je pense. Tousles jours, matin et soir, tu tremperas ta main dans l'eau salée pendantun38 quart d'heure; tous les jours tu mangeras deux fortes pincées desel et une petite gousse d'ail. Dans huit jours ce sera fini.

—Maman, dit Camille, n'en parlons pas à Mme de Rosbourg, elle seraittrop inquiète.

—Tu as raison, chère enfant, dit Mme de Fleurville en l'embrassant.Nous le lui raconterons dans un mois.»

Camille et Madeleine recommandèrent bien à Marguerite de ne rien dire àsa maman, pour ne pas la tourmenter. Marguerite, qui était obéissante etqui n'était pas bavarde, n'en dit pas un mot. Pendant huit jours ellefit exactement ce que lui avait ordonné Mme de Fleurville; au bout detrois jours sa petite main était guérie.

Après un mois, quand tout danger fut passé, Marguerite dit un jour à samaman:

«Maman, chère maman, vous ne savez pas que votre pauvre Marguerite amanqué mourir.

—Mourir, mon amour! dit la maman en riant. Tu n'as pas l'air bienmalade.

—Tenez, maman, regardez ma main. Voyez-vous cette toute petite tacherouge?

—Oui, je vois bien; c'est un cousin qui t'a piquée!

—C'est un chien enragé qui m'amordue

Mme de Rosbourg poussa un cri étouffé, pâlit et demanda d'une voixtremblante:

«Qui t'a dit que le chien était enragé? Pourquoi ne me l'as-tu pas dittout de suite?

39

—Mme de Fleurville m'a recommandé de faire bien exactement ce qu'elleavait dit, sans quoi je deviendrais enragée et je mourrais. Elle m'adéfendu de vous en parler avant un mois, chère maman, pour ne pas vousfaire peur.

—Et qu'a-t-on fait pour te guérir, ma pauvre petite? Est-ce qu'on aappliqué un fer rouge sur la morsure?

—Non, maman, pas du tout. Mme de Fleurville, Camille et Madeleine m'onttout de suite lavé la main à grande eau dans un seau, puis elles mel'ont fait tremper dans de l'eau salée, longtemps, longtemps; ellesm'ont fait faire cela tous les matins et tous les soirs, pendant unesemaine, et m'ont fait manger, tous les jours, deux pincées de sel et del'ail.»

Mme de Rosbourg embrassa Marguerite avec une vive émotion, et courutchercher Mme de Fleurville pour avoir des renseignements plus précis.

Mme de Fleurville confirma le récit de la petite et rassura Mme deRosbourg sur les suites de cette morsure.

«Marguerite ne court plus aucun danger, chère amie, soyez-en sûre; l'eauest le remède infaillible pour les morsures des bêtes enragées; l'eausalée est bien meilleure encore. Soyez bien certaine qu'elle estsauvée.»

Mme de Rosbourg embrassa tendrement Mme de40 Fleurville; elle exprimatoute la reconnaissance que lui inspiraient la tendresse et les soins deCamille et de Madeleine, et se promit tout bas de la leur témoigner à lapremière occasion.


VII

CAMILLE PUNIE

Il y avait à une lieue du château de Fleurville une petite fille âgée desix ans, qui s'appelait Sophie. A quatre ans, elle avait perdu sa mèredans un naufrage; son père se remaria et mourut aussi peu de tempsaprès. Sophie resta avec sa belle-mère, Mme Fichini; elle était revenuehabiter une terre qui avait appartenu à M. de Réan, père de Sophie. Ilavait pris plus tard le nom de Fichini, que lui avait légué, avec unefortune considérable, un ami mort en Amérique; Mme Fichini et Sophievenaient quelquefois chez Mme de Fleurville. Nous allons voir si Sophieétait aussi bonne que Camille et Madeleine.

Un jour que les petites sœurs et Marguerite sortaient pour aller sepromener, on entendit le roulement d'une voiture, et, bientôt après, unebrillante calèche s'arrêta devant le perron du château; Mme Fichini etSophie en descendirent.

41

«Bonjour, Sophie, dirent Camille et Madeleine; nous sommes biencontentes de te voir; bonjour, madame, ajoutèrent-elles en faisant unepetite révérence.

—Bonjour, mes petites; je vais au salon voir votre maman. Ne vousdérangez pas de votre promenade; Sophie vous accompagnera. Et vous,mademoiselle, ajouta-t-elle en s'adressant à Sophie d'une voix dure etd'un air sévère, soyez sage, sans quoi vous aurez le fouet au retour.»

Sophie n'osa pas répliquer; elle baissa les yeux. Mme Fichini s'approchad'elle les yeux étincelants:

«Vous n'avez pas de langue pour répondre, petite impertinente!

—Oui, maman», s'empressa de répondre Sophie.

Mme Fichini jeta sur elle un regard de colère, lui tourna le dos etentra au salon.

Camille et Madeleine étaient restées stupéfaites.

Marguerite s'était cachée derrière une caisse d'oranger. Quand MmeFichini eut fermé la porte du salon, Sophie leva lentement la tête,s'approcha de Camille et de Marguerite, et dit tout bas:

«Sortons; n'allons pas au salon: ma belle-mère y est.

CAMILLE.

Pourquoi ta belle-mère t'a-t-elle grondée, Sophie? Qu'est-ce que tu asfait?

42

SOPHIE.

Rien du tout. Elle est toujours comme cela.

MADELEINE.

Allons dans notre jardin, où nous serons bien tranquilles. Marguerite,viens avec nous.

SOPHIE,apercevant Marguerite.

Ah! qu'est-ce que c'est que cette petite? je ne l'ai pas encore vue.

CAMILLE.

«C'est notre petite amie, et une bonne petite fille; tu ne l'as pasencore vue, parce qu'elle était malade quand nous avons été te voir etqu'elle n'a pu venir avec nous; j'espère, Sophie, que tu l'aimeras. Elles'appelle Marguerite.»

Madeleine raconta à Sophie comment elles avaient fait connaissance avecMme de Rosbourg. Sophie embrassa Marguerite, et toutes quatre coururentau jardin.

SOPHIE.

Les belles fleurs! Mais elles sont bien plus belles que les miennes. Oùavez-vous eu ces magnifiques œillets, ces beaux géraniums et cescharmants rosiers? Quelle délicieuse odeur!

MADELEINE.

C'est Mme de Rosbourg qui nous a donné tout cela.

MARGUERITE.

Prenez garde, Sophie: vous écrasez un beau fraisier; reculez-vous.

43

SOPHIE.

Laissez-moi donc. Je veux sentir les roses.

MARGUERITE.

Mais vous écrasez les fraises de Camille. Il ne faut pas écraser lesfraises de Camille.

SOPHIE.

Et moi, je te dis de me laisser tranquille, petite sotte.»

Et, comme Marguerite cherchait à préserver les fraises en tenant lajambe de Sophie, celle-ci la poussa avec tant de colère et si rudement,que la pauvre Marguerite alla rouler à trois pas de là.

Aussitôt que Camille vit Marguerite par terre, elle s'élança sur Sophieet lui appliqua un vigoureux soufflet.

Sophie se mit à crier, Marguerite pleurait, Madeleine cherchait à lesapaiser. Camille était toute rouge et toute honteuse. Au même instantparurent Mme de Fleurville, Mme de Rosbourg et Mme Fichini.

Mme Fichini commença par donner un bon soufflet à Sophie, qui criait.

SOPHIE,criant.

Cela m'en fait deux; cela m'en fait deux!

MADAME FICHINI.

Deux quoi, petite sotte?

SOPHIE.

Deux soufflets qu'on m'a donnés.

44

MADAME FICHINI,lui donnant encore un soufflet.

Tiens, voilà le second pour ne pas te faire mentir.

CAMILLE.

Elle ne mentait pas, madame; c'est moi qui lui ai donné le premier.»

Mme Fichini regarda Camille avec surprise.

MADAME DE FLEURVILLE.

Que dis-tu, Camille? Toi, si bonne, tu as donné un soufflet à Sophie,qui vient en visite chez toi?

CAMILLE,les yeux baissés.

Oui, maman.

MADAME DE FLEURVILLE,avec sévérité.

Et pourquoi t'es-tu laissé emporter à une pareille brutalité?

CAMILLE,avec hésitation.

Parce que, parce que.... (Elle lève les yeux sur Sophie, qui la regarded'un air suppliant.) Parce que Sophie écrasait mes fraises.

MARGUERITE,avec feu.

Non, ce n'est pas cela, c'est pour me....

CAMILLE,lui mettant la main sur la bouche, avec vivacité.

Si fait, si fait; c'est pour mes fraises. (Tout bas à Marguerite.)Tais-toi, je t'en prie.

MARGUERITE,tout bas.

Je ne veux pas qu'on te croie méchante, quand c'est pour me défendre quetu t'es mise en colère.

45

CAMILLE.

Je t'en supplie, ma petite Marguerite, tais-toi jusqu'après le départ deMme Fichini.»

Marguerite baisa la main de Camille et se tut.

Mme de Fleurville voyait bien qu'il s'était passé quelque chose quiavait excité la colère de Camille, toujours si douce; mais elle devinaitqu'on ne voulait pas le raconter, par égard pour Sophie. Pourtant ellevoulait donner satisfaction à Mme Fichini et punir Camille de cettevivacité inusitée; elle lui dit d'un air mécontent:

«Montez dans votre chambre, mademoiselle; vous ne descendrez que pourdîner, et vous n'aurez ni dessert ni plat sucré.»

Camille fondit en larmes et se disposa à obéir à sa maman; avant de seretirer, elle s'approcha de Sophie, et lui dit:

«Pardonne-moi, Sophie; je ne recommencerai pas, je te le promets.»

Sophie, qui au fond n'était pas méchante, embrassa Camille, et lui dittout bas:

«Merci, ma bonne Camille, de n'avoir pas dit que j'avais pousséMarguerite; ma belle-mère m'aurait fouettée jusqu'au sang.»

Camille lui serra la main et se dirigea en pleurant vers la maison.Madeleine et Marguerite pleuraient à chaudes larmes de voir pleurerCamille. Marguerite avait bien envie d'excuser Camille en racontant cequi s'était passé; mais elle se souvint46 que Camille l'avait priéede n'en pas parler.

«Méchante Sophie, se disait-elle, c'est elle qui est cause du chagrin dema pauvre Camille. Je la déteste.»

Mme Fichini remonta en voiture avec Sophie, qu'on entendit crierquelques instants après; on supposa que sa belle-mère la battait; on nese trompait pas: car, à peine en voiture, Mme Fichini s'était mise àgronder Sophie, et, pour terminer sa morale, elle lui avait tiréfortement les cheveux.

A peine furent-elles parties, que Madeleine et Marguerite racontèrent àMme de Fleurville comment et pourquoi Camille s'était emportée contreSophie.

«Cette explication diminue beaucoup sa faute, mes enfants, mais elle aété très coupable de s'être laissée aller à une pareille colère. Je luipermets de sortir de sa chambre, pourtant elle n'aura ni dessert ni platsucré.»

Madeleine et Marguerite coururent chercher Camille, et lui dirent que sapunition se bornait à ne pas manger de dessert et de plat sucré. Camillesoupira et resta bien triste.

C'est qu'il faut bien avouer que la bonne, la charmante Camille avait undéfaut: elle était un peu gourmande; elle aimait les bonnes choses, etsurtout les fruits. Elle savait que justement ce jour-là on devaitservir d'excellentes pêches et du47 raisin que son oncle avaitenvoyés de Paris. Quelle privation de ne pas goûter à cet excellentdessert dont elle s'était fait une fête! Elle continuait donc d'avoirles yeux pleins de larmes.

«Ma pauvre Camille, lui dit Madeleine, tu es donc bien triste de ne pasavoir de dessert?

CAMILLE,pleurant.

Cela me fait de la peine de voir tout le monde manger le beau raisin etles belles pêches que mon oncle a envoyés, et de ne pas même y goûter.

MADELEINE.

Eh bien, ma chère Camille, je n'en mangerai pas non plus, ni de platsucré: cela te consolera un peu.

CAMILLE.

Non, ma chère Madeleine, je ne veux pas que tu te prives pour moi; tu enmangeras, je t'en prie.

MADELEINE.

Non, non, Camille, j'y suis décidée. Je n'aurais aucun plaisir à mangerde bonnes choses dont tu serais privée.»

Camille se jeta dans les bras de Madeleine; elles s'embrassèrent vingtfois avec la plus vive tendresse. Madeleine demanda à Camille de neparler à personne de sa résolution.

«Si maman le savait, dit-elle, ou bien elle me forcerait d'en manger, oubien j'aurais l'air de vouloir la forcer à te pardonner.»

Camille lui promit de n'en pas parler pendant le48 dîner: mais ellerésolut de raconter ensuite la généreuse privation que s'était imposéesa bonnepetite sœur: car Madeleine avait d'autant plus de méritequ'elle était, comme Camille, un peu gourmande.

L'heure du dîner vint; les enfants étaient tristes tous les trois. Leplat sucré se trouva être des croquettes de riz, que Madeleine aimaitextrêmement.

MADAME DE FLEURVILLE.

Madeleine, donne-moi ton assiette, que je te serve des croquettes.

MADELEINE.

Merci, maman, je n'en mangerai pas.

MADAME DE FLEURVILLE.

Comment! tu n'en mangeras pas, toi qui les aimes tant!

MADELEINE.

Je n'ai plus faim, maman.

MADAME DE FLEURVILLE.

Tu m'as demandé tout à l'heure des pommes de terre, et je t'en ai refuséparce que je pensais aux croquettes de riz, que tu aimes mieux que toutautre plat sucré.

MADELEINE,embarrassée et rougissante.

J'avais encore un peu faim, maman, mais je n'ai plus faim du tout.»

Mme de Fleurville regarde d'un air surpris Madeleine, rouge et confuse;elle regarde Camille,49 qui rougit aussi et qui s'agite, dans lacrainte que Madeleine ne paraisse capricieuse et ne soit grondée.

Mme de Fleurville se doute qu'il y a quelque chose qu'on lui cache, etn'insiste plus.

Le dessert arrive; on apporte une superbe corbeille de pêches et unecorbeille de raisin; les yeux de Camille se remplissent de larmes; ellepense avec chagrin que c'est pour elle que sa sœur se prive de sibonnes choses. Madeleine soupire en jetant sur les deux corbeilles desregards d'envie.

«Veux-tu commencer par le raisin ou par une pêche, Madeleine? demandaMme de Fleurville.

—Merci, maman, je ne mangerai pas de dessert.

—Mange au moins une grappe de raisin, dit Mme de Fleurville de plus enplus surprise; il est excellent.

—Non, maman, répondit Madeleine qui se sentait faiblir à la vue de cesbeaux fruits dont elle respirait le parfum; je suis fatiguée, jevoudrais me coucher.

—Tu n'es pas souffrante, chère petite? lui demanda sa mère avecinquiétude.

—Non, maman, je me porte très bien; seulement je voudrais me coucher.»

Et Madeleine, se levant, alla dire adieu à sa maman et à Mme deRosbourg; elle allait embrasser Camille, quand celle-ci demanda d'unevoix tremblante à Mme de Fleurville la permission de suivre50Madeleine. Mme de Fleurville, qui avait pitié de son agitation, le luipermit. Les deux sœurs partirent ensemble.

Cinq minutes après, tout le monde sortit de table; on trouva dans lesalon Camille et Madeleine s'embrassant et se serrant dans les brasl'une de l'autre. Madeleine quitta enfin Camille et monta pour secoucher.

Camille était restée au milieu du salon, suivant des yeux Madeleine etrépétant:

«Cette bonne Madeleine! comme je l'aime! comme elle est bonne!

—Dis-moi donc, Camille, demanda Mme de Fleurville, ce qui passe par latête de Madeleine. Elle refuse le plat sucré, elle refuse le dessert, etelle va se coucher une heure plus tôt qu'à l'ordinaire.

—Si vous saviez, ma chère maman, comme Madeleine m'aime et comme elleest bonne! Elle a fait tout cela pour me consoler, pour être privéecomme moi; et elle est allée se coucher parce qu'elle avait peur de nepouvoir résister au raisin, qui était si beau et qu'elle aime tant!

—Viens la voir avec moi, Camille; allons l'embrasser!» s'écria Mme deFleurville.

Avant de quitter le salon, elle alla dire quelques mots à l'oreille deMme de Rosbourg, qui passa immédiatement dans la salle à manger.

Mme de Fleurville et Camille montèrent chez51 Madeleine qui venait dese coucher; ses grands yeux bleus étaient fixés sur un portrait deCamille, auquel elle souriait.

Mme de Fleurville s'approcha de son lit, la serra tendrement dans sesbras et lui dit:

«Ma chère petite, ta générosité a racheté la faute de ta sœur eteffacé la punition. Je lui pardonne à cause de toi, et vous allez toutesdeux manger des croquettes, du raisin et des pêches que j'ai faitapporter.»

Au même moment, Élisa la bonne entra, apportant des croquettes de rizsur une assiette, du raisin et des pêches sur une autre. Tout le mondes'embrassa, Mme de Fleurville descendit pour rejoindre Mme de Rosbourg.Camille raconta à Élisa combien Madeleine avait été bonne; toutes deuxdonnèrent à Élisa une part de leur dessert, et après avoir bien causé,s'être bien embrassées, avoir fait leur prière de tout leur cœur,Camille se déshabilla, et toutes deux s'endormirent pour rêversoufflets, gronderies, tendresse, pardon et raisin.


VIII

52

LES HÉRISSONS

Un jour, Camille et Madeleine lisaient hors de la maison, assises surleurs petits pliants, lorsqu'elles virent accourir Marguerite.

«Camille, Madeleine, leur cria-t-elle, venez vite voir des hérissonsqu'on a attrapés; il y en a quatre, la mère et les trois petits.»

Camille et Madeleine se levèrent promptement et coururent voir leshérissons, qu'on avait mis dans un panier.

CAMILLE.

Mais on ne voit rien que des boules piquantes; ils n'ont ni tête nipattes.

MADELEINE.

Je crois qu'ils se sont roulés en boule, et que leurs têtes et leurspattes sont cachées.

CAMILLE.

Nous allons bien voir; je vais les faire sortir du panier.

MADELEINE.

Mais ils te piqueront; comment les prendras-tu?

53

CAMILLE.

Tu vas voir.

Camille prend le panier, le renverse: les hérissons se trouvent parterre. Au bout de quelques secondes, un des petits hérissons se déroule,sort sa tête, puis ses pattes; les autres petits font de même etcommencent à marcher, à la grande joie des petites filles, qui restaientimmobiles pour ne pas les effrayer. Enfin la mère commença aussi à sedérouler lentement et avança un peu la tête. Quand elle aperçut lestrois enfants, elle resta quelques instants indécise; puis, voyant quepersonne ne bougeait, elle s'allongea tout à fait, poussa un cri enappelant ses petits et se mit à trottiner pour se sauver.

«Les hérissons se sauvent! s'écria Marguerite; les voilà qui courenttous du côté du bois.»

Au même moment le garde accourut.

«Eh! eh! dit-il, mes pelotes qui se sont déroulées! Il ne fallait pasles lâcher, mesdemoiselles; je vais avoir du mal à les rattraper.»

Et le garde courut après les hérissons, qui allaient presque aussi viteque lui; déjà ils avaient gagné la lisière du bois; la mère pressait etpoussait ses petits. Ils n'étaient plus qu'à un pas d'un vieux chênecreux dans lequel ils devaient trouver un refuge assuré; le garde étaitencore à sept ou huit pas en arrière, ils avaient le temps de sesoustraire au danger qui les menaçait, lorsqu'une54 détonation se fitentendre. La mère roula morte à l'entrée du chêne creux; les petits,voyant leur mère arrêtée, s'arrêtèrent également.

Le garde, qui avait tiré son coup de fusil sur la mère, se précipita surles petits et les jeta dans son carnier.

Camille, Madeleine et Marguerite accoururent.

«Pourquoi avez-vous tué cette pauvre bête, méchant Nicaise? dit Camilleavec indignation.

MADELEINE.

Les pauvres petits vont mourir de faim à présent.

NICAISE.

Pour cela non, mademoiselle; ce n'est pas de faim qu'ils vont mourir: jevais les tuer.

MARGUERITE,joignant les mains.

Oh! pauvres petits! ne les tuez pas, je vous en prie, Nicaise.

NICAISE.

Ah! il faut bien les faire mourir, mademoiselle; c'est mauvais, lehérisson: ça détruit les petits lapins, les petits perdreaux.D'ailleurs, ils sont trop jeunes; ils ne vivraient pas sans leur mère.

CAMILLE.

Viens, Madeleine; viens, Marguerite; allons demander à maman de sauverces malheureuses petites bêtes.»

Toutes trois coururent au salon, où travaillaient Mme de Fleurville etMme de Rosbourg.

55

LES TROIS PETITES ENSEMBLE.

Maman, maman, madame, les pauvres hérissons! ce méchant Nicaise va lestuer! La pauvre mère est morte! Il faut les sauver, vite, vite!

MADAME DE FLEURVILLE.

Qui? Qu'est-ce? Qui tuer? Qui sauver? Pourquoi «méchant Nicaise»?

LES TROIS PETITES ENSEMBLE.

Il faut aller vite. C'est Nicaise. Il ne nous écoute pas. Ces pauvrespetits!

MADAME DE ROSBOURG.

Vous parlez toutes trois à la fois, mes chères enfants; nous necomprenons pas ce que vous demandez. Madeleine, parle seule, toi qui esmoins agitée et moins essoufflée.

MADELEINE.

C'est Nicaise qui a tué une mère hérisson; il y a trois petits, il veutles tuer aussi; il dit que les hérissons sont mauvais, qu'ils tuent lespetits lapins.

CAMILLE.

Et je crois qu'il ment; ils ne mangent que de mauvaises bêtes.

MADAME DE FLEURVILLE.

Et pourquoi mentirait-il, Camille?

CAMILLE.

Parce qu'il veut tuer ces pauvres petits, maman.

56

MADAME DE FLEURVILLE.

Tu le crois donc bien méchant? Pour avoir le plaisir de tuer de pauvrespetites bêtes inoffensives, il inventerait contre elles des calomnies!

CAMILLE.

C'est vrai, maman, j'ai tort; mais si vous pouviez sauver ces petitshérissons? Ils sont si gentils!

MADAME DE ROSBOURG,souriant.

Des hérissons gentils? c'est une rareté. Mais, chère amie, nouspourrions aller voir ce qu'il en est et s'il y a moyen de laisser vivreces pauvres orphelins.»

Ces dames et les trois petites filles sortirent et se dirigèrent vers lebois où on avait laissé le garde et les hérissons.

Plus de garde, plus de hérissons, ni morts ni vivants. Tout avaitdisparu.

CAMILLE.

O mon Dieu! ces pauvres hérissons! je suis sûre que Nicaise les a tués.

MADAME DE FLEURVILLE.

Nous allons voir cela; allons jusque chez lui.»

Les trois petites coururent en avant. Elles se précipitèrent avecimpétuosité dans la maison du garde.

LES TROIS PETITES ENSEMBLE.

Où sont les hérissons? Où les avez-vous mis, Nicaise?

57

Le garde dînait avec sa femme. Il se leva lentement et répondit avec lamême lenteur:

«Je les ai jetés à l'eau, mesdemoiselles; ils sont dans la mare dupotager.

LES TROIS PETITES ENSEMBLE.

Comme c'est méchant! comme c'est vilain! Maman, maman, voilà Nicaise quia jeté les petits hérissons dans la mare.»

Mmes de Fleurville et de Rosbourg arrivaient à la porte.

MADAME DE FLEURVILLE.

Vous avez eu tort de ne pas attendre, Nicaise: mes petites désiraientgarder ces hérissons.

NICAISE.

Pas possible, madame; ils auraient péri avant deux jours: ils étaienttrop petits. D'ailleurs c'est une méchante race que le hérisson. Il fautla détruire.»

Mme de Fleurville se retourna vers les petites, muettes et consternées.

«Que faire, mes chères petites, sinon oublier ces hérissons? Nicaise acru bien faire en les tuant; et, en vérité, qu'en auriez-vous fait?Comment les nourrir, les soigner?»

Les petites trouvaient que Mme de Fleurville avait raison, mais ceshérissons leur faisaient pitié; elles ne répondirent rien et revinrent àla maison un peu abattues.

58

Elles allaient reprendre leurs leçons, lorsque Sophie arriva sur un âneavec sa bonne.

Mme Fichini faisait dire qu'elle viendrait dîner et qu'elle sedébarrassait de Sophie en l'envoyant d'avance.

SOPHIE.

Bonjour, mes bonnes amies; bonjour, Marguerite! Eh bien, Marguerite, tut'éloignes?

MARGUERITE.

Vous avez fait punir l'autre jour ma chère Camille: je ne vous aime pas,mademoiselle.

CAMILLE.

Écoute, Marguerite, je méritais d'être punie pour m'être mise en colère:c'est très vilain de s'emporter.

MARGUERITE,l'embrassant tendrement.

C'est pour moi, ma chère Camille, que tu t'es mise en colère. Tu estoujours si bonne! Jamais tu ne te fâches.»

Sophie avait commencé par rougir de colère; mais le mouvement detendresse de Marguerite arrêta ce mauvais sentiment; elle sentit sestorts, s'approcha de Camille et lui dit, les larmes aux yeux:

«Camille, ma bonne Camille, Marguerite a raison: c'est moi qui suis lacoupable, c'est moi qui ai eu le premier tort en répondant durement à lapauvre petite Marguerite, qui défendait tes fraises. C'est moi qui aiprovoqué ta juste colère59 en repoussant Marguerite et la jetant àterre; j'ai abusé de ma force, j'ai froissé tous tes bons et affectueuxsentiments. Tu as bien fait de me donner un soufflet; je l'ai mérité,bien mérité. Et toi aussi, ma bonne petite Marguerite, pardonne-moi;sois généreuse comme Camille. Je sais que je suis méchante; mais,ajouta-t-elle en fondant en larmes, je suis si malheureuse!»

A ces mots, Camille, Madeleine, Marguerite se précipitèrent vers Sophie,l'embrassèrent, la serrèrent dans leurs bras.

«Ma pauvre Sophie, disaient-elles toutes trois, ne pleure pas, noust'aimons bien; viens nous voir souvent, nous tâcherons de te distraire.»

Sophie sécha ses larmes et essuya ses yeux.

«Merci, mille fois merci, mes chères amies; je tâcherai de vous imiter,de devenir bonne comme vous. Ah! si j'avais comme vous une maman douceet bonne, je serais meilleure! Mais j'ai si peur de ma belle-mère! ellene me dit pas ce que je dois faire, mais elle me bat toujours.

—Pauvre Sophie! dit Marguerite. Je suis bien fâchée de t'avoirdétestée.

—Non, tu avais raison, Marguerite, parce que j'ai été vraimentdétestable le jour où je suis venue.»

Camille et Madeleine demandèrent à Sophie de leur permettre d'achever undevoir de calcul et de géographie.

60

«Dans une demi-heure nous aurons fini et nous irons vous rejoindre aujardin.

MARGUERITE.

Veux-tu venir avec moi, Sophie? je n'ai pas de devoir à faire.

SOPHIE.

Très volontiers; nous allons courir dehors.

MARGUERITE.

Je vais te raconter ce qui est arrivé ce matin à trois pauvres petitshérissons et à leur maman.»

Et, tout en marchant, Marguerite raconta toute la scène du matin.

SOPHIE.

Et où les a-t-on jetés, ces hérissons?

MARGUERITE.

Dans la mare du potager.

SOPHIE.

Allons les voir; ce sera très amusant.

MARGUERITE.

Mais il ne faut pas trop approcher de l'eau: maman l'a défendu.

SOPHIE.

Non, non; nous regarderons de loin.»

Elles coururent vers la mare, et, comme elles ne voyaient rien, ellesapprochèrent un peu.

SOPHIE.

En voilà un, en voilà un! je le vois; il n'est pas mort, il se débat.Approche, approche; vois-tu?

61

MARGUERITE.

Oui, je le vois! Pauvre petit, comme il se débat! les autres sont morts.

SOPHIE.

Si nous l'enfoncions dans l'eau avec un bâton pour qu'il meure plusvite? Il souffre, ce pauvre malheureux.

MARGUERITE.

Tu as raison. Pauvre bête! le voici tout près de nous.

SOPHIE.

Voilà un grand bâton; donne-lui un coup sur la tête, il enfoncera.

MARGUERITE.

Non, je ne veux pas achever de tuer ce pauvre petit hérisson; et puis,maman ne veut pas que j'approche de la mare.

SOPHIE.

Pourquoi?

MARGUERITE.

Parce que je pourrais glisser et tomber dedans.

SOPHIE.

Quelle idée! Il n'y a pas le moindre danger.

MARGUERITE.

C'est égal! il ne faut pas désobéir à maman.

SOPHIE.

Eh bien, à moi on n'a rien défendu; ainsi je vais tâcher d'enfoncer cepetit hérisson.»

Et Sophie, s'avançant avec précaution vers le62 bord de la mare,allongea le bras et donna un grand coup au hérisson, avec la longuebaguette qu'elle tenait à la main. Le pauvre animal disparut un instant,puis revint sur l'eau, où il continua à se débattre. Sophie courut versl'endroit où il avait reparu, et le frappa d'un second coup de sabaguette. Mais, pour l'atteindre, il lui avait fallu allonger beaucouple bras; au moment où la baguette retombait, le poids de son corpsl'entraînant, Sophie tomba dans l'eau; elle poussa un cri désespéré etdisparut.

Marguerite s'élança pour secourir Sophie, aperçut sa main qui s'étaitaccrochée à une touffe de genêt, la saisit, la tira à elle, parvint àfaire sortir de l'eau le haut du corps de la malheureuse Sophie, et luiprésenta l'autre main pour achever de la retirer.

Pendant quelques secondes elle lutta contre le poids trop lourd quil'entraînait elle-même dans la mare; enfin ses forces trahirent soncourage, et la pauvre petite Marguerite se sentit tomber avec Sophie.

La courageuse enfant ne perditpas la tête, malgré l'imminence du danger;elle se souvint d'avoir entendu dire à Mme de Fleurville que, lorsqu'onarrivait au fond de l'eau, il fallait, pour remonter à la surface,frapper le sol du pied; aussitôt qu'elle sentit le fond, elle donna unfort coup de pied, remonta immédiatement au-dessus de63 l'eau, saisitun poteau qui se trouva à portée de ses mains, et réussit, avec cetappui, à sortir de la mare.

N'apercevant plus Sophie, elle courut toute ruisselante d'eau vers lamaison en criant: «Au secours, au secours!» Des faucheurs et desfaneuses qui travaillaient près de là accoururent à ses cris.

«Sauvez Sophie, sauvez Sophie! elle est dans la mare! criait Marguerite.

—Mlle Marguerite est tombée dans l'eau, criaient les bonnes femmes; ausecours!

—Sophie se noie, Sophie se noie, sanglotait Marguerite désolée; allezvite à son secours.»

Une des faneuses, plus intelligente que les autres, courut à la mare,aperçut la robe blanche de Sophie qui apparaissait un peu à la surfacede l'eau, y plongea un long crochet qui servait à charger le foin,accrocha la robe, la tira vers le bord, allongea le bras, saisit lapetite fille par la taille, et l'enleva non sans peine.

Pendant que la bonne femme sauvait l'enfant, Marguerite, oubliant ledanger qu'elle avait couru elle-même, et ne pensant qu'à celui deSophie, pleurait à chaudes larmes et suppliait qu'on ne s'occupât pasd'elle et qu'on retournât à la mare.

Camille, Madeleine, qui accoururent au bruit, augmentèrent le tumulte encriant et pleurant avec Marguerite.

64

Mme de Rosbourg et Mme de Fleurville, entendant une rumeurextraordinaire, arrivèrent précipitamment et poussèrent toutes deux uncri de terreur à la vue de Marguerite, dont les cheveux et les vêtementsruisselaient.

«Mon enfant, mon enfant! s'écria Mme de Rosbourg. Que t'est-il doncarrivé? Pourquoi ces cris?

—Maman, ma chère maman, Sophie se noie, Sophie est tombée dans lamare!»

A ces mots, Mme de Fleurville se précipita vers la mare, suivie du gardeet des domestiques. Elle ne tarda pas à rencontrer la faneuse avecSophie dans ses bras, qui, elle aussi, pleurait à chaudes larmes.

Mme de Rosbourg, voyant l'agitation, le désespoir de Marguerite, necomprenant pas bien ce qui la désolait ainsi, et sentant la nécessité dela calmer, lui dit avec assurance:

«Sophie est sauvée, chère enfant; elle va très bien, calme-toi, je t'enconjure.

—Mais qui l'a sauvée? je n'ai vu personne.

—Tout le monde y a couru pendant que tu revenais.»

Cette assurance calma Marguerite; elle se laissa emporter sansrésistance.

65

Elle accrocha la robe et la tira vers le bord. (Page 63.)

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Quand elle fut bien essuyée, séchée et rhabillée, sa maman lui demandace qui était arrivé. Marguerite lui raconta tout, mais en atténuant ce67 qu'elle sentait être mauvais dans l'insistance de Sophie à fairepérir le pauvre hérisson et à approcher de la mare, malgrél'avertissement qu'elle avait reçu.

«Tu vois, chère enfant, dit Mme de Rosbourg en l'embrassant mille fois,si j'avais raison de te défendre d'approcher de la mare. Tu as agi commeune petite fille sage, courageuse et généreuse.... Allons voir ce quedevient Sophie.»

Sophie avait été emportée par Mme de Fleurville et Élisa chez Camille etMadeleine, qui l'accompagnaient. On l'avait également déshabillée,essuyée, frictionnée, et on lui passait une chemise de Camille, quand laporte s'ouvrit violemment et Mme Fichini entra.

Sophie devint rouge comme une cerise; l'apparition furieuse etinattendue de Mme Fichini avait stupéfié tout le monde.

«Qu'est-ce que j'apprends, mademoiselle? vous avez sali, perdu votrejolie robe en vous laissant sottement tomber dans la mare! Attendez,j'apporte de quoi vous rendre plus soigneuse à l'avenir.»

Et, avant que personne eût eu le temps de s'y opposer, elle tira dedessous son châle une forte verge, s'élança sur Sophie et la fouetta àcoups redoublés, malgré les cris de la pauvre petite, les pleurs et lessupplications de Camille et de Madeleine, et les remontrances de Mme deFleurville et d'Élisa, indignées de tant de sévérité. Elle ne68 cessade frapper que lorsque la verge se brisa entre ses mains; alors elle enjeta les morceaux et sortit de la chambre. Mme de Fleurville la suivitpour lui exprimer son mécontentement d'une punition aussi injuste quebarbare.

«Croyez, chère dame, répondit Mme Fichini, que c'est le seul moyend'élever des enfants; le fouet est le meilleur des maîtres. Pour moi, jen'en connais pas d'autres.»

Si Mme de Fleurville n'eût écouté que son indignation, elle eût chasséde chez elle une si méchante femme; mais Sophie lui inspirait une pitiéprofonde: elle pensa que se brouiller avec la belle-mère, c'était priverla pauvre enfant de consolations et d'appui. Elle se fit donc violenceet se borna à discuter avec Mme Fichini les inconvénients d'unerépression trop sévère. Tous ces raisonnements échouèrent devant lasécheresse de cœur et l'intelligence bornée de la mauvaise mère, etMme de Fleurville se vit obligée de patienter et de subir son odieusecompagnie.

Quand Mme de Rosbourg et Marguerite entrèrent chez Camille et Madeleine,elles furent surprises de les trouver toutes deux pleurant, et Sophie enchemise, criant, courant et sautant par excès de souffrance, le corpsrayé et rougi par la verge dont les débris gisaient à terre.

Mme de Rosbourg et Marguerite restèrent immobiles d'étonnement.

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Elle s'élança sur Sophie et la fouetta à coups redoublés.(Page 67.)

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71

«Camille, Madeleine, pourquoi pleurez-vous? dit enfin Marguerite, prêteelle-même à pleurer. Qu'a donc la pauvre Sophie et pourquoi est-ellecouverte de raies rouges?

—C'est sa méchante belle-mère qui l'a fouettée, chère Marguerite.Pauvre Sophie! pauvre Sophie!»

Les trois petites entourèrent Sophie et parvinrent à la consoler à forcede caresses et de paroles amicales. Pendant ce temps Élisa avait racontéà Mme de Rosbourg la froide cruauté de Mme Fichini, qui n'avait vu dansl'accident de sa fille qu'une robe salie, et qui avait puni ce manque desoin par une si cruelle flagellation. L'indignation de Mme de Rosbourgégala celle de Mme de Fleurville et d'Élisa; les mêmes motifs lui firentsupporter la présence de Mme Fichini.

Camille, Madeleine et Marguerite eurent besoin de faire de grandsefforts pour être polies à table avec Mme Fichini. La pauvre Sophien'osait ni parler ni lever les yeux; immédiatement après le dîner, lesenfants allèrent jouer dehors. Quand Mme Fichini partit, elle promitd'envoyer souvent Sophie à Fleurville, comme le lui demandaient cesdames.

«Puisque vous voulez bien recevoir cette mauvaise créature, dit-elle enjetant sur Sophie un regard de mépris, je serai enchantée de m'endébarrasser le plus souvent possible; elle est si méchante,72 qu'ellegâte toutes mes parties de plaisir chez mes voisins. Au revoir, chèresdames.... Montez en voiture, petite sotte!» ajouta-t-elle en donnant àSophie une grande tape sur la tête.

