Title: Histoire des nombres et de la numération mécanique
Author: Jacomy-Régnier
Release date: January 30, 2009 [eBook #27936]
Most recently updated: January 4, 2021
Language: French
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Par JACOMY-RÉGNIER.
PARIS
IMPRIMERIE ET LIBRAIRIE CENTRALES DE NAPOLÉON CHAIX ET Ce.
RUE BERGÈRE, 20.
1855
Nés au sein d'une civilisation héritière de toutes lesrichesses morales, intellectuelles et matérielles dont lessiècles se sont transmis le dépôt, dépôt incessammentaccru par le travail de chacun d'eux, nous jouissons detout ce qui nous entoure avec une insouciance qui estune véritable ingratitude, ou avec un orgueil qui estune injustice flagrante. Qui de nous, en lisant l'histoiredes Gaulois et des Francs, ne s'est cru doué d'une intelligencesupérieure à celle de ces vieux aïeux? Qui(Page6)de nous, en lisant les récits des voyageurs qui ont visitédes peuples restés étrangers à la marche du progrèshumain à travers les âges, n'a pris en pitié la faiblessed'esprit de ces peuples et ne les a supposés d'une natureinférieure à la nôtre?
Nous estimons, avec raison, que l'homme qui estquelque chose par lui-même est infiniment plus dignede considération que celui qui a reçu tout faits et sonnom et sa fortune. Si nous étions conséquents avecnous-mêmes, nous tiendrions compte, avant de nousplacer au-dessus de nos pères et des peuples encorebarbares, nous tiendrions compte, disons-nous, desmatériaux, des instruments, des forces que nous avonsreçus gratuitement, qui ne sont pas notre œuvre, et quiont manqué à nos pères, comme ils manquent aux peuplespour lesquels nous avons de si superbes dédains.
Ces matériaux, ces instruments, ces forces, nousparaissent les choses les plus simples du monde; lesayant trouvées toutes faites nous ne nous sommes jamaisdemandé si leur découverte n'a pas dû exiger des effortsde génie dignes d'être admirés; ayant ainsi toujoursjoui des travaux exécutés par nos devanciers dans lecours des siècles, sans chercher à en apprécier la valeur,nous semblons croire que tout ce que nous voyonsa toujours été tel que nous l'avons trouvé en naissant.
Combien nous serions plus justes envers le passé, si,faisant un instant, par la pensée, table rase de tout cequi nous entoure, et nous efforçant d'oublier les mille(Page7)notions et connaissances que nous avons puisées ausein de notre civilisation, nous nous supposions ramenésau point de départ des premières sociétés! Combiennous parlerions avec plus de modestie des conquêtesque notre intelligence ajoute chaque jour à celles queles siècles nous ont léguées, si nous nous rendions biencompte de la nature de ces conquêtes, et si surtout nousvoulions bien nous dire que nous ne les faisons qu'avecle secours d'armes qui ne sont pas notre ouvrage!
Ayant trouvé existants et portés au plus haut degréde perfection tous les arts nécessaires, l'art de nousnourrir, l'art de nous vêtir, l'art de nous loger, l'artde nous défendre, etc., et n'ayant plus d'autre soucique celui de multiplier nos jouissances, est-il donc bienétonnant que nous ayons eu, nous aussi, quelques heureusesinspirations, et que nos luttes, soit contre lamatière, soit contre l'inconnu, n'aient pas été moinsfécondes que celles des siècles pour lesquels le travailde l'esprit était, comme pour le nôtre, un besoin?
Une seule chose serait étonnante: c'est que, rien nenous manquant, ni la matière, ni les instruments, nila science, nous eussions remué tout cela pendant undemi-siècle, sans pouvoir en faire sortir quelquescréations dignes de recommander notre mémoire à nosneveux.
Nous sommes fiers de tout ce qui nous entoure, etquand nous avons comparé, non pas précisément notrelittérature et nos sciences, mais nos arts divers avec(Page8)ceux des âges antérieurs, nous croyons avoir, en effet,le droit de placer notre siècle au-dessus de ceux quil'ont précédé. Orgueil illégitime, prétention usurpatrice!Les seules choses dont il nous soit permis de nousglorifier sont celles que nous avons ajoutées aux richessesqui nous viennent du passé.
Ce sont sans doute de merveilleuses manifestationsde nos forces intellectuelles que les nombreuses applicationsque nous avons faites de la vapeur, de la lumière,de l'électricité; mais l'ardeur avec laquelle nousnous sommes précipités vers les travaux qui ont pourprincipal objet le bien-être matériel mérite-t-elle biend'être louée sans restriction, et n'est-il pas permis decraindre que nous ne payions d'un prix trop élevé nosrapides triomphes sur le temps et sur l'espace? Enivrésde ces triomphes, n'épuisons-nous pas, pour les multiplieret les rendre plus brillants, des forces que réclamentdes besoins d'un autre ordre?
Il faudrait être aveugle pour ne pas voir que, dansune société qui ne semble plus avoir d'admiration quepour des conquêtes toutes matérielles, le goût desétudes qui fortifient les esprits et élèvent les âmes doitnécessairement s'affaiblir.
À d'autres que nous donc de ne voir que par sonbeau côté le gigantesque tournoi des Champs-Élysées;les merveilles industrielles et artistiques de notre Expositionuniverselle ne nous feront point oublier que lasociété a d'autres besoins que ceux qui peuvent être(Page9)satisfaits par les créations étalées dans le palais del'Industrie.
Si l'homme ne vivait que par les sens, si le bien-êtrehumain, si le bien-être social ne consistaient que dansla possession des objets propres à charmer les yeux,à flatter l'odorat, à procurer des jouissances au palaiset à l'oreille, la vue des galeries de l'Exposition universellenous apprendrait que tous les secrets, que tous lesraffinements du bien-être sont aujourd'hui trouvés.Mais l'homme a une autre vie que celle des sens: ilvit par l'esprit, il vit par le cœur, il vit par l'âme;toutes ces vies ont leurs besoins, leurs exigences, etnous ne voyons au palais de l'Industrie rien qui puisseles satisfaire. Bien loin de là: c'est aux dépens de toutesces vies, c'est aux dépens de ce qui est dû à ces viesqu'ont été créées toutes ces merveilles de l'industrie etde l'art matérialiste.
Nous tromperions-nous par hasard?... Non, nous nenous trompons point; notre plainte n'est qu'une constatationde l'évidence. Interrogeons, en effet, une à unetoutes les nations qui sont venues là pour se disputer lespalmes du génie industriel et de l'art sensualiste; demandons-leurquelle est aujourd'hui leur ambition, versquelle direction elles cherchent à pousser les esprits,quels efforts, quels travaux elles encouragent de préférence,de quels progrès elles se montrent le plusfières, quels hommes elles placent au premier rangdans leur estime?
(Page10)De bonne foi, entre toutes les nations représentéesau palais de l'Industrie, s'en trouve-t-il une seule quioserait nier ses tendances matérialistes? En est-il uneseule qui oserait nous dire qu'elle aimerait mieux avoirles premiers poëtes, les premiers philosophes, les premiersmoralistes du monde, que de tenir le premier rangdans notre palais de l'Industrie? En est-il une seule quioserait prétendre que chez elle, l'homme qui se sert deson intelligence pour faire pénétrer dans les cœurs lessentiments nobles et généreux reçoit autant d'encouragementsque celui qui se dévoue au perfectionnementdes choses matérielles? Non, aucune de ces nations n'ale droit de dire qu'elle fait pour les idées qui sont lesbases de la civilisation autant que pour les choses quin'en sont que l'ornement; non, disons-nous, aucune deces nations ne paraît comprendre que toutes ces magnifiquesœuvres de leurs mains sont le résultat d'inspirationspuisées à des sources qui ont besoin d'êtrealimentées et que leur insouciance laisse tarir.
Ce sujet nous mènerait trop loin: revenons à unordre d'idées qui se rapproche davantage du sujet quenous avons à traiter.
Les seules choses dont nous ayons le droit d'êtrefiers, disions-nous, avant de protester comme nousvenons de le faire contre les tendances antispiritualistesauxquelles nous nous abandonnons, ce sontcelles que nous avons ajoutées aux richesses qui nousviennent du passé. Nous nous glorifierions au delà de(Page11)nos mérites, si nous prenions pour terme de comparaisonde nos œuvres, soit celles des âges pendant lesquelsl'homme travaillait avec les seules forces de saraison individuelle, soit celles des âges qui, quoiquedéjà riches des trésors de science et d'expérience laisséspar leurs prédécesseurs, n'ont cependant pas marquéleur passage dans le temps par des créations aussiheureuses que les nôtres.
Nous trouverons des limites à notre orgueil dansnotre propre raison, si nous voulons bien remarquer,d'abord, que, pour accomplir nos œuvres, nous avonseu à notre disposition toutes les forces d'un passé pluslong et, par conséquent, plus riche en science et en expérienceque celui de nos aînés, et ensuite que les relationsqui se sont établies entre les différents peuplesde la terre ont presque complétement changé les conditionsdes progrès matériels dans le monde. Autrefois,il y a à peine quarante à cinquante ans, chaque frontièreétait un voile qui dérobait à une nation ce qui se faisaitchez sa voisine, chaque mer, chaque bras de mer étaitun abîme à travers lequel ne passaient que bien rarementquelques lambeaux des mystères que l'on gardaitanxieusement d'un côté comme de l'autre de ces abîmes.Alors chaque peuple ne travaillait qu'à l'aide deses propres forces; l'intelligence humaine était encoremutilée, agissait encore isolément, voulons-nous dire.
Cette mutilation, cet isolement ont cessé d'exister.Il y a toujours des frontières qui séparent les peuples,(Page12)mais il n'y a plus de voiles dressés le long de ces frontières;il y a toujours des mers et des bras de mer dontles flots se brisent sur des rivages habités par des peuplesdont les intérêts n'ont pas cessé d'être en lutte;mais ces mers et ces bras de mer ne servent plus àprotéger les secrets du génie industriel des nations.Le génie industriel, depuis que les peuples civilisés sesont entendus pour reconnaître ses droits, s'est fait cosmopoliteet parcourt le monde, travaillant au grandjour, ses brevets à la main.
Encore une fois donc, si nous voulons comparernos œuvres avec celles de nos devanciers, commençonspar comparer les ressources dont ils disposaientavec celles qui sont dans nos mains. L'équité laplus vulgaire l'exige; notre glorification serait ridicule,si elle se fondait sur un principe qui ne comprendraitpas la réserve que nous venons d'indiquer.
Il est incontestable que, depuis l'existence des loisqui, presque partout, protégent la propriété industrielledes étrangers autant que celle des nationaux, le géniehumain, appliqué aux choses matérielles, travaille avectoutes ses forces réunies en faisceau, pour ainsi dire,et il est évident, par conséquent, que ces forces ainsicoalisées doivent être plus puissantes, plus fécondes enrésultats que ne pouvaient l'être les forces isolées desindividus et des peuples, lorsque chacun, peuples etindividus, était contraint, pour sauvegarder ses droitsd'inventeur et de perfectionneur, d'envelopper ses procédés(Page13)et ses moyens de travail dans les ombres dumystère.
L'équité nous indique une autre réserve à faire enfaveur de nos aînés, réserve essentielle, que nous avonsà peine fait entrevoir un peu plus haut. Avant notreâge, les travaux industriels furent assurément bien plusencouragés, bien plus honorés, qu'on ne le supposegénéralement; cependant il est vrai de dire que, pendanttous les siècles antérieurs et même pendant lespremières années de ce siècle, l'industrie n'était pasregardée comme la bienfaitrice par excellence de l'humanitéet comme la manifestation la plus glorieuse dugénie des peuples. Les hautes sciences, la grande littérature,la poésie, les beaux-arts, tenaient alors dansl'estime des nations la place que leur avaient accordéesans difficulté toutes les civilisations antiques.
Il résultait de cette prééminence obtenue par leshautes sciences, par la haute littérature, par la poésie,par les beaux-arts, que généralement tout homme quiaspirait à se faire une place d'honneur dans la société,et qui se sentait animé d'une force intellectuelle capablede répondre à ses aspirations, appliquait ses facultésaux choses qui devaient le faire arriver à lagloire, bien plus qu'à celles qui ne conduisent ordinairementqu'à la fortune; aux choses qui ont fait lesgrands siècles bien plus qu'à celles qui ont produit lesgrandes décadences.
Que celui qui douterait que les grandes décadencesdes civilisations soient sorties de l'étouffement des travaux(Page14)spiritualistes par les arts industriels encouragésd'une manière exclusive, veuille bien se souvenir quela vieille Asie tomba des splendides sommets d'où elledominait le monde antique, aussitôt que les arts industrielsfurent devenus sa principale passion; que la vieilleGrèce ne commença à fléchir sous le poids de son grandnom et ne le laissa tomber sous les pieds des conquérantsqu'après qu'elle eut transporté aux industriesasiatiques les encouragements qu'elle réservait auparavantpour ses sages, ses savants, ses poëtes et sesguerriers; que le colosse romain ne commença à vacillersur ses bases qu'après que les Asiatiques et lesGrecs furent parvenus à rendre les descendants desCincinnatus et des Scipion amoureux de leurs arts etrivaux de leur habileté.
Les forces intellectuelles de notre société étant attiréesvers les arts industriels ainsi qu'elles le sont, cesarts ont une marche magnifique; cette marche est plusrapide, plus vigoureuse qu'on ne la vit jamais; maisencore une fois, jamais on ne vit un siècle faire, pourfavoriser leurs progrès, des sacrifices pareils à ceuxque nous faisons. Ces sacrifices sont tels, que le passéne présentant rien de pareil, nous ne savons véritablementsi nous devons admirer nos succès industriels oules trouver tout simplement naturels.
Autre réserve: Est-ce que nous ne regardons pasun peu trop comme entièrement nôtres des quantitésde choses qui ne nous appartiennent pas entièrement?Est-ce qu'il n'est pas, tant dans l'ordre scientifique(Page15)que dans l'ordre matériel, certains principes vus ouentrevus par le passé et que nous avons seulement développéset appliqués; certaines créations matériellesindiquées ou ébauchées par le passé et que nous n'avonseu qu'à réaliser plus hardiment, qu'à perfectionner?
Invoquons un dernier fait contre nos prétentions orgueilleuses.N'est-il pas vrai que, sans nous inquiéterde savoir d'où sont sorties toutes les créations nouvellesqui nous entourent, nous en sommes aussi fiers que sielles appartenaient à nous seuls? N'est-il pas vrai quenous nous admirons dans toutes ces créations, absolumentcomme si elles étaient l'œuvre exclusive de notregénie?
Oui, tout cela est vrai, et ce qui ne l'est pas moins,c'est que ces créations ne nous appartiennent pas toutes;c'est que tous les peuples civilisés en revendiquent leurpart, et n'admettent nullement que nous ayons le droitde dire: «Le siècle, c'est nous.»
Étrange inconséquence! en même temps que nousvoudrions ainsi usurper au profit de notre pays desgloires qui ne lui appartiennent pas, nous faisons desefforts déplorables pour obscurcir presque toutes cellesqui lui appartiennent.
Nous nous qualifions parfois du titre d'Athéniensde la civilisation moderne. Comme les citoyensd'Athènes, en effet, nous avons une répulsion innéepour les gloires vivantes et ne tolérons que les gloiresposthumes; comme eux, nous ne voulons pas desgloires qui portent un nom; nous n'admettons que les(Page16)gloires anonymes, que les gloires qui portent le nomcollectif du pays, comme si nous espérions, les auteursdes grandes et belles choses qui l'honorent étant inconnus,être soupçonnés nous-mêmes de les avoir faites;mais notre ressemblance avec les Athéniens s'arrête là.
Les Athéniens, quand ils envoyaient en exil leshommes qui avaient élevé trop haut leurs noms au milieud'eux, ne faisaient que proclamer la supériorité deces hommes. L'ostracisme était un hommage rendu aumérite, au génie, et non une négation du mérite et dugénie: l'ostracisme était de l'envie; mais c'était uneenvie qui s'avouait et non de l'envie hypocrite et lâche.L'envie hypocrite et lâche, c'est la nôtre, la nôtre quiprocède par l'étouffement dans l'ombre, contre quiconques'annonce comme devant dépasser notre mesure;la nôtre qui a trouvé le secret de rendre le silence pluspuissant que la négation, plus cruel que la proscription.
Autant nous paraissons portés à empêcher les chosesvéritablement grandes ou belles de se produire au milieude nous, autant nous nous montrons favorablesaux créations d'un ordre secondaire et dont la duréedoit être passagère. La différence de ces deux accueilsexplique nos merveilleux succès dans les productionsfutiles et nous apprend pourquoi nous sommes comparativementmoins heureux sous le rapport des grandesinitiatives.
Que nous fait la gloire revêtue du manteau qui bravel'usure du temps, quand nous avons pour nous la gloire(Page17)qui dédaignerait de porter le soir la robe dont elle étaittoute fière le matin? Va donc demander ton pain àl'exil, Philippe de Girard; deviens donc fou de misère,Sauvage; subissez donc le sort que vous vous faitessciemment, chercheurs des grandes pensées et desgrandes choses! Est-ce que vous n'avez pas vu, est-ceque vous ne voyez pas quelle destinée peut faire auxhommes de génie une société qui dore si splendidementl'existence de ses amuseurs de toutes les sortes?
