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The Project Gutenberg eBook ofLes opinions de M. Jérôme Coignard
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Title: Les opinions de M. Jérôme Coignard
Author: Anatole France
Release date: September 10, 2006 [eBook #19233]
Language: French
Original publication: Paris ; C. Lévy ;, 1895
Credits: Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES OPINIONS DE M. JÉRÔME COIGNARD ***
Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online
Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net.This file was produced from images generously made availableby the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
ANATOLE FRANCE
LES OPINIONS DE M. JÉRÔME COIGNARD RECUEILLIES PAR JACQUES TOURNEBROCHE
L'ABBÉ JÉRÔME COIGNARD
A Octave Mirbeau.
Je n'ai pas besoin de retracer ici la vie de M. l'abbé Jérôme Coignard,professeur d'éloquence au collège de Beauvais, bibliothécaire de M. deSéez,Sagiensis episcopi bibliothecarius solertissimus, comme le porteson épitaphe, plus tard secrétaire au charnier Saint-Innocent, puisenfin conservateur de cette Astaracienne, la reine des bibliothèques,dont la perte est à jamais déplorable. Il périt assassiné, sur la routede Lyon, par un juif cabbaliste du nom de Mosaïde (Judæa manunefandissima), laissant plusieurs ouvrages interrompus et le souvenirde beaux entretiens familiers. Toutes les circonstances de son existencesingulière et de sa fin tragique ont été rapportées par son disciple,Jacques Ménétrier, surnomméTournebroche parce qu'il était fils d'unrôtisseur de la rue Saint-Jacques. Ce Tournebroche professait pour celuiqu'il avait l'habitude de nommer son bon maître une admiration vive ettendre. «C'est, disait-il, le plus gentil esprit qui ait jamais fleurisur la terre.» Il rédigea avec modestie et fidélité les mémoires de M.l'abbé Coignard, qui revit dans cet ouvrage comme Socrate dans lesMémorables de Xénophon.
Attentif, exact et bienveillant, il fit un portrait plein de vie et toutempreint d'une amoureuse fidélité. C'est un ouvrage qui fait songer àces portraits d'Érasme, peints par Holbein, qu'on voit au Louvre, aumusée de Bâle et à Hampton-Court, et dont on ne se lasse point de goûterla finesse. Bref, il nous laissa un chef-d'oeuvre.
On sera surpris, sans doute, qu'il n'ait pas pris soin de le faireimprimer. Pourtant il pouvait l'éditer lui-même, étant devenu libraire,rue Saint-Jacques, à l'Image Sainte-Catherine, où il succéda à M.Blaizot. Peut-être, vivant dans les livres, craignit-il d'ajouterseulement quelques feuillets à cet amas horrible de papier noirci quimoisit obscurément chez les bouquinistes. Nous partageons ses dégoûts enpassant sur les quais devant la boîte à deux sous où le soleil et lapluie dévorent lentement des pages écrites pour l'immortalité. Comme cestêtes de mort assez touchantes, que Bossuet envoyait à l'abbé de laTrappe pour le divertissement d'un solitaire, ce sont là des sujets deréflexions propres à faire concevoir à un homme de lettres la vanitéd'écrire. J'ose dire que, pour ma part, entre le Pont-Royal et lePont-Neuf, j'ai éprouvé cette vanité tout entière. Je serais tenté decroire que l'élève de M. l'abbé Coignard ne fit point imprimer sonouvrage parce que, formé par un si bon maître, il jugeait sainement dela gloire littéraire, et l'estimait à sa valeur, c'est-à-dire autantcomme rien. Il la savait incertaine, capricieuse, sujette à toutes lesvicissitudes et dépendant de circonstances en elles-mêmes petites etmisérables. Voyant ses contemporains ignorants, injurieux et médiocres,il n'y trouvait point de raison d'espérer que leur postérité devînt toutà coup savante, équitable et sûre. Il augurait seulement que l'avenir,étranger à nos querelles, nous accorderait son indifférence à défaut dejustice. Nous sommes presque assurés que, grands et petits, elle nousréunira dans l'oubli et répandra sur nous tous l'égalité paisible dusilence. Mais, si cette espérance nous trompait par grand hasard, si larace future gardait quelque mémoire de notre nom ou de nos écrits, nouspouvons prévoir qu'elle ne goûterait notre pensée que par ce travailingénieux de faux sens et de contresens qui seul perpétue les ouvragesdu génie à travers les âges. La longue durée des chefs-d'oeuvre estassurée au prix d'aventures intellectuelles tout à fait pitoyables, danslesquelles le coq-à-l'âne des cuistres prête la main aux calemboursingénus des âmes artistes. Je ne crains pas de dire qu'à l'heure qu'ilest, nous n'entendons pas un seul vers de l'Iliade ou de laDivineComédie dans le sens qui y était attaché primitivement. Vivre c'est setransformer, et la vie posthume de nos pensées écrites n'est pasaffranchie de cette loi: elles ne continueront d'exister qu'à lacondition de devenir de plus en plus différentes de ce qu'elles étaienten sortant de notre âme. Ce qu'on admirera de nous dans l'avenir nousdeviendra tout à fait étranger.
Il est probable que Jacques Tournebroche, dont on connaît la simplicité,ne se posait pas toutes ces questions au sujet du petit livre sorti desa main. Ce serait lui faire injure que de penser qu'il avait delui-même une opinion exagérée.
Je crois le connaître. J'ai médité son livre. Tout ce qu'il dit et toutce qu'il fait trahit l'exquise modestie de son âme. Si pourtant iln'était pas sans savoir qu'il avait du talent, il savait aussi que c'estce qui se pardonne le moins; on passe aisément aux gens en vue labassesse de l'âme et la perfidie du coeur; on souffre volontiers qu'ilssoient lâches ou méchants, et leur fortune même ne leur fait pas tropd'envieux si l'on voit qu'elle est imméritée. Les médiocres sont tout desuite soulevés et portés par les médiocrités environnantes quis'honorent en eux. La gloire d'un homme ordinaire n'offense personne.Elle est plutôt une secrète flatterie au vulgaire; mais il y a dans letalent une insolence qui s'expie par les haines sourdes et les calomniesprofondes. Si Jacques Tournebroche renonça sciemment au pénible honneurd'irriter par un éloquent écrit la foule des sots et des méchants, on nepeut qu'admirer son bon sens et le tenir pour le digne élève d'un maîtrequi connaissait les hommes. Quoi qu'il en soit, le manuscrit de JacquesTournebroche, resté inédit, fut perdu pendant plus d'un siècle. J'ai eul'extraordinaire bonheur de le retrouver chez un brocanteur du boulevardMontparnasse qui étale derrière les carreaux salis de son échoppe descroix du Lis, des médailles de Sainte-Hélène et des décorations deJuillet, sans se douter qu'il donne ainsi aux générations unemélancolique leçon d'apaisement. Ce manuscrit à été publié par mes soinsen 1893, sous ce titre:La Rôtisserie de la Reine Pédauque (1 vol.in-18 Jésus). J'y renvoie le lecteur, qui y trouvera plus de nouveautésqu'on n'en cherche d'ordinaire dans un vieux livre. Mais ce n'est pas decet ouvrage qu'il s'agit ici.
Jacques Tournebroche ne se contenta pas de faire connaître les actionset les maximes de son maître dans un récit suivi. Il prit soin encore derecueillir plusieurs discours et entretiens de M. l'abbé Coignard quin'avaient point trouvé place dans les mémoires (c'est le vrai nom qu'ilconvient de donner àla Rôtisserie de la Reine Pédauque), et il enforma un petit cahier qui m'est tombé entre les mains avec ses autrespapiers.
C'est ce cahier que je fais imprimer aujourd'hui sous ce titre:lesOpinions de M. Jérôme Coignard. Le bon et gracieux accueil fait par lepublic au précédent ouvrage de Jacques Tournebroche m'encourage à donnertout de suite ces dialogues dans lesquels l'ancien bibliothécaire de M.de Séez se retrouve avec son indulgente sagesse et cette sorte descepticisme généreux où tendent ses considérations sur l'homme, simêlées de mépris et de bienveillance. Je ne saurais prendre laresponsabilité des idées exprimées par ce philosophe sur divers sujetsde politique et de morale; mes devoirs d'éditeur m'engagent seulement àprésenter la pensée de mon auteur sous le jour le plus favorable. Salibre intelligence foulait aux pieds les croyances vulgaires et ne serangeait point sans examen à la commune opinion, hors en ce qui touchela foi catholique, dans laquelle il fut inébranlable. Pour tout lereste, il ne craignait point de tenir tête à son siècle. Or, cela seulle rend digne d'estime. Nous devons de la reconnaissance aux esprits quiont combattu les préjugés. Mais il est plus aisé de les louer que de lesimiter. Les préjugés se défont et se reforment sans cesse, avecl'éternelle mobilité des nuées. Il est dans leur nature d'être augustesavant de paraître odieux, et les hommes sont rares qui n'ont point lasuperstition de leur temps et qui regardent en face ce que le vulgairen'ose voir. M. l'abbé Coignard fut un homme libre dans une conditionhumble, et c'est assez, je crois, pour qu'on le mette bien au-dessusd'un Bossuet, et de tous ces grands personnages qui brillent à leur rangdans la pompe traditionnelle des coutumes et des croyances.
Mais s'il faut estimer que M. l'abbé Coignard vécut libre, affranchi descommunes erreurs et que les spectres de nos passions et de nos craintesn'eurent point d'empire sur lui, on doit reconnaître encore que cetesprit excellent eut des vues originales sur la nature et sur lasociété, et que, pour étonner et ravir les hommes par une vaste et belleconstruction mentale, il lui manqua seulement l'adresse ou la volonté dejeter à profusion les sophismes comme un ciment dans l'intervalle desvérités. C'est de cette manière seulement qu'on édifie les grandssystèmes de philosophie qui ne tiennent que par le mortier de lasophistique. L'esprit de système lui fit défaut, ou (si l'on veut) l'artdes ordonnances symétriques. Sans quoi il paraîtrait ce qu'il était eneffet, c'est-à-dire le plus sage des moralistes, une sorte de mélangemerveilleux d'Épicure et de saint François d'Assise.
Ce sont là, à mon sens, les deux meilleurs amis que l'humanitésouffrante ait encore rencontrés dans sa marche désorientée. Épicureaffranchit les âmes des vaines terreurs et les instruisit àproportionner l'idée de bonheur à leur misérable nature et à leursfaibles forces. Le bon saint François, plus tendre et plus sensuel, lesconduisit à la félicité par le rêve intérieur, et voulut qu'à sonexemple les âmes se répandissent en joie dans les abîmes d'une solitudeenchantée. Ils furent bons tous deux, l'un de détruire les illusionsdécevantes, l'autre de créer les illusions dont on ne s'éveille pas.
Mais il ne faut rien exagérer. M. l'abbé Coignard n'égala certes ni parl'action ni même par la pensée le plus audacieux des sages et le plusardent des saints. Les vérités qu'il découvrait, il ne savait pas s'yjeter comme dans un gouffre. Il garda en ses explorations les plushardies l'attitude d'un promeneur paisible. Il ne s'exceptait pas assezdu mépris universel que lui inspiraient les hommes. Il lui manqua cetteillusion précieuse qui soutenait Bacon et Descartes, de croire eneux-mêmes après n'avoir cru en personne. Il douta de la vérité qu'ilportait en lui, et il répandit sans solennité les trésors de sonintelligence. Cette confiance lui fit défaut, commune pourtant à tousles faiseurs de pensées, de se tenir soi-même pour supérieur aux plusgrands génies. C'est une faute qui ne se pardonne pas, car la gloire nese donne qu'à ceux qui la sollicitent. Chez M. l'abbé Coignard, c'étaitde plus une faiblesse et une inconséquence. Puisqu'il poussait à sesdernières limites l'audace philosophique, il n'eût pas dû se fairescrupule de se proclamer le premier des hommes. Mais son coeur restaitsimple et son âme candide, et cette insuffisance d'un esprit qui ne sutpas se tendre au-dessus de l'univers lui fit un tort irréparable.Dirai-je pourtant que je l'aime mieux ainsi?
Je ne crains pas d'affirmer que, philosophe et chrétien, M. l'abbéCoignard unit dans un mélange incomparable l'épicurisme qui nous gardede la douleur et la simplicité sainte qui nous mène à la joie.
Il est remarquable que non seulement il accepta l'idée de Dieu tellequ'elle lui était fournie par la foi catholique, mais encore qu'il tentade la soutenir sur des arguments d'ordre rationnel. Il n'imita jamaiscette habileté pratique des déistes de profession qui font à leur usageun Dieu moral, philanthrope et pudique, avec lequel ils goûtent lasatisfaction d'une parfaite entente. Les rapports étroits qu'ilsétablissent avec lui donnent à leurs écrits beaucoup d'autorité et àleur personne une grande considération dans le public. Et ce Dieugouvernemental, modéré, grave, exempt de tout fanatisme et qui a dumonde, les recommande dans les assemblées, dans les salons et dans lesacadémies. M. l'abbé Coignard ne se représentait point un Éternel siprofitable. Mais, considérant qu'il est impossible de concevoirl'univers autrement que sous les catégories de l'intelligence et qu'ilfaut tenir le cosmos pour intelligible, même en vue d'en démontrerl'absurdité, il en rapportait la cause à une intelligence qu'il nommaitDieu, laissant à ce terme son vague infini, et s'en rapportant pour lesurplus à la théologie qui, comme on sait, traite avec une minutieuseexactitude de l'inconnaissable.
Cette réserve, qui marque les limites de son intelligence, fut heureusesi, comme je le crois, elle lui ôta la tentation de mordre à quelqueappétissant système de philosophie et le garda de donner du museau dansune de ces souricières où les esprits affranchis ont hâte de se faireprendre. A l'aise dans la grande et vieille ratière, il trouva plusd'une issue pour découvrir le monde et observer la nature. Je ne partagepas ses croyances religieuses et j'estime qu'elles le décevaient, commeelles ont déçu, pour leur bonheur ou leur malheur, tant de sièclesd'hommes. Mais il semble que les vieilles erreurs soient moins fâcheusesque les nouvelles, et que, puisque nous devons nous tromper, le meilleurest de s'en tenir aux illusions émoussées.
Il est certain du moins que M. l'abbé Coignard, en admettant lesprincipes chrétiens et catholiques, ne s'interdit pas d'en tirer desconclusions très originales. Sur les racines de l'orthodoxie, son âmeluxuriante fleurit singulièrement en épicurisme et en humilité. Je l'aidéjà dit: il s'efforça toujours de chasser ces fantômes de la nuit, cesvaines terreurs, ou, comme il les appelait, ces diableries gothiques,qui font de la vie pieuse d'un simple bourgeois une espèce de sabbatmesquin et journalier. Des théologiens l'ont, de nos jours, accusé deporter l'espérance à l'excès, et jusqu'au dérèglement. Je retrouve cereproche sous la plume d'un éminent philosophe[1]. Je ne sais sivraiment M. Coignard se reposait avec une confiance exagérée sur labonté divine. Mais il est certain qu'il concevait la grâce dans un senslarge et naturel, et que le monde, à ses yeux, ressemblait moins auxdéserts de la Thébaïde qu'aux jardins d'Épicure. Il s'y promenait aveccette audacieuse ingénuité qui est le trait essentiel de son caractèreet le principe de sa doctrine.
Jamais esprit ne se montra tout ensemble si hardi et si pacifique et netrempa ses dédains de plus de douceur. Sa morale unit la liberté desphilosophes cyniques à la candeur des premiers moines de la saintePortioncule. Il méprisa les hommes avec tendresse. Il tenta de leurenseigner que, n'ayant d'un peu grand que leur capacité pour la douleur,ils ne peuvent rien mettre en eux d'utile ni de beau que la pitié;qu'habiles seulement à désirer et à souffrir, ils doivent se faire desvertus indulgentes et voluptueuses. Il en vint à considérer l'orgueilcomme la source des plus grands maux et comme le seul vice contrenature.
Il semble bien, en effet, que les hommes se rendent malheureux par lesentiment exagéré qu'ils ont d'eux et de leurs semblables, et que, s'ilsse faisaient une idée plus humble et plus vraie de la nature humaine,ils seraient plus doux à autrui et plus doux à eux-mêmes. C'est donc sabienveillance qui le poussait à humilier ses semblables dans leurssentiments, leur savoir, leur philosophie et leurs institutions. Ilavait à coeur de leur montrer que leur imbécile nature n'a rien imaginéni construit qui vaille la peine d'être attaqué ni défendu bienvivement, et que, s'ils connaissaient la rudesse fragile de leurs plusgrands ouvrages, tels que les lois et les empires, ils s'y battraientseulement en jouant, et pour le plaisir, comme les enfants qui élèventdes châteaux de sable au bord de la mer.
Aussi ne faut-il ni s'étonner ni se scandaliser de ce qu'il abaissâttoutes ces idées par lesquelles l'homme érige sa gloire et ses honneursaux dépens de son repos. La majesté des lois n'imposait pas à son âmeclairvoyante et il déplorait que des malheureux fussent soumis à tantd'obligations dont on ne peut, le plus souvent, découvrir l'origine etle sens. Tous les principes lui semblaient également contestables. Il enétait venu à croire que les citoyens ne condamnent un si grand nombre deleurs semblables à l'infamie que pour goûter par contraste les joies dela considération. Cette vue lui faisait préférer la mauvaise compagnie àla bonne, sur l'exemple de Celui qui vécut parmi les publicains et lesprostituées. Il y garda la pureté du coeur, le don de la sympathie et lestrésors de la miséricorde. Je ne parlerai pas ici de ses actions, quisont contées dansla Rôtisserie de la reine Pédauque. Je n'ai pas àsavoir si, comme on l'a dit de madame de Mouchy, il valait mieux que savie. Nos actions ne sont pas tout à fait nôtres, elles dépendent moinsde nous que de la fortune. Elles nous sont données de toutes mains; nousne les méritons pas toujours. Notre insaisissable pensée est tout ce quenous possédons en propre. De là cette vanité des jugements du monde.Toutefois, je constate avec plaisir que tous les gens d'esprit, sansexception, ont trouvé M. l'abbé Coignard aimable et plaisant. Aussifaudrait-il être un pharisien pour ne pas voir en lui une belle créaturede Dieu. Cela dit, j'ai hâte d'en revenir à ses doctrines qui, seules,importent ici.
Ce qu'il avait le moins, c'était le sens de la vénération. La nature lelui avait refusé, et il ne fit rien pour l'acquérir. Il eût craint, enexaltant les uns, d'abaisser les autres, et sa charité universelles'étendait également sur les humbles et sur les superbes. Elle seportait vers les victimes avec plus de sollicitude, mais les bourreauxeux-mêmes lui semblaient trop misérables pour valoir quelque haine. Ilne leur souhaitait pas de mal, et les plaignait seulement d'êtreméchants.
Il ne croyait pas que les représailles, ou légales ou spontanées,fissent autre chose qu'ajouter le mal au mal. Il ne se complaisait nidans l'à-propos piquant des vengeances privées ni dans la majestueusecruauté des lois, et, s'il lui arrivait de sourire quand on rossait lessergents, c'était l'effet d'un pur mouvement de la chair et du sang, etpar naturelle bonhomie.
C'est qu'il s'était formé du mal une idée simple et sensible. Il larapportait uniquement aux organes de l'homme et à ses sentimentsnaturels, sans la compliquer de tous les préjugés qui prennent dans lescodes une consistance artificielle. J'ai dit qu'il n'avait pas formé desystème, étant peu enclin à résoudre les difficultés par les sophismes.Il est visible qu'une première difficulté l'arrêta net dans sesméditations sur les moyens d'établir le bonheur ou seulement la paix surla terre. Il était persuadé que l'homme est naturellement un trèsméchant animal, et que les sociétés ne sont abominables que parce qu'ilmet son génie à les former. Il n'attendait par conséquent aucun biend'un retour à la nature. Je doute qu'il eût changé de sentiment s'ilavait assez vécu pour lire l'Émile. Quand il mourut, Jean-Jacquesn'avait pas encore remué le monde par l'éloquence de la sensibilité laplus vraie unie à la logique la plus fausse. Ce n'était alors qu'unpetit vagabond, qui, malheureusement pour lui, trouvait d'autres abbésque M. Jérôme Coignard, sur les bancs des promenades désertes de Lyon.On peut regretter que M. Coignard, qui connut toute espèce de personnes,n'ait pas rencontré d'aventure le jeune ami de madame de Warens; maiscela n'eût fait qu'une scène amusante, un tableau romantique:Jean-Jacques aurait peu goûté la sagesse désabusée de notre philosophe.Rien ne ressemble moins à la philosophie de Rousseau que celle de M.l'abbé Coignard. Cette dernière est empreinte d'une bienveillanteironie. Elle est indulgente et facile. Fondée sur l'infirmité humaine,elle est solide par la base. A l'autre, manque le doute heureux et lesourire léger. Comme elle s'assied sur le fondement imaginaire de labonté originelle de nos semblables, elle se trouve dans une posturegênante, dont elle ne sent pas elle-même tout le comique. C'est ladoctrine des hommes qui n'ont jamais ri. Son embarras se trahit par dela mauvaise humeur. Elle est mal gracieuse. Ce ne serait rien encore;mais elle ramène l'homme au singe et se fâche hors de propos quand ellevoit que le singe n'est pas vertueux. En quoi elle est absurde etcruelle. On le vit bien quand des hommes d'État voulurent appliquer leContrat social à la meilleure des républiques.
Robespierre vénérait la mémoire de Rousseau. Il eût tenu M. l'abbéCoignard pour un méchant homme. Je n'en ferais pas la remarque, siRobespierre était un monstre. Mais c'était au contraire un homme d'unehaute intelligence et de moeurs intègres. Par malheur, il était optimisteet croyait à la vertu. Avec les meilleures intentions, les hommes d'Étatde ce tempérament font tout le mal possible. Si l'on se mêle de conduireles hommes, il ne faut pas perdre de vue qu'ils sont de mauvais singes.A cette condition seulement on est un politique humain et bienveillant.La folie de la Révolution fut de vouloir instituer la vertu sur laterre. Quand on veut rendre les hommes bons et sages, libres, modérés,généreux, on est amené fatalement à vouloir les tuer tous. Robespierrecroyait à la vertu: il fit la Terreur. Marat croyait à la justice: ildemandait deux cent mille têtes. M. l'abbé Coignard est peut-être, detous les esprits du XVIIIe siècle, celui dont les principes sont le plusopposés aux principes de la Révolution. Il n'aurait pas signé une lignede la Déclaration des droits de l'homme, à cause de l'excessive etinique séparation qui y est établie entre l'homme et le gorille.