Quand la voiture fut partie, Camille et Madeleine, qui n'étaient pasrevenues de leur consternation, ne voulurent pas aller jouer; ellesrentrèrent au salon, où avec leur maman et avec Mme de Rosbourg ellescausèrent de Sophie et des moyens de la tirer le plus souvent possiblede la maison maternelle. Marguerite était couchée depuis longtemps;Camille et Madeleine finirent par se coucher aussi, en réfléchissant aumalheur de Sophie et en remerciant le bon Dieu de leur avoir donné unesi excellente mère.


IX

POIRES VOLÉES

Quelques jours après l'aventure des hérissons, Mme de Fleurville avait àdîner quelques voisins, parmi lesquels elle avait engagé Mme Fichini etSophie.

73

Mme de Fleurville avait à dîner quelques voisins.

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Camille et Madeleine n'étaient jamais élégantes; leur toilette étaitsimple et propre. Les jolis cheveux blonds et fins de Camille et lescheveux châtain75 clair de Madeleine, doux comme de la soie, étaientpartagés en deux touffes bien lissées, bien nattées et rattachéesau-dessus de l'oreille par de petits peignes; lorsqu'on avait du monde àdîner, on y ajoutait un nœud en velours noir. Leurs robes étaient enpercale blanche tout unie; un pantalon à petits plis et des brodequinsen peau complétaient cette simple toilette. Marguerite était habillée demême; seulement ses cheveux noirs, au lieu d'être relevés, tombaient enboucles sur son joli petit cou blanc et potelé. Toutes trois avaient lecou et les bras nus quand il faisait chaud; le jour dont nous parlons,la chaleur était étouffante.

Quelques instants avant l'heure du dîner, Mme Fichini arriva avec unetoilette d'une élégance ridicule pour la campagne. Sa robe de soie lilasclair était garnie de trois amples volants bordés de ruches, dedentelles, de velours; son corsage était également bariolé de milleenjolivures qui le rendaient aussi ridicule que sa jupe; l'ampleur decette jupe était telle, que Sophie avait été reléguée sur le devant dela voiture, au fond de laquelle s'étalait majestueusement Mme Fichini etsa robe. La tête de Sophie paraissait seule au milieu de cet amas devolants qui la couvraient. La calèche était découverte; la société étaitsur le perron. Mme Fichini descendit triomphante, grasse, rouge,bourgeonnée. Ses yeux étincelaient d'orgueil76 satisfait; ellecroyait devoir être l'objet de l'admiration générale avec sa robe demère Gigogne, ses gros bras nus, son petit chapeau à plumes de millecouleurs couvrant ses cheveux roux, et son cordon de diamants sur sonfront bourgeonné. Elle vit avec une satisfaction secrète les toilettessimples de toutes ces dames; Mmes de Fleurville et de Rosbourg avaientdes robes de taffetas noir uni; aucune coiffure n'ornait leurs cheveux,relevés en simples bandeaux et nattés par derrière; les dames duvoisinage étaient les unes en mousseline unie, les autres en soielégère; aucune n'avait ni volants, ni bijoux, ni coiffureextraordinaire. Mme Fichini ne se trompait pas en pensant à l'effet queferait sa toilette; elle se trompa seulement sur la nature de l'effetqu'elle devait produire: au lieu d'être de l'admiration, ce fut unepitié moqueuse.

«Me voici, chères dames, dit-elle en descendant de voiture et enmontrant son gros pied chaussé de souliers de satin lilas pareil à larobe, et à bouffettes de dentelle; me voici avec Sophie comme saint Rochet son chien.»

Sophie, masquée d'abord par la robe de sa belle-mère, apparut à sontour, mais dans une toilette bien différente: elle avait une robe degrosse percale faite comme une chemise, attachée à la taille avec uncordon blanc; elle tenait ses deux mains étalées sur son ventre.

77

«Me voici, chères dames» dit-elle en descendant devoiture.

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«Faites la révérence, mademoiselle, lui dit Mme Fichini. Plus bas donc!A quoi sert le maître de danse que j'ai payé tout l'hiver dix francs laleçon et qui vous a appris à saluer, à marcher et à avoir de la grâce?Quelle tournure a cette sotte avec ses mains sur son ventre!

—Bonjour, ma petite Sophie, dit Mme de Fleurville: va embrasser tesamies. Quelle belle toilette vous avez, madame! ajouta-t-elle pourdétourner les pensées de Mme Fichini de sa belle-fille. Nous ne méritonspas de pareilles élégances, avec nos toilettes toutes simples.

—Comment donc, chère dame! vous valez bien la peine qu'on s'habille. Ilfaut bien user ses vieilles robes à la campagne.»

Et Mme Fichini voulut prendre place sur un fauteuil, près de Mme deRosbourg; mais la largeur de sa robe, la raideur de ses juponsrepoussèrent le fauteuil au moment où elle s'asseyait, et l'élégante MmeFichini tomba par terre....

Un rire général salua cette chute, rendue ridicule par le ballonnementde tous les jupons, qui restèrent bouffants, faisant un énorme cerceauau-dessus de Mme Fichini, et laissant à découvert deux grosses jambesdont l'une gigotait avec emportement, tandis que l'autre restaitimmobile dans toute son ampleur.

Mme de Fleurville, voyant Mme Fichini étendue sur le plancher, comprimason envie de rire,80 s'approcha d'elle et lui offrit son aide pour larelever; mais ses efforts furent impuissants, et il fallut que deuxvoisins, MM. de Vortel et de Plan, lui vinssent en aide.

A trois, ils parvinrent à relever Mme Fichini; elle était rouge,furieuse, moins de sa chute que des rires excités par cet accident, etse plaignait d'une foulure à la jambe.

Sophie se tint prudemment à l'écart, pendant que sa belle-mère recevaitles soins de ces dames; quand le mouvement fut calmé et que tout futrentré dans l'ordre, elle demanda tout bas à Camille de s'éloigner.

«Pourquoi veux-tu t'en aller? dit Camille; nous allons dîner àl'instant.»

Sophie, sans répondre, écarta un peu ses mains de son ventre, etdécouvrit une énorme tache de café au lait.

SOPHIE,très bas.

Je voudrais laver cela.

CAMILLE,bas.

Comment as-tu pu faire cette tache en voiture?

SOPHIE,bas.

Ce n'est pas en voiture, c'est ce matin à déjeuner: j'ai renversé moncafé sur moi.

CAMILLE,bas.

Pourquoi n'as-tu pas changé de robe pour venir ici?

81

Un rire général salua cette chute.... (Page 79.)

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83

SOPHIE,bas.

Maman ne veut pas; depuis que je suis tombée dans la mare, elle veut quej'aie des robes faites comme des chemises, et que je les porte pendanttrois jours.

CAMILLE,bas.

Ta bonne aurait dû au moins laver cette tache, et repasser ta robe.

SOPHIE,bas.

Maman le défend; ma bonne n'ose pas.»

Camille appelle tout bas Madeleine et Marguerite; toutes quatre s'envont. Elles courent dans leur chambre; Madeleine prend de l'eau,Marguerite du savon: elles lavent, elles frottent avec tant d'activitéque la tache disparaît; mais la robe reste mouillée, et Sophie continueà y appliquer ses mains jusqu'à ce que tout soit sec. Elles rentrenttoutes au salon au moment où l'on allait se mettre à table. Mme Fichiniboite un peu; elle est enchantée de l'intérêt qu'elle croit inspirer, etne fait pas attention à Sophie, qui en profite pour manger comme quatre.

Après dîner, toute la société va se promener. On se dirige vers lepotager; Mme de Fleurville fait admirer une poire d'espèce nouvelle,d'une grosseur et d'une saveur remarquables. Le poirier qui laproduisait était tout jeune et n'en avait que quatre.

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Tout le monde s'extasiait sur la grosseur extraordinaire de ces poires.

«Je vous engage, mesdames et messieurs, à venir les manger dans huitjours; elles auront encore grossi et seront mûres à point», dit Mme deFleurville.

Chacun accepta l'invitation; on continua la revue des fruits et desfleurs.

Sophie suivait avec Camille, Madeleine et Marguerite. Les belles poiresla tentaient; elle aurait bien voulu les cueillir et les manger; maiscomment faire? Tout le monde la verrait.... «Si je pouvais rester touteseule en arrière! se dit-elle. Mais comment pourrai-je éloigner Camille,Madeleine et Marguerite? Qu'elles sont ennuyeuses de ne jamais melaisser seule!»

Tout en cherchant le moyen de rester seule derrière ses amies, ellesentit que sa jarretière tombait.

«Bon! voilà un prétexte.»

Et, s'arrêtant près du poirier tentateur, elle se mit à arranger sajarretière, regardant du coin de l'œil si ses amies continuaient leurchemin.

«Que fais-tu là? dit Camille en se retournant.

SOPHIE.

J'arrange ma jarretière, qui est défaite.

CAMILLE.

Veux-tu que je t'aide?

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SOPHIE.

Non, non, merci; j'aime mieux m'arranger moi-même.

CAMILLE.

Je vais t'attendre alors.

SOPHIE,avec impatience.

Mais non, va-t'en, je t'en supplie! tu me gênes.»

Camille, surprise de l'irritation de Sophie, alla rejoindre Madeleine etMarguerite.

Aussitôt qu'elle fut éloignée, Sophie allongea le bras, saisit unepoire, la détacha et la mit dans sa poche. Une seconde fois elle étenditle bras, et, au moment où elle cueillait la seconde poire, Camille seretourna et vit Sophie retirer précipitamment sa main et cacher quelquechose sous sa robe.

Camille, la sage, l'obéissante Camille, qui eût été incapable d'une simauvaise action, ne se douta pas de celle que venait de commettreSophie.

CAMILLE,riant.

Que fais-tu donc là, Sophie? Qu'est-ce que tu mets dans ta poche? etpourquoi es-tu si rouge?

SOPHIE,avec colère.

Je ne fais rien du tout, mademoiselle; je ne mets rien dans ma poche etje ne suis pas rouge du tout.

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CAMILLE,avec gaieté.

Pas rouge! Ah! vraiment oui, tu es rouge. Madeleine, Marguerite,regardez donc Sophie: elle dit qu'elle n'est pas rouge.

SOPHIE,pleurant.

Tu ne sais pas ce que tu dis; c'est pour me taquiner, pour me fairegronder que tu cries tant que tu peux que je suis rouge; je ne suis pasrouge du tout. C'est bien méchant à toi.

CAMILLE,avec la plus grande surprise.

Sophie, ma pauvre Sophie, mais qu'as-tu donc? Je ne voulais certainementpas te taquiner, encore moins te faire gronder. Si je t'ai fait de lapeine, pardonne-moi.»

Et la bonne petite Camille courut à Sophie pour l'embrasser. Ens'approchant, elle sentit quelque chose de dur et de gros qui larepoussait; elle baissa les yeux, vit l'énorme poche de Sophie, y portainvolontairement la main, sentit les poires, regarda le poirier etcomprit tout.

«Ah! Sophie, Sophie! lui dit-elle d'un ton de reproche, comme c'est mal,ce que tu as fait!

—Laisse-moi tranquille, petite espionne, répondit Sophie avecemportement; je n'ai rien fait: tu n'as pas le droit de me gronder;laisse-moi, et ne t'avise pas de rapporter contre moi.

—Je ne rapporte jamais, Sophie. Je te laisse; je ne veux pas resterprès de toi et de ta poche pleine de poires volées.»

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La colère de Sophie fut alors à son comble; elle levait la main pourfrapper Camille, lorsqu'elle réfléchit qu'une scène attireraitl'attention et qu'elle serait surprise avec les poires. Elle abaissa sonbras levé, tourna le dos à Camille, et, s'échappant par une porte dupotager, courut se cacher dans un massif pour manger les fruits dérobés.

Camille resta immobile, regardant Sophie qui s'enfuyait; elle nes'aperçut pas du retour de toute la société et de la surprise aveclaquelle la regardaient sa maman, Mme de Rosbourg et Mme Fichini.

«Hélas! chère madame, s'écria Mme Fichini, deux de vos belles poires ontdisparu!»

Camille tressaillit et regarda le poirier, puis ces dames.

«Sais-tu ce qu'elles sont devenues, Camille?» demanda Mme de Fleurville.

Camille ne mentait jamais.

«Oui, maman, je le sais.

—Tu as l'air d'une coupable. Ce n'est pas toi qui les as prises?

—Oh non! maman.

—Mais alors où sont-elles? Qui est-ce qui s'est permis de lescueillir?»

Camille ne répondit pas.

MADAME DE ROSBOURG.

Réponds, ma petite Camille; puisque tu sais où elles sont, tu dois ledire.

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CAMILLE,hésitant.

Je..., je... ne crois pas, madame,... je... ne dois pas dire....

MADAME FICHINI,riant aux éclats.

Ha, ha, ha! c'est comme Sophie, qui vole et mange mes fruits et qui mentensuite. Ha, ha, ha! ce petit ange qui ne vaut pas mieux que mon démon!Ha, ha, ha! fouettez-la, chère madame, elle avouera.

CAMILLE,avec vivacité.

Non, madame, je ne fais pas comme Sophie; je ne vole pas, et je ne mensjamais!

MADAME DE FLEURVILLE.

Mais pourquoi, Camille, si tu sais ce que sont devenues ces poires, neveux-tu pas le dire?»

Camille baisse les yeux, rougit et répond tout bas: «Je ne peux pas».

Mme de Rosbourg avait une telle confiance dans la sincérité de Camille,qu'elle n'hésita pas à la croire innocente; elle soupçonna vaguement queCamille se taisait par générosité; elle le dit tout bas à Mme deFleurville, qui regarda longuement sa fille, secoua la tête et s'éloignaavec Mme de Rosbourg et Mme Fichini. Cette dernière riait toujours d'unair moqueur. La pauvre Camille, restée seule, fondit en larmes.

Elle sanglotait depuis quelques instants, lorsqu'elle s'entendit appelerpar Madeleine, Sophie et Marguerite.

89

«Camille! Camille! où es-tu donc? nous te cherchons depuis un quartd'heure.»

Camille sécha promptement ses larmes, mais elle ne put cacher la rougeurde ses yeux et le gonflement de son visage.

«Camille, ma chère Camille, pourquoi pleures-tu? lui demanda Margueriteavec inquiétude.

—Je... ne pleure pas: seulement... j'ai..., j'ai... du chagrin.»

Et, ne pouvant retenir ses pleurs, elle recommença à sangloter.Madeleine et Marguerite l'entourèrent de leurs bras et la couvrirent debaisers, en lui demandant avec instance de leur confier son chagrin.

Aussitôt que Camille put parler, elle leur raconta qu'on la soupçonnaitd'avoir mangé les belles poires que leur maman conservait sisoigneusement. Sophie, qui était restée impassible jusqu'alors, rougit,se troubla, et demanda enfin d'une voix tremblante d'émotion: «Est-ceque tu n'as pas dit... que tu savais..., que tu connaissais....

CAMILLE.

Oh non! je ne l'ai pas dit; je n'ai rien dit.

MADELEINE.

Comment! est-ce que tu sais qui a pris les poires?

CAMILLE,très bas.

Oui.

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MADELEINE.

Et pourquoi ne l'as-tu pas dit?»

Camille leva les yeux, regarda Sophie et ne répondit pas.

Sophie se troublait de plus en plus; Madeleine et Marguerites'étonnaient de l'embarras de Camille, de l'agitation de Sophie. EnfinSophie, ne pouvant plus contenir son sincère repentir et sareconnaissance envers la généreuse Camille, se jeta à genoux devant elleen sanglotant: «Pardon, oh! pardon, Camille, bonne Camille! J'ai étéméchante, bien méchante; ne m'en veux pas.»

Marguerite regardait Sophie d'un œil enflammé de colère; elle ne luipardonnait pas d'avoir causé un si vif chagrin à sa chère Camille.

«Méchante Sophie, s'écria-t-elle, tu ne viens ici que pour faire du mal;tu as fait punir un jour ma chère Camille, aujourd'hui tu la faispleurer; je te déteste, et cette fois-ci c'est pour tout de bon: car,grâce à toi, tout le monde croit Camille gourmande, voleuse etmenteuse.»

Sophie tourna vers Marguerite son visage baigné de larmes et luirépondit avec douceur:

«Tu me fais penser, Marguerite, que j'ai encore autre chose à faire qu'àdemander pardon à Camille; je vais de ce pas, ajouta-t-elle en selevant, dire à ma belle-mère et à ces dames que c'est moi qui ai voléles poires, que c'est moi qui91 dois subir une sévère punition; etque toi, bonne et généreuse Camille, tu ne mérites que des éloges et desrécompenses.

—Arrête, Sophie, s'écria Camille en la saisissant par le bras; et toi,Marguerite, rougis de ta dureté, sois touchée de son repentir.»

Marguerite, après une lutte visible, s'approcha de Sophie et l'embrassales larmes aux yeux. Sophie pleurait toujours et cherchait à dégager samain de celle de Camille pour courir à la maison et tout avouer. MaisCamille la retint fortement et lui dit:

«Écoute-moi, Sophie, tu as commis une faute, une très grande faute; maistu l'as déjà réparée en partie par ton repentir. Fais-en l'aveu à mamanet à Mme de Rosbourg; mais pourquoi le dire à ta belle-mère, qui est sisévère et qui te fouettera impitoyablement?

—Pourquoi? pour qu'elle ne te croie plus coupable. Elle me fouettera,je le sais; mais ne l'aurai-je pas mérité?»

A ce moment, Mme de Rosbourg sortit de la serre à laquelle étaientadossés les enfants et dont la porte était ouverte.

«J'ai tout entendu, mes enfants, dit-elle; j'arrivais dans la serre aumoment où vous accouriez près de Camille, et c'est moi qui me charge detoute l'affaire. Je raconterai à Mme de Fleurville la vérité; je lacacherai à Mme Fichini, à laquelle92 je dirai seulement quel'innocence de Camille a été reconnue par l'aveu du coupable, que je megarderai bien de nommer. Ma petite Camille, ta conduite a été belle,généreuse, au-dessus de tout éloge. La tienne, Sophie, a été bienmauvaise au commencement, belle et noble à la fin; toi, Marguerite, tuas été trop sévère, ta tendresse pour Camille t'a rendue cruelle pourSophie; et toi, Madeleine, tu as été bonne et sage. Maintenant, tâchonsde tout oublier et de finir gaiement la journée. Je vous ai ménagé unesurprise: on va tirer une loterie; il y a des lots pour chacune devous.»

Cette annonce dissipa tous les nuages; les visages reprirent un airradieux, et les quatre petites filles, après s'être embrassées,coururent au salon. On les attendait pour commencer.

Sophie gagna un joli ménage et une papeterie;

Camille, un joli bureau avec une boîte de couleurs, cent gravures àenluminer, et tout ce qui est nécessaire pour dessiner, peindre etécrire;

Madeleine, quarante volumes de charmantes histoires et une jolie boîte àouvrage avec tout ce qu'il fallait pour travailler;

Marguerite, une charmante poupée en cire et un trousseau complet dansune jolie commode.


X

93

LA POUPÉE MOUILLÉE

Après avoir bien joué, bien causé, pris des glaces et des gâteaux,Sophie partit avec sa belle-mère; Camille, Madeleine et Margueriteallèrent se coucher.

Mme de Fleurville embrassa mille fois Camille; Mme de Rosbourg lui avaitraconté l'histoire des poires, et toutes deux avaient expliqué à MmeFichini l'innocence de Camille sans faire soupçonner Sophie.

Marguerite était enchantée de sa jolie poupée et de son trousseau. Dansle tiroir d'en haut de la commode, elle avait trouvé:

1 chapeau rond en paille avec une petite plumeblanche et des rubans de velours noir;

1 capote en taffetas bleu avec des roses pompons;

1 ombrelle verte à manche d'ivoire;

6 paires de gants;

4 paires de brodequins;

2 écharpes en soie;

1 manchon et une pèlerine en hermine.

Dans le second tiroir:

94

6 chemises de jour;

6 chemises de nuit;

6 pantalons;

6 jupons festonnés et garnis de dentelle;

6 paires de bas;

6 mouchoirs;

6 bonnets de nuit;

6 cols;

6 paires de manches;

2 corsets;

2 jupons de flanelle;

6 serviettes de toilette;

6 draps;

6 taies d'oreiller;

6 petits torchons;

Un sac contenant des éponges, un démêloir, un peigne fin, une brosse àtête, une brosse à peignes.

Dans le troisième tiroir étaient toutes les robes et les manteaux etmantelets; il y avait:

1 robe en mérinos écossais;

1 robe en popeline rose;

1 robe en taffetas noir;

1 robe en étoffe bleue;

1 robe en mousseline blanche;

1 robe en nankin;

1 robe en velours noir;

1 robe de chambre en taffetas lilas;

1 casaque en drap gris;

1 casaque en velours noir;

95

1 talma en soie noire;

1 mantelet en velours gros bleu;

1 mantelet en mousseline blanche brodée.

Marguerite avait appelé Camille et Madeleine pour voir toutes ces belleschoses; ce jour-là et les jours suivants elles employèrent leur temps àhabiller, déshabiller, coucher et lever la poupée.

Un après-midi Mme de Fleurville les appela:

«Camille, Madeleine, Marguerite, mettez vos chapeaux; nous allons faireune promenade.

CAMILLE.

Allons vite avec maman! Marguerite, laisse ta poupée et courons.

MARGUERITE.

Non, j'emporte ma poupée avec moi; je veux l'avoir toujours dans mesbras.

MADELEINE.

Si tu la laisses traîner, elle sera sale et chiffonnée.

MARGUERITE.

Mais je ne la laisserai pas traîner, puisque je la porterai dans mesbras.

CAMILLE.

C'est bon, c'est bon; laissons-la faire, Madeleine; elle verra bien toutà l'heure qu'une poupée gêne pour courir.»

Marguerite s'entêta à garder sa poupée, et toutes trois rejoignirentbientôt Mme de Fleurville.

«Où allons-nous, maman? dit Camille.

96

—Au moulin de la forêt, mes enfants.»

Marguerite fit une petite grimace, parce que le moulin était au boutd'une longue avenue et que la poupée était un peu lourde pour ses petitsbras.

Arrivée à la moitié du chemin, Mme de Fleurville, qui craignait que lesenfants ne fussent fatigués, s'assit au pied d'un gros arbre, et leurdit de se reposer pendant qu'elle lirait; elle tira un livre de sapoche; Marguerite s'assit près d'elle, mais Camille et Madeleine, quin'étaient pas fatiguées, couraient à droite, à gauche, cueillant desfleurs et des fraises.

«Camille, Camille, s'écria Madeleine, viens vite; voici une grande placepleine de fraises.»

Camille accourut et appela Marguerite.

«Marguerite, Marguerite, viens aussi cueillir des fraises: elles sontmûres et excellentes.»

Marguerite se dépêcha de rejoindre ses amies, qui déposaient leursfraises dans de grandes feuilles de châtaignier. Elle se mit aussi à encueillir; mais, gênée par sa poupée, elle ne pouvait à la fois lesramasser et les tenir dans sa main, où elles s'écrasaient à mesurequ'elle les cueillait.

«Que faire, mon Dieu! de cette ennuyeuse poupée? se dit-elle tout bas;elle me gêne pour courir, pour cueillir et garder mes fraises. Si je laposais au pied de ce gros chêne?... il y a de la mousse; elle sera trèsbien.»

97

Elle assit la poupée au pied de l'arbre, sauta de joie d'en êtredébarrassée, et cueillit des fraises avec ardeur.

Au bout d'un quart d'heure, Mme de Fleurville leva les yeux, regarda leciel qui se couvrait de nuages, mit son livre dans sa poche, se leva etappela les enfants.

«Vite, vite, mes petites, retournons à la maison: voilà un orage quis'approche; tâchons de rentrer avant que la pluie commence.»

Les trois petites accoururent avec leurs fraises et en offrirent à Mmede Fleurville.

MADAME DE FLEURVILLE.

Nous n'avons pas le temps de nous régaler de fraises, mes enfants;emportez-les avec vous. Voyez comme le ciel devient noir; on entend déjàle tonnerre.

MARGUERITE.

Ah! mon Dieu! j'ai peur.

MADAME DE FLEURVILLE.

De quoi as-tu peur, Marguerite?

MARGUERITE.

Du tonnerre. J'ai peur qu'il ne tombe sur moi.

MADAME DE FLEURVILLE.

D'abord, quand le tonnerre tombe, c'est généralement sur les arbres ousur les cheminées, qui sont plus élevés et présentent une pointe auxnuages: ensuite le tonnerre ne te ferait aucun mal quand98 même iltomberait sur toi, parce que tu as un fichu de soie et des rubans desoie à ton chapeau.

MARGUERITE.

Comment? la soie chasse le tonnerre?

MADAME DE FLEURVILLE.

Oui, le tonnerre ne touche jamais aux personnes qui ont sur ellesquelque objet en soie. L'été dernier, un de mes amis qui demeure àParis, rue de Varennes, revenait chez lui par un orage épouvantable; letonnerre est tombé sur lui, a fondu sa montre, sa chaîne, les boucles deson gilet, les clefs qui étaient dans sa poche, les boutons d'or de sonhabit, sans lui faire aucun mal, sans même l'étourdir, parce qu'il avaitune ceinture de soie qu'il porte pour se préserver de l'humidité.

MARGUERITE.

Ah! que je suis contente de savoir cela! je n'aurai plus peur dutonnerre.

MADAME DE FLEURVILLE.

Voilà le vent d'orage qui s'élève; courons vite, dans dix minutes lapluie tombera à torrents.

Les trois enfants se mirent à courir.

Mme de Fleurville suivait en marchant très vite; mais elles avaient beause dépêcher, l'orage marchait plus vite qu'elles, les gouttescommencèrent à tomber plus serrées, le vent soufflait avec violence; lesenfants avaient relevé leurs jupons sur leurs têtes, elles riaient touten courant; elles s'amusaient beaucoup de leurs jupons gonflés par le99 vent, des larges gouttes qui les mouillaient, et elles espéraientbien recevoir tout l'orage avant d'arriver à la maison. Mais ellesentraient dans le vestibule au moment où la grêle et la pluiecommençaient à leur fouetter le visage et à les tremper.

«Allez vite changer de souliers, de bas et de jupons, mes enfants», ditMme de Fleurville.

Et elle-même monta dans sa chambre pour ôter ses vêtements mouillés.

Il fut impossible de sortir pendant tout le reste de la soirée; la pluiecontinua de tomber avec violence; les petites jouèrent à cache-cachedans la maison; Mmes de Fleurville et de Rosbourg jouèrent avec ellesjusqu'à huit heures. Marguerite alla se coucher; Camille et Madeleine,fatiguées de leurs jeux, prirent chacune un livre; elles lisaientattentivement: Camille, leRobinson suisse, Madeleine, les contes deGrimm, lorsque Marguerite accourut en chemise, nu-pieds, sanglotant etcriant.

Camille et Madeleine jetèrent leurs livres et se précipitèrent avecterreur vers Marguerite. Mmes de Fleurville et de Rosbourg s'étaientaussi levées précipitamment et interrogeaient Marguerite sur la cause deses cris.

Marguerite ne pouvait répondre; les larmes la suffoquaient. Mme deRosbourg examina ses bras, ses jambes, son corps, et, s'étant assuréeque la petite fille n'était pas blessée, elle s'inquiéta plus encore dudésespoir de Marguerite.

100

Enfin elle put articuler: «Ma... poupée,... ma... poupée....

—Qu'est-il donc arrivé? demanda Mme de Rosbourg; Marguerite,...parle,... je t'en prie.

—Ma... poupée.... Ma belle... poupée est restée... dans... la forêt...au pied... d'un arbre.... Ma poupée, ma pauvre poupée!»

Et Marguerite recommença à sangloter de plus belle.

«Ta poupée neuve dans la forêt! s'écria Mme de Rosbourg. Commentpeut-elle être dans la forêt?

—Je l'ai emportée à la promenade et je l'ai assise sous un gros chêne,parce qu'elle me gênait pour cueillir des fraises; quand nous noussommes sauvées à cause de l'orage, j'ai eu peur du tonnerre et je l'aioubliée sous l'arbre.

—Peut-être le chêne l'aura-t-il préservée de la pluie. Mais pourquoil'as-tu emportée? Je t'ai toujours dit de ne pas emporter de poupéequand on va faire une promenade un peu longue.

—Camille et Madeleine m'ont conseillé de la laisser, mais je n'ai pasvoulu.

—Voilà, ma chère Marguerite, comment le bon Dieu punit l'entêtement etla déraison; il a permis que tu oubliasses ta pauvre poupée, et tu aurasjusqu'à demain l'inquiétude de la savoir peut-être trempée et gâtée,peut-être déchirée par les bêtes qui habitent la forêt, peut-être voléepar quelque passant.

101

—Je vous en prie, ma chère maman, dit Marguerite en joignant les mains,envoyez le domestique chercher ma poupée dans la forêt; je luiexpliquerai si bien où elle est qu'il la trouvera tout de suite.

—Comment! tu veux qu'un pauvre domestique s'en aille par une pluiebattante dans une forêt noire, au risque de se rendre malade ou d'êtreattaqué par un loup? Je ne reconnais pas là ton bon cœur.

—Mais ma poupée, ma pauvre poupée, que va-t-elle devenir? Mon Dieu, monDieu! elle sera trempée, salie, perdue!

—Chère enfant, je suis très peinée de ce qui t'arrive, quoique ce soitpar ta faute; mais maintenant nous ne pouvons qu'attendre avec patiencejusqu'à demain matin. Si le temps le permet, nous irons chercher tamalheureuse poupée.»

Marguerite baissa la tête et s'en alla dans sa chambre en pleurant et endisant qu'elle ne dormirait pas de la nuit. Elle ne voulait pas secoucher, mais sa bonne la mit de force dans son lit; après avoirsangloté pendant quelques minutes, elle s'endormit et ne se réveilla quele lendemain matin.

Il faisait un temps superbe: Marguerite sauta de son lit pour s'habilleret courir bien vite à la recherche de sa poupée.

Quand elle fut lavée, coiffée et habillée, et qu'elle eut déjeuné, ellecourut rejoindre ses amies et sa maman, qui étaient prêtes depuislongtemps et qui l'attendaient pour partir.

102

«Partons, s'écrièrent-elles toutes ensemble; partons vite, chère maman,nous voici toutes les trois.

—Allons, marchons d'un bon pas, et arrivons à l'arbre où la pauvrepoupée a passé une si mauvaise nuit.»

Tout le monde se mit en route; les mamans marchaient vite, vite; lespetites filles couraient plutôt qu'elles ne marchaient, tant ellesétaient impatientes d'arriver; aucune d'elles ne parlait, leur cœurbattait à mesure qu'elles approchaient.

«Je vois le grand chêne au pied duquel elle doit être», dit Marguerite.

Encore quelques minutes, et elles arrivèrent près de l'arbre. Pas depoupée; rien qui indiquât qu'elle aurait dû être là.

Marguerite regardait ses amies d'un air consterné; Camille et Madeleineétaient désolées.

«Mais, demanda Mme de Rosbourg, es-tu bien sûre de l'avoir laissée ici?

—Bien sûre, maman, bien sûre.

—Hélas! en voici la preuve», dit Madeleine en ramassant dans une touffed'herbes une petite pantoufle de satin bleu.

Marguerite prit la pantoufle, la regarda, puis se mit à pleurer.Personne ne dit rien; les mamans reprirent le chemin de la maison, etles petites filles les suivirent tristement. Chacune se demandait:

«Qu'est donc devenue cette poupée? Comment n'en est-il rien resté? Lapluie pouvait l'avoir trempée103 et salie, mais elle n'a pu la fairedisparaître! Les loups ne mangent pas les poupées; ce n'est donc pas unloup qui l'a emportée.»

Tout en réfléchissant et en se désolant, elles arrivèrent à la maison.Marguerite alla dans sa chambre, prit toutes les affaires de sa poupéeperdue, les plia proprement et les remit dans les tiroirs de la commode,comme elle les avait trouvées; elle ferma les tiroirs, retira la clef etalla la porter à Camille.

«Tiens, Camille, lui dit-elle, voici la clef de ma petite commode;mets-la, je te prie, dans ton bureau; puisque ma pauvre poupée estperdue, je veux garder ses affaires. Quand j'aurai assez d'argent, j'enachèterai une tout à fait pareille, à laquelle les robes et les chapeauxpourront aller.»

Camille ne répondit pas, embrassa Marguerite, prit la clef et la serradans un des tiroirs de son bureau, en disant: «Pauvre Marguerite!»

Madeleine n'avait rien dit; elle souffrait du chagrin de Marguerite etne savait comment la consoler. Tout à coup son visage s'anime, elle selève, court à son sac à ouvrage, en tire une bourse, et revient encourant près de Marguerite.

«Tiens, ma chère Marguerite, voici de quoi acheter une poupée; j'aiamassé trente-cinq francs pour faire emplète de livres dont je n'ai pasbesoin; je suis enchantée de ne pas les avoir encore achetés,104 tuauras une poupée exactement semblable à celle que tu as perdue.

—Merci, ma bonne, ma chère Madeleine! dit Marguerite, qui était devenuerouge de joie. Oh! merci, merci. Je vais demander à maman de me la faireacheter.»

Et elle courut chez Mme de Rosbourg, qui lui promit de lui faire achetersa poupée la première fois que l'on irait à Paris.


XI

JEANNETTE LA VOLEUSE

Madeleine avait reçu les éloges que méritait son généreux sacrifice;trois jours s'étaient passés depuis la disparition de la poupée;Marguerite attendait avec une vive impatience que quelqu'un allât àParis pour lui apporter la poupée promise. En attendant, elle s'amusaitavec celle de Madeleine. Il faisait chaud, et les enfants étaientétablies dans le jardin, sous des arbres touffus. Madeleine lisait.Camille tressait une couronne de pâquerettes pour la poupée, queMarguerite peignait avant de lui mettre la couronne sur la tête. Lapetite boulangère, nommée Suzanne, qui apportait deux pains à lacuisine, passa près d'elle. Elle s'arrêta devant105 Marguerite,regarda attentivement la poupée et dit:

«Elle est tout de même jolie, votre poupée, mam'selle!

MARGUERITE.

Tu n'en as jamais vu de si jolie, Suzanne?

SUZANNE.

Pardon, mam'selle, j'en ai vu une plus belle que la vôtre, et pas plustard qu'hier encore.

MARGUERITE.

Plus jolie que celle-ci! Et où donc, Suzanne?

SUZANNE.

Ah! près d'ici, bien sûr. Elle a une belle robe de soie lilas; c'estJeannette qui l'a.

MARGUERITE.

Jeannette, la petite meunière! Et qui lui a donné cette belle poupée?

SUZANNE.

Ah! je ne sais pas, mam'selle; elle l'a depuis trois jours.»

Camille, Madeleine et Marguerite se regardèrent d'un air étonné: toutestrois commençaient à soupçonner que la jolie poupée de Jeannette pouvaitbien être celle de Marguerite.

CAMILLE.

Et cette poupée a-t-elle des sabots?

SUZANNE,riant.

Oh! pour ça non, mam'selle; elle a un pied chaussé d'un beau petitsoulier bleu, et l'autre est106 nu; elle a aussi un petit chapeau depaille avec une plume blanche.

MARGUERITE,s'élançant de sa chaise.

C'est ma poupée, ma pauvre poupée que j'ai laissée il y a trois jourssous un chêne, lorsqu'il a fait un si gros orage, et que je n'ai pasretrouvée depuis.

SUZANNE.

Ah bien! Jeannette m'a dit qu'on lui avait donné la belle poupée, maisqu'il ne fallait pas en parler, parce que ça ferait des jaloux.

CAMILLE,bas à Marguerite.

Laisse aller Suzanne, et courons dire à maman ce qu'elle vient de nousraconter.»

Camille, Madeleine et Marguerite se levèrent et coururent au salon, oùMme de Fleurville était à écrire, pendant que Mme de Rosbourg jouait dupiano.

CAMILLE ET MADELEINE,très précipitamment.

Madame, madame, voulez-vous nous laisser aller au moulin? Jeannette a lapoupée de Marguerite; il faut qu'elle la rende.

MADAME DE ROSBOURG.

Quelle folie! mes pauvres enfants, vous perdez la tête! Comment est-ilpossible que la poupée de Marguerite se soit sauvée dans la maison deJeannette?

107

«Elle est tout de même jolie votre poupée!» (Page 105.)

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MADELEINE.

Mais, madame, Suzanne l'a vue! Jeannette lui a109 ditde ne pas en parler et qu'on la lui avait donnée.

MADAME DE FLEURVILLE.

Ma pauvre fille, c'est quelque poupée de vingt-cinq sous habillée enpapier qu'on aura donnée à Jeannette, et que Suzanne trouve superbe,parce qu'elle n'en a jamais vu de plus belle.

MARGUERITE.

Mais non, madame, c'est bien sûr ma poupée; elle a une robe de taffetaslilas, un seul soulier de satin bleu, et un chapeau de paille avec uneplume blanche.

MADAME DE ROSBOURG.

Écoute, ma petite Marguerite, va me chercher Suzanne; je laquestionnerai moi-même, et, si j'ai des raisons de penser que Jeannettea ta poupée, nous allons partir tout de suite pour le moulin.»

Marguerite partit comme une flèche et revint deux minutes après,traînant la petite Suzanne, toute honteuse de se trouver dans un si beausalon, en présence de ces dames.

MADAME DE ROSBOURG.

N'aie pas peur, ma petite Suzanne; je veux seulement te demanderquelques détails sur la belle poupée de Jeannette. Est-il vrai qu'elle aune poupée très jolie et très bien habillée?

SUZANNE.

Pour ça, oui, madame; elle est tout à fait jolie.

110

MADAME DE ROSBOURG.

