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The Project Gutenberg eBook ofLe roman d'un jeune homme pauvre (Novel)
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Title: Le roman d'un jeune homme pauvre (Novel)
Author: Octave Feuillet
Release date: October 7, 2008 [eBook #26815] Most recently updated: January 4, 2021
Language: French
Credits: Produced by Daniel Fromont
*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE ROMAN D'UN JEUNE HOMME PAUVRE (NOVEL) ***
Produced by Daniel Fromont
[Transcriber's note: Octave Feuillet,Le Roman d'un jeune hommepauvre (1858) édition de 1891]
LE ROMAN
D'UN
JEUNE HOMME PAUVRE
CALMANN LEVY, EDITEUR
OEUVRES COMPLETES
D'OCTAVE FEUILLET
DE L'ACADEMIE FRANCAISE
Grand format in-18
LES AMOURS DE PHILIPPE 1 vol.
BELLAH 1 vol.
LE DIVORCE DE JULIETTE 1 vol.
HISTOIRE DE SIBYLLE 1 vol.
HISTOIRE D'UNE PARISIENNE 1 vol.
HONNEUR D'ARTISTE 1 vol.
LE JOURNAL D'UNE FEMME 1 vol.
JULIA DE TRECOEUR 1 vol.
UN MARIAGE DANS LE MONDE 1 vol.
MONSIEUR DE CAMORS 1 vol.
LA PETITE COMTESSE, LE PARC, ONESTA 1 vol.
LE ROMAN D'UN JEUNE HOMME PAUVRE 1 vol.
SCENES ET COMEDIES 1 vol.
SCENES ET PROVERBES 1 vol.
LA VEUVE 1 vol.
LA MORTE 1 vol.
LE ROMAN
D'UN JEUNE HOMME PAUVRE
PAR
OCTAVE FEUILLET
DE L'ACADEMIE FRANCAISE
CENT TRENTE-CINQUIEME EDITION
PARIS
CALMANN LEVY, EDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LEVY FRERES
3, RUE AUBER, 3
1891
Droits de reproduction et de traduction réservés.
LE ROMAN
D'UN
JEUNE HOMME PAUVRE
Sursum corda!
Paris, 20 avril 185..
Voici la seconde soirée que je passe dans cette misérablechambre à regarder d'un oeil morne mon foyer vide, écoutantstupidement les murmures et les roulements monotones de larue, et me sentant, au milieu de cette grande ville, plusseul, plus abandonné et plus voisin du désespoir que lenaufragé qui grelotte en plein Océan sur sa planche brisée. —C'est assez de lâcheté! Je veux regarder mon destin en facepour lui ôter son air de spectre: je veux aussi ouvrir moncoeur, où le chagrin déborde, au seul confident dont la pitiéne puisse m'offenser, à ce pâle et dernier ami qui me regardedans ma glace. — Je veux donc écrire mes pensées et ma vie,non pas avec une exactitude quotidienne et puérile, mais sansomission sérieuse, et surtout sans mensonge. J'aimerai cejournal: il sera comme un écho fraternel qui trompera masolitude, il me sera en même temps comme une secondeconscience, m'avertissant de ne laisser passer dans ma vieaucun trait que ma propre main ne puisse écrire avec fermeté.
Je cherche maintenant dans le passé avec une triste aviditétous les faits, tous les incidents qui dès longtemps auraientdû m'éclairer, si le respect filial, l'habitude etl'indifférence d'un oisif heureux n'avaient fermé mes yeux àtoute lumière. Cette mélancolie constante et profonde de mamère m'est expliquée; je m'explique encore son dégoût dumonde, et ce costume simple et uniforme, objet tantôt derailleries, tantôt du courroux de mon père: "Vous avez l'aird'une servante," lui disait-il.
Je ne pouvais me dissimuler que notre vie de famille ne fûtquelquefois troublée par des querelles d'un caractère plussérieux: mais je n'en étais jamais directement témoin. Lesaccents irrités et impérieux de mon père, les murmures d'unevoix qui paraissait supplier, des sanglots étouffés, c'étaittout ce que j'en pouvais entendre. J'attribuais ces orages àdes tentatives violentes et infructueuses pour ramener ma mèreau goût de la vie élégante et bruyante qu'elle avait aiméeautant qu'une honnête femme peut l'aimer, mais au milieu delaquelle elle ne suivait plus mon père qu'avec une répugnancechaque jour plus obstinée. A la suite de ces crises, il étaitrare que mon père ne courût pas acheter quelques beau bijouque ma mère trouvait sous sa serviette en se mettant à table,et qu'elle ne portait jamais. Un jour, elle reçut de Paris, aumilieu de l'hiver, une grande caisse pleine de fleursprécieuses: elle remercia mon père avec effusion; mais, dèsqu'il fut sorti de sa chambre, je la vis hausser légèrementles épaules et lever vers le ciel un regard d'incurabledésespoir.
Pendant mon enfance et ma première jeunesse, j'avais eu pourmon père beaucoup de respect, mais assez peu d'affection. Dansle cours de cette période, en effet, je ne connaissais que lecôté sombre de son caractère, le seul qui se révélât dans lavie intérieure, pour laquelle mon père n'était point fait.Plus tard, quand mon âge me permit de l'accompagner dans lemonde, je fus surpris et ravi de découvrir en lui un homme queje n'avais pas même soupçonné. Il semblait qu'il se sentît,dans l'enceinte de notre vieux château de famille, sous lepoids de quelque enchantement fatal: à peine hors des portes,je voyais son front s'éclaircir, sa poitrine se dilater; ilrajeunissait. "Allons! Maxime, criait-il, un temps de galop!"Et nous dévorions gaiement l'espace. Il avait alors des crisde joie juvénile, des enthousiasmes, des fantaisies d'esprit,des effusions de sentiment qui charmaient mon jeune coeur, etdont j'aurais voulu seulement pouvoir rapporter quelque choseà ma pauvre mère, oubliée dans son coin. Je commençai alors àaimer mon père, et ma tendresse pour lui s'accrut même d'unevéritable admiration quand je pus le voir, dans toutes lessolennités de la vie mondaine, chasses, courses, bals, dîners,développer les qualités sympathiques de sa brillante nature.Ecuyer admirable, causeur éblouissant, beau joueur, coeurintrépide, main ouverte, je le regardais comme un type achevéde grâce virile et de noblesse chevaleresque. Il s'appelaitlui-même, en souriant avec une sorte d'amertume, le derniergentilhomme.
Tel était mon père dans le monde; mais, aussitôt rentré aulogis, nous n'avions plus sous les yeux, ma mère et moi, qu'unvieillard inquiet, morose et violent.
Les emportements de mon père vis-à-vis d'une créature aussidouce, aussi délicate que l'était ma mère, m'auraientassurément révolté, s'ils n'avaient été suivis de ces vifsretours de tendresse et de ces redoublements d'attentions dontj'ai parlé. Justifié à mes yeux par ces témoignages derepentir, mon père ne me paraissait plus qu'un hommenaturellement bon et sensible, mais jeté quelquefois hors delui-même par une résistance opiniâtre et systématique à tousses goûts et à toutes ses prédilections. Je croyais ma mèreatteinte d'une affection nerveuse, d'une sorte de maladienoire. Mon père me le donnait à entendre, bien qu'observanttoujours sur ce sujet une réserve que je jugeais troplégitime.
Les sentiments de ma mère à l'égard de mon père me semblaientd'une nature indéfinissable. Les regards qu'elle attachait surlui paraissaient s'enflammer quelquefois d'une étrangeexpression de sévérité; mais ce n'était qu'un éclair, etl'instant d'après ses beaux yeux humides et son visageinaltéré ne lui témoignaient plus qu'un dévouement attendri etune soumission passionnée.
Ma mère avait été mariée à quinze ans, et je touchais mavingt-deuxième année, quand ma soeur, ma pauvre Hélène, vintau monde. Peu de temps après sa naissance, mon père, sortantun matin, le front soucieux, de la chambre où ma mèrelanguissait, me fit signe de le suivre dans le jardin. Aprèsdeux ou trois tours faits en silence:
— Votre mère, Maxime, me dit-il, devient de plus en plusbizarre!
— Elle est si souffrante, mon père!
— Oui, sans doute; mais elle a une fantaisie bien singulière: elle désire que vous fassiez votre droit.
— Mon droit! Comment ma mère veut-elle qu'à mon âge, avec manaissance et dans ma situation, j'aille me traîner sur lesbancs d'une école? Ce serait ridicule!
— C'est mon opinion, dit sèchement mon père; mais votre mèreest malade, et tout est dit.
J'étais alors un fat, très enflé de mon nom, de ma jeuneimportance et de mes petits succès de salon; mais j'avais lecoeur sain, j'adorais ma mère, avec laquelle j'avais vécupendant vingt ans dans la plus étroite intimité qui puisseunir deux âmes en ce monde: je courus l'assurer de monobéissance; elle me remercia en inclinant le tête avec untriste sourire, et me fit embrasser ma soeur endormie sur sesgenoux.
Nous demeurions à une demi-lieue de Grenoble; je pus doncsuivre un cours de droit sans quitter le logis paternel. Mamère se faisait rendre compte jour par jour du progrès de mesétudes avec un intérêt si persévérant, si passionné, que j'envins à me demander s'il n'y avait pas au fond de cettepréoccupation extraordinaire quelque chose de plus qu'unefantaisie maladive: si, par hasard, la répugnance et ledédain de mon père pour le côté positif et ennuyeux de la vien'avaient pas introduit dans notre fortune quelque secretdésordre que la connaissance du droit et l'habitude desaffaires devraient, suivant les espérances de ma mère,permettre à son fils de réparer. Je ne pus cependant m'arrêterà cette pensée: je me souvenais, à la vérité, d'avoir entendumon père se plaindre amèrement des désastres que notre fortuneavait subis à l'époque révolutionnaire, mais dès longtemps cesplaintes avaient cessé, et en tout temps d'ailleurs je n'avaispu m'empêcher de les trouver assez injustes, notre situationde fortune me paraissant des plus satisfaisantes. Noushabitions en effet auprès de Grenoble le château héréditairede notre famille, qui était cité dans le pays pour son grandair seigneurial. Il nous arrivait souvent, à mon père et àmoi, de chasser tout un jour sans sortir de nos terres ou denos bois. Nos écuries étaient monumentales, et toujourspeuplées de chevaux de prix qui étaient la passion etl'orgueil de mon père. Nous avions de plus à Paris, sur leboulevard des Capucines, un bel hôtel où un pied-à-terreconfortable nous était réservé. Enfin, dans la tenuehabituelle de notre maison, rien ne pouvait trahir l'ombre dela gêne ou de l'expédient. Notre table même était toujoursservie avec une délicatesse particulière et raffinée àlaquelle mon père attachait du prix.
La santé de ma mère cependant déclinait sur une pente à peinesensible, mais continue. Il arriva un temps où ce caractèreangélique s'altéra. Cette bouche, qui n'avait jamais eu que dedouces paroles, en ma présence du moins, devint amère etagressive; chacun de mes pas hors du château fut l'objet d'uncommentaire ironique. Mon père, qui n'était pas plus épargnéque moi, supportait ces attaques avec une patience qui de sapart me paraissait méritoire; mais il prit l'habitude de vivreplus que jamais hors de chez lui, éprouvant, me disait-il, lebesoin de se distraire, de s'étourdir sans cesse. Ilm'engageait toujours à l'accompagner; et trouvait dans monamour du plaisir, dans l'ardeur impatiente de mon âge, et,pour dire tout, dans la lâcheté de mon coeur, une trop facileobéissance.
Un jour du mois de septembre 185., des courses dans lesquellesmon père avait engagé plusieurs chevaux devaient avoir lieusur un emplacement situé à quelque distance du château. Nousétions partis de grand matin, mon père et moi, et nous avionsdéjeuné sur le théâtre de la course. Vers le milieu de lajournée, comme je galopais sur la lisière de l'hippodrome poursuivre de plus près les péripéties de la lutte, je fus rejointtout à coup par un de nos domestiques, qui me cherchait, medit-il, depuis plus d'une demi-heure: il ajouta que mon pèreétait déjà retourné au château, où ma mère l'avait faitappeler, et où il me priait de le suivre sans retard.
— Mais qu'y a-t-il, au nom du ciel?
— Je crois que madame est plus mal, me répondit cet homme.
Et je partis comme un fou.
En arrivant, je vis ma soeur qui jouait sur la pelouse, aumilieu de la grande coeur silencieuse et déserte. Elleaccourut au-devant de moi, comme je descendais de cheval, etme dit en m'embrassant, avec un air de mystère affairé etpresque joyeux:
— Le curé est venu!
Je n'apercevais portant dans la maison aucune animationextraordinaire, aucun signe de désordre ou d'alarme. Je gravisl'escalier à la hâte, et je traversai le boudoir quicommuniquait à la chambre de ma mère, quand la porte s'ouvritdoucement: mon père parut. Je m'arrêtai devant lui; il étaittrès pâle, et ses lèvres tremblaient.
— Maxime, me dit-il dans me regarder, votre mère vousdemande.
Je voulais l'interroger, il me fit signe de la main ets'approcha rapidement d'une fenêtre, comme pour regarder audehors. J'entrai. — Ma mère était à demi couchée dans sonfauteuil, hors duquel un de ses bras pendait comme inerte. Surson visage, d'une blancheur de cire, je retrouvai soudainl'exquise douceur et la grâce délicate que la souffrance enavait naguère exilées: déjà l'ange de l'éternel reposétendait visiblement son aile sur ce front apaisé. Je tombai àgenoux: elle entr'ouvrit les yeux, releva péniblement sa têtefléchissante, et m'enveloppa d'un long regard. Puis, d'unevoix qui n'était plus qu'un souffle interrompu, elle me ditlentement ces paroles:
— Pauvre enfant!… Je suis usée, vois-tu… Ne pleurepas!… Tu m'as un peu abandonnée tout ce temps-ci; maisj'étais si maussade!… Nous nous reverrons, Maxime, nous nousexpliquerons, mon fils… Je n'en puis plus!… Rappelle à tonpère ce qu'il m'a promis. Toi, dans ce combat de la vie, soisfort, et pardonne aux faibles!
Elle parut épuisée, s'interrompit un moment, puis, levant undoigt avec effort et me regardant fixement:
— Ta soeur! dit-elle.
Ses paupières bleuâtres se refermèrent, puis elle les rouvrittout à coup en étendant les bras d'un geste raide et sinistre.Je poussai un cri, mon père accourut et pressa longtemps sursa poitrine, avec des sanglots déchirants, ce pauvre corpsd'une martyre.
Quelques semaines plus tard, sur le désir formel de mon père,qui, me dit-il, ne faisait qu'obéir aux derniers voeux decelle que nous pleurions, je quittais la France et jecommençais à travers le monde cette vie nomade que j'ai menéepresque jusqu'à ce jour. Durant une absence d'une année, moncoeur, de plus en plus aimant, à mesure que la mauvaise fouguede l'âge s'amortissait, mon coeur me pressa plus d'une fois devenir me retremper à la source de ma vie, entre la tombe de mamère et le berceau de ma jeune soeur; mais mon père avait fixélui-même la durée précise de mon voyage, et il ne m'avaitpoint élevé à traiter légèrement ses volontés. Sacorrespondance, affectueuse, mais brève, n'annonçait aucuneimpatience à l'égard de mon retour; je n'en fus que pluseffrayé lorsque, débarquant à Marseille il y a deux mois, jetrouvai plusieurs lettres de mon père qui toutes merappelaient avec une hâte fébrile.
Ce fut par une sombre soirée de février que je revis lesmurailles massives de notre antique demeure se détachant surune légère couche de neige qui couvrait la campagne. Une biseaigre et glacée soufflait par intervalles; des flocons degivre tombaient comme des feuilles mortes des arbres del'avenue, et se posaient sur le sol humide avec un bruitfaible et triste. En entrant dans la cour, je vis une ombre,qui me parut être celle de mon père, se dessiner sur une desfenêtres du grand salon, qui était au rez-de-chaussée, et qui,dans les derniers temps de la vie de ma mère, ne s'ouvraitjamais. Je me précipitai; en m'apercevant, mon père poussa unesourde exclamation; puis il m'ouvrit ses bras, et je sentisson coeur palpiter violemment contre le mien.
— Tu es gelé, mon pauvre enfant, me dit-il, me tutoyantcontre sa coutume. Chauffe-toi, chauffe-toi. Cette pièce estfroide, mais je m'y tiens maintenant de préférence, parcequ'au moins on y respire.
— Votre santé, mon père?
— Passable, tu vois. — Et, me laissant près de la cheminée,il reprit à travers cet immense salon, que deux ou troisbougies éclairaient à peine, la promenade que je semblaisavoir interrompue. Cet étrange accueil m'avait consterné. Jeregardais mon père avec stupeur. — As-tu vu mes cheveux? medit-il tout à coup sans s'arrêter.
— Mon père!…
— Ah! tiens, c'est juste! tu arrives. — Après un silence: — Maxime, reprit-il, j'ai à vous parler.
— Je vous écoute, mon père.
Il sembla ne pas m'entendre, se promena quelque temps, etrépéta plusieurs fois par intervalles:
— J'ai à vous parler, mon fils.
Enfin il poussa un soupir profond, passa une main sur sonfront, et, s'asseyant brusquement, il me montra un siège enface de lui. Alors, comme s'il eût désiré de parler sans entrouver le courage, ses yeux s'arrêtèrent sur les miens, etj'y lus une expression d'angoisse, d'humilité et desupplication, qui, de la part d'un homme aussi fier quel'était mon père, me toucha profondément. Quels que pussentêtre les torts qu'il avait tant de peine à confesser, jesentais au fond de l'âme qu'ils lui étaient bien largementpardonnés, quand soudain ce regard, qui ne me quittait pas,prit une fixité étonnée, vague et terrible: la main de monpère se crispa sur mon bras; il se souleva de son fauteuil,et, retombant aussitôt, il s'affaissa lourdement sur leparquet. — Il n'était plus.
Notre coeur ne raisonne point, ne calcule point. C'est sagloire. Depuis un moment, j'avais tout deviné: une seuleminute avait suffi pour me révéler tout à coup sans un motd'explication, par un jet de lumière irrésistible, cettefatale vérité que mille faits se répétant chaque jour sous mesyeux pendant vingt années n'avaient pu me faire soupçonner.J'avais compris que la ruine était là, dans cette maison, surma tête. Eh bien, je ne sais si mon père me laissant comblé deses bienfaits m'eût coûté plus de larmes et des larmes plusamères. A mes regrets, à ma profonde douleur se joignait unepitié qui, remontant du fils au père, avait quelque chosed'étrangement poignant. Je revoyais toujours ce regardsuppliant, humilié, éperdu; je me désespérais de n'avoir pudire une parole de consolation à ce malheureux coeur avantqu'il se brisât, et je criais follement à celui qui nem'entendait plus: "Je vous pardonne! je vous pardonne!" Dieu!quels instants!
Autant que j'ai pu conjecturer, ma mère en mourant avait faitpromettre à mon père de vendre la plus grande partie de sesbiens, de payer entièrement la dette énorme qu'il avaitcontractée en dépensant tous les ans un tiers de plus que sonrevenu, et de se réduire ensuite strictement à vivre de ce quilui resterait. Mon père avait essayé de tenir cet engagement:il avait vendu ses bois et une portion de ses terres; mais, sevoyant maître alors d'un capital considérable, il n'en avaitconsacré qu'une faible part à l'amortissement de sa dette, etavait entrepris de rétablir sa fortune en confiant le resteaux détestables hasards de la Bourse. Ce fut ainsi qu'ilacheva de se perdre.
Je n'ai pu encore sonder jusqu'au fond l'abîme où nous sommesengloutis. Une semaine après la mort de mon père, je tombaigravement malade, et c'est à peine si, après deux mois desouffrance, j'ai pu quitter notre château patrimonial le jouroù un étranger en prenait possession. Heureusement un vieilami de ma mère qui habite Paris, et qui était chargé autrefoisdes affaires de notre famille en qualité de notaire, est venuà mon aide dans ces tristes circonstances: il m'a offertd'entreprendre lui-même un travail de liquidation quiprésentait à mon inexpérience des difficultés inextricables.Je lui ai abandonné absolument le soin de régler les affairesde la succession, et je présume que sa tâche est aujourd'huiterminée. A peine arrivé hier matin, j'ai couru chez lui: ilétait à la campagne, d'où il ne doit revenir que demain. Cesdeux journées ont été cruelles: l'incertitude est vraiment lepire de tous les maux, parce qu'il est le seul qui suspendenécessairement les ressorts de l'âme et qui ajourne lecourage. Il m'eût bien surpris, il y a dix ans, celui quim'eût prophétisé que ce vieux notaire, dont le langageformaliste et la raide politesse nous divertissaient si fort,mon père et moi, serait un jour l'oracle de qui j'attendraisl'arrêt suprême de ma destinée! Je fais mon possible pour metenir en garde contre des espérances exagérées: j'ai calculéapproximativement que, toutes nos dettes payées, il nousresterait un capital de cent vingt à cent cinquante millefrancs. Il est difficile qu'une fortune qui s'élevait à cinqmillions ne nous laisse pas au moins cette épave. Monintention est de prendre pour ma part une dizaine de millefrancs, et d'aller chercher fortune dans les nouveaux Etats del'Union; j'abandonnerai le reste à ma soeur.
Voilà assez d'écriture pour ce soir. Triste occupation que deretracer de tels souvenirs! Je sens néanmoins qu'elle m'arendu un peu de calme. Le travail certainement est une loisacrée, puisqu'il suffit d'une faire la plus légèreapplication pour éprouver je ne sais quel contentement etquelle sérénité. L'homme cependant n'aime point le travail:il n'en peut méconnaître les infaillibles bienfaits; il lesgoûte chaque jour, s'en applaudit, et chaque lendemain il seremet au travail avec la même répugnance. Il me semble qu'il ya là une contradiction singulière et mystérieuse, comme sinous sentions à la fois dans le travail le châtiment et lecaractère divin et paternel du juge.
Jeudi.
Ce matin, à mon réveil, on m'a remis une lettre du vieuxLaubépin. Il m'invitait à dîner, en s'excusant de la libertégrande; il ne me faisait d'ailleurs aucune communicationrelative à mes intérêts. J'ai mal auguré de cette réserve.
En attendant l'heure fixée, j'ai fait sortir ma soeur de soncouvent, et je l'ai promenée dans Paris. L'enfant ne se doutepas de notre ruine. Elle a eu, dans le cours de la journée,diverses fantaisies assez coûteuses. Elle s'est approvisionnéelargement de gants, de papier rose, de bonbons pour ses amies,d'essences fines, de savons extraordinaires, de petitspinceaux, toutes choses fort utiles sans soute, mais qui lesont moins qu'un dîner. Puisse-t-elle l'ignorer toujours!
A six heures, j'étais rue Cassette, chez M. Laubépin. Je nesais quel âge peut avoir notre vieil ami; mais, aussi loin queremontent mes souvenirs dans le passé, je l'y retrouve tel queje l'ai revu aujourd'hui, grand, sec, un peu voûté, cheveuxblancs en désordre, oeil perçant sous des touffes de sourcilsnoirs, une physionomie robuste et fine tout à la fois. J'airevu en même temps l'habit noir d'une coupe antique, lacravate blanche professionnelle, le diamant héréditaire aujabot, — bref, tous les signes extérieurs d'un esprit grave,méthodique et ami des traditions. Le vieillard m'attendaitdevant la porte ouverte de son petit salon: après uneprofonde inclination, il a saisi légèrement ma main entre deuxdoigts, et m'a conduit en face d'une vieille dame d'apparenceassez simple qui se tenait debout devant la cheminée: "M. lemarquis de Champcey d'Hauterive!" a dit alors M. Laubépin desa voix forte, grasse et emphatique; puis tout à coup, d'unton plus humble, en se retournant vers moi: "MadameLaubépin!"
Nous nous sommes assis, et il y a eu un moment de silenceembarrassé. Je m'étais attendu à un éclaircissement immédiatsur ma situation définitive: voyant qu'il était différé, j'aiprésumé qu'il ne pouvait être d'une nature agréable, et cetteprésomption m'était confirmée par les regards de compassiondiscrète dont madame Laubépin m'honorait furtivement. Quant àM. Laubépin, il m'observait avec une attention singulière, quine me paraissait pas exempte de malice. Je me suis rappeléalors que mon père avait toujours prétendu flairer dans lecoeur du cérémonieux tabellion et sous ses respects affectés,un vieux reste de levain bourgeois, roturier, et même jacobin.Il m'a semblé que ce levain fermentait un peu en ce moment, etque les secrètes antipathies du vieillard trouvaient quelquesatisfaction dans le spectacle d'un gentilhomme à la torture.J'ai pris aussitôt la parole en essayant de montrer, malgrél'accablement réel que j'éprouvais, une pleine libertéd'esprit:
— Comment, monsieur Laubépin, ai-je dit, vous avez quitté laplace des Petits-Pères, cette chère place des Petits-Pères?Vous avez pu vous décider à cela? Je ne l'aurais jamais cru.
— Mon Dieu! monsieur le marquis, a répondu M. Laubépin, c'esteffectivement une infidélité qui n'est point de mon âge; mais,en cédant l'étude, j'ai dû céder le logis, attendu qu'unpanonceau ne se déplace pas comme une enseigne.
— Cependant vous vous occupez encore d'affaires?
— A titre amical et officieux, oui, monsieur le marquis.Quelques familles honorables, considérables, dont j'ai eu lebonheur d'obtenir la confiance pendant une pratique dequarante-cinq années, veulent bien encore quelquefois, dansdes circonstances particulièrement délicates, réclamer lesavis de mon expérience, et je crois pouvoir ajouter qu'ellesse repentent rarement de les avoir suivis.
Comme M. Laubépin achevait de se rendre à lui-même cetémoignage, une vieille domestique est venue annoncer que ledîner était servi. J'ai eu alors l'avantage de conduire madameLaubépin dans la salle voisine. Pendant tout le repas, laconversation s'est traînée dans la plus insignifiantebanalité, M. Laubépin ne cessant d'attacher sur moi son regardperçant et équivoque, tandis que madame Laubépin prenait, enm'offrant de chaque plat, ce ton douloureux et pitoyable qu'onaffecte auprès du lit d'une malade. Enfin on s'est levé, et levieux notaire m'a introduit dans son cabinet, où l'on nous aaussitôt servi le café. Me faisant asseoir alors, ets'adossant à la cheminée:
— Monsieur le marquis, a dit M. Laubépin, vous m'avez faitl'honneur de me confier le soin de liquider la succession defeu M. le marquis de Champcey d'Hauterive, votre père. Jem'apprêtais hier même à vous écrire, quand j'ai su votrearrivée à Paris, laquelle me permet de vous rendre compte devive voix du résultat de mon zèle et de mes opérations.
— Je pressens, monsieur, que ce résultat n'est pas heureux.
— Non, monsieur le marquis, et je ne vous cacherai pas quevous devez vous armer de courage pour l'apprendre; mais il estdans mes habitudes de procéder avec méthode. Ce fut, monsieur,en l'année 1820, que mademoiselle Louise-Hélène DugaldDelatouche d'Erouville fut recherchée en mariage parCharles-Christian Odiot, marquis de Champcey d'Hauterive. Investi parune sorte de tradition séculaire de la direction des intérêtsde la famille Dugald Delatouche, et admis en outre dèslongtemps près de la jeune héritière de cette maison sur lepied d'une familiarité respectueuse, je dus employer tous lesarguments de la raison pour combattre le penchant de son coeuret la détourner de cette funeste alliance. Je dis funestealliance, non pas que la fortune de M. de Champcey, malgréquelques hypothèques dont elle était grevée dès cette époque,ne fût égale à celle de mademoiselle Delatouche; mais jeconnaissais le caractère et le tempérament, héréditaires enquelque sorte, de M. de Champcey. Sous les dehors séduisantset chevaleresques qui le distinguaient comme tous ceux de samaison, j'apercevais clairement l'irréflexion obstinée,l'incurable légèreté, la fureur du plaisir, et finalementl'implacable égoïsme…
— Monsieur, ai-je interrompu brusquement, la mémoire de monpère m'est sacrée, et j'entends qu'elle le soit à tous ceuxqui parlent de mon père devant moi.
— Monsieur, a repris le vieillard avec une émotion soudaineet violente, je respecte ce sentiment; mais, en parlant devotre père, j'ai grand'peine à oublier que je parle de l'hommequi a tué votre mère, une enfant héroïque, une sainte, unange!
Je m'étais levé fort agité. M. Laubépin, qui avait faitquelques pas à travers la chambre, m'a saisi le bras.
— Pardon, jeune homme, m'a-t-il dit; mais j'aimais votremère. Je l'ai pleurée. Veuillez me pardonner… Puis, sereplaçant devant la cheminée: — Je reprends, a-t-il ajoutédu ton solennel qui lui est ordinaire; j'eus l'honneur et lechagrin de rédiger le contrat de mariage de madame votre mère.Malgré mon insistance, le régime dotal avait été écarté, et cene fut pas sans de grands efforts que je parvins à introduiredans l'acte une clause protectrice qui déclarait inaliénable,sans la volonté légalement constatée de madame votre mère, untiers environ de ses apports immobiliers. Vaine précaution,monsieur le marquis, et je pourrais dire précaution cruelled'une amitié mal inspirée, car cette clause fatale ne fit quepréparer à celle dont elle devait sauvegarder le repos sesplus insupportables tourments; — j'entends ces luttes, cesquerelles, ces violences dont l'écho dut frapper vos oreillesplus d'une fois, et dans lesquelles on arrachait lambeaux parlambeaux à votre malheureuse mère le dernier héritage, le painde ses enfants!
— Monsieur, je vous en prie!
— Je m'incline, monsieur le marquis… Je ne parlerai que duprésent. A peine honoré de votre confiance, mon premierdevoir, monsieur, était de vous engager à n'accepter que sousbénéfice d'inventaire la succession embarrassée qui vous étaitéchue.
— Cette mesure, monsieur, m'a paru outrageante pour lamémoire de mon père et j'ai dû m'y refuser.
M. Laubépin, après m'avoir lancé un de ces regardsinquisiteurs qui lui sont familiers, a repris:
— Vous n'ignorez pas apparemment, monsieur, que, fauted'avoir usé de cette faculté légale, vous demeurez passibledes charges de la succession, lors même que ces charges enexcéderaient la valeur. Or j'ai actuellement le devoir péniblede vous apprendre, monsieur le marquis, que ce cas estprécisément celui qui se présente dans l'espèce. Comme vous leverrez dans ce dossier, il est parfaitement constant qu'aprèsla vente de votre hôtel à des conditions inespérées, vous etmademoiselle votre soeur resterez encore redevables envers lescréanciers de monsieur votre père d'une somme de quarante-cinqmille francs.
Je suis demeuré véritablement atterré à cette nouvelle, quidépassait mes plus fâcheuses appréhensions. Pendant uneminute, j'ai prêté une attention hébétée au bruit monotone dela pendule, sur laquelle je fixais un oeil sans regard.
— Maintenant, a repris M. Laubépin après un silence, lemoment est venu de vous dire, monsieur le marquis, que madamevotre mère, en prévision des éventualités qui se réalisentmalheureusement aujourd'hui, m'a remis en dépôt quelquesbijoux dont la valeur est estimée à cinquante mille francsenviron. Pour empêcher que cette faible somme, votre uniqueressources désormais, ne passe aux mains des créanciers de lasuccession, nous pouvons user, je crois, du subterfuge légalque vais avoir l'honneur de vous soumettre.
— Mais cela est tout à fait inutile, monsieur. Je suis tropheureux de pouvoir, à l'aide de cet appoint inattendu, solderintégralement les dettes de mon père, et je vous prierai de leconsacrer à cet emploi.
M. Laubépin s'est légèrement incliné.
— Soit, a-t-il dit; mais il m'est impossible de ne pas vousfaire observer, monsieur le marquis, qu'une fois ceprélèvement opéré sur le dépôt qui est entre mes mains, il nevous restera pour toute fortune, à mademoiselle Hélène et àvous, qu'une somme de quatre à cinq mille livres, laquelle, autaux actuel de l'argent, vous donnera un revenu de deux centvingt-cinq francs. Ceci posé, monsieur le marquis, qu'il mesoit permis de vous demander, à titre confidentiel, amical etrespectueux, si vous avez avisé à quelques moyens d'assurervotre existence et celle de votre soeur et pupille et quelssont vos projets?
— Je n'en ai plus aucun, monsieur, je vous l'avoue. Tous ceuxque j'avais pu former sont inconciliables avec le dénuementabsolu où je me trouve réduit. Si j'étais seul au monde, je meferais soldat; mais j'ai ma soeur, et je ne puis souffrir lepensée de voir la pauvre enfant réduite au travail et auxprivations. Elle est heureuse dans son couvent; elle est assezjeune pour y demeurer quelques années encore. J'accepterais dumeilleur de mon coeur toute occupation qui me permettrait, enme réduisant moi-même à l'existence la plus étroite, de gagnerchaque année le prix de la pension de ma soeur, et de luiamasser une dot pour l'avenir.
M. Laubépin m'a regardé fixement.
— Pour atteindre cet honorable objectif, a-t-il repris, vousne devez pas penser, monsieur le marquis, à entrer, à votreâge, dans la lente filière des administrations publiques etdes fonctions officielles. Il vous faudrait un emploi qui vousassurât dès le début cinq ou six mille francs de revenuannuel. Je dois vous dire que, dans l'état de notreorganisation sociale, il ne suffit nullement d'avancer la mainpour trouver ce desideratum. Heureusement, j'ai à vouscommuniquer quelques propositions vous concernant, qui sont denature à modifier dès à présent, et sans grand effort, votresituation.
Les yeux de M. Laubépin se sont attachés sur moi avec uneattention plus pénétrante que jamais, et il a continué:
— En premier lieu, monsieur le marquis, je serai près de vousl'organe d'un spéculateur habile, riche et influent; cepersonnage a conçu l'idée d'une entreprise considérable dontla nature vous sera expliquée ci-après, et qui ne peut réussirque par le concours particulier de la classe aristocratique dece pays. Il pense qu'un nom ancien et illustre comme le vôtre,monsieur le marquis, figurant parmi ceux des membresfondateurs de l'entreprise, aurait pour effet de lui gagnerdes sympathies dans les rangs du public spécial auquel leprospectus doit être adressé. En vue de cet avantage, il vousoffre d'abord ce qu'on nomme communément une prime, c'est-à-direune dizaine d'actions à titre gratuit, dont la valeur,estimée dès ce moment à dix mille francs, seraitvraisemblablement triplée par le succès de l'opération. Enoutre…
— Tenez-vous-en là, monsieur; de telles ignominies ne valentpas la peine que vous preniez des les formuler.
J'ai vu briller soudain l'oeil du vieillard sous ses épaissourcils, comme si une étincelle s'en fût détachée. Un faiblesourire a détendu les plis rigides de son visage.
— Si la proposition ne vous plaît pas, monsieur le marquis,a-t-il dit en grasseyant, elle ne me plaît pas plus qu'à vous.Toutefois j'ai cru devoir vous la soumettre. En voici uneautre qui vous sourira peut-être davantage, et qui de fait estplus avenante. Je compte, monsieur, au nombre de mes plusanciens clients un commerçant honorable qui s'est retiré desaffaires depuis peu de temps, et qui jouit désormaispaisiblement, auprès d'une fille unique et conséquemmentadorée, d'uneaurea mediocritas que j'évalue à vingt-cinqmille livres de revenu. Le hasard voulut, il y a trois jours,que la fille de mon client fût informée de votre situation:j'ai cru devoir, j'ai même pu m'assurer, pour tout dire, quel'enfant, laquelle d'ailleurs est agréable à voir et pourvuede qualités estimables, n'hésiterait pas un instant à accepterde votre main le titre de marquise de Champcey. Le pèreconsent et je n'attends qu'un mot de vous, monsieur lemarquis, pour vous dire le nom et la demeure de cettefamille… intéressante.
— Monsieur, ceci me détermine tout à fait: je quitterai dèsdemain un titre qui dans ma situation est dérisoire, et qui enoutre semble devoir m'exposer aux plus misérables entreprisesde l'intrigue. Le nom originaire de ma famille est Odiot:c'est le seul que je compte porter désormais. Maintenant,monsieur, en reconnaissant toute la vivacité de l'intérêt quia pu vous engager à vous faire l'interprète de ces singulièrespropositions, je vous prierai de m'épargner toutes celles quipourraient avoir un caractère analogue.
— En ce cas, monsieur le marquis, a répondu M. Laubépin, jen'ai absolument plus rien à vous dire. En même temps, prisd'un accès subit de jovialité, il a frotté ses mains l'unecontre l'autre avec un bruit de parchemins froissés. Puis il aajouté en riant: Vous serez un homme difficile à caser,monsieur Maxime. Ah! ah! très difficile à caser. Il estextraordinaire, monsieur, que je n'aie pas remarqué plus tôtla saisissante similitude que la nature s'est plus à établirentre votre physionomie et celle de madame votre mère. Lesyeux et le sourire en particulier… mais ne nous égarons pas,et puisqu'il vous convient de ne devoir qu'à un honorabletravail vos moyens d'existence, souffrez que je vous demandequels peuvent être vos talents et vos aptitudes?
— Mon éducation, monsieur, a été naturellement celle d'unhomme destiné à la richesse et à l'oisiveté. Cependant j'aiétudié le droit. J'ai même le titre d'avocat.
— D'avocat? ah diable! vous êtes avocat? Mais le titre nesuffit pas: dans la carrière du barreau, plus que dans aucuneautre, il faut payer de sa personne… et là… voyons… voussentez-vous éloquent, monsieur le marquis?
— Si peu, monsieur, que je me crois tout à fait incapabled'improviser deux phrases en public.
— Hum! ce n'est pas là précisément ce qu'on peut appeler unevocation d'orateur. Il faudra donc vous tourner d'un autrecôté; mais la matière exige de plus amples réflexions. Je voisd'ailleurs que vous êtes fatigué, monsieur le marquis. Voicivotre dossier que je vous prie d'examiner à loisir. J'ail'honneur de vous saluer, monsieur. Permettez-moi de vouséclairer. Pardon… dois-je attendre de nouveaux ordres avantde consacrer au payement de vos créanciers le prix des bijouxet joyaux qui sont entre mes mains?
— Non, certainement. J'entends de plus que vous préleviez surcette réserve la juste rémunération de vos bons offices.
Nous étions arrivés sur le palier de l'escalier: M. Laubépin,dont la taille se courbe un peu lorsqu'il est en marche, s'estredressé brusquement.
— En ce qui concerne vos créanciers, monsieur le marquis,m'a-t-il dit, je vous obéirai avec respect. Pour ce qui meregarde, j'ai été l'ami de votre mère, et je prie humblement,mais instamment, le fils de votre mère de me traiter en ami.
J'ai tendu au vieillard une main qu'il a serrée avec force, etnous nous sommes séparés.
Rentré dans la petite chambre que j'occupe sous les toits decet hôtel, qui déjà ne m'appartient plus, j'ai voulu meprouver à moi-même que la certitude de ma complète détresse neme plongeait pas dans un abattement indigne d'un homme. Je mesuis mis à écrire le récit de cette journée décisive de mavie, en m'appliquant à conserver la phraséologie exacte duvieux notaire, et ce langage mêlé de raideur et de courtoisie,de défiance et de sensibilité, qui, pendant que j'avais l'âmenavrée, a fait plus d'une fois sourire mon esprit.
Voilà donc la pauvreté, non plus cette pauvreté cachée, fière,poétique, que mon imagination menait bravement à travers lesgrands bois, les déserts et les savanes, mais la positivemisère, le besoin, la dépendance, l'humiliation, quelque chosede pis encore, la pauvreté amère du riche déchu, la pauvretéen habit noir, qui cache ses mains nues aux anciens amis quipassent! — Allons, frère, courage!…
Lundi, 27 avril.
J'ai attendu en vain depuis cinq jours des nouvelles de M.Laubépin. J'avoue que je comptais sérieusement sur l'intérêtqu'il avait paru me témoigner. Son expérience, sesconnaissances pratiques, ses relations étendues lui donnaientles moyens de m'être utile. J'étais prêt à faire, sous sadirection, toutes les démarches nécessaires; mais, abandonné àmoi-même, je ne sais absolument de quel côté tourner mes pas.Je le croyais un de ces hommes qui promettent peu et quitiennent beaucoup. Je crains de m'être mépris. Ce matin, jem'étais déterminé à me rendre chez lui, sous prétexte de luiremettre les pièces qu'il m'avait confiées, et dont j'ai puvérifier la triste exactitude. On m'a dit que le bonhommeétait allé goûter les douceurs de la villégiature dans je nesais quel château au fond de la Bretagne. Il est encore absentpour deux ou trois jours. Ceci m'a véritablement consterné. Jen'éprouvais pas seulement le chagrin de rencontrerl'indifférence et l'abandon où j'avais pensé trouverl'empressement d'une amitié dévouée; j'avais de plusl'amertume de m'en retourner comme j'étais venu, avec unebourse vide. Je comptais en effet prier M. Laubépin dem'avancer quelque argent sur les trois ou quatre mille francsqui doivent nous revenir après le payement intégral de nosdettes, car j'ai eu beau vivre en anachorète depuis monarrivée à Paris, la somme insignifiante que j'avais puréserver pour mon voyage est complètement épuisée, et sicomplètement, qu'après avoir fait ce matin un véritabledéjeuner de pasteur,castaneae molles et pressi copia lactis,j'ai dû recourir, pour dîner ce soir, à une sorted'escroquerie dont je veux consigner ici le souvenirmélancolique.
Moins on a déjeuné, plus on désire dîner. C'est un axiome dontj'ai senti aujourd'hui toute la force bien avant que le soleileût achevé son cours. Parmi les promeneurs que la douceur duciel avait attirés cet après-midi aux Tuileries, et quiregardaient se jouer les premiers sourires du printemps sur laface de marbre des sylvains, on remarquait un homme jeuneencore, et d'une tenue irréprochable, qui paraissait étudieravec une sollicitude extraordinaire le réveil de la nature.Non content de dévorer de l'oeil la verdure nouvelle, iln'était point rare de voir ce personnage détacher furtivementde leurs tiges de jeunes pousses appétissantes, des feuilles àdemi déroulées, et les porter à ses lèvres avec une curiositéde botaniste. J'ai pu m'assurer que cette ressourcealimentaire, qui m'avait été indiquée par l'histoire desnaufrages, était d'une valeur fort médiocre. Toutefois j'aienrichi mon expérience de quelques notions intéressantes:ainsi je sais désormais que le feuillage du marronnier estexcessivement amer à la bouche, comme au coeur; le rosiern'est pas mauvais; le tilleul est onctueux et assez agréable;le lilas poivré — et malsain, je crois.