J'ai reçu la semaine dernière la visite d'un compagnon anarchiste quim'honore de son amitié et que j'aime parce que, n'ayant pas encore eu depart au gouvernement de son pays, il a gardé beaucoup d'innocence. Il neveut tout faire sauter que parce qu'il croit les hommes naturellementbons et vertueux. Il pense que, délivrés de leurs biens, affranchis deslois, ils dépouilleront leur égoïsme et leur méchanceté. Il a étéconduit à la férocité la plus sauvage par l'optimisme le plus tendre.Tout son malheur et tout son crime est d'avoir porté dans l'état decuisinier où il fut condamné une âme élyséenne, faite pour l'âge d'or.C'est un Jean-Jacques très simple et très honnête qui ne s'est pointlaissé troubler par la vue d'une madame d'Houdetot, ni adoucir par lagénérosité polie d'un maréchal de Luxembourg. Sa pureté le laisse à salogique et le rend terrible. Il raisonne mieux qu'un ministre, mais ilpart d'un principe absurde. Il ne croit pas au péché originel, etpourtant c'est là un dogme d'une vérité si solide et stable qu'on a pubâtir dessus tout ce qu'on a voulu.
Que n'étiez-vous avec lui dans mon cabinet, monsieur l'abbé Coignard,pour lui faire sentir la fausseté de sa doctrine? Vous n'eussiez pasparlé à ce généreux utopiste des bienfaits de la civilisation et desintérêts de l'État. Vous saviez que ce sont là des plaisanteries qu'ilest indécent de faire aux malheureux; vous saviez que l'ordre publicn'est que la violence organisée et que chacun est juge de l'intérêtqu'il y doit porter. Mais vous lui eussiez fait un tableau véritable etterrible de cet ordre de nature qu'il veut rétablir; vous lui eussiezmontré dans l'idylle qu'il rêve une infinité de tragédies domestiques etsanglantes et dans sa bienheureuse anarchie le commencement d'unetyrannie épouvantable.
Cela m'amène à préciser l'attitude que M. l'abbé Coignard prenait, auPetit-Bacchus, en face des gouvernements et des peuples. Il nerespectait ni les assises de la société ni l'arche de l'empire. Iltenait pour sujette au doute et objet de disputes la vertu même de lasainte Ampoule qui était de son temps le principe de l'État, commeaujourd'hui le suffrage universel. Cette liberté, qui eût alorsscandalisé tous les Français, ne nous choque plus. Mais ce serait malcomprendre notre philosophe que d'excuser la vivacité de ses critiquessur les abus de l'ancien régime. M. l'abbé Coignard ne faisait pasgrande différence des gouvernements qu'on nomme absolus à ceux qu'onnomme gouvernements libres, et nous pouvons supposer que, s'il avaitvécu de nos jours, il aurait gardé une forte dose de ce généreuxmécontentement dont son coeur était plein.
Comme il remontait aux principes, il eût découvert sans doute la vanitédes nôtres. J'en juge par un de ses propos qui nous a été conservé.«Dans une démocratie, disait M. l'abbé Coignard, le peuple est soumis àsa volonté, ce qui est un dur esclavage. En fait, il est aussi étrangeret contraire à sa propre volonté qu'il pouvait l'être à celle du Prince.Car la volonté commune ne se retrouve que peu ou point dans chaquepersonne, qui pourtant en subit la contrainte tout entière. Etl'universel suffrage n'est qu'un attrape-nigaud, comme la colombe quiapporta le Saint Chrême dans son bec. Le gouvernement populaire, ainsique le monarchique, repose sur des fictions et vit d'expédients. Ilimporte seulement que les fictions soient acceptées et les expédientsheureux.»
Cette maxime suffit à nous faire croire qu'il eût gardé de nos jourscette riante et fière liberté dont il embellit son âme au temps desrois. Pourtant il n'eût jamais été révolutionnaire. Il avait trop peud'illusions pour cela, et il ne pensait pas que les gouvernementsdussent être détruits autrement que par ces forces aveugles et sourdes,lentes et irrésistibles, qui emportent tout.
Il croyait qu'un même peuple ne peut être gouverné que d'une seule façondans le même temps pour cette raison que, les nations étant des corps,leurs fonctions dépendent de la structure des membres, et de l'état desorganes, c'est-à-dire de la terre et du peuple et non des gouvernementsqui sont ajustés à la nation comme des habits au corps d'un homme.
«Le malheur, ajoutait-il, est qu'il en va des peuples comme d'Arlequinet de Gilles à la foire. Leur habit est d'ordinaire ou trop lâche outrop serré, incommode, ridicule, miteux, couvert de taches, et toutgrouillant de vermine. On y peut remédier en le secouant avec prudence,et en y portant çà et là l'aiguille et au besoin les ciseaux trèsdélicatement, pour n'avoir pas à faire les frais d'un autre aussimauvais, mais sans s'obstiner non plus à garder l'ancien après que lecorps a changé de forme avec l'âge.»
On voit par là que M. l'abbé Coignard conciliait l'ordre et le progrèset qu'il n'était pas, en somme, un mauvais citoyen. Il n'excitaitpersonne à la révolte et souhaitait que les institutions fussent uséeset limées par un frottement continu plutôt que renversées et brisées àgrands coups. Il faisait observer sans cesse à ses disciples que lesplus âpres lois se polissaient merveilleusement par l'usage, et que laclémence du temps est plus sûre que celle des hommes. Quant à voirrefaire d'une fois le corps informe des lois, il ne l'espérait ni ne lesouhaitait, comptant peu sur les bienfaits d'une législation soudaine.Parfois Jacques Tournebroche lui demandait s'il ne craignait pas que saphilosophie critique, s'exerçant sur des institutions nécessaires, etque lui-même estimait telles, n'eût pour effet inopportun d'ébranler cequ'il faut conserver.
—Pourquoi, lui disait son disciple fidèle, pourquoi donc, ô le meilleurdes maîtres, réduire en poussière les fondements du droit, de lajustice, des lois, et généralement de toutes les magistratures civileset militaires, puisque vous reconnaissez qu'il faut un droit, unejustice, une armée, des magistrats et des sergents?
—Mon fils, répondait M. l'abbé Coignard, j'ai toujours observé que lesmaux des hommes leur viennent de leurs préjugés, comme les araignées etles scorpions sortent de l'ombre des caveaux et de l'humidité descourtils. Il est bon de promener la tête-de-loup et le balai un peu àl'aveuglette dans tous les coins obscurs. Il est bon même de donner çàet là quelque petit coup de pioche dans les murs de la cave et dujardin; cela fait peur à la vermine et prépare les ruines nécessaires.
—J'y consens volontiers, répondait le doux Tournebroche, mais quandvous aurez détruit tous les principes, ô mon maître, quesubsistera-t-il?
A quoi le maître répondait:
—Après la destruction de tous les faux principes, la sociétésubsistera, parce qu'elle est fondée sur la nécessité, dont les lois,plus vieilles que Saturne, régneront encore quand Prométhée aura détrônéJupiter.
Depuis le temps où l'abbé Coignard parlait ainsi, Prométhée a plusieursfois détrôné Jupiter, et les prophéties du sage se sont vérifiées silittéralement qu'on doute aujourd'hui, tant le nouvel ordre ressemble àl'ancien, si l'empire n'est point resté à l'antique Jupiter. Plusieursmême nient l'avènement du Titan. On ne voit plus, disent-ils, sur sapoitrine la blessure par où l'aigle de l'injustice lui arrachait le coeuret qui devait saigner éternellement. Il ne sait rien des douleurs et desrévoltes de l'exil. Ce n'est pas le dieu ouvrier qui nous était promiset que nous attendions, c'est le gras Jupiter de l'ancien et risibleOlympe. Quand donc paraîtra-t-il, le robuste ami des hommes, l'allumeurdu feu, le Titan encore cloué sur son rocher? Un bruit effrayant venu dela montagne annonce qu'il soulève de dessus le roc inique ses épaulesdéchirées et nous sentons sur nous les flammes de son souffle lointain.
Étranger aux affaires, M. Coignard inclinait aux spéculations pures etse répandait volontiers en idées générales. Cette disposition de sonesprit, qui pouvait lui nuire auprès de ses contemporains, donne à sesréflexions, après un siècle et demi, quelque prix et une certaineutilité. Nous y pouvons apprendre à mieux connaître nos propres moeurs età démêler le mal qui s'y trouve.
Les injustices, les sottises et les cruautés ne frappent pas quand ellessont communes. Nous voyons celles de nos ancêtres et nous ne voyons pasles nôtres. Or, comme il n'est pas une seule époque, dans le passé, oùl'homme ne nous paraisse absurde, inique, féroce, il serait miraculeuxque notre siècle eût, par spécial privilège, dépouillé toute bêtise,toute malice et toute férocité. Les opinions de M. l'abbé Coignard nousaideraient à faire notre examen de conscience, si nous n'étionssemblables à ces idoles dont les yeux ne voient point et les oreillesn'entendent point. Avec un peu de bonne foi et de désintéressement, nousreconnaîtrions bien vite que nos codes sont encore un nid d'injustices,que nous gardons dans nos moeurs l'héréditaire dureté de l'avarice et del'orgueil, que nous estimons la seule richesse et n'honorons point letravail; notre ordre de choses nous apparaîtrait ce qu'il est en effet,un ordre précaire et misérable, que condamne la justice des choses àdéfaut de celle des hommes et dont la ruine est commencée; nos richesnous sembleraient aussi stupides que ces hannetons qui continuent demanger la feuille de l'arbre, pendant que le petit scarabée, introduitdans leur corps, leur dévore les entrailles; nous ne nous laisserionsplus endormir par les fausses et plates déclamations de nos gens d'État;nous prendrions en pitié nos économistes qui se disputent entre eux surle prix des meubles dans la maison qui brûle. Les propos de l'abbéCoignard nous font paraître un dédain prophétique de ces grandsprincipes de la Révolution et de ces droits de la démocratie surlesquels nous avons établi pendant cent ans, avec toutes les violenceset toutes les usurpations, une suite incohérente de gouvernementsinsurrectionnels, condamnant sans ironie les insurrections. Si nouscommencions à sourire un peu de ces sottises, qui parurent augustes etfurent parfois sanglantes; si nous nous apercevions que les préjugésmodernes ont comme les anciens des effets ou ridicules ou odieux; sinous nous jugions les uns les autres avec un scepticisme charitable, lesquerelles seraient moins vives dans le plus beau pays du monde et M.l'abbé Coignard aurait travaillé pour sa part au bien universel.
ANATOLE FRANCE
LES OPINIONS DE M. JÉRÔME COIGNARD
I
LES MINISTRES D'ÉTAT
Cette après-dînée, M. l'abbé Jérôme Coignard fit visite, comme il avaitaccoutumé, à M. Blaizot, libraire rue Saint-Jacques, à l'ImageSainte-Catherine. Avisant sur les tablettes les oeuvres de Jean Racine,il se mit à feuilleter négligemment un des tomes de cet ouvrage.
—Ce poète, nous dit-il, n'était pas sans génie, et s'il avait hausséson esprit à écrire ses tragédies en vers latins, il serait digne delouange, surtout à l'endroit de sonAthalie, où il a montré qu'ilentendait assez bien la politique. Corneille n'est, en regard de lui,qu'un vain déclamateur. Cette tragédie de l'avènement de Joas découvrequelques-uns des ressorts dont le jeu élève et renverse les empires. Etil faut croire que monsieur Racine avait l'esprit de finesse dont nousdevons faire plus de cas que de toutes les sublimités de la poésie et del'éloquence, qui ne sont en réalité que des artifices de rhéteurs,propres à l'amusement des badauds. Tirer l'homme au sublime est lepropre d'un esprit faible, qui se méprend sur la véritable nature de larace d'Adam, laquelle est tout entière misérable et digne de pitié. Jeme retiens de dire que l'homme est un animal ridicule, par cette seuleconsidération que Jésus-Christ l'a racheté de son précieux sang. Lanoblesse de l'homme réside uniquement dans ce mystère inconcevable, etles humains, petits ou grands, ne sont, par eux-mêmes, que des bêtesféroces et dégoûtantes.
M. Roman entra dans la boutique au moment où mon bon maître prononçaitces dernières paroles.
—Holà! monsieur l'abbé, s'écria cet habile homme. Vous oubliez que cesbêtes dégoûtantes et féroces sont soumises, tout au moins en Europe, àune police admirable, et que des États comme le royaume de France ou larépublique de Hollande sont bien éloignés de cette barbarie et de cetterudesse qui vous offensent.
Mon bon maître repoussa dans le rayon le tome de Racine et répondit à M. Roman, avec sa grâce coutumière:
—Je vous accorde, monsieur, que les actions des hommes d'État prennentquelque ordre et quelque clarté dans les écrits des philosophes qui entraitent, et j'admire dans votre ouvrage sur laMonarchie la suite etl'enchaînement des idées. Mais souffrez, monsieur, que je fasse honneurà vous seul des beaux raisonnements que vous prêtez aux grandspolitiques des temps anciens et des jours présents. Ils n'avaient pasl'esprit que vous leur donnez, et ces illustres, qui semblent avoir menéle monde, étaient eux-mêmes le jouet de la nature et de la fortune. Ilsne s'élevaient pas au-dessus de l'imbécillité humaine, et ce n'étaitenfin que d'éclatants misérables.
En entendant impatiemment ce discours, M. Roman avait saisi un vieilatlas. Il se mit à l'agiter avec un fracas qui se mêla au bruit de savoix.
—Quel aveuglement! dit-il. Quoi, méconnaître l'action des grandsministres, des grands citoyens! Ignorez-vous à ce point l'histoire qu'ilne vous apparaisse pas qu'un César, un Richelieu, un Cromwell, pétritles peuples comme un potier l'argile? Ne voyez-vous point qu'un Étatmarche comme une montre aux mains de l'horloger?
—Je ne le vois point, reprit mon bon maître, et depuis cinquante ansque j'existe, j'ai observé que ce pays avait plusieurs fois changé degouvernement, sans que la condition des personnes y eût changé, sinonpar un insensible progrès qui ne dépend point des volontés humaines.D'où je conclus qu'il est à peu près indifférent d'être gouverné d'unemanière ou d'une autre, et que les ministres ne sont considérables quepar leur habit et leur carrosse.
—Pouvez-vous parler ainsi, répliqua M. Roman, au lendemain de la mortd'un ministre d'État qui eut tant de part aux affaires, et qui, aprèsune longue disgrâce, expire dans le moment qu'il ressaisissait lepouvoir avec les honneurs? Par le bruit qui poursuit son cercueil vouspouvez juger de l'effet de ses actes. Cet effet dure après lui.
—Monsieur, répondit mon bon maître, ce ministre fut honnête homme,laborieux, appliqué, et l'on peut dire de lui, comme de monsieur Vauban,qu'il eut trop de politesse pour en affecter les dehors, car il ne pritjamais soin de plaire à personne. Je le louerai surtout de s'êtreamélioré dans les affaires, au rebours de tant d'autres qui s'y gâtent.Il avait l'âme forte et un vif sentiment de la grandeur de son pays. Ilest louable encore d'avoir porté tranquillement sur ses larges épaulesles haines des colporteurs et des petits marquis. Ses ennemis mêmes luiaccordent une secrète estime. Mais qu'a-t-il fait, monsieur, deconsidérable, et par quoi vous apparaît-il autre chose que le jouet desvents qui soufflaient autour de lui? Les jésuites qu'il a chassés sontrevenus; la petite guerre de religion qu'il avait allumée afin dedivertir le peuple s'est éteinte, ne laissant après la fête que lacarcasse puante d'un méchant feu d'artifice. Il eut, je vous l'accorde,le génie du divertissement ou plutôt des diversions. Son parti, quin'était que celui de l'occasion et des expédients, n'avait pas attendusa mort pour changer de nom et de chef sans changer de doctrine. Sacabale resta fidèle à son maître et à elle-même en continuant d'obéiraux circonstances. Est-ce donc là une oeuvre dont la grandeur étonne?
—C'en est une admirable en effet, répondit M. Roman. Et ce ministreeût-il seulement tiré l'art du gouvernement des nuages de lamétaphysique pour le ramener à la réalité des choses, que je l'enchargerais de louanges. Son parti, dites-vous, fut celui de l'occasionet des expédients. Mais que faut-il pour exceller dans les affaireshumaines que saisir l'occasion favorable et recourir aux expédientsutiles? C'est ce qu'il fit, ou du moins ce qu'il eût fait, si lamobilité pusillanime de ses amis et l'audace perfide de ses adversaireslui avaient laissé quelque repos. Mais il s'usa dans le vain ouvraged'apaiser ceux-ci et de raffermir les premiers. Le temps et les hommes,instruments nécessaires, lui firent défaut pour établir son bienfaisantdespotisme. Il forma du moins des desseins admirables pour la politiqueintérieure. Vous ne devez pas oublier que, à l'extérieur, il dota sapatrie de vastes et fertiles territoires. Et nous lui devons en celad'autant plus de reconnaissance, qu'il fit ces heureuses conquêtes seulet malgré le parlement dont il dépendait.
—Monsieur, répondit mon bon maître, il montra de l'énergie et del'habileté dans les affaires des colonies, mais non beaucoup plus,peut-être, qu'un bourgeois n'en déploie pour acheter une terre. Et cequi me gâte toutes ces affaires maritimes, c'est la conduite que lesEuropéens ont coutume de tenir avec les peuples de l'Afrique et del'Amérique. Les blancs, quand ils sont aux prises avec des hommes jaunesou noirs, se voient forcés de les exterminer. L'on ne vient à bout dessauvages que par une sauvagerie perfectionnée. C'est à cette extrémitéqu'aboutissent toutes les entreprises coloniales. Je ne nie pas que lesEspagnols, les Hollandais et les Anglais n'y aient trouvé quelqueavantage; mais d'ordinaire on se lance au hasard et tout à fait àl'aventure dans ces grandes et cruelles expéditions. Qu'est-ce que lasagesse et la volonté d'un homme dans des entreprises qui intéressent lecommerce, l'agriculture, la navigation, et qui, par conséquent,dépendent d'une immense quantité d'êtres minuscules? La part d'unministre en de telles affaires est bien petite, et si elle nous paraîtnotable, c'est parce que notre esprit, tourné à la mythologie, veutdonner un nom et une figure à toutes les forces secrètes de la nature.Qu'a-t-il inventé, votre ministre, en fait de colonies, qui ne fût déjàconnu des Phéniciens, au temps de Cadmus?
A ces mots, M. Roman laissa tomber son atlas, que le libraire allaramasser doucement.
—Monsieur l'abbé, dit-il, je découvre à regret que vous êtes sophiste.Car il faut l'être pour offusquer avec Cadmus et les Phéniciens lesentreprises coloniales du ministre défunt. Vous n'avez pu nier que cesentreprises fussent son ouvrage, et vous avez pitoyablement introduit ceCadmus pour nous embrouiller.
—Monsieur, dit l'abbé, laissons là Cadmus puisqu'il vous fâche. Je veuxdire seulement qu'un ministre a peu de part à ses propres entreprises etqu'il n'en mérite ni la gloire, ni la honte; je veux dire que, si, dansla comédie pitoyable de la vie, les princes ont l'air de commander commeles peuples d'obéir, ce n'est qu'un jeu, une vaine apparence, et queréellement ils sont les uns et les autres conduits par une forceinvisible.
II
SAINT ABRAHAM
En cette nuit d'été, tandis que les moucherons dansaient autour de lalanterne duPetit-Bacchus, M. l'abbé Coignard prenait le frais sous leporche de Saint-Benoît-le-Bétourné. Il y méditait, à sa coutume, lorsqueCatherine vint s'asseoir à côté de lui sur le banc de pierre. Mon bonmaître était enclin à louer Dieu dans ses oeuvres. Il prit plaisir àcontempler cette belle fille, et comme il avait l'esprit riant et orné,il lui tint des propos agréables. Il la loua d'avoir de l'esprit nonseulement sur la langue, mais encore à la gorge et dans le reste de sapersonne, et de sourire avec ses lèvres et ses joues, moins encorequ'avec toutes les fossettes et tous les jolis plis de sa chair, ensorte qu'on souffrait impatiemment les voiles qui empêchaient qu'on nela vît sourire tout entière.
—Puisque enfin, disait-il, il faut pécher sur cette terre, et que nulne peut, sans superbe, se croire infaillible, c'est avec vous,mademoiselle, que je voudrais que la grâce divine me fît défaut depréférence, si toutefois tel pouvait être votre bon plaisir. J'yrencontrerais deux avantages précieux, à savoir: premièrement, de pécheravec une joie rare et des délices singulières; secondement, de trouverensuite une excuse dans la puissance de vos charmes, car il est sansdoute écrit au livre du Jugement que vos attraits sont irrésistibles.Cela doit être considéré. L'on voit des imprudents qui forniquent avecdes femmes laides et mal faites. Ces malheureux, en travaillant de lasorte, risquent fort de perdre leur âme; car ils pèchent pour pécher, etleur faute laborieuse est pleine de malice. Tandis qu'une si belle peauque la vôtre, Catherine, est une excuse aux yeux de l'Éternel. Voscharmes allègent merveilleusement la faute, qui devient pardonnable,étant involontaire. Pour tout vous dire, mademoiselle, je sens que, prèsde vous, la grâce divine m'abandonne et fuit à tire-d'aile. Au momentque je vous parle, ce n'est plus qu'un petit point blanc au-dessus deces toits où, dans les gouttières, les chats font l'amour avec des crisfurieux et des plaintes d'enfant, pendant que la lune s'assiedeffrontément sur un tuyau de cheminée. Tout ce que je vois de votrepersonne, Catherine, m'est sensible; et ce que je n'en vois pas m'estplus sensible encore.
En entendant ces mots, elle baissa le regard sur ses genoux, puis lecoula tout luisant sur M. l'abbé Coignard.
Et d'une voix très douce:
—Puisque vous me voulez du bien monsieur Jérôme, dit-elle,promettez-moi de m'accorder la grâce que je vais vous demander, et dontje vous serai reconnaissante.
Mon bon maître promit. Qui n'en eût fait autant à sa place?