Comment est sa robe?

SUZANNE.

En soie lilas, madame.

MADAME DE ROSBOURG.

Et son chapeau?

SUZANNE.

En paille, madame; et tout rond, avec une plume blanche et des affiquetsde velours noir.

MADAME DE ROSBOURG.

T'a-t-elle dit qui lui avait donné cette poupée?

SUZANNE.

Pour ça, non, madame; elle n'a point voulu nommer personne parce qu'onle lui a défendu, qu'elle dit.

MADAME DE ROSBOURG.

Y a-t-il longtemps qu'elle a cette poupée?

SUZANNE.

Il y a trois jours, madame; elle dit qu'elle l'a rapportée de la villele jour de l'orage.

MADAME DE ROSBOURG.

Merci, ma petite Suzanne; tu peux t'en aller; voici des pralines pourt'amuser en route.»

Et elle lui mit dans la main un gros cornet de pralines; Suzanne rougitde plaisir, fit une révérence et s'en alla.

«Chère amie, dit Mme de Fleurville à Mme de Rosbourg, il me paraîtcertain que Jeannette a la poupée de Marguerite; allons-y toutes. Mettezvos111 chapeaux, petites, et dépêchons-nous de nous rendre au moulin.»

Les enfants ne se le firent pas dire deux fois; en trois minutes ellesfurent prêtes à partir. Tout le monde se mit en marche; au lieu de laconsternation et du silence qui avaient attristé la même promenade,trois jours auparavant, les enfants s'agitaient, allaient et venaient,se dépêchaient et parlaient toutes à la fois.

Elles marchèrent si vite, qu'on arriva en moins d'une demi-heure. Lespetites allaient se précipiter toutes trois dans le moulin en appelantJeannette et en demandant la poupée. Mme de Rosbourg les arrêta et leurdit:

«Ne dites pas un mot, mes enfants, ne témoignez aucune impatience;tenez-vous près de moi, et ne parlez que lorsque vous verrez la poupée.»

Les petites eurent de la peine à se contenir; leurs yeux étincelaient,leurs narines se gonflaient, leur bouche s'ouvrait pour parler, leursjambes les emportaient malgré elles; mais les mamans les firent passerderrière, et toutes cinq entrèrent ainsi au moulin.

La meunière vint ouvrir, fit beaucoup de révérences et présenta deschaises.

«Asseyez-vous, mesdames, mesdemoiselles, voici des chaises basses.»

Mme de Fleurville, Mme de Rosbourg et les112 enfants s'assoient; lestrois petites s'agitent sur leurs chaises; Mme de Rosbourg leur faitsigne de ne pas montrer d'impatience.

MADAME DE FLEURVILLE.

Eh bien, mère Léonard, comment cela va-t-il?

LA MEUNIÈRE.

Madame est bien honnête; ça va bien, Dieu merci.

MADAME DE FLEURVILLE.

Et votre fille Jeannette, où est-elle?

MÈRE LÉONARD.

Ah! je ne sais point, madame; peut-être bien au moulin.

MADAME DE FLEURVILLE.

Mes filles voudraient la voir; appelez-la donc....

MÈRE LÉONARD,allant à la porte.

Jeannette, Jeannette! (Après un moment d'attente.) Jeannette, arrivedonc! où t'es-tu fourrée? Elle ne vient point! faut croire qu'elle n'osepas.

MADAME DE FLEURVILLE.

Pourquoi n'ose-t-elle pas?

MÈRE LÉONARD.

Ah! quand elle voit ces dames, ça lui fait toujours quelque chose; elles'émotionne de la joie qu'elle a.

MADAME DE FLEURVILLE.

Je voudrais bien lui parler pourtant; si elle est sage et bonne fille,je lui ai apporté un joli fichu de soie et un beau tablier pour lesdimanches.

113

La mère Léonard s'agite, appelle sa fille, court de la maison au moulinet ramène, en la traînant par le bras, Jeannette qui s'était cachée etqui se débat vivement.

MÈRE LÉONARD.

Vas-tu pas finir, méchante, malapprise?

JEANNETTE,criant.

Je veux m'en aller; lâchez-moi; j'ai peur.

MÈRE LÉONARD.

De quoi que t'as peur, sans cœur? Ces dames vont-elles pas temanger?»

Jeannette cesse de se débattre; la mère Léonard lui lâche le bras;Jeannette se sauve et s'enfuit dans sa chambre. La mère Léonard estfurieuse, elle craint que le fichu et le tablier ne lui échappent; elleappelle Jeannette:

«Méchante enfant, s'écrie-t-elle, petite drôlesse, je te vas querir etje te vas cingler les reins; tu vas voir.»

Mme de Fleurville l'arrête et lui dit: «N'y allez pas, mère Léonard;laissez-moi lui parler: je la trouverai, allez, je connais bien lamaison.»

Et Mme de Fleurville entra chez Jeannette, suivie de la mère Léonard.Elles la trouvèrent cachée derrière une chaise. Mme de Fleurville, sansmot dire, la tira de sa cachette, s'assit sur la chaise, et, lui tenantles deux mains lui dit:

«Pourquoi te caches-tu, Jeannette? Les autres114 fois, tu accouraisau-devant de moi quand je venais au moulin.»

Pas de réponse; Jeannette reste la tête baissée.

«Jeannette, où as-tu trouvé la belle poupée qu'on a vue chez toi l'autrejour?

JEANNETTE,avec vivacité.

Suzanne est une menteuse; elle n'a point vu de poupée; je ne lui ai riendit; je n'ai parlé de rien, c'est des menteries qu'elle vous a faites.

MADAME DE FLEURVILLE.

Comment sais-tu que c'est Suzanne qui me l'a dit?

JEANNETTE,très vivement.

Parce qu'elle me fait toujours de méchantes choses; elle vous a contédes sottises.

MADAME DE FLEURVILLE.

Mais, encore une fois, pourquoi accuses-tu Suzanne, puisque je ne tel'ai pas nommée?

JEANNETTE.

Faut pas croire Suzanne ni les autres; je n'ai point dit qu'on m'avaitdonné la poupée; je n'en ai point, de poupée; c'est tout des menteries.

MADAME DE FLEURVILLE.

Plus tu parles et plus je vois que c'est toi qui mens; tu as peur que jene te reprenne la poupée que tu as trouvée dans le bois le jour del'orage.

JEANNETTE.

Je n'ai peur de rien; je n'ai rien trouvé sous le chêne, et je n'aipoint la poupée de Mlle Marguerite.

115

Elle ramenait Jeannette en la traînant par le bras. (Page113.)

Image plus grande

117

MADAME DE FLEURVILLE.

Comment sais-tu que c'est de la poupée de Mlle Marguerite que je teparle et qu'elle était sous le chêne?»

Jeannette, voyant qu'elle se trahissait de plus en plus, se mit à crieret à se débattre. Mme de Fleurville la laissa aller et commença larecherche de la poupée; elle ouvrit l'armoire et le coffre, mais n'ytrouva rien; enfin, voyant que Jeannette s'était réfugiée près du lit,comme pour empêcher qu'on ne cherchât de ce côté, elle se baissa etaperçut la poupée sous le lit, tout au fond; elle se retourna vers lamère Léonard, et lui ordonna d'un air sévère de retirer la poupée. Lamère Léonard obéit en tremblant et remit la poupée à Mme de Fleurville.

«Saviez-vous, dit Mme de Fleurville, que votre fille avait cette poupée?

—Pour ça non, ma bonne chère dame, répondit la mère Léonard; si jel'avais su, je la lui aurais fait reporter au château, car elle saitbien que cette poupée est à Mlle Marguerite; nous l'avions trouvéebien jolie la dernière fois que Mlle Marguerite l'a apportée. (Seretournant vers Jeannette.) Ah! mauvaise créature, vilaine petitevoleuse, tu vas voir comme je te corrigerai. Je t'apprendrai à faire desvoleries et puis des menteries encore, que j'en suis toute tremblante.Je voyais bien que tu mentais à madame, dès que tu118 as ouvert tabouche pleine de menteries. Tu vas avoir le fouet tout à l'heure: tu neperdras rien pour attendre.»

Jeannette pleurait, criait, suppliait, protestait qu'elle ne le feraitplus jamais. La mère Léonard, loin de se laisser attendrir, larepoussait de temps en temps avec un soufflet ou un bon coup de poing.Mme de Fleurville, craignant que la correction ne fût trop forte,chercha à calmer la mère Léonard, et réussit à lui faire promettrequ'elle ne fouetterait pas Jeannette et qu'elle se contenterait del'enfermer dans sa chambre pour le reste de la journée. Les enfantsétaient consternés de cette scène; les mensonges répétés de Jeannette,sa confusion devant la poupée retrouvée, la colère et les menaces de lamère Léonard les avaient fait trembler. Mme de Fleurville remit àMarguerite sa poupée sans mot dire, dit adieu à la mère Léonard, etsortit avec Mme de Rosbourg suivie des trois enfants. Elles marchaientdepuis quelques instants en silence, lorsqu'un cri perçant les fittoutes s'arrêter; il fut suivi d'autres cris plus perçants, plus aigusencore: c'était Jeannette qui recevait le fouet de la mère Léonard. Ellela fouetta longtemps: car, à une grande distance, les enfants, quis'étaient remises en marche, entendaient encore les hurlements, lessupplications de la petite voleuse. Cette fin tragique de l'histoire dela poupée perdue les laissa pour toute la journée sous l'impressiond'une grande tristesse, d'une vraie terreur.


XII

119

VISITE CHEZ SOPHIE

«Mais chairs amie, veuné dinné chés moi demin; mamman demand ça à votrmamman; nou dinron a sainq eure pour joué avan é allé promené aprais.Je pari que j'ai fé de fôtes; ne vous moké pas de moi, je vous pri!

«Sofie, votr ami.»

Camille reçut ce billet quelques jours après l'histoire de la poupée;elle ne put s'empêcher de rire en voyant ces énormes fautesd'orthographe; comme elle était très bonne, elle ne les montra pas àMadeleine et à Marguerite; elle alla chez sa maman.

CAMILLE.

Maman, Sophie m'écrit que Mme Fichini nous engage toutes à dîner chezelle demain.

MADAME DE FLEURVILLE.

Aïe, aïe! quel ennui! Est-ce que ce dîner t'amusera, Camille?

CAMILLE.

Beaucoup, maman. J'aime assez cette pauvre Sophie, qui est simalheureuse.

120

MADAME DE FLEURVILLE.

C'est bien généreux à toi, ma pauvre Camille, car elle t'a fait punir etgronder deux fois.

CAMILLE.

Oh! maman, elle a été si fâchée après!

MADAME DE FLEURVILLE,embrassant Camille.

C'est bien, très bien, ma bonne petite Camille; réponds-lui donc quenous irons demain bien certainement.»

Camille remercia sa maman, courut prévenir Madeleine et Marguerite, etrépondit à Sophie:

«Ma chère Sophie,

«Maman et Mme de Rosbourg iront dîner demain chez ta belle-mère; ellesnous emmèneront, Madeleine, Marguerite et moi. Nous sommes trèscontentes; nous ne mettrons pas de belles robes pour pouvoir jouer ànotre aise. Adieu, ma chère Sophie, je t'embrasse.

«Camille deFleurville

Toute la journée, les petites filles furent occupées de la visite dulendemain. Marguerite voulait mettre une robe de mousseline blanche;Madeleine et Camille voulaient de simples robes en toile. Mme deRosbourg trancha la question en conseillant les robes de toile.

Marguerite voulait emporter sa belle poupée; Camille et Madeleine luidirent:

121

«Prends garde, Marguerite: souviens-toi du gros chêne et de Jeannette.

MARGUERITE.

Mais demain il n'y aura pas d'orage, ni de forêt, ni de Jeannette.

MADELEINE.

Non, mais tu pourrais l'oublier quelque part, ou la laisser tomber et lacasser.

MARGUERITE.

C'est ennuyeux de toujours laisser ma pauvre poupée à la maison. Pauvrepetite! elle s'ennuie! Jamais elle ne sort! jamais elle ne voitpersonne!»

Camille et Madeleine se mirent à rire; Marguerite, après un instantd'hésitation, rit avec elles et avoua qu'il était plus raisonnable delaisser la poupée à la maison.

Le lendemain matin, les petites filles travaillèrent comme de coutume; àdeux heures elles allèrent s'habiller, et à deux heures et demie ellesmontèrent en calèche découverte; Mmes de Rosbourg et de Fleurvilles'assirent au fond; les trois petites prirent place sur le devant. Ilfaisait un temps magnifique, et, comme le château de Mme Fichini n'étaitqu'à une lieue, le voyage dura à peine vingt minutes. La grosse MmeFichini les attendait sur le perron; Sophie se tenait en arrière,n'osant pas se montrer, de crainte des soufflets.

«Bonjour, chères dames, s'écria Mme Fichini;122 bonjour, chèresdemoiselles; comme c'est aimable d'arriver de bonne heure! les enfantsauront le temps de jouer, et nous autres mamans, nous causerons. J'aiune grâce à vous demander, chères dames; je vous expliquerai cela; c'estpour ma vaurienne de Sophie; je veux vous en faire cadeau pour quelquessemaines, si vous voulez bien l'accepter et la garder pendant un voyageque je dois faire.»

Mme de Fleurville, surprise, ne répondit rien; elle attendit que MmeFichini lui expliquât le cadeau incommode qu'elle désirait lui faire.Ces dames entrèrent dans le salon, les enfants restèrent dans levestibule.

«Qu'est-ce qu'a dit ta belle-mère, Sophie? demanda Marguerite, qu'ellevoulait te donner à maman? Où veut-elle donc aller sans toi?

—Je n'en sais rien, répondit Sophie en soupirant; je sais seulement quedepuis deux jours elle me bat souvent et qu'elle veut me laisser seuleici pendant qu'elle fera un voyage en Italie.

—En seras-tu fâchée? dit Camille.

—Oh! pour cela non, surtout si je vais demeurer chez vous: je serai siheureuse avec vous! Jamais battue, jamais injustement grondée, je neserai plus seule, abandonnée pendant des journées entières, n'apprenantrien, ne sachant que faire, m'ennuyant. Il m'arrive bien souvent depleurer plusieurs heures de suite,123 sans que personne y fasseattention, sans que personne cherche à me consoler.»

Et la pauvre Sophie versa quelques larmes; les trois petitesl'entourèrent, l'embrassèrent, et réussirent à la consoler; dix minutesaprès, elles couraient dans le jardin et jouaient à cache-cache; Sophieriait et s'amusait autant que les autres.

Après deux heures de courses et de jeux, comme elles avaient très chaud,elles rentrèrent à la maison.

«Dieu! que j'ai soif! dit Sophie.

MADELEINE.

Pourquoi ne bois-tu pas?

SOPHIE.

Parce que ma belle-mère me le défend.

MARGUERITE.

Comment! Tu ne peux même pas boire un verre d'eau?

SOPHIE.

Rien absolument, jusqu'au dîner, et à dîner, un verre seulement.

MARGUERITE.

Pauvre Sophie, mais c'est affreux cela.»

«Sophie, Sophie! criait en ce moment la voix furieuse de Mme Fichini.Venez ici, mademoiselle, tout de suite.»

Sophie, pâle et tremblante, se dépêcha d'entrer au salon où était MmeFichini. Camille, Madeleine124 et Marguerite avaient peur pour lapauvre Sophie; elles restèrent dans le petit salon, tremblant aussi etécoutant de toutes leurs oreilles.

MADAME FICHINI,avec colère.

Approchez, petite voleuse; pourquoi avez-vous bu le vin?

SOPHIE,tremblante.

Quel vin, maman? Je n'ai pas bu de vin.

MADAME FICHINI,la poussant rudement.

Quel vin, menteuse? Celui du carafon qui est dans mon cabinet detoilette.

SOPHIE,pleurant.

Je vous assure, maman, que je n'ai pas bu votre vin, que je ne suis pasentrée dans votre cabinet.

MADAME FICHINI.

Ah! vous n'êtes pas entrée dans mon cabinet! et vous n'êtes pas entréepar la fenêtre! et qu'est-ce donc que ces marques que vos pieds ontlaissées sur le sable, devant la fenêtre du cabinet?

SOPHIE.

Je vous assure, maman....»

Mme Fichini ne lui permit pas d'achever: elle se précipita sur elle, lasaisit par l'oreille, l'entraîna dans la chambre à côté, et malgré lesprotestations et les pleurs de Sophie elle se mit à la fouetter, à labattre jusqu'à ce que ses bras fussent fatigués. Mme Fichini sortit ducabinet toute rouge de colère. La malheureuse Sophie la suivait en125sanglotant; au moment où elle s'apprêtait à quitter le salon pour allerretrouver ses amies, Mme Fichini se retourna vers elle et lui donna undernier soufflet, qui la fit trébucher; après quoi, essoufflée,furieuse, elle revint s'asseoir sur le canapé. L'indignation empêchaitces dames de parler; elles craignaient, si elles laissaient voir cequ'elles éprouvaient, que l'irritation de cette méchante femme ne s'enaccrût encore, et qu'elle ne renonçât à l'idée de laisser Sophie àFleurville pendant le voyage qu'elle devait bientôt commencer. Toutestrois gardaient le silence; Mme Fichini s'éventait. Mmes de Fleurvilleet de Rosbourg travaillaient à leur tapisserie sans mot dire.

MADAME FICHINI.

Ce qui vient de se passer, mesdames, me donne plus que jamais le désirde me séparer de Sophie; je crains seulement que vous ne vouliez pasrecevoir chez vous une fille si méchante et si insupportable.

MADAME DE FLEURVILLE,froidement.

Je ne redoute pas, madame, la méchanceté de Sophie; je suis bien sûreque je me ferai obéir d'elle sans difficulté.

MADAME FICHINI.

Ainsi donc, vous voulez bien consentir à m'en débarrasser? Je vouspréviens que mon absence sera longue; je ne reviendrai pas avant deux outrois mois.

126

MADAME DE FLEURVILLE,toujours avec froideur.

Ne vous inquiétez pas du temps que durera votre absence, madame, je suisenchantée de vous rendre ce service.

MADAME FICHINI.

Dieu! que vous êtes bonne, chère dame! que je vous remercie! Ainsi jepuis faire mes préparatifs de voyage?

MADAME DE FLEURVILLE,sèchement.

Quand vous voudrez, madame.

MADAME FICHINI.

Comment! je pourrais partir dans trois jours?

MADAME DE FLEURVILLE.

Demain, si vous voulez.

MADAME FICHINI.

Quel bonheur! que vous êtes donc aimable! Ainsi, je vous enverrai Sophieaprès-demain.

MADAME DE FLEURVILLE.

Très bien, madame; je l'attendrai.

MADAME FICHINI.

Surtout, chère dame, ne la gâtez pas, corrigez-la sans pitié: vous voyezcomment il faut s'y prendre avec elle.»

Cependant Sophie allait rejoindre ses amies, pâles d'effroi etd'inquiétude; elles avaient tout entendu; elles croyaient que Sophie,tourmentée par la soif, avait réellement bu le vin du cabinet detoilette, et qu'elle n'avait pas osé l'avouer, dans la crainte d'êtrebattue.

127

«Ma pauvre Sophie, dit Camille en serrant la main de Sophie quipleurait, que je te plains! comme je suis peinée que tu n'aies pas avouéà ta belle-mère que tu avais bu ce vin parce que tu mourais de soif!Elle ne t'aurait pas fouettée plus fort: c'eût été le contraire,peut-être.

—Je n'ai pas bu ce vin, répondit Sophie en sanglotant; je t'assure queje ne l'ai pas bu.

—Mais qu'est-ce donc que ces pas sur le sable dont parlait tabelle-mère? Ce n'est pas toi qui as sauté par la fenêtre? demandaMadeleine.

—Non, non, ce n'est pas moi; je ne mentirais pas avec toi, et jet'assure que je n'ai pas passé par la fenêtre et que je n'ai pas touchéà ce vin.»

Après quelques explications qui ne leur apprirent pas quel pouvait êtrele vrai coupable, les enfants réparèrent de leur mieux le désordre de latoilette de la pauvre Sophie; Camille lui rattacha sa robe, Madeleinelui peigna les cheveux, Marguerite lui lava les mains et la figure; sesyeux restèrent pourtant gonflés. Elles allèrent ensuite au jardin pourvoir les fleurs, cueillir des bouquets et faire une visite à lajardinière.


XIII

128

VISITE AU POTAGER

Sophie, qui avait toujours le cœur bien gros et la démarche gênée parles coups qu'elle avait reçus, laissa ses amies admirer les fleurs etcueillir des bouquets, et alla s'asseoir chez la jardinière.

MÈRE LOUCHET.

Bonjour, mam'selle; je vous voyais venir boitinant, vous avez l'air toutchose. Seriez-vous malade comme Palmyre, qui s'est donné une entorse etqui ne peut quasi pas marcher?

SOPHIE.

Non, mère Louchet, je ne suis pas malade.

MÈRE LOUCHET.

Ah bien! c'est que votre maman a encore fait des siennes; elle frappedur quand elle tape sur vous. C'est qu'elle n'y regarde pas: la tête, lecou, les bras, tout lui est bon.»

Sophie ne répondit pas; elle pleurait.

MÈRE LOUCHET.

Voyons, mam'selle, faut pas pleurer comme ça; faut pas être honteuse; çafait de la peine, voyez-vous; nous savons bien que ce n'est pas toutroses pour vous. Je disais bien à ma Palmyre: «Ah! si129 je tecorrigeais comme madame corrige mam'selle Sophie, tu ne serais pas sidésobéissante». Si vous aviez vu tantôt comme elle m'est revenue, sarobe pleine de taches, sa main et sa figure couvertes de sable! c'estqu'elle est tombée rudement, allez.

SOPHIE.

Comment est-elle tombée?

MÈRE LOUCHET.

Ah! je n'en sais rien! elle ne veut pas le dire, tout de même. Sansdoute qu'elle jouait au château, puisque nous n'avons point de sableici; puis sa robe a des taches rouges comme du vin; nous n'avons que ducidre; nous ne connaissons pas le vin, nous.

SOPHIE,étonnée.

Du vin! où a-t-elle eu du vin?

MÈRE LOUCHET.

Ah! je n'en sais rien; elle ne veut pas le dire.

SOPHIE.

Est-ce qu'elle a pris le vin du cabinet de ma belle-mère?

MÈRE LOUCHET.

Ah! peut-être bien; elle y va souvent porter des herbes pour les bainsde votre maman; ça se pourrait bien qu'elle eût bu un coup et qu'ellen'osât pas le dire. Ah! c'est que, si je le savais, je la fouetteraisferme, tout comme votre maman vous fouette.

130

SOPHIE.

Ma belle-mère m'a fouettée parce qu'elle a cru que j'avais bu son vin,et ce n'est pas moi pourtant.»

La mère Louchet changea de visage; elle prit un air indigné:

«Serait-il possible, s'écria-t-elle, pauvre petite mam'selle, que maPalmyre ait fait ce mauvais coup et que vous ayez souffert pour elle?Ah! mais... elle ne l'emportera pas en paradis, bien sûr.... Palmyre,viens donc un peu que je te parle.

PALMYRE,dans la chambre à côté.

Je ne peux pas, maman; mon pied me fait trop mal.

MÈRE LOUCHET.

Eh bien! je vais aller près de toi, et mam'selle Sophie aussi.»

Toutes deux entrent chez Palmyre, qui est étendue sur son lit, le piednu et enflé.

MÈRE LOUCHET.

Dis donc, la Malice, où t'es-tu foulé la jambe comme ça?»

Palmyre rougit et ne répond pas.

MÈRE LOUCHET.

Je te vas dire, moi: t'es entrée dans le cabinet de madame pour lesherbes du bain; t'as vu la bouteille, t'as voulu goûter, t'as répandusur ta robe tout en goûtant, t'as voulu descendre par la fenêtre, t'astombé et t'as pas osé me le dire,131 parce que tu savais bien que jete régalerais d'une bonne volée. Eh?....

PALMYRE,pleurant.

Oui, maman, c'est vrai, c'est bien cela: mais le bon Dieu m'a punie, carje souffre bien de ma jambe et de mon bras.

MÈRE LOUCHET.

Et sais-tu bien que la pauvre mam'selle a été fouettée par madame,qu'elle en est toute souffreteuse et touteéclopée? Et tu crois que je tevas passer cela sans dire quoi et que je ne vas pas te donner uneraclée?

SOPHIE,avec effroi.

Oh! ma bonne mère Louchet, si vous avez de l'amitié pour moi, je vous enprie, ne la punissez pas; voyez comme elle souffre de son pied. Mauditvin! il a déjà causé bien du mal chez nous; n'y pensez plus, ma bonnemère Louchet, et pardonnez à Palmyre comme je lui pardonne.

PALMYRE,joignant les mains.

Oh! mam'selle, que vous êtes bonne! que j'ai de regret que vous ayez étébattue pour moi! Ah! si j'avais su, jamais je n'aurais touché à ce vinde malheur. Oh! mam'selle! pardonnez-moi! le bon Dieu vous le revaudra.»

Sophie s'approcha du lit de Palmyre, lui prit les mains et l'embrassa.La mère Louchet essuya une larme et dit: «Tu vois, Palmyre, ce que c'estque d'avoir de la malice; voilà mam'selle Sophie qu'est132 toute commesi elle s'était battue avec une armée de chats; c'est toi qu'es cause detout cela; eh bien! est-ce qu'elle t'en tient de la rancune? Pas lamoindre, et encore elle demande ta grâce. Et que tu peux lui brûler unefière chandelle! car je t'aurais châtiée de la bonne manière. Mais, parégard pour cette bonne mam'selle, je te pardonne; prie le bon Dieu qu'ilte pardonne bien aussi; t'as fait une sottise pommée, vois-tu, nerecommence pas.»

Palmyre pleurait d'attendrissement et de repentir; Sophie était heureused'avoir épargné à Palmyre les douleurs qu'elle venait de ressentirelle-même si rudement. La mère Louchet était reconnaissante de n'avoirpas à battre Palmyre, qu'elle aimait tendrement, et qu'elle ne punissaitjamais sans un vif chagrin: elle remercia donc Sophie du fond ducœur. Au milieu de cette scène, Camille, Madeleine et Margueriteentrèrent; la mère Louchet leur raconta ce qui venait de se passer etcombien Sophie avait été généreuse pour Palmyre. Sophie fut embrassée etapprouvée par ses trois amies.

«Ma bonne Sophie, lui demanda Camille, ne te sens-tu pas heureused'avoir épargné à Palmyre la punition qu'elle méritait, et d'avoirrésisté au désir de te venger de ce que tu avais injustement souffertpar sa faute?

—Oui, chère Camille, répondit Sophie; je suis133 heureuse d'avoirobtenu son pardon, mais je ne me sentais aucun désir de vengeance; jesais combien est terrible la punition dont elle était menacée, etj'avais aussi peur pour elle que j'aurais eu peur pour moi-même.»

Camille et Madeleine embrassèrent encore Sophie; puis toutes quatredirent adieu à Palmyre et à la mère Louchet, et rentrèrent à la maison,car la cloche du dîner venait de sonner.


XIV

DÉPART

Sophie avait peur de rentrer au salon. Elle pria ses amies d'entrer lespremières pour que sa belle-mère ne l'aperçût pas; mais elle eut beau secacher derrière Camille, Madeleine et Marguerite, elle ne put échapper àl'œil de Mme Fichini, qui s'écria:

«Comment oses-tu revenir au salon? Crois-tu que je laisserai dîner àtable une voleuse, une menteuse comme toi?

—Madame, répliqua courageusement Madeleine, Sophie est innocente; noussavons maintenant qui a bu votre vin; elle a dit vrai en vous assurantque ce n'était pas elle.

134

—Ta, ta, ta, ma belle petite; elle vous aura conté quelque mensonge; jela connais, allez, et je la ferai dîner dans sa chambre.

—Madame, dit à son tour Marguerite avec colère, c'est vous qui êtesméchante; Sophie est très bonne; c'est Palmyre qui a bu le vin, etSophie a demandé pardon à sa maman qui voulait la fouetter, et vous avezvoulu battre la pauvre Sophie sans vouloir l'écouter, et j'aime Sophie,et je ne vous aime pas.

MADAME FICHINI,riant avec effort.

Bravo, la belle! vous êtes bien polie, bien aimable, en vérité! Votrehistoire de Palmyre est bien inventée.

CAMILLE.

Marguerite dit vrai, madame; Palmyre a apporté des herbes dans votrecabinet, a bu votre vin, a sauté par la fenêtre, et s'est donné uneentorse; elle a tout avoué à sa maman, qui voulait la fouetter et quilui a pardonné, grâce aux supplications de Sophie. Vous voyez, madame,que Sophie est innocente, qu'elle est très bonne, et nous avons toutesbeaucoup d'amitié pour elle.

MADAME DE ROSBOURG.

Vous voyez aussi, madame, que vous avez puni Sophie injustement et quevous lui devez un dédommagement. Vous disiez tout à l'heure que vousdésiriez partir promptement, et que Sophie vous gênait pour faire vospaquets: voulez-vous135 nous permettre de l'emmener ce soir? Vousauriez ainsi toute liberté pour faire vos préparatifs de voyage.»

Mme Fichini, honteuse d'avoir été convaincue d'injustice envers Sophiedevant tout le monde, n'osa pas refuser la demande de Mme de Rosbourg,et, appelant sa belle-fille, elle lui dit d'un air maussade:

«Vous partirez donc ce soir, mademoiselle; je vais faire préparer voseffets. (Sophie ne peut dissimuler un mouvement de joie.) Je pense quevous êtes enchantée de me quitter; comme vous n'avez ni cœur nireconnaissance, je ne compte pas sur votre tendresse, et vous ferez biende ne pas trop compter sur la mienne. Je vous dispense de m'écrire, etje ne me tuerai pas non plus à vous donner de mes nouvelles, dont vousvous souciez autant que je me soucie des vôtres. (Se tournant vers cesdames.) Allons dîner, chères dames; à mon retour, je vous inviteraiavec tous nos voisins; je vous ferai la lecture de mes impressions devoyage; ce sera charmant».

Et ces dames, suivies des enfants, allèrent se mettre à table. Sophieprofita, comme d'habitude, de l'oubli de sa belle-mère pour manger detout; cet excellent dîner et la certitude d'être emmenée le soir mêmepar Mme de Fleurville achevèrent d'effacer la triste impression de lascène du matin.

Après dîner, les petites allèrent avec Sophie136 dans le petit salonoù étaient ses joujoux et ses petites affaires; elles firent un paquetd'une poupée et de son trousseau, qui était assez misérable; le reste nevalait pas la peine d'être emporté.

Mme de Fleurville et Mme de Rosbourg, qui attendaient avec impatience lemoment de quitter Mme Fichini, demandèrent leur voiture.

MADAME FICHINI.

Comment! déjà, mes chères dames? Il n'est que huit heures.

MADAME DE FLEURVILLE.

Je regrette bien, madame, de vous quitter si tôt, mais je désire rentreravant la nuit.

MADAME FICHINI.

Pourquoi donc avant la nuit? La route est si belle! et vous aurez clairde lune.

MADAME DE ROSBOURG.

Marguerite est encore bien petite pour veiller; je crains qu'elle ne setrouve fatiguée.

MADAME FICHINI.

Ah! mesdames, pour la dernière soirée que nous passons ensemble, vouspouvez bien faire un peu veiller Marguerite.

MADAME DE ROSBOURG.

Nous sommes bien fâchées, madame, mais nous tenons beaucoup à ce que lesenfants ne veillent pas.»

Un domestique vient avertir que la voiture est avancée. Les enfantsmettent leurs chapeaux;137 Sophie se précipite sur le sien et sedirige vers la porte, de peur d'être oubliée; Mme Fichini dit adieu àces dames et aux enfants; elle appelle Sophie d'un ton sec.

«Venez donc me dire adieu, mademoiselle. Vilaine sans cœur, vous avezl'air enchantée de vous en aller; je suis bien sûre que ces demoisellesne quitteraient pas leur maman sans pleurer.

—Maman ne voyagerait pas sans moi, certainement, dit Marguerite avecvivacité, ni Mme de Fleurville sans Camille et Madeleine; nous aimonsnos mamans parce qu'elles sont d'excellentes mamans; si elles étaientméchantes, nous ne les aimerions pas.»

Sophie trembla, Camille et Madeleine sourirent. Mmes de Fleurville et deRosbourg se mordirent les lèvres pour ne pas rire, et Mme Fichini devintrouge de colère; ses yeux brillèrent comme des chandelles; elle fut surle point de donner un soufflet à Marguerite; mais elle se contint, et,appelant Sophie une seconde fois, elle lui donna sur le front un baisersec et lui dit en la repoussant:

«Je vois, mademoiselle, que vous dites de moi de jolies choses à vosamies! prenez garde à vous; je reviendrai un jour! Adieu.»

Sophie voulut lui baiser la main; Mme Fichini la frappa du revers decette main en la lui retirant avec colère. La petite fille s'esquiva etmonta avec précipitation dans la voiture.

138

Mmes de Fleurville et de Rosbourg dirent un dernier adieu à Mme Fichini,se placèrent dans le fond de la voiture, firent mettre Camille sur lesiège, Madeleine, Sophie et Marguerite sur le devant, et les chevauxpartirent. Sophie commençait à respirer librement, lorsqu'on entenditdes cris:Arrêtez!arrêtez! La pauvre Sophie faillit s'évanouir;elle craignait que sa belle-mère n'eût changé d'idée et ne la rappelât.Le cocher arrêta ses chevaux; un domestique accourut tout essoufflé à laportière et dit:

«Madame... fait dire... à Mlle Sophie... qu'elle a... oublié... sesaffaires,... qu'elle ne les recevra que demain matin,... à moins quemademoiselle n'aime mieux revenir... coucher à la maison.»

Sophie revint à la vie; dans sa joie elle tendit la main au domestique:

«Merci, merci, Antoine; je suis fâchée que vous vous soyez essoufflé àcourir si vite. Remerciez bien ma belle-mère; dites-lui que je ne veuxpas la déranger, que j'aime mieux me passer de mes affaires, que je lesattendrai demain chez Mme de Fleurville. Adieu, adieu, Antoine.»

Mme de Fleurville, voyant l'inquiétude de Sophie, ordonna au cocher decontinuer et d'aller bon train; un quart d'heure après, la voitures'arrêtait devant le perron de Fleurville, et l'heureuse Sophie sautaità terre, légère comme une plume et remerciant Dieu et Mme de Fleurvilledu bon139 temps qu'elle allait passer près de ses amies.

Mme de Fleurville la recommanda aux soins des deux bonnes; il fut décidéqu'elle coucherait dans la même chambre que Marguerite, et elle y dormitpaisiblement jusqu'au lendemain.


XV

SOPHIE MANGE DU CASSIS; CE QUI EN RÉSULTE

Sophie était depuis quinze jours à Fleurville; elle se sentait siheureuse, que tous ses défauts et ses mauvaises habitudes étaient commeengourdis. Le matin, quand on l'éveillait, elle sautait hors de son lit,se lavait, s'habillait, faisait sa prière avec ses amies; ensuite ellesdéjeunaient toutes ensemble; Sophie n'avait plus besoin de voler de painpour satisfaire son appétit; on lui en donnait tant qu'elle en voulait.Les premiers jours, elle ne pouvait croire à son bonheur; elle mangea etbut tant qu'elle pouvait avaler. Au bout de trois jours, quand elle futbien sûre qu'on lui donnerait à manger toutes les fois qu'elle auraitfaim, et qu'il était inutile de remplir son estomac le matin pour toutela journée, elle devint plus raisonnable et se contenta, comme sesamies, d'une tranche de pain et de beurre avec une tasse de thé ou de140 chocolat. Dans les premiers jours, à déjeuner et à dîner, elle sedépêchait de manger, de peur qu'on ne la fît sortir de table avant quesa faim fût assouvie. Ses amies se moquèrent d'elle; Mme de Fleurvillelui promit de ne jamais la chasser de table et de la laisser toujoursfinir tranquillement ses repas. Sophie rougit, et promit de manger moinsgloutonnement à l'avenir.

MADELEINE.

Ma pauvre Sophie, tu as toujours l'air d'avoir peur; tu te dépêches ettu te caches pour les choses les plus innocentes.

SOPHIE.

C'est que je crois toujours entendre ma belle-mère; j'oublie sans cesseque je suis avec vous, qui êtes si bonnes, et que je suis heureuse, bienheureuse!»

En disant ces mots, Sophie, les yeux pleins de larmes, baisa la main deMme de Fleurville, qui à son tour l'embrassa tendrement.

SOPHIE,attendrie.

Oh! madame, que vous êtes bonne! Tous les jours je demande au bon Dieuqu'il me laisse toujours avec vous.

MADAME DE FLEURVILLE.

Ce n'est pas là ce qu'il faut demander au bon Dieu, ma pauvre enfant; ilfaut lui demander qu'il te rende si sage, si obéissante, si bonne, que141 le cœur de ta belle-mère s'adoucisse et que tu puisses vivreheureuse avec elle.»

Sophie ne répondit rien; elle avait l'air de trouver le conseil de Mmede Fleurville trop difficile à suivre. Marguerite paraissait toutinterdite, comme si Mme de Fleurville avait dit une chose impossible àfaire; Mme de Rosbourg s'en aperçut.

MADAME DE ROSBOURG,souriant.

Qu'as-tu donc, Marguerite? Quel petit air tu prends en regardant Mme deFleurville.

MARGUERITE.

Maman,... c'est que... je n'aime pas que,... je suis fâchée que...,que,... je ne sais comment dire; mais je ne veux pas demander au bonDieu que la méchante Mme Fichini revienne pour fouetter encore cettepauvre Sophie.