Tout en méditant sur ces découvertes, je me suis dirigé versle couvent d'Hélène. En mettant le pied dans le parloir, quej'ai trouvé plein comme une ruche, je me suis senti plusassourdi qu'à l'ordinaire par les confidences tumultueuses desjeunes abeilles. Hélène est arrivée, les cheveux en désordre,les joues enflammées, les yeux rouges et étincelants. Elletenait à la main un morceau de main de la longueur de sonbras. Comme elle m'embrassait d'un air préoccupé:
— Eh bien, fillette, qu'est-ce qu'il y a donc? Tu as pleuré.
— Non, non, Maxime, ce n'est rien.
— Qu'est-ce qu'il y a? Voyons…
Elle a baissé la voix:
— Ah! je suis bien malheureuse, va, mon pauvre Maxime!
— Vraiment? conte-moi donc cela en mangeant ton pain.
— Oh! je ne vais certainement pas manger mon pain; je suisbien trop malheureuse pour manger. Tu sais bien, Lucie, LucieCampbell, ma meilleure amie? eh bien, nous sommes brouilléesmortellement.
— Oh! mon Dieu!… Mais sois tranquille, ma mignonne, vousvous raccommoderez, va!
— Oh! Maxime, c'est impossible, vois-tu. Il y a eu des chosestrop graves. Ce n'était rien d'abord; mais on s'échauffe et onperd la tête, tu sais. Figure-toi que nous jouions au volant,et Lucie s'est trompée en comptant les points: j'en avais sixcent quatre-vingts, et elle six cent quinze seulement, et ellea prétendu en avoir six cent soixante-quinze. C'était un peutrop fort, tu m'avoueras. J'ai soutenu mon chiffre, bienentendu, elle le sien. "Eh bien! mademoiselle, lui ai-je dit,consultons ces demoiselles; je m'en rapporte à elles. — Non,mademoiselle, m'a-t-elle répondu, je suis sûre de mon chiffre,et vous êtes une mauvaise joueuse. — Eh bien, vous,mademoiselle, lui ai-je dit, vous êtes une menteuse! — C'estbien, mademoiselle, a-t-elle dit alors, moi, je vous méprisetrop pour vous répondre!" Ma soeur Sainte-Félix est arrivée àce moment-là, heureusement, car je crois que j'allais labattre… Ainsi voilà ce qui s'est passé. Tu vois s'il estpossible de nous raccommoder après cela. C'est impossible; ceserait une lâcheté. En attendant, je ne peux pas te dire ceque je souffre; je crois qu'il n'y a pas une personne sur laterre qui soit aussi malheureuse que moi.
— Certainement, mon enfant, il est difficile d'imaginer unmalheur plus accablant que le tien; mais, pour te dire mafaçon de penser, tu te l'es un peu attiré, car, dans cettequerelle, c'est de ta bouche qu'est sortie la parole la plusblessante. Voyons, est-elle dans le parloir, ta Lucie?
— Oui, la voilà, là-bas, dans le coin. Et elle m'a montréd'un signe de tête digne et discret une petite fille trèsblonde, qui avait également les joues enflammées et les yeuxrouges, et qui paraissait en train de faire à une vieille dametrès attentive le récit du drame que la soeur Sainte-Félixavait si heureusement interrompu. Tout en parlant avec un feudigne du sujet, mademoiselle Lucie lançait de temps à autre unregard furtif sur Hélène et sur moi.
— En ce cas, voici ce que tu vas faire: tu vas t'en allerdoucement te placer derrière la chaise de mademoiselle Lucie;tu vas lui prendre la tête comme ceci, en traître, tu vasl'embrasser sur les deux joues comme cela, de force, et puistu vas voir ce qu'elle va faire à son tour.
Hélène a paru hésiter quelques secondes; puis elle est partieà grands pas, est tombée comme la foudre sur mademoiselleCampbell, et lui a causé néanmoins la plus douce surprise:les deux jeunes infortunées, réunies enfin pour jamais, ontconfondu leurs larmes dans un groupe attendrissant, pendantque la vieille et respectable madame Campbell se mouchait avecun bruit de cornemuse.
Hélène est revenue me trouver toute radieuse.
— Eh bien, ma chérie, lui ai-je dit, j'espère que maintenanttu vas manger ton pain?
— Oh! vraiment, non, Maxime; j'ai été trop émue, vois-tu, etpuis il faut te dire qu'il est arrivé aujourd'hui une élève,une nouvelle, qui nous a donné un régal de meringues,d'éclairs et de chocolat à la crème, de sorte que je n'ai pasfaim du tout. Je suis même très embarrassée, parce que dansmon trouble j'ai oublié tout à l'heure de remettre mon pain aupanier, comme on doit le faire quand on n'a pas faim augoûter, et j'ai peur d'être punie; mais, en passant dans lacour, je vais tâcher de jeter mon pain dans le soupirail de lacave sans qu'on s'en aperçoive.
— Comment! petite soeur, ai-je repris en rougissantlégèrement, tu vas perdre ce gros morceau de pain-là?
— Ah! je sais que ce n'est pas bien, car il y a peut-être despauvres qui seraient bien heureux de l'avoir, n'est-ce pas,Maxime?
— Il y en a certainement, ma chère enfant.
— Mais comment veux-tu que je fasse? les pauvres n'entrentpas ici.
— Voyons, Hélène, confie-moi ce pain, et je le donnerai enton nom au premier pauvre que je rencontrerai, veux-tu?
— Je crois bien!
L'heure de la retraite a sonné: j'ai rompu le pain en deuxmorceaux que j'ai fait disparaître honteusement dans lespoches de mon paletot.
— Cher Maxime! a repris l'enfant, à bientôt, n'est-ce pas? Tume diras si tu as rencontré un pauvre, si tu lui as donné monpain, et s'il l'a trouvé bon.
Oui, Hélène, j'ai rencontré un pauvre, et je lui ai donné tonpain, qu'il a emporté comme une proie dans sa mansardesolitaire, et il l'a trouvé bon; mais c'était un pauvre sanscourage, car il a pleuré en dévorant l'aumône de tes petitesmains bien-aimées. Je te dirai tout cela, Hélène, car il estbon que tu saches qu'il y a sur la terre des souffrances plussérieuses que tes souffrances d'enfant: je te dirai tout,excepté le nom du pauvre.
Mardi, 28 avril.
Ce matin, à neuf heures, je sonnais à la porte de M. Laubépin,espérant vaguement que quelque hasard aurait hâté son retour;mais on ne l'attend que demain. La pensée m'est venue aussitôtde m'adresser à madame Laubépin, et de lui faire part de lagêne excessive où me réduit l'absence de son mari. Pendant quej'hésitais entre la pudeur et le besoin, la vieilledomestique, effrayée apparemment du regard affamé que jefixais sur elle, a tranché la question en refermantbrusquement la porte. J'ai pris alors mon parti, et j'airésolu de jeûner jusqu'à demain. Je me suis dit qu'après touton ne meurt pas pour un jour d'abstinence: si j'étaiscoupable en cette circonstance d'un excès de fierté, j'endevais souffrir seul, et par conséquent cela ne regardait quemoi.
Là-dessus je me suis dirigé vers la Sorbonne, où j'ai assistésuccessivement à plusieurs cours, en essayant de combler, àforce de jouissances spirituelles, le vide qui se faisaitsentir dans mon temporel; mais l'heure est venue où cetteressource m'a manqué, et aussi bien je commençais à la trouverinsuffisante. J'éprouvais surtout une forte irritationnerveuse que j'espérais calmer en marchant. La journée étaitfroide et brumeuse. Comme je passais sur le pont des Saints-Pères,je me suis arrêté un instant presque malgré moi; je mesuis accoudé sur le parapet, et j'ai regardé les eaux troublesdu fleuve se précipiter sous les arches. Je ne sais quellespensées maudites ont traversé en ce moment mon esprit fatiguéet affaibli: je me suis représenté soudain sous les plusinsupportables couleurs l'avenir de lutte continuelle, dedépendance et d'humiliation dans lequel j'entrais lugubrementpar la porte de la faim; j'ai senti un dégoût profond, absolu,et comme une impossibilité de vivre. En même temps, un flot decolère sauvage et brutale me montait au cerveau, j'ai eu commeun éblouissement, et, me penchant dans le vide, j'ai vu toutela surface du fleuve se pailleter d'étincelles…
Je ne dirai pas, suivant l'usage: Dieu ne l'a pas voulu. Jen'aime pas ces formules banales. J'ose dire: Je ne l'ai pasvoulu! Dieu nous a faits libres, et si j'en avais pu douterauparavant, cette minute suprême où l'âme et le corps, lecourage et la lâcheté, le bien et le mal, se livraient en moi,si clairement un mortel combat, cette minute eût emporté mesdoutes à jamais.
Redevenu maître de moi, je n'ai plus éprouvé vis-à-vis de cesondes redoutables que la tentation fort innocente et assezniaise d'y étancher la soif qui me dévorait. J'ai réfléchi ausurplus que je trouverais dans ma chambre une eau beaucoupplus limpide, et j'ai pris rapidement le chemin de l'hôtel, enme faisant une image délicieuse des plaisirs qui m'yattendaient. Dans mon triste enfantillage, je m'étonnais, jene revenais pas de n'avoir point songé plus tôt à cetexpédient vainqueur. Sur le boulevard, je me suis croisé toutà coup avec Gaston de Vaux, que je n'avais pas vu depuis deuxans. Il s'est arrêté après un mouvement d'hésitation, m'aserré cordialement la main, m'a dit deux mots de mes voyageset m'a quitté à la hâte. Puis, revenant sur ses pas:
— Mon ami, m'a-t-il dit, il faut que tu me permettes det'associer à une bonne fortune qui m'est arrivée ces jours-ci.J'ai mis la main sur un trésor: j'ai reçu une cargaison decigares qui me coûtent deux francs chacun, mais qui sont sansprix. En voici un, tu m'en diras des nouvelles. Au revoir, monbon!
J'ai monté péniblement mes six étages, et j'ai saisi, entremblant d'émotion, ma bienheureuse carafe, dont j'ai épuiséle contenu à petites gorgées; après quoi j'ai allumé le cigarede mon ami, en m'adressant dans ma glace un sourired'encouragement. Je suis ressorti aussitôt, convaincu que lemouvement physique et les distractions de la rue m'étaientsalutaires. En ouvrant ma porte, j'ai été surpris et mécontentd'apercevoir dans l'étroit corridor la femme du concierge del'hôtel, qui a paru décontenancée de ma brusque apparition.Cette femme a été autrefois au service de ma mère, qui l'avaitprise en affection, et qui lui donna en la mariant la placelucrative qu'elle occupe encore aujourd'hui. J'avais cruremarquer depuis quelques jours qu'elle m'épiait, et, lasurprenant cette fois presque en flagrant délit:
— Qu'est-ce que vous voulez? lui ai-je dit violemment.
Le jour tombait. J'ai pu me promener dans les lieux les plusfréquentés sans craindre de fâcheuses reconnaissances. J'aiété forcé de jeter mon cigare, qui me faisait mal. Mapromenade a duré deux ou trois heures, des heures cruelles. Ily a quelque chose de particulièrement poignant à se sentirattaqué, au milieu de tout l'éclat et de toute l'abondance dela vie civilisée, par le fléau de la vie sauvage, la faim.Cela tient de la folie; c'est un tigre qui vous saute à lagorge en plein boulevard.
Je faisais des réflexions nouvelles. Ce n'est donc pas un vainmot, la faim! Il y a donc vraiment une maladie de ce nom-là;il y a vraiment des créatures humaines qui souffrent àl'ordinaire, et presque chaque jour, ce que je souffre, moi,par hasard, une fois en ma vie. Et pour combien d'entre ellescette souffrance ne se complique-t-elle pas encore deraffinements qui me sont épargnés? Le seul être quim'intéresse au monde, je le sais du moins à l'abri des mauxque je subis: je vois son cher visage heureux, rose etsouriant. Mais ceux qui ne souffrent pas seuls, ceux quientendent le cri déchirant de leurs entrailles répété par deslèvres aimées et suppliantes, ceux qu'attendent dans leurfroid logis des femmes aux joues pâles et des petits enfantssans sourire!… Pauvres gens!… O sainte charité!
Ces pensées m'ôtaient le courage de me plaindre; elles m'ontdonné celui de soutenir l'épreuve jusqu'au bout. Je pouvais eneffet l'abréger. Il y a ici deux ou trois restaurants où jesuis connu, et il m'est arrivé souvent, quand j'étais riche,d'y entrer sans scrupule, quoique j'eusse oublié ma bourse. Jepouvais user de ce procédé. Il ne m'eût pas été plus difficilede trouver à emprunter cent sous dans Paris; mais cesexpédients, qui sentaient la misère et la tricherie, m'ontdécidément répugné. Pour les pauvres cette pente estglissante, et je n'y veux même pas poser le pied: j'aimeraisautant, je crois, perdre la probité même que de perdre ladélicatesse, qui est la distinction de cette vertu vulgaire.Or, j'ai trop souvent remarqué avec quelle facilité terriblece sentiment exquis de l'honnête se déflore et se dégrade dansles âmes les mieux douées, non seulement au souffle de lamisère, mais au simple contact de la gêne, pour ne pas veillersur moi avec sévérité, pour ne pas rejeter désormais commesuspectes les capitulations de conscience qui semblent lesplus innocentes. Il ne faut pas, quand les mauvais tempsviennent, habituer son âme à la souplesse; elle n'a que tropde penchant à plier.
La fatigue et le froid m'ont fait rentrer vers neuf heures. Laporte de l'hôtel s'est trouvée ouverte; je gagnais l'escalierd'un pas de fantôme, quand j'ai entendu dans la loge duconcierge le bruit d'une conversation animée dont jeparaissais faire les frais, car à ce moment même le tyran dulieu prononçait mon nom avec l'accent du mépris.
— Fais-moi le plaisir, disait-il, madame Vauberger, de melaisser tranquille avec ton Maxime. Est-ce moi qui l'ai ruiné,ton Maxime? Eh bien, qu'est-ce que tu me chantes alors? S'ilse tue, on l'enterrera, quoi!
— Je te dis, Vauberger, a repris la femme, que ça t'auraitfendu le coeur si tu l'avais vu avaler sa carafe… Et si jecroyais, vois-tu, que tu penses ce que tu dis, quand tu disnonchalamment, comme un acteur: "S'il se tue, onl'enterrera!…" Mais je ne le crois pas, parce qu'au fond tues un brave homme, quoique tu n'aimes pas à être dérangé detes habitudes… Songe donc, Vauberger, manquer de feu et depain! Un garçon qui a été nourri toute sa vie avec du blanc-mangeret élevé dans les fourrures comme un pauvre chat chéri!Ce n'est pas une honte et une indignité, ça, et ce n'est pasun drôle de gouvernement que ton gouvernement qui permet deschoses pareilles!
— Mais ça ne regarde pas du tout le gouvernement, a réponduavec assez de raison M. Vauberger… Et puis, tu te trompes,je te dis… il n'en est pas là… il ne manque pas de pain.C'est impossible!
— Eh bien, Vauberger, je vais te dire tout: je l'ai suivi,je l'ai espionné, là, et je l'ai fait espionner par Edouard;eh bien, je suis sûre qu'il n'a pas dîné hier, qu'il n'a pasdéjeuné ce matin, et comme j'ai fouillé dans toutes ses pocheset dans tous ses tiroirs, et qu'il n'y reste pas un rougeliard, bien certainement il n'aura pas dîné aujourd'hui, caril est trop fier pour aller mendier un dîner…
— Eh bien, tant pis pour lui! Quand on est pauvre, il ne fautpas être fier, a dit l'honorable concierge, qui m'a paru encette circonstance exprimer les sentiments d'un portier.
J'avais assez de ce dialogue; j'y ai mis fin brusquement enouvrant la porte de la loge, et en demandant une lumière à M.Vauberger, qui n'aurait pas été plus consterné, je crois, sije lui avais demandé sa tête. Malgré tout le désir que j'avaisde faire bonne contenance devant ces gens, il m'a étéimpossible de ne pas trébucher une ou deux fois dansl'escalier: la tête me tournait. En entrant dans ma chambre,ordinairement glaciale, j'ai eu la surprise d'y trouver unetempérature tiède, doucement entretenue par un feu clair etjoyeux. Je n'ai pas eu le rigorisme de l'éteindre! j'ai béniles braves coeurs qu'il y a dans le monde; je me suis étendudans un vieux fauteuil en velours d'Utrecht que des revers defortune ont fait passer, comme moi-même, du rez-de-chaussée àla mansarde, et j'ai essayé de sommeiller. J'étais depuis unedemi-heure environ plongé dans une sorte de torpeur dont larêverie uniforme me présentait le mirage de somptueux festinset de grasses kermesses, quand le bruit de la porte quis'ouvrait m'a réveillé en sursaut. J'ai cru rêver encore, envoyant entrer madame Vauberger ornée d'un vaste plateau surlequel fumaient deux ou trois plats odoriférants. Elle avaitdéjà posé son plateau sur le parquet et commencé à étendre unenappe sur la table avant que j'eusse pu secouer entièrement maléthargie. Enfin, je me suis levé brusquement.
— Qu'est-ce que c'est? ai-je dit. Qu'est-ce que vous faites?
Madame Vauberger a feint une vive surprise.
— Est-ce que monsieur n'a pas demandé à dîner?
— Pas du tout.
— Edouard m'a dit que monsieur…
— Edouard s'est trompé: c'est quelque locataire à côté;voyez.
— Mais il n'y a pas de locataire sur le palier de monsieur… Je ne comprends pas…
— Enfin ce n'est pas moi… Qu'est-ce que cela veut doncdire? Vous me fatiguez! Emportez cela!
La pauvre femme s'est mise alors à replier tristement sanappe, en me jetant les regards éplorés d'un chien qu'on abattu.
— Monsieur a probablement dîné, a-t-elle repris d'une voixtimide.
— Probablement.
— C'est dommage, car le dîner était tout prêt; il va êtreperdu, et le petit va être grondé par son père. Si monsieurn'avait pas eu dîné par hasard, monsieur m'aurait bienobligée…
J'ai frappé du pied avec violence.
— Allez-vous-en, vous dis-je!
Puis, comme elle sortait, je me suis approché d'elle:
— Ma bonne Louison, je vous comprends, je vous remercie; maisje suis un peu souffrant ce soir, je n'ai pas faim.
— Ah! monsieur Maxime, s'est-elle écriée en pleurant, si voussaviez comme vous me mortifiez! Eh bien, vous me payerez mondîner, là, si vous voulez; vous me mettrez de l'argent dans lamain quand il vous en viendra;… mais vous pouvez être biensûr que quand vous me donneriez cent mille francs, ça ne meferait pas autant de plaisir que de vous voir manger monpauvre dîner! C'est une fière aumône que vous me feriez,allez! Vous qui avez de l'esprit, monsieur Maxime, vous devezbien comprendre ça, pourtant.
— Eh bien, ma chère Louison… que voulez-vous? Je ne peuxpas vous donner cent mille francs… mais je m'en vais mangervotre dîner… Vous me laisserez seul, n'est-ce pas?
— Et bon appétit aussi, Louison. Donnez-moi votre main: cen'est pas pour y mettre de l'argent, soyez tranquille. Là…Au revoir, Louison.
L'excellente femme est sortie en sanglotant.
J'achevais d'écrire ces lignes après avoir fait honneur audîner de Louison, quand j'ai entendu dans l'escalier le bruitd'un pas lourd et grave; en même temps j'ai cru distinguer lavoix de mon humble providence s'exprimant sur le ton d'uneconfidence hâtive et agitée. Peu d'instants après, on afrappé, et, pendant que Louison s'effaçait dans l'ombre, j'aivu paraître dans le cadre de la porte la silhouette solennelledu vieux notaire. M. Laubépin a jeté un regard rapide sur leplateau où j'avais réuni les débris de mon repas; puis,s'avançant vers moi et ouvrant les bras en signe de confusionet de reproche à la fois:
— Monsieur le marquis, a-t-il dit, au nom du ciel! comment nem'avez-vous pas…?
Il s'est interrompu, s'est promené à grands pas à travers lachambre, et s'arrêtant tout à coup:
— Jeune homme, a-t-il repris, ce n'est pas bien; vous avezblessé un ami, vous avez fait rougir un vieillard!
Il était fort ému. Je le regardais, un peu ému moi-même et nesachant trop que répondre, quand il m'a brusquement attiré sursa poitrine, et, me serrant à m'étouffer, il a murmuré à monoreille:
— Mon pauvre enfant!…
Il y a eu ensuite un moment de silence entre nous. Nous noussommes assis.
— Maxime, a repris alors M. Laubépin, êtes-vous toujours dansles dispositions où je vous ai laissé? Aurez-vous le couraged'accepter le travail le plus humble, l'emploi le plusmodeste, pourvu seulement qu'il soit honorable, et qu'enassurant votre existence personnelle, il éloigne de votresoeur, dans le présent et dans l'avenir, les douleurs et lesdangers de la pauvreté?
— Très certainement, monsieur; c'est mon devoir, je suis prêtà le faire.
— En ce cas, mon ami, écoutez-moi. J'arrive de Bretagne. Ilexiste dans cette ancienne province une opulente famille dunom de Laroque, laquelle m'honore depuis de longues années deson entière confiance. Cette famille est représentéeaujourd'hui par un vieillard et par deux femmes, que leur âgeou leur caractère rend tous également inhabiles aux affaires.Les Laroque possèdent une fortune territoriale considérable,dont la gestion était confiée dans ces derniers temps à unintendant que je prenais la liberté de regarder comme unfripon. J'ai reçu le lendemain de notre entrevue, Maxime, lanouvelle de la mort de cet individu: je me suis en routeimmédiatement pour le château de Laroque, et j'ai demandé pourvous l'emploi vacant. J'ai fait valoir votre titre d'avocat,et plus particulièrement vos qualités morales. Pour leconformer à votre désir, je n'ai point parlé de votrenaissance: vous n'êtes et ne serez connu dans la maison quesous le nom de Maxime Odiot. Vous habiterez un pavillon séparéoù l'on vous servira vos repas, lorsqu'il ne vous sera pasagréable de figurer à la table de famille. Vos honoraires sontfixés à six mille francs par an. Cela vous convient-il?
— Cela me convient à merveille, et toutes les précautions,toutes les délicatesses de votre amitié me touchent vivement;mais, pour vous dire la vérité, je crains d'être un hommed'affaires un peu étrange, un peu neuf.
— Sur ce point, mon ami, rassurez-vous. Mes scrupules ontdevancé les vôtres, et je n'ai rien caché aux intéressés."Madame, ai-je dit à mon excellente amie madame Laroque, vousavez besoin d'un intendant, d'un gérant pour votre fortune:je vous en offre un. Il est loin d'avoir l'habileté de sonprédécesseur; il n'est nullement versé dans les mystères desbaux et fermages; il ne sait pas le premier mot des affairesque vous daignerez lui confier; il n'a point de pratique,point d'expérience, rien de ce qui s'apprend, mais il aquelque chose qui manquait à son prédécesseur, que soixanteans de pratique n'avaient pu lui donner, et que dix mille ansn'auraient pu lui donner davantage: il a, madame, la probité.Je l'ai vu au feu, et j'en réponds. Prenez-le: vous serez monobligée et la sienne." Madame Laroque, jeune homme, a beaucoupri de ma manière de recommander les gens, mais finalement ilparaît que c'était une bonne manière, puisqu'elle a réussi.
Le digne vieillard s'est offert alors à me donner quelquesnotions élémentaires et générales sur l'espèced'administration dont je vais être chargé; il y ajouta, ausujet des intérêts de la famille Laroque, des renseignementsqu'il a pris la peine de recueillir et de rédiger pour moi.
— Et quand devrai-je partir, mon cher monsieur?
— Mais, à vrai dire, mon garçon (il n'était plus question demonsieur le marquis), le plus tôt sera le mieux, car ces genslà-bas ne sont pas capables à eux tous de faire une quittance.Mon excellente amie, madame Laroque, en particulier, femmed'ailleurs recommandable à divers titres, est en affairesd'une incurie, d'une inaptitude, d'une enfance qui dépassel'imagination. C'est une créole.
— Ah! c'est une créole? ai-je répété avec je ne sais quellevivacité.
— Oui, jeune homme, une vieille créole, a repris sèchement M.Laubépin. Son mari était Breton: mais ces détails viendronten leur temps… A demain, Maxime, bon courage!… Ah!j'oubliais… Jeudi matin, avant mon départ, j'ai fait unechose qui ne vous sera pas désagréable. Vous aviez parmi voscréanciers quelques fripons dont les relations avec votre pèreavaient été visiblement entachées d'usure: armé des foudreslégales, j'ai réduit leurs créances de moitié, et j'ai obtenuquittance du tout. Il vous reste en définitive un capitald'une vingtaine de mille francs. En joignant à cette réserveles économies que vous pourrez faire chaque année sur voshonoraires, nous aurons dans dix ans une jolie dot pourHélène… Ah çà! venez demain déjeuner avec maître Laubépin,et nous achèverons de régler cela… Bonsoir, Maxime, bonnenuit, mon cher enfant.
— Que Dieu vous bénisse, monsieur!
Château de Laroque (d'Arz), 1er mai.
J'ai quitté Paris hier. Ma dernière entrevue avec M. Laubépina été pénible. J'ai voué à ce vieillard les sentiments d'unfils. Il a fallu ensuite dire adieu à Hélène. Pour lui fairecomprendre la nécessité où je me trouve d'accepter un emploi,il était indispensable de lui laisser entrevoir une partie dela vérité. J'ai parlé de quelques embarras de fortunepassagers. La pauvre enfant en a compris, je crois, plus queje n'en disais: ses grands yeux étonnés se sont remplis delarmes, et elle m'a sauté au cou.
Enfin je suis parti. Le chemin de fer m'a mené à Rennes, oùj'ai passé la nuit. Ce matin, je suis monté dans une diligencequi devait me déposer cinq ou six heures plus tard dans unepetite ville de Morbihan, située à peu de distance du châteaude Laroque. J'ai fait une dizaine de lieues au delà de Rennessans parvenir à me rendre compte de la réputation pittoresquedont jouit dans le monde la vieille Armorique. Un pays plat,vert et monotone, d'éternels pommiers dans d'éternellesprairies, des fossés et des talus boisés bornant la vue desdeux côtés de la route, tout au plus quelques petits coinsd'une grâce champêtre, des blouses et des chapeaux cirés pouranimer ces tableaux vulgaires, tout cela me donnait fortementà penser depuis la veille que la poétique Bretagne n'étaitqu'une soeur prétentieuse et même un peu maigre de laBasse-Normandie. Fatigué de déceptions et de pommiers, j'avais cessédepuis une heure d'accorder la moindre attention au paysage,et je sommeillais tristement, quand il m'a semblé tout à coupm'apercevoir que notre lourde voiture penchait en avant plusque raison: en même temps l'allure des chevaux seralentissait sensiblement, et un bruit de ferrailles,accompagné d'un frottement particulier, m'annonçait que ledernier des conducteurs venait d'appliquer le dernier dessabots à la roue de la dernière diligence. Une vieille dame,qui était assise près de moi, m'a saisi le bras avec cettevive sympathie que fait naître la communauté du danger. J'aimis la tête à la portière: nous descendions, entre deux talusélevés, une côte extrêmement raide, conception d'un ingénieurvéritablement trop ami de la ligne droite. Moitié glissant,moitié roulant, nous n'avons pas tardé à nous trouver dans unétroit vallon d'un aspect sinistre, au fond duquel un chétifruisseau coulait péniblement et sans bruit entre d'épaisroseaux; sur ses rives écroulées se tordaient quelques vieuxtroncs couverts de mousse. La route traversait ce ruisseau surun pont d'une seule arche, puis elle remontait la penteopposée en traçant un sillon blanc à travers une landeimmense, aride et absolument nue, dont le sommet coupait leciel vigoureusement en face de nous. Près du pont, et au borddu chemin s'élevait une masure solitaire dont l'air de profondabandon serrait le coeur. Un homme jeune et robuste étaitoccupé à fendre du bois devant la porte: un cordon noirretenait par derrière ses longs cheveux d'un blond pâle. Il alevé la tête, et j'ai été surpris du caractère étranger de sestraits, du regard calme de ses yeux bleus; il m'a salué dansune langue inconnue d'un accent bref, doux et sauvage. A lafenêtre de la chaumière se tenait une femme qui filait: sacoiffure et la coupe de ses vêtements reproduisaient avec uneexactitude théâtrale l'image de ces grêles châtelaines depierre qu'on voit couchées sur les tombeaux. Ces gensn'avaient point la mine de paysans: ils avaient au plus hautdegré cette apparence aisée, gracieuse et grave qu'on nommel'air distingué. Leur physionomie portait cette expressiontriste et rêveuse que j'ai souvent remarquée avec émotion chezles peuples dont la nationalité est perdue.
J'avais mis pied à terre pur monter la côte. La lande, querien ne séparait de la route, s'étendait tout autour de moi àperte de vue: partout de maigres ajoncs rampant sur une terrenoire; çà et là des ravines, des crevasses, des carrièresabandonnées, quelques rochers affleurant le sol; pas un arbre.Seulement, quand je suis arrivé sur le plateau, j'ai vu à madroite la ligne sombre de la lande découper dans l'extrêmelointain une bande d'horizon plus lointaine encore, légèrementdentelée, bleue comme la mer, inondée de soleil, et quisemblait ouvrir au milieu de ce site désolé la soudaineperspective de quelque région radieuse et féerique: c'étaitenfin la Bretagne!
J'ai dû fréter un voiturin dans la petite ville de *** pourfaire les deux lieues qui me séparaient encore du terme de monvoyage. Pendant le trajet, qui n'a pas été des plus rapides,je me souviens confusément d'avoir vu passer sous mes yeux desbois, des clairières, des lacs, des oasis de fraîche verdurecachées dans les vallons; mais, en approchant du château deLaroque, je me sentais assailli par mille pensées pénibles quilaissaient peu de place aux préoccupations du touriste. Encorequelques instants, et j'allais entrer dans une familleinconnue, sur le pied d'une sorte de domesticité déguisée,avec un titre qui m'assurait à peine les égards et le respectdes valets de la maison; ceci était nouveau pour moi. Aumoment même où M. Laubépin m'avait proposé cet emploid'intendant, tous mes instincts, toutes mes habitudess'étaient insurgés violemment contre le caractère dedépendance particulière attaché à de telles fonctions. J'avaiscru néanmoins qu'il m'était impossible de les refuser sansparaître infliger aux démarches empressées de mon vieil ami enma faveur une sorte de blâme décourageant. De plus, je nepouvais espérer d'obtenir avant plusieurs années dans desfonctions plus indépendantes les avantages qui m'étaient faitsici dès le début, et qui allaient me permettre de travaillersans retard à l'avenir de ma soeur. J'avais donc vaincu mesrépugnances, mais elles avaient été bien vives, et elles seréveillaient avec plus de force en face de l'imminenteréalité. J'ai eu besoin de relire dans le code que tout hommeporte en soi les chapitres du devoir et du sacrifice; en mêmetemps je me répétais qu'il n'est pas de situation si humble oùla dignité personnelle ne se puisse soutenir et qu'elle nepuisse relever. Puis je me traçais un plan de conduite vis-à-visdes membres de la famille Laroque, me promettant detémoigner pour leurs intérêts un zèle consciencieux, pourleurs personnes une juste déférence, également éloignée de laservilité et de la raideur. Mais je ne pouvais me dissimulerque cette dernière partie de ma tâche, la plus délicate sanscontredit, devait être simplifiée ou compliquée singulièrementpar la nature spéciale des caractères et des esprits aveclesquels j'allais me trouver en contact. Or M. Laubépin, touten reconnaissant ce que ma sollicitude sur l'article personnelavait de légitime, s'était montré obstinément avare derenseignements et de détails à ce sujet. Toutefois, à l'heuredu départ, il m'avait remis une note confidentielle, en merecommandant de la jeter au feu dès que j'en aurais fait monprofit. J'ai tiré cette note de mon portefeuille, et je mesuis mis à en étudier les termes sibyllins, que je reproduisici exactement.
Château de Laroque (d'Arz).
ETAT DES PERSONNES QUI HABITENT LEDIT CHATEAU
"1° M. Laroque (Louis-Auguste), octogénaire, chef actuel de lafamille, source principale de la fortune; ancien marin,célèbre sous le premier empire en qualité de corsaireautorisé; paraît s'être enrichi sur mer par des entrepriseslégales de diverse nature; a longtemps habité les colonies.Originaire de Bretagne, il est revenu s'y fixer, il y a unetrentaine d'années, en compagnie de feu Pierre-AntoineLaroque, son fils unique, époux de
"2° Madame Laroque (Joséphine-Clara), belle-fille du susnommé;créole d'origine, âgée de quarante ans; caractère indolent,esprit romanesque, quelques manies: belle âme;
"3° Mademoiselle Laroque (Marguerite-Louise), petite-fille,fille et présomptive héritière des précédents, âgée de vingtans; créole et Bretonne; quelques chimères: belle âme;
"4° Madame Aubry, veuve du sieur Aubry, agent de change,décédé en Belgique; cousine au deuxième degré, recueillie dansla maison: esprit aigri;
"5° Mademoiselle Hélouin (Caroline-Gabrielle), vingt-six ans;ci-devant institutrice, aujourd'hui demoiselle de compagnie:esprit cultive, caractère douteux.
"Brûlez."
Ce document, malgré la réserve qui le caractérisait, ne m'apas été inutile: j'ai senti se dissiper, avec l'horreur del'inconnu, une partie de mes appréhensions. D'ailleurs, s'il yavait, comme le prétendait M. Laubépin, deux belles âmes dansle château de Laroque, c'était assurément plus qu'on n'avaitdroit d'espérer sur une proportion de cinq habitants.
Après deux heures de marche, le voiturier s'est arrêté devantune grille flanquée de deux pavillons qui servent de logementà un concierge. J'ai laissé là mon gros bagage, et je me suisacheminé vers le château, tenant d'une main mon sac de nuit etdécapitant de l'autre, à coups de canne, les marguerites quiperçaient le gazon. Après avoir fait quelques centaines de pasentre deux rangs d'énormes châtaigniers, je me suis trouvédans un vaste jardin de disposition circulaire, qui paraît setransformer en parc un peu plus loin. J'apercevais, à droiteet à gauche, de profondes perspectives ouvertes entre d'épaismassifs déjà verdoyants, des pièces d'eau fuyant sous lesarbres, et des barques blanches remisées sous des toitsrustiques. — En face de moi s'élevait le château,construction considérable, dans le goût élégant et à demiitalien des premières années de Louis XIII. Il est précédéd'une terrasse qui forme, au pied d'un double perron et sousles hautes fenêtres de la façade, une sorte de jardinparticulier auquel on accède par plusieurs escaliers larges etbas. L'aspect riant et fastueux de cette demeure m'a causé unvéritable désappointement, qui n'a pas diminué, lorsqu'enapprochant de la terrasse, j'ai entendu un bruit de voixjeunes et joyeuses qui se détachait sur le bourdonnement pluslointain d'un piano. J'entrais décidément dans un lieu deplaisance, bien différent du vieux et sévère donjon quej'avais aimé à ma figurer. Toutefois ce n'était plus l'heuredes réflexions; j'ai gravi lestement les degrés, et je me suistrouvé tout à coup en face d'une scène qu'en toute autrecirconstance j'aurais jugée assez gracieuse. Sur une despelouses du parterre, une demi-douzaine de jeunes filles,enlacées deux à deux et se riant au nez, tourbillonnaient dansun rayon de soleil, tandis qu'un piano, touché par une mainsavante, leur envoyait, à travers une fenêtre ouverte, lesmesures d'une valse impétueuse. J'ai eu du reste à peine letemps d'entrevoir les visages animés des danseuses, lescheveux dénoués, les larges chapeaux flottant sur les épaules: ma brusque apparition a été saluée par un cri général, suiviaussitôt d'un silence profond; les danses avaient cessé, ettoute la bande, rangée en bataille, attendait gravement lepassage de l'étranger. L'étranger cependant s'était arrêté,non sans laisser voir un peu d'embarras. Quoique ma penséen'appartienne guère depuis quelque temps aux prétentionsmondaines, j'avoue que j'aurais en ce moment fait bon marchéde mon sac de nuit. Il a fallu en prendre mon parti. Comme jem'avançais, mon chapeau à la main, vers le double escalier quidonne accès dans le vestibule du château, le piano s'estinterrompu tout à coup. J'ai vu se présenter d'abord à lafenêtre ouverte un énorme chien de l'espèce des terre-neuve,qui a posé sur la barre d'appui son mufle léonin entre sesdeux pattes velues; puis, l'instant d'après, a paru une jeunefille d'une taille élevée, dont le visage un peu brun et laphysionomie sérieuse étaient encadrés dans une masse épaissede cheveux noirs et lustrés. Ses yeux, qui m'ont semblé d'unedimension extraordinaire, ont interrogé avec une curiositénonchalante la scène qui se passait au dehors.
— Eh bien, qu'est-ce qu'il y a donc? a-t-elle dit d'une voixtranquille.
Je lui ai adressé une profonde inclination, et, maudissant unefois de plus mon sac de nuit, qui amusait visiblement cesdemoiselles, je me suis hâté de franchir le perron.
Un domestique à cheveux gris, vêtu de noir, que j'ai trouvédans le vestibule, a pris mon nom. J'ai été introduit quelquesminutes plus tard, dans un vaste salon tendu de soie jaune, oùj'ai reconnu d'abord la jeune personne que je venais de voir àla fenêtre, et qui était définitivement d'une extrême beauté.Près de la cheminée, où flamboyait une véritable fournaise,une dame d'un âge moyen, et dont les traits accusaientfortement le type créole, se tenait ensevelie dans un grandfauteuil compliqué d'édredons, de coussins et de coussinets detoutes proportions. Un trépied de forme antique, quesurmontait un brasero allumé, était placé à sa portée, et elleen approchait par intervalles ses mains grêles et pâles. Acôté de madame Laroque était assise une dame qui tricotait: àsa mine morose et disgracieuse je n'ai pu méconnaître lacousine au deuxième degré, veuve de l'agent de change décédéen Belgique.
Le premier regard qu'a jeté sur moi madame Laroque m'a paruempreint d'une surprise touchant à la stupeur. Elle m'a faitrépéter mon nom.
— Pardon!… monsieur?…
— Odiot, madame.
— Maxime Odiot, le gérant, le régisseur que M. Laubépin?…
— Oui, madame.
— Vous êtes bien sûr?
Je n'ai pu m'empêcher de sourire.
— Mais oui, madame, parfaitement.
Elle a jeté un coup d'oeil rapide sur la veuve de l'agent dechange, puis sur la jeune fille au front sévère, comme pourleur dire "Concevez-vous ça?" après quoi elle s'est agitéelégèrement dans ses coussinets, et a repris:
— Enfin, veuillez vous asseoir, monsieur Odiot. Je vousremercie beaucoup, monsieur, de vouloir bien nous consacrervos talents. Nous avons grand besoin de votre aide, je vousassure, car enfin nous avons, on ne peut le nier, le malheurd'être fort riches… S'apercevant qu'à ces mots la cousine audeuxième degré levait les épaules: — Oui, ma chère madameAubry, a poursuivi madame Laroque, j'y tiens. En me faisantriche, le bon Dieu a voulu m'éprouver. J'étais néepositivement pour la pauvreté, pour les privations, pour ledévouement et le sacrifice; mais j'ai toujours été contrariée.Par exemple, j'aurais aimé à avoir un mari infirme. Eh bien,M. Laroque était un homme d'une admirable santé. Voilà commentma destinée a été et sera manquée d'un bout à l'autre…
— Laissez donc, a dit sèchement madame Aubry. La pauvretévous irait bien à vous, qui ne savez vous refuser aucunedouceur, aucun raffinement.
— Permettez, chère madame, a repris madame Laroque, je n'aiaucun goût pour les dévouements inutiles. Quand je mecondamnerais aux privations les plus dures, à qui ou à quoicela profiterait-il? Quand je gèlerais du matin au soir, enseriez-vous plus heureuse?
Madame Aubry a fait entendre d'un geste expressif qu'elle n'enserait pas plus heureuse, mais qu'elle considérait le langagede madame Laroque comme prodigieusement affecté et ridicule.
— Enfin, a continué celle-ci, heur ou malheur, peu importe.Nous sommes donc très riches, monsieur Odiot, et, si peu decas que je fasse moi-même de cette fortune, mon devoir est dela conserver pour ma fille, quoique la pauvre enfant ne s'ensoucie pas plus que moi, n'est-ce pas, Marguerite?
A cette question, un faible sourire a entr'ouvert les lèvresdédaigneuses de mademoiselle Marguerite et l'arc allongé deses sourcils s'est tendu légèrement, après quoi cettephysionomie grave et superbe est rentrée dans le repos.
— Monsieur, a repris madame Laroque, on va vous montrer lelogement que nous vous avons destiné, sur le désir formel deM. Laubépin; mais, auparavant, permettez qu'on vous conduisechez mon beau-père, qui sera bien aise de vous voir. Voulez-voussonner, ma chère cousine? J'espère, monsieur Odiot, quevous nous ferez le plaisir de dîner aujourd'hui avec nous.Bonjour, monsieur, à bientôt.
On m'a confié aux soins d'un domestique qui m'a priéd'attendre, dans une pièce contiguë à celle d'où je sortais,qu'il eût pris les ordres de M. Laroque. Cet homme avaitlaissé la porte du salon entr'ouverte, et il m'a étéimpossible de ne pas entendre ces paroles prononcées parmadame Laroque sur le ton de bonhomie un peu ironique qui luiest habituel:
— Ah çà! comprend-on Laubépin, qui m'annonce un garçon d'uncertain âge, très simple, très mûr, et qui m'envoie unmonsieur comme ça?
Mademoiselle Marguerite a murmuré quelques mots qui m'ontéchappé, à mon vif regret, je l'avoue, et auxquels sa mère arépondu aussitôt:
— Je ne dis pas le contraire, ma fille; mais cela n'en estpas moins parfaitement ridicule de la part de Laubépin.Comment veux-tu qu'un monsieur comme ça s'en aille trotter ensabots dans les terres labourées. Je parie que jamais il n'amis de sabots, cet homme-là. Il ne sait pas même ce que c'estque des sabots. Eh bien, c'est peut-être un tort que j'ai, mafille, mais je ne peux pas me figurer un bon intendant sanssabots. Dis-moi, Marguerite, j'y pense, si tu l'accompagnaischez ton grand-père?
Mademoiselle Marguerite est entrée presque aussitôt dans lapièce où je me trouvais. En m'apercevant, elle a paru peusatisfaite.
— Pardon, mademoiselle; mais ce domestique m'a dit del'attendre ici.
— Veuillez me suivre, monsieur.