Catherine lui dit alors avec vivacité:
—Vous savez, monsieur Jérôme, que l'abbé La Perruque, vicaire àSaint-Benoît, accuse frère Ange de lui avoir volé son âne, et qu'il en afait une plainte à l'official. Or, rien n'est plus faux. Ce bon frèreavait emprunté l'âne pour porter des reliques dans les villages. L'ânes'est perdu en chemin. Les reliques ont été retrouvées. C'estl'essentiel, comme dit frère Ange. Mais l'abbé La Perruque réclame sonâne et ne veut rien entendre. Il fera mettre le petit frère dans lesprisons de l'archevêque. Vous seul pouvez fléchir sa colère et l'amenerà retirer sa plainte.
—Mais, mademoiselle, dit l'abbé Coignard, je n'en ai ni le pouvoir nil'envie.
—Oh! reprit Catherine, en se glissant près de lui et en le regardantavec une tendresse apprêtée, l'envie, je serais bien malheureuse si jene parvenais pas à vous la donner. Quant au pouvoir, vous l'avez,monsieur Jérôme, vous l'avez. Et rien ne vous sera plus facile que desauver le petit frère. Il vous suffira de donner à monsieur La Perruquehuit sermons pour le carême et quatre pour l'avent. Vous faites si bienles sermons que ce doit être pour vous un plaisir d'en faire. Composezces douze sermons, monsieur Jérôme, composez-les tout de suite. J'irailes chercher moi-même dans votre échoppe de Saint-Innocent. Monsieur LaPerruque, qui se fait une grande idée de votre savoir et de votremérite, estime qu'une douzaine de vos sermons vaut un âne. Dès qu'ilaura la douzaine, il retirera sa plainte. Il l'a dit. Qu'est-ce quedouze sermons, monsieur Jérôme? Et je vous promets d'écrireamen aubas du dernier. J'ai votre promesse, ajouta-t-elle en lui passant lesbras autour du cou.
—Pour cela, dit rudement M. Coignard en dénouant les jolies mainsagrafées à son épaule, je refuse net. Les promesses qu'on fait à unejolie fille n'engagent que la peau, et ce n'est point pécher que de s'endédire. Ne comptez pas sur moi, la belle, pour tirer votre galant barbudes mains de l'official. Si je faisais un ou deux ou douze sermons, ceserait contre les mauvais moines qui sont la honte de l'Église et commeune vermine attachée à la robe de saint Pierre. Ce frère Ange est unfripon; il fait toucher aux bonnes femmes, en guise de reliques, quelqueos de mouton ou de cochon, qu'il a lui-même rongé avec une aviditédégoûtante. Il a porté, je gage, sur l'âne de monsieur La Perruque uneplume de l'ange Gabriel, un rayon de l'étoile des mages et, dans unepetite fiole, un peu du son des cloches qui sonnaient dans le clocher dutemple de Salomon. Il est ignare, il est menteur et vous l'aimez. Cesont là trois raisons pour qu'il me déplaise. Je vous laisse à juger,mademoiselle, laquelle des trois est la plus forte. Ce peut bien être lamoins honnête, car enfin j'étais porté vers vous tout à l'heure avec uneviolence qui n'est point de mon âge ni de mon état. Mais ne vous ytrompez pas: je ressens très vivement les outrages que votre greluchonencapuchonné fait à l'Église de Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont jesuis un membre très indigne. Et l'exemple de ce capucin m'inspire un teldégoût que je suis possédé d'une envie soudaine de méditer quelque belendroit de saint Jean Chrysostome, au lieu de frotter mes genoux auxvôtres, mademoiselle, comme je fais depuis un quart d'heure. Car ledésir du pécheur est périssable et la gloire de Dieu dure éternellement.Je ne me suis jamais fait une idée exagérée du péché de la chair. C'estune justice qu'on peut me rendre.
»Je ne m'effarouche pas, à l'exemple de monsieur Nicodème, pour une sipetite affaire que de prendre du plaisir avec une jolie fille. Mais ceque je ne puis souffrir, c'est la bassesse de l'âme, c'est l'hypocrisie,c'est le mensonge et cette crasse ignorance, qui font de votre frèreAnge un capucin accompli. Vous prenez dans son commerce, mademoiselle,une habitude de crapule qui vous ravale bien au-dessous de votrecondition, laquelle est celle de fille galante. J'en sais les hontes etles misères; mais c'est un état bien supérieur à celui de capucin. Cecoquin vous déshonore, comme il déshonore jusqu'aux ruisseaux de la rueSaint-Jacques, en y trempant les pieds. Songez, mademoiselle, à toutesles vertus dont vous pourriez encore vous orner, dans votre incertainmétier, et dont une seule peut-être vous ouvrirait un jour le paradis,si vous n'étiez soumise et assujettie à cette bête immonde.
»Tout en vous laissant prendre çà et là ce qu'il faut bien finalementqu'on vous laisse quand on s'en va, vous pourriez, Catherine, fleurir enfoi, en espérance et en charité, aimer les pauvres et visiter lesmalades; vous pourriez être aumônière et compatissante, et vous délecterchastement à la vue du ciel, des eaux, des bois et des champs; vouspourriez, le matin, ouvrant votre fenêtre, louer Dieu en écoutantchanter les oiseaux; vous pourriez, aux jours de pèlerinage, gravir lamontagne de Saint-Valérien et là, sous le calvaire, pleurer doucementvotre innocence perdue; vous pourriez faire en sorte que Celui qui seullit dans les coeurs dise: «Catherine est ma créature, et je la reconnaisaux restes d'une belle lumière qui n'est point éteinte en elle.»
Catherine l'interrompit.
—Mais, l'abbé, fit-elle sèchement, c'est un sermon que vous me dégoisezlà.
—Ne m'en avez-vous point demandé une douzaine? répondit-il.
Elle commençait à se fâcher:
—Prenez garde, l'abbé. Il dépend de vous que nous soyons amis ouennemis. Voulez-vous faire les douze sermons? Réfléchissez avant derépondre.
—Mademoiselle, dit M. l'abbé Coignard, j'ai fait des actions blâmablesdans ma vie, mais ce n'était pas après y avoir réfléchi.
—Vous ne voulez pas? C'est bien sûr? Une fois… deux fois… Vousrefusez?… L'abbé, je me vengerai.
Elle bouda quelque temps, muette et rechignée sur le banc. Puis tout àcoup, elle se mit à crier:
—Finissez! monsieur l'abbé Coignard. A votre âge, avec cet habitrespectable, me lutiner ainsi, fi! monsieur l'abbé, fi! Quelle honte,monsieur l'abbé!
Comme elle glapissait le plus aigrement, l'abbé vit mademoiselle Lecoeur,mercière auxTrois-Pucelles, qui passait sous le porche. Elle allait,à cette heure tardive, se confesser au troisième vicaire deSaint-Benoît, et détournait la tête en signe de grand dégoût.
Il avoua en lui-même que la vengeance de Catherine était prompte etsûre, car la vertu de mademoiselle Lecoeur, fortifiée par l'âge, étaitdevenue si vigoureuse qu'elle s'attaquait à toutes les impuretés de laparoisse et transperçait sept fois le jour, de la pointe de sa langue,les pécheurs charnels de la rue Saint-Jacques.
Mais Catherine elle-même ne savait pas combien sa vengeance étaitcomplète. Elle avait vu venir sur la place mademoiselle Lecoeur. Ellen'avait pas vu mon père qui suivait de près.
Il venait avec moi chercher sous le porche l'abbé pour l'emmener auPetit-Bacchus. Mon père avait du goût pour Catherine. Rien ne lefâchait comme de la voir serrée de près par les galants. Il n'avait pasd'illusions sur sa conduite; mais, comme il disait, savoir et voir sontdeux choses différentes. Or, les cris de Catherine lui étaient parvenustrès clairs aux oreilles. Il était vif et incapable de se contraindre.J'eus grand'peur que sa colère n'éclatât en propos grossiers et enmenaces brutales. Je le voyais déjà tirant sa lardoire, qu'il portaitaux cordons de son tablier, comme une arme honorable, car il mettait sagloire dans l'art de rôtisseur.
Mes craintes n'étaient qu'à demi fondées. Une circonstance où Catherinemontrait de la vertu était pour le surprendre, non pour lui déplaire, etle contentement l'emporta dans son âme sur la colère.
Il aborda mon bon maître assez civilement et lui dit avec une gravitémoqueuse:
—Monsieur Coignard, tous les prêtres qui recherchent la société desfemmes galantes y laissent leur vertu et leur bon renom. Et c'estjustice, alors même qu'aucun plaisir n'a payé leur déshonneur.
Catherine quitta la place avec un bel air de pudeur offensée et mon bonmaître répondit à mon père avec une éloquence douce et riante:
—Cette maxime, maître Léonard, est excellente; encore ne doit-on pasl'appliquer sans discernement et la coller en toute occasion commel'étiquette «à six blancs» que le coutelier boiteux met à tous sescouteaux. Je ne rechercherai pas en quoi j'en ai pu tantôt mériterl'application. Ne suffit-il pas que j'avoue l'avoir méritée?
»Il est indécent de s'entretenir de soi-même, et ce serait faire trop deviolence à ma pudeur que de m'obliger à discourir de ce qui m'estparticulier. J'aime mieux vous opposer, maître Léonard, l'exemple duvénérable Robert d'Arbrissel, qui, fréquentant les filles de joie, yacquit de grands mérites. On peut citer aussi saint Abraham, anachorètede Syrie, qui ne craignit point de pénétrer dans une maison mal famée.
—Qui est ce saint Abraham? demanda mon père, dont toutes les idéesétaient en déroute.
—Asseyons-nous devant votre porte, dit mon bon maître; apportez un potde vin; et je vous conterai l'histoire de ce grand saint, telle qu'ellenous a été enseignée par saint Ephrem lui-même.
Mon père fit signe qu'il le voulait bien. Nous prîmes place tous troissous l'auvent, et mon bon maître parla comme il suit:
—Saint Abraham, déjà vieux, vivait seul au désert, dans une petitecabane, lorsque son frère mourut, laissant une fille d'une grandebeauté, nommée Marie. Assuré que la vie qu'il menait serait excellentepour sa nièce, Abraham fit bâtir pour elle une cellule proche de lasienne, d'où il l'instruisait par une petite fenêtre qu'il avait percée.
»Il avait soin qu'elle jeûnât, veillât et chantât des psaumes. Mais unmoine, qu'on croit être un faux moine, s'étant approché de Marie pendantque le saint homme Abraham méditait sur les Écritures, induisit en péchéla jeune fille qui se dit ensuite:
»—Il vaut bien mieux, puisque je suis morte à Dieu, que j'aille dans unpays où je ne sois connue de personne.
»Et quittant sa cellule, elle s'en alla dans une ville voisine nomméeEdesse, où il y avait des jardins délicieux et de fraîches fontaines, etqui est encore aujourd'hui la plus agréable des villes de Syrie.
»Cependant le saint homme Abraham restait plongé dans une méditationprofonde. Sa nièce était déjà partie depuis plusieurs jours quand,ouvrant sa petite fenêtre, il demanda:
»—Marie, pourquoi ne chantes-tu plus les psaumes que tu chantais sibien?
»Et ne recevant pas de réponse, il soupçonna la vérité et s'écria:
»—Un loup cruel a enlevé ma brebis!
»Il demeura dans l'affliction pendant deux ans; après quoi, il appritque sa nièce menait une mauvaise vie. Agissant avec prudence, il pria unde ses amis d'aller à la ville pour reconnaître exactement ce qu'il enétait. Le rapport de cet ami fut qu'en effet Marie menait une mauvaisevie. A cette nouvelle, le saint homme pria son ami de lui prêter unhabit de cavalier et de lui amener un cheval; et, ayant mis sur sa tête,afin de n'être point reconnu, un grand chapeau qui lui couvrait levisage, il se rendit dans l'hôtellerie où on lui avait dit que sa nièceétait logée. Il jetait les yeux de tous côtés pour voir s'il nel'apercevrait point; mais, comme elle ne paraissait pas, il dit àl'hôtelier en feignant de sourire:
»—Mon maître, on dit que vous avez ici une jolie fille. Ne pourrais-jepas la voir?
»L'hôtelier, qui était obligeant, la fit appeler, et Marie se présentadans un costume qui, selon la propre expression de saint Ephrem,suffisait à révéler sa conduite. Le saint homme en fut pénétré dedouleur.
»Il affecta pourtant la gaieté et commanda un bon repas. Marie était, cejour-là, d'une humeur sombre. A donner le plaisir, on ne le goûte pastoujours; et la vue de ce vieillard, qu'elle ne reconnaissait pas, caril n'avait point tiré son chapeau, ne la tournait nullement à la joie.L'hôtelier lui faisait honte d'une si méchante attitude, et si contraireaux devoirs de sa profession; mais elle dit en soupirant:
»—Plût à Dieu que je fusse morte il y a trois ans!
»Le saint homme Abraham prit soin de prendre le langage d'un galantcavalier comme il en avait pris l'habit:
»—Ma fille, dit-il, je viens ici non pour pleurer tes péchés, mais pourpartager ton amour.
»Mais quand l'hôtelier l'eut laissé seul avec Marie, il cessa de feindreet, levant son chapeau, il dit en pleurant:
»—Ma fille Marie, ne me reconnaissez-vous pas? Ne suis-je pas Abrahamqui vous ai tenu lieu de père?
»Il lui prit la main et l'exhorta toute la nuit au repentir et à lapénitence. Surtout il eut soin de ne point la désespérer. Il luirépétait sans cesse: «Ma fille, il n'y a que Dieu d'impeccable!»
»Marie avait l'âme naturellement douce. Elle consentit à retournerauprès de lui. Quand le jour se leva, ils partirent. Elle voulaitemporter ses robes et ses bijoux. Mais le saint homme lui fit entendrequ'il était plus convenable de les laisser. Il la fit monter sur soncheval et la ramena aux cellules où ils reprirent tous deux leur viepassée. Seulement le saint homme prit soin, cette fois, que la chambrede Marie ne communiquât point avec le dehors et qu'on n'en pût sortirsans passer par la chambre qu'il habitait lui-même, moyennant quoi, avecla grâce de Dieu, il garda sa brebis.
»Telle est l'histoire de saint Abraham, dit mon bon maître en prenant satasse de vin.
—Elle est parfaitement belle, dit mon père, et le malheur de cettepauvre Marie m'a tiré les larmes des yeux.
III
LES MINISTRES D'ÉTAT (SUITE ET FIN)
Ce jour-là, nous fûmes bien surpris, mon bon maître et moi, derencontrer chez M. Blaizot, à l'Image Sainte-Catherine, un petit hommemaigre et jaune qui n'était pas autre que le célèbre libelliste, JeanHibou. Nous avions tout lieu de croire qu'il était à la Bastille, où ilavait accoutumé de vivre. Et, si nous n'hésitâmes pas à le reconnaître,c'est qu'il gardait encore sur le visage l'ombre et l'humidité descachots. Il feuilletait d'une main frémissante, sous l'oeil inquiet dulibraire, les écrits politiques nouvellement venus de Hollande. M.l'abbé Jérôme Coignard lui tira son chapeau avec une grâce naturelle,qui eût été plus sensible si le chapeau de mon bon maître n'avait pasété défoncé, la veille au soir, dans une rixe sans conséquence, sous latreille duPetit-Bacchus.
M. l'abbé Coignard ayant témoigné qu'il avait joie à revoir un si habilehomme:
—Ce ne sera pas pour longtemps, répondit M. Jean Hibou. Je quitte cepays où je ne puis vivre. Je ne saurais respirer plus longtemps l'aircorrompu de cette ville. Dans un mois, je serai établi en Hollande. Ilest cruel de subir Fleury après Dubois, et j'ai trop de vertu pour êtreFrançais. Nous sommes gouvernés, sur de mauvais principes, par desimbéciles et des coquins. C'est ce que je ne puis souffrir.
—Il est vrai, dit mon bon maître, que les affaires publiques sont malconduites et qu'il y a beaucoup de voleurs en place. Les sots et lesméchants se partagent la puissance et si j'écris jamais sur les affairesdu temps j'en ferai un petit livre à la façon de l'Apokolokyntose deSénèque le Philosophe ou de notreSatire Ménippée, qui est assezsavoureuse. Cette façon légère et plaisante convient mieux à la matièreque la roideur morose d'un Tacite ou que la gravité patiente d'un deThou. Je ferais de ce libelle des manuscrits qu'on passerait sous lemanteau, et l'on y verrait un mépris philosophique des hommes. Les gensen place, pour la plupart, en seraient fort irrités; mais quelques-uns,je crois, goûteraient un secret plaisir à s'y voir couverts d'infamie.J'en juge par ce que j'ouïs dire à une dame de bonne naissance que jeconnus à Séez, du temps que j'y étais bibliothécaire de monsieurl'évêque. Elle était sur le retour et toute frémissante encore de sesdébauches effrénées. Car il faut vous dire qu'elle avait été pendantvingt ans la meilleure haquenée de la province de Normandie. Et comme jel'interrogeais sur le plaisir qu'elle avait le plus vivement ressentidans sa vie:
»—C'est, me répondit-elle, celui de me sentir déshonorée.
»Je reconnus à cette réponse qu'elle avait de la délicatesse. J'en veuxsupposer autant à tel ou tel de nos ministres, et si jamais j'écriscontre ceux-là, ce sera pour les flatter curieusement dans leur vice etdans leur infamie. Mais pourquoi différer l'exécution d'un si beaudessein? Je veux demander tout de suite à monsieur Blaizot un cahier depapier pour écrire le premier chapitre de la nouvelleMénippée.
Il tendait déjà le bras vers M. Blaizot étonné. M. Jean Hibou l'arrêtavivement.
—Gardez, monsieur l'abbé, lui dit-il, ce beau projet pour la Hollandeet venez avec moi à Amsterdam, où je vous trouverai un emploi chezquelque limonadier ou baigneur. Là, vous serez libre; vous pourrezécrire la nuit votreMénippée au bout d'une table, tandis qu'à l'autrebout je composerai mes libelles. Ils seront virulents, et qui sait sipar nos efforts nous n'amènerons point un changement dans les affairesdu royaume? Les libellistes ont plus de part qu'on ne croit à la chutedes empires; ils préparent les catastrophes que les peuples mutinésconsomment.
»Quel triomphe, ajouta-t-il d'une voix qui sifflait entre ses dentsnoires, rongées par l'âcre humeur de sa bouche, quelle joie si jeparvenais à détruire un de ces ministres qui m'ont lâchement enfermé àla Bastille! Ne voulez-vous pas, monsieur l'abbé, vous associer à un sibel ouvrage?
—Point du tout, répondit mon bon maître. Je serais bien fâché de rienchanger à la forme de l'État, et si je pensais que monApokolokyntoseouMénippée pût avoir un pareil effet, je ne l'écrirais jamais.
—Quoi! s'écria le libelliste déçu, ne me disiez-vous pas ici, tout àl'heure, que ce gouvernement était mauvais?
—Sans doute, dit l'abbé. Mais j'imite la sagesse de cette vieil le deSyracuse qui, au temps où Denys était le plus exécrable à son peuple,allait tous les jours dans le temple prier les dieux pour la vie dutyran. Instruit d'une piété si singulière, Denys voulut en connaître lesraisons. Il fit venir la bonne femme et l'interrogea:
»—Je ne suis pas jeune, répondit-elle, j'ai vécu sous beaucoup detyrans, et j'ai toujours observé qu'à un mauvais succédait un pire. Tues le plus détestable que j'aie encore vu. D'où je conclus que tonsuccesseur sera, s'il est possible, plus méchant que toi, et je prie lesdieux de nous le donner le plus tard possible.
»Cette vieille était fort sensée, et j'estime comme elle, monsieur JeanHibou, que les moutons font sagement de se laisser tondre par leur vieuxberger, de peur qu'il n'en vienne un plus jeune qui les tonde de plusprès.
La bile de M. Jean Hibou, mise en mouvement par ce discours, se répanditen paroles amères:
—Quels lâches propos! quelles indignes maximes! Oh! monsieur l'abbé,que vous êtes peu amateur du bien public et que vous méritez mal lacouronne de chêne promise par les poètes aux vaillants citoyens! Il vousfallait naître chez les Tartares, chez les Turcs, esclave d'un Gengiskanou d'un Bajazet, plutôt qu'en Europe où l'on enseigne les principes dudroit public et de la philosophie. Quoi! vous subissez un mauvaisgouvernement sans l'envie même d'en changer! De tels sentiments, dansune république de ma façon, seraient punis, pour le moins, de l'exil etde la relégation. Oui, monsieur l'abbé, dans la constitution que jemédite et qui sera réglée d'après les maximes de l'antiquité,j'ajouterai un article pour la punition des mauvais citoyens tels quevous. Et j'édicterai des châtiments contre quiconque, pouvant améliorerl'État, ne le ferait pas.
—Eh! eh! dit l'abbé en riant, vous ne me donnez pas de la sorte l'envied'habiter votre Salente. Ce que vous m'en faites connaître me porte àcroire que l'on y sera fort contraint.
M. Jean Hibou répondit sentencieusement:
—On n'y sera contraint qu'à la vertu.
—Ah! dit l'abbé, que la vieille de Syracuse avait raison et qu'il fautcraindre d'avoir monsieur Jean Hibou après Dubois et Fleury! Vous mepromettez, monsieur, le gouvernement des violents et des hypocrites, etc'est pour hâter l'effet de vos promesses que vous m'engagez à me fairelimonadier ou baigneur sur un canal d'Amsterdam. Grand merci! Je resterue Saint-Jacques où l'on boit du vin frais en frondant les ministres.Croyez-vous me séduire par le mirage de ce gouvernement des honnêtesgens, qui entoure les libertés de telles défenses, qu'on n'en peut plusjouir?
—Monsieur l'abbé, dit Jean Hibou qui s'échauffait, est-ce de la bonnefoi, que d'attaquer une police de l'État que j'ai conçue à la Bastilleet que vous ne connaissez pas?
—Monsieur, reprit mon bon maître, je me défie des gouvernements quel'on conçoit dans la cabale et la mutinerie. L'opposition est une trèsmauvaise école de gouvernement, et les politiques avisés, qui sepoussent par ce moyen aux affaires, ont grand soin de gouverner par desmaximes tout à fait opposées à celles qu'ils professaient auparavant.Cela s'est vu en Chine et ailleurs. Les mêmes nécessités auxquellesétaient soumis leurs prédécesseurs les conduisent. Et ils n'apportent denouveau que leur inexpérience. C'est une des raisons, monsieur, qui mefait augurer qu'un gouvernement nouveau sera plus importun que celuiqu'il remplacera sans être beaucoup différent. Ne l'avons-nous pas déjàéprouvé?