MADAME DE ROSBOURG.

Mme de Fleurville n'a pas dit qu'il fallait demander cela au bon Dieu:elle a dit que Sophie devait demander d'être très bonne, pour que sabelle-mère l'aimât et la rendît heureuse.

MARGUERITE.

Mais, maman, Mme Fichini est trop méchante pour devenir bonne; elledéteste trop Sophie pour la rendre heureuse, et, si elle revient, ellereprendra Sophie pour la rendre malheureuse.

MADAME DE FLEURVILLE.

Chère petite, le bon Dieu peut tout ce qu'il veut: il peut donc changerle cœur de Mme Fichini. Sophie,142 qui doit obéir à Dieu etrespecter sa belle-mère, doit demander de devenir assez bonne pourl'attendrir et s'en faire aimer.

MARGUERITE.

Je veux bien que Mme Fichini devienne bonne, mais je voudrais bienqu'elle restât toujours là-bas et qu'elle nous laissât toujours Sophie.

MADAME DE FLEURVILLE.

Ce que tu dis là fait l'éloge de ton bon cœur, Marguerite; mais, situ réfléchissais, tu verrais que Sophie serait plus heureuse aimée de sabelle-mère et vivant chez elle, que chez des étrangers, qui ontcertainement beaucoup d'amitié pour elle, mais qui ne lui doivent rien,et desquels elle n'a le droit de rien exiger.

SOPHIE.

C'est vrai, cela, Marguerite: si ma belle-mère pouvait un jour m'aimercomme t'aime ta maman, je serais heureuse comme tu l'es, et je ne seraispas inquiète de ce que je deviendrai dans quelques mois.

MARGUERITE,soupirant.

Et pourtant j'aurai bien peur quand Mme Fichini reviendra.

SOPHIE,tout bas.

Et moi aussi.»

On se leva de table; les mamans restèrent au salon pour travailler, etles enfants s'amusèrent à bêcher leur jardin; Camille et Madeleinechargèrent143 Marguerite et Sophie de chercher quelques jeunesgroseilliers et des framboisiers, de les arracher et de les apporterpour les planter.

«Où irons-nous? dit Marguerite.

SOPHIE.

J'ai vu pas loin d'ici, au bord d'un petit bois, des groseilliers et desframboisiers superbes.

MARGUERITE.

Je crois qu'il vaut mieux demander au jardinier.

SOPHIE.

Je vais toujours voir ceux que je veux dire; si nous ne pouvons pas lesarracher, nous demanderons au père Louffroy de nous aider.»

Elles partirent en courant et arrivèrent en peu de minutes près desarbustes qu'avait vus Sophie; quelle fut leur joie quand elles lesvirent couverts de fruits! Sophie se précipita dessus et en mangea avecavidité, surtout du cassis; Marguerite, après y avoir goûté, s'arrêta.

«Mange donc, nigaude, lui dit Sophie; profite de l'occasion.

MARGUERITE.

Quelle occasion? J'en mange tous les jours à table et au goûter!

SOPHIE,avalant gloutonnement.

C'est bien meilleur quand on les cueille soi-même; et puis on en mangetant qu'on veut. Dieu, que c'est bon!»

144

Marguerite la regardait faire avec surprise; jamais elle n'avait vumanger avec une telle voracité, avec une telle promptitude; enfin, quandSophie ne put plus avaler, elle poussa un soupir de satisfaction etessuya sa bouche avec des feuilles.

MARGUERITE.

Pourquoi t'essuies-tu avec des feuilles?

SOPHIE.

Pour qu'on ne voie pas de taches de cassis à mon mouchoir.

MARGUERITE.

Qu'est-ce que cela fait? Les mouchoirs sont faits pour avoir des taches.

SOPHIE.

Si l'on voyait que j'ai mangé du cassis, on me punirait.

MARGUERITE.

Quelle idée! on ne te dirait rien du tout; nous mangeons ce que nousvoulons.

SOPHIE,étonnée.

Ce que vous voulez? et vous n'êtes jamais malades d'avoir trop mangé?

MARGUERITE.

Jamais; nous ne mangeons jamais trop, parce que nous savons que lagourmandise est un vilain défaut.»

Sophie, qui sentait combien elle avait été gourmande, ne put s'empêcherde rougir, et voulut détourner l'attention de Marguerite en luiproposant145 d'arracher quelques pieds de groseilliers pour les porterà ses amies. Elles allaient se mettre à l'œuvre, quand ellesentendirent appeler: «Sophie, Marguerite, où êtes-vous?

SOPHIE,MARGUERITE.

Nous voici, nous voici; nous arrachons des arbres.»

Camille et Madeleine accoururent.

CAMILLE.

Qu'est-ce que vous faites donc depuis près d'une heure? Nous vousattendions toujours; voilà maintenant notre heure de récréation passée:il faut aller travailler.

MADELEINE.

Mais à quoi vous êtes-vous amusées? Il n'y a pas seulement un arbrisseaud'arraché!

MARGUERITE,riant.

C'est que Sophie s'en donnait et man....

SOPHIE,vivement.

Tais-toi donc, rapporteuse, tu vas me faire gronder.

MARGUERITE.

Mais je te dis qu'on ne te grondera pas: ma maman n'est pas comme latienne.

CAMILLE.

Quoi? Qu'est-ce que c'est? Dis, Marguerite; et toi, Sophie, laisse-ladonc parler.

MARGUERITE.

Eh bien, depuis près d'une heure, au lieu d'arracher146 desgroseilliers, nous sommes là, Sophie à manger des groseilles et ducassis, et moi à la regarder manger. C'est étonnant comme elle mangeaitvite! Jamais je n'ai vu tant manger en si peu de temps. Cela m'amusaitbeaucoup.

MADELEINE.

Pourquoi as-tu tant mangé, Sophie? tu vas être malade.

SOPHIE,embarrassée.

Oh non! je ne serai pas malade; j'avais très faim.

CAMILLE.

Comment, faim? Mais nous sortions de table!

SOPHIE.

Faim, non pas de viande, mais de cassis.

CAMILLE.

Ah! ah! ah! faim de cassis!... Mais comme tu es pâle! je suis sûre quetu as mal au cœur.

SOPHIE,un peu fâchée.

Pas du tout, mademoiselle, je n'ai pas mal au cœur; j'ai encore trèsfaim, et je mangerais encore un panier plein de cassis.

MADELEINE.

Je ne te conseille pas d'essayer. Mais voyons, ma petite Sophie, ne tefâche pas, et reviens avec nous.»

Sophie se sentait un peu mal à l'aise et ne répondit rien; elle suivitses amies, qui reprirent le chemin de la maison. Tout le long de laroute,147 elle ne dit pas un mot. Camille, Madeleine et Marguerite,croyant qu'elle boudait, causaient entre elles sans adresser la parole àSophie; elles arrivèrent ainsi jusqu'à leur chambre de travail, où leursmamans les attendaient pour leur donner leurs leçons.

«Vous arrivez bien tard, mes petites, dit Mme de Rosbourg.

MARGUERITE.

C'est que nous avons été jusqu'au petit bois pour avoir desgroseilliers; c'est un peu loin, maman.

MADAME DE FLEURVILLE.

Allons, à présent, mes enfants, travaillons; que chacun reprenne seslivres et ses cahiers.»

Camille, Madeleine et Marguerite se placent vivement devant leurspupitres; Sophie avance lentement, sans dire une parole. La lenteur deses mouvements attire l'attention de Mme de Fleurville, qui la regardeet dit:

«Comme tu es pâle, Sophie! Tu as l'air de souffrir! qu'as-tu?»

Sophie rougit légèrement; les trois petites la regardent; Marguerites'écrie: «C'est le cassis!

MADAME DE FLEURVILLE.

Quel cassis? Que veux-tu dire, Marguerite?

SOPHIE,reprenant un peu de vivacité.

Ce n'est rien, madame; Marguerite ne sait ce148 qu'elle dit; je n'airien; je vais... très bien,... seulement... j'ai un peu... mal aucœur,... ce n'est rien....»

Mais, à ce moment même, Sophie se sent malade; son estomac ne peutgarder les fruits dont elle l'a surchargé; elle les rejette sur leparquet.

Mme de Fleurville, mécontente, prend sans rien dire la main de Sophie etl'emmène chez elle; on la déshabille, on la couche et on lui fait boireune tasse de tilleul bien chaud. Sophie est si honteuse qu'elle n'oserien dire; quand elle estcouchée, Mme de Fleurville lui demande commentelle se trouve.

SOPHIE.

Mieux, madame, je vous remercie; pardonnez-moi, je vous prie; vous êtesbien bonne de ne m'avoir pas fouettée.

MADAME DE FLEURVILLE.

Ma chère Sophie, tu as été gourmande, et le bon Dieu s'est chargé de tapunition en permettant cette indigestion qui va te faire rester couchéejusqu'au dîner; elle te privera de la promenade que nous devons fairedans une heure pour aller manger des cerises chez Mme de Vertel. Quant àêtre fouettée, tu peux te tranquilliser là-dessus: je ne fouette jamais;et je suis bien sûre que, sans avoir été fouettée, tu ne recommenceraspas à te remplir l'estomac comme une gourmande. Je ne défends pas lesfruits et autres friandises; mais il149 faut en manger sagement sil'on ne veut pas s'en trouver mal.»

Sophie ne répondit rien; elle était honteuse et elle reconnaissait lajustesse de ce que disait Mme de Fleurville. La bonne, qui restait prèsd'elle, l'engagea à se tenir tranquille, mais un reste de mal de cœurl'empêcha de dormir; elle eut tout le temps de réfléchir aux dangers dela gourmandise, et elle se promit bien de ne jamais recommencer.


XVI

LE CABINET DE PÉNITENCE

Une heure après, Camille, Madeleine et Marguerite revinrent savoir desnouvelles de Sophie; elles avaient leurs chapeaux et des robes propres.

SOPHIE.

Pourquoi vous êtes-vous habillées?

CAMILLE.

Pour aller goûter chez Mme de Vertel; tu sais que nous devons y cueillirdes cerises.

MADELEINE.

Quel dommage que tu ne puisses pas venir, Sophie! nous nous serions bienplus amusées avec toi.

150

MARGUERITE.

L'année dernière, c'était si amusant! on nous faisait grimper dans lescerisiers, et nous avons cueilli des cerises plein des paniers, pourfaire des confitures, et nous en mangions tant que nous en voulions;seulement nous ne nous sommes pas donné d'indigestion, comme tu as faitce matin avec ton cassis.

MADELEINE.

Ne lui parle plus de son cassis, Marguerite: tu vois qu'elle esthonteuse et fâchée.

SOPHIE.

Oh oui! je suis bien fâchée d'avoir été si gourmande; une autre fois,bien certainement que je n'en mangerai qu'un peu, puisque je serai sûrede pouvoir en manger le lendemain et les jours suivants. C'est que jen'ai pas l'habitude de manger de bonnes choses; et, quand j'en trouvais,j'en mangeais autant que mon estomac pouvait en contenir; à présent jene le ferai plus: c'est trop désagréable d'avoir mal au cœur; et puisc'est honteux.

MARGUERITE.

C'est vrai; maman me dit toujours que lorsqu'on s'est donné uneindigestion, on ressemble aux petits cochons.»

Cette comparaison ne fut pas agréable à Sophie, qui commençait à sefâcher et à s'agiter dans son lit; Madeleine dit tout bas à Margueritede se151 taire, et Marguerite obéit. Toutes trois embrassèrent Sophieet allèrent attendre leurs mamans sur le perron. Quelques minutes après,Sophie entendit partir la voiture.Elle s'ennuya pendant deux heures, aubout desquelles elle obtint de la bonne la permission de se lever; sesamies rentrèrent peu de temps après, enchantées de leur matinée; ellesavaient cueilli et mangé des cerises; on leur en avait donné un grandpanier à emporter.

Le lendemain, Camille dit à Sophie:

«Et sais-tu, Sophie, que ce soir nous ferons des confitures de cerises?Mme de Vertel nous a fait voir comment elle les faisait; tu nousaideras, et maman dit que ces confitures seront à nous, puisque lescerises sont à nous, et que nous en ferons ce que nous voudrons.

—Bravo! dit Sophie; quels bons goûters nous allons faire!

MADELEINE.

Il faudra en donner à la pauvre femme Jean, qui est malade et qui a sixenfants.

SOPHIE.

Tiens, c'est trop bon pour une pauvre femme!

CAMILLE.

Pourquoi est-ce trop bon pour la mère Jean, quand ce n'est pas trop bonpour nous? Ce n'est pas bien ce que tu dis là, Sophie.

152

SOPHIE.

Ah! par exemple! Vas-tu pas me faire croire que la femme Jean esthabituée à vivre de confitures?

CAMILLE.

C'est précisément parce qu'elle n'en a jamais que nous lui en donneronsquand nous en aurons.

SOPHIE.

Pourquoi ne mange-t-elle pas du pain, des légumes et du beurre? Je ne medonnerai certainement pas la peine de faire des confitures pour unepauvresse.

MARGUERITE.

Et qui te demande d'en faire, orgueilleuse? Est-ce que nous avons besoinde ton aide? ne vois-tu pas que c'est pour s'amuser que Camille t'aproposé de nous aider?

SOPHIE.

D'abord, mademoiselle, il y a des cerises qui sont pour moi là dedans;et j'ai droit à les avoir.

MARGUERITE.

Tu n'as droit à rien; on ne t'a rien donné; mais, comme je ne veux pasêtre gourmande et avare comme toi, tiens, tiens.»

En disant ces mots, Marguerite prit une grande poignée de cerises et leslança à la tête de Sophie, qui, déjà un peu en colère, devint furieuseen les recevant; elle s'élança sur Marguerite et lui donna153 un coupde poing sur l'épaule. Camille et Madeleine se jetèrent entre elles pourempêcher Marguerite de continuer la bataille commencée, Madeleineretenait avec peine Sophie, pendant que Camille maintenait Marguerite etlui faisait honte de son emportement. Marguerite s'apaisa immédiatementet fut désolée d'avoir répondu si vivement à Sophie; celle-ci résistaità Madeleine et voulait absolument se venger de ce qu'on lui avait lancédes cerises à la figure.

«Laisse-moi, criait-elle, laisse-moi lui donner autant de coups que j'aireçu de cerises à la tête; lâche-moi, ou je te tape aussi.»

Les cris de Sophie, ajoutés à ceux de Camille et de Madeleine, quil'exhortaient vainement à la douceur, attirèrent Mme de Rosbourg et Mmede Fleurville; elles parurent au moment où Sophie, se débarrassant deCamille et de Madeleine par un coup de pied et un coup de poing,s'élançait sur Marguerite, qui ne bougeait pas plus qu'une statue. Laprésence de ces dames arrêta subitement le bras levé de Sophie; elleresta terrifiée, craignant la punition et rougissant de sa colère.

Mme de Fleurville s'approcha d'elle en silence, la prit par le bras,l'emmena dans une chambre que Sophie ne connaissait pas encore et quis'appelait lecabinet de pénitence, la plaça sur une chaise devant unetable, et, lui montrant du papier, une plume et de l'encre, elle luidit:

154

«Vous allez achever votre journée dans ce cabinet, mademoiselle, vousallez....

SOPHIE.

Ce n'est pas moi, madame, c'est Marguerite....

MADAME DE FLEURVILLE,d'un air sévère.

Taisez-vous!... vous allez copier dix fois toute la prière:Notre Pèrequi êtes aux cieux. Quand vous serez calmée, je reviendrai vous fairedemander pardon au bon Dieu de votre colère; je vous enverrai votredîner ici, et vous irez vous coucher sans revoir vos amies.

SOPHIE,avec emportement.

Je vous dis, madame, que c'est Marguerite....

MADAME DE FLEURVILLE,avec force.

Taisez-vous et écrivez.»

Mme de Fleurville sortit de la chambre, dont elle ferma la porte à clef,et alla chez les enfants savoir la cause de l'emportement de Sophie.Elle trouva Camille et Madeleine seules et consternées; elles luiracontèrent ce qui était arrivé à leur retour de chez Mme de Vertel, etcombien Mme de Rosbourg était fâchée contre Marguerite, qui, malgré sonrepentir, était condamnée à dîner dans sa chambre et à ne pas venir ausalon de la soirée.

MADAME DE FLEURVILLE.

C'est fort triste, mes chères enfants, mais Mme de Rosbourg a bien faitde punir Marguerite.

155

CAMILLE.

Pourtant, maman, Marguerite avait raison de vouloir donner desconfitures à la pauvre mère Jean, et c'était très mal à Sophie d'êtreorgueilleuse et méchante.

MADAME DE FLEURVILLE.

C'est vrai, Camille; mais Marguerite n'aurait pas dû s'emporter. Cen'est pas en se fâchant qu'elle lui aurait fait du bien; elle aurait dûlui démontrer tout doucement qu'elle devait secourir les pauvres ettravailler pour eux.

CAMILLE.

Mais, maman, Sophie ne voulait pas l'écouter.

MADAME DE FLEURVILLE.

Sophie est vive, mal élevée, elle n'a pas l'habitude de pratiquer lacharité, mais elle a bon cœur, et elle aurait compris la leçon quevous lui auriez toutes donnée par votre exemple; elle en serait devenuemeilleure, tandis qu'à présent elle est furieuse et elle offense le bonDieu.

MADELEINE.

Oh! maman, permettez-moi d'aller lui parler; je suis sûre qu'ellepleure, qu'elle se désole et qu'elle se repent de tout son cœur.

MADAME DE FLEURVILLE.

Non, Madeleine, je veux qu'elle reste seule jusqu'à ce soir; elle estencore trop en colère pour t'écouter; j'irai lui parler dans une heure.»

Et Mme de Fleurville alla avec Camille et Madeleine156 rejoindre Mmede Rosbourg; les petites étaient tristes; tout en jouant avec leurspoupées, elles pensaient combien on était plus heureuse quand on estsage.

Pendant ce temps, Sophie, restée seule dans le cabinet de pénitence,pleurait, non pas de repentir, mais de rage; elle examina le cabinetpour voir si on ne pouvait pas s'en échapper: la fenêtre était si hauteque, même en mettant la chaise sur la table, on ne pouvait pas yatteindre; la porte, contre laquelle elle s'élança avec violence, étaittrop solide pour pouvoir être enfoncée. Elle chercha quelque chose àbriser, à déchirer: les murs étaient nus, peints en gris; il n'y avaitd'autre meuble qu'une chaise en paille commune, une table en bois blanccommun; l'encrier était un trou fait dans la table et rempli d'encre;restaient la plume, le papier et le livre dans lequel elle devaitcopier. Sophie saisit la plume, la jeta par terre, l'écrasa sous sespieds: elle déchira le papier en mille morceaux, se précipita sur lelivre, en arracha toutes les pages, qu'elle chiffonna et le mit enpièces; elle voulut aussi briser la chaise, mais elle n'en eut pas laforce et retomba par terre haletante et en sueur. Quand elle n'eut plusrien à casser et à déchirer, elle fut bien obligée de rester tranquille.Petit à petit, sa colère se calma, elle se mit à réfléchir, et elle futépouvantée de ce qu'elle avait fait.

157

«Que va dire Mme de Fleurville? pensa-t-elle, quelle punition va-t-ellem'infliger? car elle me punira certainement.... Ah bah! elle mefouettera. Ma belle-mère m'a tant fouettée que j'y suis habituée. N'ypensons plus, et tâchons de dormir....»

Sophie ferme les yeux, mais le sommeil ne vient pas; et elle estinquiète; elle tressaille au moindre bruit; elle croit toujours voir laporte s'ouvrir. Une heure se passe, elle entend la clef tourner dans laserrure; elle ne s'est pas trompée cette fois: la porte s'ouvre, Mme deFleurville entre. Sophie se lève et reste interdite. Mme de Fleurvilleregarde les papiers et dit à Sophie d'un ton calme:

«Ramassez tout cela, mademoiselle.»

Sophie ne bouge pas.

«Je vous dis de ramasser ces papiers, mademoiselle», répéta Mme deFleurville.

Sophie reste immobile. Mme de Fleurville, toujours avec calme:

«Vous ne voulez pas, vous avez tort: vous aggravez votre faute et votrepunition.»

Mme de Fleurville appelle: «Élisa, venez, je vous prie, un instant».

Élisa entre et reste ébahie devant tout ce désordre.

«Ma bonne Élisa, lui dit Mme de Fleurville, voulez-vous ramasser tousces débris? c'est158 Mlle Sophie qui a mis en pièces un livre et dupapier. Voulez-vous ensuite m'apporter une autreJournée du chrétien,du papier et une plume?»

Pendant qu'Élisa balayait les papiers, Mme de Fleurville s'assit sur lachaise et regarda Sophie, qui, tremblante devant le calme de Mme deFleurville, aurait tout donné pour n'avoir pas déchiré le livre, lepapier et écrasé la plume. Quand Élisa eut apporté les objets demandés,Mme de Fleurville se leva, appela tranquillement Sophie, la fit asseoirsur la chaise et lui dit:

«Vous allez écrire dix foisNotre Père, mademoiselle, comme je vousl'avais dit tantôt; vous n'aurez pour votre dîner que de la soupe, dupain et de l'eau; vouspaierez les objets que vous avez déchirés avecl'argent que vous devez avoir toutes les semaines pour vos menusplaisirs. Au lieu de revenir avec vos amies, vous passerez vos journéesici, sauf deux heures de promenade que vous ferez avec Élisa, qui auraordre de ne pas vous parler. Je vous enverrai votre repas ici. Vous neserez délivrée de votre prison que lorsque le repentir, un vrairepentir, sera entré dans votre cœur, lorsque vous aurez demandépardon au bon Dieu de votre dureté envers les pauvres, de votregourmandise égoïste, de votre emportement envers Marguerite, de votreesprit de colère et de votre méchanceté, qui vous a portée à déchirertout ce que vous pouviez briser et déchirer, de votre159 esprit derévolte, qui vous a excitée à résister à mes ordres. J'espérais voustrouver en bonne disposition pour vous ramener au repentir, pour fairevotre paix avec Dieu et avec moi; mais, d'après ce que je vois,j'attendrai à demain. Adieu, mademoiselle. Priez le bon Dieu qu'il nevous fasse pas mourir cette nuit avant de vous être reconnue etrepentie.»

Mme de Fleurville se dirigea vers la porte; elle avait déjà tourné laclef, lorsque Sophie, se précipitant vers elle, l'arrêta par sa robe, sejeta à ses genoux, lui saisit les mains, qu'elle couvrit de baisers etde larmes, et à travers ses sanglots fit entendre ces mots, les seulsqu'elle put articuler:Pardon!Pardon!

Mme de Fleurville restait immobile, considérant Sophie toujours àgenoux; enfin elle se baissa vers elle, la prit dans ses bras et lui ditavec douceur:

«Ma chère enfant, le repentir expie bien des fautes. Tu as été trèscoupable envers le bon Dieu d'abord, envers moi ensuite; le regretsincère que tu en éprouves te méritera sans doute le pardon, mais net'affranchit pas de la punition: tu ne reviendras pas avec tes amiesavant demain soir, et tout le reste se fera comme je te l'ai dit.

SOPHIE,avec véhémence.

Oh! madame, chère madame, la punition me sera douce, car elle sera uneexpiation; votre160 bonté me touche profondément, votre pardon esttout ce que je demande. Oh! madame, j'ai été si méchante, si détestable!Pourrez-vous me pardonner?

MADAME DE FLEURVILLE,l'embrassant.

Du fond du cœur, chère enfant; crois bien que je ne conserve aucunmauvais sentiment contre toi. Demande pardon au bon Dieu comme tu viensde me demander pardon à moi-même. Je vais t'envoyer à dîner; tu écrirasensuite ce que je t'avaisdit d'écrire, et tu achèveras ta soirée enlisant un livre qu'on t'apportera tout à l'heure.»

Mme de Fleurville embrassa encore Sophie, qui lui baisait les mains etne pouvait se détacher d'elle; elle se dégagea et sortit, sans prendrecette fois la précaution de fermer la porte à clef. Cette preuve deconfiance toucha Sophie et augmenta encore son regret d'avoir été siméchante.

«Comment, se dit-elle, ai-je pu me livrer à une telle colère? Commentai-je été si méchante avec des amies aussi bonnes que celles que j'aiici, et si hardie envers une personne aussi douce, aussi tendre que Mmede Fleurville! Comme elle a été bonne avec moi! Aussitôt que j'aitémoigné du repentir, elle a repris sa voix douce et son visage siindulgent; toute sa sévérité a disparu comme par enchantement. Le bonDieu me pardonnera-t-il aussi facilement? Oh oui! car il est la bontémême, et il voit combien je suis affligée de m'être si mal comportée!»

161

En achevant ces mots, elle se mit à genoux et pria du fond de soncœur pour que ces fautes lui fussent pardonnées et qu'elle eût laforce de ne plus en commettre à l'avenir. A peine sa prière était-ellefinie qu'Élisa entra, lui apportant une assiettée de soupe, un grosmorceau de pain et une carafe d'eau.

ÉLISA.

Voici, mademoiselle, un vrai repas de prisonnier; mais, si vous avezfaim, vous le trouverez bon tout de même.

SOPHIE.

Hélas! ma bonne Élisa, je n'en mérite pas tant; c'est encore trop bonpour une méchante fille comme moi.

ÉLISA.

Ah! ah! nous avons changé de ton depuis tantôt; j'en suis bien aise,mademoiselle. Si vous vous étiez vue! vous aviez un air! mais un air!...Vrai, on aurait dit d'un petit démon.

SOPHIE.

C'est que je l'étais réellement; mais j'en ai bien du regret, je vousassure, et j'espère bien ne jamais recommencer.»

Sophie se mit à table et mangea sa soupe: elle avait faim; après sasoupe elle entama son morceau de pain et but deux verres d'eau. Élisa laregardait avec pitié.

«Voyez, pourtant, mademoiselle, lui dit-elle,162 comme on estmalheureux d'être méchant; nos petites, qui sont toujours sages, neseront jamais punies que pour des fautes bien légères: aussi on les voittoujours gaies et contentes.

SOPHIE.

Oh oui! je le vois bien: mais c'est singulier! quand j'étais méchante etque ma belle-mère me punissait, je me sentais encore plus méchanteaprès; je détestais ma belle-mère: tandis que Mme de Fleurville, qui m'apunie, je l'aime au contraire plus qu'avant et j'ai envie d'êtremeilleure.

ÉLISA.

C'est que votre belle-mère vous punissait avec colère, et quelquefoispar caprice, tandis que Mme de Fleurville vous punit par devoir et pourvotre bien. Vous sentez cela malgré vous.

SOPHIE.

Oui, c'est bien cela, Élisa; vous dites vrai.»

Sophie avait fini son repas; Élisa emporta les restes, et Sophie se mitau travail; elle fut longtemps à faire sa pénitence, parce qu'elles'appliqua à très bien écrire; quand elle eut fini, elle se mit à lire.Le jour commença bientôt à baisser; Sophie posa son livre et eut letemps de réfléchir aux ennuis de la captivité, pendant la grande heurequi se passa avant qu'Élisa vînt la chercher pour la coucher. Margueritedormait déjà profondément; Sophie s'approcha de son lit et l'embrassatout163 doucement, comme pour lui demander pardon de sa colère;ensuite elle fit sa prière, se coucha et ne tarda pas à s'endormir.


XVII

LE LENDEMAIN

La journée du lendemain se passa assez tristement. Marguerite, honteuseencore de sa colère de la veille, se reprochait d'avoir causé lapunition de Sophie; Camille et Madeleine souffraient de la tristesse deMarguerite et de l'absence de leur amie.

Sophie passa la journée dans le cabinet de pénitence; personne ne vintla voir qu'Élisa, qui lui apporta son déjeuner.

SOPHIE.

Comment vont mes amies, Élisa?

ÉLISA.

Elles vont bien; seulement elles ne sont pas gaies.

SOPHIE.

Ont-elles parlé de moi? Me trouvent-elles bien méchante? M'aiment-ellesencore?

ÉLISA.

Je crois bien, qu'elles parlent de vous! Elles ne164 font pas autrechose. «Pauvre Sophie! disent-elles; comme elle doit être malheureuse!Pauvre Sophie! comme elle doit s'ennuyer! Comme la journée lui paraîtralongue!

SOPHIE,attendrie.

Elles sont bien bonnes! Et Marguerite, est-elle en colère contre moi?

ÉLISA.

En colère! Ah bien oui! Elle se désole d'avoir été méchante; elle ditque c'est sa faute si vous vous êtes emportée; que c'est elle quidevrait être punie à votre place, et que, lorsque vous sortirez deprison, c'est elle qui vous demandera bien pardon et qui vous prierad'oublier sa méchanceté.

SOPHIE.

Pauvre petite Marguerite! c'est moi qui ai eu tous les torts. Mais,Élisa, savent-elles combien j'ai été méchante ici, dans le cabinet: quej'ai tout déchiré, que j'ai refusé d'obéir à Mme de Fleurville?

ÉLISA.

Oui, elles le savent, je le leur ai raconté; mais elles savent aussicombien vous vous êtes repentie et tout ce que vous avez fait pourtémoigner vos regrets, pour expier votre faute; elles ne vous en veulentpas: elles vous aiment tout comme auparavant.»

Sophie remercia Élisa et se mit à l'ouvrage.

Mme de Fleurville vint lui apporter des devoirs165 à faire, elle leslui expliqua; elle lui apporta aussi des livres amusants, son ouvrage detapisserie, et, la voyant si sage, si docile et si repentante, elle luidit qu'avant de se coucher elle pourrait venir embrasser ses amies ausalon et faire la prière en commun. Sophie lui promit de mériter cetterécompense par sa bonne conduite, et la remercia vivement de sa bonté.Mme de Fleurville l'embrassa encore et lui dit en la quittant qu'avantla promenade elle viendrait examiner ses devoirs et lui en donnerd'autres pour l'après-midi.

Sophie travailla tant et si bien, qu'elle ne s'ennuya pas; elle futétonnée quand Élisa vint lui apporter son second déjeuner.

«Déjà, dit-elle; est-ce qu'il est l'heure de déjeuner?

ÉLISA.

Certainement, et l'heure est même passée; vous n'avez donc pas faim?

SOPHIE.

Si fait, j'ai faim, et je m'en étonnais, je ne croyais pas qu'il fût sitard. Qu'est-ce que j'ai pour mon déjeuner?

ÉLISA.

Un œuf frais, que voici, avec une tartine de beurre, une côtelette,une cuisse de poulet, des pommes de terre sautées, mais pas de dessertpar166 exemple; Mme de Fleurville m'a dit que les prisonnières n'enmangeaient pas, et que vous étiez si raisonnable que vous ne vous enétonneriez pas.»

Sophie rougit de plaisir à ce petit éloge, qu'elle n'espérait pas avoirmérité.

«Merci, ma chère Élisa, dit-elle, et remerciez Mme de Fleurville devouloir bien penser si favorablement de moi; elle est si bonne, qu'on nepeut s'empêcher de devenir bon près d'elle. J'espère que dans peu detemps je deviendrai aussi sage, aussi aimable que mes amies.»

Élisa, touchée de cette humilité, embrassa Sophie et lui dit: «Soyeztranquille, mademoiselle, vous commencez déjà à être bonne; vous allezvoir ce que vous serez; quand votre belle-mère reviendra, elle ne vousreconnaîtra pas».

Cette idée du retour de sa belle-mère fit peu de plaisir à Sophie; elletâcha de n'y pas songer, et elle acheva son déjeuner. Élisa lui ditqu'elle allait remporter le plateau et qu'elle reviendrait ensuite lachercher pour la promener.

«Je vais vous faire marcher pendant une heure, mademoiselle, puis vousreviendrez travailler; après votre dîner je vous promènerai encorependant une bonne heure.»

La journée se passa ainsi sans trop d'ennui pour Sophie. Camille,Madeleine et Marguerite attendaient chaque fois Élisa à sa sortie de lachambre167 de pénitence pour la questionner sur ce que faisait Sophie,sur ce que disait Sophie.

CAMILLE.

Est-elle bien triste?

MADELEINE.

S'ennuie-t-elle beaucoup?

MARGUERITE.

Est-elle fâchée contre moi? Cause-t-elle un peu?»

Élisa les rassurait et leur disait que Sophie prenait sa punition avecune telle douceur et une telle résignation, qu'en sortant de là elleserait certainement tout à fait corrigée et ne se ferait plus jamaispunir.

Le soir, Mme de Fleurville vint elle-même chercher Sophie pour la menerau salon, où l'attendaient avec anxiété Camille, Madeleine etMarguerite.

«Voilà Sophie que je vous ramène, mes chères enfants, non pas la Sophied'avant-hier, colère, menteuse, gourmande et méchante; mais une Sophiedouce, sage, raisonnable; nous la plaignions jadis, aimons-la bienmaintenant: elle le mérite.»

Sophie se jeta dans les bras de ses amies; elle pleurait de joie en lesembrassant. Elle et Marguerite se demandèrent réciproquement pardon;elles s'étaient déjà pardonné de bon cœur. Quand arriva l'heure de laprière, Mme de Fleurville ajouta à168 celle qu'elles avaientl'habitude de faire une action de grâces pour remercier Dieu d'avoirouvert au repentir le cœur des coupables, et pour avoir ainsi tiré ungrand bien d'un grand mal.

Après cette prière, qui fut faite du fond du cœur, les enfantss'embrassèrent tendrement et allèrent se coucher.


XVIII

LE ROUGE-GORGE

Un mois après, Camille et Madeleine étaient assises sur un banc dans lejardin; elles tressaient des paniers avec des joncs que Sophie etMarguerite cueillaient dans un fossé.

«Madeleine, Madeleine! cria Sophie en accourant, je t'apporte un petitoiseau très joli; je te le donne, c'est pour toi.

—Voyons, quel oiseau? dit Camille en jetant ses joncs et s'élançant àla rencontre de Sophie.

SOPHIE.

Un rouge-gorge; c'est Marguerite qui l'a vu, et c'est moi qui l'aiattrapé; regarde comme il est déjà gentil.

CAMILLE.

Il est charmant. Pauvre petit! il doit avoir bien peur! Et sa maman!elle se désole sans doute.

169

MARGUERITE.

Pas du tout! C'est elle qui l'a jeté hors de son nid; j'entendais unpetit bruit dans un buisson, je regarde, et je vois ce pauvre petitoiseau se débattant contre sa maman qui voulait le jeter hors du nid;elle lui a donné des coups de bec et elle l'a précipité à terre; lepauvre petit est tombé tout étourdi; je n'osais pas le toucher; Sophiel'a pris en disant que ce serait pour toi, Madeleine.

MADELEINE.

Oh! merci, Sophie! Portons-le vite à la maison pour lui donner à manger.Camille, vois comme mon petit oiseau est gentil! Quel joli petit ventrerouge!

CAMILLE.

Il est charmant; mettons-le dans un panier en attendant que nous ayonsune cage.»

Les quatre petites filles laissèrent leurs joncs et coururent à lamaison pour montrer leur rouge-gorge et demander un panier.

ÉLISA.

Tenez, mes petites, voici un panier.

MARGUERITE.

Mais il faut lui faire un petit lit.

ÉLISA.

Non, il faut mettre de la mousse et un peu de laine par-dessus: il auraainsi un petit nid bien chaud.

170

MARGUERITE.

Si Madeleine le mettait à coucher avec elle, il aurait bien plus chaudencore.

MADELEINE.

Mais je pourrais l'écraser en dormant; non, non, il vaut mieux fairecomme dit Élisa. Tu vas voir comme je l'arrangerai bien.

SOPHIE.

Oh! Madeleine, laisse-moi faire; je sais très bien arranger des nidsd'oiseaux; Palmyre en faisait souvent pour les petits qu'elle dénichait.

MADELEINE.

Je veux bien; qu'est-ce que tu vas mettre?

SOPHIE.

Ne me regardez pas; vous verrez quand ce sera fini. Élisa, il me faut ducoton et un petit linge.

ÉLISA.

Pour quoi faire, du linge? Allez-vous lui mettre une chemise?»

Les enfants rirent tous.

«Mais non, Élisa, répond Sophie; ce n'est pas pour l'habiller; vousallez voir; donnez-moi seulement ce que je vous demande.»

Élisa donna une poignée de coton et du linge. Sophie prit lerouge-gorge, se mit dans un coin, arrangea pendant dix minutes le coton,le linge et l'oiseau; puis, se retournant triomphalement, elle s'écria:«C'est fini!»

Les enfants, qui attendaient avec une grande171 impatience,s'élancèrent vers Sophie et cherchèrent vainement l'oiseau.

MADELEINE.

Eh bien! où sont donc le rouge-gorge et son nid?

SOPHIE.

Mais les voici.

MADELEINE.

Où cela?

SOPHIE.

Dans le panier.

MADELEINE.

Je ne vois qu'une boule de coton.

SOPHIE.

C'est précisément cela.

MADELEINE.

Mais où est l'oiseau?

SOPHIE.

Dans le coton, bien chaudement.»

Toutes trois poussèrent un cri; toutes les mains se plongèrent à la foisdans le panier pour en retirer le pauvre oiseau, étouffé sans doute.Élisa accourut, déroula vivement le coton, le linge, et en retira lerouge-gorge, qui semblait mort; ses yeux étaient fermés, son becentr'ouvert, ses ailes étendues: il ne bougeait pas.

«Pauvre petit! s'écrièrent à la fois Élisa et les trois petites.

172

—Imbécile de Sophie!» ajouta Marguerite.

Sophie était aussi étonnée que confuse.

«Je ne savais pas..., je ne croyais pas..., dit-elle en balbutiant.