Ils le voient, ils le savent, et cependant la vue dessouffrances qui les attendent n'a rien qui les effraie, lessublimes fous à qui le génie a dit: «Suis-moi contreces difficultés qui ont stérilement fatigué les siècles;suis-moi dans le combat que je vais livrer contre l'inconnu.»
En vain la raison leur dit: «Avant d'obéir aux appelsdu génie, commencez par vous assurer le pain dechaque jour;» ils n'entendent que la voix qui leur dit:«Je vous conduirai vers la gloire, suivez-moi.»
Perfidie et mensonge! Non, ô génie, tu ne conduispas à la gloire celui qui te suit sans avoir les mainschargées d'or. Sous ton inspiration j'écrirai un bonlivre; est-ce toi qui me l'imprimeras et qui paieras lesannonces qui m'en procureront le débit? J'inventeraiune merveilleuse machine, grâce à toi, souffle sacré;mais que ferai-je des plans de ma machine? Est-cetoi qui me la construiras et en mettras la valeur enévidence?
(Page18)Qu'ils sont nombreux les pauvres fous qui, s'abandonnantaux entraînements mystérieux qui les portentvers les créations grandes et belles, ne comprennentpas qu'en négligeant d'assurer avant tout leur existencematérielle, ils se condamnent presque infailliblementà travailler d'une manière stérile et pour eux-mêmeset pour la société!
La fortune ne donne pas le génie, sans doute; maiselle permet à celui qui en est doué de le mettre en évidenceet de forcer l'insouciance comme l'envie à rendrehommage à ses œuvres.
Est-ce là ce que se dit, il y environ trente-quatre ans,un ancien employé supérieur de l'administration des arméessous l'Empire, M. Thomas, de Colmar, en voyantle froid accueil que trouvait auprès des dispensateursde la gloire la grande découverte qu'il venait de faire?Nous l'ignorons; mais nous voyons du moins qu'il aagi comme s'il s'était tenu ce langage.
C'était vers 1821. Ayant toujours vécu au milieudes chiffres, nul ne savait mieux que lui combien leschiffres fatiguent les forces de l'intelligence. La grandeère de la mécanique s'ouvrait; dans chaque industrie,on commençait à demander à des bras de fer ou debois d'exécuter les travaux qui avaient été faits jusque-làpar les mains intelligentes de l'homme.—Pourquoi,se demanda M. Thomas, de Colmar, n'essaierais-je pasde construire une machine qui exécute toutes les opérationsde l'arithmétique, comme d'autres ont imaginédes engins qui scient et rabotent, qui filent et tissent,etc.? Et aussitôt, voilà l'imagination du hardiAlsacien en travail. L'œuvre n'était pas aussi facile àfaire qu'il l'avait pensé. Il s'adressa pour avoir des conseilsà un très-savant académicien.
—Mon cher ami, lui dit celui-ci, cherchez la quadraturedu cercle ou le mouvement perpétuel, si vousavez du temps à perdre; mais ne dites à personne quevous voulez construire une machine qui puisse exécuter(Page20)tous les calculs de l'arithmétique, si vous ne voulez pasque l'on rie de vous.
—Pourquoi rirait-on de moi? demanda M. Thomas.
—Pourquoi l'on rirait de vous, mon ami? L'on riraitde vous, parce que la recherche d'une machine commecelle dont vous me parlez... que dis-je? bien moins ambitieuseque celle que vous voulez inventer, a fatiguéun nombre infini de génies dans tous les temps et cheztous les peuples, et n'a jamais abouti qu'à des échecséclatants. Et vous voudriez que l'on ne trouvât pasexcessivement présomptueuse votre tentative contredes difficultés qu'ont vainement essayé de vaincre,dans les temps anciens, Thalès, Pythagore, Archimède;plus tard, les grands mathématiciens arabes; et, dansles derniers âges, Pascal, Perrault, Leibnitz, d'Alembertet un nombre considérable d'autres puissants esprits?Croyez-moi donc: appliquez votre intelligenceà des travaux moins chimériques que celui qui a commencéà tourmenter votre imagination.
—Eh quoi, répondit M. Thomas au savant académicien,après avoir mis en relief, comme vous venez dele faire, l'honneur que me vaudrait ma machine, vousvoudriez que j'eusse une autre ambition que celle de lemériter?
Le ton résolu sur lequel fut faite cette réponse rendaittoute observation inutile. L'académicien se contentad'adresser un sourire d'affectueuse pitié à M. Thomas,qui trois mois après avait exécuté son arithmomètre,s'était assuré, par la prise d'un brevet d'invention, la(Page21)propriété de sa découverte, et presque en même tempsprésentait à la Société d'encouragement sa machinevéritablement merveilleuse.
Elle fut renvoyée à l'examen d'une commission composéede Francœur et Bréguet. Le rapport fut fait aunom du comité des arts mécaniques par Francœur, qui,après avoir fait mention des machines à calculer antérieurementconstruites, s'exprimait ainsi: «Le défautde toutes ces inventions est de ne se prêter qu'à descalculs très-simples; dès qu'il s'agit de multiplier, ilfaut convertir l'opération en une suite d'additions:ainsi pour obtenir 7 fois 648, on est obligé d'ajouterd'abord 648 à lui-même, puis la somme à 648,celle-ci encore à 648, etc., jusqu'à ce que 648 ait étépris 7 fois. À quelle longueur ne faut-il pas se soumettrelorsque le multiplicateur a deux ou trois chiffres!Toutes ces machines sont donc aujourd'huitombées dans l'oubli, et on ne les regarde que commedes conceptions plus ou moins ingénieuses.
»Celle de M. Thomas ne ressemble nullement auxautres, elle donne de suite les résultats du calcul,sans tâtonnement, et n'est faite à l'imitation d'aucunedes premières. Il est certain que M. Thomasn'avait pas connaissance de celles-ci lorsqu'il imaginala sienne, et qu'il n'a pu s'aider des travaux deses prédécesseurs. Il a même employé et abandonnéplusieurs mécanismes qui ne remplissaient pas assezbien leur objet, avant de s'arrêter à celui qu'on voit(Page22)dans la machine pour laquelle il sollicite le suffragede la Société d'encouragement.
»La machine de M. Thomas sert à faire non-seulementtoutes les additions et soustractions, maisencore les multiplications et divisions des nombresentiers ou affectés de fractions décimales. Lorsque,par exemple, on veut multiplier 648 par 7, on placeles indicateurs du multiplicande sur les chiffres 6, 4et 8, et celui du multiplicateur sur 7, on tire un cordonet on lit le produit 4,536 sur la tablette de l'instrument.
»La division n'étant que l'inverse de la multiplication,on conçoit qu'elle s'exécute avec la mêmeaisance et par le même moyen.
»La plus grande difficulté qu'on rencontre dansl'invention de ces instruments, difficulté contre laquellele génie même de Pascal a échoué et qui jusqu'icia si fort restreint l'usage de ces machines àcalculer, c'est de faire porter les retenues sur les chiffresà gauche. Le mécanisme par lequel M. Thomasopère ce passage des retenues est extrêmement ingénieux;ce report se fait de lui-même, sans qu'ony songe. Pour multiplier 648 par 7, l'opérateur tirele cordon, sans s'embarrasser s'il y a ou non des chiffresà retenir, sans même savoir ce que c'est, et illit de suite 4,536.
»Il est impossible de combiner mieux les agents del'instrument qui vous est présenté et de surmonterplus heureusement les embarras de l'instrument.
(Page23)»Ainsi, à considérer cette machine sous le rapportdu mérite d'invention, et sous celui de la difficultévaincue, vous ne balancerez pas à lui accorder votresuffrage.
»Il n'y a aucune comparaison à faire entre cetteinvention et les règles à calculer. Comme ces dernièressont basées sur le système des logarithmes,les additions et soustractions sont impossibles avecces règles; et comme ces deux opérations se mêlentà chaque instant aux autres dans les affaires de commerce,les tables de logarithmes n'y peuvent serviravec avantage. En outre, ces règles à calculer n'ontune précision que de trois chiffres, tandis que lamachine de M. Thomas opère sur un nombre dechiffres indéfini, avec une exactitude parfaite.»
Conformément aux conclusions du rapport, la Sociétéd'encouragement approuva la machine de M. Thomas,en fit graver le mécanisme pour sonBulletin, où futaussi inséré le rapport de M. Francœur; mais ce fut làla seule récompense qu'obtint alors l'inventeur del'arithmomètre, pour une découverte qui semblaitdevoir placer immédiatement son nom au nombre deceux que le monde entier connaît.
La Société d'encouragement, en voyant que l'arithmomètren'avait pas produit dans l'opinion publiquel'étonnement, la sensation qui d'ordinaire accueille lesdécouvertes de la nature de celle de M. Thomas, compritbientôt qu'elle n'avait pas été elle-même assez(Page24)juste, en se contentant de donner sa complète approbationà l'arithmomètre. Aussi, lorsque, quelques moisaprès, la belle planche dessinée et gravée par Leblancet reproduisant la machine de M. Thomas dans tousses détails, parut dans leBulletin, fut-elle accompagnéepar M. Hoyau d'un commentaire où se trouvent despassages qui valent des médailles d'or:
«Si l'on pouvait, disait M. Hoyau, assigner desbornes à nos facultés intellectuelles, il sembleraitque tant de moyens déjà découverts pour calculermécaniquement ont épuisé les recherches de cegenre et qu'il ne reste plus rien à faire après lessavants célèbres de tous les pays qui se sont occupésde cet objet.
»Cependant M. le chevalier Thomas, de Colmar,est parvenu à vaincre toutes les difficultés et àcomposer une machine au moyen de laquelle onpeut faire les quatre opérations de l'arithmétique.
»Cette invention nous paraît devoir être rangée aunombre de ces découvertes qui font honneur àceux qui les conçoivent et sont glorieuses pourl'époque qui les produit.»
Ces éloges, les félicitations de quelques visiteurs,voilà tout ce que valut à M. Thomas, de Colmar, l'inventionde l'arithmomètre. Il en attendait mieux:une semblable découverte valait de la gloire, de lacélébrité, du moins; car qui dira que le bonheurd'avoir aussi complétement triomphé que venait de le(Page25)faire M. Thomas des difficultés qui avaient tenu enarrêt le génie de tous les siècles, fût suffisammentrécompensé par l'approbation de la Société d'encouragement?
La plupart des inventeurs, lorsque le public ne faitpas à leurs découvertes l'accueil sur lequel ils avaientcompté, ne savent ordinairement faire que deuxchoses: d'abord accuser leur siècle d'injustice oud'ignorance; et ensuite se livrer au découragementet regretter le temps qu'ils ont perdu à vouloir êtreutiles à leur pays.
M. Thomas, de Colmar, supporta très-philosophiquementla déception qu'il venait d'éprouver. Se souvenantsans doute de la lenteur que la machine àvapeur avait mise à faire son chemin, il trouva toutsimple que le public ne se montrât pas plus promptà comprendre la valeur de son arithmomètre qu'il nel'avait été à comprendre celle de la machine qui a siprofondément modifié toutes les lois du travail matériel.
Et pourquoi, au surplus, le public mériterait-ild'être accusé d'injustice, lorsqu'il ne fait pas à toutesles inventions l'accueil que quelques-unes méritentvéritablement? Pourquoi, dès qu'il entend parlerde découvertes qui étonnent son intelligence, devrait-ilbattre des mains et échanger son argentcontre la merveilleuse machine, contre l'admirablerecette, contre le prodige de la chimie ou de la mécanique(Page26)qu'on lui annonce, au nom des sociétéssavantes? Est-ce que ces sociétés sont infaillibles etn'ont jamais préconisé que des inventions dignesde l'être? Est-ce que, sur la parole de ces sociétés,le public n'a pas souvent fait des expériences ruineuses,des achats qui lui ont laissé des regrets?
Le public est défiant; mais est-il injuste? non, il nel'est pas. Les déceptions que de nombreuses nouveautéslui ont fait éprouver légitiment surabondammentsa défiance. Il lui en a trop coûté d'avoir tantde fois cru sans voir; ne nous étonnons pas qu'ilveuille quelquefois voir avant de croire.
C'est en se faisant ces réflexions à lui-même queM. Thomas arriva à se dire: «Pour populariser unemachine comme la mienne, il faut de l'argent, beaucoupd'argent; je dois donc commencer par devenirriche, si je veux que mon arithmomètre devienneun instrument usuel dans le monde savant et financier,dans le monde commerçant et industriel.»
C'est à partir de ce moment que M. Thomas, deColmar, qui, jusque-là, n'avait eu qu'une grandepassion véritable, l'étude des sciences exactes, etqu'un délassement de prédilection, la mécanique,replia son intelligence vers les combinaisons financières,dont il ne s'était déjà occupé que pour sedistraire, pour ainsi dire, mais qui lui avaient pourtantvalu de beaux succès, puisque, dès ce moment(1822), il avait déjà été nommé président honoraire(Page27)de la Société d'assurance contre l'incendiele Phénix,qu'il avait fondée en 1819.
Nous ne suivrons pas ici M. Thomas, de Colmar,dans les travaux financiers qui lui ont si bien réussi.Qu'il nous suffise de dire que la haute fortune àlaquelle il a élevé la Compagnie duSoleil, l'une deses fondations les plus connues, suppose de sa partune force de volonté incroyable, aux yeux de quiconqueconnaît les phases qu'a traversées cette Compagnie,aujourd'hui l'une des plus puissantes et desplus justement accréditées de la France.
M. Thomas paraissait tellement absorbé par lessoins administratifs que réclamait sa grande Sociétéd'abord, et par ceux qu'il lui fallut, plus tard, donnerà la Compagniel'Aigle, qu'il avait fondée pour l'unde ses fils, que personne, assurément, ne soupçonnaitqu'il songeât encore à son arithmomètre.
Et pourtant l'arithmomètre était la passion bien-aiméede sa pensée, le rêve favori de ses veilles. Cettepassion, ce rêve, le suivaient partout, au milieu desaffaires, comme au milieu des fêtes; et jamais, pendanttrente ans, pas une journée, pour ainsi dire,ne se passa sans qu'il visitât, de corps ou d'esprit, lerecoin mystérieux où la chère machine était cachéeaux regards les plus amis. Aujourd'hui il fallait ajouterceci, demain retrancher cela, et le surlendemaindéfaire tout ce qui avait été fait la veille et l'avant-veille,pour chercher une simplification plus grande.
(Page28)Pour obtenir cette simplification, l'inventeur del'arithmomètre a dépensé plus de 300,000 francs.—«C'est,de toutes les jouissances, celle qui m'a coûtéle moins, dit-il, si je compare ses douceurs à celles detous les autres plaisirs que je me suis donnés.»
Trente années de travail, plus de 300,000 francsdépensés pour retrancher cinq à six petites piècesd'une machine qu'un enfant de quatre ans porteraitdans ses mains comme un jouet! Est-ce que l'arithmomètrede 1822 ne remplissait pas les mêmes fonctionsque l'arithmomètre de 1855?
Les deux arithmomètres remplissent les mêmesfonctions; mais le premier avait des complicationsque le second n'a pas; le premier est l'œuvre d'unmécanicien extraordinairement ingénieux; le secondest l'œuvre d'un homme de génie.
Avec de l'imagination et de la persévérance, il estfacile d'exécuter, à l'aide de machines compliquées,quelques effets qui semblent ne pouvoir être produitsque par l'intelligence réfléchie; mais il n'appartientqu'au génie de produire, par des moyens simples, deseffets d'une complication et d'une variété infinies.
Tel est l'arithmomètre de 1855.
Notre Exposition universelle a beau être riche enœuvres empreintes du sceau du génie; nous n'envoyons pas une seule, nous défions qu'on nous enindique une seule qui porte ce sceau d'une manière(Page29)plus éclatante, d'une manière aussi éclatante quel'arithmomètre.
Ce n'est plus ici de la matière qui produit deseffets matériels; c'est de la matière qui pense, pourainsi dire, qui réfléchit, qui combine, qui calcule,qui fait toutes les opérations les plus difficiles, les pluscompliquées de l'arithmétique, avec une infaillibilité,avec une rapidité, avec une science qui défient tousles calculateurs, tous les académiciens du mondeentier.
Mais, avant d'aller plus loin, voyons si l'inventionde M. Thomas, de Colmar, n'est pas, sous le rapportde la difficulté vaincue, l'une des œuvres les plusétonnantes que nous connaissions.
Le matérialisme ne veut pas de la difficulté vaincue;il ne tient compte que de la valeur utilitaire desinventions. Nous procédons tout autrement, nous. Enprésence d'une découverte quelconque, nous noussentons plutôt porté à chercher quels efforts d'intelligenceelle a dû coûter, qu'à nous demander quelsservices elle peut rendre. Pourquoi agissons-nousainsi? Nous agissons ainsi, parce que c'est la difficultévaincue qui glorifie l'esprit humain; parce quec'est la difficulté vaincue qui nous apprend ce quevaut et ce que peut l'intelligence humaine, et quelleest, par conséquent, notre grandeur et notre noblessedans la création. Matérialistes qui refusez de tenircompte des difficultés vaincues, apprenez-moi donc,(Page30)je vous prie, quelle est l'utilité matérielle de la découvertede Galilée: «la terre tourne;» l'utilité matériellede la loi de la pesanteur, trouvée par Newton;l'utilité matérielle de la méthode de Leverrier pouraller au-devant d'un astre caché dans les profondeursdu ciel. Difficultés vaincues que tout cela, et rien deplus: rien de plus, excepté plus d'honneur pour l'esprithumain.