—Ainsi, dit M. Jean Hibou, vous êtes pour les abus?
—Vous l'avez dit, répondit mon bon maître. Les gouvernements sont commeles vins qui se dépouillent et s'adoucissent avec le temps. Les plusdurs perdent à la longue un peu de leur rudesse. Je crains un empiredans sa première verdeur. Je crains l'âpre nouveauté d'une république.Et, puisqu'il faut être mal gouverné, je préfère des princes et desministres chez qui les premières ardeurs sont tombées.
M. Jean Hibou rencogna son chapeau sur son nez et nous dit adieu d'unevoix irritée.
Quand il fut parti, M. Blaizot leva les yeux de dessus ses registres et,assurant ses bésicles, il dit à mon bon maître:
—Je suis libraire à l'Image Sainte-Catherine depuis bientôt quaranteans et ce m'est une joie toujours nouvelle d'entendre les propos dessavants qui fréquentent dans ma boutique. Mais je n'aime pas beaucouples discours sur les affaires publiques. On s'y échauffe, on s'yquerelle vainement.
—C'est aussi, dit mon bon maître, qu'en cette matière il n'y a guère deprincipes solides.
—Il y en a du moins un, que personne ne s'avisera de contester,répondit M. Blaizot, libraire, c'est qu'il faudrait être mauvaischrétien et mauvais Français pour nier la vertu de la sainte Ampoule deReims, par l'onction de laquelle nos rois sont institués vicaires deJésus-Christ pour le royaume de France. C'est le fondement de lamonarchie qui ne sera jamais ébranlé.
IV
AFFAIRE DU MISSISSIPI
On sait qu'en l'année 1722, le Parlement de Paris jugea l'affaire duMississipi dans laquelle furent impliqués, avec les directeurs de laCompagnie, un ministre d'État, secrétaire du roi, et plusieurssous-intendants de provinces. La Compagnie était accusée d'avoircorrompu les officiers du royaume et du roi, qui l'avaient en réalitédépouillée avec l'avidité ordinaire aux gens en place dans lesgouvernements faibles. Et il est certain qu'à cette époque tous lesressorts du gouvernement étaient détendus ou faussés. A l'une desaudiences de ce procès mémorable, la dame de la Morangère, femme d'undes directeurs de la Compagnie du Mississipi, fut entendue en lagrand'chambre par messieurs du Parlement. Elle déposa qu'un sieurLescot, secrétaire de M. le lieutenant-criminel, l'ayant mandéesecrètement au Châtelet, lui fit sentir qu'il ne dépendait que d'elle desauver son mari, qui était bel homme et de bonne mine. Il lui avaitparlé à peu près en ces termes: «Madame, ce qui fâche les vrais amis duroi en cette affaire, c'est que les jansénistes n'y sont pointimpliqués. Ces jansénistes sont des ennemis de la couronne autant que dela religion. Donnez-nous, madame, les moyens de perdre l'un d'eux, etnous reconnaîtrons ce service d'État en vous rendant votre mari avectous ses biens.» Quand madame de la Morangère eut rapporté ce discours,qui n'était pas fait pour le public, M. le président du Parlement futbien obligé d'appeler en la grand'chambre le sieur Lescot, qui d'abordessaya de nier. Mais madame de la Morangère avait de beaux yeuxlimpides, dont il ne put soutenir le regard. Il se troubla et futconfondu. C'était un grand vilain homme roux, comme Judas Iscariote.
Cette affaire, connue par les gazettes, fit l'entretien de Paris. On enparla dans les salons, dans les promenades, chez le barbier et chez lelimonadier. Et partout madame de la Morangère inspirait autant desympathie que le Lescot donnait de dégoût.
La curiosité publique était vive encore quand j'accompagnai M. l'abbéJérôme Coignard, mon bon maître, chez M. Blaizot qui, comme vous savez,est libraire, rue Saint-Jacques, à l'Image Sainte-Catherine.
Nous trouvâmes dans la boutique le secrétaire particulier d'un ministred'État, M. Gentil, qui se cachait le visage dans un livre nouvellementvenu de Hollande, et le célèbre M. Roman, qui a traité de la raisond'État en divers ouvrages estimés. Le vieux M. Blaizot, derrière soncomptoir, lisait la gazette.
M. Jérôme Coignard se coula jusqu'à lui pour attraper par-dessus sesépaules les nouvelles dont il était friand. Ce savant homme et d'un sibeau génie, ne possédait aucune part des biens de ce monde et quand ilavait bu une chopine auPetit-Bacchus, il ne lui restait pas un soudans sa poche pour acheter les feuilles publiques. Ayant lu sur le dosde M. Blaizot la déposition de la dame de la Morangère, il s'écria quecela était bien, et qu'il lui plaisait de voir l'iniquité crouler duhaut de sa tour sous la faible main d'une femme, comme il en est desexemples merveilleux rapportés dans l'Écriture.
—Cette dame, ajouta-t-il, bien qu'alliée à des publicains que je n'aimepoint, est semblable à ces femmes fortes, si vantées au livre des Rois.Elle plaît par un rare mélange de droiture et de finesse et j'applaudisà sa piquante victoire.
M. Roman l'interrompit:
—Prenez garde, monsieur l'abbé, dit-il en étendant le bras, prenezgarde que vous considérez cette affaire sous un aspect individuel etparticulier, sans vous inquiéter, comme vous devriez le faire, desintérêts publics qui y sont liés. Il faut voir en tout la raison d'Étatet il est clair que cette raison souveraine exigeait que madame de laMorangère ne parlât pas ou que ses paroles ne trouvassent pas decréance.
M. Gentil leva le nez de dessus son livre.
—On a beaucoup exagéré, dit-il, l'importance de cet incident.
—Ah! monsieur le secrétaire, reprit M. Roman, nous ne croirons pasqu'un incident qui vous fera perdre votre place soit sans importance.Car vous en périrez, monsieur, vous et votre maître. Pour ma part, j'ensuis aux regrets. Mais ce qui me consolerait de la chute des ministresque le coup atteint, c'est l'impuissance où ils furent de le prévenir.
M. Gentil fit entendre par un petit clignement d'oeil, qu'il entrait, surce point, dans les vues de M. Roman.
Celui-ci poursuivit:
—L'État est comme le corps humain. Toutes les fonctions qu'il accomplitne sont pas nobles. Aussi en est-il qu'il faut cacher, je dis des plusnécessaires.
—Ah! monsieur, dit l'abbé, était-il donc nécessaire que le Lescot agîtde la sorte avec la pauvre femme d'un prisonnier? C'était une infamie!
—Oh! dit M. Roman, ce fut une infamie quand on le sut. Avant, cen'était rien. Si vous voulez jouir de ce bienfait d'être gouvernés, quiseul met les hommes au-dessus des animaux, il faut laisser auxgouvernants les moyens d'exercer le pouvoir. Et le premier de ces moyensest le secret. C'est pourquoi le gouvernement populaire, qui est lemoins secret de tous, en est aussi le plus faible. Croyez-vous donc,monsieur l'abbé, qu'on puisse conduire les hommes par la vertu? Ceserait une grande rêverie.
—Je ne le crois pas, répondit mon bon maître. J'ai observé, dans lesfortunes diverses de ma vie, que les hommes étaient de méchantes bêtes,qu'on ne parvient à contenir que par force et par ruse. Mais encore yfaut-il mettre quelque mesure, et ne point trop offenser le peu de bonssentiments qui est mêlé dans leur âme aux mauvais instincts. Car enfin,monsieur, l'homme, tout lâche, bête et cruel qu'il est, fut formé àl'image de Dieu, et il lui reste quelques traits de sa première figure.Un gouvernement qui, sortant de la médiocre et commune honnêteté,scandalise les peuples, doit être déposé.
—Parlez plus bas, monsieur l'abbé, dit le secrétaire.
—Le souverain n'a jamais tort, dit M. Roman, et vos maximes, monsieurl'abbé, sont d'un séditieux. Vous mériteriez, vous et vos pareils, den'être plus gouvernés du tout.
—Oh! dit mon bon maître, si le gouvernement, comme vous nous le donnezà entendre, consiste dans la fourbe, la violence, et les exactions detoutes sortes, il n'y a pas beaucoup à craindre que cette menace soitsuivie d'effet; et nous trouverons longtemps encore des ministres d'Étatet des gouverneurs de provinces pour faire nos affaires. Seulement jevoudrais bien qu'il en vînt d'autres à la place de ceux-ci. Les nouveauxne pourraient être plus mauvais que les anciens, et qui sait si même ilsne seraient pas un peu meilleurs?
—Prenez garde, dit M. Roman, prenez garde! Ce qu'il y a d'admirabledans l'État, c'est la suite et la continuité et, s'il ne se trouve pasau monde un État parfait, c'est, à mon sens, qu'au temps de Noé, ledéluge jeta du trouble dans la transmission des couronnes. C'est undésordre dont nous ne sommes pas encore bien remis aujourd'hui.
—Monsieur, reprit mon bon maître, vous êtes plaisant avec vos théories.L'histoire du monde est pleine de révolutions; on n'y voit que desguerres civiles, tumultes, séditions causés par la méchanceté desprinces, et je ne sais ce qu'il faut admirer le plus à cette heure del'impudence des gouvernants ou de la patience des peuples.
Le secrétaire se plaignit alors que M. l'abbé Coignard méconnût lesbienfaits de la royauté et M. Blaizot nous représenta qu'il n'était passéant de disputer des affaires publiques dans l'échoppe d'un libraire.
Quand nous fûmes dehors, je tirai mon bon maître par la manche.
—Monsieur l'abbé, lui dis-je, avez-vous donc oublié la vieille de Syracuse, que vous voulez maintenant changer le tyran?
—Tournebroche, mon fils, me répondit-il, j'en conviens de bonne grâce,je suis tombé dans la contradiction. Mais cette ambiguïté que vousrelevez justement dans mes discours n'est pas aussi maligne que cellenommée antinomie par les philosophes. Charron, dans son livre delaSagesse, affirme qu'il existe des antinomies qu'on ne peut résoudre.Pour ma part, à peine suis-je plongé dans la méditation de la nature,que je vois apparaître à mon esprit une demi-douzaine de ces diablessesqui se prennent de bec devant moi et font mine de s'entr'arracher lesyeux; et l'on sait bien tout de suite qu'on ne viendra jamais à bout deréconcilier entre elles ces obstinées mégères. Je perds tout espoir deles mettre d'accord, et c'est leur faute si je n'ai pas fait beaucoupavancer la métaphysique. Mais dans le cas présent, la contradiction,Tournebroche, mon fils, n'est qu'apparente. Ma raison est toujours avecla vieille de Syracuse. Je pense aujourd'hui ce que je pensais hier.Seulement je viens de me laisser emporter par le coeur et de céder à lapassion, comme le vulgaire.
V
LES OEUFS DE PÂQUES
Mon père était rôtisseur dans la rue Saint-Jacques, vis-à-vis deSaint-Benoît-le-Bétourné. Je ne vous dirai pas qu'il aimât le carême; cesentiment n'eût point été naturel chez un rôtisseur. Mais il enobservait les jeûnes et abstinences en bon chrétien qu'il était. Fauted'argent pour acheter des dispenses à l'archevêché, il soupait demerluche aux jours maigres, avec sa femme, son fils, son chien et seshôtes ordinaires, dont le plus assidu était mon bon maître, M. l'abbéJérôme Coignard. Ma sainte mère n'eût point souffert que Miraut, notregardien, rongeât un os le vendredi saint. Ce jour-là, elle ne mêlait nichair ni graisse à la pâtée du pauvre animal. En vain, M. l'abbéCoignard lui représentait-il que c'était là mal faire et qu'en bonnejustice Miraut, qui n'avait point de part aux sacrés mystères de larédemption, n'en devait point souffrir dans sa pitance.
—Ma bonne femme, disait ce grand homme, il est convenable que nousmangions de la merluche comme membres de l'Église; mais il y a quelquesuperstition, impiété, témérité, voire sacrilège, à associer, comme vousle faites, un chien à des macérations infiniment précieuses parl'intérêt que Dieu lui-même y prend, et qui seraient sans celaméprisables et ridicules. C'est un abus que votre simplicité rendinnocent, mais qui serait criminel chez un docteur ou seulement chez unchrétien d'un esprit judicieux. Une telle pratique, ma bonne dame, vadroit à la plus épouvantable des hérésies. Elle ne tend pas à moins qu'àsoutenir que Jésus-Christ est mort pour les chiens comme pour les filsd'Adam. Et rien n'est plus contraire aux Écritures.
—Il se peut, répondait ma mère. Mais, si Miraut faisait gras levendredi saint, je m'imaginerais qu'il est juif et je le prendrais enhorreur. Est-ce là faire un péché, monsieur l'abbé?
Et mon bon maître reprenait avec douceur, en buvant un coup de vin:
—Ah! chère créature, sans décider ici si vous péchez ou si vous nepéchez pas, je vous dis en vérité que vous n'avez point de malice et queje croirais à votre salut éternel plutôt qu'à celui de cinq ou sixévêques et cardinaux de ma connaissance, qui pourtant ont écrit de beauxtraités de droit canon.
Miraut avalait en reniflant sa pâtée et mon père s'en allait avec M.l'abbé Coignard faire un tour auPetit-Bacchus.
C'est ainsi qu'à la rôtisserie dela Reine Pédauque, nous passions lesaint temps du carême. Mais dès le matin de Pâques, quand les cloches deSaint-Benoît-le-Bétourné annonçaient la joie de la Résurrection, monpère embrochait poulets, canards et pigeons par douzaines, et Miraut, aucoin de la cheminée flambante, respirait la bonne odeur de la graisse enremuant la queue avec une allégresse pensive et grave. Vieux, fatigué,presque aveugle, il goûtait encore les joies de cette vie dont ilacceptait les maux avec une résignation qui les lui rendait moinscruels. C'était un sage, et je ne suis pas surpris que ma mère associâtà ses oeuvres pies une créature si raisonnable.
Après avoir entendu la grand'messe, nous dînions dans la boutique bienodorante. Mon père apportait à ce repas une joie religieuse. Il avaitcommunément pour convives quelques clercs de procureur et mon bonmaître, M. l'abbé Coignard. A Pâques de l'an de grâce 1725, il m'ensouvient, mon bon maître nous amena M. Nicolas Cerise qu'il avait tiréd'une soupente de la rue des Maçons où ce savant homme écrivait tout lejour et toute la nuit, pour les éditeurs de Hollande, des nouvelles dela république des lettres. Sur la table une montagne d'oeufs rougess'élevait dans un panier de fil de fer. Et, quand l'abbé Coignard eutdit leBenedicite, ces oeufs fournirent la matière de l'entretien.
—On lit dans Ælius Lampridus, dit M. Nicolas Cerise, qu'une pouleappartenant au père d'Alexandre Sévère pondit un oeuf rouge le jour de lanaissance de cet enfant destiné à l'empire.
—Ce Lampride, qui n'avait pas beaucoup d'esprit, répondit mon bonmaître, devait laisser ce conte aux bonnes femmes qui le répandaient.Vous avez trop de jugement, monsieur, pour faire sortir de cette fableabsurde la coutume chrétienne de servir des oeufs rouges le jour dePâques.
—Je ne crois pas, en effet, répliqua M. Nicolas Cerise, que cet usagevienne de l'oeuf d'Alexandre Sévère. La seule conclusion que je veuilletirer du fait rapporté par Lampridus, c'est qu'un oeuf rouge présageaitchez les païens le pouvoir suprême. Au reste, ajouta-t-il, il fallaitque cet oeuf eût été rougi de quelque manière, car les poules ne pondentpas d'oeufs rouges.
—Pardonnez-moi, dit ma mère qui, debout, près de la cheminée,garnissait les plats, j'ai vu, dans mon enfance, une poule noire quidonnait des oeufs tirant sur le brun; c'est pourquoi je croiraisvolontiers qu'il y a des poules dont les oeufs sont rouges ou d'unecouleur approchant le rouge, telle, par exemple, que la couleur de labrique.
—Cela est bien possible, dit mon bon maître, et la nature est beaucoupplus diverse et variée dans ses productions que nous ne le croyonscommunément. Il y a, dans la génération des animaux des bizarreries detoute sorte, et l'on voit dans les cabinets d'histoire naturelle desmonstres plus étranges qu'un oeuf rouge.
—C'est ainsi, reprit M. Nicolas Cerise, qu'on garde dans le cabinet duroi un veau à cinq pattes et un enfant à deux têtes.
—J'ai vu mieux encore à Auneau, près Chartres, dit ma mère en posantsur la table une douzaine d'aunes de saucisses aux choux dont la fuméeagréable montait aux solives du plancher. J'ai vu, messieurs, un enfantnouveau-né avec des pattes d'oie et une tête de serpent. La sage-femmequi le reçut en eut tant d'horreur qu'elle le jeta au feu.
—Prenez garde, s'écria M l'abbé Jérôme Coignard, prenez garde quel'homme naît de la femme pour servir Dieu et qu'il est inconcevablequ'on le puisse servir avec une tête de serpent, et qu'en conséquence iln'y a pas d'enfants de cette sorte, et que votre sage-femme rêvait ouqu'elle s'est moquée de vous.
—Monsieur l'abbé, dit M. Nicolas Cerise avec un petit sourire, vousavez vu comme moi, dans le cabinet du roi, un fétus à quatre jambes etdeux sexes conservé dans un bocal rempli d'esprit-de-vin et, dans unautre bocal, un enfant sans tête avec un oeil au-dessus du nombril. Cesmonstres pouvaient-ils mieux servir Dieu que l'enfant à tête de serpentdont parle notre hôtesse? Et que dire de ceux qui ont deux têtes, ensorte qu'on ne sait s'ils ont aussi deux âmes? Avouez, monsieur l'abbé,que la nature, en s'amusant à ces jeux cruels, embarrasse quelque peules théologiens.
Mon bon maître ouvrait déjà la bouche pour répondre, et sans doute ileût détruit tout à fait l'objection de M. Nicolas Cerise, mais ma mère,que rien n'arrêtait quand elle avait envie de parler, le devança endisant très haut que l'enfant d'Auneau n'était pas une créature humaineet que c'était le diable qui l'avait fait à une boulangère.
—Et la preuve, ajouta-t-elle, c'est que personne ne songea à lebaptiser et qu'on l'enterra dans une serviette au fond du courtil. Siç'avait été une créature humaine, on l'aurait mise en terre sainte.Quand le diable fait un enfant à une femme, il le fait en formed'animal.
—Ma bonne femme, lui répondit M. l'abbé Coignard, il est merveilleuxqu'une villageoise en sache sur le diable plus long qu'un docteur enthéologie et j'admire que vous vous en rapportiez à la matrone d'Auneausur le point de savoir si tel fruit d'une femme appartient ou non àl'humanité rachetée par le sang de Dieu. Croyez-m'en: ces diableries nesont que de sales imaginations dont vous devez nettoyer votre esprit. Onne lit point dans les Pères que le diable fasse des enfants aux filles.Toutes ces histoires de fornications sataniques sont des rêveriesdégoûtantes, et c'est une honte que des jésuites et des dominicains enaient fait des traités.
—Vous parlez bien, l'abbé, dit M. Nicolas Cerise, en piquant unesaucisse dans le plat. Mais vous ne répondez point à ce que je disais,que les enfants qui naissent sans tête ne sont pas bien appropriés auxfins de l'homme, qui sont, dit l'Église, de connaître, de servir etd'aimer Dieu, et qu'en cela, comme dans la quantité des germes qui seperdent, la nature n'est pas, à vrai dire, suffisamment théologique etchrétienne. J'ajouterai qu'elle n'est guère religieuse dans aucun de sesactes et qu'elle semble ignorer son Dieu. Voilà ce qui m'effraye,l'abbé.
—Oh! s'écria mon père, en agitant au bout de sa fourchette un pilon dela volaille qu'il découpait, oh! que voilà des discours ténébreux,maussades et mal appropriés à la fête que nous célébrons aujourd'hui.Aussi bien est-ce la faute de ma femme, qui nous sert un enfant à têtede serpent, comme si ce plat était agréable à d'honnêtes convives.Faut-il que de mes beaux oeufs rouges soient sorties tant d'histoiresdiaboliques!
—Ah! notre hôte, dit M. l'abbé Coignard, il est vrai que de l'oeufsortent toutes choses. Sur cette idée les païens ont imaginé des fablestrès philosophiques. Mais que d'oeufs aussi chrétiens sous leur pourpreantique, que ceux que nous venons de manger, s'échappe une telle voléed'impiétés sauvages, c'est ce dont je demeure confondu.
M. Nicolas Cerise regarda mon bon maître d'un oeil clignotant et lui ditavec un rire mince:
—Monsieur l'abbé Coignard, ces oeufs, dont les coquilles teintes debetterave jonchent le plancher sous nos pieds, ne sont point, dans leuressence, aussi chrétiens et catholiques qu'il vous plaît de le croire.Les oeufs de Pâques sont, au contraire, d'origine païenne et rappellent,au moment de l'équinoxe de printemps, l'éclosion mystérieuse de la vie.C'est un vieux symbole qui s'est conservé dans la religion chrétienne.
—On peut soutenir tout aussi raisonnablement, dit mon bon maître, quec'est un symbole de la résurrection du Christ. Pour moi, qui n'ai nulgoût à charger la religion de subtilités symboliques, je croiraisvolontiers que la joie de manger des oeufs, dont on a été privé durant lecarême, est la seule cause qui les fait paraître en ce jour sur lestables avec honneur et vêtus de la pourpre royale. Mais il n'importe, etce ne sont là que des bagatelles dont s'amusent les esprits érudits etles bibliothécaires. Ce qu'il y a de considérable dans vos propos,monsieur Nicolas Cerise, c'est que vous opposez la nature à la religionet que vous les voulez faire ennemies l'une de l'autre. Impiété,monsieur Nicolas Cerise, si horrible que ce bonhomme de rôtisseurlui-même en a frémi sans la comprendre! Mais je n'en suis point troublé,et de tels arguments ne peuvent séduire une minute un esprit qui sait sediriger.