MARGUERITE.

Aussi pourquoi veux-tu toujours faire quand tu ne sais pas?

ÉLISA.

Chut! Marguerite, pas de colère; vous voyez bien que Sophie est aussipeinée que vous de ce qu'elle a fait. Tâchons de ranimer le pauvreoiseau; peut-être n'est-il pas encore mort.

MADELEINE,tristement.

Croyez-vous qu'il puisse revivre?

ÉLISA.

Essayons toujours; Sophie, allez me chercher un peu de vin.»

Sophie se précipita pour faire la commission; pendant son absence, Élisaentr'ouvrit le bec du petit oiseau et souffla doucement dedans; quandSophie eut apporté le vin et qu'elle lui en eut mis deux gouttes dans lebec, l'oiseau fit un léger mouvement avec ses ailes.

«Il a bougé! il a bougé!» s'écrièrent ensemble les quatre petites. Eneffet, au bout de cinq minutes le rouge-gorge était revenu à la vie; ils'agitait, il déployait et repliait ses ailes, il redevenait vif commeavant d'avoir été emmailloté.

173

MARGUERITE,d'un air moqueur.

C'est Palmyre qui t'a appris ce moyen de soigner des oiseaux?

SOPHIE.

Oui, c'est Palmyre; elle les enveloppe tous comme cela.

MARGUERITE,de même.

En a-t-elle élevé beaucoup?

SOPHIE.

Oh non! ils mouraient tous; nous ne comprenions pas pourquoi.

ÉLISA.

Comment? vous ne compreniez pas que les oiseaux, n'ayant pas d'air,étouffaient dans les chiffons et le coton?

SOPHIE.

Mais non; je croyais que les oiseaux n'avaient pas besoin de respirer.

ÉLISA.

Ah! ah! ah! en voilà une bonne! Tous les oiseaux respirent et ont besoind'air, mademoiselle, et ils étouffent quand ils n'en ont pas.

SOPHIE,d'un air confus.

Je ne savais pas.

ÉLISA.

Allons, laissez-moi cet oiseau; ne vous en occupez plus; je m'en chargeet je vous l'élèverai, Madeleine.»

En effet, Élisa dirigea l'éducation du rouge-gorge.174 Madeleinepartageait les soins qu'elle lui donnait; elle l'aidait à changer lalaine de son nid, à nettoyer sa cage, à faire une pâtée d'œufs, depain et de lait. Le petit oiseau s'était attaché à elle; elle l'avaitnommé Mimi; il venait quand elle l'appelait, et se posait souvent surson bras pendant qu'elle prenait ses leçons. Il finit par ne plus laquitter; la porte de sa cage restait toujours ouverte, et il y entraitpour manger et dormir; le reste du temps il volait dans les chambres;quand la fenêtre était ouverte, il allait se percher sur les arbresvoisins, mais il ne s'éloignait jamais beaucoup, et, lorsque Madeleinel'appelait:Mimi!Mimi! il revenait à tire-d'aile se poser sur satête ou sur son épaule, et la becquetait comme pour l'embrasser. Lematin Madeleine était souvent éveillée au petit jour par Mimi, qui,perché sur son épaule, allongeait son cou et lui becquetait l'oreille oules lèvres. «Va-t'en, Mimi, lui disait-elle, laisse-moi dormir.» Mimirentrait dans sa cage, y restait quelques instants et, quand samaîtresse s'était endormie, revenait se poser sur son épaule et semettait à lui siffler dans l'oreille ses plus jolis airs. «Tais-toi,Mimi, lui disait encore Madeleine: tu m'ennuies.» Mimi se taisait,tournait sa petite tête à droite et à gauche, puis, changeant deposition, faisait un petit saut et se trouvait sur le nez de la pauvreMadeleine.

Réveillée encore par les petites griffes aiguës de Mimi: «Petit lutin,disait-elle en lui donnant une175 légère tape, je t'enfermerai demainsi tu m'ennuies encore.» Mais Mimi recommençait toujours, et Madeleinene l'enfermait pas.

«Qu'as-tu donc, Madeleine? tu parais fatiguée ce soir, dit un jour Mmede Fleurville à Madeleine, qui s'endormait.

MADELEINE.

Oui, maman, j'ai envie de dormir; mes yeux se ferment malgré moi.

MARGUERITE.

Je parie que c'est à cause de Mimi.

MADAME DE ROSBOURG.

Comment Mimi peut-il donner sommeil à Madeleine? Tu parles trop souventsans réfléchir, Marguerite.

MARGUERITE.

Pardon, maman; vous allez voir que j'ai très bien réfléchi. Quand on asommeil, c'est qu'on a envie de dormir.

MADAME DE ROSBOURG,riant.

Oh! c'est positif, et je vois que tu raisonnes au moins aussi bien queMimi. (Tout le monde rit.)

MARGUERITE.

Attendez un peu, maman, pour vous moquer de moi. Je continue: quand on aenvie de dormir, c'est qu'on a besoin de dormir. (Tout le monde ritplus fort; Marguerite, sans se troubler, continue son raisonnement.)Quand on a besoin de dormir, c'est qu'on n'a pas assez dormi; quand onn'a pas176 assez dormi, c'est que quelque chose ou quelqu'un vous aempêché de dormir. Ce quelqu'un est Mimi, qui éveille Madeleine tous lesmatins au petit jour en lui becquetant la figure, ou en lui gazouillantdans l'oreille, ou en se promenant sur son visage; c'est pourquoiMadeleine a sommeil, et le coupable est Mimi.

MADAME DE FLEURVILLE.

Bravo, Marguerite! c'est très bien raisonné; mais comment Mimi fait-ilpour commettre tous ces méfaits?

MARGUERITE.

Madame, Madeleine ne veut pas que Mimi soit enfermé dans sa cage; ellele gâte; elle est beaucoup trop bonne pour lui, et c'est elle qui ensouffre.

MADAME DE FLEURVILLE.

Et c'est ce qui arrive toujours, ma petite Marguerite, quand on gâte lesgens; mais sérieusement, ma chère Madeleine, il ne faut pas laisserprendre à Mimi de ces mauvaises habitudes. Tu es pâle depuis quelquesjours; tu tomberas malade à la longue; je te conseille d'aller tecoucher et de fermer ce soir la porte de la cage de Mimi; tu la luiouvriras quand tu seras levée.

MADELEINE.

Oui, maman, je vais me coucher, car je me sens réellement bien fatiguée,et j'enfermerai Mimi;177 seulement j'ai peur que demain matin il necrie comme un désespéré.

MADAME DE FLEURVILLE.

Eh! laisse-le crier: il finira par s'y habituer.»

Madeleine embrassa sa maman, ses amies, Mme de Rosbourg, et alla secoucher; elle avait eu soin de pousser et de fixer la porte de la cage,et elle s'endormit immédiatement.

Le lendemain, quand il fit jour, Mimi voulut aller tourmenter samaîtresse comme d'habitude; il fut étonné et irrité de trouver sa portefermée; il chercha longtemps à l'ouvrir avec son bec, mais, ne pouvant yréussir, il se fâcha, il donna des coups de tête dans la porte et il sefit mal. Alors commença une suite de petits cris furieux, entremêlés degrands coups de bec dans son chènevis et son millet, qu'il faisait volerdans sa cage et à travers les barreaux; puis il sautait dans sa petiteauge, et dans sa rage il lançait de l'eau de tous côtés. Madeleines'éveilla un instant à ces bruits, qui indiquaient la colère de Mimi;mais elle se rendormit immédiatement, et dormit jusqu'à ce que sa bonnevînt l'éveiller. Alors elle s'empressa d'ouvrir à Mimi, qui s'élançahors de sa cage avec humeur et donna deux grands coups de bec dans lajoue de Madeleine, comme pour se venger d'avoir été enfermé.

«Ah! petit méchant! s'écria Madeleine, tu es en colère! Viens ici, Mimi,viens tout de suite.»

178

Mimi n'obéissait pas; il s'était perché sur un bâton de croisée, où ilavait l'air de bouder.

«Mimi, obéissez, monsieur, venez ici tout de suite.»

Mimi, pour toute réponse, se retourne et fait une ordure dans la mainque lui tendait Madeleine.

«Petit sale! petit dégoûtant! petit méchant! attends, attends, jet'attraperai, va. Élisa, viens, je t'en prie, m'aider à attraper Mimi età le mettre en pénitence.»

Élisa, qui avait tout vu et qui riait de l'humeur de Mimi, prit un balaiet poursuivit Mimi jusqu'à ce qu'il se réfugiât tout essoufflé dans sacage. Aussitôt qu'il y fut entré, Madeleine ferma la porte, et Mimiresta prisonnier, maussade et furieux.

Ce ne fut qu'après deux heures de prison que Sophie, Marguerite etCamille, auxquelles Madeleine et Élisa avaient raconté la méchanceté deMimi, obtinrent sa grâce; les quatre petites filles vinrentprocessionnellement ouvrir la cage. Mimi dédaigna de bouger.

«Allons, Mimi, dit Camille, sois bon garçon et ne boude plus; viens nousdire bonjour comme tu fais tous les matins.»

M. Mimi avait encore de l'humeur; il ne bougea pas.

«Dieu! qu'il est méchant! s'écria Marguerite.

SOPHIE.

Hélas! il fait comme moi jadis: il s'est fâché dans sa prison comme jeme suis fâchée dans la179 mienne, et il a cherché à tout briser commej'ai déchiré et brisé le livre, le papier et la plume. J'espère qu'il serepentira comme moi. Mimi! Mimi! viens demander pardon.

CAMILLE.

Il ne veut pas venir? Eh bien, laissons-le tranquille; quand il neboudera plus, nous verrons à lui pardonner.»

On ouvrit les fenêtres. Quand Mimi aperçut les arbres et le ciel, il n'ytint pas: il s'élança joyeux hors de sa cage et vola sur un des sapinsles plus élevés du jardin. Les enfants allèrent se promener de leurcôté, laissant Mimi au bonheur de la liberté et à l'amertume durepentir.

Quand elles revinrent au bout d'une heure, Mimi sautait et volaittoujours d'arbre en arbre. Madeleine l'appela: «Mimi, mon petit Mimi, ilfaut rentrer; viens manger du pain.

—Cuic! répondit Mimi en faisant aller sa petite tête d'un air moqueur.

—Voyons, Mimi, obéissez et rentrez tout de suite.

—Cuic!» répondit encore Mimi; et il s'envola loin dans le bois.

«Est-il méchant et rancunier! dit Sophie; il mérite vraiment unepunition.

—Et il l'aura, dit Madeleine: quand il rentrera, je l'enfermerai danssa cage, et il y restera jusqu'à ce qu'il demande pardon.

180

—Comment veux-tu, dit Sophie, qu'un pauvre oiseau demande pardon?

—Je veux que, lorsque je mettrai ma main dans sa cage, il vienne seposer dessus gentiment, en la becquetant, et non pas en donnant degrands coups de bec comme il a fait ce matin.

—Oui, Madeleine, dit Camille, tu as raison; il faut le traiter un peusévèrement; tu l'as trop gâté.»

Et les enfants se remirent à leur travail, reprirent leurs jeux etfirent leurs repas, sans que Mimi reparût. A la fin de la journée ellescommencèrent à s'inquiéter de cette longue absence; elles allèrentplusieurs fois le chercher et l'appeler dans le jardin et dans le bois:mais Mimi ne répondait ni ne paraissait.

MADELEINE.

Je crains qu'il ne lui soit arrivé quelque chose, à ce pauvre Mimi.

MARGUERITE.

Peut-être est-il perdu et ne retrouve-t-il pas son chemin?

CAMILLE.

Oh non! c'est impossible; les oiseaux ne peuvent pas se perdre: ilsvoient si bien et de si loin qu'ils aperçoivent toujours leur maison.

SOPHIE.

Peut-être boude-t-il encore?

MADELEINE.

S'il boude, il a un bien mauvais caractère, et181 je serais bien aisequ'il passât la nuit dehors, pour qu'il voie la différence qu'il y aentre une bonne cage chaude avec des grains et de l'eau, et un boishumide sans rien à manger ni à boire.

SOPHIE.

Pauvre Mimi! comme il est bête d'être méchant!»

La nuit arriva et les petites allèrent se coucher sans que Mimi reparût;elles en parlèrent souvent dans la soirée, se promettant bien d'aller lelendemain à sa recherche.

«Et il y gagnera de ne plus aller se promener dehors», dit Madeleine.

Le lendemain, quand les enfants furent prêtes à sortir, Mme de Rosbourgles emmena à la recherche de Mimi; elles parcoururent tout le bois enappelantMimi!Mimi! Elles revenaient tristes et inquiètes de leurinutile recherche, lorsque Marguerite, qui marchait en avant, fit unbondet poussa un cri.

«Qu'est-ce? demandèrent à la fois les trois petites.

—Regardez! regardez! dit Marguerite d'une voix terrifiée en montrant dudoigt un petit amas de plumes et à côté la tête très reconnaissable del'infortuné Mimi.

—Mimi! Mimi! malheureux Mimi! s'écrièrent les enfants. Pauvre Mimi!mangé par un vautour ou par un émouchet!»

«Mme de Rosbourg se baissa pour mieux examiner182 les plumes et latête: c'étaient bien les restes de Mimi, qui périt ainsi misérablement,victime de son humeur.

Les enfants ne dirent rien, Madeleine pleurait. Elles ramassèrent ce quirestait de Mimi pour l'enterrer et lui ériger un petit tombeau. Quandelles furent rentrées à la maison, Mme de Rosbourg leur obtintfacilement un congé pour enterrer Mimi; elles creusèrent une fosse dansleur petit jardin; elles y descendirent les restes de Mimi, enveloppésde chiffons et de rubans, et enfermés dans une petite boîte; ellesmirent des fleurs dessus et dessous la boîte; puis elles remplirent deterre la fosse; elles élevèrent ensuite, avec l'aide du maçon, quelquesbriques formant un petit temple, et elles attachèrent au-dessus unepetite planche sur laquelle Camille, qui avait la plus belle écriture,écrivit:

«Ci-gît Mimi, qui par sa grâce et sa gentillesse faisait le bonheur desa maîtresse jusqu'au jour où il périt victime d'un moment d'humeur.Sa fin fut cruelle: il fut dévoré par un vautour. Ses restes,retrouvés par sa maîtresse inconsolable, reposent ici.

«Fleurville, 1856, 20 août.»

Ainsi finit Mimi, à l'âge de trois mois.


XIX

183

L'ILLUMINATION

Depuis un an que Sophie était à Fleurville, elle n'avait encore aucunenouvelle de sa belle-mère; loin de s'en inquiéter, ce silence lalaissait calme et tranquille; être oubliée de sa belle-mère lui semblaitl'état le plus désirable. Elle vivait heureuse chez ses amies; chaquejournée passée avec ces enfants modèles la rendait meilleure etdéveloppait en elle tous les bons sentiments que l'excessive sévérité desa belle-mère avait comprimés et presque détruits. Mme de Fleurville etson amie Mme de Rosbourg étaient très bonnes, très tendres pour leursenfants, mais sans les gâter; constamment occupées du bonheur et duplaisir de leurs filles, elles n'oubliaient pas leur perfectionnement,et elles avaient su, tout en les rendant très heureuses, les rendrebonnes et toujours disposées à s'oublier pour se dévouer au bien-êtredes autres. L'exemple des mères n'avait pas été perdu pour leursenfants, et Sophie en profitait comme les autres.

Un jour Mme de Fleurville entra chez Sophie; elle tenait une lettre.

184

«Chère enfant, dit-elle, voici une lettre de ta belle-mère....»

Sophie saute de dessus sa chaise, rougit, puis pâlit; elle retombe surson siège, cache sa figure dans ses mains et retient avec peine seslarmes.

Mme de Fleurville, qui avait interrompu sa phrase au mouvement deSophie, voit son agitation et lui dit: «Ma pauvre Sophie, tu crois sansdoute que ta belle-mère va arriver et te reprendre; rassure-toi: ellem'écrit au contraire que son absence doit se prolonger indéfiniment;qu'elle est à Naples, où elle s'est remariée avec un comte Blagowski, etqu'une des conditions du mariage a été que tu n'habiterais plus chezelle. En conséquence, ta belle-mère me demande de te mettre dans unepension quelconque (Sophie rougit encore et regarde Mme de Fleurvilled'un air suppliant et effrayé); à moins, continue Mme de Fleurville ensouriant, que je ne préfère garder près de moi un si mauvais garnement.Qu'en dis-tu, ma petite Sophie? Veux-tu aller en pension ou aimes-tumieux rester avec nous, être ma fille et la sœur de tes amies?

185

Le comte Blagowski.

Image plus grande

—Chère, chère madame, dit Sophie en se jetant dans ses bras et enl'embrassant tendrement, gardez-moi près de vous, continuez-moi votreaffectueuse bonté, permettez-moi de vous aimer comme une mère, de vousobéir, de vous respecter comme si j'étais vraiment votre fille, et dem'appliquer à187 devenir digne de votre tendresse et de celle demes amies.

MADAME DE FLEURVILLE,la serrant contre son cœur.

C'est donc convenu, chère petite: tu resteras chez moi; tu seras mafille comme Camille, Madeleine et Marguerite. Je savais bien que tu nouspréférerais à la meilleure, à la plus agréable pension de Paris.

SOPHIE.

Chère madame, je vous remercie de m'avoir si bien devinée. Je crainsseulement de vous causer une dépense considérable....

MADAME DE FLEURVILLE.

Sois sans inquiétude là-dessus, chère enfant; ton père a laissé unegrande fortune qui est à toi et qui suffirait à une dépense dix foisplus considérable que la tienne.»

Après avoir embrassé encore Mme de Fleurville, Sophie courut chez sesamies pour leur annoncer ces grandes nouvelles. Ce fut une joiegénérale; elles se mirent à danser une ronde si bruyante, accompagnée detels cris de joie, qu'Élisa accourut au bruit.

ÉLISA.

Qu'est-ce? Qu'y a-t-il, mon Dieu? Quoi! c'est une danse! des cris dejoie! Ah bien! une autre fois je ne serai pas si bête: vous aurez beaucrier, je resterai bien tranquillement chez moi! Mais188 a-t-on jamaisvu des petites filles crier et se démener ainsi, comme de petits démons?

MARGUERITE,sautant toujours.

Si tu savais, ma chère Élisa, si tu savais quel bonheur! Viens danseravec nous. Quel bonheur! quel bonheur!

ÉLISA.

Mais quoi donc? Pour quoi, pour qui faut-il que je me démène comme unlutin? M'expliquerez-vous enfin...?

MARGUERITE.

Sophie reste avec nous toujours! toujours! Mme Fichini s'est mariée. Ha!ha! ha! elle s'est mariée avec un comte Blagowski! ils ne veulent plusde Sophie,... quel bonheur! quel bonheur!»

Et la ronde, les sauts, les cris recommencèrent de plus belle. Élisas'était mise de la partie, et le tapage devint tel, que successivementtoute la maison vint savoir la cause de ce bruit sans pareil.

Chacun s'en allait heureux de la bonne nouvelle, car tous aimaientSophie et la plaignaient d'avoir une si méchante belle-mère.

Enfin les petites filles se lassèrent de danser; toutes quatre tombèrentsur des chaises; Élisa s'y laissa tomber comme elles.

«Mes enfants, dit-elle, vous savez que pour les grandes fêtes on faitdes illuminations: faisons-en une ce soir en l'honneur de Sophie.

189

CAMILLE.

Comment cela? il faudrait des lampions.

ÉLISA.

Eh! nous allons en faire.

MADELEINE.

Avec quoi? comment?

ÉLISA.

Avec des coquilles de noix et de noisettes, de la cire jaune et de lachandelle.

MARGUERITE.

Bravo, Élisa! Que d'esprit tu as! Viens que je t'embrasse.»

Et Marguerite se jeta sur Élisa pour l'embrasser; Camille, Madeleine,Sophie en firent autant, de sorte qu'Élisa, enlacée, étouffée, chercha àesquiver ces élans de reconnaissance; elle voulut se sauver: les quatrepetites se pendirent après elle, et ce ne fut qu'après bien des coursesqu'elle parvint à leur échapper. On l'entendit s'enfermer dans sachambre: impossible d'y entrer; la porte était solidement verrouillée.

MARGUERITE.

Élisa! Élisa! ouvre-nous, je t'en prie.

CAMILLE.

Élisa! ma bonne Élisa, nous ne t'embrasserons plus que cent cinquantefois.

MADELEINE.

Élisa, excellente Élisa, ouvre; nous avons à te parler.

190

SOPHIE.

Élisa, Élisa, une petite ronde encore, et c'est fini.

ÉLISA.

C'est bon, c'est bon; cassez-vous le nez à ma porte, pendant que jecasse autre chose.»

En effet, les enfants entendaient un bruit sec extraordinaire, qui nediscontinuait pas. Crac, crac, crac.

«Qu'est-ce qu'elle fait là dedans? dit tout bas Sophie; on diraitqu'elle fait frire des marrons qui éclatent.

MARGUERITE.

Attends, attends, je vais regarder par le trou de la serrure.... Je nevois rien; elle est debout; elle nous tourne le dos et elle paraît trèsoccupée, mais je ne vois pas ce qu'elle fait.

CAMILLE.

J'ai une idée; sortons tout doucement, faisons le tour par dehors, etregardons par la fenêtre, qui n'est pas bien haute. Comme elle ne s'yattend pas, elle n'aura pas le temps de se cacher.

SOPHIE.

C'est une bonne idée, mais pas de bruit; allons toutes sur la pointe despieds, et pas un mot.»

En effet, elles se retirèrent tout doucement, sortirent, firent le tourde la maison sur la pointe des pieds, et arrivèrent ainsi sous lafenêtre191 d'Élisa. Quoique cette fenêtre fût au rez-de-chaussée, elleétait encore trop haute pour les petites filles. A un signe de Camille,elles s'élancèrent sur le treillage qui garnissait les murs, et en uneseconde leurs quatre têtes se trouvèrent à la hauteur de la fenêtre.Élisa poussa un cri et jeta promptement son tablier sur la commodedevant laquelle elle travaillait. Il était trop tard, les petitesavaient vu.

«Des noix, des noix! crièrent-elles toutes ensemble; Élisa casse desnoix, c'est pour l'illumination de ce soir.

—Allons, voyons, puisque vous m'avez découverte, venez m'aider àpréparer les lampions.»

Les enfants sautèrent à bas du treillage, refirent en courant, et cettefois pas sur la pointe des pieds, le tour de la maison, et seprécipitèrent dans la chambre d'Élisa, dont la porte n'était plusfermée. Elles trouvèrent déjà une centaine de coquilles de noix toutesprêtes à être remplies de cire ou de graisse. Chacune des petites tirason couteau, et elles se mirent à l'ouvrage avec un zèle si ardent,qu'en moins d'une heure elles préparèrent deux cents lampions.

«Bon, dit Élisa; à présent allons chercher un pot de graisse, une boîtede veilleuses, une casserole à bec et un réchaud.»

Elles coururent avec Élisa à la cuisine et à l'antichambre pour demanderles objets nécessaires à192 leur illumination. En revenant chez Élisa,Camille prit avec une cuiller de la graisse, qu'elle mit dans lacasserole; Madeleine entassa du charbon dans le réchaud; Élisa alluma etsouffla le feu; Sophie et Marguerite rangèrent les coquilles de noix surla commode. Quand la graisse fut fondue, Élisa en remplit les coquilles,et, pendant qu'elle était encore chaude et liquide, les enfants mirentune mèche de veilleuse dans chacun des petits lampions.

Cette opération leur prit une bonne heure. Elles attendirent que lagraisse fût bien refroidie et durcie, puis elles mirent tous leslampions dans deux paniers.

«Allons, dit Élisa, voilà notre ouvrage terminé; il ne nous reste plusqu'à placer tous ces petits lampions sur les croisées, sur lescheminées, sur les tables, et nous les allumerons après dîner, quand ilfera nuit.»

Mme de Fleurville et Mme de Rosbourg travaillaient dans le salon quandles enfants et Élisa entrèrent avec leurs paniers.

MADAME DE ROSBOURG.

Qu'apportez-vous là, mes enfants?

CAMILLE.

Des lampions, madame, pour célébrer ce soir par une illumination lemariage de Mme Fichini et l'abandon qu'elle nous fait de Sophie.

193

MADAME DE FLEURVILLE.

Mais c'est très joli, tous ces petits lampions; où les avez-vous eus?

MADELEINE.

Nous les avons faits, maman; Élisa nous en a donné l'idée et nous aaidées à les faire.»

Mme de Fleurville et Mme de Rosbourg trouvèrent l'idée très bonne; ellesaidèrent les enfants à placer les lampions. L'heure du dîner étantarrivée, Élisa emmena les petites filles pour les laver et les arranger.Le dîner leur parut bien long; elles étaient impatientes de voir l'effetde leur illumination. Après dîner il fallut encore attendre qu'il fîtnuit. Elles firent une très petite promenade avec leurs mamans, jusqu'aumoment où l'obscurité vint. Enfin Marguerite s'écria qu'elle voyait uneétoile, ce qui prouvait bien qu'il faisait assez sombre pour commencerleur illumination. Tout le monde rentra un peu en courant; les mamanscomme les petites filles se mirent à allumer les lampions.

Quand ils furent tous allumés, les enfants se mirent au milieu du salonpour juger de l'effet.

Tous ces cordons de lumière formaient un coup d'œil charmant. Lespetites étaient enchantées; elles battaient des mains, sautaient; lesmamans leur proposèrent une partie de cache-cache, qui fut acceptée avecdes cris de joie; Élisa, Mme de Fleurville et Mme de Rosbourg jouèrentavec elles,194 on se cachait dans toutes les chambres, on courait dansles corridors, dans les escaliers, on trichait un peu, on riaitbeaucoup, et l'on était heureux.

Après deux heures de courses et de rires il fallut pourtant finir cettebonne journée. Mais, avant de se coucher, les enfants eurent un petitsouper de gâteaux, de crèmes, de fruits. Élisa fut invitée à souper avecles petites filles. Comme elle était fort modeste, elle s'en défendit unpeu; mais les enfants, qui voyaient dans ses yeux que toutes ces bonneschoses lui faisaient envie, l'entourèrent, la traînèrent vers la table,la firent asseoir, et lui servirent de tout en telle quantité qu'elledéclara ne plus pouvoir avaler. Alors les enfants firent un grand tas degâteaux et de fruits, qu'elles enveloppèrent dans une immense feuille depapier, et la forcèrent à emporter le tout chez elle. Élisa lesremercia, les embrassa et alla préparer leur coucher.

Sophie, de son côté, remercia Camille, Madeleine et Marguerite de leuramitié, et se retira le cœur rempli de reconnaissance et de bonheur.

195


XX

LA PAUVRE FEMME

«Mes chères enfants, dit un jour Mme de Fleurville, allons faire unelongue promenade. Le temps est magnifique, il ne fait pas chaud; nousirons dans la forêt qui mène au moulin.

MARGUERITE.

Et cette fois je n'emporterai certainement pas ma jolie poupée.

MADAME DE ROSBOURG.

Je crois que tu feras bien.

CAMILLE,souriant.

A propos de moulin, savez-vous, maman, ce qu'est devenue Jeannette?

MADAME DE FLEURVILLE.

Le maître d'école est venu m'en parler il y a peu de jours; il en esttrès mécontent; elle ne travaille pas, ne l'écoute pas: elle cherche àentraîner les autres petites filles à mal faire. Ce qui est pis encore,c'est qu'elle vole tout ce qu'elle peut attraper, les mouchoirs de sespetites compagnes, leurs provisions, les plumes, le papier, tout ce quiest à sa portée.

196

MADELEINE.

Mais comment sait-on si c'est Jeannette qui vole? Les petites fillesperdent peut-être elles-mêmes leurs affaires.

MADAME DE FLEURVILLE.

On l'a surprise déjà trois fois pendant qu'elle volait, ou qu'elleemportait sous ses jupons les objets qu'elle avait volés! Depuis cetemps, la maîtresse d'école la fouille tous les soirs avant de lalaisser partir.

MARGUERITE.

Et sa mère, qui l'a tant fouettée l'année dernière pour la poupée, ne lapunit donc pas?

MADAME DE ROSBOURG.

Sa mère l'a fouettée sévèrement pour la poupée, parce que ce vol luiavait fait perdre les présents que je devais lui donner; mais il paraîtqu'elle l'élève très mal, et qu'elle lui donne de mauvais exemples.

SOPHIE.

Est-ce que sa mère vole aussi?

197

Le maître d'école est très mécontent de Jeannette. (Page195.)

Image plus grande

MADAME DE FLEURVILLE.

Elle vole dans un autre genre que sa fille; ainsi, quand on lui apportedu grain à moudre, elle en cache une partie. Elle va la nuit avec sonmari voler du bois dans la forêt qui m'appartient; elle vole du poissonde mes étangs et elle va le vendre au marché. Jeannette voit tout cela,et elle fait comme ses parents. C'est un grand malheur: le199 bon Dieu les punira un jour, etpersonne ne les plaindra.»

La promenade fut très agréable. On suivit un chemin qui entrait dans lebois; les enfants virent de loin Jeannette, qui se sauva dans le moulinaussitôt qu'elle les aperçut.

MARGUERITE.

Regarde, Sophie; vois-tu la tête de Jeannette qui passe par la lucarnedu grenier?

SOPHIE.

Ah! elle la rentre! la voici qui reparaît à l'autre bout du grenier.

CAMILLE.

Prenez garde. Jeannette nous lance des pierres!»

En effet, cette méchante fille cherchait à attraper les enfants avec despierres tranchantes qu'elle lançait de toute sa force. Mme de Fleurvilleen fut très mécontente, et promit qu'en rentrant elle ferait venir lepère de Jeannette pour se plaindre de sa méchante fille.

On continua la promenade, et l'on finit par s'asseoir à l'ombre desvieux chênes chargés de glands. Pendant que les enfants s'amusaient à enramasser et à remplir leurs poches, elles crurent entendre un légerbruit: elles s'arrêtèrent et écoutèrent: des gémissements et dessanglots arrivèrent distinctement à leurs oreilles.

«Allons voir qui est-ce qui pleure», dit Camille.

200

Et toutes quatre s'élancèrent dans le bois, du côté où elles entendaientgémir. A peine eurent-elles fait quelques pas, qu'elles virent unepetite fille de douze à treize ans, couverte de haillons, assise parterre; sa tête était cachée dans ses mains; les sanglots soulevaient sapoitrine, et elle était si absorbée dans son chagrin, qu'elle n'entenditpas venir les enfants.

«Pauvre petite, dit Madeleine, comme elle pleure!»

La petite fille releva la tête et parut effrayée à la vue des quatreenfants qui l'entouraient; elle se leva et fit un mouvement pours'enfuir.

CAMILLE.

Ne te sauve pas, ma petite fille; n'aie pas peur, nous ne te ferons pasde mal.

MADELEINE.

Pourquoi pleures-tu, ma pauvre petite?»

Le son de voix si plein de douceur et de pitié avec lequel avaient parléCamille et Madeleine attendrit la petite fille, qui recommença àsangloter plus fort qu'auparavant.

Marguerite et Sophie, touchées jusqu'aux larmes, s'approchèrent de lapauvre enfant, la caressèrent, l'encouragèrent et réussirent enfin,aidées de Camille et de Madeleine, à sécher ses pleurs et à obtenird'elle quelques paroles.

201

«Pauvre petite, dit Madeleine, comme elle pleure!»

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LA PETITE FILLE.

Mes bonnes petites demoiselles, nous sommes203 dans le pays depuis un mois: ma pauvre maman est tombée malade enarrivant; elle ne peut plus travailler. J'ai vendu tout ce que nousavions pour avoir du pain, je n'ai plus rien; j'avais pourtant espéréqu'on m'achèterait au moulin ma pauvre robe qui cache mes haillons, maison n'en a pas voulu; j'ai été chassée, et même une petite fille m'alancé des pierres.

MARGUERITE.

Je suis sûre que c'est la méchante Jeannette.

LA PETITE FILLE.

Oui, tout juste; sa mère l'a appelée de ce nom et lui a dit de finir,mais elle m'a encore attrapée au bras, si fort que j'en ai saigné. Ce neserait rien si j'avais pu avoir quelque argent pour rapporter du pain àma pauvre maman; elle est si faible, et elle n'a rien mangé depuis hier!

SOPHIE.

Rien mangé! Mais alors,... toi aussi, ma pauvre petite, tu n'as rienmangé!

LA PETITE FILLE.

Oh moi! mademoiselle, je ne suis pas malade: je puis bien supporter lafaim; d'ailleurs, en allant au moulin, j'ai ramassé et mangé quelquesglands.

CAMILLE.

Des glands! Pauvre, pauvre enfant! attends-nous un instant, ma petite;nous avons dans un204 panier du pain et des prunes, nous allons t'enapporter.

—Oui, oui, s'écrièrent tout d'une voix Madeleine, Marguerite et Sophie,donnons-lui notre goûter, et demandons de l'argent à nos mamans pourelle.»

Elles coururent rejoindre leurs mamans; elles arrivèrent touteshaletantes, et, pendant que Camille et Madeleine racontaient ce que leuravait dit la petite fille, Sophie et Marguerite couraient lui porter lepanier qui renfermait les provisions; elles virent bientôt arriver Mmede Fleurville et Mme de Rosbourg.

La petite fille n'avait pas encore touché au pain ni aux fruits.

MADAME DE FLEURVILLE.

Mange, ma petite fille; tu nous diras ensuite où tu demeures et qui tues.

LA PETITE FILLE,faisant une révérence.

Je vous remercie bien, madame, vous êtes bien bonne; j'aime mieux garderle pain et les fruits pour les donner à maman; je vais tout de suite leslui porter.

MADAME DE ROSBOURG.

Et toi, ma petite, tu n'en mangeras donc pas?

LA PETITE FILLE.

Oh! madame, merci bien, je n'en ai pas besoin; je ne suis pas malade, jesuis forte.»

En disant ces mots, la petite fille, pâle, maigre205 et à peine assezforte pour se soutenir, essaya de porter le panier et fléchit sous sonpoids; elle se retint au buisson, rougit et répéta d'une voix faible etéteinte: «Je suis forte, mesdemoiselles, ne vous inquiétez pas de moi».

MADAME DE ROSBOURG,se mettant en marche.

Donne-moi ce panier, ma pauvre enfant, je le porterai jusque chez toi;où demeures-tu?

LA PETITE FILLE.

Ici, tout près, madame, sur la lisière du bois.

MADAME DE FLEURVILLE.

Comment s'appelle ta maman?

LA PETITE FILLE.

On l'appelle la mère la Frégate, mais son vrai nom est FrançoiseLecomte.

MADAME DE FLEURVILLE.

Et pourquoi donc, mon enfant, l'appelle-t-on la mère la Frégate?

LA PETITE FILLE.

Parce qu'elle est la femme d'un marin.

MADAME DE ROSBOURG,avec intérêt.

Où est ton père? N'est-il pas avec vous?

LA PETITE FILLE.

Hélas! non, madame, et c'est pour cela que nous sommes si malheureuses.Mon père est parti il y a quelques années; on dit que son vaisseau apéri; nous n'en avons plus entendu parler; maman en a eu tant de chagrinqu'elle a fini par tomber malade. Nous avons vendu tout ce que206 nousavions pour acheter du pain, et maintenant nous n'avons plus rien àvendre. Que va devenir ma pauvre mère? Que pourrais-je faire pour lasauver?»

Et la petite fille recommença à sangloter.

Mme de Rosbourg avait été fort émue et fort agitée par ce récit.

«Sur quel vaisseau était monté ton père, demanda-t-elle d'une voixtremblante, et comment s'appelait le commandant?

LA PETITE FILLE.

C'était la frégate laSibylle, commandant de Rosbourg.»

Mme de Rosbourg poussa un cri et saisit dans ses bras la petite filleeffrayée.

«Mon mari!... son vaisseau!... répétait-elle. Pauvre enfant, toi aussi,tu es restée orpheline comme ma pauvre Marguerite! Ta pauvre mère pleurecomme moi un mari perdu, mais vivant peut-être. Ah! ne t'inquiète plusde ta mère ni de ton avenir; vite, conduis-moi près d'elle, que je lavoie, que je la console!»

207

Un matelot de laSibylle.

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Et elle pressa le pas, tenant par la main la petite Lucie (c'était sonnom); Mme de Fleurville et les enfants suivaient en silence. Lucien'avait pas bien compris l'exclamation et les promesses de Mme deRosbourg, mais elle sentait que c'était du bonheur qui lui arrivait etque sa mère serait secourue; elle marchait aussi vite que le luipermettait209 sa faiblesse; en peu d'instants elles arrivèrent àune vieille masure.

C'était une cabane, une hutte de bûcheron, abandonnée et délabrée. Letoit était percé de tous côtés; il n'y avait pas de fenêtre; la porteétait si peu élevée, que Mme de Rosbourg dut se baisser pour y entrer;l'obscurité ne lui permit pas au premier moment de distinguer, au fondde la cabane, une femme, à peine couverte de mauvais haillons, étenduesur un tas de mousse: c'était le lit de la mère et de la fille. Aucunmeuble, aucun ustensile de ménage ne garnissait la cabane; aucunvêtement n'était accroché aux murs. Mme de Rosbourg eut peine à retenirses larmes à la vue d'une si profonde misère; elle s'approcha de lamalheureuse femme pâle, amaigrie, qui attendait avec anxiété le retourde Lucie et la nourriture qu'elle devait acheter avec le prix de sapauvre vieille robe. Mme de Rosbourg comprit que la faim était en cemoment la plus cruelle souffrance de la mère et de la fille; elle fitapprocher Lucie, ouvrit le panier et partagea entre elles le pain et lesfruits, qu'elles dévorèrent avec avidité. Elle attendit la fin de cepetit repas pour expliquer à la pauvre femme qu'elle était Mme deRosbourg, femme du commandant de laSibylle, et que la petite Lucielui avait raconté leur misère, leur chagrin depuis la perte du vaisseauque montait son mari.