Nous verrons plus loin que l'invention de M. Thomasest autre chose qu'une difficulté vaincue. Enattendant, ne la considérons que sous ce dernier pointde vue; et, pour cela, remontons à l'origine historiquede l'arithmétique.
L'origine de l'arithmétique, base de toutes lesautres sciences, comme tout le monde en convient,se perd dans la nuit des temps, ainsi que celle detous les arts nécessaires. Attribuer l'invention de sesprincipales règles aux Indiens, comme le font quelquesécrivains, ou aux Chaldéens, comme d'autres lefont, parce que ce peuple en avait besoin pour sesétudes astronomiques, ou aux Égyptiens, qui nepouvaient s'en passer pour leurs travaux géométriques,ou bien aux Phéniciens, parce que leurcommerce les exigeait, c'est ne rien dire de sérieux.
Le besoin et l'intérêt, ces deux grands mobiles del'industrie humaine, durent, dès l'origine des sociétés,donner naissance à l'arithmétique, qui ne s'est assurémentpas formée d'un premier jet, mais pièce à(Page31)pièce, règle à règle, etc. Les historiens, qui nous ontraconté si longuement l'histoire de la géométrie, del'astronomie et de plusieurs autres parties de lascience, ne nous ont presque rien dit de l'arithmétiquedes anciens. Leur silence, sous ce rapport, estsi grand que l'on est obligé de recourir à des déductionsà demi hypothétiques pour affirmer que Platonet Euclide connaissaient les quatre règles et savaientextraire les racines carrées et cubiques. Procédaient-ils,dans leurs calculs, comme nous, ou bien prenaient-ilsdes voies plus longues? Rien de précisn'existe sur ce sujet.
Il est tout naturel que les doigts aient été les premiersauxiliaires de la mémoire dans l'enfance del'art de calculer. La raison ne nous le dirait pas, quenous en trouverions encore la preuve dans l'habitudequ'ont eue tous les peuples, moins les anciens Chinoiset une peuplade obscure dont parle Aristote, de distribuerleurs nombres en périodes composées chacunede dix unités. En principe, le calcul décimal est doncaussi vieux que le monde, et notre honneur se borne àl'avoir appliqué à tout ce que nous appelons poids,étendue, etc.
De même que l'homme se servit d'abord de sesdoigts pour retenir, assembler et combiner les nombres,de même aussi il trouva en lui-même ses premièresunités de mesures. C'est ainsi que chez tousles peuples nous trouvons, sous divers noms, le pas,(Page32)la coudée, le pied, le pouce, le doigt, la main, l'empan,la brasse, etc.
Les premiers signes de la numération ont partoutprécédé ceux de l'écriture. Les Latins, comme lesGrecs, nous ont appris d'une manière formelle quelsfurent ces premiers signes de la numération, quelsfurent ces aînés de nos chiffres. Ces signes furentde petits cailloux. Chez les Grecs, comme chez lesLatins, comme chez nous, faire une opération denombres s'appelle calculer, c'est-à-dire compter descailloux. Les Latins disaient: «Calculos ponere,calculossubducere, etc.» Les Grecs disaient: «Pséphizein,»compter avec des cailloux. (Pséphos, qui veutdire petite pierre, caillou, signifiait aussi, par extension,suffrage.) Les suffrages se donnaient en Grèceavec des cailloux ou des petits coquillages, comme onle sait par l'histoire de l'ostracisme et par la racinede ce dernier mot lui-même.
Comme, chez les Grecs, on avait réuni des petitscoquillages d'un poids égal pour servir dans lesassemblées où le peuple avait voix délibérative, onpesait quelquefois ces signes de suffrages, au lieu deles compter. Chez les Romains, on avait songé uninstant à faire fabriquer par les potiers de terre depetites billes en terre cuite pour servir à l'expressiondes suffrages. À l'exemple des Grecs, on pesait cesbilles au lieu de les compter; mais ce système ayant(Page33)donné lieu à quelques abus, on renonça au pesagepour reprendre l'addition.
Tout le monde connaît les tailles des boulangers;ces petits morceaux de bois furent les premiers livresde commerce de nos premiers parents, leurs premierslivres généalogiques et historiques peut-être. Nousvoyons ces petits bâtons arithmétiques chez les Assyriens,chez les Égyptiens, chez les Scythes, chez lesThraces, dans l'Inde, dans la Chine; on les a retrouvés,au moment de la découverte de l'Amérique,chez les Péruviens comme chez les Mexicains; dansles découvertes plus récentes, on les a rencontrés encorechez plusieurs peuples sauvages.
N'allons pas si loin dans le temps et abstenons-nousde traverser les mers pour retrouver ces tailles numériques.Dans presque toutes nos provinces, quel est lelivre-mémoire du paysan illettré, de l'artisan illettré?C'est le bâton assyrien, égyptien, mexicain, etc.,entaillé d'un côté pour le doit et de l'autre pour l'avoir,ayant une partie réservée pour les dates et uneautre pour les signes rappelant les noms propres, etc.
L'emploi du bâton à signes numériques ne vintévidemment qu'après celui des cailloux numérateurs;car les petits cailloux se trouvaient partout naturellementsous la main des premiers hommes, tandis queles entailles faites sur un bâton annoncent la possessiond'un instrument tranchant, qui suppose lui-même(Page34)l'existence d'une civilisation en marche depuis assezlongtemps.
Les Assyriens et les Égyptiens, après s'être d'abordservis des bâtons entaillés comme aide-mémoire,essayèrent de s'en faire des machines à calcul. Nousignorons comment ils disposaient les petites baguettesarithmétiques dont les anciens historiens nous parlent;mais nous savons que la manœuvre de ces baguettesleur permettait de faire leurs calculs avec une rapiditéqui fit toujours le désespoir des Grecs, qui ne purentréussir à surprendre leur secret.
Rectifions, en passant, la signification du motsage,philosophe, noms par lesquels on désigne les premierssavants de la Grèce, les Grecs qui allaient étudier enÉgypte et en Asie les sciences et les arts qui florissaientdans ces contrées. On croit généralement, d'aprèsle sens que nous attachons aujourd'hui à cesmots, d'après le sens que la Grèce elle-même yattacha vers sa période la plus florissante, que lessages, que les philosophes grecs, qui allaient se faireles disciples des prêtres de Memphis et des mages dela Chaldée, avaient surtout pour but d'étudier lessciences morales et législatives de l'Égypte et del'Asie. Cette croyance est une grande erreur: cesGrecs voyageurs ne négligeaient sans doute pas entièrementl'étude des lois et de la philosophie despays qu'ils visitaient; mais ce qu'ils allaient cherchersurtout, et sur les rives du Nil et sur celles du(Page35)Tigre et de l'Euphrate, et jusque sur celles de l'Induset du Gange, c'étaient les sciences mathématiques etphysiques.
Felix qui potuit rerum cognoscere causas!
Les choses et leurs causes, voilà ce qu'ils ambitionnaientde connaître. Que l'on scrute, par exemple, leslivres, la vie de tous ces vieux Grecs que nous appelonsdes philosophes: Phérécyde, Thalès, Pythagore,Callisthène, Anaxagore, Anaximandre, Parménide,Héraclite, Empédocle, Épicure, Leucippe, Dioclès,Démocrite, Alcméon, Chrysippe, Anaximène,Cléanthe, Aristote lui-même, etc. (et nous avonspris ces noms au hasard, selon qu'ils nous sont venusà la mémoire); que, disons-nous, l'on scrute la valeurscientifique de ces noms, et l'on verra que tous ceshommes ont brillé comme physiciens, comme naturalistes,comme astronomes, comme mathématiciens,bien plus que comme philosophes, dans le sens quenous attachons à ce mot. Platon, le divin Platon lui-même,montre dans tous ses écrits qu'il avait aumoins autant profité des leçons du physicien Héracliteque de celles de Socrate. On sait, au surplus, qu'ilavait donné la géométrie pour base à sa doctrine etmis sur la porte de son école, l'Académie, uneinscription par laquelle il en refusait l'entrée à ceuxqui ignoraient cette science. Il l'avait en si hauteestime qu'il pensait que Dieu s'en occupait sans(Page36)cesse, et c'est pour cela qu'il l'appelait l'éternelgéomètre.
S'il est donc vrai de dire que les premières périodesdites philosophiques de la Grèce furent principalementremplies par l'étude des sciences qui exigentl'emploi continuel du calcul, il est indubitable que lesGrecs durent faire des efforts incessants pour perfectionnerleur arithmétique. Des commentateurs desmathématiciens grecs ont prétendu, non sans quelquevraisemblance, que le jeu dont on attribue l'inventionà Palamède, le jeu des échecs, selon les uns, dutrictrac, selon d'autres, n'était qu'une machine àcalcul. Thalès, qui avait appris aux Égyptiens à mesurerla hauteur des pyramides par la longueur deleur ombre, et qui avait inventé plusieurs combinaisonsde règles en bois, soit pour prendre la distancedes astres, soit pour faire des opérations géodésiques,paraît aussi avoir été l'inventeur d'un casier arithmétiquedont les combinaisons nous sont inconnues. Leperfectionnement de ce casier arithmétique préoccupad'une manière toute particulière l'intelligence dePythagore, dont on connaît la prédilection pour lesnombres. Nous ignorons quels résultats obtinrent lestentatives de ce grand homme. Nous savons seulementque l'abaque, ou table de multiplication quiporte son nom, est un débris, ou, si l'on veut, uneréminiscence de son casier. Nous ne mentionneronsici que pour mémoire le fameux crible d'Ératosthène,(Page37)bibliothécaire d'Alexandrie, qui permet de trouversi commodément les nombres premiers, dont la rechercheest curieuse en elle-même, indépendammentde son utilité dans la théorie des solutions.
Les anciens comme les modernes ont traité avecune railleuse pitié l'opinion de Pythagore sur lesvertus mystérieuses de certains nombres. Des commentateursplus sages pensent que, ce philosophe etses premiers disciples n'ayant rien écrit, on a prisdans un sens trop littéral un langage allégorique dontle sens était perdu.
Quoi qu'il en soit, les mathématiciens grecs setrouvaient humiliés de ne pouvoir retrouver, à l'aidede son abaque, le casier arithmétique qu'il avait imaginé,et faisaient, pour le reconstruire, des efforts quel'histoire nous montre toujours incessants, mais toujoursstériles aussi.
C'est en se livrant à ce travail de réinvention queNicomaque arriva à trouver une étonnante propriétédes nombres qu'il ne cherchait pas: nous voulonsparler des progressions arithmétiques.
Ce Nicomaque vivait 250 ans avant notre ère. Encherchant à combiner des nombres sur des tablettes,de manière à pouvoir abréger mécaniquement les opérationsde l'arithmétique, il trouva le nombre polygone.(On appelle ainsi la somme d'une progressionarithmétique qui commence par 1, et dont les unitéspeuvent être rangées en figures géométriques.) Il ne(Page38)connut pas les avantages de sa découverte, qui futprise pour une remarque stérile.
Un siècle après, Archimède vint. Les nombresfurent sa première étude; ses tentatives pour simplifierl'arithmétique, pour en faire un art mécanique,furent les travaux qui lui révélèrent la nature de songénie. C'est en cherchant à construire une machinedevant atteindre le même but que celles dont Pythagoreet Nicomaque avaient eu l'idée, qu'il se sentitentraîné vers l'étude des sciences mécaniques, qu'ildevait enrichir de découvertes si magnifiques.
Les tablettes sur lesquelles Nicomaque avait déposéle principe dont il n'avait pas su apprécier la valeurféconde, furent pour Archimède un trait de lumière.Le calcul polygonal lui révéla l'art de la progressiondes nombres, et cette découverte le consola de n'avoirpas réussi dans sa recherche d'une machine arithmétique.
L'enthousiasme avec lequel il parla à ses amis de lamagnifique loi qu'il venait de trouver ne fit sur euxqu'une faible impression; ils lui dirent qu'ils necroyaient pas à l'existence d'une méthode arithmétiquequi permît d'exprimer en nombres une quantitécomposée d'une infinité de parties. L'un d'eux crutmême le mettre dans un grand embarras en lui demandants'il évaluerait le nombre des grains de sablequi sont au bord de la mer. Archimède lui réponditque non-seulement il exprimerait le nombre des grains(Page39)de sable qui sont au bord de la mer, mais encore celuides grains dont on pourrait remplir tout l'espace comprisentre la terre et les étoiles fixes; et il prouva cequ'il avançait, en faisant voir que le cinquantièmeterme d'une progression décuple croissante satisfaisaità son engagement.
Il fit plus: afin de ne laisser sur ce sujet aucuneressource à l'imagination la plus féconde, il imaginaun corpuscule dix mille fois plus petit qu'un grain desable; il l'appela grain de pavot, et en forma sa premièremesure. Le grain de pavot pris cinq fois fit ungrain d'orge, ou sa seconde mesure, et avec cesmesures, le grand homme établit une suite de nombresqui se perdent dans l'infini.
On connaît la petite historiette racontée par Alsephadi,auteur arabe, d'un roi indien qui, voulantrécompenser magnifiquement Sessa, qui avait inventé,pour le distraire, le jeu que d'autres attribuent àPalamède, le jeu des échecs, l'invita à demander toutce qu'il pourrait désirer. Sessa demanda seulementautant de grains de blé qu'il y a de cases dans l'échiquier,en doublant à chaque case, c'est-à-dire 64 fois.
Le roi se scandalisa d'une demande qui semblait sipeu digne de sa munificence. Sessa insista, et le roiordonna qu'on le satisfît. On n'était pas arrivé auquart du nombre des cases, qu'on fut effrayé de laquantité de blé qu'on avait déjà; un peu plus loin, on(Page40)trouva que le blé du monde entier n'aurait pas suffipour répondre à l'exigence de Sessa.
Cette singulière demande a suffi pour rendreimmortel le nom de Sessa, et l'on trouvera sans douteque c'est là de l'immortalité obtenue à bon marché, sil'on sait que ce même Sessa avait longtemps enseignéles mathématiques à Alexandrie, où l'ouvrage d'Archimède,De numero arenæ, était certes bien connu.
Le génie des anciens, qui fut si heureux danspresque toutes les autres sciences, comme nous levoyons par la grandeur de leurs monuments, quisupposent une connaissance profonde de la plupart decelles que nous possédons nous-mêmes, ce génie ne serévéla que d'une manière extrêmement modeste pource qui regarde l'arithmétique.
Nous ne savons pas assez comprendre combienl'invention de l'alphabet est au-dessus de toutes lesdécouvertes que l'homme a pu faire. Cette inventionest fort ancienne chez la plupart des peuples; et cequ'il y a de plus remarquable, c'est qu'elle se fit deprime-abord avec de tels caractères de simplicité, deperfection, que tous les siècles se la sont successivementtransmise sans y rien ajouter, sans en rienretrancher.
Mais si les civilisations historiques possédaient, pourla langue proprement dite, des alphabets aussi parfaitsque les nôtres, elles étaient loin d'avoir, pour(Page41)exprimer les nombres, des caractères aussi simplesque ceux que nous possédons. Les Orientaux, lesAssyriens, les Hébreux, les Grecs, n'avaient poursignes de numération que les lettres de leur alphabet;les neuf premières marquaient les unités, les neufsuivantes les dizaines, et les autres, enfin, les centaines.Les signes exclusivement numériques étaientà peu près nuls; un point ou petit trait à la suite deslettres leur donnait seul leur valeur numérique. Dèsque le nombre s'élevait dans des proportions un peuconsidérables, il fallait employer une quantité delettres dont la lecture elle-même exigeait un calcul.
On dit que les Romains imitèrent les Grecs et seservirent aussi de leur alphabet pour exprimer lesnombres. Telle n'est pas notre opinion. Les signesnumériques romains I, V, X, L, C, D, M ne ressemblentaux caractères alphabétiques que par hasard;ils ne viennent pas de l'alphabet, ils sont nés despetites lignes que l'homme primitif dut tracer sur lapierre, sur le bois, quand il commença à soulager samémoire par des signes matériels.
Dans le principe, les Romains n'eurent que troischiffres: I, pour exprimer les unités; X, pour exprimerles dizaines; [, qui devint plus tard C, pourexprimer les centaines. V, ou cinq, n'exprima cenombre que comme étant une moitié de dix, X, et futemployé assez tard. De même, plus tard, on se servitde L pour exprimer cinquante ou moitié de cent,[ ou C. Avant de se servir de M pour exprimer mille,(Page42)on employait le signe (I) ou ( I ); pour exprimer cinqcents, on prit la moitié du signe (I), mille, c'est-à-direCI, qui devint bientôt D.