Je l'ai suivie. Elle m'a fait monter un escalier, traverserplusieurs corridors, et m'a introduit enfin dans une espèce degalerie où elle m'a laissé. Je me suis mis à examiner quelquestableaux suspendus au mur. Ces peintures étaient pour laplupart des marines fort médiocres consacrées à la gloire del'ancien corsaire de l'empire. Il y avait plusieurs combats demer un peu enfumées, dans lesquels il était évident toutefoisque le petit brickl'Aimable, capitaine Laroque, vingt-sixcanons, causait à John Bull les plus sensibles désagréments.Puis venaient quelques portraits en pied de capitaine Laroque,qui naturellement ont attiré mon attention spéciale. Ilsreprésentaient tous, sauf de légères variantes, un homme d'unetaille gigantesque, portant une sorte d'uniforme républicain àgrands parements, chevelu comme Kléber, et poussant droitdevant lui un regard énergique, ardent et sombre, au total uneespèce d'homme qui n'avait rien de plaisant. Comme j'étudiaiscurieusement cette grande figure, qui réalisait à merveillel'idée qu'on se fait en général d'un corsaire, et même d'unpirate, mademoiselle Marguerite m'a prié d'entrer. Je me suistrouvé alors en face d'un vieillard maigre et décrépit dontles yeux conservaient à peine l'étincelle vitale, et qui, pourme faire accueil, a touché d'une main tremblante le bonnet desoie noire qui couvrait son crâne luisant comme l'ivoire.
— Grand-père, a dit mademoiselle Marguerite en élevant lavoix, c'est M. Odiot.
Le pauvre vieux corsaire s'est un peu soulevé sur son fauteuilen me regardant avec une expression terne et indécise. Je mesuis assis, sur un signe de mademoiselle Marguerite, qui arépété:
— M. Odiot, le nouvel intendant, mon père!
— Ah! bonjour, monsieur, a murmuré le vieillard.
Une pause du plus pénible silence a suivi. Le capitaineLaroque, le corps courbé en deux et la tête pendante,continuait à fixer sur moi son regard effaré. Enfin,paraissant tout à coup rencontrer un sujet d'entretien d'unintérêt capital, il m'a dit d'une voix sourde et profonde:
— M. de Beauchêne est mort!
A cette communication inattendue, je n'ai pu trouver aucuneréponse: j'ignorais absolument qui pouvait être ce M. deBeauchêne, et mademoiselle Marguerite ne se donnant pas lapeine de me l'apprendre, je me suis borné à témoigner, par unefaible exclamation de condoléance, de la part que je prenais àce malheureux événement. Ce n'était pas assez apparemment augré du vieux capitaine, car il a repris, le moment d'après, dumême ton lugubre:
— M. de Beauchêne est mort!
Mon embarras a redoublé en face de cette insistance. Je voyaisle pied de mademoiselle Marguerite battre le parquet avecimpatience; le désespoir m'a pris, et, saisissant au hasard lapremière phrase qui m'est venue à la pensée:
— Ah! et de quoi est-il mort? ai-je dit.
Cette question ne m'était pas échappée qu'un regard courroucéde mademoiselle Marguerite m'avertissait que j'étais suspectde je ne sais quelle irrévérence railleuse. Bien que je ne mesentisse réellement coupable que d'une sotte gaucherie, je mesuis empressé de donner à l'entretien un tour plus heureux.J'ai parlé des tableaux de la galerie, des grandes émotionsqu'ils devaient rappeler au capitaine, de l'intérêtrespectueux que j'éprouvais à contempler le héros de cesglorieuses pages. Je suis même entré dans la détail, et j'aicité avec une certaine chaleur deux ou trois combats où lebrickl'Aimable m'avait paru véritablement accomplir desmiracles. Pendant que je faisais preuve de cette courtoisie debon goût, mademoiselle Marguerite, à mon extrême surprise,continuait de me regarder avec mécontentement et un dépitmanifestes. Son grand-père cependant me prêtait une oreilleattentive: je voyais sa tête se relever peu à peu. Un sourireétrange éclairait son visage décharné et semblait en effacerles rides. Tout à coup, saisissant des deux mains les bras deson fauteuil, il s'est redressé de toute sa taille; une flammeguerrière a jailli de ses profondes orbites, et il s'est écriéd'une voix sonore qui m'a fait tressaillir:
— La barre au vent! Tout au vent! Feu bâbord! Accoste,accoste! Jetez les grappins! vivement! nous le tenons! Feulà-haut! un bon coup de balai, nettoyez son pont! A moimaintenant! ensemble! sus à l'Anglais, au Saxon maudit!hourra!
En poussant ce dernier cri, qui a râlé dans sa gorge, levieillard, vainement soutenu par les mains pieuses de sapetite-fille, est retombé comme écrasé dans son fauteuil.Mademoiselle Laroque m'a fait un signe impérieux, et je suissorti. J'ai retrouvé mon chemin comme j'ai pu à travers ledédale des corridors et des escaliers, me félicitant vivementde l'esprit d'à-propos que j'avais déployé dans mon entrevueavec le vieux capitaine del'Aimable.
Le domestique à cheveux gris qui m'avait reçu à mon arrivée,et qui se nomme Alain, m'attendait dans le vestibule pour medire, de la part de madame Laroque, que je n'avais plus letemps de visiter mon logement avant le dîner, que j'étais biencomme j'étais. Au moment même où j'entrais dans le salon, unesociété d'une vingtaine de personnes en sortait avec lescérémonies d'usage pour se rendre dans la salle à manger.C'était la première fois, depuis le changement de macondition, que je me trouvais mêlé à une réunion mondaine.Habitué naguère aux petite distinctions que l'étiquette dessalons accorde en général à la naissance et à la fortune, jen'ai pas reçu sans amertume les premiers témoignages de lanégligence et du dédain auxquels me condamne inévitablement masituation actuelle. Réprimant de mon mieux les révoltes de lafausse gloire, j'ai offert mon bras à une jeune fille depetite taille, mais bien faite et gracieuse, qui restait seuleen arrière de tous les convives, et qui était, comme je l'aisupposé, mademoiselle Hélouin, l'institutrice. Ma place étaitmarquée à côté de la sienne. Pendant qu'on s'asseyait,mademoiselle Marguerite est apparue comme Antigone, guidant lamarche lente et traînante de son aïeul. Elle est venues'asseoir à ma droite, avec cet air de tranquille majesté quilui est propre, et le puissant terre-neuve qui paraît être legardien attitré de cette princesse, n'a pas manqué de seposter en sentinelle derrière sa chaise. J'ai cru devoirexprimer sans retard à ma voisine le regret que j'éprouvaisd'avoir maladroitement provoqué des souvenirs qui semblaientagiter d'une manière fâcheuse l'esprit de son grand-père.
— C'est à moi de m'excuser, monsieur, a-t-elle répondu;j'aurais dû vous prévenir qu'il ne faut jamais parler desAnglais devant mon père… Connaissiez-vous la Bretagne,monsieur?
J'ai dit que je ne la connaissais pas avant ce jour, mais quej'étais parfaitement heureux de la connaître, et pour prouverqu'en outre j'en étais digne, j'ai parlé sur le mode lyriquedes beautés pittoresques qui m'avaient frappé pendant laroute. A l'instant où je pensais que cette adroite flatterieme conciliait au plus haut degré la bienveillance de la jeuneBretonne, j'ai vu avec étonnement les symptômes del'impatience et de l'ennui se peindre sur son front. J'étaisdécidément malheureux avec cette jeune fille.
— Allons! je vois, monsieur, a-t-elle dit avec une singulièreexpression d'ironie, que vous aimez ce qui est beau, ce quiparle à l'imagination et à l'âme, la nature, la verdure, lesbruyères, les pierres et les beaux-arts. Vous vous entendrez àmerveille avec mademoiselle Hélouin, qui adore égalementtoutes ces choses, lesquelles, pour mon compte, je n'aimeguère.
— Mais, au nom du ciel, qu'est-ce donc que vous aimez,mademoiselle?
A cette question, que je lui adressais sur le ton d'un aimableenjouement, mademoiselle Marguerite s'est brusquement tournéevers moi, m'a lancé un regard hautain, et a répondu sèchement:
— J'aime mon chien. Ici, Mervyn!
Puis elle a plongé affectueusement sa main dans la profondefourrure du terre-neuve, qui, mâté sur ses pieds de derrière,allongeait déjà sa tête formidable entre mon assiette et cellede mademoiselle Marguerite.
Je n'ai pu m'empêcher d'observer avec un intérêt nouveau laphysionomie de cette bizarre personne, et d'y chercher lessignes extérieurs de la sécheresse d'âme dont elle paraîtfaire profession. Mademoiselle Laroque, qui m'avait parud'abord fort grande, ne doit cette apparence qu'au caractèreample et parfaitement harmonieux de sa beauté. Elle est enréalité d'une taille ordinaire. Son visage, d'un ovale un peuarrondi, et son cou, d'une pose exquise et fière, sontlégèrement recouverts d'une teinte d'or sombre. Sa chevelure,qui marque sur son front un relief épais, jette à chaquemouvement de tête des reflets onduleux et bleuâtres: lesnarines, délicates et minces, semblent copiées sur le modèledivin d'une madone romaine et sculptées dans une nacrevivante. Au-dessous des yeux, larges, profonds et pensifs, lehâle doré des joues se nuance d'une sorte d'auréole plus brunequi semble une trace projetée par l'ombre des cils ou commebrûlée par le rayonnement ardent du regard. Je puisdifficilement rendre la douceur souveraine du sourire qui, parintervalles, vient animer ce beau visage, et tempérer par jene sais quelle contraction gracieuse l'éclat de ces grandsyeux. Certes la déesse même de la poésie, du rêve et desmondes enchantés, pourrait se présenter hardiment aux hommagesdes mortels sous la forme de cette enfant qui n'aime que sonchien. La nature, dans ses productions les plus choisies, nousprépare souvent ces cruelles mystifications.
Au surplus, il m'importe assez peu. Je sens assez que je suisdestiné à jouer dans l'imagination de mademoiselle Margueritele rôle qu'y pourrait jouer un nègre, objet, comme on sait,d'une mince séduction pour les créoles. De mon côté, je meflatte d'être aussi fier que mademoiselle Marguerite: le plusimpossible des amours pour moi serait celui qui m'exposeraitau soupçon d'intrigue et d'industrie. Je ne pense pas au resteavoir à m'armer d'une grande force morale contre un danger quine me paraît pas vraisemblable, car la beauté de mademoiselleLaroque est de celles qui appellent la pure contemplation del'artiste plutôt qu'un sentiment d'une nature plus humaine etplus tendre.
Cependant, sur le nom de Mervyn, que mademoiselle Margueriteavait donné à son garde du corps, ma voisine de gauche,mademoiselle Hélouin, s'était lancée à pleines voiles dans lecycle d'Arthur, et elle a bien voulu m'apprendre que Mervynétait le nom authentique de l'enchanteur célèbre que levulgaire appelle Merlin. Des chevaliers de la Table ronde elleest remontée jusqu'au temps de César, et j'ai vu défilerdevant moi, dans une procession un peu prolixe, toute lahiérarchie des druides, des bardes et des ovates, après quoinous sommes tombés fatalement de menhir en dolmen et de galgalen cromlech.
Pendant que je m'égarais dans les forêts celtiques sur les pasde mademoiselle Hélouin, à laquelle il ne manque qu'un peud'embonpoint pour être une druidesse fort passable, la veuvede l'agent de change, placée près de nous, faisait retentirles échos d'une plainte continue et monotone comme celle d'unaveugle: on avait oublié de lui donner un chauffe-pieds; onlui servait du potage froid; on lui servait des os décharnés;voilà comme on la traitait. Au reste, elle y était habituée.Il est triste d'être pauvre, bien triste. Elle voudrait êtremorte.
— Oui, docteur, — elle s'adressait à son voisin, quisemblait écouter ses doléances avec une affectation d'intérêttant soit peu ironique. — Oui, docteur, ce n'est pas uneplaisanterie: je voudrais être morte. Ce serait un granddébarras pour tout le monde, d'ailleurs. Songez donc, docteur!quand on a été dans ma position, quand on a mangé dans del'argenterie à ses armes… être réduite à la charité, et sevoir le jouet des domestiques! On ne sait pas tout ce que jesouffre dans cette maison, on ne le saura jamais. Quand on ade la fierté, on souffre sans se plaindre; aussi je me tais,docteur, mais je n'en pense pas moins.
— C'est cela, ma chère dame, a dit le docteur, qui se nomme,je crois, Desmarets; n'en parlons plus: buvez frais, celavous calmera.
— Rien, rien ne me calmera, docteur, que la mort!
— Eh bien, madame, quand vous voudrez! a répliqué le docteurrésolument.
Dans une région plus centrale, l'attention des convives étaitaccaparée par la verve insouciante, caustique et fanfaronned'un personnage que j'ai entendu nommer M. de Bévallan, et quiparaît jouir ici des droits d'une intimité particulière. C'estune homme d'une grande taille, d'une jeunesse déjà mûre, etdont la tête rappelle assez fidèlement le type du roi FrançoisIer. On l'écoute comme un oracle, et mademoiselle Laroqueelle-même lui accorde autant d'intérêt et d'admiration qu'elleparaît capable d'en concevoir pour quelque chose en ce monde.Pour moi, comme la plupart des saillies que j'entendaisapplaudir se rapportaient à des anecdotes locales et à descirconstances de clocher, je n'ai pu apprécierqu'incomplètement jusqu'ici le mérite de ce lion armoricain.
J'ai eu toutefois à me louer de sa courtoisie: il m'a offertun cigare après le dîner, et m'a emmené dans le boudoir oùl'on fume. Il en faisait en même temps les honneurs à trois ouquatre jeunes gens à peine sortis de l'adolescence, qui leregardent évidemment comme un modèle de belles façons etd'exquise scélératesse.
— Eh bien, Bévallan, a dit un de ces jeunes séides, vous nerenoncez donc pas à la prêtresse du soleil?
— Jamais! a répondu M. de Bévallan. J'attendrai dix mois, dixans, s'il le faut; mais je l'épouserai ou personne del'épousera.
— Vous n'êtes pas malheureux, vieux drôle! l'institutricevous aidera à prendre patience.
— Dois-je vous couper la langue ou les oreilles, jeuneArthur? a repris à demi voix M. de Bévallan en s'avançant versson interlocuteur et en lui faisant, d'un signe rapide,remarquer ma présence.
On a mis alors sur le tapis, dans un pêle-mêle charmant, tousles chevaux, tous les chiens et toutes les dames du canton. Ilserait à désirer, par parenthèse, que les femmes pussentassister secrètement, une fois en leur vie, à une de cesconversations qui se tiennent entre hommes dans la premièreeffusion qui suit un repas copieux: elles y trouveraient lamesure exacte de la délicatesse de nos moeurs et de laconfiance qu'elle doit leur inspirer. Au surplus, je ne mepique nullement de pruderie; mais l'entretien dont j'étais letémoin avait le tort grave, à mon avis, de dépasser leslimites de la plaisanterie la plus libre: il touchait à touten passant, outrageait tout gaiement et prenait un caractèretrès gratuit d'universelle profanation. Or mon éducation, tropincomplète sans doute, m'a laissé dans le coeur un fonds derespect qui me paraît devoir être réservé au milieu des plusvives expansions de la bonne humeur. Cependant nous avonsaujourd'hui en France notre jeune Amérique, qui n'est pointcontente si elle ne blasphème un peu après boire; nous avonsd'aimables petits bandits, espoir de l'avenir, qui n'ont eu nipère ni mère, qui n'ont point de patrie, qui n'ont point deDieu, mais qui paraissent être le produit brut de quelquemachine sans entrailles et sans âme qui les a déposésfortuitement sur ce globe pour en être le médiocre ornement.
Bref, M. de Bévallan, qui ne craint point de s'instituer leprofesseur cynique de ces roués sans barbe, ne m'a pas plu, etje ne pense pas lui avoir plu davantage. J'ai prétexté un peude fatigue, et j'ai pris congé.
Sur ma requête, le vieil Alain s'est armé d'une lanterne etm'a guidé à travers le parc vers le logis qui m'est destiné.Après quelques minutes de marche, nous avons traversé un pontde bois jeté sur une rivière, et nous nous sommes trouvésdevant une porte massive et ogivale, qui est surmontée d'uneespèce de beffroi et flanquée de deux tourelles. C'estl'entrée de l'ancien château. Des chênes et des sapinsséculaires forment autour de ce débris féodal une enceintemystérieuse, qui lui donne un air de profonde retraite. C'estdans cette ruine que je dois habiter. Mon appartement, composéde trois chambres très proprement tendues de perse, seprolonge au-dessus de la porte d'une tourelle à l'autre. Ceséjour mélancolique ne laisse pas de me plaire: il convient àma fortune. A peine délivré du vieil Alain, qui est d'humeurun peu conteuse, je me suis mis à écrire le récit de cetteimportante journée, m'interrompant par intervalles pourécouter le murmure assez doux de la petite rivière qui coulesous mes fenêtres et le cri de la chouette légendaire quicélèbre dans les bois voisins ses tristes amours.
1er juillet.
Il est temps que j'essaye de démêler le fil de mon existencepersonnelle et intime qui, depuis deux mois, s'est un peuperdu au milieu des obligations actives de ma charge.
Le lendemain de mon arrivée, après avoir étudié pendantquelques heures dans ma retraite les papiers et les registresdu père Hivart, comme on nomme ici mon prédécesseur, j'allaidéjeuner au château, où je ne retrouvai plus qu'une faiblepartie des hôtes de la veille. Madame Laroque, qui a beaucoupvécu à Paris avant que la santé de son beau-père l'eûtcondamnée à une perpétuelle villégiature, conserve fidèlementdans sa retraite le goût des intérêts élevés, élégants oufrivoles dont le ruisseau de la rue du Bac était le miroir dutemps du turban de madame de Staël. Elle paraît en outre avoirvisité la plupart des grandes villes de l'Europe, et en arapporté des préoccupations littéraires qui dépassent lamesure commune de l'érudition et de la curiosité parisiennes.Elle reçoit beaucoup de journaux et de revues, et s'applique àsuivre de loin, autant que possible, le mouvement de cettecivilisation raffinée dont les musées et les livres fraiséclos sont les fleurs et les fruits plus ou moins éphémères.Pendant le déjeuner, on vint à parler d'un opéra nouveau, etmadame Laroque adressa sur ce sujet à M. de Bévallan unequestion à laquelle il ne put répondre, quoiqu'il aittoujours, si on l'en croit, un pied et un oeil sur leboulevard des Italiens. Madame Laroque se rabattit alors surmoi, tout en manifestant par son air de distraction le peud'espoir qu'elle avait de trouver son homme d'affaires très aucourant de celles-là; mais précisément, et malheureusement, cesont les seules que je connaisse. J'avais entendu en Italiel'opéra qu'on venait de jouer en France pour la première fois.La réserve même de mes réponses éveilla la curiosité de madameLaroque, qui se mit à me presser de questions, et qui daignabientôt me communiquer elle-même ses impressions, sessouvenirs et ses enthousiasmes de voyage. Bref, nous netardâmes pas à parcourir en camarades les théâtres et lesgaleries les plus célèbres du continent, et notre entretien,quand on quitta la table, était si animé, que moninterlocutrice, pour n'en point rompre le cours, prit mon brassans y penser. Nous allâmes continuer dans le salon nossympathiques effusions, madame Laroque oubliant de plus enplus le ton de protection bienveillante qui jusque-là m'avaitpassablement choqué dans son langage vis-à-vis de moi.
Elle m'avoua que le démon du théâtre la tourmentait à un hautdegré, et qu'elle méditait de faire jouer la comédie auchâteau. Elle me demanda des conseils sur l'organisation de cedivertissement. Je lui parlai alors avec quelques détails desscènes particulières que j'avais eu l'occasion de voir à Pariset à Saint-Pétersbourg; puis, ne voulant pas abuser de mafaveur, je me levai brusquement, en déclarant que jeprétendais inaugurer sans retard mes fonctions parl'exploration d'une grosse ferme qui est située à deux petiteslieues du château. Madame Laroque, à cette déclaration, parutsubitement consternée: elle me regarda, s'agita dans sescoussinets, approcha ses mains de son brasero, et me dit enfinà demi voix:
— Ah! qu'est-ce que cela fait? Laissez donc cela, allez.
Et, comme j'insistais:
— Mais, mon Dieu! reprit-elle avec un embarras plaisant,c'est qu'il y a des chemins affreux… Attendez au moins labelle saison.
— Non, madame, dis-je en riant, je n'attendrai pas une minute: on est intendant ou on ne l'est pas.
— Madame, dit le vieil Alain, qui se trouvait là, on pourraitatteler pour M. Odiot le berlingot du père Hivart: il n'estpas suspendu, mais il n'en est que plus solide.
Madame Laroque foudroya d'un coup d'oeil le malheureux Alain,qui osait proposer à un intendant de mon espèce, qui avait étéau spectacle chez la grande-duchesse Hélène, le berlingot dupère Hivart.
— Est-ce que l'américaine ne passerait pas dans le chemin?demanda-t-elle.
— L'américaine, madame? Ma foi, non. Il n'y a pas risquequ'elle y passe, dit Alain; ou si elle y passe, elle n'ypassera pas tout entière… Et encore je ne crois pas qu'elley passe.
Je protestai que j'irais parfaitement à pied.
— Non, non, c'est impossible, je ne veux pas! Voyons, voyonsdonc… Nous avons bien ici une demi-douzaine de chevaux deselle qui ne font rien… mais probablement nous ne montez pasà cheval!
— Je vous demande pardon, madame; mais c'est vraimentinutile; je vais…
— Alain faites seller un cheval pour monsieur… Lequel, dis, Marguerite?
— Donnez-lui Proserpine, murmura M. de Bévallan, en riantdans sa barbe.
— Non, non, pas Proserpine! s'écria vivement mademoiselle Marguerite.
— Pourquoi pas Proserpine, mademoiselle? dis-je alors.
— Parce qu'elle vous jetterait par terre, me réponditnettement la jeune fille.
— Oh! comment ça? véritablement?… Pardon, voulez-vous mepermettre de vous demander, mademoiselle, si vous montez cettebête?
— Oui, monsieur, mais j'ai de la peine.
— Eh bien, peut-être en aurez-vous moins, mademoiselle, quandje l'aurai montée moi-même une fois ou deux. Cela me décide.Faites seller Proserpine, Alain!
Mademoiselle Marguerite fronça son noir sourcil, et s'assit enfaisant un geste de la main, comme pour repousser toute partde responsabilité dans la catastrophe imminente qu'elleprévoyait.
— Si vous avez besoin d'éperons, j'en ai une paire à votreservice, reprit alors M. de Bévallan, qui décidémentprétendait que je n'en revinsse pas.
Sans paraître remarquer le regard de reproche que mademoiselleMarguerite adressait à l'obligeant gentilhomme, j'acceptai seséperons. Cinq minutes après, un bruit de piétinementsdésordonnés annonçait l'approche de Proserpine, qu'on amenaitavec assez de difficulté au bas d'un des escaliers du jardinréservé, et qui était par parenthèse un très beau demi-sang,noir comme le jais. Je descendis aussitôt le perron. Quelquesbonnes gens, M. de Bévallan à leu tête, me suivirent sur laterrasse, par humanité, je crois, et l'on ouvrit en même tempsles trois fenêtres du salon pour l'usage des femmes et desvieillards. Je me serais volontiers passé de tout cetappareil, mais enfin il fallait s'y résigner, et j'étaisd'ailleurs sans grande inquiétude sur les suites del'aventure, car si je suis un jeune intendant, je suis un trèsvieil écuyer. Je marchais à peine que mon pauvre père m'avaitdéjà planté sur un cheval, au grand désespoir de ma mère, et,depuis, il n'avait négligé aucun soin pour me rendre son égaldans un art où il excellait. Il avait même poussé monéducation sous ce rapport jusqu'au raffinement, me faisantrevêtir parfois de vieilles et pesantes armures de famille,pour accomplir plus à l'aide mes exercices de haute voltige.
Cependant Proserpine me laissa débrouiller ses rênes et mêmetoucher son encolure sans donner le moindre signed'irritation; mais elle ne sentit pas plus tôt mon pied seposer sur l'étrier qu'elle se jeta brusquement de côté, enpoussant trois ou quatre ruades superbes par-dessus les grandsvases de marbre qui ornaient l'escalier; puis elle se mâta enfaisant l'agréable et en battant l'air de ses pieds de devant,après quoi elle se reposa frémissante.
— Pas facile au montoir! me dit le valet d'écurie en clignantde l'oeil.
— Je le vois bien, mon garçon, mais je vais bien l'étonner,va! En même temps je me mis en selle sans toucher l'étrier,et, pendant que Proserpine réfléchissait à ce qui luiarrivait, je pris une solide assiette. L'instant d'après, nousdisparaissions au petit galop de chasse dans l'avenue dechâtaigniers, suivis par le bruit de quelques battements demains, dont M. de Bévallan avait eu le bon esprit de donner lesignal.
Cet incident, tout insignifiant qu'il fût, ne laissa pas,comme je pus m'en apercevoir dès le même soir à la mine desgens, de relever singulièrement mon crédit dans l'opinion.Quelques autres talents de la même valeur, dont m'a pourvu monéducation, ont achevé de m'assurer ici toute l'importance quej'y souhaite, celle qui doit garantir ma dignité personnelle.On voit assez, au reste, que je ne prétends nullement abuserdes prévenances et des égards dont je puis être l'objet pourusurper dans le château un rôle peu conforme aux fonctionsmodestes que j'y remplis. Je me renferme dans ma tour aussisouvent que je le puis, sans manquer formellement auxconvenances; je me tiens, en un mot, strictement à ma place,afin qu'on ne soit jamais tenté de m'y remettre.
Quelques jours après mon arrivée, comme j'assistais à un deces dîners de cérémonie qui, dans cette saison, sont icipresque quotidiens, mon nom fut prononcé sur un toninterrogatif par le gros sous-préfet de la petite villevoisine, qui était assis à la droite de la dame châtelaine.Madame Laroque, qui est assez sujette à ces sortes dedistractions, oublia que je n'étais pas loin d'elle, et, bongré, mal gré, je ne perdis pas un mot de sa réponse:
— Mon Dieu! ne m'en parlez pas! il y a là un mystèreinconcevable… Nous pensons que c'est quelque princedéguisé… Il y en a tant qui courent le monde pour le quartd'heure!… Celui-ci a tous les talents imaginables: il monteà cheval, il joue du piano, il dessine, et tout cela dans laperfection… Entre nous, mon cher sous-préfet, je crois bienque c'est un très mauvais intendant, mais vraiment c'est unhomme très agréable.
Le sous-préfet, — qui est aussi un homme très agréable, ouqui du moins croit l'être, ce qui revient au même pour sasatisfaction, — dit alors gracieusement, en caressant d'unemain potelée ses splendides favoris, qu'il y avait assez debeaux yeux dans le château pour expliquer bien des mystères,qu'il soupçonnait fort l'intendant d'être un prétendant, quedu reste l'Amour était le père légitime de la Folie etl'intendant naturel des Grâces… Puis, changeant de ton toutà coup:
— Au surplus, madame, ajouta-t-il, si vous avez la moindreinquiétude à l'égard de cet individu, je le ferai interrogerdès demain par le brigadier de gendarmerie.
Madame Laroque se récria contre cet excès de zèle galant, etla conversation, en ce qui me concernait, n'alla pas plusloin; mais elle me laissa très piqué, non point contre lesous-préfet, qui au contraire me plaisait infiniment, maiscontre madame Laroque, qui, tout en rendant à mes qualitésprivées une justice excessive, ne m'avait point parusuffisamment pénétrée de mon mérite officiel.
Le hasard voulut que j'eusse dès le lendemain à renouveler lebail d'un fermage considérable. Cette opération se négociaitavec un vieux paysan fort madré, que je parvins néanmoins àéblouir par quelques termes de jurisprudence adroitementcombinés avec les réserves d'une prudente diplomatie. Nosconventions arrêtées, le bonhomme déposa tranquillement surmon bureau trois rouleaux de pièces d'or. Bien que lasignification de ce versement, qui n'était point dû,m'échappât tout à fait, je me gardai de témoigner une surpriseinconsidérée; mais, en développant les rouleaux, je m'assuraipar quelques questions indirectes que cette somme constituaitles arrhes du marché, en d'autres termes le pot-de-vin que lesfermiers, à ce qu'il paraît, sont dans l'usage d'octroyer aupropriétaire à chaque renouvellement de bail. Je n'avaisnullement songé à réclamer ces arrhes, n'en ayant trouvéaucune mention dans les baux précédents rédigés par mon habileprédécesseur, et qui me servaient de modèles. Je ne tiraitoutefois pour le moment aucune conclusion de cettecirconstance; mais quand j'allai remettre à madame Laroque cedon de joyeux avènement, sa surprise m'étonna.
— Qu'est-ce que c'est que cela? me dit-elle.
Je lui expliquai la nature de cette gratification. Elle me fitrépéter.
— Est-ce que c'est la coutume? reprit-elle.
— Oui, madame, toutes les fois que l'on consent un nouveaubail.
— Mais il y a eu depuis trente ans, à ma connaissance, plusde dix baux renouvelés… Comment se fait-il que nous n'ayonsjamais entendu parler de chose pareille?
— Je ne saurais vous dire, madame.
Madame Laroque tomba dans un abîme de réflexions, au fondduquel elle rencontra peut-être l'ombre vénérable du pèreHivart; après quoi elle haussa légèrement les épaules, portases regards sur moi, puis sur les pièces d'or, puis encore surmoi, et parut hésiter. Enfin, se renversant dans son fauteuilet soupirant profondément, elle me dit avec un simplicité dontje lui sus gré:
— C'est bien, monsieur, je vous remercie.
Ce trait de probité grossière, dont elle avait eu le bon goûtde ne pas me faire compliment, n'en porta pas moins madameLaroque à concevoir une grande idée de la capacité et desvertus de son intendant. J'en pus juger quelques jours après.Sa fille lui lisait le récit d'un voyage au pôle, où il étaitquestion d'un oiseau extraordinaire qui ne vole pas:
— Tiens, dit-elle, c'est comme mon intendant!
J'espère fermement m'être acquis depuis ce temps, par le soinsévère avec lequel je m'occupe de la tâche que j'ai acceptée,quelques titres à une considération d'une genre moins négatif.M. Laubépin, quand je suis allé à Paris récemment pourembrasser ma soeur, m'a remercié avec une vive sensibilité del'honneur que je faisais aux engagements qu'il a pris pourmoi.
— Courage, Maxime, m'a-t-il dit; nous doterons Hélène. Lapauvre enfant ne se sera pour ainsi dire aperçue de rien. Etquant à vous, mon ami, n'ayez point de regrets. Croyez-moi, cequi ressemble le plus au bonheur en ce monde, vous l'avez envous, et, grâce au ciel, je vois que vous l'aurez toujours:la paix de la conscience et la mâle sérénité d'une âme touteau devoir.
Ce vieillard a raison, sans doute. Je suis tranquille, etpourtant je ne me sens guère heureux. Il y a dans mon âme, quin'est pas assez mûre encore pour les austères jouissances dusacrifice, des élans de jeunesse et de désespoir. Ma vie,vouée et dévouée sans réserve à une autre vie plus faible etplus chère, ne m'appartient plus; elle n'a pas d'avenir, elleest dans un cloître à jamais fermé. Mon coeur ne doit plusbattre, ma tête ne doit plus songer que pour le compte d'unautre. Enfin, qu'Hélène soit heureuse! Les années s'approchentdéjà pour moi: qu'elles viennent vite! Je les implore; leurglace aidera mon courage.
Je ne saurais me plaindre, au reste, d'une situation qui, ensomme, a trompé mes plus pénibles appréhensions, et qui mêmedépasse mes meilleurs espérances. Mon travail, mes fréquentsvoyages dans les départements voisins, mon goût pour lasolitude, me tiennent souvent éloigné du château, dont je fuissurtout les réunions bruyantes. Peut-être dois-je en bonnepartie à ma rareté l'accueil amical que j'y trouve. MadameLaroque en particulier me témoigne une véritable affection:elle me prend pour confident de ses bizarres et très sincèresmanies de pauvreté, de dévouement et d'abnégation poétique,qui forment avec ses précautions multipliées de créolefrileuse un amusant contraste. Tantôt elle porte envie auxbohémiennes chargées d'enfants qui traînent sur les routes unemisérable charrette, et qui font cuire leur dîner à l'abri deshaies; tantôt ce sont les soeurs de charité et tantôt lescantinières dont elle ambitionne les héroïques labeurs. Enfinelle ne cesse de reprocher à feu M. Laroque le fils sonadmirable santé, qui n'a jamais permis à sa femme de déployerles qualités de garde-malade dont elle se sentait le coeurgonflé. Cependant elle a eu l'idée, ces jours-ci, de faireajouter à son fauteuil une espèce de niche en forme de guéritepour s'abriter contre les vents coulis. Je la trouvai, l'autrematin, installée triomphalement dans ce kiosque, où elleattend assez doucement le martyre.
J'ai à peine moins à me louer des autres habitants du château.Mademoiselle Marguerite, toujours plongée comme un sphinxnubien dans quelque rêve inconnu, condescend pourtant avec uneprévenante bonté à répéter pour moi mes airs de prédilection.Elle a une voix de contralto admirable, dont elle se sert avecun art consommé, mais en même temps une nonchalance et unefroideur qu'on dirait véritablement calculées. Il lui arrive,en effet, par distraction, de laisser échapper de ses lèvresdes accents passionnés; mais aussitôt elle paraît commehumiliée et honteuse de cet oubli de son caractère ou de sonrôle, et elle s'empresse de rentrer dans les limites d'unecorrection glacée.
Quelques parties de piquet, que j'ai eu la politesse facile deperdre avec M. Laroque, m'ont concilié les bonnes grâces dupauvre vieillard, dont les regards affaiblis s'attachentquelquefois sur moi avec une attention vraiment singulière. Ondirait alors que quelque songe du passé, quelque ressemblanceimaginaire se réveille à demi dans les nuages de cette mémoirefatiguée, au sein de laquelle flottent les images confuses detout un siècle. Mais ne voulait-on pas me rendre l'argent quej'avais perdu avec lui! Il paraît que madame Aubry, partenairehabituelle du vieux capitaine, ne se fait point scrupuled'accepter régulièrement ces restitutions, ce qui ne l'empêchepas de gagner assez fréquemment l'ancien corsaire, avec lequelelle a, dans ces circonstances, des abordages tumultueux.
Cette dame, que M. Laubépin traitait avec beaucoup de faveurquand il la qualifiait simplement d'esprit aigri, ne m'inspireaucune sympathie. Cependant, par respect pour la maison, je mesuis astreint à gagner sa bienveillance, et j'y suis parvenuen prêtant une oreille complaisante, tantôt à ses misérableslamentations sur sa condition présente, tantôt auxdescriptions emphatiques de sa fortune passée, de sonargenterie, de son mobilier, de ses dentelles et de ses pairesde gants.
Il faut avouer que je suis à bonne école pour apprendre àdédaigner les biens que j'ai perdus. Tous ici en effet, parleur attitude et leur langage, me prêchent éloquemment lemépris des richesses: Madame Aubry d'abord, qu'on peutcomparer à ces gourmands sans vergogne dont la révoltanteconvoitise vous ôte l'appétit, et qui vous donnent le profonddégoût des mets qu'ils vous vantent; ce vieillard, quis'éteint sur ses millions aussi tristement que Job sur sonfumier; cette femme excellente, mais romanesque et blasée, quirêve, au milieu de son importune prospérité, le fruit défendude la misère; enfin, la superbe Marguerite, qui porte comme uncouronne d'épines le diadème de beauté et d'opulence dont leciel a écrasé son front.
Etrange fille! — Presque chaque matin, quand le temps estbeau, je la vois passer à cheval sous les fenêtres de monbeffroi; elle me salue d'un grave signe de tête qui faitonduler la plume noire de son feutre, puis s'éloigne lentementdans le sentier ombragé qui traverse les ruines du vieuxchâteau. Ordinairement le vieil Alain la suit à quelquedistance; parfois elle n'a d'autre compagnon que l'énorme etfidèle Mervyn, qui allonge le pas aux côtés de sa bellemaîtresse, comme un ours pensif. Elle s'en va en cet équipagecourir dans tout le pays environnant des aventures de charité.Elle pourrait se passer de protecteur; il n'y a pas dechaumière à six lieues à la ronde qui ne la connaisse et quine la vénère comme la fée de la bienfaisance. Les paysansdisent simplement, en parlant d'elle "Mademoiselle!" commes'ils parlaient d'une de ces filles de roi qui charment leurslégendes, et dont elle leur semble avoir la beauté, lapuissance et le mystère.
Je cherche cependant à m'expliquer le nuage de sombrepréoccupation qui couvre sans cesse son front, la sévéritéhautaine et défiante de son regard, la sécheresse amère de sonlangage. Je me demande si ce sont là les traits naturels d'uncaractère bizarre et mêlé, ou les symptômes de quelque secrettourment, remords, crainte ou amour, qui rongerait ce noblecoeur. Si désintéressé que l'on soit dans la question, il estimpossible qu'on se défende d'une certaine curiosité en faced'une personne aussi remarquable. Hier soir, pendant que levieil Alain, dont je suis le favori, me servait mon repassolitaire:
— Eh bien, Alain, lui dis-je, voilà une belle journée. Vousêtes-vous promené aujourd'hui?
— Oui, monsieur, ce matin, avec mademoiselle.
— Ah! vraiment?
— Monsieur nous a bien vus passer?
— Il est possible, Alain. Oui, je vous vois quelquefoispasser… Vous avez bonne mine à cheval, Alain.
— Monsieur est trop obligeant. Mademoiselle a meilleure mineque moi.
— C'est une jeune fille très belle.
— Oh! parfaite, monsieur, et au dedans comme au dehors, ainsique madame sa mère. Je dirai à monsieur une chose. Monsieursait que cette propriété appartenait autrefois au derniercomte de Castennec, que j'avais l'honneur de servir. Quand lafamille Laroque acheta le château, j'avouerai à monsieur quej'eus le coeur un peu gros, et que j'hésitai à rester dans lamaison. J'avais été élevé dans le respect de la noblesse, etil m'en coûtait beaucoup de servir des gens sans naissance.Monsieur a pu remarquer que j'éprouvais un plaisir particulierà lui rendre mes devoirs: c'est que je trouve à monsieur unair de gentilhomme. Etes-vous bien sûr de n'être pas noble,monsieur?
— Je le crains, mon pauvre Alain.
— Au reste, et c'est ce que je voulais dire à monsieur,reprit Alain en s'inclinant avec grâce, j'ai appris au servicede ces dames que la noblesse des sentiments valait bienl'autre, et en particulier celle de M. le comte de Castennec,qui avait le faible de battre ses gens. Dommage pourtant,monsieur, disons-le, que mademoiselle ne puisse épouser ungentilhomme d'un beau nom. Il ne manquerait plus rien à sesperfections.
— Mais il me semble, Alain, qu'il ne tient qu'à elle.
— Si monsieur veut parler de M. de Bévallan, il ne tient qu'àelle en effet, car il l'a demandée il y a plus de six mois.Madame ne paraissait pas trop contraire au mariage, et de faitM. de Bévallan est après les Laroque le plus riche du pays;mais mademoiselle, sans se prononcer positivement, a vouluprendre le temps de la réflexion.
— Mais si elle aime M. de Bévallan, et si elle peut l'épouserquand elle voudra, pourquoi est-elle toujours triste etdistraite comme on la voit?
— C'est une vérité, monsieur, que depuis deux ou trois ansmademoiselle est changée. Autrefois c'était un oiseau pour lagaieté; maintenant on dirait qu'il y a quelque chose qui lachagrine: mais je ne crois pas, sauf respect, que ce soit sonamour pour ce monsieur.
— Vous ne paraissez pas fort tendre vous-même pour M. deBévallan, mon bon Alain. Il est d'excellente noblessepourtant…
— Ca ne l'empêche pas d'être un mauvais gars, monsieur, quipasse son temps à débaucher les filles du pays. Et si monsieura des yeux, il peut voir qu'il ne se gênerait pas pour fairele sultan dans le château, en attendant mieux.
Il y eut une pause silencieuse, après laquelle Alain reprit:
— Dommage que monsieur n'ait pas seulement une centaine demille francs de rente.
— Et pourquoi cela, Alain?
— Parce que… dit Alain en hochant la tête d'un air songeur.
25 juillet.
Dans le courant du mois qui vient de s'écouler, j'ai gagné uneamie et je me suis fait, je crois, deux ennemies. Les ennemiessont mademoiselle Marguerite et mademoiselle Hélouin. L'amieest une demoiselle de quatre-vingt-huit ans. J'ai peur qu'iln'y ait pas compensation.
Mademoiselle Hélouin, avec laquelle je veux d'abord régler moncompte, est une ingrate. Mes prétendus torts envers elledevraient plutôt me recommander à son estime; mais elle paraîtêtre une de ces femmes assez répandues dans le monde, qui nerangent point l'estime au nombre des sentiments qu'ellesaiment à inspirer, ou qu'on leur inspire. Dès les premierstemps de mon séjour ici, une sorte de conformité entre lafortune de l'institutrice et celle de l'intendant, la modestiecommune à notre état dans le château, m'avaient porté à noueravec mademoiselle Hélouin les relations d'une bienveillanceaffectueuse. En tout temps, je me suis piqué de manifester àces pauvres filles l'intérêt que leur tâche ingrate, leursituation précaire, humiliée et sans avenir, me paraissentappeler sur elles. Mademoiselle Hélouin est d'ailleurs jolie,intelligente, remplie de talents, et bien qu'elle gâte un peucela par la vivacité d'allures, la coquetterie fiévreuse et lalégère pédanterie qui sont les travers habituels de l'emploi,j'avais un très faible mérite, j'en conviens, à jouer prèsd'elle le rôle chevaleresque que je m'étais donné. Ce rôleprit à mes yeux le caractère d'une sorte de devoir, quand jepus reconnaître, ainsi que plusieurs avertissements mel'avaient fait pressentir, qu'un lion dévorant, sous lestraits du roi François Ier, rôdait furtivement autour de majeune protégée. Cette duplicité, qui fait honneur à l'audacede M. de Bévallan, est conduite, sous couleur d'une aimablefamiliarité, avec une politique et un aplomb qui trompentaisément les regards inattentifs ou candides. Madame Laroqueet sa fille en particulier sont trop étrangères auxperversités de ce monde et vivent trop loin de toute réalitépour éprouver l'ombre d'un soupçon. Quant à moi, fort irritécontre cet insatiable mangeur de coeurs, je me fis un plaisirde contrarier ses desseins: plus d'une fois je détournail'attention qu'il essayait d'accaparer, je m'efforçai surtoutde diminuer dans le coeur de mademoiselle Hélouin cet amersentiment d'abandon et d'isolement qui donne en général tantde prise aux consolations qui lui étaient offertes. Ai-jejamais dépassé, dans le cours de cette lutte malavisée, lamesure délicate d'une protection fraternelle? Je ne le croispas, et les termes mêmes du court dialogue qui a subitementmodifié la nature de nos relations semblent parler en faveurde ma réserve. Un soir de la semaine dernière, on respirait lefrais sur la terrasse: mademoiselle Hélouin, à qui j'avais euprécisément dans la journée l'occasion de montrer quelqueségards particuliers, prit légèrement mon bras, et, tout enpiquant de ses dents minces et blanches une fleur d'oranger:
— Vous êtes bon, monsieur Maxime, me dit-elle d'une voix unpeu émue.