210

«Je me charge de votre avenir, ma pauvre Françoise, ajouta-t-elle; nevous inquiétez ni de votre petite Lucie ni de vous-même. En rentrant àFleurville, je vais immédiatement vous envoyer une charrette qui vousamènera au village. Je m'occuperai de vous loger, de vous faire soigner,de vous procurer tout ce qui vous est nécessaire. Dans deux heures vousaurez quitté cette habitation malsaine et misérable.»

Mme de Rosbourg ne donna ni à Françoise ni à Lucie le temps de revenirde leur surprise; elle sortit précipitamment, emmenant avec elle Mme deFleurville et les enfants, qui étaient restées à la porte de la cabane.Aucune d'elles ne parla; Mme de Rosbourg était absorbée dans ses tristessouvenirs, Mme de Fleurville et les enfants respectaient sa douleur. Enapprochant du village, Mme de Rosbourg proposa à Mme de Fleurville devenir avec elle visiter une maison qui était à louer depuis quelquetemps et qui pouvait convenir à la pauvre femme. Mme de Fleurvilleaccepta la proposition avec empressement, et l'on se dirigea vers unemaison petite, mais propre, et entièrement mise à neuf. Il y avait troispièces, une cave et un grenier, un joli jardin et un potager plantéd'arbres fruitiers; les chambres étaient claires, assez grandes pourservir, l'une de cuisine et de salle à manger, l'autre de chambre pourla mère Françoise et sa fille, la troisième de pièce de réserve.

211

Mme de Rosbourg eut peine à retenir ses larmes. (Page209.)

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213

«Chère amie, dit Mme de Rosbourg à Mme de Fleurville, pendant que j'iraichez le propriétaire de cette maison, ayez la bonté de rentrer auchâteau et d'envoyer une charrette qui ramènera la femme Lecomte, et uneseconde voiture qui apportera ici les meubles et les effetsindispensables pour ce soir. La pauvre femme pourra dès aujourd'huipasser la nuit dans un bon lit, en attendant que je lui achète de quoise meubler convenablement.»

Mme de Fleurville et les enfants partirent sans plus attendre. Lesenfants, aidées d'Élisa, se chargèrent de rassembler tout ce qu'ilfallait pour le coucher, et le dîner de Françoise et de Lucie. Mais,quand chacune d'elles eut fait apporter les objets qu'elle croyaitabsolument nécessaires, il y en avait une telle quantité, qu'une seulecharrette n'aurait pu en contenir même la moitié. C'étaient des tables,des chaises, des fauteuils, des tabourets, des flambeaux, des vases, descasseroles, des cafetières, des tasses, des verres, des assiettes, descarafes, des balais, des brosses, des tapis, un pain de sucre, deuxpains de six livres chacun, une marmite pleine de viande, une cruche delait, une motte de beurre, un panier d'œufs, dix bouteilles de vin,toutes sortes de provisions en légumes, en fruits, en saucissons,jambons, etc., etc.

Quand Élisa vit cet amas d'objets inutiles, elle se214 mit à rire sifort que Marguerite et Sophie se fâchèrent, pendant que Camille etMadeleine rougissaient de contrariété.

«Pourquoi ris-tu, Élisa? dit Marguerite avec animation. Il n'y a rien desi risible à voir préparer des provisions pour une pauvre femme.

ÉLISA,riant encore.

Et vous croyez que votre maman enverra tout cet amas de choses inutiles?

SOPHIE,piquée.

Il n'y a rien que de très utile dans ce que nous avons fait apporter.

ÉLISA.

Utile pour une maison comme la nôtre; mais pour une pauvre femme qui n'apas seulement un lit à elle, que voulez-vous qu'elle fasse de tout cela?Et comment viendrait-elle à bout de ranger et de nettoyer tous cesmeubles? et comment mangerait-elle tout ce pain, qui serait dur commeune pierre avant qu'elle arrivât à la dernière bouchée? cette viande,qui serait gâtée avant qu'elle en eût mangé la moitié? ce beurre, cesœufs, ces légumes? Tout serait perdu, vous le voyez bien.

CAMILLE.

Mais toi-même, Élisa, tu as préparé des matelas, des oreillers, desdraps, des couvertures.

ÉLISA.

Certainement, parce que c'est nécessaire pour215 le coucher de la mèreLecomte et de sa fille. Mais tout cela?... Allons, laissez-moi faire; jevais arranger les choses pour le mieux. Joseph, venez nous aider àranger nos affaires dans la charrette pour la petite maison blanche duvillage. Tenez, voilà Nicaise qui passe; appelez-le, qu'il nous donne uncoup de main.... Bon;... prenez les matelas,... c'est cela;... à présentle paquet de couvertures, de draps et d'oreillers,... très bien....Placez dans un coin ce pain, ce petit pot de beurre, ces six œufs;...bon;... et puis la petite marmite de bouillon,... une bouteille de vin àprésent,... un paquet de chandelles et un flambeau. Là,... ajoutez cettepetite table, deux chaises de paille, deux verres, deux assiettes,... etc'est tout. Allez, maintenant, et attendez madame pour décharger lavoiture.»


XXI

INSTALLATION DE FRANÇOISE ET DE LUCIE

CAMILLE.

Maman, voulez-vous nous permettre d'aller avec Élisa à la petite maisonblanche, pour préparer les lits et les provisions de la pauvre Lucie etde sa maman? Nous la verrons arriver et nous jouirons de sa surprise.

216

MADAME DE FLEURVILLE.

Oui, chères enfants, allez achever votre bonne œuvre et arrangez toutpour le mieux. Vous achèterez au village ce qui manquera pour leur petitrepas du soir. Moi, je reste ici pour écrire des lettres et préparer vosleçons pour demain; vous me raconterez la joie de la pauvre femme et desa fille.

MADELEINE.

Maman, pouvons-nous emporter une de nos chemises, un jupon, une robe,des bas, des souliers et un mouchoir pour la pauvre Lucie, qui est enhaillons?

MADAME DE FLEURVILLE.

Certainement, ma petite Madeleine; tu as là une bonne et charitablepensée. Emportez aussi du linge pour la pauvre mère, et ma vieille robede chambre, en attendant que Mme de Rosbourg achète ce qui estnécessaire pour les habiller.

MADELEINE.

Merci, ma chère maman; que vous êtes bonne!»

Mme de Fleurville embrassa tendrement Madeleine, qui courut annoncercette heureuse nouvelle à ses amies. Élisa fit un petit paquet deseffets qu'elles emportaient, et elles se remirent gaiement en route.

En arrivant à la maison blanche, elles y trouvèrent Mme de Rosbourg quifaisait décharger la charrette; les enfants aidèrent Élisa à faire217les lits et à placer les objets qu'on avait apportés.

ÉLISA.

Il nous faut du bois pour faire cuire la soupe.

CAMILLE.

Et du sel pour mettre dedans!

MADELEINE.

Et des cuillers pour la manger!

SOPHIE.

Et des couteaux pour couper le pain!

MARGUERITE.

Et des terrines et des plats pour mettre le beurre et les œufs.

MADAME DE ROSBOURG.

Ma chère Élisa, voulez-vous aller au village acheter ce qui estnécessaire?

ÉLISA.

Oui, madame, avec grand plaisir. Attendez-moi, enfants, je serai revenuedans cinq minutes.»

Les enfants s'occupèrent à mettre le couvert, ce qui ne leur prit pasbeaucoup de temps; elles placèrent la table au milieu de la cuisine, lesdeux chaises en face l'une de l'autre, les assiettes, les verres et labouteille de vin sur la table, ainsi que le pain. Élisa revint encourant; elle apportait ce qui manquait et, de plus, du sucre pour levin chaud qu'elle voulait faire boire à Françoise.

218

«Voici encore une cruche pour mettre de l'eau, ajouta-t-elle; nous n'yavions pas pensé.»

Après une attente de quelques minutes, pendant lesquelles Élisa eut letemps d'allumer le feu et de faire une bonne soupe et une omelette, onvit enfin arriver la charrette, dans laquelle était étendue la pauvreFrançoise, la tête appuyée sur les genoux de la petite Lucie. Quand lavoiture s'arrêta devant la porte, Mme de Rosbourg, aidée d'Élisa, en fitdescendre Françoise, plus faible, plus pâle encore que quelques heuresauparavant. La pauvre femme n'eut pas la force de remercier Mme deRosbourg; mais son regard attendri indiquait assez la reconnaissancedont son cœur débordait. Lucie était si inquiète de cette grandefaiblesse, qu'elle ne songea pas à regarder la maison ni la chambre oùon la faisait entrer. Mais quand, rassurée sur sa mère, elle la vitcouverte de linge blanc, couchée dans un bon lit, avec des draps, descouvertures: son visage, si inquiet jusqu'alors, devint radieux; sa têtepenchée vers sa mère se redressa; ses yeux fixés sur ce pâle visagechangèrent de direction; elle regarda autour d'elle: la douleur etl'inquiétude firent place au bonheur; ses joues se colorèrent; deslarmes de joie coulèrent sur sa figure; l'émotion lui coupa la parole;elle ne put que se jeter à genoux et saisir la main de Mme de Rosbourg,qu'elle tint appuyée sur ses lèvres en éclatant en sanglots.

219

«Remets-toi, mon enfant, lui dit Mme de Rosbourg avec bonté en larelevant; ce n'est pas à moi que tu dois adresser de tels remerciements,mais au bon Dieu, qui m'a permis de te rencontrer et de soulager votremisère. Calme-toi pour ne pas agiter ta mère; avec du repos et une bonnenourriture elle se remettra promptement. Voici Élisa qui lui apporte unesoupe et un verre de vin chaud sucré. Et toi, ma pauvre enfant, qui espresque aussi exténuée que ta mère, mets-toi à table et mange le petitrepas que t'a préparé Élisa.»

Les enfants entraînèrent Lucie dans la pièce à côté et lui servirent sondîner, pendant qu'Élisa et Mme de Rosbourg faisaient manger Françoise.Camille lui servit de la soupe, Madeleine un morceau de bœuf, Sophiede l'omelette, et Marguerite lui versait à boire. Lucie ne se lassaitpas de regarder, d'admirer, de remercier; elle appelait les enfants:Mes chères bienfaitrices, ce qui amusa beaucoup Marguerite.

Quand Lucie eut fini de manger, les quatre petites se précipitèrent pourl'habiller; elles faillirent la mettre en pièces, tant elles sedépêchaient de la débarrasser de ses haillons et de la revêtir deseffets qu'elles avaient apportés. Lucie ne put s'empêcher de pousserquelques petits cris tandis que l'une lui arrachait des cheveux enenlevant son bonnet sale, que l'autre lui enfonçait une220 épingledans le dos, que la troisième la pinçait en lui passant ses manches, etque la quatrième l'étranglait en lui nouant son bonnet blanc. Elle finitpourtant par se trouver admirablement habillée, et elle courut se fairevoir à sa maman, qui, joignant les mains, regardait Lucie avecadmiration. Elle dit enfin d'une voix un peu plus forte:

«Chères demoiselles, chères dames, que le bon Dieu vous bénisse et vousrécompense; qu'il vous rende un jour le bien que vous me faites et lebonheur dont vous remplissez mon cœur! Ma pauvre Lucie, approcheencore, que je te regarde, que je te touche! Ah! si ton pauvre pèrepouvait te voir ainsi!»

Elle retomba sur son oreiller, cacha sa tête dans ses mains et pleura.Mme de Rosbourg lui prit les mains avec affection et la consola de sonmieux.

«Tout ce que nous envoie le bon Dieu est pour notre bien, ma bonneFrançoise. Voyez! si la méchante meunière n'avait pas chassé votrepauvre Lucie, mes petites ne l'auraient pas entendue pleurer, je nel'aurais pas questionnée, je n'aurais pas connu votre misère. Il en estainsi de tout; Dieu nous envoie le bonheur et permet les chagrins;recevons-les de lui et soyons assurés que le tout est pour notre bien.»

Les paroles de Mme de Rosbourg calmèrent221 Françoise; elle essuya seslarmes et se laissa aller au bonheur de se trouver dans une maison bienclose, bien propre, dans un bon lit avec du linge blanc, et avec lacertitude de ne plus avoir à redouter ni pour elle ni pour Lucie lesangoisses de la faim, du froid et de toutes les misères dont Mme deRosbourg venait de la sortir.

«Demain, ma bonne Françoise, dit Mme de Rosbourg, j'irai à Laigle pouracheter les meubles, les vêtements et les autres objets nécessaires àvotre ménage. Mes petites et moi, nous viendrons vous voir souvent; sivous désirez quelque chose, faites-le-moi savoir. En attendant, voicivingt francs que je vous laisse pour vos provisions de bois, dechandelle, de viande, de pain, d'épicerie. Quand vous serez bien guérie,je vous donnerai de l'ouvrage; ne vous inquiétez de rien; mangez,dormez, prenez des forces, et priez le bon Dieu avec moi qu'il nousrende un jour nos maris.»

Mme de Rosbourg appela les enfants, qui dirent adieu à Lucie en luipromettant de venir la voir le lendemain, et les ramena au château, oùelles trouvèrent Mme de Fleurville un peu inquiète de leur absenceprolongée, et prête à partir pour aller les chercher, l'heure du dînerétant passée depuis longtemps.

Les enfants racontèrent toute la joie de Lucie et de sa mère, leurreconnaissance, la bonté de Mme de Rosbourg; elles parlèrent avecvolubilité222 toute la soirée; elles recommencèrent avec Élisa quandelles allèrent se coucher; elles parlaient encore en se mettant au lit;la nuit elles rêvèrent de Lucie, et le lendemain leur première penséefut d'aller à la petite maison blanche. Quand Mme de Fleurville leurproposa de les y mener, Mme de Rosbourg était partie depuis longtempspour acheter le mobilier promis la veille. Elles trouvèrent Françoisesensiblement mieux, et levée; Lucie avait demandé à un petit voisinobligeant de lui faire un balai: elle avait nettoyé non seulement leschambres, mais le devant de la maison; les lits étaient bien proprementfaits, le bois qu'elle avait acheté était rangé en tas dans la cave;avec un de ses vieux haillons elle avait essuyé la table, les chaises,les cheminées: tout était propre. Françoise et Lucie se promenaient avecdélices dans leur nouvelle demeure quand Mme de Fleurville et lesenfants arrivèrent; elles apportaient quelques provisions pour ledéjeuner; Lucie se mit en devoir de préparer le repas. Les enfants luiproposèrent de l'aider.

LUCIE.

Merci, mes bonnes chères demoiselles, je m'en tirerai bien toute seule;il ne faut pas salir vos jolies mains blanches à faire le feu et àfondre le beurre.

MARGUERITE.

Mais saurais-tu faire une omelette, une soupe?

223

LUCIE.

Oh! que oui, mademoiselle; j'ai fait des choses plus difficiles que celaquand nous avions de quoi. Pendant que maman travaillait, je faisaistout le ménage.»

Mme de Fleurville et les enfants rentrèrent au château pour les leçons,qui avaient été un peu négligées la veille. Mme de Rosbourg revint àmidi; elle demanda et obtint un dernier congé pour aider à placer et àranger le mobilier de la maison blanche. Élisa, qui était fortcomplaisante et fort adroite, fut encore mise en réquisition par Mme deRosbourg et les enfants, et l'on retourna après déjeuner chez Françoise,les enfants courant et sautant tout le long du chemin. Elles trouvèrentla mère et la fille folles de joie devant tous leurs trésors. Meubles,vaisselle, linge, vêtements, rien n'avait été oublié. Ce fut une longueoccupation de tout mettre en place. On courut chercher le menuisier pourclouer des planches; des clous à crochet. On accrocha et l'on décrochadix fois les casseroles, les miroirs; presque tous les meubles firent letour des chambres avant de trouver la place où ils devaient rester;chacune donnait son avis, criait, tirait, riait. Tout l'après-midisuffit à peine pour tout mettre en place. Jamais Lucie n'avait été siheureuse, son cœur débordait de joie; de temps à autre elle se jetaità genoux et s'écriait: «Mon Dieu, je vous remercie! Mes chères dames,que je vous224 suis reconnaissante! Mes bonnes petites demoiselles,merci, oh! merci.» Les petites étaient aussi joyeuses que Lucie etFrançoise. La vue de tant de bonheur leur était une excellente leçon decharité. Sophie se promettait de toujours être charitable, de donner auxpauvres tout l'argent de ses menus plaisirs. La journée se termina parun repas excellent, que Mme de Fleurville avait fait apporter chezFrançoise. Tous dînèrent ensemble sur la table neuve avec la vaisselleet le linge de Françoise. Élisa fut de la partie; Camille et Madeleinela placèrent entre elles et eurent soin de remplir son assiette tout letemps du dîner. On servit de la soupe, un gigot rôti, une fricassée depoulet, une salade et une tourte aux pêches. Lucie se léchait lesdoigts; les enfants jouissaient de son bonheur, que partageaitFrançoise.

Après le dîner, Mme de Rosbourg et Mme de Fleurville retournèrent auchâteau, laissant Élisa avec les enfants, qui avaient instamment demandéde rester pour aider Lucie à laver, à essuyer la vaisselle et à toutmettre en ordre.

Quand tout fut propre et rangé, quand on eut soigneusement renfermé dansle buffet les restes du repas, Élisa et les enfants se retirèrent; Lucieaida sa mère à se coucher, et se reposa elle-même des fatigues de cetteheureuse journée.


XXII

225

SOPHIE VEUT EXERCER LA CHARITÉ

Sophie avait été fortement impressionnée de l'aventure de Françoise etde Lucie; elle avait senti le bonheur qu'on goûte à faire le bien.Jamais sa belle-mère ni aucune des personnes avec lesquelles elle avaitvécu n'avaient exercé la charité et ne lui avaient donné de leçons debienfaisance. Elle savait qu'elle aurait un jour une fortuneconsidérable, et, en attendant qu'elle pût l'employer au soulagement desmisères, elle désirait ardemment retrouver une autre Lucie et une autreFrançoise. Un jour la mère Leuffroy, la jardinière, avec laquelle elleaimait à causer, et qui était une très bonne femme, lui dit:

«Ah! mam'selle, il y a bien des pauvres que vous ne connaissez pas,allez! Je connais une bonne femme, moi, par delà la forêt, qui est toutà fait malheureuse. Elle n'a pas toujours un morceau de pain à se mettresous la dent.

SOPHIE.

Où demeure-t-elle? Comment s'appelle-t-elle?

MÈRE LEUFFROY.

Elle reste dans une maisonnette qui est à l'entrée226 du village ensortant de la forêt; elle s'appelle la mère Toutain. C'est une pauvrepetite vieille pas plus grande qu'un enfant de huit ans, avec de grandesmains, longues comme des mains d'homme. Elle a quatre-vingt-deux ans;elle se tient encore droite, tout comme moi; elle travaille le plusqu'elle peut; mais, dame! elle est vieille, ça ne va pas fort. Elle aune petite chaise qui semble faite pour un enfant, elle couche dans unfour, sur de la fougère, et elle ne mange que du pain et du fromage,quand elle en a.

SOPHIE.

Oh! que je voudrais bien la voir! Est-ce bien loin?

MÈRE LEUFFROY.

Pour ça non, mam'selle: une demi-heure de marche au plus. Vous irez bienen vous promenant.»

Sophie ne dit plus rien, mais elle forma en elle-même le projet d'yaller; et, pour en avoir seule le mérite, elle résolut de le faire sansaide, sans en parler à personne, sinon à Marguerite, avec laquelle elleétait plus particulièrement liée; d'ailleurs elle craignait que Camilleet Madeleine, qui ne faisaient jamais rien sans demander la permission àleur maman, ne l'empêchassent de s'éloigner sans sa bonne. Elle attenditdonc que Marguerite fût seule pour lui raconter ce qu'elle savait de la227 misère de cette pauvre petite vieille, et pour lui proposer d'allerla voir et la secourir.

MARGUERITE.

Je ne demande pas mieux; allons-y tout de suite, si maman le permet, etemmenons avec nous Camille, Madeleine et Élisa.

SOPHIE.

Mais non, Marguerite, il ne faut en parler à personne; ce sera bien plusbeau, bien plus charitable, d'aller seules, de ne nous faire aider depersonne, de donner à cette petite mère Toutain l'argent que nous avonspour nos gâteaux et nos plaisirs. Moi, j'ai trois francs vingt centimesdans ma bourse; et toi, combien as-tu?

MARGUERITE.

Moi, j'ai deux francs quarante-cinq centimes. Je sais bien que noussommes riches; mais pourquoi est-ce mieux, pourquoi est-ce pluscharitable de nous cacher de Mme de Fleurville, de maman, de Camille, deMadeleine, et d'aller seules chez cette bonne femme?

SOPHIE.

Parce que j'ai entendu dire l'autre jour à ta maman qu'il ne faut pass'enorgueillir du bien qu'on fait, et qu'il faut se cacher pour ne pasen recevoir d'éloges. Alors, tu vois bien que nous ferons mieux de nouscacher pour faire la charité à cette bonne vieille.

228

MARGUERITE.

Il me semble pourtant que je dois le dire au moins à maman.

SOPHIE.

Mais pas du tout. Si tu le dis à ta maman, ils voudront tous venir avecnous, ils voudront tous donner de l'argent; et nous, que ferons-nous?Nous resterons là à écouter et à regarder, comme l'autre jour dans lacabane de Françoise et de Lucie. Quel bien avons-nous fait là-bas?Aucun; c'est Mme de Rosbourg qui a parlé et qui a tout donné.

MARGUERITE.

Sophie, je crois que nous sommes trop petites pour nous en aller toutesseules dans la forêt.

SOPHIE.

Trop petites! Tu as six ans, moi j'en ai huit, et tu trouves que nous nepouvons pas sortir sans nos mamans ou sans une bonne? Ha! ha! ha!J'allais seule bien plus loin que cela quand j'avais cinq ans.»

Marguerite hésitait encore.

SOPHIE.

Je vois que tu as tout bonnement peur; tu n'oses pas faire cent pas sansta maman. Tu crains peut-être que le loup ne te croque?

MARGUERITE,piquée.

Du tout, mademoiselle, je ne suis pas aussi sotte que tu le crois; jesais bien qu'il n'y a pas de229 loups, je n'ai pas peur, et, pour tele prouver, nous allons partir tout de suite.

SOPHIE.

A la bonne heure! Partons vite; nous serons de retour en moins d'uneheure.»

Et elles se mirent en route, ne prévoyant pas les dangers et lesterreurs auxquels elles s'exposaient. Elles marchaient vite et ensilence; Marguerite ne se sentait pas la conscience bien à l'aise: ellecomprenait qu'elle commettait une faute, et elle regrettait de n'avoirpas résisté à Sophie. Sophie n'était guère plus tranquille: lesobjections de Marguerite lui revenaient à la mémoire; elle craignait del'avoir entraînée à mal faire. «Nous serons grondées», se dit-elle. Ellen'en continua pas moins à marcher et s'étonnait de ne pas être arrivée,depuis près d'une heure qu'elles étaient parties.

«Connais-tu bien le chemin? demanda Marguerite avec un peu d'inquiétude.

—Certainement, la jardinière me l'a bien expliqué, répondit Sophied'une voix assurée, malgré la peur qui commençait à la gagner.

—Serons-nous bientôt arrivées?

—Dans dix minutes au plus tard.»

Elles continuèrent à marcher en silence; la forêt n'avait pas de fin; onn'apercevait ni maison ni village, mais le bois, toujours le bois.

«Je suis fatiguée, dit Marguerite.

230

—Et moi aussi, dit Sophie.

—Il y a bien longtemps que nous sommes parties.»

Sophie ne répondit pas: elle était trop agitée, trop inquiète pourdissimuler plus longtemps sa terreur.

«Si nous retournions à la maison? dit Marguerite.

—Oh oui! retournons.

—Qu'est-ce que tu as, Sophie, on dirait que tu as envie de pleurer?

—Nous sommes perdues, dit Sophie en éclatant en sanglots; je ne saisplus mon chemin, nous sommes perdues.

—Perdues! répéta Marguerite avec terreur; perdues! Qu'allons-nousdevenir, mon Dieu!

—Je me suis probablement trompée de chemin, s'écria Sophie ensanglotant, à l'endroit où il y en a plusieurs qui se croisent; je nesais pas du tout où nous sommes.»

Marguerite, la voyant si désolée, chercha à la rassurer en se rassurantelle-même.

«Console-toi, Sophie, nous finirons bien par nous retrouver. Retournonssur nos pas et marchons vite; il y a longtemps que nous sommes parties;maman et Mme de Fleurville seront inquiètes; je suis sûre que Camille etMadeleine nous cherchent partout.»

Sophie essuya ses larmes et suivit le conseil de Marguerite: ellesretournèrent sur leurs pas et231 marchèrent longtemps; enfin ellesarrivèrent à l'endroit où se croisaient plusieurs chemins exactementsemblables. Là elles s'arrêtèrent.

«Quel chemin faut-il prendre? demanda Marguerite.

—Je ne sais pas; ils se ressemblent tous.

—Tâche de te rappeler celui par lequel nous sommes venues.»

Sophie regardait, recueillait ses souvenirs et ne se rappelait pas.

«Je crois, dit-elle, que c'est celui où il y a de la mousse.

—Il y en a deux avec de la mousse; mais il me semble qu'il n'y avaitpas de mousse dans le chemin que nous avons pris pour venir.

—Oh si! il y en avait beaucoup.

—Je crois me rappeler que nous avons eu de la poussière tout le temps.

—Pas du tout; c'est que tu n'as pas regardé à tes pieds. Prenons cechemin à gauche, nous serons arrivées en moins d'une demi-heure.»

Marguerite suivit Sophie; toutes deux continuèrent à marcher en silence;inquiètes toutes deux, elles gardaient pour elles leurs péniblesréflexions. Au bout d'une heure pourtant, Marguerite s'arrêta.

MARGUERITE.

Je ne vois pas encore le bout de la forêt; je suis bien fatiguée.

232

SOPHIE.

Et moi donc! mes pieds me font horriblement souffrir.

MARGUERITE.

Asseyons-nous un instant; je ne peux plus marcher.»

Elles s'assirent au bord du chemin; Marguerite appuya sa tête sur sesgenoux et pleura tout bas; elle espérait que Sophie ne s'en apercevraitpas; elle avait peur de l'affliger, car c'était Sophie qui l'avait miseet s'était mise elle-même dans cette pénible position. Sophie sedésolait intérieurement et sentait combien elle avait mal agi enentraînant Marguerite à faire cette course si longue, dans une forêtqu'elles ne connaissaient pas.

Elles restèrent assez longtemps sans parler; enfin Marguerite essuya sesyeux et proposa à Sophie de se remettre en marche. Sophie se leva avecdifficulté; elles avançaient lentement; la fatigue augmentait à chaqueinstant, ainsi que l'inquiétude. Le jour commençait à baisser; la peurse joignit à l'inquiétude; la faim et la soif se faisaient sentir.

«Chère Marguerite, dit enfin Sophie, pardonne-moi: c'est moi qui t'aipersuadée de m'accompagner; tu es trop généreuse de ne pas me lereprocher.

—Pauvre Sophie, répondit Marguerite, pourquoi te ferais-je desreproches? Je vois bien que tu souffres plus que moi. Qu'allons-nousdevenir,233 si nous sommes obligées de passer la nuit dans cetteterrible forêt?

—C'est impossible, chère Marguerite; on doit déjà être inquiet à lamaison, et l'on nous enverra chercher.

—Si nous pouvions au moins trouver de l'eau! J'ai si soif que la gorgeme brûle.

—N'entends-tu pas le bruit d'un ruisseau dans le bois?

—Je crois que tu as raison; allons voir.»

Elles entrèrent dans le fourré en se frayant un passage à travers lesépines et les ronces qui leur déchiraient les jambes et les bras. Aprèsavoir fait ainsi une centaine de pas, elles entendirent distinctement lemurmure de l'eau. L'espoir leur redonna du courage; elles arrivèrent aubord d'un ruisseau très étroit, mais assez profond; cependant, comme ilcoulait à pleins bords, il leur fut facile de boire en se mettant àgenoux. Elles étanchèrent leur soif, se lavèrent le visage et les bras,s'essuyèrent avec leurs tabliers et s'assirent au bord du ruisseau. Lesoleil était couché; la nuit arrivait; la terreur des pauvres petitesaugmentait avec l'obscurité; elles ne se contraignaient plus etpleuraient franchement de compagnie. Aucun bruit ne se faisait entendre;personne ne les appelait; on ne pensait probablement pas à les cherchersi loin.

«Il faut tâcher, dit Sophie, de revenir sur le chemin que nous avonsquitté; peut-être verrons-nous234 passer quelqu'un qui pourra nousramener; et puis il fera moins humide qu'au bord de l'eau.

—Nous allons encore nous déchirer dans les épines, dit Marguerite.

—Il faut pourtant essayer de nous retrouver; nous ne pouvons resterici.»

Marguerite se leva en soupirant et suivit Sophie, qui chercha à luirendre le passage moins pénible en marchant la première. Après bien dutemps et des efforts, elles se retrouvèrent enfin sur le chemin. La nuitétait venue tout à fait; elles ne voyaient plus où elles allaient, etelles se résolurent à attendre jusqu'au lendemain.

Il y avait une heure environ qu'elles étaient assises près d'un arbre,lorsqu'elles entendirent un frou-frou dans le bois; ce bruit semblaitêtre produit par un animal qui marchait avec précaution. Immobiles deterreur, les pauvres petites avaient peine à respirer; le frou-frouapprochait, approchait; tout à coup Marguerite sentit un souffle chaudprès de son cou; elle poussa un cri, auquel Sophie répondit par un criplus fort; elles entendirent alors un bruit de branches cassées, etelles virent un gros animal qui s'enfuyait dans le bois. Moitié mortesde peur, elles se resserrèrent l'une contre l'autre, n'osant ni parler,ni faire un mouvement, et elles restèrent ainsi jusqu'à ce qu'un nouveaubruit plus effrayant vînt leur rendre le courage de se lever et dechercher leur salut dans235 la fuite: c'étaient des branches casséesviolemment et un grognement entremêlé d'un souffle bruyant, auquelrépondaient des grognements plus faibles. Tous ces bruits partaientégalement du bois en se rapprochant du chemin. Sophie et Margueriteépouvantées se mirent à courir; elles se heurtèrent contre un arbre dontles branches traînaient presque à terre; dans leur frayeur, elless'élancèrent dessus, et, grimpant de branche en branche, elles setrouvèrent bientôt à une grande hauteur et à l'abri de toute attaque.Combien elles remercièrent le bon Dieu de leur avoir fait rencontrer cetarbre protecteur! et en effet elles venaient d'échapper à un granddanger: l'animal qui arrivait droit sur elles était un sanglier suivi desept à huit petits. Si elles étaient restées sur son passage, il lesaurait déchirées avec ses défenses. La peur qu'avaient eue et qu'avaientencore Sophie et Marguerite faisait claquer leurs dents et les avaitrendues si tremblantes qu'elles pouvaient à peine se tenir sur l'arbreoù elles étaient montées. Le sanglier s'était éloigné, et toutredevenait tranquille, lorsque le bruit du roulement d'une voiture vintranimer les forces défaillantes des pauvres petites. Leur espéranceaugmentait à mesure que la voiture se rapprochait; enfin le pas d'uncheval résonna distinctement; bientôt elles entendirent siffler l'hommequi menait la charrette. Il approchait, elles allaient être sauvées.

236

«Au secours! au secours!» crièrent-elles plusieurs fois.

La voiture s'arrêta. L'homme sembla écouter.

«Au secours! sauvez-nous!» s'écrièrent-elles encore.

L'HOMME,entre ses dents.

Qui diantre appelle au secours? Je ne vois personne; il fait noir commedans l'enfer.... Holà! qui est-ce qui appelle?

SOPHIE ET MARGUERITE.

C'est nous, c'est nous; sauvez-nous, mon cher monsieur, nous sommesperdues dans la forêt.

L'HOMME.

Tiens! c'est des voix d'enfants, cela. Où êtes-vous donc, les mioches?Qui êtes-vous?

SOPHIE.

Je suis Sophie.

MARGUERITE.

Je suis Marguerite; nous venons de Fleurville.

L'HOMME.

De Fleurville? C'est donc au château? Mais où diantre êtes-vous? Pourvous sauver, faut-il pas que je vous trouve?

SOPHIE.

Nous sommes sur l'arbre; nous ne pouvons pas descendre.

L'HOMME,levant la tête.

C'est, ma foi, vrai. Faut-il qu'elles aient eu peur,237 les pauvrespetites! Attendez, ne bougez pas, je vais vous descendre.»

Et le brave homme grimpa de branche en branche, tâtant à chacune d'ellessi les enfants y étaient.

Enfin il empoigna Marguerite.

L'HOMME.

Ne bougez pas, les autres; je vais descendre celle-ci et je regrimperai.Combien êtes-vous dans ce beau nid?

MARGUERITE.

Nous sommes deux.

L'HOMME.

Bon; ce ne sera pas long. Attendez-moi là, numéro 2, que je place lenuméro 1 dans ma carriole.»

Le brave homme descendit lestement, tenant Marguerite dans ses bras; illa déposa dans la carriole et remonta sur l'arbre où Sophie attendaitavec anxiété: il la saisit dans ses bras et la plaça dans sa carrioleprès de Marguerite. Il y remonta lui-même et fouetta son cheval, quirepartit au trot; puis, se tournant vers les enfants:

L'HOMME.

Ah çà! mes mignonnes, où faut-il vous mener? où demeurez-vous, etcomment, par tous les saints! vous trouvez-vous ici toutes seules?

SOPHIE.

Nous demeurons au château de Fleurville, nous nous sommes perdues dansla forêt en voulant aller secourir la pauvre mère Toutain.

238

L'HOMME.

Vous êtes donc du château?

MARGUERITE.

Oui, je suis Marguerite de Rosbourg; et voilà mon amie, Sophie Fichini.

L'HOMME.

Comment, ma petite demoiselle, vous êtes la fille de cette bonne dame deRosbourg; et votre maman vous laisse aller si loin toute seule?

MARGUERITE,honteuse.

Nous sommes parties sans rien dire.

L'HOMME.

Ah! ah! on fait l'école buissonnière! Et voilà! Quand on est petit, fautpas faire comme les grands.

SOPHIE.

Sommes-nous loin de Fleurville?

L'HOMME.

Ah! je crois bien! Deux bonnes lieues pour le moins; nous ne serons pasarrivés avant une heure. Je vais tout de même pousser mon cheval; ondoit être tourmenté de vous au château.»

Et le brave homme fouetta son cheval et se remit à siffler, laissant lesenfants à leurs réflexions. Trois quarts d'heure après il s'arrêtadevant le perron du château; la porte s'ouvrit; Élisa, pâle, effarée,demanda si l'on avait des nouvelles des enfants.

«Les voici, dit l'homme, je vous les ramène;239 elles n'étaient pas àla noce, allez, quand je les ai dénichées dans la forêt.»

L'homme descendit Sophie et Marguerite, qu'Élisa reçut dans ses bras.

ÉLISA.

Vite, vite, venez au salon; on vous a cherchées partout; on a envoyé deshommes à cheval dans toutes les directions; ces dames se désolent;Camille et Madeleine se désespèrent. Attendez une minute, mon bravehomme, que madame vous remercie.

L'HOMME.

Bah! il n'y pas de quoi; faut que je m'en retourne chez nous; j'aiencore deux lieues à faire.

ÉLISA.

Où demeurez-vous? Comment vous appelez-vous?

L'HOMME.

Je demeure à Aube; je m'appelle Hurel le boucher.

ÉLISA.

Nous irons vous remercier, mon brave Hurel; au revoir, puisque vous nepouvez attendre.»

Pendant cette conversation Marguerite et Sophie avaient couru au salon.En entrant, Marguerite se jeta dans les bras de Mme de Rosbourg; Sophies'était jetée à ses pieds; toutes deux sanglotaient.

La surprise et la joie faillirent être fatales à Mme de Rosbourg; ellepâlit, retomba sur son240 fauteuil et ne trouva pas la force deprononcer une parole.

«Maman, chère maman, s'écria Marguerite, parlez-moi, embrassez-moi,dites que vous me pardonnez.

—Malheureuse enfant, répondit Mme de Rosbourg d'une voix émue, en lasaisissant dans ses bras et en la couvrant de baisers, comment as-tu pume causer une si terrible inquiétude? Je te croyais perdue, morte; noust'avons cherchée jusqu'à la nuit; maintenant encore on vous cherche avecdes flambeaux dans toutes les directions. Où as-tu été? Pourquoireviens-tu si tard?

—Chère madame, dit Sophie, qui était restée à genoux aux pieds de Mmede Rosbourg, c'est à moi à demander grâce, car c'est moi qui ai entraînéMarguerite à m'accompagner. Je voulais aller chez une pauvre femme quidemeure de l'autre côté de la forêt, et je voulais y aller seule avecMarguerite, pour ne partager avec personne la gloire de cet acte decharité. Marguerite a résisté; je l'ai entraînée; elle m'a suivie avecrépugnance, et nous avons été bien punies, moi surtout qui avais sur laconscience la faute de Marguerite ajoutée à la mienne. Nous avons biensouffert; et jamais, à l'avenir, nous ne ferons rien sans vousconsulter.