Les caractères romains, qui étaient encore pluscompliqués que les caractères grecs, rendaient lesopérations de l'arithmétique très-difficiles, ainsi quel'on peut s'en rendre compte en essayant la plussimple opération avec ces caractères. Aussi lesRomains ne se distinguèrent-ils nullement commemathématiciens. Lorsque l'administration des financesde l'État eut pris de larges développements, ainsi quele commerce, on fut obligé de recourir à des calculateursgrecs, qui devinrent, pour ainsi dire, les maîtresde la fortune publique et des fortunes privées, Romemanquant d'hommes capables pour contrôler leurschiffres.
Les abus que quelques-uns d'entre eux commirentfurent cause que l'on força ces étrangers à enseignerleur science aux citoyens romains. Le trésor se chargeadu traitement de ces professeurs, qui furent installésdans un vaste édifice dont l'unique ameublementse composait de longues tables, couvertes desable, et munies de petites baguettes pour écrire leschiffres, et de rouleaux pour niveler le sable, à mesureque les opérations numériques se renouvelaient. Cetemploi économique du sable, pour enseigner l'arithmétique,avait fait donner aux professeurs grecs lenom d'arenarii, nom qui fut en si grand honneurpendant toute la durée de l'empire. C'est parmi ces(Page43)arénaires qu'étaient ordinairement choisis les hautsfonctionnaires du département des finances.
Mais ce n'est pas à Rome que la vraie science s'étaitréfugiée en abandonnant la Grèce. C'est dans quelquesvilles de l'Asie centrale et de l'Égypte qu'elle s'étaitchoisi des asiles. Alexandrie fut le plus célèbre. C'estlà que Diophante, en cherchant à simplifier, à rendremécaniques les opérations arithmétiques, trouva laméthode qui l'a fait regarder par plusieurs comme levrai inventeur de l'algèbre. Cette méthode, c'est cellede l'analyse indéterminée, dont nous avons fait desapplications si curieuses et si utiles, soit dans l'arithmétiquepure, soit dans l'algèbre et dans la géométrietranscendante. On sait que cette arithmétique universellede Diophante fut commentée par la célèbre Hypathia,et fut la source où l'Arabe Mohammed-ben-Musapuisa son algèbre.
Les mathématiques étaient dans l'état le plus florissant,depuis l'Égypte jusqu'aux Indes, lorsque Mahometet ses successeurs commencèrent à exercer dans toutl'Orient les immenses dévastations qui ont voué leursnoms à l'éternelle exécration des siècles.
On suppose généralement que les fanatiques compagnonsdes califes n'étaient qu'un misérable assemblagede tribus barbares, complétement étrangèresaux sciences et aux arts civilisateurs. C'est là une erreurcontre laquelle la saine critique a depuis longtemps(Page44)protesté. Les sciences mathématiques, entre autres,étaient aussi familières aux Arabes qu'aux Égyptienset aux habitants de l'Asie occidentale. L'incendie dela grande bibliothèque d'Alexandrie, eût-il véritablementété ordonné par Omar, au lieu d'être un simpleaccident de guerre, puisque cet événement eut lieu aumoment où la ville fut emportée d'assaut, il faudraitvoir dans cet ordre, non la volonté d'anéantir les monumentsdes sciences proprement dites, mais celle defaire disparaître les livres des philosophes, des théologiens,les livres, en un mot, qui pouvaient contenirdes principes contraires à ceux de l'absurde Coran.
Lorsque les diverses nations que les premiers califesavaient réunies sous un étendard commun se furentfatiguées à ravager l'Asie et l'Afrique, et ne virent plusdevant elles de but matériel digne de leur activitéimmédiate, elles se ressouvinrent des sciences et desarts, dont elles n'avaient oublié ni les principes ni lalangue pendant les longs travaux de la guerre.
Il est à peine besoin de rappeler que c'est à cescompagnons des califes, qui ne méritent le nom d'Arabesque parce que l'Arabie fournit le noyau de l'agglomérationguerrière qui se fit en quelques annéesune si large place dans le monde, il est à peine besoinde rappeler, disons-nous, que c'est aux Arabes quenous devons la connaissance et peut-être la conservationdes ouvrages d'Aristote, d'Euclide, de Ptolémée,de Galien, d'Apollonius, de l'ouvrage d'Archimède,De humido insidentibus, etc., etc.
(Page45)L'astronomie fut d'abord la science que les Arabess'efforcèrent de faire refleurir; le besoin d'avoir desmesures exactes du temps dirigea ensuite leurs étudesvers la mécanique. Pour se faire une idée des succèsqu'ils avaient obtenus dans cette dernière science, ilsuffit de dire un mot de la fameuse clepsydre que lesavant calife Haroun, petit-fils du non moins savantcalife Almanzor, envoya en présent à notre roi Charlemagneen 799. Cette clepsydre ou horloge d'eau étaitd'un mécanisme véritablement merveilleux, s'il fauts'en rapporter à la description qu'en ont donnée plusieursauteurs.
Sur le cadran de cette horloge étaient pratiquéesdouze portes, qui marquaient la division des heures;chacune d'elles s'ouvrait à l'heure qu'elle indiquaitpour donner passage à de petites boules tombant surun timbre d'airain frappant les heures. Elles demeuraientouvertes jusqu'à la douzième heure, et alorsdouze petits cavaliers sortaient ensemble, faisaient letour du cadran, refermaient les portes, etc., etc.
Les Arabes ne se servirent longtemps que de caractèresgrecs pour exprimer les nombres, et ils comprenaient,comme l'avaient compris tous les anciensmathématiciens, qu'un bon alphabet manquait encoreà la science des nombres. On suppose qu'ils n'inventèrentles chiffres que vers la fin duVIIIe siècle.
Après avoir réduit la langue des nombres à dix signes,ils essayèrent, à l'aide de diverses combinaisons,de faire mécaniquement les principales opérations de(Page46)l'arithmétique; mais ils paraissent avoir échoué dansces tentatives. On suppose cependant que le célèbreAlfraganus, qui écrivit des éléments d'astronomieautrefois classiques, même dans l'Occident, et est auteurdesTraités sur les horloges solaires et sur l'astrolabe,conservés en manuscrits dans quelques bibliothèques,avait réussi à composer une machine à calcul.L'emploi d'une machine de ce genre, en effet, paraîtseule pouvoir expliquer la rapidité avec laquelle ilfaisait les calculs les plus longs et les plus compliqués.C'est cette rapidité à faire les calculs qui l'avait faitsurnommerle calculateur.
Quoi qu'il en soit, ce furent les récits merveilleuxque l'on faisait de la science des Arabes dans l'art decombiner les nombres qui nous valurent l'inestimableimportation des chiffres.
Gerbert, avant d'être moine, archevêque de Reims,chancelier de France et pape sous le nom de Silvestre II,avait gardé, sur les montagnes d'Auvergne, lestroupeaux de son père. Le jeune pâtre, qui dépassa legénie de son siècle, au point que la masse de ses contemporainslui donna le nom de nécromancien, nesongeait qu'à se livrer aux distractions de son âge,lorsque lui vinrent tour à tour l'idée de son horloge àpoids et l'idée de son orgue hydraulique, inventionsqui seules auraient suffi pour immortaliser son nom.
Pendant que ses compagnons se contentaient desouffler dans leurs chalumeaux, formés de l'écorce des(Page47)jeunes rameaux, il avait, lui, trouvé le moyen de seservir de l'eau d'une fontaine pour produire le ventqui devait faire rendre des sons variés aux siens.
Le soleil était son horloge, lorsqu'il brillait sur l'horizon;mais quand le jour était sombre, il arrivaitparfois au jeune pâtre de se tromper sur l'heure où ildevait conduire son troupeau à l'abreuvoir et sur celleoù il devait le ramener à l'étable.
Les réprimandes paternelles que lui attiraient ceserreurs mirent en travail l'imagination de l'enfant desmontagnes, et quelques jours après il avait fabriquéavec son petit couteau une ingénieuse combinaison decordelettes, d'axes et de poids qui lui mesurait letemps avec une exactitude satisfaisante, et devenait lepoint de départ de la savante horloge qu'il devait construireplus tard à Magdebourg.
Géraud de Saint-Céré, prieur des bénédictins d'Aurillac,entendit parler des merveilleux jouets, fut curieuxde les connaître, et pressentit en les voyant, lahaute destinée à laquelle était réservé leur jeune auteur.
Accueilli dans la célèbre abbaye fondée par saintGéraud, Gerbert fit de si rapides progrès dans toutesles sciences, que, quelques années après, ses supérieurs,jugeant qu'ils ne pourraient plus rien lui apprendre,lui permirent d'aller suivre en Espagne les leçons dequelques professeurs dont la célébrité était alors universelle.
Recommandé à Borel, comte de Barcelone, ilétudia dans cette ville les mathématiques pendant(Page48)quinze ou dix-huit mois. Là, comme à Aurillac, ledisciple était bientôt devenu plus savant que ses maîtres,et pourtant sa soif de tout connaître était aussiardente que jamais.
On ne parlait en Espagne qu'avec une admirationprofonde de la science des docteurs musulmans, quidonnaient des leçons publiques à Cordoue et à Séville.Malheureusement, le séjour de ces villes était alorsinterdit aux étrangers. Le jeune bénédictin français netint aucun compte des dangers dont on le menaçait. Ilquitta momentanément son habit de religieux, couvritsa tête d'un turban, et suivit tour à tour les cours desuniversités de Séville et de Cordoue avec tant d'ardeurqu'au bout d'une année, en 968, il revint à Barcelone,l'esprit rempli de toute la science des docteursarabes.
On nous pardonnera ces détails si l'on songe quec'est de ce dangereux voyage que Gerbert rapporta leschiffres.
On ne commente pas de semblables conquêtes.
Gerbert, non content d'avoir fait à l'Europe unaussi magnifique présent, se livra aux plus incessantesrecherches pour rendre ce présent plus précieux encore.Il avait donné les chiffres et révélé l'art de lescombiner, une plume à la main, le travail de l'espritaidant; il eut l'ambition d'épargner à l'esprit le soinde faire ces combinaisons, et voulut confier à une machinele soin de les faire. Il savait que les Arabes(Page49)avaient échoué dans toutes les tentatives qu'ils avaientfaites pour créer une machine à calcul; mais les insuccèsde ses maîtres stimulaient son ardeur, bien loin dele rendre timide dans ses efforts.
Le désir impatient d'arriver à la découverte de l'introuvablemachine le porta, pendant son séjour àRome, à devenir apprenti tourneur. Il lui semblaitque tout lui deviendrait possible, lorsqu'il pourrait façonnerde ses propres mains ses cylindres, ses poulies,ses roues à dents, etc., etc.
Espérances vaines! Son habileté dans l'art du tourneurne lui servit que pour la construction de sessphères, de son horloge, et pour le percement des tubesdont il avait besoin pour ses observations astronomiqueset pour ses orgues hydrauliques.
Nous ignorons comment étaient combinées les diversesmachines à calcul que Gerbert essaya deconstruire. Cependant il est très-supposable que sarhytmomachie et sonabacus étaient des éléments quidevaient intervenir dans les machines dont il avait àcœur d'enrichir le domaine de la science. Son livresur la multiplication, adressé à son ami Constantin,moine de Fleury, et son livre sur la division paraissentde même n'être que des combinaisons imaginéespour être exécutées mécaniquement.
Le premier essai de machine à calculer que noustrouvons après celui de Gerbert est ce qu'on a appeléla tête parlante d'Albert surnommé le Grand.
(Page50)On avait trouvé dans quelques manuscrits que celaborieux dominicain avait fait une tête d'airain quirépondait sans hésiter à toutes les questions qu'onpouvait lui adresser, et les critiques ont dit avecraison que c'était là un conte absurde, attendu qu'unetête artificielle ne peut pas avoir de raisonnementsuivi. S'ils avaient eu un peu plus d'érudition, ces critiquesauraient su que le fait de la tête d'airain estvrai; seulement, au lieu de répondre à toutes lesquestions, elle se bornait à répondre à des questionssur les nombres; seulement encore, au lieu de prononcerses réponses, elle les présentait écrites entre seslèvres entr'ouvertes, à l'aide de rubans mus par unmécanisme intérieur. En d'autres termes, la tête d'airain,construite par Albert le Grand, était tout simplementune machine à calculer, exécutant quelquesadditions et quelques multiplications composées d'unpetit nombre de chiffres.
Roger Bacon, contemporain d'Albert le Grand,construisit, lui aussi, une tête d'airain qui répondait àcertaines questions. Elle a été ridiculisée comme celledu religieux allemand. C'est avec aussi peu de fondement;car cette tête de Roger Bacon n'était qu'unemachine à calculer, faite en rivalité de celle d'Albertle Grand.
Il est presque inutile de dire qu'en enfermant dansune tête le mécanisme à l'aide duquel se déroulaientles rubans numérateurs, on avait pour unique but defaire paraître plus extraordinaires les réponses arithmétiques(Page51)qui venaient apparaître entre les lèvres de latête d'airain, dont le mécanisme était mû par quelquepédale cachée sans doute.
Si nous mentionnons ces essais de machines à calculer,c'est qu'il importe de montrer que, dans tous lesâges, le désir de faire mécaniquement les opérationsde l'arithmétique a été l'une des ambitions des savantsles plus éminents.
Ayant hâte d'arriver à nos temps modernes, nousne raconterons pas les tentatives que firent, pour découvrirune machine calculatrice, des savants d'unordre élevé, à Pise, à Milan, à Lisbonne, à Constantinople,à Ollmütz, à Erfurt, à Halle, à Bergame, àTubingen, à Zurich, à Stralsund, à Odensée, à Leyde,à Aberdeen, etc., etc.
Insuccès partout et toujours, et espérance d'arriverà la découverte sans cesse vivante: voilà le résuméde l'histoire dont nous esquissons les principaux traits.
Vers l'an 1460, un célèbre mathématicien allemand,Jean Muller, plus connu sous le nom de Régiomontan,avait découvert l'art de substituer aux fractionsordinaires la division des nombres par 10e, 100e,1000e et donné à sa méthode le nom d'arithmétiquedécimale.
Cette heureuse simplification ne fit pas disparaîtrel'ancienne manière d'opérer avec les parties de l'unité;mais elle resta dans la mémoire des savants, et quelques-unsen comprirent les avantages.
(Page52)De ce nombre fut le baron Néper, seigneur écossais.Comprenant tout le parti que l'on pouvait tirer du calculdécimal, ce savant entreprit d'en faire la based'une machine à l'aide de laquelle il espérait pouvoirexécuter sans effort d'esprit toutes les opérations del'arithmétique. Le mécanisme de cette machine estinconnu. On sait seulement que l'appareil avait laforme d'une caisse carrée; que cette caisse contenaitdix rangées de petits cylindres, et que, sur chacun deces cylindres était enroulé un ruban sur lequel étaienttracés les neuf chiffres significatifs et le zéro.
Le fonctionnement de cette machine ne réponditpas aux espérances de l'inventeur; mais celui-ci ne futnullement découragé par cet échec. Il chercha descombinaisons mécaniques nouvelles, et arriva à la découvertede la méthode qu'il nommarabdologie (dugrecrabdos, baguette, planchette). Elle consiste àfaire des calculs avec de petites baguettes en forme depyramides rectangulaires, dont chaque face contientune partie de l'abaque ou table ordinaire de la multiplication.Cette table est divisée en neuf petites lames,dont chacune a neuf cellules. La première de ces cellulescontient l'un des caractères simples, depuis 1jusqu'à 9. Les autres cellules renferment les produitsdes multiplications du chiffre qu'elles portent en têtepar chacun des nombres simples; en combinant ensembleces baguettes, on fait les principales règles del'arithmétique.
Cette combinaison n'est pas difficile à faire. Ce qu'il(Page53)y a d'embarrassant, c'est la recherche de la baguettedont on a besoin pour l'opération que l'on veut faire.
C'est cet inconvénient qui fit regarder larabdologiede Néper comme une chose purement ingénieuse.
Le savant écossais avait fait exécuter tous les plansde ses machines à calculer par un très-habile constructeurd'instruments de mathématiques, JusteByrge, qui était en même temps un très-savant géomètre,et qui fut l'inventeur du compas de proportion.
Ce Juste Byrge était un homme simple, et d'une sigrande modestie, qu'il ne jugeait pas que ses productionsfussent dignes de voir le jour. Ce fut bien timidementqu'il avoua au baron écossais qu'il attachaitun certain prix à une découverte qu'il avait faite depuisquelque temps. Quelle était cette découverte?C'était celle des logarithmes.
On ne dit pas si Néper félicita Byrge de sonbonheur; mais on sait du moins qu'il sut apprécier lavaleur d'une semblable invention, puisque, quelquetemps après, il en fit sa propriété, et publia sous sonpropre nom le livre intitulé:Mirifici logarithmorumcanonis descriptio.
La priorité de Juste Byrge comme inventeur deslogarithmes étant un fait depuis longtemps constatépar les témoignages les plus puissants et les plus irrécusables,il est vraiment étrange que tant d'écrivainsmodernes continuent d'attribuer au grand seigneurécossais la découverte de l'humble constructeur d'instruments(Page54)de mathématiques allemand. Pour notrepart, nous n'avons pas cru, puisque nous avions àparler de Néper, pouvoir nous dispenser de rappelerles circonstances, malheureusement trop peu connues,qui lui ont valu sa gloire imméritée.