En effet, vous avez procédé, monsieur Nicolas Cerise, par cette voierationnelle et scientifique, qui n'est qu'une étroite, courte et saleimpasse, au fond de laquelle on se casse le nez inglorieusement. Vousavez raisonné à la manière d'un apothicaire méditatif, qui croitconnaître la nature parce qu'il en flaire quelques apparences. Et vousavez jugé que la génération naturelle, qui produit des monstres, n'estpas dans le secret de Dieu qui crée des hommes pour célébrer sa gloire:Pulcher hymnus Dei homo immortalis. Vous étiez bien généreux de nepoint parler aussi des nouveau-nés qui meurent sitôt le jour, des fous,des imbéciles et de toutes personnes qui ne vous semblent point, selonl'expression de Lactance, un bel hymne de Dieu,pulcher hymnus Dei.Mais qu'en savez-vous et qu'en savons-nous, monsieur Nicolas Cerise?Vous me prenez pour un de vos lecteurs d'Amsterdam ou de la Haye, devouloir me faire entendre que l'inintelligible nature est une objectionà notre très sainte foi chrétienne. La nature, monsieur, n'est à nosyeux qu'une suite d'images incohérentes auxquelles il nous estimpossible de trouver une signification, et je vous accorde que, selonelle, et en la suivant à la piste, je ne puis discerner dans l'enfantqui naît ni le chrétien, ni l'homme, ni seulement l'individu, et que lachair est un hiéroglyphe parfaitement indéchiffrable. Mais cela n'estrien et nous ne voyons que l'envers de la tapisserie. Ne nous yattachons pas, et sachons que, de ce côté, nous ne pouvons rienconnaître. Tournons-nous tout entiers vers l'intelligible qui est l'âmehumaine unie à Dieu.
Vous êtes plaisant, monsieur Nicolas Cerise, avec la nature et lagénération. Vous me faites l'effet d'un bourgeois qui croirait avoirsurpris les secrets du roi, parce qu'il a vu les peintures qui décorentla salle du conseil. De même que les secrets sont dans les discours dusouverain et des ministres, la destinée de l'homme est dans la pensée,qui procède à la fois de la créature et du créateur. Le reste n'estqu'amusement et niaiseries propres à divertir les badauds, dont on voitbeaucoup dans les Académies. Ne me parlez pas de la nature, si ce n'estde ce qu'on en voit auPetit-Bacchus, dans la personne de Catherine ladentellière, qui est ronde et bien formée.
Et vous, mon hôte, ajouta M. l'abbé Coignard, donnez-moi à boire, carj'ai la pépie par la faute de monsieur Nicolas Cerise, qui croit que lanature est athée. Et, par tous les diables, elle l'est et le doit êtreen quelque manière, monsieur Nicolas Cerise; et si toutefois elle narrela gloire de Dieu, c'est sans connaissance, car il n'est point deconnaissance si ce n'est dans l'esprit de l'homme, qui seul procède dufini et de l'infini. A boire!
Mon père versa un rouge-bord à mon bon maître, M. l'abbé Coignard, et àM. Nicolas Cerise, et il les obligea à trinquer, ce qu'ils firent de boncoeur, car ils étaient honnêtes gens.
VI
LE NOUVEAU MINISTÈRE
M. Shippen, qui exerçait à Greenwich l'état de serrurier, dînait chaquejour, durant son passage à Paris, à la rôtisserie dela ReinePédauque, en compagnie de son hôte et de M. l'abbé Jérôme Coignard, monbon maître. Ce jour-là, au dessert, ayant, selon sa coutume, demandé unebouteille de vin, allumé sa pipe et tiré de sa poche laGazette deLondres, il se mit à fumer, à boire et à lire avec tranquillité. Puis,repliant sa gazette et posant sa pipe sur le bord de la table:
—Messieurs, dit-il, le ministère est renversé.
—Oh! dit mon bon maître, ce n'est pas une affaire de conséquence.
—Pardonnez-moi, répondit M. Shippen, c'est une affaire de conséquence,car le précédent ministère étant tory, le nouveau sera whig, etd'ailleurs tout ce qui se fait en Angleterre est considérable.
—Monsieur, répondit mon bon maître, nous avons vu en France deschangements plus grands que celui-là. Nous avons vu les quatre chargesde secrétaire d'État remplacées par six ou sept conseils de dix membreschacun et messieurs les secrétaires d'État coupés en dix morceaux, puisrétablis dans leur forme première. A chacun de ces changements les unsjuraient que tout était perdu, les autres que tout était sauvé. Et l'onen fit des chansons. Pour ma part je prends peu d'intérêt à ce qui sefait dans le cabinet du prince, observant que le train de la vie n'enest pas changé, qu'après les réformes les hommes sont, comme devant,égoïstes, avares, lâches et cruels, tour à tour stupides et furieux, etqu'il s'y trouve toujours un nombre à peu près égal de nouveau-nés, demariés, de cocus et de pendus, en quoi se manifeste le bel ordre de lasociété. Cet ordre est stable, monsieur, et rien ne saurait le troubler,car il est fondé sur la misère et l'imbécillité humaine, et ce sont làdes assises qui ne manqueront jamais. Tout l'édifice en acquiert unesolidité qui défie l'effort des plus mauvais princes et de cette fouleignare de magistrats, dont ils sont assistés.
Mon père, qui, la lardoire à la main, écoutait ce discours, y fit avecune fermeté déférente cet amendement, qu'il peut se trouver de bonsministres et qu'il se rappelait notamment l'un d'eux, récemment décédé,comme l'auteur d'une ordonnance très sage protégeant les rôtisseurscontre l'ambition dévorante des bouchers et des pâtissiers.
—Il se peut, monsieur Tournebroche, reprit mon bon maître, et c'est uneaffaire à examiner avec les pâtissiers. Mais ce qu'il importe deconsidérer, c'est que les empires subsistent, non par la sagesse dequelques secrétaires d'État, mais par le besoin de plusieurs millionsd'hommes qui, pour vivre, travaillent à toutes sortes d'arts bas etignobles, tels que l'industrie, le commerce, l'agriculture, la guerre etla navigation. Ces misères privées forment ce qu'on appelle la grandeurdes peuples, et le prince ni les ministres n'y ont point de part.
—Vous vous trompez, monsieur, dit l'Anglais, les ministres y ont unepart en faisant des lois dont une seule peut enrichir ou ruiner lanation.
—Oh! pour cela, répondit l'abbé, c'est une chance à courir. Comme lesaffaires d'un État sont d'une étendue que l'esprit d'un homme n'embrassepoint, il faut pardonner aux ministres d'y travailler aveuglément, negarder aucun ressentiment du mal ou du bien qu'ils ont fait, etconcevoir qu'ils agissaient comme à Colin-Maillard. Au reste, ce mal etce bien nous sembleraient petits à les estimer sans superstition, et jedoute, monsieur, qu'une loi ou ordonnance puisse avoir l'effet que vousdites. J'en juge par les filles de joie, qui sont à elles seules, en uneannée, l'objet de plus d'édits qu'il ne s'en rend dans un siècle pourtous les autres corps du royaume et qui n'en exercent pas moins leurnégoce avec une exactitude qui tient des forces naturelles. Elles serient des candides noirceurs qu'un magistrat du nom de Nicodème médite àleur endroit, et se moquent du maire de Baiselance[2], qui a formé pourleur ruine, avec plusieurs fiscaux et procureurs, une ligue impuissante.Je puis vous dire que Catherine la dentellière ignore jusqu'au nom de ceBaiselance et qu'elle l'ignorera jusqu'à sa fin, qui sera chrétienne, dumoins je l'espère. Et j'en induis que toutes les lois, dont un ministregonfle son portefeuille, sont de vaines paperasses qui ne peuvent ninous faire vivre, ni nous empêcher de vivre.
—Monsieur Coignard, dit le serrurier de Greenwich, on voit bien par labassesse de votre langage, que vous êtes façonné à la servitude. Vousparleriez autrement des ministres et des lois si vous aviez le bonheurde jouir, comme moi, d'un gouvernement libre.
—Monsieur Shippen, dit l'abbé, la liberté vraie est celle d'une âmeaffranchie des vanités de ce monde. Quant aux libertés publiques, jem'en moque comme d'une guigne. Ce sont là des illusions dont on amuse lavanité des ignorants.
—Vous me confirmez, dit M. Shippen, dans cette idée que les Françaissont des singes.
—Permettez! s'écria mon père en agitant sa lardoire, il se trouve aussiparmi eux des lions.
—Il n'y manque donc que des citoyens, reprit M. Shippen. Tout le monde,dans le jardin des Tuileries, y dispute des affaires publiques, sansqu'il sorte jamais de ces querelles une idée raisonnable. Votre peuplen'est qu'une ménagerie turbulente.
—Monsieur, dit mon bon maître, il est vrai que les sociétés humaines,quand elles atteignent un degré de politesse, deviennent des manières deménageries, et que le progrès des moeurs est de vivre en cage, au lieud'errer misérablement dans les bois. Et cet état est commun à tous lespays d'Europe.
—Monsieur, dit le serrurier de Greenwich, l'Angleterre n'est pas uneménagerie, car elle a un Parlement, dont ses ministres dépendent.
—Monsieur, dit l'abbé, il se pourra faire qu'un jour la France aitaussi des ministres soumis à un Parlement. Mieux encore. Le tempsapporte beaucoup de changements aux constitutions des empires, et l'onpeut imaginer que la France adopte, dans un siècle ou deux, legouvernement populaire. Mais, monsieur, les secrétaires d'État, qui sontpeu de chose aujourd'hui, ne seront plus rien alors. Car au lieu dedépendre du monarque, dont ils tiennent la puissance et la durée, ilsseront soumis à l'opinion du peuple et participeront de son instabilité.Il est à remarquer que les ministres n'exercent le pouvoir avec quelqueforce que dans les monarchies absolues, comme il se voit par lesexemples de Joseph, fils de Jacob, ministre de Pharaon, et d'Aman,ministre d'Assuérus, qui eurent une grande part au gouvernement, lepremier en Égypte et le second chez les Persans. Il fallut l'occasiond'une royauté forte et d'un roi faible pour armer en France le bras d'unRichelieu. Dans l'état populaire les ministres deviendront si débilesque leur méchanceté même et leur sottise ne causeront plus de mal.
»Ils ne recevront des états généraux qu'une autorité incertaine etprécaire; ne pouvant se permettre de longs espoir ni de vastes pensées,ils useront en expédients misérables leur éphémère existence. Ilsjauniront dans le triste effort de lire sur les cinq cents visages d'uneassemblée des ordres pour agir. Cherchant en vain leur propre penséedans la pensée d'une foule d'hommes ignorants et divisés, ils languironten une impuissance inquiète. Ils se déshabitueront de rien préparer nide rien prévoir, et ne s'étudieront plus qu'à l'intrigue et au mensonge.Ils tomberont de si bas que leur chute ne leur fera point de mal, etleurs noms, charbonnés sur les murs par les petits grimauds d'école,feront rire les bourgeois.
A ce discours, M. Shippen haussa les épaules.
—C'est possible, dit-il; et je vois assez bien les Français dans cetétat.
—Oh! dit mon bon maître, en cet état le monde ira son train. Il faudramanger. C'est la grande nécessité qui engendre toutes les autres.
M. Shippen dit en secouant sa pipe:
—En attendant, on nous promet un ministre qui favorisera lesagriculteurs, mais qui ruinera le commerce si on le laisse faire. C'està moi d'y prendre garde, puisque je suis serrurier à Greenwich.J'assemblerai les serruriers et je les haranguerai.
Il mit sa pipe dans sa poche et sortit sans nous donner le bonsoir.
VII
LE NOUVEAU MINISTÈRE
(SUITE ET FIN)
Après le souper, comme la soirée était belle, M. l'abbé Jérôme Coignardfit quelques pas dans la rue Saint-Jacques où s'allumaient leslanternes, et j'eus l'honneur de l'accompagner. Il s'arrêta sous leporche de Saint-Benoît-le-Bétourné, et, me montrant de sa belle maingrasse, faite pour les démonstrations scolastiques aussi bien que pourles caresses délicates, l'un des bancs de pierre rangés des deux côtéssous des statues très gothiques accompagnées de barbouillages obscènes:
—Tournebroche, mon fils, me dit-il, si vous m'en croyez, nous prendronsle frais un moment sur ces vieilles pierres luisantes, où tant de gueuxsont venus, avant nous, reposer leurs misères. Il se peut que deux outrois de ces innombrables malheureux y aient échangé entre eux despropos excellents. Nous risquerons d'y attraper des puces. Mais étant,mon fils, dans l'âge des amours, vous croirez que ce sont celles deJeannette la vielleuse ou de Catherine la dentellière, qui ont coutumed'y amener leurs galants à la brune, et leur piqûre vous sera douce.C'est une illusion permise à votre jeunesse. Pour moi, qui ai passél'âge des charmantes erreurs, je me dirai qu'il ne faut pas tropaccorder aux délicatesses de la chair et que le philosophe ne doit pass'inquiéter des puces, qui sont, comme le reste de l'univers, un grandmystère de Dieu.
Ce disant, il s'assit en prenant soin de ne point déranger un petitSavoyard et sa marmotte qui dormaient leur sommeil innocent sur le vieuxbanc de pierre. Je pris place à son côté. L'entretien qui avait remplile dîner de midi me revenant à l'esprit:
—Monsieur l'abbé, demandai-je à ce bon maître, vous parliez tantôt desministres. Ceux du roi n'imposaient à votre esprit ni par leur habit etleur carrosse, ni par leur génie, et vous les jugiez avec la libertéd'une âme que rien n'étonne. Puis, considérant le sort de ces officiersdans l'état populaire (s'il venait jamais à s'établir), vous nous lesreprésentiez misérables à l'excès, et moins dignes de louanges que depitié. Seriez-vous contraire aux gouvernements libres, renouvelés desrépubliques de l'antiquité?
—Mon fils, répondit mon bon maître, je suis de moi-même enclin à aimerle gouvernement populaire. L'humilité de ma condition m'y porte, et lesSaintes Écritures, dont j'ai fait quelque étude, m'affermissent danscette préférence, car le Seigneur a dit dans Ramatha: «Les anciensd'Israël veulent un roi afin que je ne règne point sur eux. Or, voiciquel sera le droit du roi qui vous gouvernera: Il prendra vos enfantspour conduire ses chariots, et il les fera courir devant son char. Ilfera de vos filles ses parfumeuses, ses cuisinières et ses boulangères.Filias quoque vestras faciet sibi unguentarias et fecarias etpanificas.» Cela est dit expressément au livre des Rois, où l'on voitencore que le monarque apporte à ses sujets deux présents funestes, laguerre et la dîme. Et s'il est vrai que les monarchies sontd'institution divine, il est également vrai qu'elles présentent tous lescaractères de l'imbécillité et de la méchanceté humaines. Il estcroyable que le Ciel les a données aux peuples pour leur châtiment:Ettribuit eis petitionem eorum.
Souvent dans sa colère il reçoit nos victimes; Ses présents sont souvent la peine de nos crimes.
»Je pourrais, mon fils, vous rapporter plusieurs beaux endroits desauteurs anciens où la haine de la tyrannie est rendue avec une admirablevigueur. Enfin, je crois avoir toujours montré quelque force d'âme enméprisant les grandeurs de chair et j'ai, tout autant que le jansénisteBlaise Pascal, le dégoût des trognes à épée. Toutes ces raisons parlentdans mon coeur et dans mon esprit pour le gouvernement populaire. J'en aifait le sujet de méditations que je mettrai quelque jour par écrit dansun ouvrage de ce genre dont on dit qu'il faut casser l'os pour trouverla moelle; je veux vous faire entendre que je composerai un nouvelÉloge de la folie, qui semblera frivole à la frivolité, mais où lessages reconnaîtront la sagesse prudemment cachée sous la marotte et lebonnet vert. Bref, je serai un autre Érasme; j'instruirai, à sonexemple, les peuples par un docte et judicieux badinage. Et voustrouverez, mon fils, dans un chapitre de ce traité, tous leséclaircissements au sujet qui vous intéresse; vous y connaîtrez lacondition des ministres placés dans la dépendance des états ouassemblées populaires.
—Ah! monsieur l'abbé, m'écriai-je, combien j'ai hâte de lire ce livre! Quand pensez-vous qu'il sera écrit?
—Je ne sais, répondit mon bon maître. Et, à vrai dire, je crois que jene l'écrirai jamais. Les desseins que forment les hommes sont souventtraversés. Nous ne disposons pas de la moindre parcelle de l'avenir, etcette incertitude, commune à toute la race d'Adam, est chez moi portée àl'extrême par un long enchaînement d'infortunes. C'est pourquoi, monfils, je désespère de pouvoir jamais composer cette facétie respectable.Sans vous faire sur ce banc un traité politique, je vous dirai du moinscomment j'eus l'idée d'introduire dans mon livre imaginaire un chapitreoù paraîtraient la faiblesse et la malice des serviteurs que prendra lebonhomme Démos, quand il sera le maître, s'il le devient jamais, ce dontje ne décide point: car je ne me mêle pas de prophétiser, laissant cesoin aux pucelles, qui vaticinent à l'exemple des sibylles telles que laCumane, la Persique et la Tiburtine,quarum insigne virginitas est etvirginitatis præmium divinatio. Venons-en donc à notre sujet. Il y a decela vingt ans environ, j'habitais la plaisante ville de Séez, oùj'étais bibliothécaire de monsieur l'évêque.
»Des comédiens errants, qui passaient d'aventure, jouèrent, dans unegrange, une tragédie assez bonne. J'y allai et vis paraître un empereurromain dont la perruque était ornée de plus de lauriers qu'un jambon dela foire Saint-Laurent. Il s'assit dans un fauteuil de chanoine; sesdeux ministres, en habit de cour, avec leurs grands cordons, prirentplace à ses côtés sur des tabourets; et tous trois formèrent le Conseild'État sur les quinquets qui puaient excessivement. Dans la suite desdélibérations, l'un des conseillers traça un portrait satirique desconsuls aux derniers temps de la République. Il les montrait impatientsd'user et d'abuser de leur puissance passagère, ennemis du bien public,jaloux de leurs successeurs, en qui ils étaient seulement assurés detrouver les complices de leurs rapines et de leurs concussions. Voicicomme il parlait:
Ces petits souverains qu'on fait pour une année, Voyant d'un temps si court leur puissance bornée, Des plus heureux desseins font avorter le fruit, De peur de le laisser à celui qui les suit. Comme ils ont peu de part aux biens dont ils ordonnent, Dans le champ du public largement ils moissonnent, Assurés que chacun leur pardonne aisément, Espérant à son tour un pareil traitement.
»Or, mon fils, ces vers qui, par l'exactitude sentencieuse, rappellentles quatrains de Pibrac, sont plus excellents, pour le sens, que lereste de la tragédie, qui sent un peu trop les frivolités pompeuses dela Fronde des princes et qui est toute gâtée par les galanterieshéroïques d'une manière de duchesse de Longueville, qui y paraît sous lenom d'Émilie. J'ai pris soin de les retenir afin de les méditer. Car ontrouve de belles maximes, même dans les ouvrages de théâtre. Ce que lepoète dit en ces huit vers des consuls de la République romaines'applique également aux ministres des démocraties, dont le pouvoir estprécaire.
»Ils sont faibles, mon fils, parce qu'ils dépendent d'une assembléepopulaire incapable également des vues grandes et profondes d'unpolitique et de l'imbécillité innocente d'un roi fainéant. Les ministresne sont grands que s'ils secondent, comme Sully, un prince intelligentou s'ils tiennent, comme Richelieu, la place du monarque. Et qui ne sentque le Démos n'aura ni la prudence obstinée d'un Henri IV, ni l'inertiefavorable d'un Louis XIII? A supposer qu'il sache ce qu'il veut, il nesaura ni comment sa volonté doit être faite ni seulement si elle estfaisable. Commandant mal, il sera mal obéi et se croira toujours trahi.Les députés qu'il enverra à ses états généraux entretiendront pard'ingénieux mensonges ses illusions jusqu'au moment de tomber sous sessoupçons injustes ou légitimes. Ces états procéderont de la médiocritéconfuse des foules dont ils seront issus. Ils rouleront d'obscures etmultiples pensées. Ils donneront pour tâche aux chefs du gouvernementd'exécuter des volontés vagues dont ils n'auront pas eux-mêmesconscience, et leurs ministres, moins heureux que l'Oedipe de la Fable,seront dévorés tour à tour par le Sphinx aux cent têtes, pour n'avoirpas deviné l'énigme dont le Sphinx lui-même ignorait le mot. Leur plusgrande misère sera de se résigner à l'impuissance, et de parler au lieud'agir. Ils deviendront des rhéteurs, et de très mauvais rhéteurs, carle talent, apportant avec lui quelque clarté, les perdrait. Ils devronts'étudier à parler pour ne rien dire, et les moins sots d'entre euxseront condamnés à mentir plus que les autres. En sorte que les plusintelligents deviendront les plus méprisables. Et s'il s'en trouveencore d'assez habiles pour conclure des traités, régler les finances etpourvoir aux affaires, leurs connaissances ne leur serviront de rien,car le temps leur manquera, et le temps est l'étoffe des grandesentreprises.
»Cette condition humiliante découragera les bons et donnera del'ambition aux mauvais. De toutes parts, les incapacités ambitieusess'élèveront du fond des bourgades aux premiers emplois de l'État, etcomme la probité n'est pas naturelle à l'homme, et qu'elle doit y êtrecultivée par de longs soins et par des artifices continus, on verra desnuées de concussionnaires s'abattre sur le trésor public. Le mal serabeaucoup accru par l'éclat du scandale, puisqu'il est difficile de riencacher dans le gouvernement populaire, et, par la faute de plusieurs,tous deviendront suspects.
»Je n'en conclus point, mon fils, que les peuples seront alors plusmalheureux qu'ils ne sont aujourd'hui. Je vous ai fait assez entendredans nos précédents entretiens que je ne crois pas que le sort de lanation dépende du prince et de ses ministres, et que c'est accorder tropde vertu aux lois que d'en faire des sources de la prospérité ou de lamisère publiques. Néanmoins la multitude des lois est funeste, et jecrains encore que les états généraux n'abusent de leur facultélégislatrice.
»C'est le péché mignon de Colin et de Jeannot de faire des ordonnancesen gardant leurs moutons et de dire: «Si j'étais roi!…» Quand Jeannotsera roi, il promulguera plus d'édits en un an que n'en colligea danstout son règne l'empereur Justinien. C'est par cet endroit encore que lerègne de Jeannot me semble redoutable. Mais celui des rois et desempereurs fut généralement si mauvais qu'on n'en peut craindre un pire,et Jeannot ne fera pas beaucoup plus de sottises, sans doute, ni deméchancetés que tous ces princes ceints de la double ou triple couronnequi depuis le déluge couvrent le monde de sang et de ruines. Sonincapacité même et sa turbulence auront cela d'excellent, qu'ellesrendront impossibles ces savantes correspondances d'État à État, qu'onnomme diplomatiques et qui n'aboutissent qu'à allumer artistement desguerres inutiles et désastreuses. Les ministres du bonhomme Démos, sanscesse talonnés, bousculés, humiliés, bourrés, culbutés et plus assaillisde pommes cuites et d'oeufs durs que le pire arlequin du théâtre de lafoire, n'auront point de loisirs pour préparer poliment dans la paix etle secret du cabinet, sur le tapis vert, des carnages, en considérationde ce qu'on appelle l'équilibre européen et qui n'est que la fortune desdiplomates. Il n'y aura plus de politique étrangère et ce sera un grandbonheur pour la malheureuse humanité.