—Relève-toi, Sophie, répliqua Mme de Rosbourg avec douceur, je pardonneà ton repentir; mais désormais je m'arrangerai de manière à n'avoir241plus à souffrir ce que j'ai souffert aujourd'hui.... Et toi, Marguerite,je te croyais plus raisonnable et plus obéissante, sans quoi je t'auraistoujours fait accompagner par ta bonne quand Madeleine et Camille nepouvaient sortir avec toi; c'est ce que je ferai à l'avenir.»

Camille et Madeleine, qu'on avait envoyées se coucher depuis une heure(car il était près de minuit), mais qui n'avaient pu s'endormir, tantelles étaient inquiètes, accoururent toutes déshabillées, poussant descris de joie; elles embrassèrent vingt fois leurs amies perdues etretrouvées.

CAMILLE.

Où avez-vous été? que vous est-il arrivé?

MARGUERITE.

Nous nous sommes perdues dans la forêt.

MADELEINE.

Pourquoi avez-vous été dans la forêt? Comment avez-vous eu le couraged'y aller seules?

SOPHIE.

Nous espérions arriver jusque chez une pauvre petite mère Toutain pourlui donner de l'argent.

CAMILLE.

Mais pourquoi ne nous avez-vous pas prévenues? Nous y aurions été toutesensemble.»

Sophie et Marguerite baissèrent la tête et ne répondirent pas. Avantqu'on eût eu le temps de demander et de donner d'autres explications,Élisa242 entra, apportant deux grandes tasses de bouillon avec unebonne croûte de pain grillée. Elle les posa devant Sophie et Marguerite.

ÉLISA.

Mangez, mes pauvres enfants; vous n'avez peut-être pas dîné!

MARGUERITE.

Non, nous avons bu seulement à un ruisseau que nous avons trouvé dans laforêt.

ÉLISA.

Pauvres petites! vite, mangez ce que je vous apporte; vous boirezensuite un petit verre de malaga; et puis, ajouta-t-elle en se tournantvers Mme de Rosbourg et Mme de Fleurville, il faudrait les fairecoucher; elles doivent être épuisées de fatigue.

MADAME DE FLEURVILLE.

Élisa a raison. Les voici retrouvées; à demain les détails; ce soir,contentons-nous de remercier Dieu de nous avoir rendu ces pauvresenfants, qui auraient pu ne jamais revenir.»

Sophie et Marguerite avaient avalé avec voracité tout ce qu'Élisa leuravait apporté; après avoir embrassé tendrement tout le monde, ellesallèrent se coucher. Aussitôt qu'elles eurent la tête sur l'oreiller,elles tombèrent dans un sommeil si profond, qu'elles ne s'éveillèrentque le lendemain à deux heures de l'après-midi!


XXIII

243

LES RÉCITS

Camille et Madeleine attendaient avec impatience chez Mme de Fleurvillele réveil de leurs amies. Mme de Rosbourg ne quittait pas la chambre deMarguerite: elle voulait avoir sa première parole et son premiersourire.

«Maman, dit Camille, vous disiez hier que Marguerite et Sophie auraientpu ne jamais revenir; elles auraient toujours fini par retrouver leurchemin ou par rencontrer quelqu'un, du moment qu'elles n'étaient pasperdues.

MADAME DE FLEURVILLE.

Tu oublies, chère petite, qu'elles étaient dans une forêt de plusieurslieues de longueur, qu'elles n'avaient rien à manger, et qu'ellesdevaient passer la nuit dans cette forêt, remplie de bêtes fauves.

MADELEINE.

Il n'y a pas de loups pourtant?

MADAME DE FLEURVILLE.

Au contraire, beaucoup de loups et de sangliers. Tous les ans on en tueplusieurs. As-tu remarqué que leurs robes, leurs bas, étaient244déchirés et salis? Je parie qu'elles vont nous raconter des aventuresplus graves que tu ne le supposes.

CAMILLE.

Que je voudrais qu'elles fussent éveillées!

MADAME DE FLEURVILLE.

Précisément les voici.»

Mme de Rosbourg entra, tenant Marguerite par la main.

MADAME DE FLEURVILLE.

Et Sophie? est-ce qu'elle dort encore?

MADAME DE ROSBOURG.

Elle s'éveille à l'instant et se dépêche de s'habiller et de manger pourvenir nous joindre.

CAMILLE,embrassant Marguerite.

Chère petite Marguerite, raconte-nous ce qui t'est arrivé, et si vousavez eu des dangers à courir.»

Marguerite fit le récit de toutes leurs aventures: elle raconta sarépugnance à partir, sa peur quand elle se vit perdue, sa désolation del'inquiétude qu'elle avait dû causer au château, sa frayeur quand lejour commença à tomber, la faim, la soif, la fatigue qui l'accablaient,son bonheur en trouvant de l'eau, sa terreur en entendant remuer lesfeuilles sèches, en sentant un souffle chaud sur son cou et en voyantpasser un gros animal brun; son épouvante en entendant les branchescraquer et de légers grognements répondre de245 plusieurs côtés à unfort grognement et à un souffle qui semblait être celui d'une bête encolère; l'agilité avec laquelle elle avait couru et grimpé de branche enbranche jusqu'au haut d'un arbre; la fatigue et la peine avec lesquelleselle s'y était maintenue; le bonheur qu'elle avait éprouvé en entendantune voiture approcher, une voix leur répondre, et en se sentant enlevéeet déposée dans la carriole. Elle dit combien Sophie avait témoigné derepentir de s'être engagée et de l'avoir entraînée dans cette folleentreprise.

Camille et Madeleine avaient écouté ce récit avec un vif intérêt mêlé deterreur.

CAMILLE.

Quelles sont les bêtes qui vous ont fait si peur? As-tu pu les voir?

MARGUERITE.

Je ne sais pas du tout: j'étais si effrayée que je ne distinguais rien.

MADAME DE FLEURVILLE.

D'après ce que dit Marguerite, le premier animal doit être un loup, etle second un sanglier avec ses petits.

MARGUERITE.

Quel bonheur que le loup ne nous ait pas mangées! j'ai senti son haleinesur ma nuque.

MADAME DE FLEURVILLE.

Ce sont probablement les deux cris que vous avez poussés qui lui ontfait peur et qui vous ont246 sauvées; quand les loups ne sont pasaffamés, ils sont poltrons, et dans cette saison ils trouvent du gibierdans les bois.

MARGUERITE.

Le sanglier ne nous aurait pas dévorées, il ne mange pas de chair.

MADAME DE FLEURVILLE.

Non, mais d'un coup de défense il t'aurait déchiré le corps. Quand lessangliers ont des petits, ils deviennent très méchants.»

Sophie, qui entra, interrompit la conversation; elle fut aussiembrassée, entourée, questionnée; elle parla avec chaleur de sesremords, de son chagrin d'avoir entraîné la pauvre Marguerite; elleassura que cette journée ne s'effacerait jamais de son souvenir, et ditque, lorsqu'elle serait grande, elle ferait faire par un bon peintre untableau de cette aventure. Après avoir complété le récit de Margueritepar quelques épisodes oubliés:

«Et vous, chère madame, et vous, mes pauvres amies, dit-elle, avez-vousété longtemps à vous apercevoir de notre disparition? et qu'a-t-on faitpour nous retrouver?

—Il y avait plus d'une heure que vous aviez quitté la chambre d'étude,dit Mme de Rosbourg, lorsque Camille vint me demander d'un air inquietsi Marguerite et Sophie étaient chez moi. «Non, répondis-je, je ne lesai pas vues; mais247 ne sont-elles pas dans le jardin?—Nous lescherchons depuis une demi-heure avec Élisa sans pouvoir les trouver», medit Camille. L'inquiétude me gagna; je me levai, je cherchai dans toutela maison, puis, dans le potager, dans le jardin. Mme de Fleurville, quipartageait notre inquiétude, nous donna l'idée que vous étiez peut-êtreallées chez Françoise; j'accueillis cet espoir avec empressement, etnous courûmes toutes à la maison blanche: personne ne vous y avait vues;nous allâmes de porte en porte, demandant à tout le monde si l'on nevous avait pas rencontrées. Le souvenir de la chute dans la mare, il y atrois ans, me frappa douloureusement; nous retournâmes en courant à lamaison, et, malgré le peu de probabilités que vous fussiez toutes deuxtombées à l'eau, on fouilla en tous sens avec des râteaux et desperches. Aucun de nous n'eut la pensée que vous aviez été dans la forêt.Rien ne vous y attirait: pourquoi vous seriez-vous exposées à un dangerinutile? Ne sachant plus où vous trouver, j'allai de maison en maisondemander qu'on m'aidât dans mes recherches. Une foule de personnespartirent dans toutes les directions; nous envoyâmes les domestiques àcheval de différents côtés pour vous rattraper, si vous aviez eu l'idéebizarre de faire un voyage lointain. Jusqu'au moment de votre retour jefus dans un état violent de chagrin et d'affreuse inquiétude. Le bonDieu248 a permis que vous fussiez sauvées et ramenées par cetexcellent homme qui est boucher à Aube et qui s'appelle Hurel.Aujourd'hui il est trop tard; mais demain nous irons lui faire unevisite de remerciements, et nous nous y rendrons en voiture pour ne pasnous perdre de compagnie.

MARGUERITE.

Où demeure-t-il? est-ce bien loin?

MADAME DE ROSBOURG.

A deux bonnes lieues d'ici; il y a un bois à traverser.

SOPHIE.

Est-ce que nous vous accompagnerons, madame?

MADAME DE ROSBOURG.

Certainement, Sophie; c'est toi et Marguerite qu'il a secourues, etprobablement sauvées de la mort. Il est indispensable que vous veniez.

SOPHIE.

Ça m'ennuie de le revoir; il va se moquer de nous: il avait l'air detrouver ridicule notre course dans la forêt.

MADAME DE FLEURVILLE.

Et il avait raison, chère enfant; vous avez fait véritablement uneescapade ridicule. S'il se moque de vous, acceptez ses plaisanteriesavec douceur et en expiation de la faute que vous avez commise.

249

MARGUERITE.

Moi, je crois qu'il ne se moquera pas: il avait l'air si bon.

MADAME DE FLEURVILLE.

Nous verrons cela demain. En attendant, commençons nos leçons; nousirons ensuite faire une promenade.»


XXIV

VISITE CHEZ HUREL

«La calèche découverte et le phaéton pour deux heures, dit Élisa aucocher de Mme de Fleurville.

LE COCHER.

Tout le monde sort donc à la fois, aujourd'hui?

ÉLISA.

Oui; madame vous fait demander si vous savez le chemin pour aller auvillage d'Aube?

LE COCHER.

Aube? Attendez donc.... N'est-ce pas de l'autre côté de Laigle, sur laroute de Saint-Hilaire?

ÉLISA.

Je crois que oui; mais informez-vous-en avant de vous mettre en route;ces demoiselles se sont perdues l'autre jour à pied, il ne faudrait pasqu'elles se perdissent aujourd'hui en voiture.»

250

Le cocher prit ses renseignements près du garde Nicaise, et, quand onfut prêt à partir, les deux cochers n'hésitèrent pas sur la route qu'ilfallait prendre.

Le pays était charmant, la vallée de Laigle est connue par son aspectanimé, vert et riant; le village d'Aube est sur la grande route; lamaison d'Hurel était presque à l'entrée du village. Ces dames se lafirent indiquer; elles descendirent de voiture et se dirigèrent vers lamaison du boucher. Tout le village était aux portes; on regardait avecsurprise ces deux élégantes voitures, et l'on se demandait quellespouvaient être ces belles dames et ces jolies demoiselles qui entraientchez Hurel. Le brave homme ne fut pas moins surpris; sa femme et safille restaient la bouche ouverte, ne pouvant croire qu'une si bellevisite fût pour eux.

Hurel ne reconnaissait pas les enfants, qu'il avait à peine entrevuesdans l'obscurité; il ne pensait plus à son aventure de la forêt:

«Ces dames veulent-elles faire une commande de viande? demanda Hurel.J'en ai de bien fraîche, du mouton superbe, du bœuf, du....

—Merci, mon brave Hurel, interrompit en souriant Mme de Rosbourg; cen'est pas pour cela que nous venons, c'est pour acquitter une dette.

HUREL.

Une dette? Madame ne me doit rien; je ne me251 souviens pas d'avoirlivré à madame ni mouton, ni bœuf, ni....

MADAME DE ROSBOURG.

Non pas de mouton ni de bœuf, mais deux petites filles que voici etque vous avez trouvées dans la forêt.

HUREL,riant.

Bah! ce sont là ces petites demoiselles que j'ai cueillies sur un arbre?Pauvres petites! elles étaient dans un état à faire pitié. Eh! mesmignonnes! vous n'avez plus envie d'arpenter la forêt, pas vrai?

MARGUERITE.

Non, non. Sans vous, mon cher monsieur Hurel, nous serions certainementmortes de fatigue, de terreur et de faim; aussi maman, Mme de Fleurvilleet nous, nous venons toutes vous remercier.»

Marguerite, en achevant ces mots, s'approcha de Hurel et se dressa surla pointe des pieds pour l'embrasser. Le brave homme l'enleva de terre,lui donna un gros baiser sur chaque joue, et dit:

«C'eût été bien dommage de laisser périr une gentille et bonnedemoiselle comme vous. Et comme ça, vous aviez donc bien peur?

MARGUERITE.

Oh oui! bien peur, bien peur. On entendait marcher, craquer, souffler.

252

HUREL,riant.

Ah bah! Tout cela est terrible pour de belles petites demoiselles commevous; mais pour des gens comme nous on n'y fait seulement pas attention.Mais... asseyez-vous donc, mesdames; Victorine, donne des chaises,apporte du cidre, du bon!»

Victorine était une jolie fille de dix-huit ans, fraîche, aux yeuxnoirs. Elle avança des chaises; tout le monde s'assit; on causa, on butdu cidre à la santé d'Hurel et de sa famille. Au bout d'une demi-heure,Mme de Rosbourg demanda l'heure. Hurel regarda à son coucou.

«Il n'est pas loin de quatre heures! dit-il; mais le coucou est dérangé,il ne marque pas l'heure juste.»

Mme de Rosbourg tira de sa poche une boîte, qu'elle donna à Hurel.

«Je vois, mon bon Hurel, dit-elle, que vous n'avez de montre ni sur vousni dans la maison; en voilà une que vous voudrez bien accepter ensouvenir des petites filles de la forêt.

—Merci bien, madame, répondit Hurel: vous êtes en vérité trop bonne; çane méritait pas....»

Il venait d'ouvrir la boîte, et il s'arrêta muet de surprise et debonheur à la vue d'une belle montre en or avec une longue et lourdechaîne également en or.

253

Il s'arrêta muet de bonheur à la vue d'une belle montre.

Image plus grande

HUREL,avec émotion.

Ma bonne chère dame, c'est trop beau; vrai, je255 n'oseraijamais porter une si belle chaîne et une si belle montre.

MADAME DE ROSBOURG.

Portez-les pour l'amour de nous; et songez que c'est encore moi qui vousserai redevable; car vous m'avez rendu un trésor en me ramenant monenfant, et ce n'est qu'un bijou que je vous donne.»

Se tournant ensuite vers Mme Hurel et sa fille:

«Vous voudrez bien aussi accepter un petit souvenir.»

Et elle leur donna à chacune une boîte, qu'elles s'empressèrentd'ouvrir; à la vue de belles boucles d'oreilles et d'une broche en or eten émail, elles devinrent rouges de plaisir. Toute la famille fit à Mmede Rosbourg les plus vifs remerciements. Ces dames et les enfantsremontèrent en voiture, entourées d'une foule de personnes qui enviaientle bonheur des Hurel et qui bénissaient l'aimable bonté de Mme deRosbourg.


XXV

UN ÉVÉNEMENT TRAGIQUE

Quelque temps se passa depuis cette visite à Hurel; il était venu detemps en temps au château,256 quand ses occupations le luipermettaient. Un jour qu'on l'attendait dans l'après-midi, Élisa proposaaux enfants d'aller chercher des noisettes le long des haies pour enenvoyer un panier à Victorine Hurel; elles acceptèrent avecempressement, et, emportant chacune un panier, elles coururent du côtéd'une haie de noisetiers. Pendant qu'Élisa travaillait, elles remplirentleurs paniers, puis elles se réunirent pour voir laquelle en avait leplus.

«C'est moi....—C'est moi....—Non, c'est moi.... Je crois que c'estmoi», disaient-elles toutes quatre.

MARGUERITE.

Regardez donc si ce n'est pas mon panier qui est le plus plein! Voyezquelle différence avec les autres!

CAMILLE ET MADELEINE.

C'est vrai!

SOPHIE.

Bah! j'en ai tout autant, moi!

MARGUERITE.

Pas du tout; j'en ai un tiers de plus.

SOPHIE,avec humeur.

Laisse donc! quelle sottise! Tu veux toujours avoir fait mieux que toutle monde!

MARGUERITE.

Ce n'est pas pour faire mieux que les autres;257 c'est parce que c'estla vérité. Et toi, tu te fâches parce que tu es jalouse.

SOPHIE.

Ah! ah! ah! Jalouse de tes méchantes noisettes!

MARGUERITE.

Oui, oui, jalouse; et tu voudrais bien que je te donnasse mes méchantesnoisettes.

SOPHIE.

Tiens, voilà le cas que je fais de ta belle récolte.»

En disant ces mots, et avant qu'Élisa et les petites eussent eu le tempsde l'en empêcher, elle donna un coup de poing sous le panier deMarguerite, et toutes les noisettes tombèrent par terre.

MARGUERITE,poussant un cri.

Mes noisettes, mes pauvres noisettes!»

Camille et Madeleine jetèrent à Sophie un regard de reproche ets'empressèrent d'aider Marguerite à ramasser ses noisettes.

CAMILLE.

Tiens, ma petite Marguerite; pour te consoler, prends les miennes.

MADELEINE.

Et les miennes aussi; les trois paniers seront pour toi.»

Marguerite, qui avait les yeux un peu humides, les essuya et embrassatendrement ses bonnes petites258 amies. Sophie était honteuse etcherchait un moyen de réparer sa faute.

«Prends aussi les miennes, dit-elle en présentant son panier et sansoser lever les yeux sur Marguerite.

—Merci, mademoiselle; j'en ai assez sans les vôtres.

—Marguerite, dit Madeleine, tu n'es pas gentille! Sophie, en t'offrantses noisettes, reconnaît qu'elle a eu tort; il ne faut pas que tucontinues à être fâchée.»

Marguerite regarda Sophie un peu en dessous, ne sachant trop ce qu'elledevait faire: l'air malheureux de Sophie l'attendrissait un peu, maiselle n'avait pas encore surmonté sa rancune.

Camille et Madeleine les regardaient alternativement.

CAMILLE.

Voyons, Sophie, voyons, Marguerite, embrassez-vous. Tu vois bien, toi,Sophie, que Marguerite n'est plus fâchée; et toi, Marguerite, tu voisque Sophie est triste d'avoir eu de l'humeur.

SOPHIE.

Chère Camille, je vois que je resterai toujours méchante; jamais je neserai bonne comme vous. Vois comme je m'emporte facilement, comme j'aiété brutale envers la pauvre Marguerite!

MARGUERITE.

N'y pense plus, ma pauvre Sophie; embrasse-moi259 et soyons bonnesamies, comme nous le sommes toujours.

Quand Marguerite et Sophie se furent embrassées et réconciliées, cequ'elles firent de très bon cœur, Camille dit à Sophie:

«Ma petite Sophie, ne te décourage pas; on ne se corrige pas si vite deses défauts. Tu es devenue bien meilleure que tu ne l'étais en arrivantchez nous, et chaque mois il y a une différence avec le mois précédent.

SOPHIE.

Je te remercie, chère Camille, de me donner du courage, mais, danstoutes les occasions où je me compare à toi et à Madeleine, je voustrouve tellement meilleures que moi....

MADELEINE,l'embrassant.

Tais-toi, tais-toi, ma pauvre Sophie; tu es trop modeste, n'est-ce pas,Marguerite?

MARGUERITE.

Non, je trouve que Sophie a raison; elle et moi, nous sommes bien loinde vous valoir.

CAMILLE.

Ah! ah! ah! quelle modestie! Bravo, ma petite Marguerite; tu es plushumble que moi, donc tu vaux mieux que moi.

MARGUERITE,très sérieusement.

Camille, aurais-tu fait la sottise que nous avons commise l'autre jouren allant dans la forêt?

260

CAMILLE,embarrassée.

Mais... je ne sais,... peut-être... aurais-je....

MARGUERITE,avec vivacité.

Non, non, tu ne l'aurais pas faite. Et te serais-tu querellée avecSophie comme je l'ai fait le jour de la fameuse scène des cerises?

CAMILLE,embarrassée.

Mais... il y a un an de cela,... à présent... tu....

MARGUERITE,avec vivacité.

Il y a un an, il y a un an! C'est égal, tu ne l'aurais pas fait. Et toutà l'heure aurais-tu renversé mon panier comme a fait Sophie? aurais-tuboudé comme je l'ai fait?... Tu ne réponds pas! tu vois bien que tu esobligée de convenir que toi et Madeleine vous êtes meilleures que nous.

CAMILLE,l'embrassant.

Nous sommes plus âgées que vous, et par conséquent plus raisonnables;voilà tout. Pense donc que je me prépare à faire ma première communionl'année prochaine.

SOPHIE.

Et moi, mon Dieu, quand serai-je digne de la faire?

CAMILLE.

Quand tu auras mon âge, chère Sophie; ne te décourage pas; chaquejournée te rend meilleure.

SOPHIE.

Parce que je la passe près de vous.

261

MADELEINE.

J'entends une voiture: c'est maman et Mme de Fleurville qui rentrent deleur promenade; allons leur demander si elles n'ont pas rencontré Hurel.Élisa, Élisa, Élisa, nous rentrons.»

Élisa se leva et suivit les enfants, qui coururent à la maison; ellesarrivèrent au moment où les mamans descendaient de voiture.

MARGUERITE.

Eh bien, maman, avez-vous rencontré Hurel? Va-t-il venir bientôt? Nousavons cueilli un grand panier de noisettes que nous lui donnerons pourVictorine.

MADAME DE ROSBOURG.

Nous ne l'avons pas rencontré, chère petite, mais il ne peut tarder: ilvient en général de bonne heure.»

Les mamans rentrèrent pour ôter leurs chapeaux; les petites attendaienttoujours. Sophie et Marguerite s'impatientaient; Camille et Madeleinetravaillaient.

«C'est trop fort, dit Sophie en tapant du pied; voilà deux heures quenous attendons, et il ne vient pas. Il ne se gêne pas, vraiment! Nousdevrions ne pas lui donner de noisettes.

MARGUERITE.

Oh! Sophie! Pauvre Hurel! Il est très ennuyeux de nous faire attendre silongtemps, c'est vrai: mais ce n'est peut-être pas sa faute.

262

SOPHIE.

Pas sa faute, pas sa faute! Pourquoi fait-il dire qu'il viendra à midi,qu'il nous apportera des écrevisses? et voilà qu'il est deux heures! Unhomme comme lui ne devrait pas se permettre de faire attendre desdemoiselles comme nous.

MARGUERITE,vivement.

Des demoiselles comme nous ont été bien heureuses de rencontrer dansla forêtun homme comme lui, mademoiselle; c'est très ingrat ce que tudis là.

MADELEINE.

Marguerite, Marguerite, voilà que tu t'emportes encore! Ne peux-tu pasraisonner avec Sophie sans lui dire des choses désagréables?

MARGUERITE.

Mais, enfin, pourquoi Sophie attaque-t-elle ce pauvre Hurel?

SOPHIE,piquée.

Je ne l'ai pas attaqué, mademoiselle; je suis seulement ennuyéed'attendre, et je m'en vais chez moi apprendre mes leçons. J'aime encoremieux travailler que de perdre mon temps à attendre cet Hurel.

MARGUERITE.

Entends-tu, entends-tu, Madeleine, comme elle parle de cet excellentHurel? Si j'étais à sa place, je ne donnerais pas les écrevisses qu'ilnous a promises,263 et.... Mais... le voilà; voici son cheval quiarrive.»

En effet, le cheval d'Hurel s'arrêtait devant le perron; il étaitruisselant d'eau et paraissait fatigué.

CAMILLE.

Où est donc Hurel? Comment son cheval vient-il tout seul?

MADELEINE.

Hurel est sans doute descendu pour ouvrir et refermer la barrière, et lecheval aura continué tout seul.

MARGUERITE.

Mais regarde comme il a l'air fatigué!

CAMILLE.

C'est qu'il a fait une longue course.

SOPHIE.

Mais pourquoi est-il si mouillé?

MADELEINE.

C'est qu'il aura traversé la rivière.»

Les enfants attendirent quelques instants; ne voyant pas venir Hurel,elles appelèrent Élisa.

«Élisa, dit Camille, veux-tu venir avec nous à la rencontre d'Hurel?Voici son cheval qui est arrivé, mais sans lui.»

Élisa descendit, regarda le cheval.

«C'est singulier, dit-elle, que le cheval soit venu sans le maître. Etdans quel état est ce pauvre animal! Venez, enfants, allons voir si nousrencontrerons264 Hurel.... Pourvu qu'il ne soit pas arrivé unmalheur!» se dit-elle tout bas.

Elles se mirent à marcher précipitamment, en prenant le chemin qu'avaitdû suivre le cheval. A mesure qu'elles avançaient, l'inquiétude lesgagnait; elles redoutaient un accident, une chute. En approchant de lagrande route qui bordait la rivière, elles virent un attroupement assezconsidérable; Élisa, prévoyant un malheur, arrêta les enfants.

«N'avancez pas, mes chères petites; laissez-moi aller voir la cause dece rassemblement; je reviens dans une minute.»

Les enfants restèrent sur la route, pendant qu'Élisa se dirigeait versun groupe qui causait avec animation.

«Messieurs, dit-elle en s'approchant, pouvez-vous me dire quelle est lacause du mouvement extraordinaire que j'aperçois là-bas, sur le bord dela rivière?

UN OUVRIER.

C'est un grand malheur qui vient d'arriver, madame! On a trouvé dans larivière le corps d'un brave boucher nommé Hurel!...

ÉLISA.

Hurel!... pauvre Hurel! Nous l'attendions; il venait au château. Maisest-il réellement mort? N'y a-t-il aucun espoir de le sauver?

265

«C'est un grand malheur qui vient d'arriver.»

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267

L'OUVRIER.

Hélas! non, madame: le médecin a essayé pendant deux heures de leranimer, et il n'a pas fait un mouvement. Que faire maintenant? Commentapprendre ce malheur à sa femme? Il y a de quoi la tuer, la pauvrecréature!

ÉLISA.

Mon Dieu, mon Dieu, quel malheur! je ne sais quel conseil vous donner.Mais il faut que j'aille rejoindre mes petites, qui venaient au-devantde ce pauvre Hurel et que j'ai laissées sur le chemin.»

Élisa retourna en courant près des enfants, qu'elle trouva où elle lesavait laissées, malgré leur impatience d'apprendre quelque chose surHurel. Sa pâleur et son air triste les préparèrent à une mauvaisenouvelle. Toutes à la fois demandèrent ce qu'il y avait.

«Pourquoi tout ce monde, Élisa? Sait-on ce qu'il est devenu?

ÉLISA.

Mes chères enfants, nous n'avons pas besoin d'aller plus loin pour avoirde ses nouvelles.... Pauvre homme, il lui est arrivé un accident, unterrible accident....

MARGUERITE,avec terreur.

Quoi? quel accident? est-il blessé?

ÉLISA.

Pis que cela, ma bonne Marguerite: le pauvre homme est tombé dans l'eau,et..., et....

268

CAMILLE.

Parle donc, Élisa; quoi! serait-il noyé?

ÉLISA.

Tout juste. On a retiré son corps de l'eau il y a deux heures....

SOPHIE.

Ainsi, pendant que je l'accusais si injustement, le malheureux hommeétait déjà mort!

MARGUERITE.

Tu vois bien, Sophie, que ce n'était pas sa faute. Pauvre Hurel! quelmalheur!»

Les enfants pleuraient. Élisa leur raconta le peu de détails qu'ellesavait, et leur conseilla de revenir à la maison.

ÉLISA.

Nous informerons ces dames de ce malheureux événement; elles trouverontpeut-être le moyen d'adoucir le chagrin de la pauvre femme Hurel. Nousautres, nous ne pouvons rien ni pour le mort, ni pour ceux qui restent.

CAMILLE.

Oh si! Élisa: nous pouvons prier le bon Dieu pour eux; lui demanderd'admettre le pauvre Hurel dans le paradis et de donner à sa femme et àses enfants la force de se résigner et de souffrir sans murmure.

MARGUERITE.

Bonne Camille, tu as toujours de nobles et269 pieuses pensées. Oui,nous prierons toutes pour eux.

MADELEINE.

Et nous demanderons à maman de faire dire des messes pour Hurel.»

Tout en pleurant, elles arrivèrent au château et entrèrent au salon. Nil'une ni l'autre ne pouvaient parler; leurs larmes coulaient malgréelles. Mme de Fleurville et Mme de Rosbourg, étonnées et peinées de cechagrin, leur adressaient vainement une foule de questions. EnfinMadeleine parvint à se calmer et raconta ce qu'elles venaient de voir etd'entendre. Les mamans partagèrent le chagrin de leurs enfants, et,après avoir discuté sur ce qu'il y avait de mieux à faire, elles semirent en route pour aller voir par elles-mêmes s'il n'y avait aucunespoir de rappeler Hurel à la vie.

Elles revinrent peu de temps après, et se virent entourées par lespetites, impatientes d'avoir quelques nouvelles consolantes.

CAMILLE.

Eh bien, chère maman, eh bien! y a-t-il quelque espoir?

MADAME DE FLEURVILLE.

Aucun, mes chères petites, aucun. Quand nous sommes arrivées, on venaitde placer le corps froid et inanimé du pauvre Hurel sur une charrettepour le ramener chez lui; un de ses beaux-frères et une sœur de MmeHurel sont partis en270 avant pour la préparer à cet affreux malheur;demain se fera l'enterrement; après-demain nous irons, Mme de Rosbourget moi, offrir quelques consolations à la femme Hurel et voir si ellen'a pas besoin d'être aidée pour vivre.

SOPHIE.

Mais ne va-t-elle pas continuer la boucherie, comme faisait son mari?

MADAME DE FLEURVILLE.

Je ne le pense pas; pour être boucher, il faut courir le pays, aller auloin chercher des veaux, des moutons, des bœufs; et puis une femme nepeut pas tuer ces pauvres animaux; elle n'en a ni la force ni lecourage.

CAMILLE.

Et son fils Théophile, ne peut-il remplacer son père?

MADAME DE FLEURVILLE.

Non, parce qu'il est garçon boucher à Paris, et qu'il est encore tropjeune pour diriger une boucherie.»

Pendant le reste de la journée on ne parla que du pauvre Hurel et de safamille; tout le monde était triste.

Le surlendemain, ces dames montèrent en voiture pour aller à Aubevisiter la malheureuse veuve. Elles restèrent longtemps absentes; lesenfants guettaient leur retour avec anxiété, et au bruit de la voitureelles coururent sur le perron.

271

MARGUERITE.

Eh bien, chère maman, comment avez-vous trouvé les pauvres Hurel?Comment est Victorine?

MADAME DE ROSBOURG.

Pas bien, chères petites; la pauvre femme est dans un désespoir qui faitpitié et que je n'ai pu calmer; elle pleure jour et nuit et elle appelleson mari, qui est auprès du bon Dieu. Victorine est désolée, etThéophile n'est pas encore de retour; on lui a écrit de revenir.

MADELEINE.

Ont-ils de quoi vivre?

MADAME DE ROSBOURG.

Tout au plus; les gens qui doivent de l'argent à Hurel ne s'empressentpas de payer, et ceux auxquels il devait veulent être payés tout desuite, et menacent de faire vendre leur maison et leur petite terre.

SOPHIE.

Je crois que nous pourrions leur venir en aide en leur donnant l'argentque nous avons pour nos menus plaisirs. Nous avons chacune deux francspar semaine; en donnant un franc, cela ferait quatre par semaine etseize francs par mois; ce serait assez pour leur pain du mois.

CAMILLE,bas à Sophie.

Tu vois, Sophie: l'année dernière, tu n'aurais jamais eu cette bonnepensée.

272

MADELEINE.

Sophie a raison; c'est une excellente idée. Vous nous permettez,n'est-ce pas, maman, de faire cette petite pension à la mère Hurel?

MADAME DE FLEURVILLE,les embrassant.

Certainement, mes excellentes petites filles; vous êtes bonnes etcharitables toutes les quatre. Sophie, tu n'auras bientôt rien à envierà tes amies.»

Enchantées de la permission, les quatre amies coururent demander leursbourses à Élisa, et remirent chacune un franc à Mme de Fleurville, quiles envoya à la mère Hurel en y ajoutant cent francs.

Elles continuèrent à lui envoyer chaque semaine bien exactement leurspetites épargnes; elles y ajoutaient quelquefois un jupon, ou unecamisole qu'elles avaient faite elles-mêmes, ou bien des fruits ou desgâteaux dont elles se privaient avec bonheur pour offrir un souvenir àla pauvre femme. Mme de Rosbourg et Mme de Fleurville y joignaient dessommes plus considérables. Grâce à ces secours, ni la veuve ni la filled'Hurel ne manquèrent du nécessaire. Quelque temps après, Victorine semaria avec un brave garçon, aubergiste à deux lieues d'Aube; et sa mère,vieillie par le chagrin et par la maladie, mourut en remerciant Dieu dela réunir à son cher Hurel.

273

Quelques temps après, Victorine se maria avec un bravegarçon.

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XXVI

275

LA PETITE VÉROLE

Un jour, Camille se plaignait de mal de tête, de mal de cœur. Sonvisage pâle et altéré inquiéta Mme de Fleurville, qui la fit coucher; lafièvre, le mal de tête continuant, ainsi que le mal de cœur et lesvomissements, on envoya chercher le médecin. Il ne vint que le soir,mais, quand il arriva, il trouva Camille plus calme; Élisa lui avait misaux pieds des cataplasmes saupoudrés de camphre qui l'avaient beaucoupsoulagée; elle buvait de l'eau de gomme fraîche. Le médecin complimentaÉlisa sur les soins éclairés et affectueux qu'elle donnait à sa petitemalade; il complimenta Camille sur sa bonne humeur et sa docilité, etdit à Mme de Fleurville de ne pas s'inquiéter et de continuer le mêmetraitement. Le lendemain, Élisa aperçut des taches rouges sur le visagede Camille; les bras et le corps en avaient aussi; vers le soir chaquetache devint un bouton, et en même temps le mal de cœur et le mal detête se dissipèrent. Le médecin déclara que c'était la petite vérole: onéloigna immédiatement les trois autres enfants. Élisa et Mme deFleurville restèrent seules auprès de Camille.276 Mme de Fleurvillevoulait aussi renvoyer Élisa, de peur de la contagion; mais Élisa s'yrefusa obstinément.

ÉLISA.

Jamais, madame, je n'abandonnerai ma pauvre enfant malade; quand même jedevrais gagner la petite vérole, je ne manquerai pas à mon devoir.

CAMILLE.

Ma bonne Élisa, je sais combien tu m'aimes, mais, moi aussi, je t'aime,et je serais désolée de te voir malade à cause de moi.

ÉLISA.

Ta, ta, ta; restez tranquille, ne vous inquiétez de rien, ne parlez pas;si vous vous agitez, le mal de tête reviendra.»

Camille sourit et remercia Élisa du regard; ses pauvres yeux bouffisétaient à moitié fermés; son visage était couvert de boutons. Quelquesjours après, les boutons séchèrent, et Camille put quitter son lit; ilne lui restait que de la faiblesse.

277

Le médecin ne vint que le soir. (Page 275.)

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Pendant sa maladie, Madeleine, Marguerite et Sophie demandaient sanscesse de ses nouvelles: on leur défendit d'approcher de la chambre deCamille, mais elles pouvaient voir Élisa et lui parler; vingt fois parjour, quand elles entendaient sa voix dans la cuisine ou dansl'antichambre, elles accouraient pour s'informer de leur chère Camille;elles lui envoyaient des découpures, des dessins, de petits paniers enjonc, tout ce qu'elles pensaient279 pouvoir la distraire etl'amuser. Camille leur faisait dire mille tendresses; mais elle nepouvait rien leur envoyer, car on lui défendait de travailler, de lire,de dessiner, de peur de fatiguer ses yeux.

Il y avait huit jours qu'elle était levée; ses croûtes commençaient àtomber, lorsqu'elle fut frappée un matin de la pâleur d'Élisa.

CAMILLE,avec inquiétude.

Tu es malade, Élisa; tu es pâle comme si tu allais mourir. Ah! comme tamain est chaude! tu as la fièvre.

ÉLISA.

J'ai un affreux mal de tête depuis hier: je n'ai pas dormi de la nuit;voilà pourquoi je suis pâle: mais ce ne sera rien.

CAMILLE.

Couche-toi, ma chère Élisa, je t'en prie; tu peux à peine te soutenir;vois, tu chancelles.»