Un honneur que nous ne refuserons pas à Néper,c'est celui d'avoir eu l'idée du point de départ, assezéloigné, il est vrai, de la célèbre machine à calculerde Pascal. Voici comment:
Nous avons dit que le système rabdologique du baronécossais avait été abandonné, à cause de la difficultéde trouver promptement la baguette qui est nécessairepour l'opération que l'on veut faire. Un hommede mérite, Petit, intendant des fortifications, qui avaitétudié avec beaucoup d'attention la méthode de Néper,vit avec peine que l'on abandonnât cette inventionet chercha à la ramener à une pratique plus facile.
Quelques années auparavant, un savant jésuiteallemand, Gaspard Schott, avait eu l'idée de collerles bâtons de Néper sur plusieurs cylindres oblongs,et mobiles autour de leur axe. Le principe qui avaitprésidé à la construction de la machine de Schottn'était peut-être pas mauvais; mais les cylindres,qui fonctionnaient bien isolément, donnaient des résultatsinexacts lorsqu'ils devaient marcher ensemble;l'inventeur désespéra de pouvoir perfectionnersa machine et l'abandonna.
Petit se contenta d'un seul cylindre et le fit semblable(Page55)à celui des orgues de Barbarie. Ayant ensuitetracé sur des lames de carton les tables de Pythagore,il ajouta ces lames sur le tambour, de manièrequ'elles pussent glisser parallèlement à son axe, aumoyen d'un bouton que chacune d'elles portait;mais cette machine, enfermée dans une petite boîte,exigeait un véritable apprentissage pour la manœuvredes boutons et présentait d'autres inconvénientsqui empêchèrent qu'elle ne fût accueillie.
Cependant Pascal fut curieux de la voir. Il trouvaque les éléments en étaient utilisables et promit àPetit de chercher s'il serait possible de perfectionnerles organes de cet appareil.
Petit était déjà l'ami de Descartes, il devint bientôtcelui de Pascal. On sait qu'à la suite de la découvertede Torricelli, ce fut Petit qui fit les premièresexpériences sur le vide. Ce que l'on sait moins,c'est que ce fut sur la prière de Petit que Pascalétudia la question de la pesanteur de l'air et fit fairepar son beau-frère Perrier les fameuses expériencesdu Puy-de-Dôme. Il est bien entendu que si l'idéed'expériences à faire, pour démontrer la pesanteurde l'air, appartient à l'intendant des fortificationsde France, au géographe du roi, la méthode d'aprèslaquelle ces expériences furent faites fut créée par legénie seul de Pascal.
N'ayant pu corriger les vices organiques de larabdologie de Petit, Pascal entreprit de construire(Page56)une machine arithmétique d'après un système quilui serait propre.
La machine à calculer de Pascal, que compliquenttant de rouages, tant de poids, qui a besoin d'un sigrand nombre d'organes pour produire des résultatssi limités, a été décrite dans trop de livres pour quenous jugions utile d'en donner une description nouvelle.Nous nous contenterons de dire que cette machinefut, entre toutes les créations du grandhomme, celle qui fatigua le plus son génie, qui luifit prodiguer les veilles les plus longues, qui lui fitfaire, voulons-nous dire, une plus rapide dépensede vie.
La machine de Pascal fut regardée comme uneconception merveilleuse; mais elle était trop incomplèteet trop compliquée pour pouvoir prendre rangparmi les instruments de mathématiques usuels.
L'un des plus ingénieux mécaniciens de l'époque,Grillet, horloger de Louis XIV, eut l'ambition de lasimplifier. Il travailla dans ce but, pendant de longuesannées, aidé par les conseils de plusieurs membresde l'Académie des Sciences, et parvint enfin,après avoir supprimé le tambour et les poids dePascal, à disposer sur les roues les lames porte-chiffres,de telle sorte qu'en tournant ces roues d'un côtéil opérait l'addition, et qu'en les tournant du côtéopposé il faisait la soustraction.
Cette machine aurait eu une véritable valeur si(Page57)elle avait pu servir pour des additions et des soustractionscomposées de chiffres indéfinis; mais ellene pouvait opérer qu'avec un nombre de chiffrestrès-limité, et dès lors elle n'était plus qu'un simpleobjet de curiosité.
L'auteur lui-même la jugea telle, puisqu'il n'enconstruisit qu'une seule, qu'il montrait fonctionnantau public, et à prix d'argent.
Le mécanisme de cette machine est inconnu.Grillet, dans sesCuriosités mathématiques, a bien décritl'extérieur de sa machine; mais il n'a rien dit desa construction intérieure. LeJournal des Savants del'année 1678 suppose que tout le secret de la machinede Grillet consistait dans une ingénieuse disposition,sur de petits cylindres, des lames de la tablede Pythagore.
L'abbé Conti, célèbre mathématicien, a dit deLeibnitz: «Il voulut surpasser tous les mathématiciens.Il n'est presque point d'objet dans la viecivile pour lequel il n'eût inventé quelque machine,mais aucune ne réussit.»
L'admiration qu'avait excitée, en Europe, la machinede Pascal, regardée comme un effort de géniequi ne pouvait que très-difficilement être égalé, excital'envie de Leibnitz. Ce savant était alors à l'apogée desa gloire. L'empereur d'Allemagne, le czar de Russie,l'électeur de Brandebourg, tous les princes d'Allemagnelui avaient prodigué les dignités et les pensions;(Page58)toutes les Académies de l'Europe se faisaientgloire de le compter au nombre de leurs membresassociés, et cependant il ne se trouvait pas heureux;au milieu de toutes ces glorifications, la machine dePascal lui donnait des insomnies; il résolut decréer une machine rivale de celle du savant français.
Philosophie, physique, chimie, mathématiques,correspondances savantes, relations avec les souverains,il mit tout de côté pour recueillir ses forces,pour mettre tout son temps et tout son génie au servicede son ambition nouvelle. Pendant près dequatre ans il ne vécut guère que pour cette ambition,c'est-à-dire que pour la machine à calculer qu'il voulaitopposer à celle de Pascal.
Dès qu'il eut imaginé la première combinaison decette machine, il en envoya, pour prendre date, lesplans à la Société royale de Londres. D'après cesplans, la machine devait exécuter les quatre règles del'arithmétique. Quelque temps après, il présenta cettemême machine à l'Académie des Sciences de Paris.Il avait dépensé pour la construire environ 100,000francs, somme qui indique bien quel prix il attachaità une œuvre de ce genre, quand on sait que l'avariceest le plus grand vice que l'histoire ait eu à lui reprocher.
Sa machine fut trouvée très-imparfaite dans sonexécution, d'un jeu peu sûr et n'allant pas au delà(Page59)d'une addition et d'une soustraction composées dequatre chiffres.
Pour comble de malheur, comme Grillet s'étaitdéfait de sa machine, sans que l'on sût comment, onsupposa que Leibnitz en était devenu l'acquéreurindirect, et l'avait copiée d'une manière presqueservile.
Cette accusation, très-timidement énoncée d'abord,fut formulée très-explicitement, lorsque Keill l'accusaà la face de l'Europe de se dire à tort l'inventeur ducalcul différentiel et se fit fort de prouver qu'il avaitdérobé cette invention à Newton.
On sait que, Leibnitz ayant dénoncé cette accusationà la Société royale de Londres et l'ayant prisepour juge, la Société royale décerna l'honneur de ladécouverte du calcul différentiel à Newton.
Ce procès de priorité, malgré le jugement de laSociété royale, est toujours pendant devant l'histoire;mais un fait est très-certain: c'est que la machine àcalculer de Leibnitz ne valait pas même celle de l'horlogerGrillet.
L'instrumentum mathematicum universale de Rilern'est pas, à proprement parler, une machine. C'esttout simplement une modification de la règle à calculerd'Edmond Günther. Günther avait transporté les logarithmessur une échelle linéaire, au moyen de laquelleon pouvait, par une ouverture de compas, obtenir lerésultat d'une multiplication ou d'une division. La règle(Page60)de Riler ne diffère de celle de Günther que par saforme, qui est semi-circulaire.
En 1673, Samuel Moreland publia à Londres unpetit livre intitulé:Description et usage de deux instrumentsd'arithmétique. Ces deux machines n'ont probablementjamais été construites et ne méritent pas del'être.
L'auteur de la colonnade du Louvre et de l'Observatoire,qui était plus qu'un maçon, n'en déplaise à Boileau,Perrault, qui était aussi habile mécanicien quegrand architecte, composa avec de petites règles, portantchacune des séries de chiffres placées l'une à lasuite de l'autre, une machine à calculer fort ingénieuse,mais qui ne pouvait être qu'un simple objet de curiosité.Le dessin et la description s'en trouvent dans lepremier volume desMachines approuvées par l'Académiedes Sciences.
Le marquis Giovanni Poleni, le célèbre professeurd'astronomie et de mathématiques de Padoue, le restaurateur,pour ne pas dire le créateur de l'architecturehydraulique, Poleni, qui, grâce à sa connaissance detous les secrets de la mécanique, eut la gloire de consoliderla basilique de Saint-Pierre de Rome, sans rienchanger à sa valeur artistique, et après que tous lesarchitectes consultés par Benoît XIV eurent déclaréque le chef-d'œuvre du génie de Michel-Ange ne pouvaitêtre consolidé qu'à la condition d'être réédifié surdes fondements nouveaux; Poleni, que les rois faisaientconsulter pour tous leurs grands travaux; Poleni, le(Page61)correspondant aimé de Newton, de Leibnitz, de Bernouilli,de Wolf, de Mairan, de Cassini, de Manfredi,de S'Gravesande, de Muschenbroëck, etc., qui luidonnaient généralement le nom de maître, Poleni entreprit,lui aussi, de construire une machine àcalculer.
Wolf, à qui il avait fait part de son projet, lui écrivitde Halle: «Je fais des vœux d'autant plus ardentspour votre succès, que votre échec détourneraitéternellement tous les savants de rentrer dans unevoie que vous n'auriez pu parcourir jusqu'au bout.»
Poleni suivit jusqu'au bout la voie dans laquelle ilétait entré, c'est-à-dire exécuta sa machine; mais lesplans et la description qu'il nous en a laissés, dans sesMiscellanea, nous montrent qu'il ne fut pas plus heureuxque ses devanciers.
Les craintes de Wolf ne se réalisèrent pas; l'insuccèsde Poleni ne découragea personne, ainsi qu'on leverra par la suite de cette liste des chercheurs de l'introuvablemachine.
Leupold, le grand ingénieur des mines du roi dePologne, l'auteur de la précieuse collection intituléeTheatrum machinarum, l'inventeur heureux de tantd'instruments de mathématiques, ayant échoué dansses premières tentatives pour créer une machine à calculerqui n'empruntât rien aux machines antérieures,finit par recourir au tambour de Petit. Il le rendit pluscommode en le faisant décagonal, de cylindrique qu'ilétait, puisqu'il supprima par là les rainures pour le(Page62)glissement des baguettes; mais ce travail n'ajouta rienà sa gloire, et la machine à calculer restait toujours àtrouver.
Sera-ce Clairaut, grand géomètre dès l'âge dedouze ans, et membre de l'Académie des Sciences àdix-huit, qui fera la merveilleuse découverte?
Non. Il mettra dans cette recherche toute sa science,toute son ardeur, tout son génie; mais tous ses effortsseront impuissants et il brisera toutes les poulies, tousles rouages, tous les ressorts de sa machine, en disant:«Délivrons-nous de la présence de ces témoins,qui me rappelleraient sans cesse que j'ai travaillépendant dix-huit mois à faire des arithméticiens deces morceaux de bois et de cuivre.»
Il nous est cependant resté l'une des combinaisonsqui s'étaient présentées à l'esprit de Clairaut, pendantqu'il travaillait à sa machine à calculer. Nous voulonsparler de sa planchette trigonométrique, figurée et décritedans le 5e volume desMachines de l'Académiedes Sciences, et destinée à remplacer les tables des logarithmeset à résoudre les triangles sans calcul.
Michaël Poetius a décrit un instrument composé decercles concentriques mobiles, qui semble n'êtrequ'une modification de la rabdologie de Néper et nepeut pas rendre plus de services que la table de Pythagore.Aussi l'appelle-t-onMensula pythagorica.
La nouvelle disposition de la table de Pythagorepar de Méan est décrite dans lesMachines de l'Académiedes Sciences et facilite plusieurs calculs; mais ce(Page63)n'est pas là, à proprement parler, une machine. Nousdirons la même chose de l'échelle à coulisse deCh. Leadbetter, dont Jones s'attribua ou se laissa attribuerplus tard l'invention.
La machine de Lépine, le célèbre horloger français,attira un instant l'attention des savants; mais on reconnutbientôt que Lépine n'avait fait que simplifierdans sa construction la machine de Pascal et lui avaitlaissé tous les inconvénients qui la rendent impropreà toute espèce de service. Cette machine est décritedans le 4e volume desMachines de l'Académie.
Hillerin de Boistissandeau fut moins imitateur queLépine. Il modifia profondément les organes de la machinede Pascal, en retrancha quelques-uns, en ajoutad'autres, se montra fort ingénieux dans ses combinaisons;mais, au résumé, il resta, comme tous ses devanciers,à une distance énorme en deçà du but qu'ils'était proposé d'atteindre.
Et pourtant ce ne fut pas le courage qui lui fit défaut,ainsi que nous en avons la preuve dans le 5e volumedesMachines de l'Académie des Sciences, puisque,sa première machine n'ayant pas réussi, il en construisitune seconde, d'après un système nouveau.
Vers le même temps, de Salamanque, de Palerme,de Mantoue, de Berlin, de Leipsick, etc., on annonçaitla découverte de machines à calculer, qui tombèrentimmédiatement dans l'oubli.
Celle qui fut présentée en 1735 à la Société royalede Londres, par Gorsten, occupa l'attention de l'Europe(Page64)un peu plus longtemps. Elle n'opérait que l'additionet la soustraction, fonction remplie par plusieursmachines antérieures, mais d'une manière plus compliquée.Elle était composée d'une suite de crics dontchacun était mû par une étoile ou pignon, et poussaitl'étoile suivante d'un dixième. Le dessin et la descriptionde cette machine se trouvent dans le 9e volumedesPhilosophical Transactions.
La machine arithmétique que Pereire présenta àl'Académie des Sciences de Paris, en 1750, et dont leJournal des Savants nous a conservé la description, secomposait de petites roues de buis ou cylindres très-courtsenfilés par un même axe. Les chiffres étaientécrits sur le pourtour de chacune de ces roues, quiétaient enfermées dans une boîte. Sur le dessus de cetteboîte étaient pratiquées autant de rainures qu'il y avaitde roues. Chaque rainure avait en longueur le tiersde la roue qui lui correspondait. Une aiguille passéedans la rainure servait pour faire tourner la roue, etc.
Avec cette machine on pouvait faire un certainnombre d'opérations, mais moins rapidement qu'avecla plume.
Les deux machines qu'inventa lord Mahon, comte deStanhope, ont eu une assez grande réputation en Angleterre.L'une servait pour faire l'addition et la soustraction,l'autre pour la multiplication et la division.
Le comte de Stanhope, qui conquit au profit de l'Angleterrel'île Minorque et dut son titre de lord Mahonà la prise de Port-Mahon; lord Stanhope, le généralissime(Page65)des années anglaises en Espagne, qui n'avait remportéque des victoires, jusqu'au jour où il se trouva enface du duc de Vendôme, qui le vainquit et le fit prisonnieravec 5,000 Anglais; lord Stanhope, dis-je, n'étaitpas seulement un grand capitaine, il était encore unsavant d'un ordre élevé.
Ayant d'abord eu la passion des langues, il avaitappris en trois années toutes celles qui se parlent enEurope. L'ambition de devenir un nouvel Archimèdes'étant ensuite emparée de lui, il s'était mis à étudierl'ancienne balistique et la mécanique avec une ardeurincroyable. Cette étude n'aurait été qu'un plaisir pourlui, si elle avait exigé moins de calculs; mais les incessantescolonnes de chiffres qu'elle consomme fatiguaient,épuisaient sa patience. Il chercha donc àsavoir si, parmi les nombreuses machines arithmétiquesqui avaient été imaginées, il ne s'en trouverait pas unequi fût propre à lui épargner le fatigant travail du calculnumérique.
Aucune de ces machines ne l'ayant satisfait, il entrepritd'en construire une lui-même. Il essaya un nombrede combinaisons infini, garda pendant plusieurs annéesà son service des mécaniciens qui travaillaient uniquementà l'exécution de ses plans, sans cesse changés oumodifiés, et ne s'arrêta, en fin de compte, qu'aux deuxmachines compliquées, incomplètes, inutilisables, quenous avons mentionnées.
Vers le même temps, Matthieu Hann, pasteur deKornswestheim, près de Ludwigsbourg (Wurtemberg),(Page66)après de longues années de travail et de grandes dépenses,montra une machine arithmétique avec laquelleil exécutait des opérations fort difficiles. Cette machinecommença par exciter un étonnement général; maisbientôt on reconnut que les calculs exécutés avec cetinstrument étaient très-limités, très-inexacts; l'inventionde Hann fut abandonnée. On n'en connaît pas lastructure intérieure, leMercure de Wieland n'en ayantdécrit que la forme extérieure.