— J'essaye, mademoiselle.
— Vous êtes un véritable ami.
— Oui.
— Mais un ami… comment?
— Véritable, vous l'avez dit.
— Un ami… qui m'aime?
— Sans doute.
— Beaucoup?
— Assurément.
— Passionnément?…
— Non.
Sur ce monosyllabe, que j'articulai fort nettement et quej'appuyai d'un regard ferme, mademoiselle Hélouin jetavivement loin d'elle la fleur d'oranger et quitta mon bras.Depuis cette heure néfaste, on me traite avec un dédain que jen'ai pas volé, et je croirais bien décidément que l'amitiéd'un sexe à l'autre est un sentiment illusoire, si mamésaventure n'eût eu le lendemain même une sorte de contre-partie.
J'étais allé passer la soirée au château: deux ou troisfamilles étrangères qui venaient d'y séjourner pendant unequinzaine l'avaient quitté dans la matinée. Je n'y trouvai queles habitués, le curé, le percepteur, le docteur Desmarets, —enfin le général de Saint-Cast et sa femme, qui habitent,ainsi que le docteur, la petite ville voisine. Madame deSaint-Cast, qui paraît avoir apporté à son mari une assezbelle fortune, était engagée, quand j'entrai, dans uneconversation animée avec madame Aubry. Ces deux dames, suivantleur usage, s'entendaient parfaitement: elles célébraienttout à tour, comme deux pasteurs d'églogue, les charmesincomparables de la richesse dans un langage où la distinctionde la forme le disputait à l'élévation de la pensée:
— Vous avez bien raison, madame, disait madame Aubry; il n'ya qu'une chose au monde, c'est d'être riche. Quand je l'étais,je méprisais de tout mon coeur ceux qui ne l'étaient pas;aussi je trouve maintenant tout naturel qu'on me méprise et jene m'en plains pas.
— On ne vous méprise pas pour cela, madame, reprenait madamede Saint-Cast, bien certainement non, madame; mais il estcertain que d'être riche ou d'être pauvre, cela fait une fièredifférence. Voilà le général qui en sait quelque chose, luiqui n'avait absolument rien, quand je l'ai épousé, — que sonépée, — et ce n'est pas une épée qui met du beurre dans lasoupe, n'est-ce pas, madame?
— Non, non, oh! non, madame, s'écria madame Aubry enapplaudissant à cette hardie métaphore. L'honneur et lagloire, c'est très beau dans les romans; mais j'aime mieux unebonne voiture, n'est-ce pas, madame?
— Oui, certainement, madame, et c'est ce que je disais cematin même au général en venant ici, n'est-ce pas, général?
— Hon! grommela le général, qui jouait tristement dans uncoin avec l'ancien corsaire.
— Vous n'aviez rien quand je vous ai épousé, général, repritmadame de Saint-Cast; vous ne songez pas à le nier, j'espère?
— Vous l'avez déjà dit! murmura le général.
— Ca n'empêche pas que sans moi vous iriez à pied, mongénéral, ce qui ne serait pas gai avec vos blessures… Cen'est pas avec vos six ou sept mille francs de retraite quevous pourriez rouler carrosse, mon ami… Je lui disais celace matin, madame, à propose de notre nouvelle voiture, qui estdouce comme il n'est pas possible d'être douce. Au surplus,j'y ai mis le prix: cela fait quatre bons mille francs demoins dans ma bourse, madame!
— Je le crois bien, madame! Ma voiture de gala m'en coûtaitbien cinq mille, en comptant la peau de tigre pour les pieds,qui valait à elle seule cinq cents francs.
— Moi, reprit madame de Saint-Cast, j'ai été forcée d'yregarder un peu, car je viens de renouveler mon meuble desalon, et rien qu'en tapis et en tentures, j'en ai pour quinzemille francs. C'est trop beau pour un trou de province, vousme direz, et c'est bien vrai… Mais toute la ville est àgenoux devant, et on aime à être respecté, n'est-ce pas,madame?
— Sans doute, madame, répliqua madame Aubry, on aime à êtrerespecté, et on n'est respecté qu'en proportion de l'argentqu'on a. Pour moi, je me console de n'être plus respectéeaujourd'hui, en pensant que, si j'étais encore ce que j'aiété, je verrais à mes pieds tous les gens qui me méprisent.
— Excepté moi, morbleu! s'écria le docteur Desmarets en selevant tout à coup. Vous auriez cent millions de rente quevous ne me verriez pas à vos pieds, je vous en donne ma paroled'honneur! Et là-dessus je vais prendre l'air… car, lediable m'emporte! on n'y tient plus.
En même temps le brave docteur sortit du salon, emportanttoute ma gratitude, car il m'avait rendu un véritable serviceen soulageant mon coeur oppressé d'indignation et de dégoût.
Bien que M. Desmarets soit établi dans la maison sur le piedd'un Saint-Jean Bouche d'or, à qui l'on souffre la plus grandeindépendance de langage, l'apostrophe avait été trop vive pourne pas causer dans l'assistance un sentiment de malaise qui setraduisit par un silence embarrassé. Madame Laroque le rompitadroitement en demandant à sa fille si huit heures étaientsonnées.
— Non, ma mère, répondit mademoiselle Marguerite, carmademoiselle de Porhoët n'est pas encore arrivée.
La minute d'après, comme le timbre de la pendule se mettait enbranle, la porte s'ouvrit, et mademoiselle Jocelynde dePorhoët-Gaël, donnant le bras au docteur Desmarets, entra dansle salon avec une précision astronomique.
Mademoiselle de Porhoët-Gaël, qui a vu cette année sonquatre-vingt-huitième printemps, et qui a l'apparence d'un longroseau conservé dans de la soie, est le dernier rejeton d'unefort noble race dont on croit retrouver les premiers ancêtresparmi les rois fabuleux de la vieille Armorique. Toutefoiscette maison ne prend sérieusement pied dans l'histoire qu'auXIIe siècle, en la personne de Juthaël, fils de Conan le Tort,issu de la branche cadette de Bretagne. Quelques gouttes dusang des Porhoët ont coulé dans les veines les plus illustresde France, dans celles des Rohan, des Lusignan, desPenthièvre, et ces grands seigneurs convenaient que ce n'étaitpas le moins pur de leur sang. Je me souviens qu'étudiant unjour, dans un accès de vanité juvénile, l'histoire desalliances de ma famille, j'y remarquai ce nom bizarre dePorhoët, et que mon père, très érudit en ces matières, me levanta beaucoup. Mademoiselle de Porhoët, qui reste aujourd'huiseule de son nom, n'a jamais voulu se marier, afin deconserver le plus longtemps possible, dans le firmament de lanoblesse française, la constellation de ces syllabes magiques: Porhoët-Gaël.
Le hasard voulut un jour qu'on parlât devant elle des originesde la maison de Bourbon.
— Les Bourbons, dit mademoiselle de Porhoët en plongeant àplusieurs reprises son aiguille à tricoter dans sa perruqueblonde, les Bourbons sont de bonne noblesse; mais (prenantsoudain un air modeste) il y a mieux!
Il est impossible au reste de ne point s'incliner devant cettevieille fille auguste, qui porte avec une dignité sans égalela triple et lourde majesté de la naissance, de l'âge et dumalheur. Un procès déplorable, qu'elle s'obstine à soutenirhors de France depuis une quinzaine d'années, aprogressivement réduit sa fortune, déjà très mince; c'est àpeine s'il lui reste aujourd'hui un millier de francs derevenu. Cette détresse n'a rien enlevé à sa fierté, rienajouté à son humeur: elle est gaie, égale, courtoise: ellevit, on ne sait comment, dans sa maisonnette avec une petiteservante, et elle trouve encore moyen de faire beaucoupd'aumônes. Madame Laroque et sa fille se sont prises pour leurnoble et pauvre voisine d'une passion qui les honore; elle estchez elles l'objet d'un respect attentif, et qui confondmadame Aubry. J'ai vu souvent mademoiselle Marguerite quitterla danse la plus animée pour faire le quatrième au whist demademoiselle de Porhoët: si le whist de mademoiselle dePorhoët (à cinq centimes la fiche) venait à manquer un seuljour, le monde finirait. Je suis moi-même un des partenairespréférés de la vieille demoiselle, et, le soir dont je parle,nous ne tardâmes pas, le curé, le docteur et moi, à noustrouver installés autour de la table de whist, en face et auxcôtés de la descendante de Conan le Tort.
Il faut savoir qu'au commencement du dernier siècle ungrand-oncle de mademoiselle de Porhoët, qui était attaché à lamaison du duc d'Anjou, passa les Pyrénées à la suite du jeuneprince devenu Philippe V, et fit en Espagne un établissementqui prospéra. Sa descendance directe paraît s'être éteinte ily a une quinzaine d'années, et mademoiselle de Porhoët, quin'avait jamais perdu de vue ses parents d'outre-monts, seporta aussitôt héritière de leur fortune, que l'on ditconsidérable: ses droits lui furent contestés, tropjustement, par une des plus vieilles maisons de Castille,alliée à la branche espagnole des Porhoët. De là ce procès quela malheureuse octogénaire poursuit à grands frais, dejuridiction en juridiction, avec une persistance qui touche àla manie, dont ses amis s'affligent et dont les indifférentss'amusent. Le docteur Desmarets, malgré le respect qu'ilprofesse pour mademoiselle de Porhoët, ne laisse pas lui-mêmede prendre parti au nombre des rieurs, d'autant plus qu'ildésapprouve formellement l'usage auquel la pauvre femmeconsacre en imagination son chimérique héritage, — à savoirl'érection, dans la ville voisine, d'une cathédrale du plusbeau style flamboyant, qui propagerait jusqu'au fond dessiècles futurs le nom de la fondatrice et d'une grande racedisparue. Cette cathédrale, rêve enté sur un rêve, est lejouet innocent de cette vieille enfant. Elle en a faitexécuter les plans: elle passe ses jours et quelquefois sesnuits à en méditer les splendeurs, à en changer lesdispositions, à y ajouter quelques ornements; elle en parlecomme d'un monument déjà bâti en praticable. "J'étais dans lanef de ma cathédrale; j'ai remarqué cette nuit dans l'ailenord de ma cathédrale une chose bien choquante; j'ai modifiéla livrée du suisse,et caetera."
— Eh bien, mademoiselle, dit le docteur tandis qu'il battaitles cartes, avez-vous travaillé à votre cathédrale depuishier?
— Mais oui, docteur. Il n'est même venu une idée assezheureuse. J'ai remplacé le mur plein, qui séparait le choeurde la sacristie, par un feuillage en pierre ouvragée, àl'imitation de la chapelle de Clisson, dans l'église deJosselin. C'est beaucoup plus léger.
— Oui, certainement; mais quelles nouvelles d'Espagne, enattendant? Ah çà! est-il vrai, comme je pense l'avoir lu cematin dans laRevue des Deux-Mondes, que le jeune duc deVilla-Hermosa vous propose de terminer votre procès àl'amiable, par un mariage?
Mademoiselle de Porhoët secoua d'un geste dédaigneux lepanache de rubans flétris qui flotte sur son bonnet:
— Je refuserais net, dit-elle.
— Oui, oui, vous dites cela, mademoiselle: mais que signifiedonc ce bruit de guitare qu'on entend depuis quelques nuitssous vos fenêtres?
— Bah!
— Bah! Et cet Espagnol en manteau et en bottes jaunes qu'onvoit rôder dans le pays, et qui soupire sans cesse?
— Vous êtes un folâtre, dit mademoiselle de Porhoët, quiouvrit brusquement sa tabatière. Au reste, puisque vous voulezle savoir, mon homme d'affaires m'a écrit de Madrid, il y adeux jours, qu'avec un peu de patience, nous verrions sansaucun doute la fin de nos maux.
— Parbleu! je crois bien! Savez-vous d'où il sort, votrehomme d'affaires? De la caverne de Gil Blas, directement. Ilvous tirera votre dernier écu et se moquera de vous. Ah! quevous seriez avisée de planter là une bonne fois cette folie,et de vivre tranquille!… A quoi vous serviraient desmillions, voyons? N'êtes-vous pas heureuse et considérée… etqu'est-ce que vous voulez de plus?… Quant à votrecathédrale, je n'en parle pas, parce que c'est une mauvaiseplaisanterie.
— Ma cathédrale n'est une mauvaise plaisanterie qu'aux yeuxdes mauvais plaisants, docteur Desmarets; d'ailleurs, jedéfends mon droit, je combats pour la justice: ces biens sontà moi, je l'ai entendu dire cent fois à mon père, et jamais,de mon gré, ils n'iront à des gens qui sont aussi étrangers àma famille en définitive que vous, mon cher ami, ou quemonsieur, ajouta-t-elle en me désignant d'un signe de tête.
J'eus l'enfantillage de me trouver piqué de la politesse, etje ripostai aussitôt:
— En ce qui me concerne, mademoiselle, vous vous trompez, carma famille a eu l'honneur d'être alliée à la vôtre, etréciproquement.
En entendant ces paroles énormes, mademoiselle de Porhoëtrapprocha vivement de son menton pointu les cartes développéesen éventail dans sa main, et, redressant sa taille élancée,elle me regarda en face pour s'assurer d'abord de l'état de maraison, puis elle reprit son calme par un effort surhumain,et, approchant de son nez effilé une pincée de tabac d'Espagne:
— Vous me prouverez cela, jeune homme, me dit-elle.
Honteux de ma ridicule vanterie et très embarrassé des regardscurieux qu'elle m'avait attirés, je m'inclinai gauchement sansrépondre. Notre whist s'acheva dans un silence morne. Il étaitdix heures, et je me préparais à m'esquiver, quandmademoiselle de Porhoët me toucha le bras:
— Monsieur l'intendant, dit-elle, me fera-t-il l'honneur dem'accompagner jusqu'au bout de l'avenue?
Je la saluai encore, et je la suivis. Nous nous trouvâmesbientôt dans le parc. La petite servante, en costume du pays,marchait la première, portant une lanterne; puis venaitmademoiselle de Porhoët, raide et silencieuse, relevant d'unemain soigneuse et décente les maigres plis de son fourreau desoie: elle avait sèchement refusé l'offre de mon bras, et jem'avançais à ses côtés, la tête basse, très mal satisfait demon personnage. Au bout de quelques minutes de cette marchefunèbre:
— Eh bien, monsieur, me dit la vieille demoiselle, parlezdonc, j'attends. Vous avez dit que ma famille avait été alliéeà la vôtre, et comme une alliance de cette espèce est un pointd'histoire entièrement nouveau pour moi, je vous serai trèsobligée de vouloir bien me l'éclaircir.
J'avais décidé à part moi que je devais à tout prix maintenirle secret de mon incognito.
— Mon Dieu! mademoiselle, dis-je, j'ose espérer que vousexcuserez une plaisanterie échappée au courant de laconversation…
— Une plaisanterie! s'écria mademoiselle de Porhoët. Lamatière, en effet, prête beaucoup à la plaisanterie. Etcomment appelez-vous, monsieur, dans ce siècle-ci, lesplaisanteries qu'on adresse bravement à une vieille femme sansprotection, et qu'on n'oserait se permettre en face d'unhomme?
— Mademoiselle, vous ne me laissez aucune retraite possible;il ne me reste qu'à me fier à votre discrétion. Je ne sais,mademoiselle, si le nom des Champcey d'Hauterive vous estconnu?
— Je connais parfaitement, monsieur, les Champceyd'Hauterive, qui sont une bonne, une excellente famille duDauphiné. Quelle conclusion en tirez-vous?
— Je suis aujourd'hui le représentant de cette famille.
— Vous? dit mademoiselle de Porhoët en faisant une haltesubite; vous êtes un Champcey d'Hauterive?
— Mâle, oui, mademoiselle.
— Ceci change la thèse, dit-elle; donnez-moi votre bras, moncousin, et contez-moi votre histoire.
Je crus que dans l'état des choses le mieux étaiteffectivement de ne lui rien cacher. Je terminais le péniblerécit des infortunes de ma famille quand nous nous trouvâmesen face d'une maisonnette singulièrement étroite et basse, quiest flanquée à l'un des angles d'une espèce de colombierécrasé à toit pointu.
— Entrez, marquis, me dit la fille des rois de Gaël, arrêtéesur le seuil de son pauvre palais, entrez donc, je vous prie.
L'instant d'après, j'étais introduit dans un petit salontristement pavé de briques; sur la tapisserie qui couvrait lesmurs se pressaient une dizaine de portraits d'ancêtresblasonnés de l'hermine ducale; au-dessus de la cheminée, jevis étinceler une magnifique pendule d'écaille incrustée decuivre et surmontée d'un groupe qui figurait le char duSoleil. Quelques fauteuils à dossier ovale et un vieux canapéà jambes grêles complétaient la décoration de cette pièce, oùtout accusait une propreté rigide, et où l'on respirait uneodeur concentrée d'iris, de tabac d'Espagne et de vaguesaromates.
— Asseyez-vous, me dit la vieille demoiselle en prenant elle-mêmeplace sur le canapé; asseyez-vous, mon cousin, car, bienqu'en réalité nous ne soyons point parents et que nous nepuissions l'être, puisque Jeanne de Porhoët et Hugues deChampcey ont eu, soit dit entre nous, la sottise de ne pointfaire souche, il me sera agréable, avec votre permission, devous traiter de cousin dans le tête-à-tête, afin de tromper uninstant le sentiment douloureux de ma solitude en ce monde.Ainsi donc, mon cousin, voilà où vous en êtes: la passe estrude, assurément. Toutefois, je vous suggérerai quelquespensées qui me sont habituelles, et qui me paraissent denature à vous offrir de sérieuses consolations. En premierlieu, mon cher marquis, je me dis souvent qu'au milieu de tousces pleutres et anciens domestiques qu'on voit aujourd'huirouler carrosse, il y a dans la pauvreté un parfum supérieurde distinction et de bon goût. En outre, je ne suis pas loinde croire que Dieu a voulu réduire quelques-uns d'entre nous àune vie étroite, afin que ce siècle grossier, matériel, affaméd'or, ait toujours sous les yeux, dans nos personnes, un genrede mérite, de dignité, d'éclat, où l'or et la matièren'entrent pour rien, — que rien ne puisse acheter, — qui nesoit pas à vendre! Telle est mon cousin, suivant touteapparence, la justification providentielle de votre fortune etde la mienne.
Je témoignai à mademoiselle de Porhoët combien je me sentaisfier d'avoir été choisi avec elle pour donner au monde lenoble enseignement dont il a si grand besoin et dont il paraîtsi disposé à profiter. Puis elle reprit:
— Pour mon compte, monsieur, je suis faite à l'indigence, etj'en souffre peu; quand on a vu dans le cours d'une vie troplongue un père de son nom, quatre frères dignes de leur père,succomber avant l'âge sous le plomb ou sous l'acier, quand ona vu périr successivement tous les objets de son affection etde son culte, il faudrait avoir l'âme bien petite pour sepréoccuper d'une table plus ou moins copieuse, d'une toiletteplus ou moins fraîche. Certes, marquis, si mon aisancepersonnelle était seule en cause, vous pouvez croire que jeferais bon marché de mes millions d'Espagne; mais il me sembleconvenable et de bon exemple qu'une maison comme la mienne nedisparaisse point de la terre sans laisser après elle unetrace durable, un monument éclatant de sa grandeur et de sescroyances. C'est pourquoi, à l'imitation de quelques-uns denos ancêtres, j'ai songé, mon cousin, et je ne renonceraijamais, tant que j'aurai vie, à la pieuse fondation dont vousn'êtes pas sans avoir entendu parler.
S'étant assurée de mon assentiment, la vieille et noble filleparut se recueillir, et, tandis qu'elle promenait un regardmélancolique sur les images à demi effacées de ses aïeux, lapendule héréditaire troubla seule dans l'obscur salon lesilence de minuit.
— Il y aura, reprit tout à coup mademoiselle de Porhoët d'unevoix solennelle, il y aura un chapitre de chanoines réguliersattaché au service de cette église. Chaque jour, à matines, ilsera dit dans la chapelle particulière de ma famille une messebasse pour le repos de mon âme et des âmes de mes aïeux. Lespieds de l'officiant fouleront un marbre sans inscription quiformera la marche de l'autel, et qui couvrira mes restes.
Je m'inclinai avec l'émotion d'un visible respect. Mademoiselle de Porhoët prit ma main et la serra doucement.
— Je ne suis point folle, cousin, reprit-elle, quoi qu'ondise. Mon père, qui ne mentait point, m'a toujours assuré qu'àl'extinction des descendants directs de notre brancheespagnole, nous aurions seuls droit à l'héritage. Sa mortsoudaine et violente ne lui permit pas malheureusement de nousdonner sur ce sujet des renseignements plus précis; mais, nepouvant douter de sa parole, je ne doute pas de mon droit…Cependant, ajouta-t-elle après une pause et avec un accent detouchante tristesse, si je ne suis point folle, je suisvieille, et ces gens de là-bas le savent bien. Ils me traînentdepuis quinze ans de délais en délais; ils attendent ma mort,qui finira tout… Et voyez-vous, ils n'attendront paslongtemps: il faudra faire un de ces matins, je le sens bien,mon dernier sacrifice… Cette pauvre cathédrale, — mon seulamour, — qui avait remplacé dans mon coeur tant d'affectionsbrisées ou refoulées, — elle n'aura jamais qu'une pierre,celle de mon tombeau.
La vieille demoiselle se tut. Elle essuya de ses mainsamaigries deux larmes qui coulaient sur son visage flétri,puis ajouta en s'efforçant de sourire:
— Pardon, mon cousin, vous avez assez de vos malheurs. —Excusez-moi… D'ailleurs il est tard; retirez-vous, vous mecompromettez.
Avant de partir, je recommandai de nouveau à la discrétion demademoiselle de Porhoët le secret que j'avais dû lui confier.Elle me répondit d'une manière un peu évasive que je pouvaisêtre tranquille, qu'elle saurait ménager mon repos et madignité. Toutefois, les jours suivants, je soupçonnai, auredoublement d'égards dont m'honorait madame Laroque, que marespectable amie lui avait transmis ma confidence.Mademoiselle de Porhoët n'hésita pas du reste à en convenir,m'assurant qu'elle n'avait pu faire moins pour l'honneur de safamille, et que madame Laroque était d'ailleurs incapable detrahir, même vis-à-vis de sa fille, un secret confié à sadélicatesse.
Cependant ma conférence avec la vieille demoiselle m'avaitlaissé pénétré d'un respect attendri dont j'essayai de luidonner des marques. Dès le lendemain, dans la soirée,j'appliquai à l'ornementation intérieure et extérieure de sachère cathédrale toutes les ressources de mon crayon. Cetteattention, à laquelle elle s'est montrée sensible, a pris peuà peu la régularité d'une habitude. Presque chaque soir, aprèsle whist, je me mets au travail, et l'idéal monuments'enrichit d'une statue, d'une chaire ou d'un jubé.Mademoiselle Marguerite, qui semble porter à sa voisine unesorte de culte, a voulu s'associer à mon oeuvre de charité enconsacrant à la basilique des Porhoët un album spécial que jesuis chargé de remplir.
J'offris en outre à ma vieille confidente de prendre ma partdes démarches, des recherches et des soins de toute nature quepeut susciter son procès. La pauvre femme m'avoua que je luirendais service, qu'à la vérité elle pouvait encore tenir sacorrespondance au courant, mais que ses yeux affaiblisrefusaient de déchiffrer les documents manuscrits de sonchartrier, et qu'elle n'avait voulu jusque-là se fairesuppléer par personne dans ce travail, si important qu'il pûtêtre pour sa cause, afin de ne pas donner une nouvelle prise àla raillerie incivile des gens du pays. Bref, elle m'agréa enqualité de conseil et de collaborateur. Depuis ce temps, j'aiétudié en conscience le volumineux dossier de son procès, etje suis demeuré convaincu que l'affaire, qui doit être jugéeen dernier ressort un de ces jours, est absolument perdued'avance. M. Laubépin, que j'ai consulté, partage cetteopinion, que je m'efforcerai au surplus de cacher à ma vieilleamie, tant que les circonstances le permettront. En attendant,je lui fais le plaisir de dépouiller pièce par pièce sesarchives de famille, dans lesquelles elle espère toujoursdécouvrir quelque titre décisif en sa faveur. Malheureusementces archives sont fort riches, et le colombier en est remplidepuis le toit jusqu'à la cave.
Hier, je m'étais rendu de bonne heure chez mademoiselle dePorhoët, afin d'y achever avant l'heure du déjeuner ledépouillement de la liasse numéro 115, que j'avais commencé laveille. La maîtresse du logis n'étant pas encore levée, jem'installai dans bruit dans le salon, moyennant la complicitéde la petite servante, et je me mis solitairement à mapoudreuse besogne. Au bout d'une heure environ, comme jeparcourais avec une joie extrême le dernier feuillet de laliasse 115, je vis entrer mademoiselle de Porhoët traînantavec peine un énorme paquet fort proprement recouvert d'unlinge blanc:
— Bonjour, me dit-elle, mon aimable cousin. Ayant appris quevous vous donniez ce matin de la peine pour moi, j'ai voulum'en donner pour vous. Je vous apporte la liasse 116.
Il y a dans je ne sais quel conte une princesse malheureusequ'on enferme dans une tour, et à qui une fée ennemie de safamille impose coup sur coup une série de travauxextraordinaires et impossibles; j'avoue qu'en ce momentmademoiselle de Porhoët, malgré toutes ses vertus, me parutêtre proche parente de cette fée.
— J'ai rêvé cette nuit, continua-t-elle, que cette liassecontenant la clef de mon trésor espagnol. Vous m'obligerezdonc beaucoup de n'en point différer l'examen. Ce travailterminé, vous me ferez l'honneur d'accepter un repas modesteque je prétends vous offrir sous l'ombrage de ma tonnelle.
Je me résignai donc. Il est inutile de dire que labienheureuse liasse 116 ne contenait, comme les précédentes,que la vaine poussière des siècles. A midi précis, la vieilledemoiselle vint me présenter son bras, et me conduisit encérémonie dans un petit jardin festonné de buis, qui forme,avec un bout de prairie contiguë, tout le domaine actuel desPorhoët. La table était dressée sous une charmille arrondie enberceau, et le soleil d'une belle journée d'été jetait àtravers les feuilles quelques rayons irisés sur la nappeéclatante et parfumée. J'achevais de faire honneur au pouletdoré, à la fraîche salade et à la bouteille de vieux bordeauxqui composaient le menu du festin, quand mademoiselle dePorhoët, qui avait paru enchantée de mon appétit, fit tomberla conversation sur la famille Laroque.
— Je vous confesse, me dit-elle, que l'ancien corsaire ne meplaît point. Je me souviens qu'il avait, lorsqu'il arriva dansce pays, un grand singe familier qu'il habillait endomestique, et avec lequel il semblait s'entendreparfaitement. Cet animal était un vraie peste dans le canton,et il n'y avait qu'un homme sans éducation et sans décence quipût s'en être affublé. On disait que c'était un singe, et j'yconsentais; mais au fond je pense que c'était tout bonnementun nègre, d'autant plus que j'ai toujours soupçonné son maîtred'avoir fait le trafic de cette denrée sur la côte d'Afrique.Au surplus, feu M. Laroque le fils était un homme de bien ettrès comme il faut. Quant à ces dames, parlant bien entendu demadame Laroque et de sa fille, et nullement de la veuve Aubry,qui est une créature de bas aloi, quant à ces dames, dis-je,il n'y a pas d'éloges qu'elles ne méritent.
Nous en étions là quand le pas relevé d'un cheval se fitentendre dans le sentier qui borde extérieurement le mur dujardin. Au même instant on frappa quelques coups secs à unpetite porte voisine de la tonnelle:
— Eh bien, dit mademoiselle de Porhoët, qui va là?
Je levai les yeux, et je vis flotter une plume noire au-dessusde la crête du mur.
— Ouvrez, dit gaiement en dehors une voix d'un timbre graveet musical; ouvrez, c'est la fortune de la France!
— Comment! c'est vous, ma mignonne! s'écria la vieilledemoiselle. Courez vite, mon cousin.
La porte ouverte, je faillis être renversé par Mervyn, qui seprécipita à travers mes jambes, et j'aperçus mademoiselleMarguerite, qui s'occupait d'attacher les rênes de son chevalaux barres d'une clôture.
— Bonjour, monsieur, me dit-elle, sans montrer la moindresurprise de me trouver là.
Puis, relevant sur son bras les longs plis de sa jupetraînante, elle entra dans le jardin.
— Soyez la bienvenue en ce beau jour, la belle fille, ditmademoiselle de Porhoët, et embrassez-moi. Vous avez couru,jeune folle, car vous avez la visage couvert d'une pourprevive, et le feu vous sort littéralement des yeux. Quepourrais-je vous offrir, ma merveille?
— Voyons! dit mademoiselle Marguerite en jetant un regard surla table; qu'est-ce que vous avez là?… Monsieur a donc toutmangé?… Au reste je n'ai pas faim, j'ai soif.
— Je vous défends bien de boire dans l'état où vous êtes;mais attendez… il y a encore quelques fraises dans cetteplate-bande…
— Des fraises! O gioia! chanta la jeune fille… Prenez viteune de ces grandes feuilles, monsieur, et venez avec moi.
Pendant que je choisissais la plus large feuille d'un figuier,mademoiselle de Porhoët, fermant un oeil à demi et suivant del'autre avec un sourire de complaisance la fière démarche desa favorite à travers les allées pleines de soleil:
— Regardez-la donc, cousin, me dit-elle tout bas, ne serait-ellepas digne d'être des nôtres?
Cependant mademoiselle Marguerite, penchée sur la plate-bandeet trébuchant à chaque pas dans sa traîne, saluait d'un petitcri d'allégresse chaque fraise qu'elle parvenait à découvrir.Je me tenais près d'elle, étalant dans ma main la feuille defiguier sur laquelle elle déposant de temps en temps unefraise contre deux qu'elle croquait pour se donner patience.Quand la moisson fut suffisante à son gré, nous revînmes entriomphe sous la tonnelle; ce qui restait de fraises futsaupoudré de sucre, puis mangé à belles et très belles dents.
— Ah! que ça m'a fait de bien! dit alors mademoiselleMarguerite en jetant son chapeau sur un banc et en serenversant contre la clôture de charmille. Et maintenant, pourcompléter mon bonheur, ma chère demoiselle, vous allez meconter des histoires du temps passé, du temps où vous étiezune belle guerrière.
Mademoiselle de Porhoët, souriante et ravie, ne se fit pasprier davantage pour tirer de sa mémoire les épisodes les plusmarquants de ses intrépides chevauchées à la suite des Lescureet des La Rochejaquelin. J'eus en cette occasion une nouvellepreuve de l'élévation d'âme de ma vieille amie, quand jel'entendis rendre hommage en passant à tous les héros de cesguerres gigantesques, sans acception de drapeau. Elle parlaiten particulier du général Hoche, dont elle avait été lacaptive de guerre, avec une admiration presque tendre.Mademoiselle Marguerite prêtait à ces récits une attentionpassionnée qui m'étonna. Tantôt, à demi ensevelie dans saniche de charmille et ses longs cils un peu baissés, ellegardait l'immobilité d'une statue; tantôt, l'intérêt devenantplus vif, elle s'accoudait sur la petite table, et, plongeantsa belle main dans les flots de sa chevelure dénouée, elledardait sur la vieille Vendéenne l'éclair continu de sesgrands yeux.
Il faut bien le dire, je compterai toujours parmi les plusdouces heures de ma triste vie celles que je passai àcontempler sur ce noble visage les reflets d'un ciel radieuxmêlés aux impressions d'un coeur vaillant.
Les souvenirs de la conteuse épuisés, mademoiselle Margueritel'embrassa, et, réveillant Mervyn, qui dormait à ses pieds,elle annonça qu'elle retournait au château. Je ne me fis aucunscrupule de partir en même temps, convaincu que je ne pouvaislui causer aucun embarras. A part en effet l'extrêmeinsignifiance de ma personne et de ma compagnie aux yeux de lariche héritière, le tête-à-tête en général n'a rien de gênantpour elle, sa mère lui ayant donné résolument l'éducationlibérale qu'elle a reçue elle-même dans une des coloniesbritanniques: on sait que la méthode anglaise accorde auxfemmes avant le mariage toute l'indépendance dont nous lesgratifions sagement le jour où les abus en deviennentirréparables.
Nous sortîmes donc ensemble du jardin; je lui tins l'étrierpendant qu'elle montait à cheval, et nous nous mîmes en marchevers le château. Au bout de quelques pas:
— Mon Dieu! monsieur, me dit-elle, je suis venue là vousdéranger fort mal à propos, il me semble. Vous étiez en bonnefortune.
— C'est vrai, mademoiselle; mais, comme j'y étais depuislongtemps, je vous pardonne, et même je vous remercie.
— Vous avez beaucoup d'attentions pour notre pauvre voisine. Ma mère vous en est très reconnaissante.
— Et la fille de madame votre mère? dis-je en riant.
— Oh! moi, je m'exalte moins facilement. Si vous avez laprétention que je vous admire, il faut avoir la bontéd'attendre encore un peu de temps. Je n'ai point l'habitude dejuger légèrement des actions humaines, qui ont généralementdeux faces. J'avoue que votre conduite à l'égard demademoiselle de Porhoët a belle apparence; mais… — Elle fitune pause, hocha la tête, et reprit d'un ton sérieux, amer etvéritablement outrageant: — Mais je ne suis pas bien sûreque vous ne lui fassiez pas la cour dans l'espoir d'hériterd'elle.
Je sentis que je pâlissais. Toutefois, réfléchissant auridicule de répondre en capitan à cette jeune fille, je mecontins, et je lui dis avec gravité:
— Permettez-moi, mademoiselle, de vous plaindre sincèrement.
Elle parut très surprise.
— De me plaindre, monsieur?
— Oui, mademoiselle, souffrez que je vous exprime la pitiérespectueuse à laquelle vous me paraissez avoir droit.
— La pitié! dit-elle en arrêtant son cheval et en tournantlentement vers moi ses yeux à demi clos par le dédain. Je n'aipas l'avantage de vous comprendre!
— Cela est cependant fort simple, mademoiselle; si ladésillusion du bien, le doute et la sécheresse d'âme sont lesfruits les plus amers de l'expérience d'une longue vie, rienau monde ne mérite plus de compassion qu'un coeur flétri parla défiance avant d'avoir vécu.
— Monsieur, répliqua mademoiselle Laroque avec une vivacitétrès étrangère à son langage habituel, vous ne savez pas dequoi vous parlez! Et, ajouta-t-elle plus sévèrement, vousoubliez à qui vous parlez!
— Cela est vrai, mademoiselle, répondis-je doucement enm'inclinant; je parle un peu sans savoir, et j'oublie un peu àqui je parle; mais vous m'en avez donné l'exemple.
Mademoiselle Marguerite, les yeux fixés sur la cime des arbresqui bordaient le chemin, me dit alors avec une hauteurironique:
— Faut-il vous demander pardon?
— Assurément, mademoiselle, repris-je avec force; si l'un denous deux avait ici un pardon à demander, ce serait vous:vous êtes riche, et je suis pauvre: vous pouvez voushumilier… je ne le puis pas!
Il y eut un silence. Ses lèvre serrées, ses narines ouvertes,la pâleur soudaine de son front, témoignaient du combat qui selivrait en elle. Tout à coup, abaissant sa cravache comme pourun salut.
— Eh bien! dit-elle, pardon!
En même temps elle fouetta violemment son cheval, et partit augalop, me laissant au milieu du chemin.
Je ne l'ai pas revue depuis.
30 juillet.
Le calcul des probabilités n'est jamais plus vain quelorsqu'il s'exerce au sujet des pensées et des sentimentsd'une femme. Ne me souciant pas de me trouver de sitôt enprésence de mademoiselle Marguerite après la scène pénible quiavait eu lieu entre nous, j'avais passé deux jours sans memontrer au château: j'espérais à peine que ce courtintervalle eût suffi pour calmer les ressentiments que j'avaissoulevés dans ce coeur hautain. Cependant, avant-hier matin,vers sept heures, comme je travaillais près de la fenêtreouverte de ma tourelle, je m'entendis appeler tout à coup surle ton d'un enjouement amical par la personne même dont jecroyais m'être fait une ennemie.
— Monsieur Odiot, êtes-vous là?
Je me présentai à ma fenêtre, et j'aperçus dans une barque,qui stationnait près du pont, mademoiselle Marguerite,retroussant d'une main le bord de son chapeau de paille bruneet levant les yeux vers ma tour obscure.
— Me voici, mademoiselle, dis-je avec empressement.
— Venez-vous vous promener?
Après les justes alarmes dont j'avais été tourmenté pendantdeux jours, tant de condescendance me fit craindre, suivant laformule, d'être le jouet d'un rêve insensé.
— Pardon, mademoiselle;… comment dites-vous?
— Venez-vous faire une petite promenade avec Alain, Mervyn etmoi?
— Certainement, mademoiselle.
— Eh bien, prenez votre album.
Je me hâtai de descendre, et j'accourus sur le bord de larivière.
— Ah! ah! me dit la jeune fille en riant, vous êtes de bonnehumeur ce matin, à ce qu'il paraît?
Je murmurai gauchement quelques paroles confuses, dont le butétait de faire entendre que j'étais toujours de bonne humeur,ce dont mademoiselle Marguerite parut mal convaincue; puis jesautai dans le canot, et je m'assis à côté d'elle.
— Nagez, Alain, dit-elle aussitôt, et le vieil Alain, qui sepique d'être un maître canotier, se mit à battreméthodiquement des rames, ce qui lui donnait la mine d'unoiseau pesant qui fait de vains efforts pour s'envoler. — Ilfaut bien, reprit alors mademoiselle Marguerite, que je viennevous arracher de votre donjon, puisque vous boudez obstinémentdepuis deux jours.
— Mademoiselle, je vous assure que la discrétion seule… lerespect… la crainte.
— Oh! mon Dieu! le respect… la crainte… Vous boudiez,voilà. Nous valons mieux que vous, positivement. Ma mère quiprétend, je ne sais pas trop pourquoi, que nous devons voustraiter avec une considération très distinguée, m'a priée dem'immoler sur l'autel de votre orgueil, et en fille obéissanteje m'immole.
Je lui exprimai vivement et bonnement ma franchereconnaissance.
— Pour ne pas faire les choses à demi, reprit-elle, j'airésolu de vous donner une fête à votre goût: ainsi voilà unebelle matinée d'été, des bois et des clairières avec tous leseffets de lumière désirables, des oiseaux qui chantent sous lafeuillée, une barque mystérieuse qui glisse sur l'onde… Vousqui aimez ces sortes d'histoires, vous devez être content?
— Je suis ravi, mademoiselle.
— Ah! ce n'est pas malheureux.
Je me trouvais en effet pour le moment assez satisfait de monsort. Les deux rives entre lesquelles nous glissions étaientjonchées de foin nouvellement coupé qui parfumait l'air. Jevoyais fuir autour de nous les sombres avenues du parc que lesoleil du matin parsemait de traînées éclatantes; des millionsd'insectes s'enivraient de rosée dans le calice des fleurs, enbourdonnant joyeusement. Vis-à-vis de moi, le bon Alain mesouriait à chaque coup de rame d'un air de complaisance et deprotection; plus près, mademoiselle Marguerite, vêtue de blanccontre sa coutume, belle, fraîche et pure comme une pervenche,secouait d'une main les perles humides que l'heure matinalesuspendait à la dentelle de son chapeau, et présentait l'autrecomme un appât au fidèle Mervyn, qui nous suivait à la nage.Véritablement il n'aurait pas fallu me prier bien fort pour mealler au bout du monde dans cette petite barque blanche.
Comme nous sortions des limites du parc, en passant sous unedes arches qui percent le mur d'enceinte:
— Vous ne me demandez pas où je vous mène, monsieur? me ditla jeune créole.
— Non, non, mademoiselle, cela m'est parfaitement égal.
— Je vous mène dans le pays des fées.
— Je m'en doutais.
— Mademoiselle Hélouin, plus compétente que moi en matièrepoétique, a dû vous dire que les bouquets de bois qui couvrentce pays à vingt lieues à la ronde sont les restes de lavieille forêt de Brocéliande, où chassaient les ancêtres devotre amie mademoiselle de Porhoët, les souverains de Gaël, etoù le grand-père de Mervyn, que voici, fut enchanté, toutenchanteur qu'il était, par une demoiselle du nom de Viviane.Or nous serons bientôt en pleine centre de cette forêt. Et sice n'est pas assez pour vous monter l'imagination, sachez queces bois gardent encore mille traces de la mystérieusereligion des Celtes; ils en sont pavés. Vous avez donc ledroit de vous figurer sous chacun de ces ombrages un druide enrobe blanche, et de voir reluire une faucille d'or dans chaquerayon de soleil. Le culte de ces vieillards insupportables amême laissé près d'ici, dans un site solitaire, romantique, etcaetera, un monument devant lequel les personnes disposées àl'extase ont coutume de se pâmer: j'ai pensé que vous auriezdu plaisir à le dessiner, et comme le lieu n'est pas facile àdécouvrir, j'ai résolu de vous servir de guide, ne vousdemandant en retour que de m'épargner les explosions d'unenthousiasme auquel je ne saurais m'associer.
— Soit, mademoiselle, je me contiendrai.
— Je vous en prie!
— C'est entendu. Et comment appelez-vous ce monument?
— Moi, je l'appelle un tas de grosses pierres; lesantiquaires l'appellent, les uns simplement undolmen, lesautres, plus prétentieux, uncromlech; les gens du pays lenomment, sans expliquer pourquoi, lamigourdit(1). [(1). Dans lebois de Cadoudal (Morbihan).]
Cependant nous descendions doucement le cours de l'eau, entredeux bandes de prairies humides; des boeufs de petite taille,à la robe noire pour la plupart, aux longues cornes acérées,se levaient çà et là au bruit des rames, et nous regardaientpasser d'un air farouche. Le vallon, où serpentait la rivièrequi allait s'élargissant, était fermé des deux côtés par unechaîne de collines, les unes couvertes de bruyères et d'ajoncsdesséchés, les autres de tailles verdoyants. De temps à autreun ravin transversal ouvrait entre deux coteaux uneperspective sinueuse, au fond de laquelle on voyait s'arrondirle sommet bleu d'une montagne éloignée. MademoiselleMarguerite, malgré son incompétence, ne laissait pas designaler successivement à mon attention tous les charmes de cepaysage sévère et doux, ne manquant pas toutefoisd'accompagner chacune de ses remarques d'une réserve ironique.