Élisa s'affaissa sur un fauteuil; Camille courut appeler sa maman, quila suivit immédiatement. Voyant l'état dans lequel était la pauvreÉlisa, elle lui fit bassiner son lit et la fit coucher malgré sarésistance. Le médecin fut encore appelé; il trouva beaucoup de fièvre,du délire, et déclara que c'était probablement la petite vérole quicommençait. Il ordonna divers remèdes, qui n'amenèrent aucunsoulagement; le lendemain il fit poser des sangsues aux chevilles de lamalade, pour lui dégager la tête et faire sortir les boutons. Depuis280 qu'Élisa était dans son lit, Camille ne la quittait plus; elle luidonnait à boire, chauffait ses cataplasmes, lui mouillait la tête avecde l'eau fraîche. Il fallut toute son obéissance aux ordres de sa mèrepour l'empêcher de passer la nuit auprès de sa chère Élisa.

«C'est en me soignant qu'elle est devenue malade, répétait-elle enpleurant: il est juste que je la soigne à mon tour.»

Élisa ne sentait pas la douceur de cette tendresse touchante: depuis laveille elle était sans connaissance; elle ne parlait pas, n'ouvrait mêmepas les yeux. On lui mit vingt sangsues aux pieds sans qu'elle eût l'airde les sentir; son sang coula abondamment et longtemps; enfin onl'arrêta, on lui enveloppa les pieds de coton. Le lendemain tout soncorps se couvrit de plaques rouges: c'était la petite vérole quisortait. En même temps elle éprouva un mieux sensible; ses yeux purents'ouvrir et supporter la lumière; elle reconnut Camille qui la regardaitavec anxiété, et lui sourit; Camille saisit sa main brûlante et la portaà ses lèvres.

«Ne parle pas, ma pauvre Élisa, lui dit-elle, ne parle pas; maman etmoi, nous sommes près de toi.»

Élisa ne pouvait pas encore répondre; mais, en reprenant l'usage de sessens, elle avait repris le sentiment des soins que lui avaient donnésCamille281 et Mme de Fleurville; sa reconnaissance s'exprimait partous les moyens possibles.

Pendant plusieurs jours encore Élisa fut en danger. Enfin arriva lemoment où le médecin déclara qu'elle était sauvée; les boutonscommençaient à sécher; ils étaient si abondants, que tout son visage etsa tête en étaient couverts.

Quand elle fut mieux et qu'elle commença à prendre quelque nourriture,Camille, qui allait tout à fait bien, demanda à sa mère si elle nepouvait pas sortir et voir sa sœur et ses amies.

«Tu peux te promener, chère enfant, dit Mme de Fleurville, et causeravec Madeleine et tes amies, mais pas encore les embrasser ni lestoucher.»

Camille sauta hors de la chambre, courut dehors, et, entendant les voixde Madeleine, de Sophie et de Marguerite, qui causaient dans leur petitjardin, elle se dirigea vers elles en criant:

«Madeleine, Marguerite, Sophie, je veux vous voir, vous parler; venezvite, mais ne me touchez pas!»

Trois cris de joie répondirent à l'appel de Camille; elle vit accourirses trois amies, se pressant, se poussant, à qui arriverait la première.

«Arrêtez! cria Camille, s'arrêtant elle-même, maman m'a défendu de voustoucher. Je pourrais encore vous donner la petite vérole.

282

MADELEINE.

Je voudrais tant t'embrasser, Camille, ma chère Camille!

MARGUERITE.

Et moi donc! Ah bah! je t'embrasse tout de même.»

En disant ces mots, elle s'élançait vers Camille, qui sauta vivement enarrière.

«Imprudente! dit-elle. Si tu savais ce que c'est que la petite vérole,tu ne t'exposerais pas à la gagner.

SOPHIE.

Raconte-nous si tu t'es bien ennuyée, si tu as beaucoup souffert, si tuas eu peur.

CAMILLE.

Oh oui! mais pas quand j'étais très malade. Je souffrais trop de la têteet du mal de cœur pour m'ennuyer; mais la pauvre Élisa a souffertbien plus et plus longtemps que moi.

MADELEINE.

Et comment est-elle aujourd'hui? Quand pourrons-nous la revoir?

CAMILLE.

Elle va bien; elle a mangé du poulet à déjeuner, elle se lève, ellecroit que vous pourrez la voir par la fenêtre demain.

MADELEINE.

Quel bonheur! et quand pourrons-nous t'embrasser, ainsi que maman?

283

CAMILLE.

Maman, qui n'a pas eu comme moi la petite vérole, pourra vous embrassertout à l'heure; elle est allée changer ses vêtements, qui sont imprégnésde l'air de la chambre d'Élisa.»

Les enfants continuèrent à causer et à se raconter les événements deleur vie simple et uniforme. Bientôt arriva Mme de Fleurville avec Mmede Rosbourg; les enfants se précipitèrent vers elle et l'embrassèrentbien des fois, pendant que Mme de Rosbourg embrassait Camille. Depuistrois semaines Mme de Fleurville n'avait vu les enfants que de loin et àla fenêtre. Le matin même, le médecin avait déclaré qu'il n'y avait plusaucun danger de gagner la petite vérole ni par elle ni par Camille; maisÉlisa devait encore rester éloignée jusqu'à ce que ses croûtes fussenttombées.

Le lendemain il y avait grande agitation parmi les enfants; Élisa devaitse montrer à la fenêtre après déjeuner. Une heure d'avance, ellesétaient comme des abeilles en révolution; elles allaient, venaient,regardaient à la pendule, regardaient à la fenêtre, préparaient dessièges; enfin elles se rangèrent toutes quatre sur des chaises, commepour un spectacle, et attendirent les yeux levés. Tout à coup la fenêtres'ouvrit et Élisa parut.

«Élisa, Élisa, ma pauvre Élisa! s'écrièrent Camille et Madeleine, queles larmes empêchèrent de continuer.

284

MARGUERITE.

Bonjour, ma chère Élisa.

SOPHIE.

Bonjour, pauvre Élisa.

ÉLISA.

Bonjour, bonjour, mes enfants; voyez comme je suis devenue belle; quelmasque sur mon visage!

CAMILLE.

Oh! tu seras toujours ma belle et ma bonne Élisa; crois-tu que j'oublieque c'est pour m'avoir soignée que tu es tombée malade?

ÉLISA.

Tu me l'as bien rendu aussi. Tu es une bonne, une excellente enfant;tant que je vivrai, je n'oublierai ni la tendresse touchante que tu m'astémoignée pendant ma maladie, ni la bonté de Mme de Fleurville.»

Et la pauvre Élisa, attendrie, essuya ses yeux pleins de larmes; sonattendrissement gagna les enfants, qui se mirent à pleurer aussi. Mme deFleurville et Mme de Rosbourg arrivèrent pendant que tout le mondepleurait.

«Qu'y a-t-il donc? demandèrent-elles un peu effrayées.

—Rien, maman; c'est la pauvre Élisa qui est à sa fenêtre.»

Ces dames levèrent les yeux, et, voyant pleurer Élisa, elles comprirentla scène de larmes joyeuses qui venait de se passer.

285

Le matin, le médecin avait déclaré qu'il n'y avait plusaucun danger. (Page 283.)

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287

«Il s'agit bien de pleurer, aujourd'hui! dit Mme de Rosbourg; laissonsÉlisa se reposer et se bien rétablir, et allons, en attendant, arrangerune fête pour célébrer son rétablissement.

—Une fête! une fête! s'écrièrent les enfants; oh! merci, chère madame!Ce sera charmant! Une fête pour Élisa.»

Élisa était fatiguée; elle se retira dans le fond de sa chambre; lesenfants suivirent Mme de Rosbourg et discutèrent les arrangements d'unefête en l'honneur d'Élisa. En passant au chapitre suivant, nous sauronsce qui aura été décidé.


XXVII

LA FÊTE

Depuis quelques jours tout était en rumeur au château; on enfonçait desclous dans une orangerie attenante au salon; on assemblait et onbrouettait des fleurs; on cuisait des pâtés, des gâteaux, des bonbons.Les enfants avaient avec Élisa un air mystérieux; elles l'empêchaientd'aller du côté de l'orangerie; elles la gardaient le plus possible avecelles, afin de ne pas la laisser causer dans la cuisine et à l'office.Élisa se doutait de quelque surprise; mais elle faisait l'ignorante pourne pas288 diminuer le plaisir que se promettaient les enfants.

Enfin le jeudi suivant, à trois heures, il y eut dans la maison unmouvement extraordinaire. Élisa s'apprêtait à s'habiller, lorsqu'ellevit entrer les enfants, qui portaient un énorme panier couvert et quiavaient leurs belles toilettes du dimanche.

CAMILLE.

Nous allons t'habiller, ma bonne Élisa; nous apportons tout ce qu'ilfaut pour ta toilette.

ÉLISA.

J'ai tout ce qu'il me faut; merci, mes enfants.

MADELEINE.

Mais tu n'as pas vu ce que nous t'apportons; tiens, tiens, regarde.»

Et, en disant ces mots, Madeleine enleva la mousseline qui couvrait lepanier. Élisa vit une belle robe en taffetas marron, un col et desmanches en dentelle, un bonnet de dentelle garni de rubans et unmantelet de taffetas noir garni de volants pareils.

ÉLISA.

Ce n'est pas pour moi, tout cela; c'est trop beau! Je ne mettrai pas unesi élégante toilette; je ressemblerais à Mme Fichini.

MARGUERITE.

Non, non, tu ne ressembleras jamais à la grosse Mme Fichini.

289

CAMILLE.

Il n'y a plus de Mme Fichini; c'est la comtesse Blagowski qu'il fautdire.

MADELEINE.

Bah! la comtesse Blagowski ou Mme Fichini, qu'importe! Habillons Élisa.»

Avant qu'elle eût pu les empêcher, les quatre petites filles avaientdénoué le tablier et déboutonné la robe d'Élisa, qui se trouva en juponen moins d'une minute.

CAMILLE.

Baisse-toi, que je te mette ton col.

MADELEINE.

Donne-moi ton bras, que je passe une manche.

MARGUERITE.

Etends l'autre bras, que je te passe l'autre manche.

SOPHIE.

Voici la robe: je la tiens toute prête; et le bonnet.»

La robe fut passée, arrangée, boutonnée; les enfants menèrent Élisadevant une glace de leur maman: elle se trouva si belle, qu'elle nepouvait se lasser de se regarder et de s'admirer. Elle remercia etembrassa tendrement les enfants, qui l'accompagnèrent chez Mmes deFleurville et de Rosbourg, car Élisa voulait les remercier aussi.

«A présent, mes enfants, dit-elle en se dirigeant vers sa chambre, jevais ôter toutes ces290 belles affaires; je les garderai pour lapremière occasion.

CAMILLE.

Mais non, Élisa; il faut que tu restes toute la journée habillée commetu es.

ÉLISA.

Pour quoi faire?

MADELEINE.

Tu vas voir; viens avec moi.»

Et, saisissant Élisa, les quatre enfants la conduisirent dans le salon,puis dans l'orangerie, qui était convertie en salle de spectacle et quiétait pleine de monde. Les fermiers et les messieurs du voisinageétaient dans une galerie élevée, les domestiques et les gens du villageoccupaient le parterre. Les enfants entraînèrent Élisa toute confuse àdes places réservées au milieu de la galerie; elles s'assirent autourd'elle; la toile se leva, et le spectacle commença.

Le sujet de la pièce était l'histoire d'une bonne négresse qui, lors dumassacre des blancs par les nègres à l'île Saint-Domingue, sauve lesenfants de ses maîtres, les soustrait à mille dangers, et finit pars'embarquer avec eux sur un vaisseau qui retournait en France; elledépose entre les mains du capitaine une cassette qu'elle a eu le bonheurde sauver, qui appartenait à ses maîtres massacrés, et qui contenait unesomme considérable en bijoux et en or; elle déclare que cettesomme appartient aux enfants.

291

«Baisse-toi que je te mette ton col.» (Page 280.)

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293

On applaudit avec fureur; les applaudissements redoublèrent lorsque detous côtés on lança des bouquets à Élisa, qui ne savait commentremercier de tous ces témoignages d'intérêt.

Après le spectacle on passa dans la salle à manger, où l'on trouva latable couverte de pâtés, de jambons, de gâteaux, de crèmes, de gelées.Tout le monde avait faim; on mangea énormément; pendant que les voisinset les personnes du château faisaient ce repas, on servait dehors, auxgens du village, des pâtés, des galantines, des galettes, du cidre et ducafé.

Lorsque chacun fut rassasié, on rentra dans l'orangerie, d'où l'on avaitenlevé tout ce qui pouvait gêner pour la danse; les chaises et les bancsétaient rangés contre le mur; les lustres et les lampes étaient allumés.Au moment où les enfants entrèrent, l'orchestre, composé de quatremusiciens, commença une contredanse; les petites et Élisa la dansèrentavec plusieurs dames et messieurs; les autres invités se mirent aussi entrain, et, une demi-heure après, tout le monde dansait dans l'orangerieet devant la maison. Les enfants ne s'étaient jamais autant amusées;Élisa était enchantée et attendrie de cette fête donnée à son intention,et dont elle était la reine. On dansa jusqu'à onze heures du soir. Aprèsavoir mangé294 encore quelques pâtés, du jambon, des gâteaux et descrèmes, chacun s'en alla, les uns à pied, les autres en carriole.

Les enfants rentrèrent chez elles avec Élisa, après avoir bien embrasséet bien remercié leurs mamans.

SOPHIE.

Dieu! que j'ai chaud! ma chemise est trempée!

MARGUERITE.

Et moi donc! ma robe est toute mouillée de sueur.

MADELEINE.

Ah! que j'ai mal aux pieds!

CAMILLE.

Je n'en puis plus! A la dernière contredanse, mes jambes ne pouvaientplus remuer.

MARGUERITE.

As-tu vu ce gros petit bonhomme, au ventre rebondi, qui a été roulé dansun galop?

CAMILLE.

Oui, il était bien drôle; il sautait, il galopait tout comme s'iln'avait pas eu un gros ventre à traîner.

SOPHIE.

Et ce grand maigre qui sautait si haut qu'il a accroché le lustre!

MADELEINE.

Il a manqué de prendre feu, ce pauvre maigre; c'est qu'il aurait brûlécomme une allumette.

295

L'orchestre était composé de quatre musiciens. (Page293.)

Image plus grande

297

SOPHIE.

As-tu remarqué cette petite fille prétentieuse qui faisait des mines etqui était si ridiculement mise?

MADELEINE.

Non, je ne l'ai pas vue. Comment était-elle habillée?

SOPHIE.

Elle avait une robe grise avec de grosses fleurs rouges.

MADELEINE.

Ah oui! je sais ce que tu veux dire; c'est une pauvre ouvrière trèstimide et qui n'est pas du tout prétentieuse.

SOPHIE.

Par exemple! si celle-là ne l'est pas, je ne sais qui le sera. Et cetteautre, qui avait une robe de mousseline blanche chiffonnée, avec desnœuds d'un bleu passé qui traînaient jusqu'à terre, trouves-tu aussiqu'elle n'était pas affectée?

CAMILLE.

Voyons, ne disons pas de mal de tous ces pauvres gens, qui se sonthabillés chacun comme il l'a pu, qui se sont amusés et qui ont contribuéà nous amuser.

SOPHIE,avec aigreur.

Mon Dieu, comme tu es sévère! Est-ce qu'il est défendu de rire un peudes gens ridicules?

298

CAMILLE.

Non, mais pourquoi trouver ridicules des gens qui ne le sont pas.

SOPHIE.

Si tu les trouves bien, ce n'est pas une raison pour que je sois obligéede dire comme toi.

MADELEINE.

Sophie, Sophie, tu vas te fâcher tout à fait, si tu continues sur ceton.

SOPHIE.

Il n'est pas question de se fâcher! je dis seulement que je trouveCamille on ne peut plus ennuyeuse avec sa perpétuelle bonté. Jamais ellene rit de personne; jamais elle ne voit les bêtises et les sottises desautres.

MARGUERITE,avec vivacité.

C'est bien heureux pour toi!

SOPHIE,sèchement.

Que veux-tu dire par là?

MARGUERITE.

Je veux dire, mademoiselle, que si Camille voyait les sottises desautres et si elle en riait, elle verrait souvent les vôtres, et que nousririons toutes à vos dépens.

SOPHIE,en colère.

Je m'embarrasse peu de ce que tu dis, tu es trop bête.

299

ÉLISA,qui entre.

Eh bien! eh bien! qu'est-ce que j'entends? On se querelle par ici?

SOPHIE.

C'est Marguerite qui me dit des sottises.

ÉLISA.

Il me semble que, lorsque je suis entrée, c'était vous qui en disiez àMarguerite.

SOPHIE,embarrassée.

C'est-à-dire.... Je répondais seulement,... mais c'est elle qui acommencé.

MARGUERITE.

C'est vrai, Élisa; je lui ai dit qu'elle disait des sottises; j'avaisraison, puisqu'elle a dit que Camille était ennuyeuse.

ÉLISA.

Mes enfants, mes enfants, est-ce ainsi que vous finissez une si heureusejournée, en vous querellant, en vous injuriant?»

Sophie et Marguerite rougirent et baissèrent la tête; elles seregardèrent et dirent ensemble:

«Pardon! Sophie.

—Pardon! Marguerite.»

Puis elles s'embrassèrent. Sophie demanda pardon aussi à Camille, quiétait trop bonne pour lui en vouloir. Elles achevèrent toutes de sedéshabiller, et se couchèrent après avoir dit leur prière avec Élisa.Élisa les remercia encore tendrement de300 toute leur affection et dela journée qui venait de s'écouler.


XXVIII

LA PARTIE D'ANE

MARGUERITE.

Maman, pourquoi ne montons-nous jamais à âne? c'est si amusant!

MADAME DE ROSBOURG.

J'avoue que je n'y ai pas pensé.

MADAME DE FLEURVILLE.

Ni moi non plus; mais il est facile de réparer cet oubli; on peut avoirles deux ânes de la ferme, ceux du moulin et de la papeterie, ce qui enfera six.

CAMILLE.

Et où irons-nous, maman, avec nos six ânes?

SOPHIE.

Nous pourrions aller au moulin.

MARGUERITE.

Non, Jeannette est trop méchante; depuis qu'elle m'a volé ma poupée, jen'aime pas à la voir; elle me fait des yeux si méchants que j'en aipeur.

MADELEINE.

Allons à la maison blanche, voir Lucie.

301

SOPHIE.

Ce n'est pas assez loin! nous y allons sans cesse à pied.

MADAME DE FLEURVILLE.

J'ai une idée que je crois bonne; je parie que vous en serez toutes trèscontentes.

CAMILLE.

Quelle idée, maman? dites-la, je vous en prie.

MADAME DE FLEURVILLE.

C'est d'avoir un septième âne....

MARGUERITE.

Mais ce ne sera pas amusant du tout d'avoir un âne sans personne dessus.

MADAME DE FLEURVILLE.

Attends donc; que tu es impatiente! Le septième âne porterait lesprovisions, et..., et vous ne devinez pas?

MADELEINE.

Des provisions? pour qui donc, maman?

MADAME DE FLEURVILLE.

Pour nous, pour que nous les mangions!

MARGUERITE.

Mais pourquoi ne pas les manger à table, au lieu de les manger sur ledos de l'âne?»

Tout le monde partit d'un éclat de rire: l'idée de faire du dos de l'âneune table à manger leur parut si plaisante, qu'elles en rirent toutes,Marguerite comme les autres.

«Ce n'est pas sur le dos de l'âne que nous mangerons,302 dit Mme deFleurville, mais l'âne transportera notre déjeuner dans la forêt deMoulins; nous étalerons notre déjeuner sur l'herbe dans une jolieclairière, et nous mangerons en plein bois.

—Charmant, charmant! crièrent les quatre petites en battant des mainset en sautant. Oh! la bonne idée! embrassons bien maman pour laremercier de sa bonne invention.

—Je suis enchantée d'avoir si bien trouvé, répondit Mme de Fleurvilleen se dégageant des bras des enfants qui la caressaient à l'envi l'unede l'autre. Maintenant je vais commander un déjeuner froid pour demainet m'assurer de nos sept ânes.»

Les petites coururent chez Élisa pour lui faire part de leur joie etpour lui demander de venir avec elles.

ÉLISA,en les embrassant.

Mes chères petites, je vous remercie de penser à moi et de m'inviter àvous accompagner; mais j'ai autre chose à faire que de m'amuser. A moinsque vos mamans n'aient besoin de moi, j'aime mieux rester à la maison etfaire mon ouvrage.

MADELEINE.

Quel ouvrage? tu n'as rien de pressé à faire!

ÉLISA.

J'ai à finir vos robes de popeline bleue; j'ai à faire des manches, descols, des jupons, des chemises, des mou....

303

MARGUERITE.

Assez, assez, grand Dieu! comme en voilà! Et c'est toi qui feras toutcela?

ÉLISA.

Et qui donc? sera-ce vous, par hasard.

CAMILLE.

Eh bien, oui; nous t'aiderons toutes pendant deux jours.

ÉLISA,riant.

Merci bien, mes chéries! J'aurais là de fameuses ouvrières, qui megâcheraient mon ouvrage au lieu de l'avancer! Du tout, du tout, à chacunson affaire. Amusez-vous; courez, sautez, mangez sur l'herbe; mon devoirà moi est de travailler: d'ailleurs, je suis trop vieille pour gambaderet courir les forêts.

SOPHIE.

Vous dansiez pourtant joliment le jour du bal.

ÉLISA.

Oh! cela, c'est autre chose: c'est pour entretenir les jambes. Mais sansplaisanterie, mes chères enfants, ne me forcez pas à être de la partiede demain, j'en serais contrariée. Une bonne est une bonne, et n'est pasune dame qui vit de ses rentes; j'ai mon ouvrage et je dois le faire.

L'air sérieux d'Élisa mit un terme à l'insistance des enfants; ellesl'embrassèrent et la quittèrent pour aller raconter à leurs mamans lerefus d'Élisa.

«Élisa, dit Mme de Fleurville, fait preuve de304 tact, de jugement etde cœur, chères petites, en refusant de nous accompagner demain;c'est la délicatesse qu'elle met dans toutes ses actions qui la rend sisupérieure aux autres bonnes que vous connaissez. C'est vrai qu'elle abeaucoup d'ouvrage; et, si elle perdait à s'amuser le peu de temps quilui reste après avoir fait son service près de vous, vous seriez lespremières à en souffrir.»

Les enfants n'insistèrent plus et reportèrent leurs pensées sur lajournée du lendemain.

«Dieu! que la matinée est longue! dit Sophie après deux heures debâillements et de plaintes.

—Nous allons dîner dans une demi-heure, répondit Madeleine.

SOPHIE.

Et toute la soirée encore à passer! Quand donc arrivera demain?

MARGUERITE,avec ironie.

Quand aujourd'hui sera fini.

SOPHIE,piquée.

Je sais très bien qu'aujourd'hui ne sera pas demain, que demain n'estpas aujourd'hui, que..., que....

MARGUERITE,riant.

Que demain est demain, et que M. la Palisse n'est pas mort.

SOPHIE.

C'est bête, ce que tu dis! Tu crois avoir plus d'esprit que lesautres....

305

MARGUERITE,vivement.

Et je n'en ai pas plus que toi. C'est cela que tu voulais dire?

SOPHIE,en colère.

Non, mademoiselle, ce n'est pas cela que je voulais dire: mais, envérité, vous me faites toujours parler si sottement....

MARGUERITE.

C'est parce que je te laisse dire.

CAMILLE,d'un air de reproche.

Marguerite, Marguerite!

MARGUERITE,l'embrassant.

Chère Camille, pardon, j'ai tort; mais Sophie est quelquefois... si...,si..., je ne sais comment dire.

SOPHIE,en colère.

Voyons, dis tout de suitesi bête! Ne te gêne pas, je te prie.

MARGUERITE.

Mais non, Sophie, je ne veux pas direbête; tu ne l'es pas, mais... unpeu... impatientante.

SOPHIE.

Et qu'ai-je donc fait ou dit de si impatient?

MARGUERITE.

Depuis deux heures tu bâilles, tu te roules, tu t'ennuies, tu regardesl'heure, tu répètes sans cesse que la journée ne finira jamais....

306

SOPHIE.

Eh bien, où est le mal? je dis tout haut ce que vous pensez tout bas.

MARGUERITE.

Mais du tout; nous ne le pensons pas du tout! N'est-ce pas, Camille?n'est-ce pas, Madeleine?

CAMILLE,un peu embarrassée.

Nous qui sommes plus âgées, nous savons mieux attendre.

MARGUERITE,vivement.

Et moi qui suis plus jeune, est-ce que je n'attends pas?

SOPHIE,avec une révérence moqueuse.

Oh! toi, nous savons que tu es une perfection, que tu as plus d'espritque tout le monde, que tu es meilleure que tout le monde!

MARGUERITE,lui rendant sa révérence.

Et que je ne te ressemble pas, alors.»

Mme de Rosbourg avait entendu toute la conversation du bout du salon, oùelle était occupée à peindre; elle ne s'en était pas mêlée, parcequ'elle voulait les habituer à reconnaître d'elles-mêmes leurs torts;mais, au point où en était venue l'irritation des deuxamies, ellejugea nécessaire d'intervenir.

MADAME DE ROSBOURG.

Marguerite, tu prends la mauvaise habitude de te moquer, de lancer desparoles piquantes, qui blessent et irritent. Parce que Sophie a su moins307 bien que toi réprimer son impatience, tu lui as dit plusieurschoses blessantes qui l'ont mise en colère: c'est mal, et j'en suispeinée; je croyais à ma petite Marguerite un meilleur cœur et plus degénérosité.

MARGUERITE,courant se jeter dans ses bras.

Ma chère, ma bonne maman, pardonnez à votre petite Marguerite; ne soyezpas chagrine; je sens la justesse de vos reproches, et j'espère ne plusles mériter à l'avenir. (Allant à Sophie.) Pardonne-moi, Sophie; soissûre que je ne recommencerai plus, et, si jamais il m'échappe une paroleméchante ou moqueuse, rappelle-moi que je fais de la peine à maman:cette pensée m'arrêtera certainement.»

Sophie, apaisée par les reproches adressés à Marguerite et par lasoumission de celle-ci, l'embrassa de tout son cœur. Le dîner futannoncé, et on lui fit honneur; la soirée se passa gaiement; Sophiecontint son impatience et se mêla avec entrain aux projets formés pourle lendemain. La nuit ne lui parut pas longue, puisqu'elle dormit toutd'un somme jusqu'à huit heures, moment où sa bonne vint l'éveiller.Quand sa toilette fut faite, elle courut à la fenêtre et vit avecbonheur sept ânes sellés et rangés devant la maison. Elle descenditprécipitamment et les examina tous.

«Celui-ci est trop petit, dit-elle; celui-là est trop laid avec sespoils hérissés. Ce grand gris a308 l'air paresseux; ce noir me paraîtméchant; ces deux roux sont trop maigres; ce gris clair est le meilleuret le plus beau: c'est celui que je garde pour moi. Pour que les autresne le prennent pas, je vais attacher mon chapeau et mon châle à laselle. Elles voudront toutes l'avoir, mais je ne le céderai pas.»

Pendant que, songeant uniquement à elle, elle choisissait ainsi cet ânequ'elle croyait préférable aux autres, Nicaise et son fils, qui devaientaccompagner la cavalcade, plaçaient les provisions dans deux grandspaniers, qu'on attacha sur le bât de l'âne noir.

Mme de Fleurville, Mme de Rosbourg et les enfants arrivèrent: il étaitneuf heures; on avait bien déjeuné, tout était prêt; on pouvait partir.

MADAME DE FLEURVILLE.

Choisissez vos ânes, mes enfants. Commençons par les plus jeunes.Marguerite, lequel veux-tu?

MARGUERITE.

Cela m'est égal, chère madame; celui que vous voudrez, ils sont tousbons.

MADAME DE FLEURVILLE.

Eh bien, puisque tu me laisses le choix, Marguerite, je te conseille deprendre un des deux petits ânes; l'autre sera pour Sophie. Ils sontexcellents.

309

SOPHIE,avec empressement.

J'en ai déjà pris un, madame: le gris clair; j'ai attaché sur la sellemon chapeau et mon châle.

MADAME DE FLEURVILLE.

Comme tu t'es pressée de choisir celui que tu crois être le meilleur,Sophie! Ce n'est pas très aimable pour tes amies, ni très poli pour Mmede Rosbourg et pour moi. Mais, puisque tu as fait ton choix, tu garderaston âne, et peut-être t'en repentiras-tu.»

Sophie était confuse; elle sentait qu'elle avait mérité le reproche deMme de Fleurville, et elle aurait donné beaucoup pour n'avoir pas montrél'égoïsme dont elle ne s'était pas encore corrigée. Camille et Madeleinene dirent rien et montèrent sur les ânes qu'on leur désigna; Margueritejeta un regard souriant à Sophie, réprima une petite malice qui allaitsortir de ses lèvres, et sauta sur son petit âne.

Toute la cavalcade se mit en marche: Mmes de Fleurville et de Rosbourgen tête, Camille, Madeleine, Marguerite et Sophie les suivant, Nicaiseet son fils fermant la marche avec l'âne aux provisions.

On commença par aller au pas, puis on donna quelques petits coups defouet, qui firent prendre le trot aux ânes; tous trottaient, exceptécelui de Sophie, qui ne voulut jamais quitter son camarade310 auxprovisions. Elle entendait rire ses amies; elle les voyait s'éloigner autrot et au galop de leurs ânes, et, malgré tous ses efforts et ceux deNicaise, son âne s'obstina à marcher au pas, sur le même rang que sonami. Bientôt les cinq autres ânes disparurent à ses yeux; elle restaitseule, pleurant de colère et de chagrin; le fils de Nicaise, touché deses larmes, lui offrit des consolations qui la dépitèrent bien plusencore.

«Faut pas pleurer pour si peu, mam'selle; de plus grands que vous s'ytrompent bien aussi. Votrebourri vous semblait meilleur que lesautres: c'est pas étonnant que vous n'y connaissiez rien, puisque vousne vous êtes pas occupée de bourris dans votre vie. C'est qu'il a l'air,à le voir comme ça, d'un fameux bourri; moi qui le connais à l'user, jevous aurais dit que c'est un fainéant et un entêté. C'est qu'il n'enfait qu'à sa tête! Mais faut pas vous chagriner; au retour, vous lepasserez à mam'selle Camille, qui est si bonne qu'elle le prendra toutde même, et elle vous donnera le sien, qui est parfaitement bon.»

Sophie ne répondait rien; mais elle rougissait de s'être attiré par sonégoïsme de pareilles consolations. Elle fit toute la route au pas; quandelle arriva à la halte désignée, elle vit tous les ânes attachés à desarbres; ses amies n'y étaient plus; elles avaient voulu l'attendre, maisMme de Fleurville, qui désirait donner une leçon à Sophie, ne le311permit pas: elle les emmena avec Mme de Rosbourg dans la forêt. Elles yfirent une charmante promenade et une grande provision de fraises et denoisettes; elles cueillirent des bouquets de fleurs des bois, et,lorsqu'elles revinrent à la halte, leurs visages roses et épanouis etleur gaieté bruyante contrastaient avec la figure morne et triste deSophie, qu'elles trouvèrent assise au pied d'un arbre, les yeux bouffiset l'air honteux.

«Ton âne ne voulait donc pas trotter, ma pauvre Sophie? lui dit Camilled'un ton affectueux et en l'embrassant.

—J'ai été punie de mon sot égoïsme, ma bonne Camille; aussi ai-je forméle projet de prolonger ma pénitence en reprenant le même âne pourrevenir.

—Oh! pour cela, non; tu ne l'auras pas! s'écria Madeleine: il est tropparesseux.

—Puisque c'est moi qui ai eu l'esprit de le choisir, dit Sophie avecgaieté, j'en porterai la peine jusqu'au bout.»

Et Sophie, ranimée par cette résolution généreuse, reprit sa gaieté etse joignit à ses amies pour déballer les provisions, les placer surl'herbe et préparer le déjeuner. Les appétits avaient été excités par lacourse; on se mit à table en s'asseyant par terre, et l'on entamad'abord un énorme pâté de lièvre, ensuite une daube à la gelée, puis despommes de terre au sel, du jambon, des écrevisses,312 de la tourte auxprunes, et enfin du fromage et des fruits.

MARGUERITE.

Quel bon déjeuner nous faisons! Ces écrevisses sont excellentes.

SOPHIE.

Et comme le pâté était bon!

CAMILLE.

La tourte est délicieuse!

MADELEINE.

Nous avons joliment mangé!

MARGUERITE.

J'avais une faim affreuse.

MADAME DE ROSBOURG.

Veux-tu encore un peu de vin pour faire passer ton déjeuner?

MARGUERITE.

Je veux bien, maman. A votre santé!»

Tous les enfants demandèrent du vin et burent à la santé de leursmamans. Le repas terminé, on fit dans la forêt une nouvelle promenade,et cette fois en compagnie de Sophie.

Nicaise et son fils déjeunèrent à leur tour pendant cette promenade, etrangèrent les restes du repas et de la vaisselle, qu'ils placèrent dansles paniers.

«Papa, dit le petit Nicaise, faut pas que mam'selle Camille ait lebourrifainéant de Mlle Sophie; mettons-lui sur le dos le bât auxprovisions et mettons313 la selle sur le bourri noir; il n'est pas siméchant qu'il en a l'air; je le connais, c'est un bon bourri.

—Fais, mon garçon, fais comme tu l'entends.»

Quand les enfants et leurs mamans revinrent, elles trouvèrent les ânessellés, prêts à partir. Sophie se dirigeait vers son gris clair et futsurprise de lui voir le bât aux provisions. Nicaise lui expliqua que songarçon ne voulait pas que mam'selle Camille restât en arrière.

«Mais c'était mon âne, et pas celui de Camille.

—Faites excuse, mam'selle; mam'selle Camille a dit à mon garçon que ceserait le sien pour revenir. Mais n'ayez pas peur, mam'selle, le bourrinoir n'est pas méchant; c'est un air qu'il a; faut pas le craindre: ilvous mènera bon train, allez.»

Sophie ne répliqua pas: dans son cœur elle se comparait à Camille;elle reconnaissait son infériorité; elle demandait au bon Dieu de larendre bonne comme ses amies, et ses réflexions devaient lui profiterpour l'avenir. Camille voulut lui donner son âne, mais Sophie ne voulutpas y consentir et sauta sur l'âne noir. Tous partirent au trot, puis augalop; le retour fut plus gai encore que le départ, car Sophie ne restapas en arrière. On rentra pour l'heure du dîner; les enfants, enchantées314 de leur journée, remercièrent mille fois leurs mamans du plaisirqu'elles leur avaient procuré.

Mme de Fleurville ouvrit une lettre qu'on venait de lui remettre.

«Mes enfants, dit-elle, je vous annonce une heureuse nouvelle: votreoncle et votre tante de Ruges et votre oncle et votre tante de Traypim'écrivent qu'ils viennent passer les vacances chez nous avec voscousins Léon, Jean et Jacques; ils seront ici après-demain.

—Quel bonheur! s'écrièrent toutes les enfants; quelles bonnes vacancesnous allons passer!»

Les vacances et les cousins arrivèrent peu de jours après. Le bonheurdes enfants dura deux mois, pendant lesquels il se passa tantd'événements intéressants que ce même volume ne pourrait en contenir lerécit. Mais j'espère bien pouvoir vous les raconter un jour[1].

FIN.

Note

[1] Voyezles Vacances du même auteur.


TABLE DES CHAPITRES

  Pages.
Dédicace1
I.Camille et Madeleine3
II.La promenade, l'accident5
III.Marguerite14
IV.Réunion sans séparation17
V.Les fleurs cueillies et remplacées22
VI.Un an après.—Le chien enragé33
VII.Camille punie40
VIII.Les hérissons52
IX.Poires volées72
X.La poupée mouillée93
XI.Jeannette la voleuse104
XII.Visite chez Sophie119
XIII.Visite au potager128
XIV.Départ133
XV.Sophie mange du cassis; ce qui en résulte139
XVI.Le cabinet de pénitence149
XVII.Le lendemain163
XVIII.Le rouge-gorge168
XIX.L'illumination183
XX.La pauvre femme195
XXI.Installation de Françoise et de Lucie215
XXII.Sophie veut exercer la charité225
XXIII.Les récits243
XXIV.Visite chez Hurel249
XXV.Un événement tragique255
XXVI.La petite vérole275
XXVII.La fête287
XXVIII.La partie d'âne300

FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES


TABLE DES ILLUSTRATIONS

 Pages.
«Ayez la complaisance de m'apporter tous ces pots de fleurs.»29
Le chien secouait la tête, la couronne tombait, etMarguerite le grondait.35
Elle accrocha la robe et la tira vers le bord.65
Elle s'élança sur Sophie et la fouetta à coups redoublés.69
Mme de Fleurville avait à dîner quelques voisins.73
«Me voici, chères dames» dit-elle en descendant de voiture.77
Un rire général salua cette chute....81
«Elle est tout de même jolie votre poupée!»107
Elle ramenait Jeannette en la traînant par le bras.115
Le comte Blagowski.185
Le maître d'école est très mécontent de Jeannette.197
«Pauvre petite, dit Madeleine, comme elle pleure!»201
Un matelot de laSibylle.207
Mme de Rosbourg eut peine à retenir ses larmes.211
Il s'arrêta muet de bonheur à la vue d'une belle montre.253
«C'est un grand malheur qui vient d'arriver.»265
Quelques temps après, Victorine se maria avec un bravegarçon.273
Le médecin ne vint que le soir.277
Le matin, le médecin avait déclaré qu'il n'y avait plusaucun danger.285

Paris.—ImprimerieLahure, 9, rue de Fleurus.


Au lecteur

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La ponctuation n'a pas été modifiée hormis quelques correctionsmineures.

L'orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés.Ils sont soulignés par des tirets. Passer lasouris surle mot pour voir le texte original.

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