La machine que construisit, bientôt après, le capitainedu génie Müller était plus exacte que celle de Hann,mais était aussi incomplète. L'auteur donne la descriptionde la forme extérieure de sa machine et les indicationssur la manière de s'en servir, dans sa brochureintitulée:Description d'une nouvelle machine.
La machine arithmétique dite de Diderot étantlonguement décrite dans la grande Encyclopédie, nousn'en dirons rien. Nous nous contenterons de rappelerque presque tous les savants de l'Encyclopédie sontaujourd'hui réputés avoir contribué de toute leurscience, de tout leur génie, à la création de cette lourdemachine, dont la mémoire de Diderot a seule longtempssupporté la responsabilité.
L'instrument inventé par Prahl et connu sous lenom d'Arithmetica portabilis, n'est qu'une sorte dereproduction de laMensula pythagorica de MichaëlPoetius. Il n'en diffère qu'en ceci: les cercles mobilessont beaucoup plus grands et portent des chiffres quivont de 1 à 100, de sorte qu'au moyen de cette machine(Page67)on peut additionner et soustraire jusqu'au nombre 100.
La machine à calculer dont Gruson donne la descriptiondans une brochure qu'il publia en 1790, àHagdebourg, n'est également qu'une imitation de laMensula pythagorica et consiste dans un disque decarton, avec index au milieu.
En 1797, Jordans publia à Stuttgart une brochureportant pour titre:Description de plusieurs machinesà calcul, inventées par Jordans. Cette brochure nefait guère que reproduire, sous des formes modifiées,lepromptuarium de Néper.
En 1795, Leblond avait transporté sur un cadranles divisions logarithmiques de Günther; mais cettemodification ne constitue pas une machine proprementdite.
Il faut en dire autant de l'arithmographe que Gotteyconstruisit en 1810, qui n'est également qu'uneforme nouvelle, la forme circulaire, donnée à l'instrumentde Günther.
Il faut en dire autant des règles logarithmiques deMountain et de celles de Makay; autant des règles deScheflelt et de la double règle de Lambert; autant dela règle à coulisse de Lenoir, qui n'est que la reproductionde celle, non pas de Jones, qui n'était lui-mêmequ'un reproducteur, mais de Ch. Leadbetter.
La Société royale des Sciences, de Varsovie, fut appelée,en 1814, à examiner une véritable machinearithmétique, c'est-à-dire propre à exécuter les quatrerègles. L'auteur de cette invention, Abraham Stern,(Page68)s'était montré très-ingénieux dans la conception et laconstruction de sa machine; cependant, malgré sessavantes combinaisons, il n'avait pu réussir à luidonner les qualités exigées des créations de cetteespèce. Sa machine était très-compliquée, très-difficileà manœuvrer et exigeait une attention plus fatiganteque celle des calculs faits à la plume. Elle fut abandonnée.
La fameuse machine de Babbage n'est pas, à proprementparler, une machine arithmétique, puisqu'ellen'exécute pas les quatre règles de l'arithmétique.Cet appareil, infiniment compliqué et excessivementvolumineux, n'est destiné qu'à donner lesdifférents termes d'une série qui procède par différences.Babbage l'a construite ou plutôt a commencéà la construire en 1821, sur l'invitation du gouvernementanglais. Celui-ci voulait qu'elle pût calculerles tables mathématiques et astronomiques.
L'ingénieur anglais, après avoir travaillé à cettemachine pendant plus de douze ans, et y avoir dépensé17,000 livres sterling (425,000 francs), dues,en partie, à la munificence du roi Georges III, n'étaitarrivé en 1833 qu'à l'exécuter pour trois colonnes.
Depuis ce temps, Babbage a paru ne plus s'en occuper.Est-ce parce que les mouvements excessivementlents de cette machine ne permettaient pas d'en attendreultérieurement des résultats utiles? Est-ce parce quele demi-million qu'il faudrait encore dépenser pourl'exécuter sur une grande échelle effraie le gouvernement(Page69)anglais? L'inventeur, enfin, se trouve-t-ilarrêté dans l'exécution de son œuvre par des difficultésdont ne peuvent triompher ni sa science ni son génie?
Sans chercher une réponse à ces questions, contentons-nousde dire que depuis 1833 la machine deBabbage est restée à l'état de promesse, et que rienn'en annonce la réalisation ultérieure.
Quelque temps après que Babbage eut fait connaîtreque sa machine avait reçu un commencementd'exécution, un Suédois, M. Schentz, annonça qu'ilavait, de son côté, inventé une machine pour la formationdes séries. Cette machine n'a pas été exécutée,et l'auteur n'en a pas fait connaître le mécanisme.
Après que le brevet d'invention que M. Thomasde Colmar avait pris en 1822 fut expiré et eut étépublié, les annonces d'inventions de nouvelles machinesà calculer se multiplièrent d'une manière inouïejusque-là. Il y eut telle année où il fut pris jusqu'àquatre brevets d'invention pour machines de cet ordre.
Tous ces brevets montrent que les inventeurs quivont réchauffer leurs inspirations dans le recueil desinventions tombées dans le domaine public, et qui,quelquefois même, n'attendent pas si longtemps pourse procurer le secours du génie d'autrui, ne s'étaientpas fait faute de faire à l'arithmomètre des empruntsplus ou moins habilement déguisés.
Parmi ces inventions de seconde main, les unes sontà peu près restées à l'état de projet; les autres n'ontprofité qu'aux mécaniciens par qui les inventeurs les(Page70)ont fait construire, et sont allées aux mains du ferrailleur.
Cependant, depuis l'invention de l'arithmomètre,trois autres machines à calculer, recommandablespar d'autres qualités que celles de l'imitation, ont étéexécutées.
La première, c'est l'additionneur de M. le docteurRoth. Cette machine est fondée sur le même principeque celle de Pascal; mais ses roues ne marchent pasde la même manière. Dans la machine de Pascal, lesroues se commandent, comme on dit en mécanique,elles marchent ensemble. Dans la machine de M. Roth,elles sont indépendantes; l'une ne marche qu'aprèsque celle qui la précède a accompli son mouvement.Le mécanisme de Pascal est fondé sur la transmissionsimultanée; celui de M. Roth, sur la transmission successive.Le premier exige d'autant plus de force pourêtre manœuvré, que les roues sont plus nombreuses;le second n'exige jamais que la même force, quel quesoit le nombre des roues.
En somme, la machine de M. Roth est une bonnemachine pratique; malheureusement, elle ne peut servirque pour faire les additions.
À l'Exposition de l'industrie de 1849, une nouvellemachine à calculer: l'arithmaurel, fut présenté parMM. Maurel et Jayet. Cette machine, ainsi que l'areconnu l'Académie des sciences, en la jugeant dignedu prix de mécanique de la fondation Monthyon, exécutetrès-bien les quatre principales opérations de(Page71)l'arithmétique; mais, comme l'a dit M. Mathieu, ilest à craindre que les combinaisons mécaniques très-ingénieuses,mais très-délicates, sur lesquelles ellerepose, n'entraînent dans des frais de constructiontrop élevés pour que l'arithmaurel devienne jamaisbien usuel.
Cependant cette machine, quoique la délicatesse deses organes et le prix énorme qu'elle coûterait, si elledevait opérer avec un nombre de chiffres un peu considérable,semblent la condamner à n'être guèrequ'un simple objet de curiosité, n'en fait pas moinsbeaucoup d'honneur à l'imagination et à l'habiletémécanique de MM. Maurel et Jayet.
C'est une véritable gloire que l'arithmaurel auraitprocurée à ses constructeurs, s'il pouvait se faire quel'année 1822 ne fût pas antérieure à l'année 1849,c'est-à-dire que l'arithmomètre n'eût pas précédél'arithmaurel de plus de vingt-cinq ans.
Nous voulons dire par ce qui précède que MM. Maurelet Jayet ont certainement mis dans la constructionde leur machine des combinaisons très-ingénieuses etdont personne ne songe à leur contester la priorité;mais ils ont donné pour principal organe à cette machinede 1849 le même organe principal que M. Thomasde Colmar avait donné à son arithmomètre de 1822.
En d'autres termes, la machine de MM. Maurel etJayet a été construite sur le principe de celle deM. Thomas de Colmar.
(Page72)Le Jury central de l'Exposition de 1849 s'estexprimé ainsi par l'organe de son rapporteur:
«MM. Maurel et Jayet ont présenté, sous le nomd'arithmaurel, une machine à calculer, dans laquelleon retrouve le principal organe de l'arithmomètrede M. Thomas, à savoir: des cylindres cannelés etdes arbres parallèles sur lesquels glissent des pignonsdestinés à représenter des nombres.»
Le Comité des arts mécaniques de la Société d'encouragementpour l'industrie nationale disait, dans saséance du 12 mars 1851, dans un rapport à la suiteduquel une médaille d'or fut décernée à M. Thomasde Colmar:
«Ces organes de la machine de MM. Maurel etJayet sont réellement les organes des machines deM. Thomas, leurs organes caractéristiques.»
Dans la séance de l'Académie des Sciences du11 décembre 1854, une commission composée deMM. Cauchy, Piobert et Mathieu, à l'examen delaquelle avait été renvoyée la machine perfectionnée,ou plutôt la nouvelle machine de M. Thomas de Colmar,reconnaissait également dans des termes explicitesque le principal organe de l'arithmaurel existaitdès 1822 dans la machine primitive de M. Thomas.
Nous disons dans la Machine primitive, parce queM. Thomas, ayant reconnu les inconvénients des cannelures,les a remplacées, dans sa nouvelle machine,par un système de denture infiniment plus simple etplus doux à mouvoir.
(Page73)Voici les termes dont se servit M. Mathieu, rapporteurde la commission académique dont nous venonsde parler, pour rappeler les titres de priorité deM. Thomas:
«M. Thomas, en employant des cylindres cannelés,était parvenu dès 1822 à construire une machinesimple avec laquelle on pouvait exécuter, sanstâtonnement, les opérations ordinaires de l'arithmétique.
»L'idée du cylindre cannelé se retrouve dans unemachine nommée arithmaurel, construitepostérieurementpar MM. Maurel et Jayet, et pour laquelleils ont obtenu le prix de mécanique de la fondationMonthyon.»
Il n'est pas absolument impossible que l'idée descylindres cannelés et des arbres parallèles sur lesquelsglissent les pignons destinés à représenter les nombres,se soit présentée en 1849 à l'esprit de MM. Maurelet Jayet, comme elle s'était présentée à celui deM. Thomas de Colmar plus de vingt-cinq ans auparavant;mais nos règles de justice, dans les matières de cegenre, n'admettent pas des rencontres semblables, etattribuent tout l'honneur que peut valoir une idéescientifique ou industrielle à celui qui l'a authentiquementémise le premier.
La troisième machine à calculer remarquable quia paru depuis la publication des plans de celle deM. Thomas de Colmar, est celle qu'un savant constructeurrusse, M. Staffel, présenta à l'Exposition(Page74)universelle de Londres. Cette machine exécute d'unemanière fort satisfaisante les principales opérationsde l'arithmétique; mais l'extrême délicatesse de sonmécanisme et son prix excessif, si elle devait servirpour des calculs à chiffres nombreux, ne permettentpas de la regarder comme un instrument susceptibled'entrer dans le commerce.
Quant au principe de cette machine, il est effectivementle même que celui de la machine de M. Thomasde Colmar, quoiqu'il soit appliqué d'une manièredifférente, c'est-à-dire quoique les cylindres soientverticaux, au lieu d'être horizontaux.
La machine de M. Staffel se trouve donc vis-à-visde celle de M. Thomas de Colmar frappée, commel'arithmaurel, du cachet de la postériorité, pour nousservir d'un mot qui réserve tous les droits de l'inventeurde l'arithmomètre, sans préciser d'autre fait quele malheur qu'ont eu MM. Staffel, Maurel et Jayetd'avoir été devancés dans la découverte du principequi nous a valu la solution du problème qu'avait stérilementcherché le génie des siècles.
Il n'a été présenté à notre Exposition universelleque deux machines à calculer: l'arithmaurel et l'arithmomètreperfectionné, ou plutôt le nouvel arithmomètre.
Les deux machines à calcul de l'Autriche: l'une,exposée par M. Rettembacher, d'Isch, et l'autre, parM. Stach, de Trieste, appartiennent à la catégorie desrègles à coulisses.
(Page75)Une revue scientifique de Paris avait annoncé qu'unevéritable machine à calculer devait être exposée parun Suédois; mais nous croyons savoir que la commissionsuédoise n'a pas même entendu parler d'unemachine de ce genre.
Il a été certainement construit bien plus de machinesarithmétiques que nous n'en avons mentionné.Chez combien de savants, en effet, n'a pas dû naîtrel'ambition de résoudre un problème qui avait véritablementété posé devant le génie de l'homme dèsl'origine de la société! Dès l'origine de la société,disons-nous, puisque, chez les peuples qui ne sont pasencore nés à la civilisation, nous trouvons un commencementde lutte contre ce problème, c'est-à-dire,l'emploi, pour calculer plus facilement, de cordes ànœuds, de tablettes percées de petits trous, danslesquels on fait manœuvrer des chevillettes; d'espècesde damiers calculateurs; de chapelets de coquillagesou de graines de fruits, d'abaques plus ou moins élémentaires,etc.
De toutes les tentatives infructueuses qui ont étéfaites pour arriver à la découverte d'une véritablemachine arithmétique, nous n'avons pu connaître quecelles qui étaient regardées comme heureuses par leursauteurs, car il n'est pas naturel que l'homme publiedes insuccès qui constatent sa faiblesse; et cependantcombien est longue la liste des chercheurs connus dela rebelle machine!
Quelle était donc, au fond, la grande difficulté qu'il(Page76)s'agissait de vaincre?—Francœur va répondre àcette question:
Dans la séance de 20 février 1822, ce savant s'exprimaitainsi devant la Société d'encouragement, dansson rapport sur la machine de M. Thomas:
«Le défaut de toutes les machines arithmétiquesest de ne se prêter qu'a des calculs très-simples.Dès qu'il s'agit de multiplier, il faut convertir l'opérationen une suite d'additions; ainsi, pour obtenir7 fois 648, on est obligé d'ajouter d'abord 648 àlui-même, puis la somme à 648, celle-ci encore à648, etc., jusqu'à ce que 648 ait été pris 7 fois. Àquelles longueurs ne faut-il pas se soumettre lorsquele multiplicateur a deux ou trois chiffres! Celle deM. Thomas donne de suite les résultats du calcul.
»La plus grande difficulté à vaincre donc, difficultécontre laquelle le génie même de Pascal aéchoué, c'était de faire porter les retenues sur lechiffre à gauche. Dans la multiplication de 8 par 7,on ne pose pas le produit 56, mais seulement lechiffre 6, parce qu'on reporte les cinq dizaines surle produit prochain. Le mécanisme par lequelM. Thomas opère ce passage est extrêmement ingénieux;ce report se fait de lui-même, sans qu'on ysonge. Pour multiplier 648 par 7, par exemple,l'opérateur tire le cordon sans s'embarrasser s'il y aou non des chiffres à retenir, sans même savoir ceque c'est, et il lit de suite le produit 4,536.»
La gloire de M. Thomas de Colmar consiste donc(Page77)essentiellement dans la découverte du principe ou, sil'on veut, du procédé mécanique qui a permis detriompher de la difficulté qui avait arrêté jusqu'à luitous les chercheurs d'une véritable machine à calculer.
Le principe, le procédé mécanique à l'aide duquelse résout la grande difficulté qu'il s'agissait de vaincreayant été trouvé par M. Thomas, est modifiable commetoutes les choses matérielles. Il est, par conséquent,facile de construire des machines arithmétiques dontles organes diffèrent par la forme, par le mode defonctionnement, de la machine de M. Thomas. Ce quine serait pas facile, ce serait de pouvoir raisonnablementprétendre que le principe fondamental de l'arithmomètren'a pas été le point de départ des machinesarithmétiques construites dans ces dernières années.
Une pareille prétention, si elle était émise, paraîtraitprobablement tout aussi singulière que celle duphotographe qui, ne se servant ni des plaques, ni dessubstances, ni des objectifs employés par Daguerre etNiepce, dénierait à ces deux noms une part dans lemérite de ses œuvres.
Le triomphe obtenu par M. Thomas de Colmarsur les difficultés que la science avait en dernier lieudéclarées invincibles, ne serait pas apprécié comme ilmérite de l'être, si on oubliait que ses devanciers, dansla recherche de la machine à calculer, n'avaient pascraint de multiplier les organes de leurs machines, et(Page78)qu'il s'était interdit, lui, l'emploi de tout mécanismecompliqué.
Avec un peu d'imagination et de patience, on peut,pour ainsi dire, tout faire en mécanique, quand on nese limite pas dans l'emploi des roues, des pignons,des échappements, etc.; mais il faut autre chose quede l'imagination et de la patience pour produire deseffets d'une complication et d'une variété infinies avecdes moyens simplifiés jusqu'à l'unité.