Depuis un moment, un bruit sourd et continu semblait annoncerle voisinage d'une chute d'eau, quand la vallée se resserratout à coup et prit l'aspect d'une gorge retirée et sauvage. Agauche se dressait une haute muraille de roches plaquées demousse; des chênes et des sapins, entremêlés de lierre et debroussailles pendantes, s'étageaient dans les crevassesjusqu'au faîte de la falaise, jetant une ombre mystérieuse surl'eau plus profonde qui baignait le pied des rochers. Devantnous, à quelques centaines de pas, l'onde bouillonnait,écumait, puis disparaissait soudain, la ligne brisée de larivière se dessinant à travers une fumée blanchâtre sur unfond lointain de confuse verdure. A notre droite, la riveopposée à la falaise ne présentait plus qu'une faible marge deprairie en pente, sur laquelle les collines chargées de boismarquaient une frange de velours sombre.
— Accoste! dit la jeune créole.
Pendant qu'Alain amarrait la barque aux branches d'un saule:
— Eh bien, monsieur, reprit-elle en sautant légèrement surl'herbe, vous ne vous trouvez pas mal? vous n'êtes pasrenversé, pétrifié, foudroyé? On dit pourtant que c'est trèsjoli, cet endroit-ci. Moi, je l'aime parce qu'il y faittoujours frais… Mais suivez-moi dans ces bois, — si vousl'osez, — et je vais vous montrer ces fameuses pierres.
Mademoiselle Marguerite, vive, alerte et gaie comme je nel'avais jamais vue, franchit la prairie en deux bonds, et pritun sentier qui s'enfonçait dans la futaie en gravissant lescoteaux. Alain et moi nous la suivîmes en file indienne. Aprèsquelques minutes d'une marche rapide, notre conductrices'arrêta, parut se consulter un moment et s'orienter, puisséparant délibérément deux branches entrelacées, elle quittale chemin tracé et se lança en peine taillis. Le voyage devintalors moins agréable. Il était très difficile de se frayerpassage à travers les jeunes chênes déjà vigoureux dont secomposait ce taillis, et qui entre-croisaient, comme lespalissades de Robinson, leurs troncs obliques et leurs rameauxtouffus. Alain et moi du moins, nous avancions à grand'peine,courbés en deux, nous heurtant la tête à chaque pas, etfaisant tomber sur nous, à chacun de nos lourds mouvements,une pluie de rosée; mais mademoiselle Marguerite, avecl'adresse supérieure et la souplesse féline de son sexe, seglissait sans aucun effort apparent à travers les intersticesde ce labyrinthe, riant de nos souffrances, et laissantnégligemment se détendre derrière elle les branches flexiblesqui venaient nous fouetter les yeux.
Nous arrivâmes enfin dans une clairière très étroite quiparaît couronner le sommet de cette colline: là j'aperçus,non sans émotion, la sombre et monstrueuse table de pierre,soutenue par cinq ou six blocs énormes qui sont à demi engagésdans le sol, et y forment une caverne vraiment pleine d'unehorreur sacrée. Au premier aspect, il y a dans cet intactmonument des temps presque fabuleux et des religionsprimitives, une puissance de vérité, une sorte de présenceréelle qui saisit l'âme et donne le frisson. Quelques rayonsde soleil, pénétrant la feuillée, filtraient à travers lesassises disjointes, jouaient sur la dalle sinistre etprêtaient une grâce d'idylle à cet autel barbare. MademoiselleMarguerite elle-même parut pensive et recueillie. Pour moi,après avoir pénétré dans la caverne et examiné ledolmen soustoutes ses faces, je me mis en devoir de le dessiner.
Il y avait dix minutes environ que je m'absorbais dans cetravail, sans me préoccuper de ce qui pouvait se passer autourde moi, quand mademoiselle Marguerite me dit tout à coup:
— Voulez-vous une Velléda pour animer le tableau?
Je levai les yeux. Elle avait enroulé autour de son front unépais feuillage de chêne, et se tenait debout à la tête dudolmen, légèrement appuyée contre un faisceau de jeunes arbres: sous le demi-jour de la ramée, sa robe blanche prenaitl'éclat du marbre, et ses prunelles étincelaient d'un feuétrange dans l'ombre projetée par le relief de sa couronne.Elle était belle, et je crois qu'elle le savait. Je laregardais sans trouver rien à lui dire, quand elle reprit:
— Si je vous gêne, je vais m'ôter.
— Non, je vous en prie.
— Eh bien, dépêchez-vous: mettez aussi Mervyn, il sera ledruide, et moi la druidesse.
J'eus le bonheur de reproduire assez fidèlement, grâce auvague d'une ébauche, la poétique vision dont j'étais favorisé.Elle vint avec une apparence d'empressement examiner mondessin.
— Ce n'est pas mal, dit-elle. Puis elle jeta sa couronne enriant, et ajouta: — Convenez que je suis bonne.
J'en convins: j'aurais même avoué en outre, si elle l'eûtdésiré, qu'elle ne manquait pas d'un grain de coquetterie;mais elle ne serait pas femme sans cela, et la perfection esthaïssable: il fallait aux déesses elles-mêmes, pour êtreaimées, quelque chose de plus que leur immortelle beauté.
Nous regagnâmes, à travers l'inextricable taillis, le sentiertracé dans le bois, et nous redescendîmes vers la rivière.
— Avant de repartir, me dit la jeune fille, je veux vousmontrer la cataracte, d'autant plus que je compte me donner àmon tour un petit divertissement. Venez, Mervyn! Venez, monbon chien! Que tu es beau, va!
Nous nous trouvâmes bientôt sur la berge en face des récifsqui barraient le lit de la rivière. L'eau se précipitait d'unehauteur de quelques pieds au fond d'un large bassinprofondément encaissé et de forme circulaire, que paraissaitborner de toutes parts un amphithéâtre de verdure parsemé deroches humides. Cependant quelques ravines invisiblesrecevaient le trop plein du petit lac, et ces ruisseauxallaient se réunir de nouveau un peu plus loin dans un litcommun.
— Ce n'est pas précisément le Niagara, me dit mademoiselleMarguerite en élevant un peu la voix pour dominer le bruit dela chute; mais j'ai entendu dire à des connaisseurs, à desartistes, que c'était néanmoins assez gentil. Avez-vousadmiré? Bien! Maintenant j'espère que vous accorderez à Mervynce qui peut vous rester d'enthousiasme. Ici, Mervyn!
Le terre-neuve vint se poster à côté de sa maîtresse, et laregarda en tressaillant d'impatience. La jeune fille alors,ayant lesté son mouchoir de quelques cailloux, le lança dansle courant un peu au-dessus de la chute. Au même moment,Mervyn tombait comme un bloc dans le bassin inférieur, ets'éloignait rapidement du bord; le mouchoir cependant suivitle cours de l'eau, arriva aux récifs, dansa un instant dans unremous, puis, passant tout à coup comme une flèche par-dessusla roche arrondie, il vint tourbillonner dans un flot d'écumesous les yeux du chien, qui le saisit d'une dent prompte etsûre. Après quoi Mervyn regagna fièrement la rive, oùmademoiselle Marguerite battait des mains.
Cet exercice charmant fut renouvelé plusieurs fois avec lemême succès. On en était à la sixième reprise, quand ilarriva, soit que le chien fût parti trop tard, soit que lemouchoir eût été lancé trop tôt, que le pauvre Mervyn manquala passe. Le mouchoir, entraîné par le remous des cascades,fut porté dans des broussailles épineuses qui se montraient unpeu plus loin au-dessus de l'eau. Mervyn alla l'y chercher;mais nous fûmes très surpris de le voir tout à coup dedébattre convulsivement, lâcher sa proie, et lever la têtevers nous en poussant des cris lamentables.
— Eh! mon Dieu, qu'est-ce qu'il a donc? s'écria mademoiselle Marguerite.
— Mais on croirait qu'il s'est empêtré dans ces broussailles. Au reste, il va se dégager, n'en doutez pas.
Bientôt cependant il fallut en douter, et même en désespérer.Le lacis de lianes dans lequel le malheureux terre-neuve setrouvait pris comme au pièce émergeait directement au-dessousd'un évasement du barrage qui versait sans relâche sur la têtede Mervyn une masse d'eau bouillonnante. La pauvre bête, àdemi suffoquée, cessa de faire le moindre effort pour rompreses liens, et ses aboiements plaintifs prirent l'accentétranglé du râle. En ce moment, mademoiselle Marguerite saisitmon bras, et dit presque à mon oreille d'une voix basse:
— Il est perdu… Venez, monsieur… Allons-nous-en.
Je la regardai. La douleur, l'angoisse, la contrainte,bouleversaient ses traits pâles et creusaient au-dessous deses yeux un cercle livide.
— Il n'y a aucun moyen, lui dis-je, de faire descendre ici labarque; mais, si vous voulez me permettre, je sais un peunager, et je m'en vais aller tendre la patte à ce monsieur.
— Non, non, n'essayez pas… Il y a très loin jusque-là… Etpuis j'ai toujours entendu dire que la rivière était profondeet dangereuse sous la chute.
— Soyez tranquille, mademoiselle; je suis très prudent.
En même temps, je jetai ma jaquette sur l'herbe et j'entraidans le petit lac, en prenant la précaution de me tenir à unecertaine distance de la chute. L'eau était très profonde, eneffet, car je ne trouvai pied qu'au moment où j'approchai del'agonisant Mervyn. Je ne sais s'il y a eu là autrefoisquelque îlot qui se sera écroulé et affaissé peu à peu, ou siquelque crue de la rivière aura entraîné et déposé dans cettepasse des fragments arrachés de la berge; ce qu'il y a decertain, c'est qu'un épais enchevêtrement de broussailles etde racines se cache sous ces eaux perfides, et y prospère. Jeposai les pieds sur une des souches d'où paraissent surgir lesbuissons, et je parvins à délivrer Mervyn, qui, aussitôtmaître de ses mouvements, retrouva tous ses moyens, et s'enservit sans retard pour nager vers la rive, m'abandonnant detout son coeur. Ce trait n'était point très conforme à laréputation chevaleresque qu'on a faite à son espèce; mais lebon Mervyn a beaucoup vécu parmi les hommes, et je supposequ'il y est devenu un peu philosophe. Quand je voulus prendremon élan pour le suivre, je reconnus avec ennui que j'étaisarrêté à mon tour dans les filets de la naïade jalouse etmalfaisante qui règne apparemment en ces parages. Une de mesjambes était enlacée dans des noeuds de liane que j'essayaivainement de rompre. On n'est point à l'aise dans une eauprofonde et sur un fond visqueux, pour déployer toute saforce; j'étais d'ailleurs à demi aveuglé par lerejaillissement continuel de l'onde écumante. Bref, je sentaisque ma situation devenait équivoque. Je jetai les yeux sur larive: mademoiselle Marguerite, suspendue au bras d'Alain,était penchée sur le gouffre et attachait sur moi un regardd'anxiété mortelle. Je me dis qu'il ne tenait peut-être qu'àmoi en ce moment d'être pleuré par ces beaux yeux, et dedonner à une existence misérable une fin digne d'envie. Puisje secouai ces molles pensées: un violent effort me dégagea,je nouai autour de mon cou le petit mouchoir qui était enlambeaux, et je regagnai paisiblement le rivage.
Comme j'abordais, mademoiselle Marguerite me tendit sa main,qui tremblait un peu. Cela me sembla doux.
— Quelle folie! Vous pouviez mourir là! et pour un chien!
— C'était le vôtre, lui répondis-je à demi voix, comme ellem'avait parlé.
Ce mot parut la contrarier; elle retira brusquement sa main,et, se retournant vers Mervyn, qui se séchait au soleil enbâillant, elle se mit à le battre:
— Oh! le sot! le gros sot! dit-elle. Qu'il est bête!
Cependant je ruisselais sur l'herbe comme un arrosoir, et nesavais trop que faire de ma personne, quand la jeune fille,revenant à moi, reprit avec bonté:
— Monsieur Maxime, prenez la barque et allez-vous-en bienvite. Vous vous réchaufferez un peu en ramant. Moi je m'enretournerai avec Alain par les bois, Le chemin est plus court.
Cet arrangement me paraissant le plus convenable à touségards, je n'y fis aucune objection. Je pris congé, j'eus pourla seconde fois le plaisir de toucher la main de la maîtressede Mervyn, et je me jetai dans la barque. Rentré chez moi, jefus surpris, en m'occupant de ma toilette, de retrouver autourde mon cou le petit mouchoir déchiré, que j'avais tout à faitoublié de rendre à mademoiselle Marguerite. Elle le croyaitcertainement perdu, et je me décidai sans scrupule à mel'approprier, comme prix de mon humide tournoi. J'allai lesoir au château; mademoiselle Laroque m'accueillit avec cetair d'indolence dédaigneuse, de distraction sombre et d'amerennui qui la caractérise habituellement, et qui formait alorsun singulier contraste avec la gracieuse bonhomie et lavivacité enjouée de ma compagne du matin. Pendant le dîner,auquel assistait M. de Bévallan, elle parla de notreexcursion, comme pour en ôter tout mystère; elle lança, cheminfaisant, quelques brèves railleries à l'adresse des amants dela nature, puis elle termina en racontant la mésaventure deMervyn; mais elle supprima de ce dernier épisode toute lapartie qui me concernait. Si cette réserve avait pour but,comme je le crois, de donner le ton à ma propre discrétion, lajeune demoiselle prenait une peine fort inutile. Quoi qu'il ensoit, M. de Bévallan, à l'audition de ce récit, nous assourditde ses cris de désespoir. — Comment! mademoiselle Margueriteavait souffert ces longues anxiétés, et lui, Bévallan, nes'était point trouvé là! Fatalité! il ne s'en consoleraitjamais; il ne lui restait plus qu'à se prendre, comme Crillon!
— Eh bien! s'il n'y avait que moi pour le dépendre, me dit levieil Alain en me reconduisant, j'y mettrais le temps!
La journée d'hier ne commença pas pour moi aussi gaiement quecelle de la veille. Je reçus dès le matin une lettre deMadrid, qui me chargeait d'annoncer à mademoiselle de Porhoëtla perte définitive de son procès. L'agent d'affairesm'apprenait, en outre, que la famille contre laquelle onplaidait paraît ne pas devoir profiter de son triomphe, carelle se trouve maintenant en lutte avec la couronne, qui s'estéveillée au bruit de ces millions, et qui soutient que lasuccession en litige lui appartient par droit d'aubaine. —Après de longues réflexions, il m'a semblé qu'il seraitcharitable de cacher à ma vieille amie la ruine absolue de sesespérances. J'ai donc le dessein de m'assurer la complicité deson agent en Espagne; il prétextera de nouveaux délais: demon côté, je poursuivrai mes fouilles dans les archives, et jeferai enfin mon possible pour que la pauvre femme continue,jusqu'à son dernier jour, de nourrir ses chères illusions. Silégitime que soit la caractère de cette tromperie, j'éprouvaitoutefois le besoin de la faire sanctionner par quelqueconscience délicate. Je me rendis au château dans l'après-midi,et je fis ma confession à madame Laroque: elle approuvamon plan, et me loua même plus que l'occasion ne paraissait ledemander. Ce ne fut pas sans grande surprise que je l'entendisterminer notre entretien par ces mots:
— C'est le moment de vous dire, monsieur, que je vous suisprofondément reconnaissante de vos soins, et que je prendschaque jour plus de goût pour votre compagnie, plus d'estimepour votre personne. Je voudrais, monsieur, — je vous endemande pardon, car vous ne pouvez guère partager ce voeu, —je voudrais que nous ne fussions jamais séparés… Je priehumblement le ciel de faire tous les miracles qui seraientnécessaires pour cela… car il faudrait des miracles, je neme le dissimule pas.
Je ne pus saisir le sens précis de ce langage, pas plus que jene m'expliquai l'émotion soudaine qui brilla dans les yeux decette excellente femme. — Je remerciai, comme il convenait,et je m'en allai à travers champs promener ma tristesse.
Un hasard, — peu singulier, pour être franc, — me conduisit,au bout d'une heure de marche, dans un vallon retiré, sur lesbords du bassin qui avait été le théâtre de mes récentesprouesses. Ce cirque de feuillage et de rochers qui enveloppele petit lac réalise l'idéal même de la solitude. On estvraiment là au bout du monde, dans un pays vierge, en Chine,où l'on veut. Je m'étendis sur la bruyère, et je refis enimagination toute ma promenade de la veille, qui est de cellesqu'on ne fait pas deux fois dans le cours de la plus longuevie. Déjà je sentais qu'une pareille bonne fortune, si jamaiselle m'était offerte une seconde fois, n'aurait plus àbeaucoup près le même charme imprévu, de sérénité, et, pourtrancher le mot, d'innocence. Il fallait bien me le dire, cefrais roman de jeunesse, qui parfumait ma pensée, ne pouvaitavoir qu'un chapitre, qu'une page même, et je l'avais lue.Oui, cette heure, cette heure d'amour, pour l'appeler par sonnom, avait été souverainement douce, parce qu'elle n'avait pasété préméditée, parce que je n'avais songé à lui donner sonnom qu'après l'avoir épuisée, parce que j'avais eu l'ivressesans la faute! Maintenant ma conscience était éveillée: je mevoyais sur la pente d'une amour impossible, ridicule, — pisque cela, — coupable! Il était temps de veiller sur moi,pauvre déshérité que je suis!
Je m'adressais ces conseils dans ce lieu solitaire, — et iln'eût pas été grandement nécessaire de venir là pour me lesadresser, — quand un murmure de voix me tira soudain de madistraction. Je me levai, et je vis s'avancer vers moi unesociété de quatre ou cinq personnes qui venaient de débarquer.C'était d'abord mademoiselle Marguerite s'appuyant sur le brasde M. de Bévallan, puis mademoiselle Hélouin et madame Aubry,que suivaient Alain et Mervyn. Le bruit de leur approche avaitété couvert par le grondement des cascades; ils n'étaient plusqu'à deux pas, je n'avais pas le temps de faire retraite, etil fallut me résigner au désagrément d'être surpris dans monattitude de beau ténébreux. Ma présence en ce lieu ne paruttoutefois éveiller aucune attention particulière; seulement jecrus voir passer un nuage de mécontentement sur le front demademoiselle Marguerite, et elle me rendit mon salut avec uneraideur marquée.
M. de Bévallan, planté sur les bords du bassin, fatiguaquelque temps les échos des clameurs banales de son admiration:
— Délicieux! pittoresque! Quel ragoût!… La plume de GeorgeSand… le pinceau de Salvator Rosa! — le tout accompagné degestes énergiques, qui semblaient tour à tour ravir à ces deuxgrands artistes les instruments de leur génie.
Enfin il se calma, et se fit montrer la passe dangereuse oùMervyn avait failli périr. Mademoiselle Marguerite raconta denouveau l'aventure, observant d'ailleurs la même discrétion ausujet de la part que j'avais prise au dénouement. Elle insistamême avec une sorte de cruauté, relativement à moi, sur lestalents, la vaillance et la présence d'esprit que son chienavait déployés, suivant elle, dans cette circonstancehéroïque. Elle supposait apparemment que sa bienveillancepassagère et le service que j'avais eu le bonheur de luirendre avaient dû faire monter à mon cerveau quelques fuméesde présomption qu'il était urgent de rabattre.
Cependant, mademoiselle Hélouin et madame Aubry ayantmanifesté un vif désir de voir se renouveler sous leurs yeuxles exploits tant vantés de Mervyn, la jeune fille appela leterre-neuve, et lança, comme la veille, son mouchoir dans lecourant de la rivière; mais, à ce signal, le brave Mervyn, aulieu de se précipiter dans le lac, prit sa course le long dela rive, allant et venant d'un air affairé, aboyant avecfureur, agitant la queue, donnant enfin mille preuves d'unintérêt puissant, mais en même temps d'une excellente mémoire.Décidément la raison domine le coeur chez cet animal. Ce futen vain que mademoiselle Marguerite, courroucée et confuse,employa tout à tour les caresses et les menaces pour vaincrel'obstination de son favori: rien ne put persuader àl'intelligente bête de confier de nouveau sa précieusepersonne à ces ondes redoutables. Après des annonces sipompeuses, la prudence opiniâtre de l'intrépide Mervyn avaitréellement quelque chose de plaisant; plus que tout autrej'avais, je pense, le droit d'en rire, et je ne m'en fis pasfaute. Au surplus, l'hilarité fut bientôt générale, etmademoiselle Marguerite finit elle-même par y prendre part,quoique faiblement.
— Avec tout cela, dit-elle, voilà encore un mouchoir perdu!
Le mouchoir, entraîné par le mouvement constant du remous,était allé s'échouer naturellement dans les branches dubuisson fatal, à une assez courte distance de la rive opposée.
— Fiez-vous à moi, mademoiselle, s'écria M. de Bévallan. Dansdix minutes, vous aurez votre mouchoir, ou je ne serai plus!
Il me parut que mademoiselle Marguerite, sur cette déclarationmagnanime, me lançait à la dérobée un regard expressif, commepour me dire: "Vous voyez que le dévouement n'est point sirare autour de moi!" Puis elle répondit à M. de Bévallan:
— Pour Dieu! ne faites point de folie! l'eau est trèsprofonde… Il y a un vrai danger…
— Ceci m'est absolument égal, reprit M. de Bévallan. Dites-moi, Alain, vous devez avoir un couteau?
— Un couteau! répéta mademoiselle Marguerite avec l'accent dela surprise.
— Oui. Laissez-moi faire, laissez-moi faire!
— Mais que prétendez-vous faire d'un couteau?
— Je prétends couper une gaule, dit M. de Bévallan.
La jeune fille le regarda fixement.
— Je croyais, murmura-t-elle, que vous alliez vous mettre àla nage!
— Oh! à la nage! dit M. de Bévallan; permettez,mademoiselle… D'abord je ne suis pas en costume denatation… ensuite je vous avouerai que je ne sais pas nager.
— Si vous ne savez pas nager, répliqua la jeune fille d'unton sec, il importe assez peu que vous soyez ou non en costumede natation!
— C'est parfaitement juste, dit M. de Bévallan avec uneamusante tranquillité; mais vous ne tenez pas particulièrementà ce que je me noie, n'est-ce pas? Vous voulez votre mouchoir,voilà la but. Du moment que j'y arriverai, vous serezsatisfaite, n'est-il pas vrai?
— Eh bien, allez, dit la jeune fille en s'asseyant avecrésignation; — allez couper votre gaule, monsieur.
M. de Bévallan, qu'il n'est pas très facile de décontenancer,disparut alors dans un fourré voisin, où nous entendîmespendant un moment craquer des branchages; puis il revint arméd'un long jet de noisetier qu'il se mit à dépouiller de sesfeuilles.
— Est-ce que vous comptez atteindre l'autre rive avec cebâton, par hasard? dit mademoiselle Marguerite, dont la gaietécommençait manifestement à s'éveiller.
— Laissez-moi faire, laissez-moi donc faire, mon Dieu! repritl'imperturbable gentilhomme.
On le laissa faire. Il acheva de préparer sa gaule, après quoiil se dirigea vers la barque. Nous comprîmes alors que sondessein était de traverser la rivière en bateau au-dessus dela chute, et, une fois sur l'autre bord, de harponner lemouchoir, qui n'en était pas très éloigné. A cette découverte,il n'y eut dans l'assistance qu'un cri d'indignation, lesdames en général aimant fort, comme on sait, les entreprisesdangereuses — pour les autres.
— Voilà une belle invention vraiment! Fi! fi! monsieur de Bévallan!
— Ta, ta, ta, mesdames, c'est comme l'oeuf de Christophe Colomb. Il fallait encore s'en aviser.
Cependant, contre toute attente, cette expédition d'apparencesi pacifique ne devait se terminer ni sans émotions ni mêmesans périls. M. de Bévallan, en effet, au lieu de gagnerl'autre rive directement en face de la petite anse où labarque avait été amarrée, eut l'idée malencontreuse d'allerdescendre sur quelque point plus voisin de la cataracte. Ilpoussa donc le canot au milieu du courant, puis le laissadériver pendant un moment; mais il ne tarda pas à s'apercevoirqu'aux approches de la chute, la rivière, comme attirée par legouffre et prise de vertige, précipitait son cours avec uneinquiétante rapidité. Nous eûmes la révélation du danger en levoyant soudain mettre le canot en travers, et commencer àbattre des rames avec une fiévreuse énergie. Il lutta contrele courant pendant quelques secondes avec un succès trèsincertain. Cependant, il se rapprochait peu à peu de la bergeopposée, bien que la dérive continuât à l'entraîner avec uneimpétuosité effrayante vers les cataractes, dont lesmenaçantes rumeurs devaient alors lui emplir les oreilles. Iln'en était plus qu'à quelques pieds, lorsqu'un effort suprêmele porta assez près du rivage pour que son salut du moins fûtassuré. Il prit alors un élan vigoureux, et sauta sur le talusde la rive, en repoussant du pied, malgré lui, la barqueabandonnée, qui fut culbutée aussitôt par-dessus les récifs,et vint nager dans le bassin, la quille en l'air.
Tant que le péril avait duré, nous n'avions eu, en face decette scène, d'autre impression que celle d'une viveinquiétude; mais nos esprits, à peine rassurés, devaient êtrevivement saisis par le contraste qu'offrait le dénouement del'aventure avec l'aplomb et l'assurance ordinaires de celuiqui en était le héros. Le rire est, d'ailleurs, aussi facileque naturel après des alarmes heureusement apaisées. Aussi n'yeut-il personne parmi nous qui ne s'abandonnât à une franchegaieté, aussitôt que nous vîmes M. de Bévallan hors de labarque. Il faut dire qu'à ce moment même son infortune secomplétait par un détail vraiment affligeant. La berge surlaquelle il s'était élancé présentait une pente escarpée ethumide: il n'y eut pas plus tôt posé le pied qu'il glissa etretomba en arrière; quelques branches solides se trouvaientheureusement à sa portée, et il s'y cramponna des deux mainsavec frénésie, pendant que ses jambes s'agitaient comme deuxrames furieuses dans l'eau, d'ailleurs peu profonde, quibaignait la rive. Toute ombre de danger ayant alors disparu,le spectacle de ce combat était purement ridicule, et jesuppose que cette cruelle pensée ajoutait aux efforts de M. deBévallan une maladroite précipitation qui en retardait lesuccès. Il réussit cependant à se soulever et à reprendre piedsur le talus; puis subitement nous le vîmes glisser de nouveauen déchirant les broussailles sur son passage, après quoi ilrecommença dans l'eau, avec un désespoir évident, sa pantomimedésordonnée. C'était véritablement à n'y pas tenir. Jamais, jecrois, mademoiselle Marguerite n'avait été à pareille fête.Elle avait absolument perdu tout souci de sa dignité, et,comme une nymphe ivre de raisin, elle remplissait le bocagedes éclats de sa joie presque convulsive. Elle frappait dansses mains à travers ses rires, criant d'une voix entrecoupée:
— Bravo! bravo! monsieur de Bévallan! très joli! délicieux!pittoresque! Salvator Rosa!
M. de Bévallan cependant avait fini par se hisser sur la terreferme: se tournant alors vers les dames, il leur adressa undiscours que le fracas de la chute ne permettait pointd'entendre distinctement; mais, à ses gestes animés, auxmouvements descriptifs de ses bras et à l'air gauchementsouriant de son visage, nous pouvions comprendre qu'il nousdonnait une explication apologétique de son désastre.
— Oui, monsieur, oui, reprit mademoiselle Marguerite,continuant de rire avec l'implacable barbarie d'une femme,c'est un très beau succès! Soyez heureux!
Quand elle eut repris un peu de sérieux, elle m'interrogea surles moyens de recouvrer la barque chavirée, qui parparenthèse, est la meilleure de notre flottille. Je promis derevenir le lendemain avec des ouvriers et de présider ausauvetage; puis nous nous acheminâmes gaiement à travers lesprairies, dans la direction du château, tandis que M. deBévallan, n'étant pas en costume de natation, devait renoncerà nous rejoindre, et s'enfonçait d'un air mélancoliquederrière les rochers qui bordent d'autre rive.
20 août.
Enfin cette âme extraordinaire m'a livré le secret de sesorages. Je voudrais qu'elle l'eût gardé à jamais!
Dans les jours qui suivirent les dernières scènes que j'airacontées, mademoiselle Marguerite, comme honteuse desmouvements de jeunesse et de franchise auxquels elle s'étaitabandonnée un instant, avait laissé retomber plus épais surson front son voile de fierté triste, de défiance et dedédain. Au milieu des bruyants plaisirs, des fêtes, des dansesqui se succédaient au château, elle passait comme une ombre,indifférente, glacée, quelquefois irritée. Son ironies'attaquait avec une amertume inconcevable tantôt aux pluspures jouissances de l'esprit, à celles que donnent lacontemplation et l'étude, tantôt même aux sentiments les plusnobles et les plus inviolables. Si l'on citait devant ellequelque trait de courage ou de vertu, elle le retournaitaussitôt pour y chercher la face de l'égoïsme: si l'on avaitle malheur d'allumer en sa présence le plus faible graind'encens sur l'autel de l'art, elle l'éteignait d'un revers demain. Son rire bref, saccadé, redoutable, pareil sur seslèvres à la moquerie d'un ange tombé, s'acharnait à flétrir,partout où elle en voyait trace, les plus généreuses facultésde l'âme humaine, l'enthousiasme et la passion. Cet étrangeesprit de dénigrement prenait, je le remarquais, vis-à-vis demoi, un caractère de persécution spéciale et de véritablehostilité. Je ne comprenais pas, et je ne comprends pas encoretrès bien, comment j'avais pu mériter ces attentionsparticulières, car s'il est vrai que je porte en mon coeur laferme religion des choses idéales et éternelles, et que lamort seule l'en puisse arracher (eh! grand Dieu! que meresterait-il, si je n'avais cela!), je ne suis nullementenclin aux extases publiques, et mes admirations, comme mesamours, n'importuneront jamais personne. Mais j'avais beauobserver avec plus de scrupule que jamais l'espèce de pudeurqui sied aux sentiments vrais, je n'y gagnais rien: j'étaissuspect de poésie. On me prêtait des chimères romanesques pouravoir le plaisir de les combattre, on me mettait dans lesmains je ne sais quelle harpe ridicule pour se donner ledivertissement d'en briser les cordes.
Bien que cette guerre déclarée à tout ce qui s'élève au-dessusdes intérêts positifs et des sèches réalités de la vie ne fûtpas un trait nouveau du caractère de mademoiselle Marguerite,il s'était brusquement exagéré et envenimé au point de blesserles coeurs qui sont le plus attachés à cette jeune fille. Unjour, mademoiselle de Porhoët, fatiguée de cette raillerieincessante, lui dit devant moi:
— Ma mignonne, il y a en vous depuis quelque temps un diableque vous ferez bien d'exorciser le plus tôt possible;autrement vous finirez par former le saint trèfle avec madameAubry et madame de Saint-Cast, je veux bien vous en avertir;pour mon compte, je ne me pique pas d'être ni d'avoir étéjamais une personne très romanesque, mais j'aime à penserqu'il y a encore dans le monde quelques âmes capables desentiments généreux: je crois au désintéressement, quand cene serait qu'au mien; je crois même à l'héroïsme, car j'aiconnu des héros. De plus, j'ai du plaisir à entendre chanterles petits oiseaux sous ma charmille, et à bâtir ma cathédraledans les nuages qui passent. Tout cela peut être fortridicule, ma charmante; mais j'oserai vous rappeler que cesillusions sont les trésors du pauvre, que monsieur et moi nousn'en avons point d'autres, et que nous avons la singularité dene pas nous en plaindre.
Un autre jour, comme je venais de subir avec mon impassibilitéordinaire les sarcasmes à peine déguisés de mademoiselleMarguerite, sa mère me prit à part:
— Monsieur Maxime, me dit-elle, ma fille vous tourmente unpeu; je vous prie de l'excuser. Vous devez remarquer que soncaractère s'est altéré depuis quelque temps.
— Mademoiselle votre fille paraît être plus préoccupée que decoutume.
— Mon Dieu! ce n'est pas sans raison; elle est sur le pointde prendre une résolution très grave, et c'est un moment oùl'humeur des jeunes personnes est livrée aux brises folles.
Je m'inclinai sans répondre.
— Vous êtes maintenant, reprit madame Laroque, un ami de lafamille; à ce titre, je vous serai obligée de me dire ce quevous pensez de M. de Bévallan?
— M. de Bévallan, madame, a, je crois, une très bellefortune, — un peu inférieure à la vôtre, — mais très bellenéanmoins, cent cinquante mille francs de rente environ.
— Oui; mais comment jugez-vous sa personne, son caractère?
— Madame, M. de Bévallan est ce qu'on nomme un très beaucavalier. Il ne manque pas d'esprit; il passe pour un galanthomme.
— Mais croyez-vous qu'il rende ma fille heureuse?
— Je ne crois pas qu'il la rende malheureuse. Ce n'est pasune âme méchante.
— Que voulez-vous que je fasse, mon Dieu? Il ne me plaît pasabsolument… mais il est le seul qui ne déplaise pasabsolument à Marguerite… et puis il y a si peu d'hommes quiaient cent mille francs de rente. Vous comprenez que ma fille,dans sa position, n'a pas manqué de prétendants… Depuis deuxou trois ans, nous en sommes littéralement assiégés… Ehbien! il faut en finir… Moi, je suis malade… je puis m'enaller d'un jour à l'autre… Ma fille resterait sansprotection… Puisque voilà un mariage où toutes lesconvenances se rencontrent, et que le monde approuveracertainement, je serais coupable de ne pas m'y prêter. Onm'accuse déjà de souffler à ma fille des idées romanesques…la vérité est que je ne lui souffle rien. Elle a une têteparfaitement à elle. Enfin, qu'est-ce que vous me conseillez?
— Voulez-vous me permettre de vous demander quelle estl'opinion de mademoiselle de Porhoët? C'est une personnepleine de jugement et d'expérience, et qui de plus vous estentièrement dévouée.
— Eh! si j'en croyais mademoiselle de Porhoët, j'enverrais M.de Bévallan très loin… Mais elle en parle bien à son aise,mademoiselle de Porhoët… Quand il sera parti, ce n'est paselle qui épousera ma fille!
— Mon Dieu, madame, au point de vue de la fortune, M. deBévallan est certainement un parti rare, il ne faut pas vousle dissimuler, — et si vous tenez rigoureusement à cent millelivres de rente?…
— Mais je ne tiens pas plus à cent mille livres de rente qu'àcent sous, mon cher monsieur. Seulement il ne s'agit pas demoi, il s'agit de ma fille… Eh bien, je ne peux pas ladonner à un maçon, n'est-ce pas? Moi, j'aurais assez aimé êtrela femme d'un maçon; mais ce qui aurait fait mon bonheur neferait peut-être pas celui de ma fille. Je dois, en lamariant, consulter les idées généralement reçus, non lesmiennes.
— Eh bien, madame, si ce mariage vous convient, et s'ilconvient pareillement à mademoiselle votre fille…
— Mais non… il ne me convient pas… et il ne convient pasdavantage à ma fille… C'est un mariage… mon Dieu! c'est unmariage de convenance, voilà tout!
— Dois-je comprendre qu'il est tout à fait arrêté?
— Non, puisque je vous demande conseil. S'il l'était, mafille serait plus tranquille… Ce sont ses hésitations qui labouleversent, et puis…
Madame Laroque se plongea dans l'ombre du petit dôme quisurmonte son fauteuil, et ajouta:
— Avez-vous quelque idée de ce qui se passe dans cettemalheureuse tête?
— Aucune, madame.
Son regard étincelant se fixa sur moi pendant un moment. Ellepoussa un soupir profond et me dit d'un ton doux et triste:
— Allez, monsieur… je ne vous retiens plus.
La confidence dont je venais d'être honoré m'avait causé peude surprise. Depuis quelque temps, il était visible quemademoiselle Marguerite consacrait à M. de Bévallan tout cequ'elle pouvait garder encore de sympathie pour l'humanité.Ces témoignages toutefois portaient plutôt la marque d'unepréférence amicale que celle d'une tendresse passionnée. Ilfaut dire au reste que cette préférence s'explique. M. deBévallan, que je n'ai jamais aimé et dont j'ai, malgré moi,dans ces pages, présenté la caricature plutôt que le portrait,réunit le plus grand nombre des qualités et des défauts quienlèvent habituellement le suffrage des femmes. La modestielui manque absolument; mais c'est à merveille, car les femmesne l'aiment pas. Il a cette assurance spirituelle, railleuseet tranquille, que rien n'intimide, qui intimide facilement,et qui garantit partout à celui qui en est doué une sorte dedomination et une apparence de supériorité. Sa taille élevée,ses grands traits, son adresse aux exercices physiques, sarenommée de coureur et de chasseur, lui prêtent une autoritévirile qui impose au sexe timide. Il a enfin dans les yeux unesprit d'audace, d'entreprise et de conquête, que ses moeursne démentent point, qui trouble les femmes et remue dans leursâmes de secrètes ardeurs. Il est juste d'ajouter que de telsavantages n'ont, en général, toute leur prise que sur lescoeurs vulgaires; mais le coeur de mademoiselle Marguerite,que j'avais été tenté d'abord, comme il arrive toujours,d'élever au niveau de sa beauté, semblait faire étalage,depuis quelque temps, de sentiments d'un ordre très médiocre,et je la croyais très capable de subir, sans résistance commesans enthousiasme, avec la froideur passive d'une imaginationinerte, le charme de ce vainqueur banal et le joug subséquentd'un mariage convenable.
De tout cela il fallait bien prendre mon parti, et je leprenais plus facilement que je ne l'aurais cru possible unmois plus tôt, car j'avais employé tout mon courage àcombattre les premières tentations d'un amour que le bon senset l'honneur réprouvaient également, et celle même qui, sansle savoir, m'imposait ce combat, sans la savoir aussi, m'yavait aidé puissamment. Si elle n'avait pu me cacher sabeauté, elle m'avait dévoilé son âme, et la mienne s'était àdemi refermée. Faible malheur sans doute pour la jeunemillionnaire, mais bonheur pour moi!
Cependant je fis un voyage à Paris, où m'appelaient lesintérêts de madame Laroque et les miens. Je revins il y a deuxjours, et, comme j'arrivais au château, on me dit que le vieuxM. Laroque me demandait avec insistance depuis le matin. Je merendis à la hâte dans son appartement. Dès qu'il m'aperçut, unpâle sourire effleura ses joues flétries; il arrêta sur moi unregard où je crus lire une expression de joie maligne et desecret triomphe, puis il me dit de sa voix sourde etcaverneuse:
— Monsieur! M. de Saint-Cast est mort!
Cette nouvelle, que le singulier vieillard avait tenu àm'apprendre lui-même, était exacte. Dans la nuit précédente,le pauvre général de Saint-Cast avait été frappé d'une attaqued'apoplexie, et une heure plus tard il était enlevé àl'existence opulente et délicieuse qu'il devait à madame deSaint-Cast. Aussitôt l'événement connu au château, madameAubry s'était fait transporter, dare dare chez son amie, etces deux compagnonnes, nous dit le docteur Desmarets, avaienttout le jour échangé sur la mort, sur la rapidité de sescoups, sur l'impossibilité de les prévoir ou de s'en garantir,sur l'inutilité des regrets, qui ne ressuscitent personne, surle temps qui console, une litanie d'idées originales etpiquantes.
Après quoi, s'étant mises à table, elles avaient repris desforces tout doucement.
— Allons! mangez, madame; il faut se soutenir, Dieu le veut,disait madame Aubry.
Au dessert, madame de Saint-Cast avait fait monter unebouteille d'un petit vin d'Espagne que le pauvre généraladorait, en considération de quoi elle priait madame Aubry d'ygoûter. Madame Aubry refusant obstinément d'y goûter seule,madame de Saint-Cast s'était laissé persuader que Dieu voulaitencore qu'elle prît un verre de vin d'Espagne avec une croûte.On n'avait point porté la santé du général.
Hier matin, madame Laroque et sa fille, strictement vêtues dedeuil, montèrent en voiture: je pris place près d'elles. Nousétions rendus vers dix heures dans la petite ville voisine.Pendant que j'assistais aux funérailles du général, ces damesse joignaient à madame Aubry pour former autour de la veuve lecercle de circonstance. La triste cérémonie achevée, jeregagnai la maison mortuaire, et je fus introduit, avecquelques familiers, dans le salon célèbre dont le mobiliercoûte quinze mille francs. Au milieu d'un demi-jour funèbre,je distinguai, sur un canapé de douze cents francs, l'ombreinconsolable de madame de Saint-Cast, enveloppée de longscrêpes, dont nous ne tarderons pas à connaître le prix. A sescôtés se tenait madame Aubry, présentant l'image du plus grandaffaissement physique et moral. Une demi-douzaine de parenteset d'amies complétaient ce groupe douloureux. Pendant que nousnous rangions en haie à l'autre extrémité du salon, il y eutun bruit de froissements de pieds et quelques craquements duparquet; puis un morne silence régna de nouveau dans lemausolée. De temps à autre seulement il s'élevait du canapé unsoupir lamentable, que madame Aubry répétait aussitôt comme unécho fidèle.
Enfin parut un jeune homme, qui s'était un peu attardé dans larue pour prendre le temps d'achever un cigare qu'il avaitallumé en sortant du cimetière. Comme il se glissaitdiscrètement dans nos rangs, madame de Saint-Cast l'aperçut.
— C'est vous, Arthur? dit-elle d'une voix pareille à unsouffle.
— Oui, ma tante, dit le jeune homme, s'avançant en vedettesur le front de notre ligne.
— Eh bien, reprit la veuve du même ton plaintif et traînant,c'est fini?
— Oui, ma tante, répondit d'un accent bref et délibéré lejeune Arthur, qui paraissait un garçon assez satisfait de lui-même.
Il y eut une pause, après laquelle madame de Saint-Cast tiradu fond de son âme expirante cette nouvelle série de questions:
— Etait-ce bien?
— Très bien, ma tante, très bien.
— Beaucoup de monde?
— Toute la ville, ma tante, toute la ville.
— La troupe?
— Oui, ma tante; toute la garnison, avec la musique.
Madame de Saint-Cast fit entendre un gémissement, et elleajouta:
— Les pompiers?
— Les pompiers aussi, ma tante, très certainement.
J'ignore ce que ce dernier détail pouvait avoir departiculièrement déchirant pour le coeur de madame deSaint-Cast; mais elle n'y résista point: une pâmoison subite,accompagnée d'un vagissement enfantin, appela autour d'elletoutes les ressources de la sensibilité féminine, et nousfournit l'occasion de nous esquiver. Je n'eus garde, pour moi,de n'en pas profiter. Il m'était insupportable de voir cetteridicule mégère exécuter ses hypocrites momeries sur la tombede l'homme faible, mais bon et loyal, dont elle avaitempoisonné la vie et très vraisemblablement hâté la fin.