A ces mots, mon bon maître se leva et reprit de la sorte:
—Il est temps de rentrer, mon fils, car à cette heure le serein mepénètre par le défaut de mes habits, qui sont percés en divers endroits.Aussi bien, à demeurer plus longtemps sous ce porche, nous risquerionsd'effaroucher les galants de Catherine et de Jeannette qui attendent icil'heure du berger.
VIII
MESSIEURS LES ÉCHEVINS
Ce soir-là, nous allâmes, mon maître et moi, sous la tonnelle duPetit-Bacchus, où nous trouvâmes Catherine la dentellière, lecoutelier boiteux et le père qui m'engendra. Ils étaient assis toustrois à la même table devant un pot de vin dont ils avaient pris assezpour être plaisants et sociables.
On venait d'élire dans les formes deux échevins sur quatre, et mon pèreen discourait selon son état et son génie.
—Le malheur, disait-il, est que les échevins sont gens de robe et nonpoint rôtisseurs, et qu'ils tiennent leur magistrature du roi et non desmarchands, notamment de la corporation des rôtisseurs parisiens dont jesuis porte-bannière. S'ils étaient de mon choix, ils aboliraient la dîmeet la gabelle et nous serions tous heureux. À moins que le monde nemarche à reculons comme les écrevisses, un jour viendra où les échevinsseront élus par les marchands.
—N'en doutez point, dit M. l'abbé Coignard, les échevins seront élus unjour par les patrons et par les apprentis.
—Prenez garde à ce que vous dites là, monsieur l'abbé, répliqua monpère, inquiet et fronçant les sourcils. Quand les apprentis se mêlerontde nommer les échevins, tout sera perdu. Du temps que j'étais apprenti,je ne songeais qu'à mettre à mal le bien et la femme de mon patron. Maisdepuis que j'ai une boutique et une femme, j'entends les intérêtspublics, qui sont liés aux miens.
Lesturgeon, notre hôte, apporta un pot de vin. C'était un petit hommeroux, agile et rude.
—Vous parlez des nouveaux échevins, dit-il, les poings sur les hanches.Je souhaite seulement qu'ils en sachent autant que les anciens, quipourtant n'étaient pas bien connaisseurs de l'intérêt public. Mais ilscommençaient d'apprendre leur état. Vous savez, maître Léonard (ilparlait à mon père), que l'école où les enfants de la rue Saint-Jacquesvont apprendre leur Croix-de-Dieu est bâtie de bois et qu'il suffiraitd'un fusil et d'un copeau pour la faire flamber comme un feu de laSaint-Jean. J'en avisai messieurs de l'Hôtel de Ville. Ma lettre nepéchait pas par le style, car je l'avais fait écrire, pour six blancs, àun secrétaire qui tient échoppe sous le Val-de-Grâce. J'y représentais àmessieurs les échevins que tous les petits gars du quartier étaient endanger quotidien de griller comme des andouilles, ce qui était àconsidérer, eu égard à la sensibilité des mères. Monsieur l'échevin quis'occupe des écoles me répondit poliment, au bout de trois mois, que ledanger que couraient les petits gars de la rue Saint-Jacques éveillaittoute sa sollicitude, et qu'il était jaloux de le conjurer; qu'enconséquence, il envoyait aux écoliers ci-dessus désignés une pompe àincendie. «Le roi, ajoutait-il, ayant, dans sa bonté, construit unefontaine en commémoration de ses victoires à deux cents pas de l'école,l'eau ne saurait manquer, et les enfants apprendront en peu de jours àmanier la pompe que la Ville consent à leur octroyer.» En lisant cettelettre, je sautai au plafond. Et, retournant au Val-de-Grâce, je dictaiau secrétaire une réponse qui était tournée comme ceci:
«Monseigneur l'Édile, Monseigneur, il y a dans la maison d'école de larue Saint-Jacques deux cents marmots dont le plus ancien est âgé de septans. Voilà de beaux pompiers, Monseigneur, pour faire jouer votre pompe!Reprenez-la et faites bâtir une maison d'école en pierre et moellon.»
»Cette lettre, comme la première, me coûta six blancs, avec le cachet.Mais je ne perdis point mon argent, car je reçus, après vingt mois, uneréponse par laquelle monsieur l'échevin m'assurait que les marmots de larue Saint-Jacques étaient dignes de la sollicitude de l'échevinageparisien, qui aviserait à leur sûreté. J'en suis là. Si mon échevinquitte la place, il me faudra tout recommencer et payer encore douzeblancs au secrétaire du Val-de-Grâce. C'est pourquoi, maître Léonard,bien que persuadé qu'il se trouve à la maison de ville des figures quiseraient mieux placées à la foire, pour y faire Jocrisse, je n'ai guèresenvie d'y voir entrer de nouveaux visages et je tiens à garder l'échevinà la pompe.
—Moi, dit Catherine, c'est au lieutenant-criminel que j'en veux. Illaisse Jeannette la vielleuse rôder chaque jour, entre chien et loup,sous le porche de Saint-Benoît-le-Bétourné. C'est une honte. Elle va parles rues en marmotte et traîne des jupes salies dans tous les ruisseaux.On devrait réserver les lieux publics aux filles assez bien nippées pours'y montrer avec honneur.
—Oh! dit le coutelier boiteux, j'estime que le trottoir est à tout lemonde et j'irai quelque jour, à l'exemple de Lesturgeon, notre hôte,chez le secrétaire du Val-de-Grâce pour qu'il rédige en mon nom unebelle supplique en faveur des pauvres colporteurs. Je ne puis pousser mavoiture aux bons endroits sans être tout de suite inquiété par lessergents, et dès qu'un laquais ou deux servantes s'arrêtent à monétalage, survient un grand coquin noir qui m'ordonne au nom de la loid'aller vendre ma pacotille ailleurs. Tantôt je suis sur le terrain louépar les gens du marché, tantôt je me trouve proche monsieur Leborgne,coutelier juré. Une autre fois je dois céder la chaussée au carrossed'un évêque ou d'un prince. Et me voilà endossant le harnais et tirantla bricole, heureux si, profitant de mon embarras, le laquais et leschambrières ne m'ont pas emporté, sans payer, un étui, des ciseaux ouquelque bel eustache de Châtellerault. Je suis las de souffrir latyrannie; je suis las d'éprouver l'injustice des gens de justice. Jesens un grand besoin de révolte.
—Je connais à ce signe, dit mon bon maître, que vous êtes un couteliermagnanime.
—Je ne suis point magnanime, monsieur l'abbé, reprit modestement leboiteux, je suis vindicatif, et le ressentiment m'a poussé à vendre ensecret des chansons contre le roi, ses maîtresses, et ses ministres.J'en garde un bel assortiment dans la bâche de ma voiture. Ne metrahissez pas. Celle des douze mirlitons est admirable.
—Je ne vous trahirai pas, répondit mon père; pour moi une bonne chansonvaut un verre de vin et même davantage. Je ne dis rien non plus descouteaux, et je suis aise, bonhomme, que vous vendiez les vôtres; car ilfaut que tout le monde vive. Mais convenez qu'on ne peut souffrir queles vendeurs ambulants fassent concurrence aux marchands qui ont prisboutique à loyer et payent la taxe. Rien n'est plus contraire à l'ordreet à la bonne police. L'audace de ces traîne-misère est inouïe. Jusqu'oùirait-elle si on ne la réprimait? L'an passé, un paysan de Montrouge nevenait-il pas arrêter devant la rôtisserie dela Reine Pédauque sacharrette pleine de pigeons qu'il vendait tout cuits deux sous moinscher que je ne vends les miens. Et le rustre criait d'une voix à briserles vitres de ma boutique: «A cinq sous les beaux pigeons!» Je lemenaçai vingt fois de ma lardoire. Mais il me répondait stupidement quela rue est à tout le monde. J'en portai plainte à monsieur lelieutenant-criminel, qui me fit justice en me débarrassant du vilain. Jene sais ce qu'il est devenu; mais je lui garde rancune du mal qu'il m'afait; car à voir mes pratiques ordinaires lui acheter ses pigeons parcouples, voire par demi-douzaines, je pris une jaunisse dont je restailongtemps mélancolique. Je voudrais qu'on lui mît sur le corps, avec dela glu, autant de plumes qu'il en a tirées aux volatiles qu'il vendaittoutes cuites à ma barbe, et qu'ainsi emplumé de la tête aux pieds, ilfût conduit par les rues, au cul de sa charrette.
—Maître Léonard, dit le coutelier boiteux, vous êtes dur aux pauvresgens. C'est ainsi qu'on pousse à bout les malheureux.
—Monsieur le coutelier, je vous conseille, dit en riant mon bon maître,de faire faire à Saint-Innocent, par quelque écrivain à gages, unesatire de maître Léonard et de la vendre avec vos chansons sur les douzemirlitons du roi Louis. Il conviendrait de blasonner un peu notre amiqui, dans un état quasi servile, aspire non point à la liberté, mais àla tyrannie. Je conclus de tous vos discours, messieurs, que la policedes villes est d'un art difficile, qu'il y faut concilier des intérêtsopposés et souvent contraires, que le bien public est formé d'un grandnombre de maux particuliers, et qu'enfin il est déjà merveilleux que desgens enfermés dans des murailles ne s'y entre-dévorent pas. C'est unbonheur qu'il faut attribuer à leur poltronnerie. La paix publique estfondée uniquement sur le faible courage des citoyens qui se tiennent enrespect les uns les autres par la peur qu'ils se font réciproquement. Etle prince, en leur inspirant à tous l'épouvante, leur assurel'inestimable bienfait de la paix. Quant à vos échevins, dont le pouvoirest faible, et qui ne sont pas capables de vous nuire ni de vous servirbeaucoup, et dont le mérite consiste surtout dans leur grande canne etleur perruque, ne vous plaignez point trop de ce qu'ils soient choisispar le roi et placés, peu s'en faut, depuis le dernier règne, au rangd'officiers de la couronne. Amis du prince, ils sont les ennemis de tousles citoyens indistinctement, et cette inimitié est rendue supportable àchacun par l'égalité parfaite avec laquelle elle se répand sur tous.C'est une pluie dont nous ne recevons, les uns et les autres, quequelques gouttes. Un jour, quand ils seront nommés par le peuple (commeon dit qu'ils le furent aux premiers temps de la monarchie), leséchevins auront dans la cité même des amis et des ennemis. Élus par lesmarchands payant loyer et dîme, ils maltraiteront les colporteurs. Éluspar les colporteurs, ils vexeront les marchands. Élus par les artisans,ils seront contraires aux maîtres, qui font travailler les artisans. Cesera une cause incessante de disputes et de querelles. Ils formeront unconseil tumultueux, où chacun agitera les intérêts et les passions deses électeurs. Pourtant j'imagine qu'ils ne feront pas regretter noséchevins actuels, qui ne dépendent que du prince. Leur vanité turbulenteamusera les citoyens qui s'y contempleront comme dans un miroirgrossissant. Ils useront médiocrement d'une médiocre puissance. Sortisde l'état populaire, ils seront aussi incapables de le développer que dele contenir. Les riches s'épouvanteront de leur audace et les misérablesaccuseront leur timidité, quand il eût fallu seulement reconnaître leurbruyante impuissance. Au reste, capables de tâches communes etadministrant le bien public avec cette insuffisance suffisante qu'onatteint toujours et qu'on ne dépasse jamais.
—Ouf! dit mon père, vous avez bien parlé, monsieur l'abbé. Maintenant,buvez!
IX
LA SCIENCE
Ce jour-là nous poussâmes, mon bon maître et moi, jusqu'au Pont-Neuf,dont les demi-lunes étaient couvertes de ces tréteaux sur lesquels lesbouquinistes étalent des romans mêlés à des livres de piété. On y trouvepour deux sols l'Astrée tout entière et leGrand Cyrus, usés etgraissés par des lecteurs de province, avec l'Onguent pour la brûlureet divers ouvrages des jésuites. Mon bon maître avait coutume de lire enpassant quelques pages de ces écrits, dont il ne faisait point emplette,étant démuni d'argent, et gardant raisonnablement pour l'hôte duPetit-Bacchus les six blancs qu'il lui advenait, par extraordinaire,de tenir dans la poche de sa culotte. Au reste, il n'était point avidede posséder les biens de ce monde, et les meilleurs ouvrages ne luifaisaient point envie, pourvu qu'il en pût connaître les bons endroits,dont il dissertait ensuite avec une sagesse admirable. Les tréteaux duPont-Neuf lui plaisaient en cela que les livres y étaient parfumés d'uneodeur de friture, par le voisinage des marchandes de beignets; et cegrand homme y respirait en même temps les chères odeurs de la cuisine etde la science.
Chaussant ses lunettes, il examina l'étalage d'un brocanteur avec lecontentement d'une âme heureuse à qui tout est gracieux parce que toutse reflète en elle avec grâce.
—Tournebroche, mon fils, me dit-il, il se trouve sur l'étal de ce bonhomme des livres fabriqués alors que l'imprimerie était encore, autantdire, dans les langes; et ces livres se ressentent de la rudesse de nosaïeux. J'y rencontre une chronique barbare de Monstrelet, auteur qu'on adit plus baveux qu'un pot de moutarde, et deux ou trois vies de sainteMarguerite, que les commères mettaient jadis en compresse sur leurventre dans les douleurs de l'enfantement. Il serait inconcevable queles hommes eussent été si sots que d'écrire et de lire de pareillesinepties, si notre sainte religion ne nous enseignait qu'ils naissentavec un germe d'imbécillité. Et, comme les lumières de la foi ne m'ontjamais fait défaut, non point même, par bonheur, dans les erreurs du litet de la table, je conçois mieux leur stupidité passée que leurintelligence présente, qui, pour tout dire, me semble illusoire etdécevante, telle qu'elle semblera aux générations futures, car l'hommeest, par essence, une sotte bête et les progrès de son esprit ne sontque les vains effets de son inquiétude. C'est pour cette raison, monfils, que je me défie de ce qu'ils nomment science et philosophie, etqui n'est, à mon sentiment, qu'un abus de représentations et d'imagesfallacieuses, et, dans un certain sens, l'avantage du malin Esprit surles âmes. Vous entendez bien que je suis très éloigné de croire à toutesles diableries dont s'effraie la créance populaire. J'estime, avec lesPères, que la tentation est en nous, et que nous sommes à nous-mêmes nosdémons et nos maléfices. Mais j'en veux à monsieur Descartes et à tousles philosophes qui, sur son exemple, ont cherché dans la connaissancede la nature une règle de vie et un principe de conduite. Car enfin,Tournebroche, mon fils, qu'est-ce que la connaissance de la nature,sinon la fantaisie de nos sens? Et qu'est-ce qu'y ajoute, je vous prie,la science, avec les savants depuis Gassendi, qui n'était point un âne,et Descartes et ses disciples, jusqu'à ce joli sot de monsieur deFontenelle? Des bésicles, mon fils, des bésicles comme celles quichaussent mon nez. Tous les microscopes et lunettes d'approche dont onfait vanité qu'est-ce, en réalité, que des bésicles plus nettes que lesmiennes que j'achetai l'an passé à l'opticien de la foire Saint-Laurentet dont le verre de l'oeil gauche, qui est celui dont je vois le mieux,s'est malheureusement fendu cet hiver d'un tabouret que me jeta à latête le coutelier boiteux, qui croyait que j'embrassais Catherine ladentellière, car c'est un homme grossier et tout à fait offusqué par lesimpressions du désir charnel? Oui, Tournebroche, mon fils, que sont cesinstruments dont les savants et les curieux emplissent leurs galeries etleurs cabinets? Que sont les lunettes, astrolabes, boussoles, sinon desmoyens d'aider les sens dans leurs illusions et de multiplierl'ignorance fatale où nous sommes de la nature, en multipliant nosrapports avec elle? Les plus doctes d'entre nous diffèrent uniquementdes ignorants par la faculté qu'ils acquièrent de s'amuser à des erreursmultiples et compliquées. Ils voient l'univers dans une topaze taillée àfacettes au lieu de le voir, comme madame votre mère par exemple, avecl'oeil tout nu que le bon Dieu lui a donné. Mais ils ne changent pointd'oeil en s'armant de lunettes; ils ne changent point de dimensions enusant d'appareils propres à mesurer l'espace; ils ne changent pas depoids en employant des balances très sensibles; ils découvrent desapparences nouvelles et sont par là le jouet de nouvelles illusions.Voilà tout! Si je n'étais pas persuadé, mon fils, des saintes vérités denotre religion, il ne me resterait, par cette persuasion où je suis quetoute connaissance humaine n'est qu'un progrès dans la fantasmagorie,qu'à me jeter de ce parapet dans la Seine, qui vit d'autres noyés,depuis le temps qu'elle coule, ou d'aller demander à Catherine cetteespèce d'oubli des maux de ce monde qu'on trouve dans ses bras et qu'ilest indécent de chercher dans ma condition et surtout à mon âge. Je nesaurais que croire, au milieu des appareils dont les mensonges puissantsgrandiraient démesurément les mensonges de ma vue, et je serais unacadémicien tout à fait misérable.
Mon bon maître parlait de la sorte devant la première demi-lune degauche, à compter de la rue Dauphine, et il commençait d'effrayer lemarchand qui le prenait pour un exorciste. Tout à coup, saisissant unevieille géométrie ornée d'assez méchantes figures de SébastienLeclerc[3]:
—Peut-être, reprit-il, au lieu de me noyer dans l'amour ou dans l'eau,si je n'étais chrétien et catholique, prendrais-je le parti de me jeterdans la mathématique, où l'esprit trouve les aliments dont il est leplus avide, à savoir: la suite et la continuité. Et j'avoue que ce petitlivre, tout commun qu'il est, me donne quelque estime du génie del'homme.
A ces mots, il ouvrit si largement le traité de Sébastien Leclerc, àl'endroit des triangles, qu'il faillit le rompre net. Mais bientôt il lerejeta avec dégoût.
—Hélas! murmura-t-il, les nombres dépendent du temps, les lignes, del'espace, et ce sont là encore des illusions humaines. En dehors del'homme, il n'y a ni mathématique, ni géométrie, et c'est en définitiveune connaissance qui ne nous fait pas sortir de nous-mêmes, bien qu'elleaffecte un air d'indépendance assez magnifique.
Ayant dit, il tourna le dos au bouquiniste soulagé, et respiralargement.
—Ah! Tournebroche, mon fils! reprit-il. Tu me vois souffrant d'un malque je me suis donné et brûlé par la tunique ardente dont j'ai pris soinmoi-même de me vêtir et de me parer.
Il parlait de la sorte par image, étant vêtu, en réalité, d'une méchantesouquenille qui ne tenait plus que par deux ou trois boutons. Encoren'étaient-ils pas engagés dans les boutonnières correspondantes; etc'était, comme il avait coutume de dire en riant, quand on l'en avisait,un ajustement adultère, image des moeurs dans les cités.
Il parlait avec chaleur:
—Je hais la science, disait-il, pour l'avoir trop aimée, à la façon desvoluptueux qui reprochent aux femmes de n'avoir pas égalé le rêve qu'ilsse faisaient d'elles. J'ai voulu tout connaître et je souffreaujourd'hui de ma coupable folie. Heureux, ajouta-t-il, oh! bien heureuxles bonnes gens assemblés autour de ce vendeur d'orviétan!
Et il montra de la main les laquais, les chambrières et les forts duport Saint-Nicolas, formant un cercle autour d'un opérateur qui donnaitla parade avec son valet.
—Vois, Tournebroche, me dit-il, ils rient de bon coeur quand le drôledonne un coup de pied au cul de cet autre drôle. Et c'est en effet unspectacle plaisant, qui est tout gâté pour moi par la réflexion, carlorsqu'on recherche l'essence de ce pied et du reste, on ne rit plus.J'aurais dû, étant chrétien, concevoir plus tôt tout ce qu'il y a demalignité dans cette maxime d'un païen: «Heureux qui put connaître lescauses!» j'aurais dû m'enfermer dans la sainte ignorance comme dans unverger clos, et rester semblable aux petits enfants. Je me serais amusé,non point à vrai dire, des jeux grossiers de ce Mondor (le Molière duPont-Neuf aurait peu d'attrait pour moi, quand l'autre me semble déjàtrop scurrile[4]); mais je me serais amusé des herbes de mon jardin, etj'aurais loué Dieu dans les fleurs et les fruits de mes pommiers. Unecuriosité immodérée m'a entraîné, mon fils; j'ai perdu, dans laconversation des livres et des savants, la paix du coeur, la saintesimplicité, et cette pureté des humbles d'autant plus admirable qu'ellene s'altère ni au cabaret ni dans les bouges, comme il se voit parl'exemple du coutelier boiteux, et, si j'ose le dire, par celui de votrerôtisseur de père, qui garde beaucoup d'innocence, encore qu'ivrogne etdébauché. Mais il n'en va pas de même de celui qui a étudié dans leslivres. Il lui en reste à jamais une fière amertume et une tristessesuperbe.
Comme il parlait de la sorte, la voix lui fut coupée par un roulement detambours…
X
L'ARMÉE
Donc, étant sur le Pont-Neuf, nous entendîmes un roulement de tambours.C'était le ban d'un sergent recruteur, qui, le poing à la hanche, secarrait sur le terre-plein, en avant d'une douzaine de soldats portantdes pains et des saucisses enfilés à la baïonnette de leurs fusils. Uncercle de gueux et de marmots le regardait bouche bée.
Il releva sa moustache et fit sa proclamation.