C'est cette simplicité absolue qui caractérise éminemmentl'arithmomètre et empêche qu'on ne le confondeavec les conceptions qui ne viennent pas endroite ligne du génie.
Dans son mémoire officiel sur l'arithmomètre, unsavant ingénieur en chef des ponts et chaussées,M. Lemoyne, a dit:
«Les premières locomotives ont excité une surprisequ'on a exprimée en les appelant des chevauxde fer, desmachines vivantes. La machine à calculdoit exciter une surprise d'une autre sorte, mais nonmoins grande, car c'est un appareil qu'on pourraitappelermachine intelligente... Néper appréciait bienl'invention qui a immortalisé son nom, lorsqu'il intitulaitson ouvrage:Mirifici logarithmorum canonisdescriptio. L'invention de M. Thomas de Colmarmérite tout autant le titre demirifique, ou merveilleuse,en français de notre époque. Il a fallu autantd'efforts de génie et de persévérance pour concevoiret perfectionner dans ses nombreux détails le mécanisme(Page79)de l'arithmomètre, que de génie pour concevoirles propriétés des deux progressions par différenceset par puissances qui forment les logarithmeset de persévérance pour calculer la première tablede logarithmes publiée par Néper... On apprécied'autant plus le mérite de M. Thomas, que l'on voitcombien d'esprits éminents ont tenté sans succèsde résoudre avant lui le problème qu'il a glorieusementrésolu.»
Ayant, par l'exposé des faits qui précèdent, donnéune idée suffisante de l'étendue des difficultés qu'il afallu vaincre pour arriver à la découverte de l'arithmomètre,nous allons, non pas énumérer, mais chercherà concevoir quels services ce merveilleux instrumentest appelé à rendre.
Pour atteindre ce dernier but, il nous suffira certainementde citer quelques-uns des résultats mentionnésdans le rapport fait le 12 mars 1851 à la Sociétéd'encouragement de l'industrie.
Soit, par exemple, à multiplier le nombre 2,749par 3,957. En moins de 18 secondes, l'arithmomètredonne le produit 10,877,793. 17 secondes suffisentpour trouver 1,111,111,088,888,889, produit de99,999,999 par 11,111,111.
Qu'il s'agisse de soustraire 69,839,989 de75,639,468: un tour de manivelle qui ne dure pasune demi-seconde fait apparaître dans les lucarnes lenombre 5,799,479, excès du premier nombre sur lesecond.
(Page80)Voici une énorme division:
Dividende: 9,182,736,456,483,022; diviseur:69,889,989. En 75 secondes, l'arithmomètre donnepour quotient 131,482,501, et pour reste 32,950,533.
La réduction d'une fraction ordinaire en fractiondécimale se fait instantanément, et on obtient autantde chiffres décimaux qu'on en désire.
La somme ou la différence d'une suite de produitssimples, telle que A × B ± C × D ± E × F ± etc., s'obtientaussi très-rapidement avec l'arithmomètre.
Même facilité et même rapidité pour l'extractiondes racines carrées et des racines cubiques, pour l'obtentiondu quatrième terme d'une proportion; pourle calcul, d'après la propriété du carré de l'hypothénuse,du troisième côté d'un triangle rectangle dontdeux côtés sont donnés; pour la résolution généraledes triangles, avec le concours des tables des lignestrigonométriques naturelles.
Avec l'arithmomètre, on peut également calculerde la même manière les formules, telles que
sina cosb ± sinb cosa et cosa cosb ± sina sinb
et celles | sina +f cosa | Q et | tang.a +f | Q, |
cosb ±f sinb | 1 ±f tang.a |
et autres expressions de forme analogue, qui se présententdans les applications mécaniques.
Mais c'est surtout dans l'obtention de la plupartdes tables numériques et de tous les barèmes que l'ontrouve dans le commerce de la librairie que l'arithmomètrede M. Thomas eût pu rendre de précieux services.(Page81)Par exemple, la table de multiplication dresséepar ordre du ministre de la marine et des colonies,imprimée par Didot jeune, en l'an VIII, aurait étédictée avec cette machine infiniment plus vite qu'oneût pu l'écrire, puisque chaque tour de manivelle eneût fourni un des nombres. Il en serait de même detous les tarifs que l'on aurait à calculer ou à vérifier.
La table des carrés des nombres 1, 2, 3, 4, 5, etc.,eût pu aussi être dictée avec une vitesse extrême,puisqu'enmoins de trois minutes M. Benoît, l'un dessavants fondateurs de l'École centrale des arts et desmanufactures, a fait écrire dans les lucarnes de lamachine lescinquante carrés 240281001, 240312004,240343009, 240374016, etc., à 241803500, desnombres 15501, 15502, 15503, 15504, etc., à 15550.
La table des cubes aurait pu être dictée avec lamême facilité.
L'arithmomètre n'est pas seulement applicable àcertaines interpolations numériques, il l'est encore àla solution de beaucoup de problèmes par des tâtonnementsou essais successifs qui conduisent assez rapidementà un résultat aussi approché qu'on le désire.L'extraction des racines 4e, 5e, 6e, etc., d'un nombredonné est dans ce cas.
M. Benoît l'a appliqué au calcul de la formuled'Arago et Dulong,
p = 1,033 (0,2847 + 0,007155t)5,
donnant la pressionp de vapeur sur une surface de1 centimètre carré, en fonction de sa températuret.
(Page82)Pourt = 128°,8, il l'a conduit, encinq minutes,àp = 2 kil. 6382267345, et pourt = 265°,89 àp = 51 kil. 690472436. Au lieu de ces valeursexactes,on lit respectivement dans les tables ordinaires, lesnombres 2 kil. 582 et 51 kil. 650 qui en diffèrentsensiblement.
«L'arithmomètre coûte 300 fr., a dit, danslesAnnales des ponts et chaussées, le savant ingénieuren chef dont nous avons déjà parlé, M. Lemoyne;c'est trente fois plus que ne coûte une table des logarithmes.Cette proportion considérable est cependantdépassée de beaucoup, si on évalue l'utilité pratiquedes deux choses. J'ai à ma disposition des tables delogarithmes et un arithmomètre. C'est tout au plus sitrois ou quatre fois par an je me sers des tables,tandis que c'est trois ou quatre fois par semaine quej'emploie l'arithmomètre. Le rapport d'utilité serait,d'après cette expérience personnelle, d'environ 1à 50.»
Le même savant, refusant de mettre en doute l'avenirréservé à la grande découverte de M. Thomas deColmar, s'exprime à ce sujet dans les termes quevoici:
«Il y a des milliers d'ignorants pour qui la machineà calcul vaut mieux que les logarithmes destinésaux savants. On ne peut donc pas douter, même enréduisant beaucoup, que la popularité de l'arithmomètre,s'il était connu, serait dix fois celle des tables.Or, il y a bien actuellement en France 100,000 exemplaires(Page83)des tables de logarithmes. Il pourrait donc yavoir à ce compte un million d'arithmomètres. Cenombre, si colossal qu'il soit, n'a rien d'extraordinaire,lorsque l'on examine l'étonnante propagationdes montres et horloges; c'est à peu près 10 millionsqui sont actuellement en service en France, et si l'onremonte à quatre siècles, une horloge était un appareilcher et rare, qu'on ne ne voyait que dans lespalais des souverains.
»Quittons ces nombres, réels pour l'avenir, maisfantastiques pour le présent; disons que si l'arithmomètrepouvait parvenir seulement à se répandre à10,000 exemplaires, on pourrait le construire pourmoins de 100 fr. au lieu de 300 qu'il coûte actuellement.Réciproquement, dès qu'on pourrait le livrerau prix de 100 fr., on aurait bientôt des commandespour en exécuter au moins 10,000.
»De la rareté actuelle de l'arithmomètre, nous neconcluons rien de défavorable à sa propagation future.On trouvera peut-être que ma comparaison de l'arithmomètreaux horloges manque d'exactitude, parceque le besoin d'une machine à montrer l'heure est d'unautre ordre que celui d'une machine à calculer. Jecrois que celui qui aurait parlé d'horloges avant leurgrande vulgarisation, se serait fait dire que l'on s'enpassait fort bien, que c'était un petit besoin; enfinque, comme cette mécanique devait coûter cher, ellene se répandrait pas. Nos perfectionnements de sociabiliténe tendent-ils pas, d'ailleurs, sans pour cela(Page84)nuire à l'idéal et au poétique de l'existence, à introduirede plus en plus le calcul précis dans les habitudesde tous. Peut-être qu'avant un siècle chacuntiendra des livres de comptabilité.»
Les exemples et les témoignages que nous venonsde citer nous dispensent évidemment d'énumérer lesservices que l'arithmomètre est appelé à rendre aumonde commercial, industriel et financier, aux grandesadministrations, etc. Qui peut plus peut moins; sil'arithmomètre exécute avec une infaillibilité absolueles calculs les plus compliqués de la science, à plusforte raison exécute-t-il toutes les opérations arithmétiquesusitées dans le commerce, la banque, etc.
L'arithmomètre considéré comme difficulté vaincuen'humilie point la science, car M. Thomas de Colmarest un savant d'un ordre élevé et s'est servi de lascience pour résoudre le grand problème qui jusqu'iciavait résisté aux recherches de la science;mais l'arithmomètre est l'œuvre d'un homme qui n'appartientpas à la science constituée en corps, à lascience officielle, et, par cette raison, la science officiellen'est pas directement intéressée à user de toutson crédit et de tous ses moyens pour mettre en reliefla valeur scientifique de la découverte de M. Thomasde Colmar.
L'arithmomètre, considéré au point de vue de l'utilitépratique, se trouve en présence de deux inerties,de deux résistances à vaincre.
(Page85)Ces deux inerties, ces deux résistances sont: l'incrédulitéd'abord, la routine ensuite.
Les nombreuses machines qui peuplent nos atelierset nos manufactures sont, à la vérité, animées; ellesont des bras, des mains, des doigts, à l'aide desquelselles exécutent des travaux plus ou moins compliqués;mais ces travaux ne sont que le résultat de l'intelligencedirecte; ils sont suivis, prévus; ils ont eule même point de départ, ils suivent constamment lamême voie, ils arrivent toujours au même but.
Les machines existantes, voulons-nous dire, nefont qu'exécuter le travail qui leur a été tracé; ellesont des membres qui obéissent docilement aux ordresprécis que l'homme leur a donnés; mais elles ne fontque cela, elles ne raisonnent pas, elles n'ont pas decerveau qui leur soit propre, en un mot.
L'arithmomètre, lui, semble avoir reçu plus quedes membres, plus que des organes dociles à uneinspiration extérieure; l'arithmomètre est, si nouspouvons nous exprimer ainsi, comme doué d'une véritableintelligence, car ses opérations sont de l'ordrede celles qu'on appelle réfléchies.
On nous pardonnera l'exagération des termes dontnous nous servons, si l'on veut bien remarquer qu'ils'agit ici d'une machine d'un ordre tout nouveau,c'est-à-dire d'une machine qui, au lieu de reproduiretout simplement les opérations de l'intelligence del'homme, épargne à cette intelligence le soin de faireces opérations; d'une machine qui, au lieu de répéter(Page86)des réponses qui lui ont été dictées; dicte, aucontraire, elle-même, instantanément, à l'homme quil'interroge, les réponses qu'il doit se faire.
La découverte d'une simple machine, d'une machineintelligente, comme M. Lemoyne qualifie l'arithmomètre,est un événement d'une nature trop exceptionnelle,pour que le public puisse ajouter foi deprime abord à la réalité des merveilleux résultats produitspar le petit coffret de M. Thomas de Colmar.
Cette incrédulité sera cependant plutôt vaincue quela routine, parce que celle-ci sera nécessairement fortifiéedans son inertie et son indifférence par les intérêtsque l'emploi de l'arithmomètre devra froisser.
Toutes les améliorations, en effet, tous les progrèsne se réalisent malheureusement qu'à ce prix: blesserquelques hommes dans leurs intérêts. L'arithmomètrecausera sans doute énormément moins de préjudiceaux personnes qui, dans le commerce, dans la banque,dans les administrations publiques, ont pour occupationspéciale le travail des chiffres, que n'en causèrentl'invention de l'imprimerie aux écrivains copistes,l'invention du métier à bas aux tricoteuses, l'inventiondes mull-jenny aux fileuses, etc.; cependant il estévident que la rapidité et l'infaillibilité avec lesquellesl'arithmomètre permet à chacun de faire les calculsles plus longs et les plus difficiles, amoindriront sensiblementl'importance des calculateurs de profession.
Nous avons dit, vers le commencement de ce travail,que M. Thomas de Colmar avait compris(Page87)dès 1822, aussitôt qu'il eut inventé l'arithmomètre,que sa découverte était de la nature de celles qui nelaissent guère espérer à leurs auteurs qu'une gloireposthume, si ces auteurs ne disposent pas de moyensqui leur permettent de mettre ces découvertes enrelief et de les populariser.
De longues années de travail ont mis ces moyensdans les mains de M. Thomas de Colmar, en mêmetemps qu'elles lui ont permis de donner à son arithmomètreprimitif des perfectionnements tels qu'ilsemble aujourd'hui impossible soit d'en rien retrancher,soit d'y ajouter quelque chose.
L'exemplaire qu'il a mis à l'Exposition universellede l'industrie, permettant de calculer avec 32 chiffresà la fois pour additionner, soustraire, multiplier,diviser, etc., et pouvant opérer avec une vitesse telleque plusieurs écrivains se partageant les chiffres nepourraient le suivre, donne une sorte de vertige à laraison quand on le voit fonctionner.
Pour la gloire attachée aux machines de toutes lessortes, des noms plus ou moins nombreux se présententet en revendiquent des parts plus ou moins considérables.L'un a inventé le principe, un autre en afait la première application, un troisième a introduittel ou tel perfectionnement, etc. Il en est ainsi pourla machine à vapeur, ainsi pour les machines de filatureet de tissage, ainsi pour la locomotive et le bateauà vapeur, ainsi pour les presses d'imprimerie,ainsi pour tous les outils de travail: machines pour(Page88)percer, pour aléser, pour raboter les métaux, etc.;ainsi pour les machines agricoles, ainsi pour la télégraphieprivée, ainsi pour l'électro-chimie, l'électro-plastie,etc.
M. Thomas de Colmar n'a à partager avec personnela gloire d'avoir conçu et exécuté l'arithmomètre.
Parmi les créations dont le génie de l'homme s'enorgueillitle plus, n'en est-il pas quelques-unes, n'enest-il pas plusieurs dont le principe a été trouvé sansêtre cherché, et dont, par conséquent, le hasard a étél'auteur bien plus que le génie de l'homme?
Les anciens savaient que la vapeur est une force.Est-ce qu'ils s'avisèrent jamais de rechercher quelhomme avait le premier remarqué que l'eau, à l'étatd'ébullition, chasse violemment l'obstacle qui fermele vase dans lequel elle est contenue ou fait éclater cevase lui-même? Non, sans doute, parce que cette découvertede la puissance de la vapeur dut être faitepresque aussitôt que l'homme se servit d'un vase pourfaire bouillir un liquide.
Ces mêmes anciens regardèrent-ils comme une conceptionvenant du génie l'éolipyle de Héron? Non,parce que le hasard, c'est-à-dire la vue d'un vaserempli d'eau bouillante s'échappant en partie par unefente existant sur le côté de ce vase et le faisant tournersur la chaîne qui le tenait suspendu, avait suggéréà Héron l'idée de son éolipyle. Des observations analogueset tout aussi incontestablement justes pourraient(Page89)être faites sur l'électricité. Il est hors de doute,en effet, que ni l'électricité par pression, ni l'électricitépar frottement, ni l'électricité par la chaleur, ni l'électricitépar contact n'ont été cherchées; car on necherche évidemment pas une chose dont on n'a pasl'idée. Il suffit, d'ailleurs, de savoir comment se produisentces diverses électricités, pour être forcé dereconnaître que les phénomènes électriques ont dû seprésenter à l'attention de l'homme, pour ainsi dire,dès l'origine de la société.
Le mérite des modernes, en ce qui concerne cesphénomènes, c'est de les avoir pris au sérieux etd'avoir cherché à les étendre et à en faire des applicationsutiles, au lieu de les ranger, comme avaientfait les anciens, au nombre des faits curieux, à lavérité, mais n'ayant ni portée scientifique, ni valeurutilisable.
En parlant comme nous allons le faire, nous ironspeut-être nous choquer contre des opinions contrairesà notre manière de reconnaître les signes par lesquelsse manifestent les œuvres du génie; mais ce n'est pasnotre faute si de trop grandes complaisances ont tellementperverti notre langue, qu'elle semble avoirbesoin d'un nouveau tenue pour exprimer ce qu'onentendait autrefois par le mot génie.
Le génie est tout autre chose que la raison réfléchie,que l'imagination, que l'esprit d'observation, que letalent, que la science acquise. Le génie se sert, selonles circonstances, de ces facultés et de ces forces;(Page90)mais il s'en sert comme d'autant d'instruments auxiliaires,et rien de plus, tant il est vrai de dire qu'il lesdomine et leur est supérieur par sa nature.