Quelques instants plus tard, madame Laroque me fit proposer del'accompagner à la métairie de Langoat, qui est située cinq ousix lieues plus loin, dans la direction de la côte. Ellecomptait y aller dîner avec sa fille: la fermière, qui a étéla nourrice de mademoiselle Marguerite, est malade en cemoment, et ces dames projetaient depuis longtemps de luidonner ce témoignage d'intérêt. Nous partîmes à deux heures del'après-midi. C'était une des plus chaudes journées de cettechaude saison. Les deux portières ouvertes laissaient entrerdans la voiture les effluves épais et brûlants qu'un cieltorride versait à flots sur les landes desséchées.
La conversation souffrit de la langueur de nos esprits. MadameLaroque, qui se prétendait en paradis et qui s'était enfindébarrassée de ses fourrures, restait plongée dans une douceextase. Mademoiselle Marguerite jouait de l'éventail avec unegravité espagnole. Pendant que nous gravissions lentement lescôtes interminables de ce pays, nous voyions fourmiller surles roches calcinées des légions de petits lézards cuirassésd'argent, et nous entendions le pétillement continu des ajoncsqui ouvraient leurs gaines mûres au soleil.
Au milieu d'une de ces laborieuses ascensions, une voix criasoudain du bord de la route:
— Arrêtez, s'il vous plaît!
En même temps une grande fille aux jambes nues, tenant unequenouille à la main et portant le costume antique et lacoiffe ducale des paysannes de cette contrée, franchitrapidement le fossé: elle culbuta en passant quelques moutonseffarés, dont elle paraissait être la bergère, vint se camperavec une sorte de grâce debout sur le marchepied, et nousprésenta dans le cadre de la portière sa figure brune,délibérée et souriante.
— Excusez, mesdames, dit-elle de ce ton bref et mélodieux quicaractérise l'accent des gens du pays; me feriez-vous bien leplaisir de me lire cela?
Elle tirait de son corsage une lettre pliée à l'ancienne mode.
— Lisez, monsieur, me dit madame Laroque en riant, et liseztout haut, s'il y a lieu.
Je pris la lettre, qui était une lettre d'amour. Elle étaitadressée très minutieusement à mademoiselle Christine Oyadec,du bourg de ***, commune de ***, à la ferme de ***. L'écritureétait d'une main fort inculte, mais qui paraissait sincère. Ladate annonçait que mademoiselle Oyadec avait reçu cettemissive deux ou trois semaines auparavant: apparemment lapauvre fille, ne sachant pas lire et ne voulant point livrerson secret à la malignité de son entourage, avait attendu quequelque étranger de passage, à la fois bienveillant et lettré,vînt lui donner la clef de ce mystère qui lui brûlait le seindepuis quinze jours. Son oeil bleu et largement ouvert sefixait sur moi avec un air de contentement inexprimable,pendant que je déchiffrais péniblement les lignes obliques dela lettre, qui était conçue en ces termes:
"Mademoiselle, c'est pour vous dire que depuis le jour où nousnous sommes parlé sur la lande après vêpres, mes intentionsn'ont pas changé, et que je suis en peine des vôtres; moncoeur, mademoiselle, est tout à vous, comme je désire que levôtre soit tout à moi, et si ça est, vous pouvez bien êtresûre et certaine qu'il n'y a pas âme vivante plus heureuse surla terre ni au ciel que votre ami, — qui ne signe pas; maisvous savez bien qui, mademoiselle."
— Est-ce que vous savez qui, mademoiselle Christine? dis-jeen lui rendant la lettre.
— Ca se pourrait bien, dit-elle en nous montrant ses dentsblanches et en secouant gravement sa jeune tête illuminée debonheur. Merci, mesdames et monsieur!
Elle sauta à bas du marchepied, et disparut bientôt dans letaillis en poussant vers le ciel les notes joyeuses et sonoresde quelque chanson bretonne.
Madame Laroque avait suivi avec un ravissement manifeste tousles détails de cette scène pastorale, qui caressaitdélicieusement sa chimère; elle souriait, elle rêvait, devantcette heureuse fille aux pieds nus, elle était charmée.Cependant, lorsque mademoiselle Oyadec fut hors de vue, uneidée bizarre s'offrit soudain à la pensée de madame Laroque:c'était qu'après tout elle n'eût pas trop mal fait de donnerune pièce de cinq francs à la bergère, en outre de sonadmiration.
— Alain! cria-t-elle, rappelez-la.
— Pourquoi donc, ma mère? dit vivement mademoiselleMarguerite, qui jusque-là n'avait paru accorder aucuneattention à cet incident.
— Mais, mon enfant, peut-être cette fille ne comprend-ellepas parfaitement tout le plaisir que j'aurais, — et qu'elledevrait avoir elle-même, — à courir pieds nus dans lapoussière: je crois convenable, à tout hasard, de lui laisserun petit souvenir.
— De l'argent! reprit mademoiselle Marguerite; oh! ma mère,ne faites pas cela! ne mettez pas d'argent dans le bonheur decette enfant!
L'expression de ce sentiment raffiné, que la pauvre Christine,par parenthèse, n'aurait peut-être pas apprécié infiniment, nelaissa pas de m'étonner dans la bouche de mademoiselleMarguerite, qui ne se pique pas en général de cettequintessence. Je crus même qu'elle plaisantait, bien que sonvisage n'indiquât aucune disposition à l'enjouement. Quoiqu'il en soit, ce caprice, plaisant ou non, fut pris très ausérieux par sa mère, et il fut décidé d'enthousiasme qu'onlaisserait à cette idylle son innocence et ses pieds nus.
A la suite de ce beau trait, madame Laroque, évidemment fortcontente d'elle-même, retomba dans son extase souriante, etmademoiselle Marguerite reprit son jeu d'éventail avec unredoublement de gravité. Une heure après, nous arrivions auterme de notre voyage. Comme la plupart des fermes de ce pays,où les hauteurs et les plateaux sont couverts de landesarides, la ferme de Langoat est assise dans le creux d'unvallon que traverse un cours d'eau. La fermière, qui setrouvait mieux, s'occupa sans retard des préparatifs du dîner,dont nous avions eu soin d'apporter les principaux éléments.Il fut servi sur la pelouse naturelle d'une prairie, à l'ombred'un énorme châtaignier. Madame Laroque, installée dans uneattitude extrêmement incommode sur un des coussins de lavoiture, n'en paraissait pas moins radieuse. Notre réunion,disait-elle, lui rappelait ces groupes de moissonneurs qu'onvoit en été se presser à l'abri des haies, et dont ellen'avait jamais pu contempler sans envie les rustiquesbanquets. Pour moi, j'aurais trouvé peut-être en d'autrestemps une douceur singulière dans l'étroite et facile intimitéque ce repas sur l'herbe, comme toutes les autres scènes de cegenre, ne manquait pas d'établir entre les convives; maisj'éloignais avec un pénible sentiment de contrainte un charmetrop sujet au repentir, et le pain de cette fugitivefraternité me semblait amer.
Comme nous finissions de dîner:
— Etes-vous quelquefois monté là-haut? me dit madame Laroqueen désignant le sommet d'une colline très élevée qui dominaitla prairie.
— Non, madame.
— Oh! mais, c'est un tort. On a de là un très bel horizon. Ilfaut voir cela. — Pendant qu'on attellera, Marguerite va vousy conduire; n'est-ce pas, Marguerite?
— Moi, ma mère? Je n'y suis allée qu'une fois, et il y alongtemps… Au reste, je trouverai bien. Venez, monsieur, etpréparez-vous à une rude escalade.
Nous nous mîmes aussitôt, mademoiselle Marguerite et moi, àgravir un sentier très raide qui serpentait sur le flanc de lamontagne, en perçant çà et là un bouquet de bois. La jeunefille s'arrêtait de temps à autre dans son ascension légère etrapide, pour regarder si je la suivais, et, un peu haletantede sa course, elle me souriait sans parler. Arrivé sur lalande nue qui formait le plateau, j'aperçus à quelque distanceune église de village dont le petit clocher dessinait sur leciel ses vives arêtes.
— C'est là, me dit ma jeune conductrice en accélérant le pas.
Derrière l'église était un cimetière enclos de murs. Elle enouvrit la porte, et se dirigea péniblement, à travers leshautes herbes et les ronces traînantes qui encombraient lechamp de repos, vers une espèce de perron en forme d'hémicyclequi en occupe l'extrémité. Deux ou trois degrés disjoints parle temps et ornés assez singulièrement de sphères massives,conduisent sur une étroite plate-forme élevée au niveau dumur; une croix en granit se dresse au centre de l'hémicycle.
Mademoiselle Marguerite n'eut pas plus tôt atteint laplate-forme, et jeté un regard dans l'espace qui s'ouvrait alorsdevant elle, que je la vis placer obliquement sa mainau-dessus de ses yeux, comme si elle éprouvait un subitéblouissement. Je me hâtai de la rejoindre. Ce beau jour,approchant de sa fin, éclairait de ses dernières splendeursune scène vaste, bizarre et sublime, que je n'oublieraijamais. En face de nous et à une immense profondeur au-dessousdu plateau, s'étendait à perte de vue une sorte de marécageparsemé de plaques lumineuses, et qui offrait l'aspect d'uneterre à peine abandonnée par le reflux d'un déluge. Cettelarge baie s'avançait jusque sous nos pieds au sein desmontagnes échancrées. Sur les bancs de sable et de vase quiséparaient les lagunes intermittentes, une végétation confusede roseaux et d'herbes marines se teignait de mille nuances,également sombres et pourtant distinctes, qui contrastaientavec la surface éclatante des eaux. A chacun de ses pasrapides vers l'horizon, le soleil illuminait ou plongeait dansl'ombre quelques-uns des nombreux lacs qui marquetaient legolfe à demi desséché: il semblait puiser tour à tour dansson écrin céleste les plus précieuses matières, l'argent,l'or, le rubis, le diamant, pour les faire étinceler surchaque point de cette plaine magnifique. Quand l'astre touchale terme de sa carrière, une bande vaporeuse et ondée quibordait au loin la limite extrême des marécages s'empourprasoudain d'une lueur d'incendie, et garda un moment latransparence irradiée d'un nuage que sillonne la foudre.J'étais tout entier à la contemplation de ce tableau vraimentempreint de la grandeur divine, et que traversait, comme unrayon de plus, le souvenir de César, quand une voix basse etcomme oppressée murmura près de moi:
— Mon Dieu! que c'est beau!
J'étais loin d'attendre de ma jeune compagne cette effusionsympathique. Je me retournai vers elle avec l'empressementd'une surprise qui ne diminua point quand l'altération de sestraits et le léger tremblement de ses lèvres m'eurent attestéla sincérité profonde de son admiration.
— Vous avouez que c'est beau? lui dis-je.
Elle secoua la tête; mais, au même instant, deux larmes sedétachaient lentement de ses grands yeux; elle les sentitcouler sur ses joues, fit un geste de dépit; puis, se jetanttout à coup sur la croix de granit dont la base lui servait depiédestal, elle l'embrassa de ses deux mains, appuya fortementsa tête contre la pierre, et je l'entendis sangloterconvulsivement.
Je ne crus devoir troubler par aucune parole le cours de cetteémotion soudaine, et je m'éloignai de quelques pas avecrespect. Après un moment, la voyant relever le front etreplacer d'une main distraite ses cheveux dénoués, je merapprochai.
— Que je suis honteuse! murmura-t-elle.
— Soyez heureuse plutôt, et renoncez, croyez-moi, à dessécheren vous la source de ces larmes; elle est sacrée. D'ailleurs,vous n'y parviendrez jamais.
— Il le faut! s'écria la jeune fille avec une sorte deviolence. Au reste, c'est fait! Cet accès n'a été qu'unesurprise… Tout ce qui est beau et tout ce qui est aimable…je veux le haïr, — je le hais!
— Et pourquoi, grand Dieu?
Elle me regarda en face, et ajouta avec un geste de fierté etde douleur indicibles:
— Parce que je suis belle, et que je ne puis être aimée!
Alors, comme un torrent longtemps contenu qui rompt enfin sesdigues, elle continua avec un entraînement extraordinaire:
— C'est vrai, pourtant!
Et elle posait la main sur sa poitrine palpitante.
— Dieu a mis dans ce coeur tous les trésors que je raille,que je blasphème à chaque heure du jour! Mais quand il m'ainfligé la richesse, ah! il m'a retiré d'une main ce qu'il meprodiguait de l'autre! A quoi bon ma beauté, à quoi bon ledévouement, la tendresse, l'enthousiasme, dont je me sensconsumée? Ah! ce n'est pas à ces charmes que s'adressent leshommages dont tant de lâches m'importunent. Je le devine, —je le sais, — je le sais trop! Et si jamais quelque âmedésintéressée, généreuse, héroïque, m'aimait pour ce que jesuis, non pour ce que je vaux… je ne le saurais pas… je nele croirais pas! La défiance toujours! voilà ma peine, — monsupplice! Aussi cela est résolu… je n'aimerai jamais! Jamaisje ne risquerai de répandre dans un coeur vil, indigne, vénal,la pure passion qui brûle mon coeur. Mon âme mourra viergedans mon sein!… Eh bien, j'y suis résignée; mais tout ce quiest beau, tout ce qui fait rêver, tout ce qui me parle descieux défendus, tout ce qui agite en moi ces flammes inutiles,— je l'écarte, je le hais, je n'en veux pas!
Elle s'arrêta, tremblante d'émotion; puis, d'une voix plusbasse:
— Monsieur, reprit-elle, je n'ai pas cherché ce moment… jen'ai pas calculé mes paroles… je ne vous avais pas destinétoute cette confiance; mais enfin j'ai parlé, vous saveztout… et si jamais j'ai pu blesser votre sensibilité,maintenant je crois que vous me pardonnerez.
Elle me tendit sa main. Quand ma lèvre se posa sur cette maintiède et encore humide de larmes, il me sembla qu'une langueurmortelle descendait dans mes veines. Pour Marguerite, elledétourna la tête, attacha un regard sur l'horizon assombri,puis, descendant lentement les degrés:
— Partons! dit-elle.
Un chemin plus long, mais plus facile que la rampe escarpée dela montagne, nous ramena dans la cour de la ferme, sans qu'unseul mot eût été prononcé entre nous. Hélas! qu'aurais-je dit?Plus qu'un autre j'étais suspect. Je sentais que chaque paroleéchappée de mon coeur trop rempli n'eût fait qu'élargir encorela distance qui me sépare de cette âme ombrageuse — etadorable!
La nuit déjà tombée dérobait aux yeux les traces de notreémotion commune. Nous partîmes. Madame Laroque, après nousavoir encore exprimé le contentement qu'elle emportait decette journée, se mit à y rêver. Mademoiselle Marguerite,invisible et immobile dans l'ombre épaisse de la voiture,paraissait endormie comme sa mère; mais, quand un détour de laroute laissait tomber sur elle un rayon de pâle clarté, sesyeux ouverts et fixes témoignaient qu'elle veillaitsilencieusement en tête à tête avec son inconsolable pensée.Pour moi, je puis à peine dire ce que je pensais: une étrangesensation, mêlée d'une joie profonde et d'une profondeamertume, m'avait envahi tout entier, et je m'y abandonnaiscomme on s'abandonne quelquefois à un songe dont on aconscience et dont on n'a pas la force de secouer le charme.
Nous arrivâmes vers minuit. Je descendis de voiture à l'entréede l'avenue, pour gagner mon logis par le plus court chemin àtravers le parc. Comme je m'engageais dans une allée obscure,un faible bruit de pas et de voix rapprochés frappa monoreille, et je distinguai vaguement deux ombres dans lesténèbres. L'heure était assez avancée pour justifier laprécaution que je pris de demeurer caché dans l'épaisseur dumassif et d'observer ces rôdeurs nocturnes. Ils passèrentlentement devant moi: je reconnus mademoiselle Hélouinappuyée sur le bras de M. de Bévallan. Au même instant, leroulement de la voiture leur donna l'alarme, et, après unserrement de main, ils se séparèrent à la hâte, mademoiselleHélouin s'esquivant dans la direction du château, et l'autredu côté des bois.
Rentré chez moi, et encore préoccupé de mon aventure, je medemandai avec colère si je laisserais M. de Bévallanpoursuivre librement ses amours en partie double et chercheren même temps, dans la même maison, une fiancée et unemaîtresse. Assurément je suis trop de mon âge et de mon tempspour ressentir contre certaines faiblesses la haine vigoureused'un puritain, et je n'ai pas l'hypocrisie de l'affecter; maisje pense que la moralité la plus libre et la plus relâchéesous ce rapport admet encore quelques degrés de dignité,d'élévation et de délicatesse. On marche plus ou moins droitdans ces chemins de traverse. Avant tout, l'excuse de l'amour,c'est d'aimer, et la profusion banale des tendresses de M. deBévallan en exclut toute apparence d'entraînement et depassion. De telles amours ne sont plus même des fautes; ellesn'en ont pas la valeur morale: ce ne sont que des calculs etdes gageures de maquignon hébété. Les divers incidents decette soirée, se rapprochant dans mon esprit, achevaient de meprouver à quel point extrême cet homme était indigne de lamain et du coeur qu'il osait convoiter. Cette union seraitmonstrueuse. Et cependant je compris vite que je ne pouvaisuser, pour en rompre le dessein, des armes que le hasardvenait de me livrer. La meilleure fin ne saurait justifier desmoyens bas, et il n'est pas de délation honorable… Cemariage s'accomplira donc! Le ciel laissera tomber une desplus nobles créatures qu'il a formées entre les bras de cefroid libertin! Il souffrira cette profanation! Hélas! il ensouffre tant d'autres!
Puis je cherchai à concevoir par quel égarement de fausseraison cette jeune fille avait choisi cet homme entre tous. Jecrus le deviner. M. de Bévallan est fort riche; il doitapporter ici une fortune à peu près égale à celle qu'il ytrouve, cela paraît être une sorte de garantie; il pourrait sepasser de ce surcroît de richesse: on le présume plusdésintéressé parce qu'il est moins besogneux. Triste argument!méprise énorme que de mesurer sur le degré de la fortune ledegré de vénalité des caractères! les trois quarts du tempsl'avidité s'enfle avec l'opulence — et les plus mendiants nesont pas les plus pauvres!
N'y avait-il cependant aucune apparence que mademoiselleMarguerite pût d'elle-même ouvrir les yeux sur l'indignité deson choix, trouver dans quelque inspiration secrète de sonpropre coeur le conseil qu'il m'était défendu de lui suggérer?Ne pouvait-il s'élever tout à coup dans ce coeur un sentimentnouveau, inattendu, qui vînt souffler sur les vainesrésolutions de la raison et les mettre à néant? Ce sentimentmême n'était-il pas né déjà, et n'en avais-je pas recueillides témoignages irrécusables? Tant de caprices bizarres,d'hésitations, de combats et de larmes dont j'avais été depuisquelque temps l'objet ou le témoin, dénonçaient sans doute uneraison chancelante et peu maîtresse d'elle-même. Je n'étaispas enfin assez neuf dans la vie pour ignorer qu'une scènecomme celle dont le hasard m'avait rendu dans cette soiréemême le confident et presque le complice — si peu préméditéequ'elle puisse être, — n'éclate point dans une atmosphèred'indifférence. De telles émotions, de tels ébranlements,supposent deux âmes déjà troublées par un orage commun, ou quivont l'être.
Mais s'il était vrai, si elle m'aimait, comme il était tropcertain que je l'aimais, je pouvais dire de cet amour cequ'elle disait de sa beauté: "A quoi bon?" car je ne pouvaisespérer qu'il eût jamais assez de force pour triompher de ladéfiance éternelle qui est le travers et la vertu de cettenoble fille, défiance dont mon caractère, j'ose le dire,repousse l'outrage, mais que ma situation, plus que celle detout autre, est faite pour inspirer. Entre ces terriblesombrages et la réserve plus grande qu'ils me commandent, quelmiracle pourrait combler l'abîme?
Et enfin, ce miracle intervenant, daignât-elle m'offrir cettemain pour laquelle je donnerais ma vie, mais que je nedemanderais jamais, notre union serait-elle heureuse? Nedevrais-je pas craindre tôt ou tard dans cette imaginationinquiète quelque sourd réveil d'une défiance mal étouffée?Pourrais-je me défendre moi-même de toute arrière-penséepénible au sein d'une richesse empruntée? Pourrais-je jouirsans malaise d'un amour entaché d'un bienfait? Notre rôle deprotection vis-à-vis des femmes nous est si formellementimposé par tous les sentiments d'honneur, qu'il ne peut êtreinterverti un seul instant, même en toute probité, sans qu'ilse répande sur nous je ne sais quelle ombre douteuse etsuspecte. A la vérité, la richesse n'est pas un tel avantagequ'il ne puisse trouver en ce monde aucune espèce decompensation, et je suppose qu'un homme qui apporte à safemme, en échange de quelques sacs d'or, un nom qu'il aillustré, un mérite éminent, une grande situation, un avenir,ne doit pas être écrasé de gratitude; mais, moi, j'ai lesmains vides, je n'ai pas plus d'avenir que de présent; de tousles avantages que le monde apprécie, je n'en ai qu'un seul:mon titre, et je serais très résolu à ne le point porter, afinqu'on ne pût dire qu'il est le prix du marché. Bref, jerecevrais tout et ne donnerais rien: un roi peut épouser unebergère, cela est généreux et charmant, et on l'en félicite àbon droit; mais un berger qui se laisserait épouser par unereine, cela n'aurait pas tout à fait aussi bonne figure.
J'ai passé la nuit à rouler toutes ces choses dans mon pauvrecerveau, et à chercher une conclusion que je cherche encore.Peut-être devrais-je sans retard quitter cette maison et cepays. La sagesse le voudrait. Tout ceci ne peut bien finir.Que de mortels chagrins on s'épargnerait souvent par une seuleminute de courage et de décision! Je devrais du moins êtreaccablé de tristesse, jamais je n'en eus si belle occasion. Ehbien, je ne puis!… Au fond de mon esprit bouleversé ettorturé, il y a une pensée qui domine tout et qui me remplitd'une allégresse surhumaine. Mon âme est légère comme unoiseau du ciel. Je revois sans cesse, je verrai toujours cepetit cimetière, cette mer lointaine, cet immense horizon etsur ce radieux sommet cet ange de beauté baigné de pleursdivins! Je sens encore sa main sous ma lèvre: je sens seslarmes dans mes yeux, dans mon coeur! Je l'aime! Eh bien,demain, s'il le faut, je prendrai une résolution. Jusque-là,pour Dieu! qu'on me laisse en repos. Depuis longtemps, jen'abuse pas du bonheur… Cet amour, j'en mourrai peut-être:je veux en vivre en paix tout un jour!
26 août.
Ce jour, ce jour unique que j'implorais, ne m'a pas été donné.Ma courte faiblesse n'a pas attendu longtemps l'expiation, quisera longue. Comment l'avais-je oublié? Dans l'ordre moral,comme dans l'autre, il y a des lois que nous ne transgressonsjamais impunément, et dont les effets certains forment en cemonde l'intervention permanente de ce qu'on nomme laProvidence. Un homme faible et grand, écrivant d'une mainpresque folle l'évangile d'un sage, disait de ces passionsmêmes qui firent sa misère, son opprobre et son génie:"Toutes sont bonnes, quand on reste le maître; toutes sontmauvaises, quand on s'en laisse assujettir. Ce qui nous estdéfendu par la nature, c'est d'étendre nos attachements plusloin que nos forces; ce qui nous est défendu par la raison,c'est de vouloir ce que nous ne pouvons obtenir; ce qui nousest défendu par la conscience n'est pas d'être tentés, mais denous laisser vaincre aux tentations. Il ne dépend pas de nousd'avoir ou de n'avoir pas de passions: il dépend de nous derégner sur elles. Tous les sentiments que nous dominons sontlégitimes; tous ceux qui nous dominent sont criminels…N'attache ton coeur qu'à la beauté qui ne périt point; que tacondition borne tes désirs; que tes devoirs aillent avant tespassions; étends la loi de la nécessité aux choses morales;apprends à perdre ce qui peut t'être enlevé, apprends à toutquitter quand la vertu l'ordonne!" Oui, telle est la loi; jela connaissais; je l'ai violée: je suis puni. Rien de plusjuste.
J'avais à peine posé le pied sur le nuage de ce fol amour, quej'en étais précipité violemment, et j'ai à peine recouvré,après cinq jours, le courage nécessaire pour retracer lescirconstances presque ridicules de ma chute. — Madame Laroqueet sa fille étaient parties dès le matin pour aller faire unevisite nouvelle à madame de Saint-Cast et ramener ensuitemadame Aubry. Je trouvai mademoiselle Hélouin seule auchâteau. Je lui apportais un trimestre de sa pension: car,bien que mes fonctions me laissent en général tout à faitétranger à la tenue et à la discipline intérieures de lamaison, ces dames ont désiré, par égard sans doute pourmademoiselle Caroline comme pour moi, que ses appointements etles miens fussent payés exceptionnellement de ma main. Lajeune demoiselle se tenait dans le petit boudoir qui estcontigu au salon. Elle me reçut avec une douceur pensive quime toucha. J'éprouvais moi-même en ce moment cette plénitudede coeur qui dispose à la confiance et à la bonté. Je résolus,en vrai don Quichotte, de tendre une mains secourable à cettepauvre isolée.
— Mademoiselle, lui dis-je tout à coup, vous m'avez retirévotre amitié, mais la mienne vous est restée tout entière; mepermettez-vous de vous en donner une preuve?
Elle me regarda, et murmura un oui timide.
— Eh bien! ma pauvre enfant, vous vous perdez.
Elle se leva brusquement.
— Vous m'avez vue cette nuit dans le parc! s'écria-t-elle.
— Oui, mademoiselle.
— Mon Dieu!…
Elle fit un pas vers moi.
— … Monsieur Maxime, je vous jure que je suis une honnêtefille!
— Je le crois, mademoiselle; mais je dois vous dire que dansce petit roman, sans doute très innocent de votre part, maisqui l'est peut-être moins de l'autre, vous aventurez trèsgravement votre réputation et votre repos. Je vous supplie d'yréfléchir, et je vous supplie en même temps d'être bienassurée que personne autre que vous n'entendra jamais un motde ma bouche sur ce sujet.
J'allais me retirer: elle s'affaissa sur ses genoux près d'uncanapé et éclata en sanglots, le front appuyé sur ma main,qu'elle avait saisie. J'avais vu couler, il y avait peu detemps, des larmes plus belles et plus dignes; cependantj'étais ému.
— Voyons, ma chère demoiselle, lui dis-je, il n'est pas troptard, n'est-ce pas?
Elle secoua la tête avec force.
— Eh bien, ma chère enfant, prenez courage. Nous voussauverons, allez! Que puis-je faire pour vous, voyons? Y a-t-ilentre les mains de cet homme quelque gage, quelque lettreque je puisse lui redemander de votre part? Disposez de moicomme d'un frère.
Elle quitta ma main avec colère.
— Ah! que vous êtes dur! dit-elle. Vous parlez de mesauver… c'est vous qui me perdez! Après avoir feint dem'aimer, vous m'avez repoussée… vous m'avez humiliée,désespérée… Vous êtes la cause unique de ce qui arrive!
— Mademoiselle, vous n'êtes pas juste: je n'ai jamais feintde vous aimer; j'ai eu pour vous une affection très sincère,que j'ai encore. J'avoue que votre beauté, votre esprit, vostalents, vous donnent parfaitement le droit d'attendre de ceuxqui vivent près de vous quelque chose de plus qu'unefraternelle amitié; mais ma situation dans le monde, lesdevoirs de famille qui me sont imposés, ne me permettaient pasde dépasser cette mesure vis-à-vis de vous sans manquer àtoute probité. Je vous dis franchement que je vous trouvecharmante, et je vous assure qu'en tenant mes sentiments pourvous dans la limite que la loyauté me commandait, je n'ai pasété sans mérite. Je ne vois rien là de fort humiliant pourvous: ce qui pourrait à plus juste titre vous humilier,mademoiselle, ce serait de vous voir aimée très résolument parun homme très résolu à ne pas vous épouser.
Elle me jeta un mauvais regard.
— Qu'en savez-vous? dit-elle. Tous les hommes ne sont pas descoureurs de fortunes!
— Ah! est-ce que vous seriez une méchante petite personne,mademoiselle Hélouin? lui dis-je avec beaucoup de calme. Celaétant, j'ai l'honneur de vous saluer.
— Monsieur Maxime! s'écria-t-elle en se précipitant tout àcoup pour m'arrêter. Pardonnez-moi! ayez pitié de moi! Hélas!comprenez-moi, je suis si malheureuse! Figurez-vous donc ceque peut être la pensée d'une pauvre créature comme moi, à quion a eu la cruauté de donner un coeur, une âme, uneintelligence… et qui ne peut user de tout cela que poursouffrir… et pour haïr! Quelle est ma vie? quel est monavenir? Ma vie, c'est le sentiment de ma pauvreté, exalté sanscesse par tous les raffinements du luxe qui m'entoure! Monavenir, ce sera de regretter, de pleurer un jour amèrementcette vie même, — cette vie d'esclave, tout odieuse qu'elleest!… Vous parlez de ma jeunesse, de mon esprit, de mestalents… Ah! je voudrais n'avoir jamais eu d'autre talentque de casser des pierres sur les routes! Je serais plusheureuse!… Mes talents, j'aurai passé le meilleur temps dela vie à en parer une autre femme, pour qu'elle soit plusbelle, plus adorée et plus insolente encore!… Et quand leplus pur de mon sang aura passé dans les veines de cettepoupée, elle s'en ira au bras d'un heureux époux prendre sapart des plus belles fêtes de la vie, tandis que moi, seule,vieille, abandonnée, j'irai mourir dans quelque coin avec unepension de femme de chambre… Qu'est-ce que j'ai fait au cielpour mériter cette destinée-là, voyons? Pourquoi moi plutôtque ces femmes? Est-ce que je ne les vaux pas? Si je suis simauvaise, c'est que le malheur m'a ulcérée, c'est quel'injustice m'a noirci l'âme… J'étais née comme elles, —plus qu'elles peut-être, — pour être bonne, aimante,charitable… Eh! mon Dieu, les bienfaits coûtent peu quand onest riche, et la bienveillance est facile aux heureux! Sij'étais à leur place, et elles à la mienne, elles mehaïraient, — comme je les hais! — On n'aime pas sesmaîtres!…. Ah! cela est horrible, ce que je vous dis, n'est-cepas? Je le sais bien, et c'est ce qui m'achève… Je sensmon abjection, j'en rougis… et je la garde! Hélas! vousallez me mépriser maintenant plus que jamais, monsieur… vousque j'aurais tant aimé si vous l'aviez souffert! vous quipouviez me rendre tout ce que j'ai perdu, l'espérance, lapaix, la bonté, l'estime de moi-même!… Ah! il y a eu unmoment où je me suis crue sauvée… où j'ai eu pour lapremière fois une pensée de bonheur, d'avenir, de fierté…Malheureuse!…
Elle s'était emparée de mes deux mains; elle y plongea satête, au milieu de ses longues boucles flottantes, et pleurafollement.
— Ma chère enfant, lui dis-je, je comprends mieux quepersonne les ennuis, les amertumes de votre condition, maispermettez-moi de vous dire que vous y ajoutez beaucoup ennourrissant dans votre coeur les tristes sentiments que vousvenez de m'exprimer. Tout ceci est fort laid, je ne vous lecache pas, et vous finirez par mériter toute la rigueur devotre destinée; mais, voyons, votre imagination vous exagèresingulièrement cette rigueur. Quant à présent, vous êtestraitée ici, quoi que vous en disiez, sur le pied d'une amie,et, dans l'avenir, je ne vois rien qui empêche que vous nesortiez de cette maison, vous aussi, au bras d'un heureuxépoux. Pour moi, je vous serai toute ma vie reconnaissant devotre affection; mais, je veux vous le dire encore une foispour en finir à jamais avec ce sujet, j'ai des devoirsauxquels j'appartiens, et je ne veux ni ne puis me marier.
Elle me regarda tout à coup.
— Même avec Marguerite? dit-elle.
— Je ne vois pas ce que le nom de mademoiselle Margueritevient faire ici.
Elle repoussa d'une main ses cheveux, qui inondaient sonvisage, et tendant l'autre vers moi par un geste de menace:
— Vous l'aimez! dit-elle d'une voix sourde, ou plutôt vousaimez sa dot; mais vous ne l'aurez pas!
— Mademoiselle Hélouin!
— Ah! reprit-elle, vous êtes passablement enfant si vous avezcru abuser une femme qui avait la folie de vous aimer. Je lisclairement dans vos manoeuvres, allez! D'ailleurs je sais quivous êtes… Je n'étais pas loin quand mademoiselle de Porhoëta transmis à madame Laroque votre politique confidence…
— Comment! vous écoutez aux portes, mademoiselle?
— Je ne soucie peu de vos outrages… D'ailleurs je mevengerai, et bientôt… Ah! vous êtes assurément fort habile,monsieur de Champcey! et je vous fais mon compliment… Vousavez joué à merveille le petit rôle de désintéressement et deréserve que votre ami Laubépin n'a pas manqué de vousrecommander en vous envoyant ici… Il savait à qui vous aviezaffaire… Il connaissait assez la ridicule manie de cettefille. Vous croyez déjà tenir votre proie, n'est-ce pas? Debeaux millions, dont la source est plus ou moins pure, dit-on,mais qui seraient fort propres toutefois à recrépir unmarquisat et à redorer un écusson… Eh! vous pouvez dès cemoment y renoncer… car je vous jure que vous ne garderez pasvotre masque un jour de plus, et voici la main qui vousl'arrachera!
— Mademoiselle Hélouin, il est grandement temps de mettre finà cette scène, car nous touchons au mélodrame. Vous m'avezfait beau jeu pour vous prévenir sur le terrain de la délationet de la calomnie; mais vous pouvez y descendre en pleinesécurité, car je vous donne ma parole que je ne vous y suivraipas. Là-dessus, je suis votre serviteur.
Je quittai cette infortunée avec un profond sentiment dedégoût, mais aussi de pitié. Quoique j'eusse toujourssoupçonné que l'organisation la mieux douée dût être, enproportion même de ses dons, irritée et faussée dans lasituation équivoque et mortifiante qu'occupe ici mademoiselleHélouin, mon imagination n'avait pu plonger jusqu'au fond del'abîme plein de fiel qui venait de s'ouvrir sous mes yeux.Certes, — quand on y songe, — on ne peut guère concevoir ungenre d'existence qui soumette une âme humaine à de plusvenimeuses tentations, qui soit plus capable de développer etd'aiguiser dans le coeur les convoitises de l'envie, desoulever à chaque instant les révoltes de l'orgueil,d'exaspérer toutes les vanités et toutes les jalousiesnaturelles de la femme. Il n'y a pas à douter que le plusgrand nombre des malheureuses filles que leur dénuement etleurs talents ont vouées à cet emploi, si honorable en soi,n'échappent par la modération de leurs sentiments, ou à l'aideDieu, par la fermeté de leurs principes, aux agitationsdéplorables dont mademoiselle Hélouin n'avait pas su segarantir; mais l'épreuve est redoutable. Quant à moi, lapensée m'était venue quelquefois que ma soeur pouvait êtredestinée par nos malheurs à entrer dans quelque riche familleen qualité d'institutrice: je fis serment alors, quelqueavenir qui nous fût réservé, de partager plutôt avec Hélènedans la plus pauvre mansarde le pain le plus amer du travail,que de la laisser jamais s'asseoir au festin empoisonné decette opulente et haineuse servilité.
Cependant, si j'avais la ferme détermination de laisser lechamp libre à mademoiselle Hélouin, et de n'entrer, à aucunprix, de ma personne, dans les récriminations d'une luttedégradante, je ne pouvais envisager sans inquiétude lesconséquences probables de la guerre déloyale qui venait dem'être déclarée. J'étais évidemment menacé dans tout ce quej'ai de plus sensible, dans mon amour et dans mon honneur.Maîtresse du secret de mon coeur, mêlant avec l'habiletéperfide de son sexe la vérité au mensonge, mademoiselleHélouin pouvait aisément présenter ma conduite sous un joursuspect, tourner contre moi jusqu'aux précautions, jusqu'auxscrupules de ma délicatesse, et prêter à mes plus simplesallures la couleur d'une intrigue préméditée. Il m'étaitimpossible de savoir avec précision quel tour elle donnerait àsa malveillance; mais je me fiais à elle pour être assuréqu'elle ne se tromperait pas sur le choix des moyens. Elleconnaissait mieux que personne les points faibles desimaginations qu'elle voulait frapper. Elle possédait surl'esprit de mademoiselle Marguerite et sur celui de sa mèrel'empire naturel de la dissimulation sur la franchise, del'astuce sur la candeur; elle jouissait auprès d'elles detoute la confiance qui naît d'une longue habitude et d'uneintimité quotidienne, et ses maîtres, pour employer sonlangage, n'avaient garde de soupçonner, sous les dehorsd'enjouement gracieux et d'obséquieuse prévenance dont elles'enveloppe avec un art consommé, la frénésie d'orgueil etd'ingratitude qui ronge cette âme misérable. Il était tropvraisemblable qu'une main aussi sûre et aussi savanteverserait ses poisons avec plein succès dans des coeurs ainsipréparés. A la vérité, mademoiselle Hélouin pouvait craindre,en cédant à son ressentiment, de replacer la main demademoiselle Marguerite dans celle de M. de Bévallan et dehâter un hymen qui serait la ruine de sa propre ambition; maisje savais que la haine d'une femme ne calcule rien, et qu'ellehasarde tout. Je m'attendais donc, de la part de celle-ci, àla plus prompte comme à la plus aveugle des vengeances, etj'avais raison.
Je passai dans une pénible anxiété les heures que j'avaisvouées à de plus douces pensées. Tout ce que la dépendancepeut avoir de plus poignant pour une âme fière, le soupçon deplus amer pour une conscience droite, le mépris de plusnavrant pour un coeur qui aime, je le sentis. L'adversité,dans mes plus mauvais jours, ne m'avait jamais servi une coupemieux remplie. J'essayai cependant de travailler comme decoutume. Vers cinq heures, je me rendis au château. Ces damesétaient rentrées dans l'après-midi. Je trouvai dans le salonmademoiselle Marguerite, madame Aubry et M. de Bévallan, avecdeux ou trois hôtes de passage. Mademoiselle Marguerite parutne pas s'apercevoir de ma présence: elle continua des'entretenir avec M. de Bévallan sur un ton d'animation quin'était pas ordinaire. Il était question d'un bal improviséqui devait avoir lieu le soir même dans un château voisin.Elle devait s'y rendre avec sa mère, et elle pressait M. deBévallan de les y accompagner: celui-ci s'en excusait, enalléguant qu'il était sorti de chez lui le matin avant d'avoirreçu l'invitation, et que sa toilette n'était pas convenable.Mademoiselle Marguerite, insistant avec une coquetterieaffectueuse et empressée dont son interlocuteur lui-mêmesemblait surpris, lui dit qu'il avait certainement encore letemps de retourner chez lui, de s'habiller et de revenir lesprendre. On lui garderait un bon petit dîner. M. de Bévallanobjecta que tous ses chevaux de voiture étaient sur lalitière, et qu'il ne pouvait revenir à cheval en toilette debal:
— Eh bien, reprit mademoiselle Marguerite, on va vousconduire dans l'américaine.
En même temps elle dirigea pour la première fois ses yeux surmoi, et me couvrant d'un regard où je vis éclater la foudre:
— Monsieur Odiot, dit-elle d'une voix de bref commandement,allez dire qu'on attelle!
Cet ordre servile était si peu dans la mesure de ceux qu'on acoutume de m'adresser ici et qu'on peut me croire disposé àsubir, que l'attention et la curiosité des plus indifférentsen furent aussitôt éveillées. Il se fit un silence embarrassé: M. de Bévallan jeta un coup d'oeil étonné sur mademoiselleMarguerite, puis il me regarda, prit un air grave et se leva.Si l'on s'attendait à quelques folle inspiration de colère, ily eut déception. Certes, les insultantes paroles qui venaientde tomber sur moi d'une bouche si belle, si aimée — et sibarbare — avaient fait pénétrer le froid de la mortjusqu'aux sources profondes de ma vie, et je doute qu'une lamed'acier, se frayant passage à travers mon coeur, m'eût causéune pire sensation; mais jamais je ne fus si calme. Le timbredont se sert habituellement madame Laroque pour appeler sesgens était sur une table à ma portée: j'y appuyai le doigt.Un domestique entra presque aussitôt.
— Je crois, lui dis-je, que mademoiselle Marguerite a desordres à vous donner.
Sur ces mots qu'elle avait écoutés avec une sorte de stupeur,la jeune fille fit violemment de la tête un signe négatif etcongédia le domestique. J'avais grande hâte de sortir de cesalon, où j'étouffais; mais je ne pus me retirer devantl'attitude provocante qu'affectait alors M. de Bévallan.
— Ma foi! murmura-t-il, voilà quelque chose d'assezparticulier!
Je feignis de ne pas l'entendre. Mademoiselle Marguerite luidit deux mots brusques à voix basse.
— Je m'incline, mademoiselle, reprit-il alors d'un ton plusélevé, qu'il me soit permis seulement d'exprimer le regretsincère que j'éprouve de n'avoir pas le droit d'intervenirici.
Je me levai aussitôt.
— Monsieur de Bévallan, dis-je en me plaçant à deux pas delui, ce regret est tout à fait superflu, car si je n'ai pascru devoir obéir aux ordres de mademoiselle, je suisentièrement aux vôtres… et je vais les attendre.
— Fort bien, fort bien, monsieur; rien de mieux, répliqua M.de Bévallan en agitant la main avec grâce pour rassurer lesfemmes.
Nous nous saluâmes, et je sortis.
Je dînai solitairement dans ma tour, servi, suivant l'usage,par le pauvre Alain, que les rumeurs de l'antichambre avaientsans doute instruit de ce qui s'était passé, car il ne cessad'attacher sur moi des regards lamentables, poussant parintervalles de profonds soupirs et observant, contre sacoutume, un silence morne. Seulement, sur ma demande, ilm'apprit que ces dames avaient décidé qu'elles n'iraient pasau bal ce soir-là.
Mon bref repas terminé, je mis un peu d'ordre dans mes papierset j'écrivis deux mots à M. Laubépin. A toutes prévisions, jelui recommandais Hélène. L'idée de l'abandon où je lalaisserais en cas de malheur me navrait le coeur, sansébranler le moins du monde mes immuables principes. Je puism'abuser, mais j'ai toujours pensé que l'honneur, dans notrevie moderne, domine toute la hiérarchie des devoirs. Ilsupplée aujourd'hui à tant de vertus à demi effacées dans lesconsciences, à tant de croyances endormies, il joue, dansl'état de notre société, un rôle tellement tutélaire, qu'iln'entrera jamais dans mon esprit d'en affaiblir les droits,d'en subordonner les obligations. L'honneur, dans soncaractère indéfini, est quelque chose de supérieur à la loi età la morale; on ne le raisonne pas, on le sent. C'est unereligion. Si nous n'avons plus la folie de la croix, gardonsla folie de l'honneur!