—N'y tendons point l'oreille, me dit mon bon maître. Ce serait perdreson temps. Ce sergent parle au nom du roi; il ne saurait parler avecgénie. S'il vous plaît d'entendre un discours ingénieux sur le mêmesujet, vous entrerez dans quelqu'un de ces fours du quai de la Ferrailleoù les racoleurs enrôlent les laquais et les rustres. Ces racoleurs,étant des fripons, sont tenus d'être éloquents. Il me souvient d'avoir,en ma jeunesse, au temps du feu roi, ouï la plus merveilleuse haranguede la bouche d'un de ces marchands d'hommes, qui tenait boutique dans laVallée-de-Misère, que vous voyez d'ici, mon fils. Racolant des hommespour les colonies: «Jeunes gens qui m'entourez, leur disait-il, vousn'êtes pas sans avoir entendu parler du pays de Cocagne; c'est dansl'Inde qu'il faut aller pour trouver ce fortuné pays; c'est là que l'ona tout à gogo. Souhaitez-vous de l'or, des perles, des diamants? Leschemins en sont pavés; il n'y a qu'à se baisser pour en prendre. Etencore, ne vous baisserez-vous point. Les sauvages les ramasseront pourvous. Je ne vous parle pas du café, des limons, des grenades, desoranges, des ananas et de mille fruits délicieux qui viennent sansculture, comme dans le paradis terrestre. Si je m'adressais à des femmesou à des enfants, je pourrais leur vanter toutes ces friandises, mais jem'explique devant des hommes.» J'omets, mon fils, tout ce qu'il dit dela gloire; mais croyez qu'il égala Démosthène en énergie et Cicéron enabondance. L'effet de son discours fut d'envoyer cinq ou six malheureuxmourir de la fièvre jaune dans des marécages, tant il est vrai quel'éloquence est une arme dangereuse et que le génie des arts exerce,pour le mal comme pour le bien, sa puissance irrésistible. RemerciezDieu, Tournebroche, de ce que, ne vous ayant donné de talents d'aucunesorte, il ne vous expose pas à devenir un jour le fléau des peuples. Onreconnaît les préférés de Dieu, mon fils, à ce qu'ils n'ont pointd'esprit, et j'ai éprouvé que l'intelligence assez vive que le Ciel amise en moi n'était qu'une cause incessante de dangers pour ma paix ence monde et dans l'autre. Que serait-ce, si le coeur et la pensée d'unCésar habitaient ma tête et ma poitrine? Mes désirs ne connaîtraientpoint de sexe et je serais inaccessible à la pitié. J'allumerais audedans et au dehors des guerres inextinguibles. Encore ce grand Césaravait-il l'âme élégante et une sorte de douceur. Il mourut avec décencesous le poignard de ses assassins vertueux. Jour des Ides de mars, jourà jamais funeste où des brutes sentencieuses détruisirent ce monstrecharmant! Je suis digne de pleurer le divin Jules au côté de Vénus, samère; et si je l'appelle monstre, c'est par tendresse, car dans son âmeégale, il ne se trouva rien d'excessif que la puissance. Il avait unnaturel sentiment du rythme et de la mesure. Il se plut également danssa jeunesse aux grâces de la débauche et de la grammaire. Il étaitorateur et sa beauté sans doute ornait la sécheresse volontaire de sesdiscours. Il aima Cléopâtre avec cette exactitude géométrique qu'ilporta dans tous ses desseins. Il mit dans ses écrits et dans ses actionsle génie de la clarté. Il fut ami de l'ordre et de la paix jusque dansla guerre, sensible à l'harmonie et si habile constructeur de lois, quenous vivons encore, tout barbares que nous sommes, sous la majesté deson empire, qui a fait le monde tel qu'il est aujourd'hui. Vous voyez,mon fils, que je ne lui ménage pas la louange ni l'amour. Capitaine,dictateur, souverain pontife, il a pétri l'univers dans ses bellesmains. Pour moi, j'ai été professeur d'éloquence au collège de Beauvais,secrétaire d'une chanteuse de l'Opéra, bibliothécaire de monsieurl'évêque de Séez, écrivain public au charnier des Saints-Innocents etprécepteur du fils de votre père à la rôtisserie dela Reine Pédauque;j'ai fait un beau catalogue de manuscrits précieux, j'ai écrit quelqueslibelles, dont il vaut mieux ne pas parler, et tracé sur du papier àchandelle des maximes dédaignées des libraires. Pourtant je nechangerais pas mon existence contre celle de ce grand César. Il encoûterait trop à mon innocence. Et j'aime mieux être un homme obscur,pauvre et méprisé, comme je le suis en effet, que de monter à ce faîteoù l'on ouvre à l'univers de nouvelles destinées par des voiessanglantes.
»Ce sergent recruteur, que vous entendez d'ici promettre à ces gueux unsou par jour avec le pain et la viande, m'inspire, mon fils, deprofondes réflexions sur la guerre et l'armée. J'ai fait tous lesmétiers, hors celui de soldat qui m'a toujours inspiré du dégoût et del'effroi, par les caractères de servitude, de fausse gloire et decruauté qui y sont attachés, et qui se trouvent les plus contraires àmon naturel pacifique, à mon amour sauvage de la liberté et à monesprit, qui, jugeant sainement de la gloire, estime au juste prix cellede la mousqueterie. Je ne parle point de mon penchant invincible à laméditation qui eût été trop excessivement contrarié par l'exercice dusabre et du fusil. Ne voulant point être César, vous concevrez que je neveuille point être non plus La Tulipe ou Brin-d'Amour. Et je ne vouscache pas, mon fils, que le service militaire me paraît la pluseffroyable peste des nations policées.
»Ce sentiment est philosophique. Il n'y a donc aucune apparence qu'ilsoit jamais partagé par un grand nombre de personnes. Et, dans le fait,les rois et les républiques trouveront toujours autant de soldats qu'ilsen voudront mettre à leurs parades et à leurs guerres. J'ai lu lestraités de Machiavel chez monsieur Blaizot, àl'ImageSainte-Catherine, où ils sont tous parfaitement reliés en parchemin.Ils le méritent, mon fils; et, pour ma part, j'estime infiniment lesecrétaire florentin qui le premier ôta aux actions des politiques cefondement de la justice, sur lequel ils n'établirent jamais que desscélératesses honorées. Ce Florentin, qui voyait sa patrie à la merci deses défenseurs mercenaires, conçut l'idée d'une armée nationale etpatriote. Il a dit en quelque endroit de ses livres qu'il est juste quetous les citoyens concourent à la sûreté de leur patrie et soient toussoldats. Je l'ai ouï soutenir pareillement chez monsieur Blaizot parmonsieur Roman qui est très zélé, comme vous le savez, pour les droitsde l'État. Il n'a souci que du général et de l'universel et ne seracontent qu'au jour où tous les intérêts privés seront sacrifiés àl'intérêt public. Donc Machiavel et monsieur Roman veulent que noussoyons tous soldats, étant tous citoyens. Je ne dirai pas comme eux quecela est juste. Et je ne dirai pas non plus que cela est injuste, pourcette raison que le juste et l'injuste sont affaire de raisonnement etque c'est un sujet dont les sophistes seuls décident.
—Quoi! mon bon maître, m'écriai-je avec une douloureuse surprise, vousprétendez que la justice dépend des raisons d'un sophiste, et que nosactions sont justes ou injustes selon les arguments d'un habile homme.Cette maxime me choque plus que je ne saurais dire.
—Tournebroche, mon fils, répondit M. l'abbé Coignard, considérez que jeparle de la justice humaine, qui est différente de la justice de Dieu,et qui y est généralement opposée. Les hommes n'ont jamais soutenul'idée du juste et de l'injuste que par l'éloquence, qui est sujette àembrasser le pour et le contre. Vous voulez peut-être, mon fils, asseoirla justice sur le sentiment; mais prenez garde que sur cette assiettevous n'élèverez qu'une masure humble et domestique, la cabane du vieilÉvandre, la chaumière où Philémon vivait avec Baucis. Mais le palais deslois, la tour des institutions d'État veulent d'autres fondements. Lanature ingénue n'en saurait supporter seule le poids inique; et ces mursredoutables s'élèvent sur le fondement des mensonges antiques, par l'artsubtil et féroce des légistes, des magistrats et des princes.
»C'est une niaiserie, Tournebroche, mon fils, que de rechercher si uneloi est juste ou injuste, et il en est du service militaire comme desautres institutions, dont on ne peut dire si elles sont bonnes oumauvaises en principe, puisqu'il n'y a pas de principe hors Dieu, de quitout sort. Il faut vous défendre, mon fils, de cette sorte d'esclavagequi est celui des mots et auquel les hommes se soumettent avec le plusde docilité. Sachez donc que le mot de justice n'a aucun sens, si cen'est en théologie où il est terriblement expressif. Sachez que monsieurRoman n'est qu'un sophiste quand il vous démontre qu'on doit le serviceau prince. Pourtant je crois que si le prince ordonne jamais à tous lescitoyens de se faire soldats, il sera obéi, je ne dis pas avec docilité,mais avec allégresse. J'ai observé que le métier le plus naturel àl'homme est celui de soldat; c'est celui auquel il est porté le plusfacilement par ses instincts et par ses goûts qui ne sont pas tous bons.Et, hors quelques rares exceptions, dont je suis, l'homme peut êtredéfini un animal à mousquet. Donnez-lui un bel uniforme avec l'espéranced'aller se battre; il sera content. Aussi faisons-nous de l'étatmilitaire l'état le plus noble, ce qui est vrai dans un sens, car cetétat est le plus ancien, et les premiers humains firent la guerre.L'état militaire a cela aussi d'approprié à la nature humaine, qu'on n'ypense jamais, et il est clair que nous ne sommes pas faits pour penser.
»La pensée est une maladie particulière à quelques individus et qui ne sepropagerait pas sans amener promptement la fin de l'espèce. Les soldatsvivent en troupe, et l'homme est un animal sociable. Ils portent deshabits bleus et blancs, bleus et rouges, gris et bleus, des rubans, desplumets et des cocardes, qui leur donnent sur les filles l'avantage ducoq sur la poule. Ils vont en guerre et à la maraude, et l'homme estnaturellement voleur, libidineux, destructeur et sensible à la gloire.C'est l'amour de la gloire qui décide surtout nos Français à prendre lesarmes. Et il est certain que, dans l'opinion, la gloire militaire est laseule éclatante. Il suffit, pour s'en assurer, de lire les histoires. LaTulipe semblera excusable de n'être pas plus philosophe que Tite-Live.
XI
L'ARMÉE (SUITE)
Mon bon maître poursuivit en ces termes:
—Il faut considérer, mon fils, que les hommes, liés les uns aux autres,dans la suite des temps, par une chaîne dont ils ne voient que peud'anneaux, attachent l'idée de noblesse à des coutumes dont l'originefut humble et barbare. Leur ignorance sert leur vanité. Ils fondent leurgloire sur des misères antiques, et la noblesse des armes sort toutentière de cette sauvagerie des premiers âges dont la Bible et lespoètes ont conservé le souvenir. Et qu'est-ce en réalité que cettegentilhommerie militaire, roidie avec tant d'orgueil au-dessus de nous,sinon les restes dégénérés de ces malheureux chasseurs des bois que lepoète Lucrèce a peints de telle manière qu'on doute si ce sont deshommes ou des bêtes? Il est admirable, Tournebroche, mon fils, que laguerre et la chasse, dont la seule pensée nous devrait accabler de honteet de remords en nous rappelant les misérables nécessités de notrenature et notre méchanceté invétérée, puissent au contraire servir dematière à la superbe des hommes, que les peuples chrétiens continuentd'honorer le métier de boucher et de bourreau quand il est ancien dansles familles, et qu'enfin on mesure chez les peuples polisl'illustration des citoyens sur la quantité de meurtres et de carnagesqu'ils portent pour ainsi dire dans leurs veines.
—Monsieur l'abbé, demandai-je à mon bon maître, ne croyez-vous pas quele métier des armes est tenu pour noble à cause des dangers qu'on ycourt et du courage qu'il y faut déployer?
—Mon fils, répondit mon bon maître, si vraiment l'état des hommes estnoble en proportion du danger qu'on y court, je ne craindrai pasd'affirmer que les paysans et les manouvriers sont les plus nobleshommes de l'État, car ils risquent tous les jours de mourir de fatigueet de faim. Les périls auxquels les soldats et les capitaines s'exposentsont moindres en nombre comme en durée; ils ne sont que de peu d'heurespour toute une vie et consistent à affronter les balles et les bouletsqui tuent moins sûrement que la misère. Il faut que les hommes soientlégers et vains, mon fils, pour donner aux actions d'un soldat plus degloire qu'aux travaux d'un laboureur et pour mettre les ruines de laguerre à plus haut prix que les arts de la paix.
—Monsieur l'abbé, demandai-je encore, n'estimez-vous pas que lessoldats sont nécessaires à la sûreté de l'État, et que nous devons leshonorer en reconnaissance de leur utilité?
—Il est vrai, mon fils, que la guerre est une des nécessités de lanature humaine, et qu'on ne peut s'imaginer des peuples qui ne sebattent point, c'est-à-dire qui ne soient ni homicides, ni pillards, niincendiaires. Vous ne concevez pas non plus un prince qui ne serait pasquelque peu usurpateur. On lui en ferait trop de reproche et on l'enmépriserait comme de ne point aimer la gloire. La guerre est doncnécessaire à l'homme; elle lui est plus naturelle que la paix, qui n'enest que l'intervalle. Aussi voit-on les princes jeter leurs armées lesunes contre les autres sur le plus mauvais prétexte, pour la raison laplus futile. Ils invoquent leur honneur qui est d'une excessivedélicatesse. Il suffit d'un souffle pour y faire une tache qu'on ne peutlaver que dans le sang de dix, vingt, trente, cent mille hommes, selonla population de la principauté. Pour peu qu'on y songe, on ne conçoitpas bien comment l'honneur du prince peut être lavé par le sang de cesmalheureux, ou plutôt on conçoit que ce ne sont là que des mots vides desens; mais les hommes se font tuer volontiers pour des mots. Ce qui estencore plus admirable, c'est qu'un prince tire beaucoup d'honneur du vold'une province et que l'attentat qui serait puni de mort chez un hardiparticulier devienne louable s'il est consommé avec la plus furieusecruauté par un souverain à l'aide de ses mercenaires.
Mon bon maître ayant ainsi parlé, tira sa boîte de sa poche et humaquelques grains de tabac qui y restaient.
—Monsieur l'abbé, lui demandai-je, n'est-il point des guerres justes etfaites pour une bonne cause?
—Tournebroche, mon fils, me répondit-il, les peuples polis ont beaucoupoutré l'injustice de la guerre, et ils l'ont rendue très inique en mêmetemps que très cruelle. Les premières guerres furent entreprises pourl'établissement des tribus sur des terres fertiles. C'est ainsi que lesIsraélites conquirent le pays de Chanaan. La faim les poussait. Lesprogrès de la civilisation ont étendu la guerre à la conquête decolonies et de comptoirs, comme il se voit par l'exemple de l'Espagne,de la Hollande, de l'Angleterre et de la France. Enfin on a vu des roiset des empereurs voler des provinces dont ils n'avaient pas besoin,qu'ils ruinèrent, qu'ils désolèrent sans profit pour eux et sans autreavantage que d'y élever des pyramides et des arcs de triomphe. Et cetabus de la guerre est le plus odieux, en sorte qu'il faut croire ou queles peuples deviennent de plus en plus méchants par le progrès des arts,ou plutôt que la guerre, étant une nécessité de la nature humaine, on lafait encore pour elle-même quand on a perdu toute raison de la faire.
»Cette considération m'afflige profondément, car je suis porté par étatet par inclination à l'amour de mes semblables. Et ce qui achève dem'attrister, Tournebroche, mon fils, c'est que je découvre que ma boîteest vide, et le tabac est l'endroit par lequel je sens le plusimpatiemment ma pauvreté.
Autant pour détourner sa pensée de cette disgrâce intime que pourm'instruire à son école, je lui demandai si la guerre civile ne luisemblait pas la plus détestable espèce de guerre.
—Elle est, me répondit-il, assez odieuse, mais non point très inepte,car les citoyens, lorsqu'ils en viennent aux mains entre eux, ont plusde chances de savoir pourquoi ils se battent que dans le cas où ils vonten guerre contre des peuples étrangers. Les séditions et querellesintestines naissent généralement de l'extrême misère des peuples. Ellessont l'effet du désespoir, et la seule issue qui reste aux misérables,lesquels y peuvent trouver une vie meilleure et parfois même une part desouveraineté. Mais il est à remarquer, mon fils, que plus les révoltéssont malheureux et partant excusables, moins ils ont de chances degagner la partie. Affamés et stupides, armés de leur seule fureur, ilssont incapables de grands desseins et de vues prudentes, en sorte que leprince les réduit aisément. Il a plus de difficulté à vaincre larébellion des grands qui est détestable, n'ayant pas l'excuse de lanécessité.
»Enfin, mon fils, tant civile qu'étrangère, la guerre est exécrable etd'une malignité que je déteste.
XII
L'ARMÉE (SUITE ET FIN)
—Mon fils, ajouta mon bon maître, je vous ferai paraître tout ensemble,dans l'état de ces pauvres soldats qui vont servir le roi, la honte del'homme et sa gloire. En effet la guerre nous ramène et nous tire ànotre brutalité naturelle; elle est l'effet d'une férocité que nousavons en commun avec les animaux, je ne dis pas seulement les lions etles coqs, qui y portent une admirable fierté, mais encore les oiselets,tels que les geais et les mésanges dont les moeurs sont trèsquerelleuses, et même les insectes, guêpes et fourmis, qui se battentavec un acharnement dont les Romains eux-mêmes n'ont pas laisséd'exemple. Les causes principales de la guerre sont les mêmes chezl'homme et chez l'animal, qui luttent l'un et l'autre pour prendre ouconserver la proie ou pour défendre le nid ou la tanière, ou pour jouird'une compagne. Il n'y a en cela aucune différence, et l'enlèvement desSabines rappelle parfaitement ces combats de cerfs, qui, dans la nuit,ensanglantent nos forêts. Nous avons réussi seulement à colorer cesraisons basses et naturelles par les idées d'honneur que nous yrépandons sans beaucoup d'exactitude. Si nous croyons aujourd'hui nousbattre pour des motifs très nobles, cette noblesse est tout entièrelogée dans le vague de nos sentiments. Moins le but de la guerre estsimple, clair, précis, plus la guerre elle-même est odieuse etdétestable. Et, s'il est vrai, mon fils, qu'on en soit venu às'entretuer pour l'honneur, cela est un dérèglement excessif. Nous avonsrenchéri sur la cruauté des bêtes féroces, qui ne se font point de malsans raisons sensibles. Et il est vrai de dire que l'homme est plusméchant et plus dénaturé dans ses guerres que les taureaux et que lesfourmis dans les leurs. Ce n'est pas tout, et je déteste moins lesarmées pour la mort qu'elles sèment que pour l'ignorance et la stupiditéqui leur font cortège. Il n'est pire ennemi des arts qu'un chef demercenaires ou de partisans, et d'ordinaire les capitaines ne sont pasmieux formés aux bonnes lettres que leurs soldats. L'habitude d'imposersa volonté par la force rend un homme de guerre très inhabile àl'éloquence, qui a sa source dans le besoin de persuader. Aussi lemilitaire affecte-t-il le mépris de la parole et des bellesconnaissances. Il me souvient d'avoir connu à Séez, du temps que j'étaisbibliothécaire de monsieur l'évêque, un vieux capitaine blanchi sous leharnais et qui passait pour vaillant homme, portant fièrement une largebalafre qui lui traversait le visage. C'était un bon paillard qui avaittué beaucoup d'hommes et violé plusieurs nonnains, sans y mettre deméchanceté. Il entendait assez bien son art et était fort exact sur latenue de son régiment, qui défilait mieux qu'aucun autre. Enfin, unhomme de coeur, et brave compagnon quand il s'agissait de vider un pot,comme je le vis bien à l'auberge duCheval blanc où maintes fois jelui tins tête. Or, il m'arriva, une nuit, de l'accompagner (car nousétions bons amis) tandis qu'il enseignait à ses hommes la manière des'orienter par l'aspect des étoiles. Il leur récita d'abord l'ordonnancede monsieur de Louvois sur cette matière, et comme il la répétait parcoeur depuis trente ans, il n'y faisait guère plus de fautes qu'auPater et à l'Ave. Il dit donc tout d'abord que les soldatscommenceront par chercher dans le ciel l'étoile polaire qui est fixe parrapport aux autres étoiles, lesquelles tournent autour d'elle en senscontraire des aiguilles d'une montre. Mais il n'entendait pas clairementce qu'il disait. Car, après avoir récité deux ou trois fois sa phrased'un ton suffisamment impérieux, il se pencha à mon oreille et me dit:
»—Sacrebleu! l'abbé, montrez-moi donc cette garce d'étoile polaire. Sije sais la distinguer dans ce fouillis de lumignons dont le ciel esttout semé, je veux que le grand diable me croque!
»Je lui enseignai incontinent la manière de la trouver et la lui montraidu doigt.
»—Oh! oh! s'écria-t-il, la pécore est perchée bien haut! De l'endroit oùnous sommes on ne peut la regarder sans se tordre le col.
»Et, tout aussitôt, il donna l'ordre à ses officiers de faire reculer lessoldats de cinquante pas, pour qu'ils pussent voir plus facilementl'étoile polaire.
»Ce que je vous conte là, mon fils, je l'ai entendu de mes oreilles; etvous conviendrez que ce porteur d'épée avait une idée bien naïve dusystème du monde et notamment des parallaxes des étoiles. Pourtant ilportait les ordres du roi sur un bel habit brodé et il était plus honorédans l'État qu'un savant prêtre. C'est cette rudesse que je ne puissouffrir dans l'armée.