À quels signes donc distinguer les œuvres qui appartiennentau génie de celles qui ne lui appartiennentpas?
La réponse la plus juste que l'on puisse, selon nous,faire à cette question, c'est de dire:
Le génie ne revendique comme siennes que lesœuvres que lui seul peut faire; ne sont, par conséquent,pas des œuvres de génie celles qui peuventêtre faites par la raison, par l'imagination et par lascience, agissant isolément ou se prêtant un mutuelappui.
Sans doute la raison, l'imagination et la sciencearrivent quelquefois à faire des œuvres telles que l'onest tenté de se demander s'il faut les leur attribuer ouen faire honneur au génie; mais ces œuvres mixtes, sinous pouvons appeler ainsi celles sur lesquelles le géniea laissé tomber quelques-uns de ses rayons, formentprécisément la ligne de séparation qui nous facilitela comparaison des travaux de la raison, del'imagination et de la science avec les créations dugénie.
Comme la puissance mystérieuse d'où naissent leséclairs et la foudre, le génie a ses moments de calmeet de repos; mais, de même que le merveilleux fluiden'abandonne jamais l'atmosphère, de même aussi legénie ne cesse jamais, soit sous une forme, soit sous(Page91)l'autre, de manifester sa présence chez celui à qui leciel l'a donné.
Nous cherchons la différence qui existe entre les inspirationsde l'homme de génie et celles des intelligencesordinaires. Eh bien, nous venons d'indiquerimplicitement cette différence, en disant que le génien'abandonne pas plus celui qui l'a reçu que l'électricitén'abandonne l'atmosphère. Les inspirations, parfoisheureuses, des intelligences ordinaires, sont passagères,fugitives, épuisent leur source en naissant;celles de l'homme de génie, au contraire, se succèdentet se multiplient au gré de celui qui les dirige,parce que le réservoir d'où elles sortent est inépuisable.
La durée, la succession, la variété dans la forcedes inspirations, voilà, disons-nous, ce qui distinguele génie de ce qu'on appelle les éclairs de génie.
C'est parce que le génie possède seul une force decette nature qu'il peut seul produire des œuvres quisoient à la fois dignes d'exciter l'admiration et propresà la conserver.
Mais les hommes doués de génie ne possèdent pas àun égal degré cette rare faculté. Il y a des génies d'unordre plus ou moins élevé, des génies qui sont plusou moins puissants. Comment les classer?
Comment les classer! Voyez leurs œuvres; cherchezà savoir combien d'hommes se sont efforcés d'enfaire de semblables, sans pouvoir y réussir; étudiezla valeur intellectuelle de ces chercheurs ou de ces(Page92)imitateurs malheureux, et vous aurez la mesure dugénie de l'homme à qui vous voulez assigner le rangqui lui est dû.
Voulez-vous, par exemple, avoir la mesure du génied'Homère? Mettez en présence de l'Iliade, l'Énéidede Virgile, laPharsale de Lucain, laJérusalem délivréedu Tasse, leParadis perdu de Milton, laLusiadede Camoëns, laMessiade de Klopstock, laHenriadede Voltaire, et tous les découragements dont se sontsentis frappés devant le chef-d'œuvre du chantre d'Iliondes milliers de poëtes dont le poëme épique futtoujours la suprême ambition; faites cette comparaison,disons-nous, et vous saurez ce que vaut le génied'Homère.
Si nous voulons de même savoir de quelle sorte degénie il a fallu être doué, et quelle somme de génie ila fallu dépenser pour créer l'arithmomètre, nous n'avonsqu'à faire une comparaison analogue à celle quiprécède, c'est-à-dire, passer la revue de tous lesgrands hommes qui ont vainement tenté de résoudrele problème dont la solution a été si magnifiquementtrouvée par M. Thomas de Colmar.
Lorsque, dans cette revue de chercheurs malheureux,viennent se présenter des noms tels que ceux deThalès, de Pythagore, d'Archimède, de Gerbert, d'Albertle Grand, de Roger Bacon, de Blaise Pascal, dePoleni, de Leupold, de Leibnitz, de Clairaut, etc.,on n'ose plus dire, de peur de paraître flatteur, quelleplace mérite l'auteur de l'arithmomètre parmi les intelligences(Page93)d'un ordre supérieur, surtout quand onsonge que les récompenses qu'il a reçues dans sonpays semblent le classer parmi les inventeurs d'un ordreordinaire.
Voici, en effet, quelles ont été jusqu'à présent lesrécompenses qu'a values à M. Thomas de Colmar lamerveilleuse création sur laquelle nous n'avons plusrien à dire.
En 1822, la Société d'encouragement pour l'industrienationale approuva sa machine à calculer, et accompagnason approbation des compliments les plusexpressifs.
À l'Exposition de l'industrie nationale de 1849, l'arithmomètrevalut à son auteur une médaille d'argent.
En 1851, l'arithmomètre fut récompensé d'une médailled'or par la Société d'encouragement pour l'industrienationale.
En 1851 encore, à l'Exposition universelle de Londres,le jury français fit décerner une médaille de prixà M. Thomas de Colmar.
En avril 1852, le président de la république, aujourd'huiempereur des Français, lui fit présent d'unemagnifique tabatière en or, ornée de son chiffre.
En 1854, l'Académie des Sciences a donné sa hauteapprobation à l'arithmomètre, et l'a admis pour le concoursde mécanique de 1855.
En 1854 encore, le directeur de l'Observatoire aofficiellement adressé des félicitations à M. Thomasde Colmar.
(Page94)Voilà tout ce qu'a valu, en France, l'arithmomètreà son auteur.
La croix d'honneur dont est décoré M. Thomas nelui vient point, en effet, de son arithmomètre, quin'avait pas encore été inventé lorsqu'elle lui fut décernée,mais de ses services comme employé supérieurde l'administration des armées sous l'empire.
Des récompenses telles que celles dont nous avonsfait l'énumération sont très-honorables par elles-mêmes,sans doute; mais, qu'on nous permette cetteexpression, elles ont été préjudiciables à M. Thomasde Colmar.
Qu'est-ce, au fond, qu'une récompense donnée àun inventeur par l'Académie des sciences, par la Sociétéd'encouragement, par un jury d'exposition, parle chef de l'État? Est-ce que le public ne regarde pasles récompenses venues de ces sources comme étant lamesure approximative de l'importance des découvertesauxquelles ces récompenses s'appliquent?
Il est donc vrai de dire qu'aux yeux du public l'arithmomètrene peut aujourd'hui valoir que ce quevalent les récompenses accordées à l'inventeur de cettemachine.
Or, que valent ces récompenses, ou plutôt quelleidée donnent-elles de l'invention de M. Thomas?
L'idée naturelle, logique, qu'elles en donnent, c'estque l'arithmomètre a tout simplement une valeur analogueà celle des inventions et des œuvres dont les(Page95)auteurs sont récompensés comme l'a été M. Thomasde Colmar.
Il suffit de savoir combien sont nombreux les travauxdont les auteurs ont été récompensés comme l'aété M. Thomas de Colmar, pour pouvoir comprendreque nous avons eu raison de dire que les récompensesreçues par l'inventeur de l'arithmomètre lui sont véritablementpréjudiciables.
Insister sur ce point serait inutile. Il est de touteévidence, en effet, que des récompenses d'un ordrecommun, lorsqu'elles sont décernées à des travauxd'un ordre élevé, déprécient ces travaux, les fontdescendre à un niveau qui n'est pas le leur, leur assignentdans l'opinion publique un rang inférieur à celuiqui leur est dû.
Ici se présente une question délicate: Pourquoi l'arithmomètre,passant devant quatre jurys officiels:Exposition de l'industrie de 1849, Société d'encouragementpour l'industrie nationale en 1851, Expositionuniverselle de Londres, Académie des sciences en1854, n'a-t-il obtenu la plus haute récompense dontdisposaient ces jurys qu'à la Société d'encouragement?
Ne pouvant répondre catégoriquement à cettequestion, sans aborder un ordre de faits qu'il nousconvient de laisser à l'écart, nous nous contenteronsde dire que M. Thomas ne doit, en grande partie, attribuerqu'à lui-même les erreurs de jugement quil'ont privé, jusqu'ici, de jouir de la gloire à laquelle(Page96)lui donne de si légitimes droits la création de sonadmirable machine.
Après avoir travaillé près de trente ans à perfectionnerl'intelligence, si nous pouvons parler ainsi, decette fille de son génie, M. Thomas crut tout naïvementqu'il suffisait que l'arithmomètre fonctionnâtquelques minutes devant une commission, devant lerapporteur d'une commission, pour que la valeurscientifique de cet instrument pût être appréciée parcette commission, par ce rapporteur.
M. Thomas de Colmar, en présentant son arithmomètreà l'Exposition de l'industrie de 1849, oubliaque, pour être compris et apprécié, cet instrument avaitbesoin d'être expliqué; il oublia surtout de faire entendreà la commission d'examen, ou plutôt au rapporteurde cette commission, que l'arithmomètre estencore plus un principe qu'il n'est une machine,c'est-à-dire que la découverte du principe de l'instrumentreprésente seule la grande difficulté vaincue, etque la machine elle-même ne représente que le côtésecondaire de l'arithmomètre.
À l'Exposition universelle de Londres, les membresdu jury français qui demandèrent au jury internationalune récompense pour l'auteur de l'arithmomètreétaient les mêmes qui lui avaient fait décerner une médailled'argent à l'Exposition française de 1849. Ils nepouvaient naturellement pas solliciter pour M. Thomasde Colmar une récompense plus élevée quecelle qu'ils lui avaient accordée eux-mêmes. M. Thomas(Page97)ne reçut donc du jury international qu'une médaillede prix.
Présenté en 1854 à l'Académie des sciences, l'arithmomètrefut renvoyé à l'examen d'une commissionqui choisit pour rapporteur l'auteur du rapport del'Exposition de l'industrie de 1849, auteur égalementdu rapport à la suite duquel l'arithmaurel avait obtenule prix de mécanique de la fondation Montyon.
L'auteur de tous ces rapports se trouvait vis-à-visde lui-même et vis-à-vis de l'Académie dans une positionqui n'était pas exempte d'embarras. Sur sonrapport, l'Académie avait, quelque temps auparavant,accordé le prix de mécanique à une machine dont l'organeprincipal était le même que celui de l'arithmomètre,inventé, publié depuis de longues années.
S'il ne s'était agi que de son propre jugement, l'honorableM. Mathieu aurait certainement proclamé lesdroits de priorité de M. Thomas d'une manière plusclaire et plus expressive; mais il s'agissait aussi d'unjugement de l'Académie, et le savant rapporteur necrut pas pouvoir, en parlant de l'arithmomètre, allerau delà des expressions qui suivent:
«L'idée du cylindre cannelé se retrouve dans cettemachine nommée arithmaurel, construite POSTÉRIEUREMENTpar MM. Maurel et Jayet, et pourlaquelle ils ont obtenu le prix de mécanique de lafondation Montyon.»
Postérieurement! Si ce mot, dont M. Mathieu et sessavants collègues ont bien connu la portée, n'était pas(Page98)aux yeux de M. Thomas un hommage assez explicitementrendu à ses droits de priorité, M. Thomas serait,en vérité, trop exigeant.
La priorité du principe, l'antériorité dans l'inventionde l'organe principal, voilà la gloire de M. Thomasde Colmar; il serait puéril de sa part de vouloirdisputer aux mécaniciens et aux industriels à qui ilconviendra de construire des machines arithmétiquesd'après son principe, leurs succès dans les modificationsqu'ils pourront faire aux organes fondamentauxde l'arithmomètre. Ainsi que l'a dit lui-même M. Thomas,le principe des retenues et l'organe fondamentalétant trouvés, la machine à calculer peut être construitede vingt, de cent manières par le premier mécanicienvenu.
Le premier mécanicien venu pourra tout aussi facilementfaire écrire par l'arithmomètre tous les chiffres,tous les calculs qu'il faut aujourd'hui copier sur la tablettede l'instrument.
L'arithmomètre, à peu près inconnu en France, etn'y ayant valu à son auteur que des récompenses d'unordre ordinaire, a déjà obtenu au dehors des succèsqui ne surprennent nullement ceux qui connaissentl'admirable instrument, mais qui étonneront grandement,nous en sommes sûrs, les lecteurs de cet écrit.
Au mois de décembre 1851, S. A. le bey de Tunisenvoya à M. Thomas de Colmar son Nichan en diamantsde deuxième classe, qui correspond au gradede commandeur.
(Page99)En mai 1852, S. M. le roi des Deux-Siciles le nommachevalier de son ordre de François Ier.
En août 1852, S. M. le roi des Pays-Bas lui envoyale brevet de chevalier de la Couronne de Chêne.
En décembre 1852, S. A. R. le duc de Nassau luifit remettre une bague en diamants avec le chiffre duprince.
En mai 1853, S. S. le pape Pie IX l'éleva au gradede commandeur de son ordre de Saint-Grégoire leGrand.
En décembre 1853, il fut anobli à perpétuité demâle en mâle, par lettres-patentes de S. A. I. le grand-ducde Toscane.
En juillet 1854, S. M. le roi de Sardaigne le nommachevalier de son ordre royal des SS. Maurice etLazare.
Cette liste et les dates de ces distinctions disentquel empressement l'étranger a mis à donner aucréateur de l'arithmomètre de glorieuses compensationsde l'oubli de ses concitoyens; mais il ne faut pas croireque l'arithmomètre n'ait été apprécié que dans les paysdont les souverains ont honoré M. Thomas des distinctionsque nous venons d'indiquer. Les chaleureuses félicitationsqui lui arrivaient de toutes les parties del'Allemagne et du Nord, avant les graves événementsqui sont venus en 1854 troubler le repos de l'Europe,nous autorisent à supposer, à dire que M. Thomas deColmar ferait aujourd'hui partie de presque toutes leschevaleries de l'Europe, si la marche de ces événements(Page100)n'était pas venue détourner l'attention dessouverains des choses qui appartiennent aux arts de lapaix.
M. Thomas de Colmar sait à quoi l'obligent les hautesrécompenses que nous avons énumérées ci-dessus,et celles qui l'attendent, aussitôt que la pacification del'Europe sera accomplie.
Les ateliers où se construisent ses arithmomètresn'ont guère travaillé jusqu'à ce jour que pour les grandesacadémies d'Europe et les grandes maisons de banquede Paris ou de quelques autres capitales. Ils travaillerontdésormais pour les facultés, pour les colléges,pour les séminaires, pour les écoles, pour les commerçants,pour les industriels, pour les ingénieurs de tousles ordres, pour quiconque, en un mot, veut enseignerla science des nombres sans fatigue, ou faire pour sespropres besoins, et pour ainsi dire en s'amusant,tous les calculs qui se font avec tension d'esprit etperte énorme de temps. Assez riche pour payer sagloire, M. Thomas de Colmar, qui a déjà dépensé dessommes si considérables pour perfectionner son arithmomètre,a résolu d'en sacrifier de plus considérablesencore pour le propager, pour le populariser, pour lemettre, en un mot, à la portée des bourses les plus modestes.
Ne voulant pas préjuger l'avenir réservé à l'arithmomètre,nous terminons ici ce travail; mais, n'ayantencore rien dit des motifs qui nous ont porté à l'entreprendre,(Page101)le lecteur trouvera bon sans doute que nousréparions en quelques mots notre omission.
Nous nous sommes assurément proposé de mettre enrelief la grande découverte de M. Thomas de Colmar,et de bien constater les droits exclusifs de notre paysà une gloire que tous les peuples et tous les siècles ontvainement ambitionnée; mais nous n'aurions atteintnotre but que par ses points secondaires, si cet écritdevait avoir pour unique résultat de démontrer qu'ens'immortalisant par une création de l'ordre le plusélevé, M. Thomas de Colmar a ajouté à la couronnede nos gloires l'un de ses rayons les plus brillants.
La grande démonstration que nous désirerions avoirfaite, c'est celle de la nécessité de l'institution d'ungrand jury, ayant pour mission unique, incessante, derechercher dans les lettres, dans les sciences, dans lesarts et dans l'industrie, les conceptions, les inspirations,les œuvres marquées du sceau du génie, propres àdonner à notre pays gloire ou profit.
Ce n'est pas ici que nous pouvons dire commentdevrait être organisé ce grand jury pour pouvoir fonctionnerutilement; mais nous affirmons avec assuranceque, s'il eût existé tel que nous le concevons, il y atrente ans seulement, Philippe de Girard ne serait pasallé manger le pain de l'exil, Sauvage ne serait pasdevenu fou de misère, M. Thomas de Colmar ne seraitpas resté inconnu depuis 1822.
Le jury dont nous parlons est une chose nouvelle!Mais n'est-ce donc pas une chose nouvelle aussi que(Page102)de voir la célébrité, la gloire, s'acheter à prix d'argent,se tarifer comme la plus vile des marchandises?
Un jury tel que celui que nous avons en vue étaitinutile dans le temps où la Renommée avait un templeet parcourait les airs la trompette sacrée à la main. Ilest devenu une nécessité depuis que la noble déesse,métamorphosée en marchande vulgaire, s'est assise àun comptoir d'annonceur et y vend la célébrité et lagloire à tant la ligne.
FIN.
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