Au surplus, il n'y a pas de sentiment profondément entré dansl'âme humaine qui ne soit, si l'on y pense, sanctionné par laraison. Mieux vaut, à tout risque, une fille ou une femmeseule au monde que protégée par un frère ou par un maridéshonoré.
J'attendais d'un instant à l'autre un message de M. deBévallan. Je m'apprêtais à me rendre chez le percepteur dubourg, qui est un jeune officier blessé en Crimée, et àréclamer son assistance, quand on heurta à ma porte. Ce fut M.de Bévallan lui-même qui entra. Son visage exprimait, avec unefaible nuance d'embarras, une sorte de bonhomie ouverte etjoyeuse.
— Monsieur, me dit-il pendant que je le considérais avec uneassez vive surprise, voilà une démarche un peu irrégulière;mais, ma foi! j'ai des états de service qui mettent, Dieumerci, mon courage à l'abri du soupçon. D'autre part, j'ailieu d'éprouver ce soir un contentement qui ne laisse aucuneplace chez moi à l'hostilité ou à la rancune. Enfin j'obéis àdes ordres qui doivent m'être plus sacrés que jamais. Bref, jeviens vous tendre la main.
Je le saluai avec gravité, et je pris sa main.
— Maintenant, ajouta-t-il en s'asseyant, me voilà fort àl'aise pour m'acquitter de mon ambassade. MademoiselleMarguerite vous a tantôt, monsieur, dans un moment dedistraction, donné quelques instructions qui assurémentn'étaient pas de votre ressort. Votre susceptibilité s'en estémue très justement, nous le reconnaissons, et ces dames m'ontchargé de vous faire accepter leurs regrets. Elles seraientdésespérées que ce malentendu d'un instant les privât de vosbons offices, dont elles apprécient toute la valeur, et rompîtdes relations auxquelles elles attachent un prix infini. Pourmoi, monsieur, j'ai acquis ce soir, à ma grande joie, le droitde joindre mes instances à celles de ces dames: les voeux queje formais depuis longtemps viennent d'être agréés, et je vousserai personnellement obligé de ne pas mêler à tous lessouvenirs heureux de cette soirée celui d'une séparation quiserait à la fois préjudiciable et douloureuse à la familledans laquelle j'ai l'honneur d'entrer.
— Monsieur, lui dis-je, je ne puis qu'être très sensible auxtémoignages que vous voulez bien me rendre au nom de ces dameset au vôtre. Vous me pardonnerez de n'y pas répondreimmédiatement par une détermination formelle qui demanderaitplus de liberté d'esprit que je n'en puis avoir encore.
— Vous me permettrez au moins, dit M. de Bévallan, d'emporterune bonne espérance… Voyons, monsieur, puisque l'occasions'en présente, rompons donc à jamais l'ombre de glace qui a puexister entre nous deux jusqu'ici. Pour mon compte, j'y suistrès disposé. D'abord madame Laroque, sans se dénantir d'unsecret qui ne lui appartient pas, ne m'a point laissé ignorerque les circonstances les plus honorables pour vous se cachentsous l'espèce de mystère dont vous vous entourez. Ensuite, jevous dois une reconnaissance particulière: je sais que vousavez été consulté récemment au sujet de mes prétentions à lamain de mademoiselle Laroque, et que j'ai eu à me louer devotre appréciation.
— Mon Dieu, monsieur, je ne pense pas avoir mérité…
— Oh! je sais, reprit-il en riant, que vous n'avez pas abondéfollement dans mon sens; mais enfin vous ne m'avez pas nui.J'avoue même que vous avez fait preuve d'une sagacité réelle.Vous avez dit que si mademoiselle Marguerite ne devait pasêtre absolument heureuse avec moi, elle ne serait pas non plusmalheureuse. Eh bien, le prophète Daniel n'aurait pas mieuxdit. La vérité est que la chère enfant ne serait absolumentheureuse avec personne, puisqu'elle ne trouverait pas dans lemonde entier un mari qui lui parlât en vers du matin ausoir… Il n'y en a pas! Je ne suis pas plus qu'un autre de cecalibre-là, j'en conviens; mais, — comme vous m'avez faitencore l'honneur de le dire, — je suis un galant homme.Véritablement, quand nous nous connaîtrons mieux, vous n'endouterez pas. Je ne suis pas un méchant diable; je suis un bongarçon… Mon Dieu! j'ai des défauts… j'en ai eu surtout!J'ai aimé les jolies femmes… ça, je ne peux le nier! Maisquoi? c'est la preuve qu'on a un bon coeur. D'ailleurs, mevoilà au port… et même j'en suis ravi, parce que, — entrenous, — je commençais à me roussir un peu. Bref, je ne veuxplus penser qu'à ma femme et à mes enfants. D'où je conclusavec vous que Marguerite sera parfaitement heureuse, c'est-à-direautant qu'elle peut l'être en ce monde avec une têtecomme la sienne: car enfin je serai charmant pour elle, je nelui refuserai rien, j'irai même au-devant de tous ses désirs.Mais si elle me demande la lune et les étoiles, je ne peux pasaller les décrocher pour lui être agréable!… ça, c'estimpossible!… Là-dessus, mon cher ami, votre main encore unefois.
Je la lui donnai. Il se leva.
— Là, j'espère que vous nous resterez, maintenant… Voyons,éclaircissez-moi un peu ce front-là… Nous vous ferons la vieaussi douce que possible mais il faut vous y prêter un peu,que diable! Vous vous complaisez dans votre tristesse… Vousvivez, passez-moi le mot, comme un vrai hibou. Vous êtes unesorte d'Espagnol comme on n'en voit pas!… Secouez-moi doncça! Vous êtes jeune, beau garçon, vous avez de l'esprit et destalents; profitez un peu de toutes ces choses… Voyons,pourquoi ne feriez-vous pas un doigt de cour à la petiteHélouin? Cela vous amuserait… Elle est très gentille et elleirait très bien… Mais, diantre! j'oublie un peu ma promotionaux grandes dignités, moi!… Allons adieu, Maxime! et àdemain, n'est-ce pas?…
— A demain, certainement.
Et ce galant homme, — qui est, lui, une sorte d'Espagnolcomme on voit beaucoup, — m'abandonna à mes réflexions.
1er octobre.
Un singulier événement! — Quoique les conséquences n'ensoient pas jusqu'ici des plus heureuses, il m'a fait du bien.Après le rude coup qui m'avait frappé, j'étais demeuré commeengourdi de douleur. Ceci m'a rendu au moins le sentiment dela vie, et pour la première fois depuis trois longues semainesj'ai le courage d'ouvrir ces feuilles et de prendre la plume.
Toutes satisfactions m'étant données, je pensai que je n'avaisplus aucune raison de quitter, brusquement du moins, uneposition et des avantages qui me sont après tout nécessaires,et dont j'aurais grand'peine à trouver l'équivalent du jour aulendemain. La perspective des souffrances tout à faitpersonnelles qui me restaient à affronter, et que je m'étaisd'ailleurs attirées par ma faiblesse, ne pouvait m'autoriser àfuir des devoirs où mes intérêts ne sont pas seuls engagés. Enoutre, je n'entendais pas que mademoiselle Marguerite pûtinterpréter ma subite retraite par le dépit d'une belle partieperdue, et je me faisais un point d'honneur de lui montrerjusqu'au pied de l'autel un front impassible; quant au coeur,elle ne le verrait pas. — Bref, je me contentai d'écrire à M.Laubépin que certains côtés de ma situation pouvaient d'uninstant à l'autre me devenir intolérables, et quej'ambitionnais avidement quelque emploi moins rétribué et plusindépendant.
Dès le lendemain, je me présentai au château, où M. deBévallan m'accueillit avec cordialité. Je saluai ces damesavec tout le naturel dont je pus disposer. Il n'y eut, bienentendu, aucune explication. Madame Laroque me parut émue etpensive, mademoiselle Marguerite encore un peu vibrante, maispolie. Quant à mademoiselle Hélouin, elle était fort pâle ettenait les yeux baissés sur sa broderie. La pauvre fillen'avait pas à se féliciter extrêmement du résultat final de sadiplomatie. Elle essayait bien de temps en temps de lancer autriomphant M. de Bévallan un regard chargé de dédain et demenace; mais dans cette atmosphère orageuse, qui eûtpassablement inquiété un novice, M. de Bévallan respirait,circulait et voltigeait avec la plus parfaite aisance. Cetaplomb souverain irritait manifestement mademoiselle Hélouin:mais en même temps il la domptait. Toutefois, si elle n'eûtrisqué que de se perdre avec son complice, je ne doute pasqu'elle ne lui eût rendu immédiatement, et avec plus deraison, un service analogue à celui dont elle m'avait gratifiéla veille; mais il était probable qu'en cédant à sa jalousecolère et en confessant son ingrate duplicité, elle se perdaitseule, et elle avait toute l'intelligence nécessaire pour lecomprendre. M. de Bévallan, en effet, n'était pas homme às'être avancé vis-à-vis d'elle sans se réserver une gardesévère dont il userait avec un sang-froid impitoyable.Mademoiselle Hélouin pouvait se dire à la vérité qu'on avaitajouté foi la veille, sur sa seule parole, à des dénonciationsautrement mensongères; mais elle n'était pas sans savoir qu'unmensonge qui flatte ou qui blesse le coeur trouve plusfacilement créance qu'une vérité indifférente. Elle serésignait donc, non sans éprouver amèrement, je suppose, quel'arme de la trahison tourne quelquefois dans la main qui s'ensert.
Pendant ce jour et ceux qui le suivirent, je fus soumis à ungenre de supplice que j'avais prévu, mais dont je n'avais pucalculer tous les poignants détails. Le mariage était fixé àun mois de là. On en dut faire sans retard et à la hâte tousles préparatifs. Les bouquets de madame Prévost arrivèrentrégulièrement chaque matin. Les dentelles, les étoffes, lesbijoux affluèrent ensuite, et furent étalés chaque soir dansle salon sous les yeux des amies affairées et jalouses. Ilfallut donner sur tout cela mes avis et mes conseils.Mademoiselle Marguerite les sollicitait avec une sorted'affection cruelle. J'obéissais de bonne grâce; puis jerentrais dans ma tour, je prenais dans un tiroir secret lepetit mouchoir déchiré que j'avais sauvé au péril de ma vie,et j'en essuyais mes yeux. Lâcheté encore! mais qu'y faire? Jel'aime! La perfidie, l'inimitié, des malentendus irréparables,sa fierté et la mienne, nous séparent à jamais: soit! maisrien n'empêchera ce coeur de vivre et de mourir plein d'elle!
Quant à M. de Bévallan, je ne me sentais pas de haine contrelui: il n'en mérite pas. C'est une âme vulgaire, maisinoffensive. Je pouvais, Dieu merci, sans hypocrisie recevoirles démonstrations de sa banale bienveillance, et mettre avectranquillité ma main dans la sienne; mais si sa personnalitéfruste échappait à ma haine, je n'en ressentais pas moins avecune angoisse profonde, déchirante, combien cet homme étaitindigne de la créature choisie qu'il posséderait bientôt, —qu'il ne connaîtrait jamais. Dire le flot de pensées amères,de sensations sans nom que soulevait en moi — qu'y soulèveencore — l'image prochaine de cette odieuse mésalliance, jene le pourrais ni ne l'oserais. L'amour véritable a quelquechose de sacré qui imprime un caractère plus qu'humain auxdouleurs comme aux joies qu'il nous donne. Il y a dans lafemme qu'on aime je ne sais quelle divinité dont il me semblequ'on ait seul le secret, qui n'appartient qu'à vous, et dontune main étrangère ne peut toucher le voile sans vous faireéprouver une horreur qui ne ressemble à aucune autre, — unfrisson de sacrilège. Ce n'est pas seulement un bien précieuxqu'on vous ravit, c'est un autel qu'on profane en vous, unmystère qu'on viole, un dieu qu'on outrage! Voilà la jalousie!Du moins, c'est la mienne. Très sincèrement, il me semblaitque moi seul au monde j'avais des yeux, une intelligence, uncoeur capables de voir, de comprendre et d'adorer dans toutesses perfections la beauté de cet ange, qu'avec tout autre elleserait comme égarée et perdue, qu'elle m'était destinée à moiseul corps et âme de toute éternité! J'avais cet orgueilimmense, assez expié par une immense douleur.
Cependant un démon railleur murmurait à mon oreille que,suivant toutes les prévisions de l'humaine sagesse, Margueritetrouverait plus de paix et de bonheur réel dans l'amitiétempérée du mari raisonnable qu'elle n'en eût rencontré dansla belle passion de l'époux romanesque. Est-ce donc vrai? est-cedonc possible? Moi, je ne le crois pas! — Elle aura lapaix, soit; mais la paix, après tout, n'est pas le dernier motde la vie, le symbole suprême du bonheur. S'il suffisait de nepas souffrir et de se pétrifier le coeur pour être heureux,trop de gens le seraient qui ne le méritent pas. A force deraison et de prose, on finit par diffamer Dieu et dégrader sonoeuvre. Dieu donne la paix aux morts, la passion aux vivants!Oui, il y a dans la vie, à côté de la vulgarité des intérêtscourants et quotidiens à laquelle je n'ai pas l'enfantillagede prétendre échapper, il y a une poésie permise — quedis-je? — commandée! C'est la part de l'âme douée d'immortalité.Il faut que cette âme se sente et se révèle quelquefois,fût-ce par des transports au delà du réel, par des aspirations audelà du possible, fût-ce par des orages ou par des larmes.Oui, il y a une souffrance qui vaut mieux que le bonheur, ouplutôt qui est le bonheur même, celle d'une créature vivantequi connaît tous les troubles du coeur et toutes les chimèresde la pensée, et qui partage ces nobles tourments avec uncoeur égal et une pensée fraternelle! Voilà le roman quechacun a le droit, et, pour dire tout, le devoir de mettredans sa vie, s'il a le titre d'homme et s'il le veutjustifier.
Au surplus, cette paix même tant vantée, la pauvre enfant nel'aura pas. Que le mariage de deux coeurs inertes et de deuximaginations glacées engendre le repos du néant, je le veuxbien; mais l'union de la vie et de la mort ne peut se soutenirsans une contrainte horrible et de perpétuels déchirements.
Au milieu de ces misères intimes dont chaque jour redoublaitl'intensité, je ne trouvais un peu de secours qu'auprès de mapauvre et vieille amie mademoiselle de Porhoët. Elle ignoraitou feignait d'ignorer l'état de mon coeur; mais, dans desallusions voilées, peut-être involontaires, elle posaitlégèrement sur mes plaies saignantes la main délicate etingénieuse d'une femme. Il y a, d'ailleurs, dans cette âme,vivant emblème du sacrifice et de la résignation, et qui déjàsemble flotter au-dessus de la terre, un détachement, uncalme, une douce fermeté qui se répandaient sur moi. J'enarrivais à comprendre son innocente folie, et même à m'yassocier avec une sorte de naïveté. Penché sur mon album, jeme cloîtrais avec elle pendant de longues heures dans sacathédrale, et j'y respirais un moment les vagues parfumsd'une idéale sérénité.
J'allais encore chercher presque chaque jour dans le logis dela vieille demoiselle un autre genre de distraction. Il n'y apoint de travail auquel l'habitude ne prête quelque charme.Pour ne pas laisser soupçonner à mademoiselle de Porhoët laperte définitive de son procès, je poursuivais régulièrementl'exploration de ses archives de famille. Je découvrais parintervalles — dans ce fouillis — des traditions, deslégendes, des traits de moeurs qui éveillaient ma curiosité,et qui transportaient un moment mon imagination dans les tempspassés, loin de l'accablante réalité. Mademoiselle de Porhoët,dont ma persévérance entretenait les illusions, m'entémoignait une gratitude que je méritais peu, car j'avais finipar prendre à cette étude, désormais sans utilité positive, unintérêt qui me payait de mes peines et qui faisait à meschagrins une diversion salutaire.
Cependant, à mesure que le terme fatal approchait,mademoiselle Marguerite perdait la vivacité fébrile dont elleavait paru animée depuis le jour où le mariage avait étédéfinitivement arrêté. Elle retombait, du moins par instants,dans son attitude autrefois familière d'indolence passive etde sombre rêverie. Je surpris même une ou deux fois sesregards attachés sur moi avec une sorte de perplexitéextraordinaire. Madame Laroque, de son côté, me regardaitsouvent avec un air d'inquiétude et d'indécision, comme sielle eût désiré et redouté en même temps d'aborder avec moiquelque pénible sujet d'entretien. Avant-hier, le hasard fitque je me trouvai seul avec elle dans le salon, mademoiselleHélouin étant sortie brusquement pour donner un ordre. Laconversation indifférente dans laquelle nous étions engagéscessa aussitôt comme par un accord secret.
Après un court silence:
— Monsieur, me dit madame Laroque d'un accent pénétré, vousplacez bien mal vos confidences!
— Mes confidences, madame! Je ne puis vous comprendre. A partmademoiselle de Porhoët, personne ici n'a reçu de moi l'ombred'une confidence.
— Hélas! reprit-elle, je veux le croire… je le crois…mais ce n'est pas assez!…
Au même instant, mademoiselle Hélouin rentra, et tout fut dit.
Le lendemain, — c'était hier, — j'étais parti à cheval dèsle matin pour surveiller quelques coupes de bois dans lesenvirons. Vers quatre heures de soir, je revenais dans ladirection du château, quand, à un brusque détour du chemin, jeme trouvai subitement face à face avec mademoiselleMarguerite. Elle était seule. Je me disposais à passer en lasaluant; mais elle arrêta son cheval.
— Un beau jour d'automne, monsieur, me dit-elle.
— Oui, mademoiselle. Vous vous promenez?
— Comme vous voyez. J'use de mes derniers momentsd'indépendance, et même j'en abuse, car je me sens un peuembarrassée de ma solitude… Mais Alain est nécessairelà-bas… Mon pauvre Mervyn est boiteux… Vous ne voulez pas leremplacer, par hasard?
— Avec plaisir. Où allez-vous?
— Mais… j'avais presque l'idée de pousser jusqu'à la tourd'Elven.
Elle me désignait du bout de sa cravache un sommet brumeux quis'élevait à droite de la route.
— Je crois, ajouta-t-elle, que vous n'avez jamais fait cepèlerinage.
— C'est vrai. Il m'a souvent tenté, mais je l'ai ajournéjusqu'ici, je ne sais pourquoi.
— Eh bien, cela se trouve parfaitement; mais il est déjàtard, il faut nous hâter un peu, s'il vous plaît.
Je tournai bride, et nous partîmes au galop.
Pendant que nous courions, je cherchais à me rendre compte decette fantaisie inattendue, qui ne laissait pas de paraître unpeu préméditée. Je supposai que le temps et la réflexionavaient pu atténuer dans l'esprit de mademoiselle Margueritel'impression première des calomnies dont on l'avait troublé.Apparemment elle avait fini par concevoir quelques doutes surla véracité de mademoiselle Hélouin, et elle s'était entendueavec le hasard pour m'offrir, sous une forme déguisée, unesorte de réparation qui pouvait m'être due.
Au milieu des préoccupations qui m'assiégeaient alors,j'attachais une faible importance au but particulier que nousnous proposions dans cette étrange promenade. Cependantj'avais souvent entendu citer autour de moi cette tour d'Elvencomme une des ruines les plus intéressantes du pays, et jamaisje n'avais parcouru une des deux routes qui, de Rennes ou deJosselin, se dirigent vers la mer, sans contempler d'un oeilavide cette masse indécise qu'on voit pointer au milieu deslandes lointaines comme une énorme pierre levée; mais le tempset l'occasion m'avaient manqué.
Le village d'Elven, que nous traversâmes en ralentissant unpeu notre allure, donne une représentation vraimentsaisissante de ce que pouvait être un bourg du moyen âge. Laforme des maisons basses et sombres n'a pas changé depuis cinqou six siècles. On croit rêver quand on voit, à travers leslarges baies cintrées et sans châssis qui tiennent lieu defenêtres, ces groupes de femmes à l'oeil sauvage, au costumesculptural, qui filent leur quenouille dans l'ombre, ets'entretiennent à voix basse dans une langue inconnue. Ilsemble que tous ces spectres grisâtres viennent de quitterleurs dalles tumulaires pour exécuter entre eux quelque scèned'un autre âge dont vous êtes le seul témoin vivant. Celacause une sorte d'oppression. Le peu de vie qui se communiqueautour de vous dans l'unique rue du bourg porte le mêmecaractère d'archaïsme et d'étrangeté fidèlement retenu d'unmonde évanoui.
A peu de distance d'Elven, nous prîmes un chemin de traversequi nous conduisit sur le sommet d'une colline aride. De lànous aperçûmes distinctement, quoique à une assez grandedistance encore, le colosse féodal dominant en face de nousune hauteur boisée. La lande où nous nous trouvionss'abaissait par une pente assez raide vers des prairiesmarécageuses encadrées dans d'épais taillis. Nous endescendîmes le revers, et nous fûmes bientôt engagés dans lesbois. Nous suivions alors une étroite chaussée dont le pavédisjoint et raboteux a dû résonner sous le pied des chevauxbardés de fer. J'avais cessé depuis longtemps de voir la tourd'Elven, dont je ne pouvais même plus conjecturerl'emplacement, quand elle se dégagea soudain de la feuillée,et se dressa à deux pas de nous avec la soudaineté d'uneapparition. Cette tour n'est point ruinée: elle conserveaujourd'hui toute sa hauteur primitive, qui dépasse centpieds, et les assises irrégulières de granit qui en composentle magnifique appareil octogonal lui donnent l'aspect d'unbloc formidable taillé d'hier par le plus pur ciseau. Rien deplus imposant, de plus fier et de plus sombre que ce vieuxdonjon impassible au milieu des temps et isolé dansl'épaisseur de ces bois. Des arbres ont poussé de toute leurtaille dans les douves profondes qui l'environnent, et leurfaîte touche à peine l'ouverture des fenêtres les plus basses.Cette végétation gigantesque, dans laquelle se perdconfusément la base de l'édifice, achève de lui prêter unecouleur de fantastique mystère. Dans cette solitude, au milieude ces forêts, en face de cette masse d'architecture bizarrequi surgit tout à coup, il est impossible de ne pas songer àces tours enchantées où de belles princesses dorment unsommeil séculaire.
— Jusqu'à ce jour, me dit mademoiselle Marguerite, à quij'essayais de communiquer cette impression, voici tout ce quej'en ai vu; mais, si vous tenez à réveiller la princesse, nouspouvons entrer. Autant que je le puis savoir, il y a toujoursdans ces environs un berger ou une bergère qui est muni — oumunie — de la clef. Attachons nos chevaux là, et mettons-nousà la recherche, vous du berger, et moi de la bergère.
Les chevaux furent parqués dans un petit enclos voisin de laruine, et nous nous séparâmes un moment, mademoiselleMarguerite et moi, pour faire une sorte de battue dans lesenvirons. Nous eûmes le regret de ne rencontrer ni berger nibergère. Notre désir de visiter l'intérieur de la tours'accrut alors tout naturellement de tout l'attrait du fruitdéfendu, et nous franchîmes à l'aventure un pont jeté sur lesfossés. A notre vive satisfaction, la porte massive du donjonn'était point fermée: nous n'eûmes qu'à la pousser pourpénétrer dans un réduit étroit, obscur et encombré de débris,qui pouvait autrefois tenir lieu de corps de garde; de là nouspassâmes dans une vaste salle à peu près circulaire, dont lacheminée montre encore sur son écusson les besans de lacroisade; une large fenêtre, ouverte en face de nous, et quetraverse la croix symbolique nettement découpée dans la pierreéclairait pleinement la région inférieure de cette enceinte,tandis que l'oeil se perdait dans l'ombre incertaine deshautes voûtes effondrées. Au bruit de nos pas, une trouped'oiseaux invisibles s'envola de cette obscurité, et secouasur nos têtes la poussière des siècles. En montant sur lesbancs de granit qui sont disposés de chaque côté du mur enforme de gradins, dans l'embrasure de la fenêtre, nous pûmesjeter un coup d'oeil au dehors sur la profondeur des fossés etsur les parties ruinées de la forteresse; mais nous avionsremarqué dès notre entrée les premiers degrés d'un escalierpratiqué dans l'épaisseur de la muraille, et nous éprouvionsune hâte enfantine de pousser plus avant nos découvertes. Nousentreprîmes l'ascension; j'ouvris la marche, et mademoiselleMarguerite me suivit bravement, se tirant de ses longues jupescomme elle pouvait. Du haut de la plate-forme, la vue estimmense et délicieuse. Les douces teintes du crépusculeestompaient en ce moment même l'océan de feuillage à demi dorépar l'automne, les sombres marais, les pelouses verdoyantes,les horizons aux pentes entre-croisées, qui se mêlaient et sesuccédaient sous nos yeux jusqu'à l'extrême lointain. En facede ce paysage gracieux, triste et infini, nous sentions lapaix de la solitude, le silence du soir, la mélancolie destemps passés, descendre à la fois, comme un charme puissant,dans nos esprits et dans nos coeurs. Cette heure decontemplation commune, d'émotions partagées, de profonde etpure volupté, était sans doute la dernière qu'il dût m'êtredonné de vivre près d'elle et avec elle, et je m'y attachaisavec une violence de sensibilité presque douloureuse. PourMarguerite, je ne sais ce qui se passait en elle: elles'était assise sur le rebord du parapet, elle regardait auloin, et se taisait. Je n'entendais que le souffle un peuprécipité de son haleine.
Je ne pourrais dire combien d'instants s'écoulèrent ainsi.Quand les vapeurs s'épaissirent au-dessus des prairies basseset que les derniers horizons commencèrent à s'effacer dansl'ombre croissante, Marguerite se leva.
— Allons, dit-elle à demi voix et comme si un rideau fûttombé sur quelque spectacle regretté, c'est fini!
Puis elle commença à descendre l'escalier, et je la suivis.
Quand nous voulûmes sortir du donjon, grande fut notresurprise d'en trouver la porte fermée. Apparemment le jeunegardien, ignorant notre présence, avait tourné la clef pendantque nous étions sur la plate-forme. Notre première impressionfut celle de la gaieté. La tour était définitivement une tourenchantée. Je fis quelques efforts vigoureux pour romprel'enchantement; mais le pêne énorme de la vieille serrureétait solidement arrêté dans le granit, et je dus renoncer àle dégager. Je tournai alors mes attaques contre la porteelle-même; mais les gonds massifs et les panneaux de chêneplaqués de fer m'opposèrent la résistance la plus invincible.Deux ou trois moellons que je pris dans les décombres et queje lançai contre l'obstacle, ne parvinrent qu'à ébranler lavoûte et à en détacher quelques fragments qui vinrent tomber ànos pieds. Mademoiselle Marguerite ne voulut pas me laisserpoursuivre une entreprise évidemment sans espoir et quin'était pas sans danger. Je courus alors à la fenêtre, et jepoussai quelques cris d'appel auxquels personne ne répondit.Durant une dizaine de minutes, je les renouvelai d'instant eninstant avec le même insuccès. En même temps nous profitions àla hâte des dernières lueurs du jour pour explorerminutieusement tout l'intérieur du donjon; mais, à part cetteporte, qui était comme murée pour nous, et la grande fenêtrequ'un abîme de près de trente pieds séparait du fond desfossés, nous ne pûmes découvrir aucune issue.
Cependant la nuit achevait de tomber sur la campagne, et lesténèbres avaient envahi la vieille tour. Quelques reflets delune pénétraient seulement dans le retrait de la fenêtre etblanchissaient obliquement la pierre des gradins. MademoiselleMarguerite, qui avait perdu peu à peu toute apparenced'enjouement, cessa même de répondre aux conjectures plus oumoins vraisemblables par lesquelles j'essayais de tromperencore ses inquiétudes. Pendant qu'elle se tenait dansl'ombre, silencieuse et immobile, j'étais assis en pleineclarté sur le degré le plus rapproché de la fenêtre: de là jetentais encore par intervalles un appel de détresse; mais,pour être vrai, à mesure que la réussite de mes effortsdevenait plus incertaine, je me sentais gagner par unsentiment d'allégresse irrésistible. Je voyais en effet seréaliser pour moi tout à coup le rêve le plus éternel et leplus impossible des amants: j'étais enfermé au fond d'undésert et dans la plus étroite solitude avec la femme quej'aimais! Pour de longues heures, il n'y avait plus qu'elle etmoi au monde, que sa vie et la mienne! Je songeais à tous lestémoignages de douce protection, de tendre respect quej'allais avoir le droit, le devoir de lui prodiguer; je mereprésentais ses terreurs calmées, sa confiance, son sommeil;je me disais avec un ravissement profond que cette nuitfortunée, si elle ne pouvait me donner l'amour de cette chèrecréature, allait du moins m'assurer pour jamais sa plusinébranlable estime.
Comme je m'abandonnais avec tout l'égoïsme de la passion à masecrète extase, dont quelque reflet peut-être se peignait surmon visage, je fus réveillé tout à coup par ces paroles quim'étaient adressées d'une voix sourde et sur un ton detranquillité affectée:
— Monsieur le marquis de Champcey, y a-t-il eu beaucoup delâches dans votre famille avant vous?
Je me soulevai, et je retombai aussitôt sur le banc de pierre,attachant un regard stupide sur les ténèbres où j'entrevoyaisvaguement le fantôme de la jeune fille. Une idée me vint, uneidée terrible, c'était que la peur et le chagrin luitroublaient le cerveau, — qu'elle devenait folle.
— Marguerite! m'écriai-je, sans savoir même que je parlais.
Ce mot acheva sans doute de l'irriter.
— Mon Dieu! que c'est odieux! reprit-elle. Que c'est lâche!oui, je le répète, lâche!
La vérité commençait à luire dans mon esprit. Je descendis undes degrés.
— Eh! qu'est-ce qu'il y a donc? dis-je froidement.
— C'est vous, répliqua-t-elle avec une brusque véhémence,c'est vous qui avez payé cet homme, — ou cet enfant, — je nesais, pour nous emprisonner dans cette misérable tour! Demain,je serai perdue… déshonorée dans l'opinion… et je nepourrai plus appartenir qu'à vous!… Voilà votre calcul,n'est-ce pas? Mais celui-là, je vous l'atteste, ne vousréussira pas mieux que les autres. Vous me connaissez encorebien imparfaitement, si vous croyez que je ne préférerai pasle déshonneur, le cloître, la mort, tout, à l'abjection delier ma main, — ma vie à la vôtre!… Et quand cette ruseinfâme vous eût réussi, quand j'aurais eu la faiblesse, — quecertes je n'aurai pas, — de vous donner ma personne, — et,ce qui vous importe davantage, ma fortune, — en échange de cebeau trait de politique, — quelle espèce d'homme êtes-vousdonc? Voyons, de quelle fange êtes-vous fait pour vouloird'une richesse et d'une femme acquises à ce prix-là? Ah!remerciez-moi encore, monsieur, de ne pas céder à vos voeux.Vos voeux sont imprudents, croyez-moi; car si jamais la honteet la risée publique me jetaient dans vos bras, j'aurais tantde mépris pour vous, que j'en écraserais votre coeur! Oui,fût-il aussi dur, aussi glacé que ces pierres, j'en tireraisdu sang… j'en ferais sortir des larmes!
— Mademoiselle, dis-je avec tout le calme que je pus trouver,je vous supplie de revenir à vous, à la raison. Je vousatteste sur l'honneur que vous me faites outrage. Veuillez yréfléchir. Vos soupçons ne reposent sur aucune vraisemblance.Je n'ai pu préparer en aucune façon la perfidie dont vousm'accusez, et quand je l'aurais pu enfin, comment vous ai-jejamais donné le droit de m'en croire coupable?
— Tout ce que je sais de vous me donne ce droit, s'écria-t-elleen coupant l'air de sa cravache. Il faut bien que je vousdise une fois ce que j'ai dans l'âme depuis trop longtemps.Qu'êtes-vous venu faire dans notre maison, sous un nom, sousun caractère empruntés?… Nous étions heureuses, nous étionstranquilles, ma mère et moi… Vous nous avez apporté untrouble, un désordre, des chagrins que nous ne connaissionspas. Pour atteindre votre but, pour réparer les brèches devotre fortune, vous avez usurpé notre confiance… vous avezfait litière de notre repos… vous avez joué avec nossentiments les plus purs, les plus vrais, les plus sacrés…vous avez froissé et brisé nos coeurs sans pitié. Voilà ce quevous avez fait… ou voulu faire, peu importe! Eh bien, jesuis profondément lasse et ulcérée de tout cela, je vous ledis! Et quand, à cette heure, vous venez m'offrir en gagevotre honneur de gentilhomme, qui vous a permis déjà tant dechoses indignes, certes j'ai le droit de n'y pas croire, — etje n'y crois pas!
J'étais hors de moi; je saisis ses deux mains dans untransport de violence qui la domina:
— Marguerite! ma pauvre enfant… écoutez bien! Je vous aime,cela est vrai, et jamais amour plus ardent, plus désintéressé,plus saint n'entra dans le coeur d'un homme!… Mais vousaussi, vous m'aimez… Vous m'aimez, malheureuse! et vous metuez!… Vous parlez de coeur froissé et brisé… Ah! quefaites-vous donc du mien?… Mais il vous appartient, je vousl'abandonne… Quant à mon honneur, je le garde… il estentier!… et avant peu je vous forcerai bien de lereconnaître… Et sur cet honneur je vous fais serment que sije meurs, vous me pleurerez, que si je vis, jamais, — toutadorée que vous êtes, — fussiez-vous à deux genoux devantmoi, — jamais je ne vous épouserai, que vous ne soyez aussipauvre que moi ou moi aussi riche que vous! Et maintenantpriez, priez; demandez à Dieu des miracles, il en est temps.
Je la repoussai alors brusquement loin de l'embrasure, et jem'élançai sur les gradins supérieurs: j'avais conçu un projetdésespéré que j'exécutai aussitôt avec la précipitation d'unedémence véritable. Ainsi que je l'ai dit, la cime des hêtreset des chênes qui poussent dans les fossés de la tours'élevait au niveau de la fenêtre. A l'aide de ma cravacheployée, j'attirai à moi l'extrémité des branches les plusproches, je les embrassai au hasard, et je me laissai allerdans le vide. J'entendis au-dessus de ma tête mon nom:"Maxime!" proféré soudain avec un cri déchirant. — Lesbranches auxquelles je m'étais attaché se courbèrent de touteleur longueur vers l'abîme; puis il eut un craquementsinistre, elles éclatèrent sous mon poids, et je tombairudement sur le sol.
Je pense que la nature fangeuse du terrain amortit la violencedu choc, car je me sentis vivant, quoique blessé. Un de mesbras avait porté sur le talus maçonné de la douve, j'yéprouvai une douleur tellement aiguë que le coeur medéfaillit. J'eus un court étourdissement. — J'en fus réveillépar la voix éperdue de Marguerite:
— Maxime! Maxime! criait-elle, par grâce, par pitié! au nomdu bon Dieu, parlez-moi! pardonnez-moi!
Je me levai, et je la vis dans la baie de la fenêtre au milieud'une auréole de pâle lumière, la tête nue, les cheveuxtombants, la main crispée sur la barre de la croix, les yeuxardemment fixés sur le sombre précipice.
— Ne craignez rien, lui dis-je. Je n'ai aucun mal. Prenezseulement patience une heure ou deux. Donnez-moi le tempsd'aller jusqu'au château, c'est le plus sûr. Soyez certaineque je vous garderai le secret, et que je sauverai votrehonneur comme je viens de sauver le mien.
Je sortis péniblement des fossés et j'allai prendre moncheval. Je me servis de mon mouchoir pour suspendre et fixermon bras gauche, qui ne m'était plus d'aucun usage, et qui mefaisait beaucoup souffrir. Grâce à la clarté de la nuit, jeretrouvai aisément ma route. Une heure plus tard, j'arrivaisau château. On me dit que le docteur Desmarets était dans lesalon. Je me hâtai de m'y rendre, et j'y trouvai avec lui unedouzaine de personnes dont la contenance accusait un état depréoccupation et d'alarme.
— Docteur, dis-je gaiement en entrant, mon cheval vientd'avoir peur de son ombre, il m'a jeté bas sur la route, et jecrains d'avoir le bras gauche foulé. Voulez-vous voir?
— Comment, foulé? dit M. Desmarets après qu'il eût détaché lemouchoir; mais vous avez le bras parfaitement cassé, monpauvre garçon!
Madame Laroque poussa un faible cri et s'approcha de moi.
— Mais c'est donc une soirée de malheur? dit-elle.
Je feignis la surprise.
— Qu'y a-t-il encore? m'écriai-je.
— Mon Dieu! j'ai peur qu'il ne soit arrivé quelque accident àma fille. Elle est sortie à cheval vers trois heures, il enest huit, et elle n'est pas encore rentrée!
— Mademoiselle Marguerite! mais je l'ai rencontrée…
— Comment! où? à quel moment?… Pardon, monsieur, c'estl'égoïsme d'une mère.
— Mais je l'ai rencontrée vers cinq heures sur la route. Nousnous sommes croisés. Elle m'a dit qu'elle comptait pousser sapromenade jusqu'à la tour d'Elven.
— A la tour d'Elven! Elle se sera égarée dans les bois… Ilfaut y aller promptement… Qu'on donne des ordres!
M. de Bévallan commanda aussitôt des chevaux. J'affectaid'abord de vouloir me joindre à la cavalcade; mais madameLaroque et le docteur me le défendirent énergiquement, et jeme laissai persuader sans peine de gagner mon lit, dont, àdire vrai, j'avais grand besoin. M. Desmarets, après avoirappliqué un premier pansement sur mon bras blessé, monta envoiture avec madame Laroque, qui allait attendre au bourgd'Elven le résultat des perquisitions que M. de Bévallandevait diriger dans les environs de la tour.
Il était dix heures environ, quand Alain vint m'annoncer quemademoiselle Marguerite était retrouvée. Il me contal'histoire de son emprisonnement, sans omettre aucun détail,sauf, bien entendu, ceux que la jeune fille et moi devionsseuls connaître. L'aventure me fut confirmée bientôt par ledocteur, puis par madame Laroque elle-même, qui vinrentsuccessivement me rendre visite, et j'eus la satisfaction devoir qu'il n'était entré dans les esprits aucun soupçon de cequi était arrivé.
J'ai passé tout ma nuit à renouveler avec la plus fatigantepersévérance, et au milieu des bizarres complications du rêveet de la fièvre, mon saut dangereux du haut de la fenêtre dudonjon. Je ne m'y habituais pas. A chaque instant, lasensation du vide me montait à la gorge, et je me réveillaistout haletant. Enfin le jour est arrivé et m'a calmé. Dès huitheures, j'ai vu entrer mademoiselle de Porhoët, qui s'estinstallée près de mon chevet, son tricot à la main. Elle afait les honneurs de ma chambre aux visiteurs qui se sontsuccédé tout le jour: madame Laroque est venue la premièreaprès ma vieille amie. Comme elle serrait avec une pressionprolongée la main que je lui tendais, j'ai vu deux larmesglisser sur ses joues. A-t-elle donc reçu les confidences desa fille?
Mademoiselle de Porhoët m'a appris que le vieux M. Laroque estalité depuis hier. Il a eu une légère attaque de paralysie.Aujourd'hui il ne parle plus, et son état donne desinquiétudes. On a résolu de hâter le mariage. M. Laubépin aété mandé de Paris; on l'attend demain, et le contrat serasigné le jour suivant, sous sa présidence.
J'ai pu me tenir levé ce soir pendant quelques heures; mais sij'en crois M. Desmarets, j'ai eu tort d'écrire avec ma fièvre,et je suis une grande bête.
3 octobre.
Il semble véritablement qu'une puissance maligne prenne àtâche d'inventer les épreuves les plus singulières et les pluscruelles pour les proposer tour à tour à ma conscience et àmon coeur!
M. Laubépin n'étant pas arrivé ce matin, madame Laroque m'afait demander quelques renseignements dont elle avait besoinpour arrêter les bases préalables du contrat, lequel, ainsique je l'ai dit, doit être signé demain. Comme je suiscondamné à garder ma chambre quelques jours encore, j'ai priémadame Laroque de m'envoyer les titres et les documentsparticuliers qui sont en la possession de son beau-père, etqui m'étaient indispensables pour résoudre les difficultésqu'on me signalait. On m'a fait remettre aussitôt deux outrois tiroirs remplis de papiers qu'on avait enlevéssecrètement du cabinet de M. Laroque, en profitant d'une heureoù le vieillard jaloux était endormi, car il s'est toujoursmontré très jaloux de ses archives secrètes. Dans la premièrepièce qui m'est tombée sous la main, mon nom de familleplusieurs fois répété a brusquement saisi mes yeux et asollicité ma curiosité avec une irrésistible puissance. Voicile texte littéral de cette pièce:
A MES ENFANTS
"Le nom que je vous lègue, et que j'ai honoré, n'est pas lemien. Mon père se nommait Savage. Il était régisseur d'uneplantation considérable sise dans l'île, française alors, deSainte-Lucie, et appartenant à une riche et noble famille duDauphiné, celle des Champcey d'Hauterive. En 1793, mon pèremourut, et j'héritai, quoique bien jeune encore, de laconfiance que les Champcey avaient mise en lui. Vers la fin decette année funeste, les Antilles françaises furent prises parles Anglais, ou leur furent livrées par les colons insurgents.Le marquis de Champcey d'Hauterive (Jacques-Auguste), que lesordres de la Convention n'avaient pas encore atteint,commandait alors la frégatela Thétis, qui croisait depuistrois ans dans ces mers. Un assez grand nombre des colonsfrançais répandus dans les Antilles étaient parvenus àréaliser leur fortune, chaque jour menacée. Ils s'étaiententendus avec le commandant de Champcey pour organiser uneflottille de légers transports sur laquelle ils avaient faitpasser leurs biens, et qui devait entreprendre de se rapatriersous la protection des canons dela Thétis. Dès longtemps, enprévision de désastres imminents, j'avais reçu moi-mêmel'ordre et le pouvoir de vendre à tout prix la plantation quej'administrais après mon père. Dans la nuit du 14 novembre1793, je montais seul dans un canot à la pointe du Morne-au-Sable,et je quittais furtivement Sainte-Lucie, déjà occupéepar l'ennemi. J'emportais en papier anglais et en guinées leprix que j'avais pu retirer de la plantation. M. de Champcey,grâce à la connaissance minutieuse qu'il avait acquise de cesparages, avait pu tromper la croisière anglaise et se réfugierdans la passe difficile et inconnue du Gros-Ilet. Il m'avaitordonné de l'y rallier cette nuit même, et il n'attendait quemon arrivée à bord pour sortir de cette passe avec laflottille qu'il escortait, et mettre le cap sur la France.Dans le trajet, j'eus le malheur de tomber aux mains desAnglais. Ces maîtres en trahison me donnèrent le choix d'êtrefusillé sur-le-champ ou de leur vendre, moyennant le milliondont j'étais porteur et qu'ils m'abandonnaient, le secret dela passe où s'abritait la flottille… J'étais jeune… Latentation fut trop forte… Une demi-heure plus tardlaThétis était coulée, la flottille capturée, et M. de Champceygrièvement blessé!… Une année se passa, une année sanssommeil… Je devenais fou… Je résolus de faire payer àl'Anglais maudit les remords qui me déchiraient. Je passai àla Guadeloupe; je changeai de nom; je consacrai la plus grandepartie du prix de mon forfait à l'achat d'un brick armé, et jecourus sus aux Anglais. J'ai lavé pendant quinze ans dans leursang et dans le mien la tache que j'avais faite dans une heurede faiblesse au pavillon de mon pays. Bien que ma fortuneactuelle ait été acquise pour plus des trois quarts dans deglorieux combats, l'origine n'en reste pas moins ce que j'aidit.
"Revenu en France dans ma vieillesse, je m'informai de lasituation des Champcey d'Hauterive: elle était heureuse etopulente. Je continuai de me taire. Que mes enfants mepardonnent! Je n'ai pu trouver le courage, tant que j'ai vécu,de rougir devant eux; mais ma mort doit leur livrer ce secret,dont ils useront suivant les inspirations de leur conscience.Pour moi, je n'ai plus qu'une prière à leur adresser: il yaura tôt ou tard une guerre finale entre la France et savoisine d'en face; nous nous haïssons trop: on aura beaufaire, il faudra que nous les mangions ou qu'ils nous mangent!Si cette guerre éclatait du vivant de mes enfants ou de mespetits-enfants, je désire qu'ils fassent don à l'Etat d'unecorvette armée et équipée, à la seule condition qu'elle senommera la Savage, et qu'un Breton la commandera. A chaquebordée qu'elle enverra sur la rive carthaginoise, mes ostressailliront d'aise dans ma tombe!
"RICHARD SAVAGE, dit LAROQUE."
Les souvenirs que réveilla soudain dans mon esprit la lecturede cette confession effroyable m'en confirmèrent l'exactitude.J'avais entendu conter vingt fois par mon père, avec unmélange de fierté et d'amertume, le trait de la vie de monaïeul auquel il était fait allusion. Seulement on croyait dansma famille que Richard Savage, dont le nom m'étaitparfaitement présent, avait été la victime et non le promoteurde la trahison ou du hasard qui avait livré le commandant dela Thétis.
Je m'expliquai dès ce moment les singularités qui m'avaientsouvent frappé dans le caractère du vieux marin, et enparticulier son attitude pensive et timide vis-à-vis de moi.Mon père m'avait toujours dit que j'étais le vivant portraitde mon aïeul, le marquis Jacques, et sans doute quelqueslueurs de cette ressemblance pénétraient de temps à autre, àtravers les nuages de son cerveau, jusqu'à la consciencetroublée du vieillard.
A peine maître de cette révélation, je tombai dans unehorrible perplexité. Je ne pouvais, pour mon compte, éprouverqu'une faible rancune contre cet infortuné, chez lequel lesdéfaillances du sens moral avaient été rachetées par unelongue vie de repentir et par une passion de désespoir et dehaine qui ne manquait point de grandeur. Je ne pouvais mêmerespirer sans une sorte d'admiration le souffle sauvage quianimait les lignes tracées par cette main coupable, maishéroïque. Cependant que devais-je faire de ce terrible secret?Ce qui me saisit tout d'abord, ce fut la pensée qu'ildétruisait tout obstacle entre Marguerite et moi, quedésormais cette fortune qui nous avait séparés devait êtreentre nous un lien presque obligatoire, puisque moi seul aumonde je pouvais la légitimer en la partageant. A la vérité,ce secret n'était point le mien, et quoique le plus innocentdes hasards m'en eût instruit, la stricte probité exigeaitpeut-être que je le laissasse arriver à son heure entre lesmains auxquelles il était destiné; mais quoi! en attendant cemoment, l'irréparable allait s'accomplir! Des noeudsindissolubles allaient être serrés! La pierre du tombeauallait tomber pour jamais sur mon amour, sur mes espérances,sur mon coeur inconsolable! Et je le souffrirais quand jepouvais l'empêcher d'un seul mot! Et ces pauvres femmes,elles-mêmes, le jour où la fatale vérité viendrait rougirleurs fronts, partageraient peut-être mes regrets, mondésespoir!
Elles me crieraient les premières:
— Ah! si vous le saviez, que n'avez-vous parlé!
Eh bien, non! ni aujourd'hui, ni demain, ni jamais, s'il netient qu'à moi, la honte ne rougira ces deux nobles fronts. Jen'achèterai point mon bonheur au prix de leur humiliation. Cesecret qui n'appartient qu'à moi, que ce vieillard, muetdésormais pour toujours, ne peut plus trahir lui-même, cesecret n'est plus: la flamme l'a dévoré.
J'y ai bien pensé. Je sais ce que j'ai osé faire. C'était làun testament, un acte sacré, et je l'ai détruit. De plus il nedevait pas profiter à moi seul. Ma soeur qui m'est confiée, ypouvait trouver une fortune, et sans son avis je l'aireplongée de ma main dans la pauvreté. Je sais tout cela; maisdeux âmes pures, élevées et fières ne seront pas écrasées etflétries sous le fardeau d'un crime qui leur fut étranger. Ily avait là un principe d'équité qui m'a paru supérieur à toutejustice littérale. Si j'ai commis un crime à mon tour, j'enrépondrai!… Mais cette lutte m'a broyé, je n'en puis plus!
4 octobre.
M. Laubépin était enfin arrivé hier dans la soirée. Il vint meserrer la main. Il était préoccupé, brusque et mécontent. Ilme parla brièvement du mariage qui se préparait.
— Opération fort heureuse, dit-il, combinaison fort louable àtous égards, où la nature et la société trouvent à la fois lesgaranties qu'elles ont droit d'exiger en pareille occurrence.Sur quoi, jeune homme, je vous souhaite une bonne nuit, et jevais m'occuper de déblayer le terrain délicat des conventionspréliminaires, afin que le char de cet hymen intéressantarrive au but sans cahots.
On se réunissait dans le salon aujourd'hui à une heure del'après-midi, au milieu de l'appareil et du concoursaccoutumés, pour procéder à la signature du contrat. Je nepouvais assister à cette fête, et j'ai béni ma blessure quim'en épargnait le supplice. J'écrivais à ma petite Hélène, àqui je m'efforce plus que jamais de vouer mon âme toutentière, quand, vers trois heures, M. Laubépin et mademoisellede Porhoët sont entrés dans ma chambre. M. Laubépin dans sesfréquents voyages à Laroque, ne pouvait manquer d'apprécierles vertus de ma vénérable amie, et il s'est formé dèslongtemps entre ces deux vieillards un attachement platoniqueet respectueux dont le docteur Desmarets s'évertue vainement àdénaturer le caractère. Après un échange de cérémonies, desaluts et de révérences interminables, ils ont pris les siègesque je leur avançais, et tous les deux se sont mis à meconsidérer avec un air de grave béatitude.
— Eh bien! ai-je dit, c'est terminé?
— C'est terminé! ont-ils répondu à l'unisson.
— Cela s'est bien passé?
— Très bien! a dit mademoiselle de Porhoët.
— A merveille! a ajouté M. Laubépin. Puis, après une pause: — Le Bévallan est au diable!
— Et la jeune Hélouin sur la même route, a reprismademoiselle de Porhoët.
J'ai poussé un cri de surprise:
— Bon Dieu! qu'est-ce que c'est que tout cela?
— Mon ami, a dit M. Laubépin, l'union projetée présentaittous les avantages désirables, et elle aurait assuré, à n'enpoint douter, le bonheur commun des conjoints, si le mariageétait une association purement commerciale; mais il n'en estpoint ainsi. Mon devoir, lorsque mon concours a été réclamédans cette circonstance intéressante, était donc de consulterle penchant des coeurs et la convenance des caractères, nonmoins que la proportion des fortunes. Or j'ai cru observer dèsl'abord que l'hymen qui se préparait avait l'inconvénient dene plaire proprement à personne, ni à mon excellente amiemadame Laroque, ni à l'aimable fiancée, ni aux amis les pluséclairés de ces dames, à personne enfin, si ce n'est peut-êtreau fiancé, dont je me souciais très médiocrement. Il est vrai(je dois cette remarque à mademoiselle de Porhoët), il estvrai, dis-je, que le fiancé est gentilhomme…
—Gentleman, s'il vous plaît, a interrompu mademoiselle dePorhoët d'un accent sévère.
—Gentleman, a repris M. Laubépin, acceptant l'amendement;mais c'est une espèce degentleman qui ne me va pas.
— Ni à moi, a dit mademoiselle de Porhoët. Ce sont des drôlesde cette espèce, des palefreniers sans moeurs comme celui-ci,que nous vîmes, au siècle dernier, sous la conduite de M. leduc de Chartres d'alors, sortir des écuries anglaises pourpréluder à la Révolution.
— Oh! s'ils n'avaient fait que préluder à la Révolution, ditsentencieusement M. Laubépin, on leur pardonnerait.
— Je vous demande un million d'excuses, mon cher monsieur;mais parlez pour vous! Au reste, il ne s'agit pas de cela;veuillez continuer.
— Donc, a repris M. Laubépin, voyant qu'on allaitgénéralement à cette noce comme à un convoi mortuaire, jecherchai quelque moyen à la fois honorable et légal, sinon derendre à M. de Bévallan sa parole, du moins de l'engager à lareprendre. Le procédé était d'autant plus licite, qu'en monabsence M. de Bévallan avait abusé de l'inexpérience de monexcellente amie madame Laroque et de la mollesse de monconfrère du bourg voisin, pour se faire assurer des avantagesexorbitants. Sans m'écarter de la lettre des conventions, jeréussis à en modifier sensiblement l'esprit. Toutefoisl'honneur et la parole donnée m'imposaient des limites que jene pus franchir. Le contrat, malgré tout, restait encoresuffisamment avantageux pour qu'un homme doué de quelquehauteur d'âme et animé d'une véritable tendresse pour lafuture pût l'accepter avec confiance. M. de Bévallan serait-ilcet homme? Nous dûmes en courir la chance. Je vous avoue queje n'étais pas sans émotion lorsque j'ai commencé ce matin, enface d'un imposant auditoire, la lecture de cet acteirrévocable.
— Pour moi, a interrompu mademoiselle de Porhoët, je n'avaisplus une goutte de sang dans les veines. La première partie ducontrat faisait même une part si belle à l'ennemi, que j'aicru tout perdu.
— Sans doute, mademoiselle; mais, comme nous le disons entreaugures, c'est dans la queue qu'est le venin,in caudavenenum! Il était plaisant, mon ami, de voir la mine de M. deBévallan et celle de mon confrère de Rennes qui l'assistait,lorsque je suis venu brusquement à démasquer mes batteries.Ils se sont d'abord regardés en silence, puis ils ont chuchotéentre eux, enfin ils se sont levés, et, s'approchant de latable devant laquelle je siégeais, ils m'ont demandé à voixbasse des explications.
"— Parlez haut, s'il vous plaît, messieurs, leur ai-je dit:il ne faut point de mystère ici. Que voulez-vous?
"Le public commençait à prêter l'oreille. M. de Bévallan, sanshausser la voix, m'a insinué que ce contrat était une oeuvrede méfiance.
"— Une oeuvre de méfiance, monsieur! ai-je repris du ton leplus élevé de mon organe. Que prétendez-vous dire par là? Est-cecontre madame Laroque, contre moi, ou contre mon confrèreici présent, que vous dirigez cette étrange imputation?
"— Chut! silence! point de bruit! a dit alors le notaire deRennes de l'accent le plus discret; mais, voyons: il étaitconvenu d'abord que le régime dotal serait écarté…
"— Le régime dotal, monsieur? Et où voyez-vous qu'il soitquestion ici du régime dotal?
"—Allons, mon confrère, vous savez bien que vous lerétablissez par un subterfuge!
"—Subterfuge, mon confrère? Permettez-moi, comme à votreancien, de vous engager à rayer ce mot de votre vocabulaire!
"— Mais enfin, a murmuré M. de Bévallan, on me lie les mainsde tous côtés; on me traite comme un petit garçon.
"—Comment, monsieur? Que faisons-nous donc ici à cette heure,selon vous? est-ce un contrat ou un testament? Vous oubliezque madame Laroque est vivante, que monsieur son père estvivant, que vous vous mariez, monsieur, que vous n'héritezpas… pas encore, monsieur! un peu de patience! que diable!
"Sur ces mots, mademoiselle Marguerite s'est levée.
"— En voilà assez, a-t-elle dit. Monsieur Laubépin, jetez cecontrat au feu. Ma mère, faites rendre à monsieur sesprésents.
"Puis elle est sortie d'un pas de reine outragée. MadameLaroque l'a suivie. En même temps je lançai le contrat dans lacheminée.
"— Monsieur, m'a dit alors M. de Bévallan d'un ton menaçant,il y a là une manoeuvre dont j'aurai le secret.
"— Monsieur, je vais vous le dire, ai-je répondu. Une jeunepersonne qui s'estime elle-même avec une juste fierté avaitconçu la crainte que votre recherche ne s'adressât à safortune; elle a voulu s'en assurer: elle n'en doute plus.J'ai l'honneur de vous saluer.
"Là-dessus, mon ami, je suis allé retrouver ces dames, quim'ont, ma foi! sauté au cou. Un quart d'heure après, M. deBévallan quittait le château avec mon confrère de Rennes. Sondépart et sa disgrâce ont eu pour effet inévitable dedéchaîner contre lui toutes les langues des domestiques, etson imprudente intrigue avec mademoiselle de Hélouin a bientôtéclaté. La jeune demoiselle, déjà suspecte à d'autres titresdepuis quelque temps, a demandé son congé, et on ne le lui apas refusé. Il est inutile d'ajouter que ces dames luiassurent une existence honorable… Eh bien, mon garçon,qu'est-ce que vous dites de tout cela? Est-ce que voussouffrez davantage? Vous êtes pâle comme un mort…
La vérité est que ces nouvelles inattendues avaient soulevé enmoi tant d'émotions à la fois heureuses et pénibles, que je mesentais près de perdre connaissance.
M. Laubépin, qui doit repartir demain dès l'aurore, est revenuce soir m'adresser ses adieux. Après quelques parolesembarrassées de part et d'autre:
— Ah çà! mon cher enfant, m'a-t-il dit, je ne vous interrogepas sur ce qui se passe ici: mais si vous aviez besoin parhasard d'un confident et d'un conseiller, je vous demanderaisla préférence.
Je ne pouvais, en effet, m'épancher dans un coeur plus ami, niplus sûr. J'ai fait au digne vieillard un récit détaillé detoutes les circonstances qui ont marqué, depuis mon arrivée auchâteau, mes relations particulières avec mademoiselleMarguerite. Je lui ai même lu quelques pages de ce journalpour mieux lui préciser l'état de ces relations, et aussil'état de mon âme. A part enfin le secret que j'avaisdécouvert la veille dans les archives de M. Laroque, je ne luiai rien caché.
Quand j'ai eu terminé, M. Laubépin, dont le front était devenutrès soucieux depuis un moment, a repris la parole:
— Il est inutile de vous dissimuler, mon ami, m'a-t-il dit,qu'en vous envoyant ici, je préméditais de vous unir avecmademoiselle Laroque. Tout a réussi au gré de mes voeux. Vosdeux coeurs, qui, selon moi, sont dignes l'un de l'autre,n'ont pu se rapprocher sans s'entendre; mais ce bizarreévénement, dont la tour d'Elven a été le théâtre romantique,me déconcerte tout à fait, je vous l'avoue. Que diantre! monjeune ami, sauter par la fenêtre, au risque de vous casser lecou, c'était, permettez-moi de vous le dire, une démonstrationtrès suffisante de votre désintéressement; il était trèssuperflu de joindre à cette démarche honorable et délicate leserment solennel de ne jamais épouser cette pauvre enfant àmoins d'éventualités qu'il est absolument impossibled'espérer. Je me vante d'être homme de ressources, — mais jeme reconnais entièrement incapable de vous donner deux centmille francs de rente ou de les ôter à mademoiselle Laroque!
— Eh bien, monsieur, conseillez-moi. J'ai confiance en vousplus qu'en moi-même, car je sens que la mauvaise fortune,toujours exposée au soupçon, a pu irriter chez moi jusqu'àl'excès les susceptibilités de l'honneur. Parlez. M'engagez-vousà oublier le serment indiscret, mais solennel pourtant,qui en ce moment me sépare seul, je le crois, du bonheur quevous aviez rêvé pour votre fils d'adoption?
M. Laubépin s'est levé; ses épais sourcils se sont abaisséssur ses yeux, il a parcouru la chambre à grands pas pendantquelques minutes; puis, s'arrêtant devant moi et me saisissantla main avec force:
— Jeune homme, m'a-t-il dit, il est vrai, je vous aime commemon enfant; mais, dût votre coeur se briser, et le mien avecle vôtre, je ne transigerai pas avec mes principes. Il vautmieux outrepasser l'honneur que de rester en deçà: en matièrede serments, tous ceux qui ne nous sont pas demandés sous lapointe du couteau ou à la bouche d'un pistolet, il ne faut pasles faire, ou il faut les tenir. Voilà mon avis.
— C'est aussi le mien. Je partirai demain avec vous.
— Non, Maxime, demeurez encore quelque temps ici… Je necrois pas aux miracles, mais je crois à Dieu, qui souffrerarement que nous périssions par nos vertus. Donnons un délaià la Providence… Je sais que je vous demande un grand effortde courage, mais je le réclame formellement de votre amitié.Si dans un mois vous n'avez point reçu de mes nouvelles, ehbien, vous partirez.
Il m'a embrassé, et m'a laissé la conscience tranquille, l'âmedésolée.
12 octobre.
Il y a deux jours, j'ai pur sortir de ma retraite et me rendreau château. Je n'avais pas vu mademoiselle Marguerite depuisl'instant de notre séparation dans la tour d'Elven. Elle étaitseule dans le salon quand j'y entrai: en me reconnaissant,elle fit un mouvement involontaire comme pour se lever; puiselle resta immobile, et son visage se teignit soudain d'unepourpre ardente. Cela fut contagieux, car je sentis que jerougissais moi-même jusqu'au front.
— Comment allez-vous, monsieur? me dit-elle en me tendant lamain, et elle prononça ces simples paroles d'un ton de voix sidoux, si humble, — hélas! si tendre, — que j'aurais voulu memettre à deux genoux devant elle.
Cependant il fallut lui répondre sur le ton d'une politesseglacée. Elle me regarda douloureusement, puis elle baissa sesgrands yeux d'un air de résignation et reprit son travail.
Presque au même instant, sa mère la fit appeler auprès de songrand-père, dont l'état devenait très alarmant. Depuisplusieurs jours, il avait perdu la voix et le mouvement: laparalysie l'avait envahi presque tout entier. Les dernièreslueurs de la vie intellectuelles s'étaient éteintes; lasensibilité persistait seule avec la souffrance. On ne pouvaitdouter que la fin du vieillard ne fût proche; mais la vieavait pris trop fortement possession de ce coeur énergiquepour s'en détacher sans une lutte obstinée. Le docteur avaitprédit que l'agonie serait longue. Cependant, dès la premièreapparition du danger, madame Laroque et sa fille avaientprodigué leurs forces et leurs veilles avec l'abnégationpassionnée et l'entrain de dévouement qui sont la vertuspéciale et la gloire de leur sexe. Avant-hier, dans lasoirée, elles succombaient à la lassitude et à la fièvre; nousnous offrîmes, M. Desmarets et moi, pour les suppléer auprèsde M. Laroque pendant la nuit qui commençait. Ellesconsentirent à prendre quelques heures de repos. Le docteur,très fatigué lui-même, ne tarda pas à m'annoncer qu'il allaitse jeter sur un lit dans la pièce voisine.
— Je ne suis bon à rien ici, me dit-il; l'affaire est faite.Vous voyez, il ne souffre même plus, le pauvre bonhomme!…C'est un état de léthargie qui n'a rien de désagréable… Leréveil sera la mort… Ainsi on peut être tranquille. Si vousremarquez quelque changement, vous m'appellerez; mais je necrois pas que ce soit avant demain. Je crève de sommeil, moi,en attendant!
Il fit entendre un bâillement sonore, et sortit. Son langage,sa tenue en face de ce mourant, m'avaient choqué. C'estpourtant un excellent homme; mais, pour rendre à la mort lerespect qui lui est dû, il ne faut pas voir seulement lamatière brute qu'elle dissout, il faut croire au principeimmortel qu'elle dégage.
Demeuré seul dans la chambre funèbre, je m'assis vers le pieddu lit, dont on avait relevé les rideaux, et j'essayai de lireà la clarté d'une lampe qui était posée près de moi sur unepetite table. Le livre me tomba des mains: je ne pouvaispenser qu'à la singulière combinaison d'événements qui, aprèstant d'années, donnait à ce vieillard coupable le petit-filsde sa victime pour témoin et pour protecteur de son derniersommeil. Puis, au milieu du calme protecteur de l'heure et dulieu, j'évoquais malgré moi les scènes de tumulte et deviolences sanguinaires dont avait été remplie cette existencequi finissait. J'en recherchais l'impression lointaine sur levisage de cet agonisant séculaire, sur ces grands traits dontle pâle relief se dessinait dans l'ombre comme celui d'unmasque de plâtre. Je n'y voyais que la gravité et le reposprématuré de la tombe. Par intervalles, je m'approchais duchevet, pour m'assurer que le souffle vital soulevait encorela poitrine affaissée.
Enfin, vers le milieu de la nuit, une torpeur irréversible megagna, et je m'endormis, le front appuyé sur ma main. Tout àcoup je fus réveillé par je ne sais quels froissementslugubres; je levai les yeux, et je sentis passer un frissondans la moelle de mes os. Le vieillard s'était dressé à demidans son lit, et il tenait fixé sur moi un regard attentif,étonné, où brillait l'expression d'une vie et d'uneintelligence qui jusqu'à cet instant m'avaient été étrangères.Quand mon oeil rencontra le sien, le spectre tressaillit; ilétendit ses bras en croix, et me dit d'une voix suppliante,dont le timbre étrange, inconnu, suspendit le mouvement de moncoeur:
— Monsieur le marquis, pardonnez-moi!
Je voulus me lever, je voulus parler, ce fut en vain. J'étaispétrifié dans mon fauteuil.
Après une silence pendant lequel le regard du mourant,toujours enchaîné au mien, n'avait cessé de m'implorer:
— Monsieur le marquis, reprit-il, daignez me pardonner!
Je trouvai enfin la force d'aller vers lui. A mesure quej'approchais, il se retirait péniblement en arrière, commepour échapper à un contact effrayant. Je levai une main, etl'abaissant doucement devant ses yeux démesurément ouverts etéperdus de terreur:
— Soyez en paix! lui dis-je, je vous pardonne!
Je n'eus pas achevé ces mots, que sa figure flétrie s'illuminad'un éclair de joie et de jeunesse. En même temps deux larmesjaillissaient de ses orbites desséchées. Il étendit une mainvers moi, puis tout à coup cette main se ferma violemment etse raidit dans l'espace par un geste menaçant; je vis ses yeuxrouler entre ses paupières dilatées, comme si une balle l'eûtfrappée au coeur.
— Oh! l'Anglais! murmura-t-il.
Il retomba aussitôt sur l'oreiller comme une masse inerte. Ilétait mort.
J'appelai à la hâte: on accourut. Il fut bientôt entouré depieuses larmes et de prières. Pour moi, je me retirai, l'âmeprofondément troublée par cette scène extraordinaire, quidevait demeurer à jamais un secret entre ce mort et moi.
Ce triste événement de famille a fait aussitôt peser sur moides soins et des devoirs dont j'avais besoin pour justifier àmes propres yeux la prolongation de mon séjour dans cettemaison. Il m'est impossible de concevoir en vertu de quelsmotifs M. Laubépin m'a conseillé de différer mon départ. Quepeut-il espérer de ce délai? Il me semble qu'il a cédé encette circonstance à une sorte de vague superstition et defaiblesse puérile qui n'auraient jamais dû ployer un esprit decette trempe, et auxquelles j'ai eu tort moi-même de mesoumettre. Comment n'a-t-il pas compris qu'il m'imposait, avecun surcroît de souffrance inutile, un rôle sans franchise etsans dignité? Que fais-je ici désormais? N'est-ce pasmaintenant qu'on pourrait me reprocher à bon droit de joueravec des sentiments sacrés? Ma première entrevue avecmademoiselle Marguerite avait suffi pour me révéler toute larigueur, toute l'impossibilité de l'épreuve à laquelle jem'étais condamné, quand la mort de M. Laroque est venue rendrepour quelque temps à mes relations un peu de naturel, et à monséjour une sorte de bienséance.
26 octobre. — Rennes.
Tout est dit. — Mon Dieu! que ce lien était fort, comme ilenveloppait tout mon coeur! comme il l'a déchiré en sebrisant!
Hier soir, à neuf heures environ, comme j'étais accoudé sur mafenêtre ouverte, je fus surpris de voir une faible lumières'approcher de mon logis à travers les allées sombres du parc,et dans une direction que les gens du château n'avaient pascoutume de suivre. Un instant après, on frappa à ma porte, etmademoiselle de Porhoët entra toute haletante.
— Cousin me dit-elle, j'ai affaire à vous.
Je la regardai en face.
— Il y a un malheur? dis-je.
— Non, ce n'est pas exactement cela. Vous allez du reste enjuger. Asseyez-vous… Mon cher enfant, vous avez passé deuxou trois soirées au château dans le courant de cette semaine:n'avez-vous rien observé de nouveau, de singulier dansl'attitude de ces dames?
— Rien.
— N'avez-vous pas au moins remarqué dans leur physionomie unesorte de sérénité inaccoutumée?
— Peut-être, oui. A part la mélancolie de leur deuil récent,elles m'ont semblé plus calmes, et même plus heureusesqu'autrefois.
— Sans doute. D'autres particularités vous auraient frappé,si vous aviez, comme moi, vécu depuis quinze jours dans leurintimité quotidienne. Ainsi j'ai souvent surpris entre ellesles signes d'une intelligence secrète, d'une mystérieusecomplicité. De plus leurs habitudes se sont sensiblementmodifiées. Madame Laroque a mis de côté son brasero, saguérite et toutes ses innocentes manies de créole; elle selève à des heures fabuleuses, et s'installe dès l'aurore avecMarguerite devant la table de travail. Toutes deux se sontprises d'un goût passionné pour la broderie, et s'informent del'argent qu'une femme peut gagner chaque jour avec ce genred'ouvrage. Bref, il y avait là une énigme dont je m'évertuaisvainement à chercher le nom. Ce mot vient de m'être révélé,et, quitte à entrer dans vos secrets plus avant qu'il ne vousconvient, j'ai cru devoir vous le transmettre sans retard.
Sur les protestations d'absolue confiance que je m'empressaide lui adresser, mademoiselle de Porhoët continua, dans sonlangage doux et ferme:
— Madame Aubry est venue me trouver ce soir en catimini; ellea débuté par me jeter ses vilains bras autour du cou, ce quim'a fort déplu; puis, à travers mille jérémiades personnellesque je vous épargne, elle m'a suppliée d'arrêter ses parentessur le bord de leur ruine. Voici ce qu'elle a appris enécoutant aux portes, suivant sa gracieuse habitude: Ces damessollicitent en ce moment l'autorisation d'abandonner tousleurs biens à une congrégation de Rennes, afin de supprimerentre Marguerite et vous l'inégalité de fortune qui voussépare. Ne pouvant vous faire riche, elles se font pauvres. Ilm'a semblé impossible, mon cousin, de vous laisser ignorercette détermination, également digne de ces deux âmesgénéreuses et de ces deux têtes chimériques. Vous m'excuserezd'ajouter que votre devoir est de rompre ce dessein à toutprix. Quels repentirs il prépare infailliblement à nos amies,de quelle responsabilité terrible il vous menace, c'est cequ'il est inutile de vous dire: vous le comprenez aussi bienque moi à vue de pays. Si vous pouviez, mon ami, accepter dèscette heure la main de Marguerite, cela finirait tout le mieuxdu monde; mais vous est lié à cet égard par un engagement qui,tout aveugle, tout imprudent qu'il ait été, n'en est pas moinsobligatoire pour votre honneur. Il ne vous reste donc qu'unparti à prendre: c'est de quitter ce pays sans délai et decouper pied résolument à toutes les espérances que votreprésence ici a pour effet inévitable d'entretenir. Quand vousne serez plus là, il me sera facile de ramener ces deuxenfants à la raison.
— Eh bien, je suis prêt; je vais partir cette nuit même.
— C'est bien, reprit-elle. Quand je vous donne ce conseil,mon ami, j'obéis moi-même à une loi d'honneur bien rigoureuse.Vous charmiez les derniers instants de ma longue existence:les plus doux attachements de la vie, perdus pour moi depuistant d'années, vous m'en aviez rendu l'illusion. En vouséloignant, je fais mon dernier sacrifice: il est immense.
Elle se leva et me regarda un moment sans parler.
— On n'embrasse pas les jeunes gens à mon âge, reprit-elle ensouriant tristement, on les bénit. Adieu, cher enfant, etmerci. Que le bon Dieu vous soit en aide!
Je baisai ses mains tremblantes, et elle me quitta avecprécipitation.
Je fis à la hâte mes apprêts de départ, puis j'écrivisquelques lignes à madame Laroque. Je la suppliais de renoncerà une résolution dont elle n'avait pu mesurer la portée, etdont j'étais fermement déterminé, pour ma part, à ne point merendre complice. Je lui donnais ma parole, — et elle savaitqu'on pouvait y compter, — que je n'accepterais jamais monbonheur au prix de sa ruine. En terminant, pour la mieuxdétourner de son projet insensé, je lui parlais vaguement d'unavenir prochain où je feignais d'entrevoir des chances defortune.
A minuit, quand tout fut endormi, je dis adieu, un adieucruel, à ma retraite, à cette vieille tour où j'avais tantsouffert, — où j'avais tant aimé! — et je me glissai dans lechâteau par une porte dérobée dont on m'avait confié la clef.Je traversai furtivement, comme un criminel, les galeriesvides et sonores, me guidant de mon mieux dans les ténèbres;j'arrivai enfin dans le salon où je l'avais vue pour lapremière fois. Elle et sa mère l'avaient quitté depuis uneheure à peine; leur présence récente s'y trahissait encore parun parfum doux et tiède dont je fus subitement enivré. Jecherchai, je touchai la corbeille où sa main avait replacé,peu d'instants auparavant, sa broderie commencée… Hélas! monpauvre coeur!
Je tombai à genoux devant la place qu'elle occupe, et là, lefront battant contre le marbre, je pleurai, je sanglotai commeun enfant… Dieu! que je l'aimais!
Je profitai des dernières heures de la nuit pour me faireconduire secrètement dans la petite ville voisine, — où j'aipris ce matin la voiture de Rennes.
Demain soir, je serai à Paris. Pauvreté, solitude, désespoir,— que j'y avais laissés, je vais vous retrouver! — Dernierrêve de jeunesse, — rêve du ciel, adieu!
Paris.
Le lendemain, dans la matinée, comme j'allais me rendre auchemin de fer, une voiture de poste était dans la cour del'hôtel, et j'en vis descendre le vieil Alain. Son visages'éclaira quand il m'aperçut.
— Ah! monsieur, quel bonheur! vous n'êtes point parti! voiciune lettre pour vous.
Je reconnus l'écriture de Laubépin. Il me disait en deuxlignes que mademoiselle de Porhoët était gravement malade, etqu'elle me demandait. Je ne pris que le temps de faire changerles chevaux, et je me jetai dans la chaise, après avoir décidéAlain, non sans peine, à y prendre place en face de moi. Je lepressai alors de questions. Je lui fis répéter la nouvellequ'il m'apprit, et qui me semblait inconcevable.
Mademoiselle de Porhoët avait reçu la veille, des mains deLaubépin, un pli ministériel qui lui annonçait qu'elle étaitmise en pleine et entière possession de l'héritage de sesparents d'Espagne.
— Et il paraît, ajoutai Alain, qu'elle le doit à monsieur,qui a découvert dans le colombier de vieux papiers auxquelspersonne ne songeait, et qui ont prouvé le bon droit de lavieille demoiselle. Je ne sais pas ce qu'il y a de vrailà-dedans; mais, si ça est, dommage, me suis-je dit, que cetterespectable personne se soit mis tête ses idées de cathédrale,et qu'elle n'en veuille pas démordre… Car, notez qu'elle ytient plus que jamais, monsieur… D'abord, au reçu de lanouvelle, elle est tombée raide sur le parquet, et on l'a cruemorte; mais, une heure après, elle s'est mise à parler sansfin ni trêve de sa cathédrale, du choeur et de la nef, duchapitre et des chanoines, de l'aile nord et l'aile sud, sibien que, pour la calmer, il a fallu lui amener un architecteet des maçons, et mettre sur son lit tous les plans de sonmaudit édifice. Enfin, après trois heures de conversationlà-dessus, elle s'est un peu assoupie; puis, en se réveillant,elle a demandé à voir monsieur… monsieur le marquis (Alains'inclina en fermant les yeux), et on m'a fait courir aprèslui. Il paraît qu'elle veut consulter monsieur sur le jubé.
Cet étrange événement me jeta dans une profonde surprise.Cependant, à l'aide de mes souvenirs et des détails confus quim'étaient donnés par Alain, je parvins à en trouver uneexplication que des renseignements plus positifs devaientbientôt me confirmer. Comme je l'ai dit, l'affaire de lasuccession de la branche espagnole des Porhoët avait traversédeux phases. Il y avait eu d'abord entre mademoiselle dePorhoët et une grande maison de Castille un long procès que mavieille amie avait fini par perdre en dernier ressort; puis unnouveau procès, dans lequel mademoiselle de Porhoët n'étaitpas même en cause, s'était élevé, au sujet de la mêmesuccession, entre les héritiers espagnols et la couronne, quiprétendait que les biens lui étaient dévolus par droitd'aubaine.
Sur ces entrefaites, — tout en poursuivant mes recherchesdans les archives des Porhoët, — j'avais mis la main, deuxmois environ avant mon départ du château, sur une piècesingulière dont je reproduis ici le texte littéral:
"Don Philippe, par la grâce de Dieu, roi de Castille, de Léon,d'Aragon, des Deux-Siciles, de Jérusalem, de Navarre, deGrenade, de Tolède, de Valence, de Galice, de Maïorque, deSéville, de Sardaigne, de Cordoue, de Cadix, de Murcie, deJaën, des Algarves, d'Algésiras, de Gibraltar, des îlesCanaries, des Indes orientales et occidentales, îles et terresfermes de l'Océan, archiduc d'Autriche, duc de Bourgogne, deBrabant et de Milan, comte d'Habsbourg, de Flandre, du Tyrolet de Barcelone, seigneur de la Biscaye et de Molina, etc.
"A toi, Hervé-Jean Jocelyn, sieur de Porhoët-Gaël, comte deTorre Nuevas, etc., qui m'as suivi dans mes royaumes et serviavec une fidélité exemplaire, je promets par faveur spécialequ'en cas d'extinction de ta descendance directe et légitime,les biens de ta maison retourneront, même au détriment desdroits de ma couronne, aux descendants directs et légitimes dela branche française des Porhoët-Gaël, tant qu'il en existera.
"Et je prends cet engagement pour moi et mes successeurs surma foi et parole de roi.
"Donné à l'Escurial, le 10 avril 1716.
"YO EL REY."
A côté de cette pièce, qui n'était qu'une copie traduite,j'avais trouvé le texte original aux armes d'Espagne.L'importance de ce document ne m'avait pas échappé, maisj'avais craint de me l'exagérer. Je doutais grandement que lavalidité d'un titre, sur lequel tant d'années et d'événementsavaient passé, fût admise par le gouvernement espagnol: jedoutais même qu'il eût le pouvoir d'y faire droit, quand il enaurait la volonté. Je m'étais donc décidé à laisser ignorer àmademoiselle de Porhoët une découverte dont les conséquencesme paraissaient très problématiques, et je m'étais borné àexpédier le titre à M. Laubépin. N'en recevant aucunenouvelle, je n'avais pas tardé à l'oublier au milieu dessoucis personnels qui m'accablaient alors. Cependant,contrairement à mon injuste défiance, le gouvernement espagnoln'avait pas hésité à dégager la parole du roi Philippe V, et,au moment même où un arrêt suprême venait d'attribuer à lacouronne la succession immense des Porhoët, il la restituaitnoblement à l'héritier légitime.
Il était neuf heures du soir quand je descendis de voituredevant le seuil de l'humble maisonnette où cette fortunepresque royale venait d'entrer si tardivement. La petiteservante vint m'ouvrir. Elle pleurait.
J'entendis aussitôt sur le haut de l'escalier la voix grave de M. Laubépin qui dit:
— C'est lui!
Je gravis les degrés à la hâte. Le vieillard me serra la mainfortement et m'introduisit, sans prononcer une parole, dans lachambre de mademoiselle de Porhoët. Le médecin et le curé dubourg se tenaient silencieusement dans l'ombre d'une fenêtre.Madame Laroque était agenouillée sur une chaise près du lit;sa fille, debout près de chevet, soutenait les oreillers surlesquels reposait la tête pâle de ma pauvre vieille amie.Lorsque la malade m'aperçut, un faible sourire passa sur sestraits, profondément altérés; elle dégagea péniblement un deses bras. Je pris sa main, je tombai à genoux, et je ne pusretenir mes larmes.
— Mon enfant! dit-elle, mon cher enfant!
Puis elle regarda fixement M. Laubépin.
Le vieux notaire prit alors sur le lit un feuillet de papier,et paraissant continuer une lecture interrompue:
"A ces causes, dit-il, j'institue par ce testament olographepour légataire universel de tous mes biens tant en Espagnequ'en France, sans aucune réserve ni condition,Maxime-Jacques-Marie Odiot, marquis de Champcey d'Hauterive, noblede coeur comme de race.
"Telle est ma volonté.
"JOCELYNDE-JEANNE
"Comtesse de PORHOET-GAEL."
Dans l'excès de ma surprise, je m'étais levé avec une sorte debrusquerie, et j'allais parler, quand mademoiselle de Porhoët,retenant doucement ma main, la plaça dans la main deMarguerite. A ce contact soudain, la chère créaturetressaillit; elle pencha son jeune front sur l'oreillerfunèbre, et murmura en rougissant quelques mots à l'oreille dela mourante. Pour moi, je ne pus trouver de paroles: jeretombai à genoux, et je priai Dieu. Quelques minutess'étaient écoulées au milieu d'un silence solennel, quandMarguerite me retira sa main tout à coup et fit un gested'alarme. Le docteur s'approcha à la hâte: je me levai. Latête de mademoiselle de Porhoët s'était affaissée subitementen arrière: son regard était fixe, rayonnant et tendu vers leciel; ses lèvres s'entr'ouvrirent, et, comme si elle eût parlédans un rêve:
Dieu! dit-elle, Dieu bon! je la vois… là-haut!… Oui… lechoeur… les lampes d'or… les vitraux… le soleilpartout!… Deux anges à genoux devant l'autel… en robesblanches;… leurs ailes s'agitent… Dieu! ils sont vivants!
Ce cri s'éteignit sur sa bouche, qui demeura souriante; elleferma les yeux, comme si elle s'endormait, et soudain un aird'immortelle jeunesse s'étendit sur son visage, qui devintméconnaissable.
Une telle mort, couronnant une telle vie, porte en soi desenseignements dont je voulus remplir mon âme jusqu'au fond. Jepriai qu'on me laissât seul avec le prêtre dans cette chambre.Cette pieuse veille, je l'espère, ne sera pas perdue pour moi.Sur ce visage empreint d'une glorieuse paix, et où semblaitvraiment errer je en sais quel reflet surnaturel, plus d'unevérité oubliée ou douteuse m'apparut avec une évidenceirrésistible. Ma noble et sainte amie, je savais assez quevous aviez eu la vertu du sacrifice: je voyais que vous enaviez reçu le prix!
Vers deux heures après minuit, succombant à la fatigue, jevoulus respirer l'air pur un moment. Je descendis l'escalierau milieu des ténèbres, et j'entrai dans le jardin, en évitantde traverser le salon du rez-de-chaussée, où j'avais aperçusde la lumière. La nuit était profondément sombre. Commej'approchais de la tonnelle qui est au bout du petit enclos,un faible bruit s'éleva sous la charmille; au même instant,une forme indistincte se dégagea du feuillage. Je sentis unéblouissement soudain, mon coeur se précipita, je vis le cielse remplir d'étoiles.
— Marguerite! dis-je en étendant les bras.
J'entendis un léger cri puis mon nom murmuré à demi voix, puisrien… et je sentis ses lèvres sur les miennes. Je crus quemon âme m'échappait!
. . . . . .. . . . . ..
J'ai donné à Hélène la moitié de ma fortune. Marguerite est mafemme. Je ferme pour jamais ces pages. Je n'ai plus rien àleur confier. On peut dire des hommes ce qu'on dit des peuples: Heureux ceux qui n'ont pas d'histoire!
FIN
8733-91 — CORBEIL. Imprimerie CRETE.
erreurs typographiques corrigées silencieusement:
27 avril: =le rosier n'est pas mauvais la tilleul est onctueux=remplacé par =le rosier n'est pas mauvais; le tilleul estonctueux=
28 avril: =depuis longues années= remplacé par =depuis delongues années=
28 avril: =les relations avec votre père avait été= remplacépar =les relations avec votre père avaient été=
1er juillet: =approcha ses mains de son brasero, et me ditenfin à demi voix= remplacé par =approcha ses mains de sonbrasero, et me dit enfin à demi voix,=
1er juillet: =Odirnairement le vieil Alain= remplacé par=Ordinairement le vieil Alain=
25 juillet: =le percepteur, le docteur Desmarest= remplacé par=le percepteur, le docteur Desmarets=
20 août: =vous en avertir,= remplacé par =vous en avertir;=
20 août: =étranger depassage= remplacé par =étranger de passage=
20 août: =me dit- madame Laroque= remplacé par =me dit madameLaroque=
20 août: =moralité la la plus libre= remplacé par =moralité laplus libre=
20 août: =marquignon= remplacé par =maquignon=
20 août: =besoigneux= remplacé par =besogneux=
26 août: =et à demain, n'est-ce pas?..= remplacé par =et àdemain, n'est-ce pas?…=
1er octobre: =un front impassible quant= remplacé par =un frontimpassible; quant=
3 octobre: =mettre le cap sur France= remplacé par =mettre lecap sur la France=
*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE ROMAN D'UN JEUNE HOMME PAUVRE (NOVEL) ***
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