Mon bon maître, à ces mots, s'étant arrêté pour souffler, je luidemandai s'il ne pensait pas, en dépit de l'ignorance de ce capitaine,qu'il faut beaucoup d'esprit pour gagner des batailles. Il me réponditen ces termes:
—Tournebroche, mon fils, à considérer la difficulté qu'il y a àrassembler et à conduire des armées, les connaissances qu'il faut dansl'attaque ou la défense d'une place et l'habileté qu'exige un bon ordrede bataille, on reconnaîtra aisément qu'un génie presque surhumain, telque celui d'un César, est seul capable d'une telle entreprise, et l'ons'étonnera qu'il se soit trouvé des esprits propres à renfermer presquetoutes les parties d'un véritable homme de guerre. Un grand capitaineconnaît non seulement la figure des pays, mais encore les moeurs, lesindustries des peuples. Il retient dans sa pensée une infinité depetites circonstances dont il forme ensuite des vues simples et vastes.Les plans qu'il a lentement médités et tracés à l'avance, il peut leschanger au milieu de l'action par inspiration soudaine, et il est à lafois très prudent et très audacieux; sa pensée tantôt chemine avec lasourde lenteur de la taupe, tantôt s'élance du vol de l'aigle. Rienn'est plus vrai. Mais considérez, mon fils, que quand deux armées sonten présence, il faut que l'une d'elles soit vaincue, d'où il suit quel'autre sera nécessairement victorieuse, sans que le chef qui lacommande ait toutes les parties d'un grand capitaine et sans même qu'ilen ait aucune. Il est, je le veux, des chefs habiles; il en est aussid'heureux, dont la gloire n'est pas moindre. Comment, dans cesrencontres étonnantes, démêler ce qui est l'effet de l'art et ce quivient de la fortune? Mais vous m'écartez de mon sujet. Tournebroche, monfils, je voulais montrer que la guerre est aujourd'hui la honte del'homme et qu'elle en fut autrefois l'honneur. Établie sur les empirespar nécessité, elle fut la grande éducatrice du genre humain. C'est parelle que les hommes se sont formés à toutes les vertus qui élèvent etsoutiennent les cités. C'est par elle qu'ils ont appris la patience, lafermeté, le mépris du danger, la gloire du sacrifice. Le jour où despâtres ont roulé des quartiers de roc pour en former une enceintederrière laquelle ils défendirent leurs femmes et leurs boeufs, lapremière société humaine fut fondée et le progrès des arts assuré. Cegrand bien dont nous jouissons, la patrie, la ville, la chose augusteque les Romains adoraient par-dessus les dieux, l'Urbs, est fille dela guerre.
»La première cité fut une enceinte fortifiée et c'est dans ce berceaurude et sanglant que furent nourries les lois augustes et les bellesindustries, les sciences et la sagesse. Et c'est pourquoi le vrai Dieuvoulut être nommé le Dieu des armées.
»Ce que je vous en dis, Tournebroche, mon fils, n'est pas pour que voussigniez votre engagement à ce sergent recruteur et soyez pris de l'enviede devenir un héros à raison de soixante coups de verge sur le dos parjour, en moyenne.
»Aussi bien la guerre n'est-elle plus, dans nos sociétés, qu'un malhéréditaire, un retour lascif à la vie sauvage, une puérilitécriminelle. Les princes de ce temps et notamment le feu roi porteront àjamais l'illustre honte d'avoir fait de la guerre le jeu et l'amusementdes cours. Il m'est douloureux de penser que nous ne verrons pas la finde ces carnages concertés.
»Quant à l'avenir, à l'insondable avenir, souffrez, mon fils, que je lerêve plus conforme à l'esprit de douceur et d'équité qui est en moi.L'avenir est un lieu commode pour y mettre des songes. C'est là, commeen Utopie, que le sage se plaît à bâtir. Je veux croire que les peuplesse feront un jour de paisibles vertus. C'est dans la grandeur croissantedes armements que je me flatte de découvrir un lointain présage de paixuniverselle. Les armées augmentent sans cesse en force et en nombre. Lespeuples entiers y seront un jour engouffrés. Alors le monstre périra parson trop de nourriture. Il crèvera d'obésité.
XIII
LES ACADÉMIES
Nous apprîmes ce jour-là, que l'évêque de Séez venait d'être élu membrede l'Académie française. Il avait prononcé, vingt ans en çà, unpanégyrique de saint Maclou, qui passait pour une bonne pièce, et jecrois volontiers qu'il s'y trouvait des endroits excellents, car M.l'abbé Coignard, mon bon maître, y avait mis la main, avant de quitterl'évêché en compagnie de la chambrière de madame la Baillive. M. de Séezsortait de la meilleure noblesse normande. Sa piété, sa cave et sonécurie étaient justement vantées dans tout le royaume, et son propreneveu tenait la feuille des bénéfices. Son élection ne surprit personne.Elle fut approuvée de tout le monde, hors des bas-gris du café Procope,qui ne sont jamais contents. Ce sont des frondeurs.
Mon bon maître les blâma doucement de leur humeur opposante.
—De quoi se plaint monsieur Duclos? dit-il. Il est depuis hier l'égalde monsieur de Séez, qui a le plus beau clergé et la plus belle meute duroyaume? Car les académiciens sont égaux en vertu des statuts[5]. Il estvrai que c'est l'insolente égalité des saturnales qui cesse, la séancelevée, lorsque monsieur l'évêque monte dans son carrosse, laissantmonsieur Duclos crotter ses bas de laine dans le ruisseau. Mais simonsieur Duclos ne veut point s'égaler de la sorte à monsieur l'évêquede Séez, pourquoi fraye-t-il avec la gent jetonnière? Que ne se met-ildans un tonneau comme Diogène ou, comme moi, dans une échoppe deSaint-Innocent? C'est seulement dans un tonneau ou dans une échoppequ'on domine les grandeurs de ce monde. C'est là seulement qu'on estvrai prince et seul seigneur. Heureux qui n'a pas mis son espoir enl'Académie! Heureux qui vit exempt de craintes et de désirs et quiconnaît le néant de toutes choses! Heureux qui sait qu'il est égalementvain d'être académicien et de ne pas l'être! Celui-là mène sans troubleune vie obscure et cachée. La belle liberté le suit partout. Il célèbredans l'ombre les silencieuses orgies de la sagesse, et toutes les Museslui sourient comme à leur initié.
Ainsi parla mon bon maître, et j'admirais le chaste enthousiasme quienflait sa voix et brillait dans ses yeux. Mais l'inquiétude de lajeunesse m'agitait. Je voulais prendre parti, me jeter au combat, medéclarer pour ou contre l'Académie.
—Monsieur l'abbé, demandai-je, l'Académie n'a-t-elle pas le devoird'appeler à elle les meilleurs esprits du royaume plutôt que l'oncle del'évêque de la feuille[6]?
—Mon fils, répondit doucement mon bon maître, si monsieur de Séez semontre austère dans ses mandements, magnifique et galant dans sa vie,s'il est enfin le parangon des prélats et s'il a prononcé ce panégyriquede saint Maclou, dont l'exorde, relatif à la guérison des écrouelles parle roi de France, a paru noble, vouliez-vous que la compagnie l'écartâtpour cette seule raison qu'il a un neveu aussi puissant qu'aimable?C'eût été montrer une vertu barbare et punir avec inhumanité monsieur deSéez des grandeurs de sa famille. La Compagnie a voulu les oublier. Celaseul, mon fils, est assez magnanime.
J'osai répliquer à ce discours, tant le feu de la jeunesse m'avait donnéd'emportement.
—Monsieur l'abbé, dis-je, souffrez que mon sentiment résiste à vosraisons. Tout le monde sait que monsieur de Séez n'est considérable quepar la facilité du caractère et qu'on admire seulement en lui l'art deglisser entre les partis. On l'a vu se couler doucement entre lesjésuites et les jansénistes et colorer sa pâle prudence des roses de lacharité chrétienne. Il croit avoir assez fait quand il n'a mécontentépersonne et met tout son devoir à soutenir sa fortune. Ce n'est donc passon grand coeur qui lui a valu les suffrages des illustres protégés duroi[7]. Ce n'est pas non plus son bel esprit. Car hors ce panégyrique desaint Maclou qu'il n'eut (tout le monde le sait) que la peine de lire,ce paisible évoque n'a fait entendre que les tristes mandements de sesvicaires. Il ne se recommandait que par l'aménité de son langage et parla politesse de son commerce. Sont-ce là des titres suffisants pourl'immortalité?
—Tournebroche, répondit obligeamment M. l'abbé Coignard, vous pensezavec cette simplicité que madame votre mère vous donna avec le jour, etje vois que vous garderez longtemps votre candeur native. Je vous enfais mon compliment. Mais il ne faudrait pas que l'innocence vous rendîtinjuste: il suffit qu'elle vous laisse ignorant. L'immortalité qu'onvient de décerner à monsieur de Séez ne veut ni un Bossuet ni unBelzunce; elle n'est point gravée dans le coeur des peuples étonnés; elleest inscrite sur un gros registre, et vous entendez bien que ceslauriers de papier ne vont pas qu'à des têtes héroïques.
»S'il se rencontre, parmi les Quarante, des personnes de plus depolitesse que de génie, quel mal y voyez-vous? La médiocrité triomphe àl'Académie. Où ne triomphe-t-elle pas? La voyez-vous moins puissantedans les Parlements et dans les Conseils de la Couronne, où, sans doute,elle est moins à sa place? Faut-il donc être un homme rare pourtravailler à un dictionnaire qui veut régler l'usage et qui ne peut quele suivre?
»Les académistes ou académiciens furent institués, vous le savez, pourfixer le bel usage en ce qui regarde le discours, pour purger le langagede toute antique et populaire impureté et pour que ne reparût plus unautre Rabelais, un autre Montaigne, tout puant la canaille, lacuistrerie ou la province. On assembla à cet effet des gentilshommes quisavaient le bon usage et des écrivains qui avaient intérêt à leconnaître. Cela fit craindre que la compagnie ne réformât tyranniquementla langue française. Mais on vit bientôt que ces craintes étaient vaineset que les académistes obéissaient à l'usage, bien loin de l'imposer.Malgré leur défense, on continua à dire comme devant: «Je ferme maporte[8].»
»La compagnie se résigna vite à consigner dans un gros dictionnaire lesprogrès de l'usage. C'est l'unique soin des Immortels[9]. Quand ils yont vaqué, ils trouvent tout loisir de se récréer entre eux. Il leurfaut pour cela des compagnons plaisants, faciles, gracieux, desconfrères aimables, des hommes entendus et sachant le monde. Ce n'estpas toujours le cas des grands talents. Le génie est parfois insociable.Un homme extraordinaire est rarement un homme de ressource. L'Académie apu se passer de Descartes et de Pascal. Qui dit qu'elle se serait aussibien passée de monsieur Godeau ou de monsieur Conrart, ou de toute autrepersonne d'un esprit souple, liant et avisé?
—Hélas! soupirai-je, ce n'est donc point un sénat d'hommes divins, unconcile d'Immortels; ce n'est donc pas l'auguste aréopage de la poésieet de l'éloquence?
—Non point, mon fils. C'est une compagnie qui professe la politesse, etqui s'est attiré par là un grand renom chez les peuples étrangers etparticulièrement parmi les Moscovites. Vous n'avez pas l'idée, mon fils,de l'admiration que l'Académie française inspire aux barons allemands,aux colonels de l'armée russe et aux milords anglais. Ces Européensn'estiment rien au-dessus de nos académiciens et de nos danseuses. J'aiconnu une princesse sarmate d'une grande beauté qui, de passage à Paris,recherchait impatiemment un académicien, quel qu'il fût, pour luiimmoler aussitôt sa pudeur.
—S'il en est ainsi, m'écriai-je, comment les académiciens risquent-ilsde compromettre leur bonne renommée par ces mauvais choix qu'on blâme sigénéralement ici?
—Holà! Tournebroche, mon fils, répliqua mon bon maître, ne disons pasde mal des mauvais choix. D'abord il faut, dans toutes les choseshumaines, faire la part du hasard, qui est, à tout prendre, la part deDieu sur la terre et le seul endroit par où la Providence divine semanifeste clairement en ce monde. Car vous entendez bien, mon fils, quece qu'on appelle absurdités du sort et caprices de la fortune ne sont enréalité que les revanches que la sagesse divine prend, en se jouant, surles conseils des faux sages. Il convient, en second lieu, d'accorder,dans les assemblées, quelque satisfaction au caprice et à la fantaisie.Une société tout à fait raisonnable serait tout à fait insupportable;elle languirait sous le froid empire de la justice. Elle ne se croiraitni puissante ni seulement libre, si elle ne goûtait pas de temps à autrele plaisir délicieux de braver le sens public et la raison. C'est lepéché mignon des puissances de ce monde, de s'entêter dans des capricesbizarres. Pourquoi l'Académie n'aurait-elle pas des lunes dans la têtecomme le grand Turc et comme les jolies femmes?
»Bien des passions contraires s'unissent pour inspirer ces mauvais choixdont s'irritent les âmes simples. C'est un plaisir pour des honnêtesgens que de prendre un malheureux homme et d'en faire un académicien.Ainsi le Dieu du psalmiste tire le pauvre de son fumier:Erigens destercore pauperem, ut collocet eum cum principibus, cum principibuspopuli sui. Ce sont là des coups qui étonnent les peuples, et ceux quiles frappent se doivent croire armés d'une puissance mystérieuse etterrible. Et quelle joie de tirer le pauvre d'esprit de son fumier,lorsqu'en même temps on laisse dans l'ombre quelque despote del'intelligence. C'est boire, d'un seul trait, un mélange rare etdélicieux de charité contente et d'envie satisfaite. C'est jouir partous les sens et contenter tout l'homme. Et vous voulez que desacadémistes résistent à la douceur d'un tel philtre!
»Il faut considérer encore qu'en se procurant cette volupté savante, lesacadémistes agissent au mieux de leurs intérêts. Une compagnie forméeexclusivement de grands hommes serait peu nombreuse et sembleraittriste. Les grands hommes ne peuvent se souffrir les uns les autres, etils n'ont guère d'esprit. Il est bon de les mêler aux petits. Cela lesamuse. Les petits y gagnent par le voisinage, les grands par lacomparaison; il y a bénéfice pour les uns comme pour les autres.Admirons par quel jeu sûr, par quel mécanisme ingénieux, l'Académiefrançaise communique à quelques-uns de ses membres l'importance qu'ellereçoit des autres. C'est une assemblée de soleils et de planètes où toutbrille d'un éclat propre ou emprunté.
»Je dirai plus. Les mauvais choix sont nécessaires à l'existence decette assemblée. Si elle ne faisait pas, dans ses élections, la part dela faiblesse et de l'erreur, si elle ne se donnait pas quelquefois l'airde prendre au hasard, elle se rendrait si haïssable qu'elle ne pourraitplus vivre. Elle serait dans la République des lettres comme un tribunalau milieu de condamnés. Infaillible, elle semblerait odieuse. Quelaffront pour ceux qu'elle n'accueillerait pas, si l'élu était toujoursle meilleur! La fille de Richelieu doit se montrer un peu légère pour nepas paraître trop insolente. Ce qui la sauve, c'est qu'elle a desfantaisies. Son injustice fait son innocence, et c'est parce que nous lasavons capricieuse qu'elle peut nous repousser sans nous blesser. Il luiest parfois si avantageux de se tromper, que je suis tenté de croire, endépit des apparences, qu'elle le fait exprès. Elle a des toursadmirables pour ménager l'amour-propre des candidats qu'elle écarte.Telle de ses élections désarme l'envie. C'est dans ses fautes apparentesqu'il faut admirer sa réelle sagesse.
XIV
LES SÉDITIEUX
Ce jour-là, ayant fait, mon bon maître et moi, notre visite accoutumée àl'Image Sainte-Catherine, nous trouvâmes, dans la boutique, le célèbreM. Rockstrong, monté au plus haut de l'échelle pour dénicher desbouquins dont il est curieux. Car on sait qu'il se plaît, dans sa vieagitée, à rassembler des livres précieux et de belles estampes.
Condamné par le Parlement d'Angleterre à la prison perpétuelle pouravoir participé à l'attentat de Monmouth, il habite la France, d'où ilenvoie incessamment des articles aux gazettes de son pays[10]. Mon bonmaître se laissa choir, à son habitude, sur un escabeau, puis levant lesyeux sur l'échelle où M. Rockstrong se démenait avec cette agilitéd'écureuil qu'il a gardée au déclin de l'âge:
—Dieu merci! dit-il, je vois, monsieur le rebelle, que vous vous portezbien et que vous êtes toujours jeune.
M. Rockstrong tourna vers mon bon maître des yeux ardents quiéclairaient un visage bilieux.
—Je vous appelle rebelle, monsieur Rockstrong, parce que vous n'avezpas réussi. On est rebelle quand on est vaincu. Les victorieux ne sontjamais rebelles.
—L'abbé, vous parlez avec un cynisme dégoûtant.
—Prenez garde, monsieur Rockstrong! cette maxime n'est pas de moi, elleest d'un très grand homme: je l'ai trouvée dans les papiers de JulesCésar Scaliger.
—Eh bien! l'abbé, ce sont là de vilains papiers. Et cette parole estinfâme. Notre perte, due à l'indécision de notre chef, et à une mollessequ'il paya de sa vie, n'altère point la bonté de notre cause. Et leshonnêtes gens, vaincus par les coquins, demeurent honnêtes gens.
—Monsieur Rockstrong, il m'est pénible de vous entendre parlerd'honnêtes gens et de coquins dans les affaires publiques. Ces termessimples pouvaient suffire à désigner le bon et le mauvais parti dans cescombats d'anges qui furent livrés au Ciel, avant la création du monde,et que votre compatriote Jean Milton a chantés avec une excessivebarbarie. Mais sur ce globe terraqué les camps ne sont jamais, tant s'enfaut, si exactement divisés, qu'on puisse discerner, sans préjugé oucomplaisance, l'armée des purs de l'armée des impurs, ni seulementdistinguer le côté du juste du côté de l'injuste. En sorte qu'il fautbien que le succès demeure le seul juge de la bonté d'une cause. Je vousfâche, monsieur Rockstrong, en disant qu'on est rebelle quand on estvaincu. Pourtant, lorsqu'il vous arriva de monter au pouvoir, vousn'endurâtes point la rébellion.
—L'abbé, vous ne savez ce que vous dites. J'ai toujours eu hâte depasser du côté des vaincus.
—Il est vrai, monsieur Rockstrong, que vous êtes un naturel et constantennemi de l'État. Vous êtes endurci dans votre inimitié par la force devotre génie, qui se plaît aux ruines et s'amuse à détruire.
—L'abbé, m'en faites-vous un crime?
—Monsieur Rockstrong, si j'étais un homme d'État et un ami du prince, àla façon de monsieur Roman, je vous tiendrais pour un illustre criminel.Mais je ne professe pas avec assez de ferveur la religion des politiquespour être beaucoup épouvanté de l'éclat de vos forfaits, et de vosattentats qui font plus de bruit que de mal.
—L'abbé, vous êtes immoral.
—Ne m'en blâmez pas trop sévèrement, monsieur Rockstrong, si c'estseulement à ce prix qu'on peut être indulgent.
—Je n'ai que faire, mon gros abbé, d'une indulgence que vous partagezentre moi, qui suis une victime, et les scélérats du Parlement qui m'ontcondamné avec une révoltante injustice.
—Vous êtes plaisant, monsieur Rockstrong, de parler de l'injustice deslords!
—N'est-elle point criante?
—Il est vrai, monsieur Rockstrong, que vous fûtes condamné sur unréquisitoire ridicule du lord chancelier, pour une collection delibelles dont aucun, en particulier, ne tombait sous le coup des lois del'Angleterre; il est vrai que, dans un pays où l'on peut tout écrire,vous fûtes puni pour quelques écrits pleins de sel; il est vrai que vousfûtes frappé dans des formes inusitées et singulières dont lamajestueuse hypocrisie cachait mal l'impossibilité de vous atteindre pardes voies légales; il est vrai que les milords qui vous jugèrent étaientintéressés à votre perte, puisque le succès de Monmouth et le vôtre leseût infailliblement tirés à bas de leurs fauteuils. Il est vrai quevotre perte était décidée d'avance dans les conseils de la Couronne. Ilest vrai que vous échappâtes par la fuite à une sorte de martyremédiocre à la vérité, mais pénible. Car la prison perpétuelle est unepeine, alors même qu'on peut raisonnablement espérer d'en sortirbientôt. Mais il n'y a là ni justice ni injustice. Vous fûtes condamnépour raison d'État, ce qui est extrêmement honorable. Et plus d'un parmiles lords qui vous condamnèrent avait conspiré avec vous vingt ansauparavant. Votre crime fut de faire peur aux gens en place, et c'est uncrime impardonnable. Les ministres et leurs amis invoquent le salut del'État quand ils sont menacés dans leur fortune et dans leurs emplois.Et ils se croient volontiers nécessaires à la conservation de l'empire,car ce sont pour la plupart des gens intéressés et sans philosophie. Cene sont pas pour cela des méchants. Ils sont hommes, et c'est assez pourexpliquer leur pitoyable médiocrité, leur niaiserie et leur avarice.Mais qui donc leur opposiez-vous, monsieur Rockstrong? D'autres hommeségalement médiocres et plus avides encore, étant plus affamés. Le peuplede Londres les eût subis comme il subit les autres. Il attendit votrevictoire ou votre défaite pour se prononcer. En quoi il fit preuve d'unesingulière sagesse. Le peuple est bien avisé, quand il estime qu'il n'arien à gagner ni à perdre à changer de maître.
Ainsi parla l'abbé Coignard, et M. Rockstrong, le visage brûlé, les yeuxen feu, la perruque flamboyante, lui cria avec de grands gestes, du hautde son échelle:
—L'abbé, je conçois les voleurs et toutes les espèces de coquins de laChancellerie et du Parlement. Mais je ne vous conçois pas, vous qui,sans intérêt apparent, par malice pure, soutenez des maximes qu'ils neprofessent eux-mêmes que pour leur profit. Il faut que vous soyez plusméchant qu'eux, puisque vous l'êtes avec désintéressement. Vous mepassez, l'abbé!
—C'est signe que je suis philosophe, répondit doucement mon bon maître.Il est dans la nature des vrais sages de fâcher le reste des hommes.Anaxagore en fut un illustre exemple. Je ne parle pas de Socrate, quin'était qu'un sophiste. Mais nous voyons qu'en tout temps et dans tousles pays, la pensée des âmes méditatives fut un sujet de scandale. Vousvous croyez, monsieur Rockstrong, très distinct de vos ennemis, et aussiaimable qu'ils sont odieux. Souffrez que je vous dise que c'est là lepur effet de votre orgueil et de votre fier courage. En fait, vous avezen commun avec ceux qui vous ont condamné toutes les faiblesses ettoutes les passions humaines. Si vous avez plus de probité que beaucoupd'entre eux et un esprit d'une vivacité incomparable, vous êtes inspiréd'un génie de haine et de discorde qui vous rend très incommode dans unpays policé. L'état de gazetier, dans lequel vous excellez, a pousséjusqu'à la dernière perfection la partialité merveilleuse de votreesprit, et, victime de l'injustice, vous n'êtes point un juste. Ce queje dis là me brouille du coup avec vous et avec vos ennemis, et je suisbien sûr de n'obtenir jamais du ministre de la feuille un gros bénéfice.Mais je prise la liberté de la pensée plus haut qu'une abbaye ou qu'ungros prieuré. J'aurai fâché tout le monde, mais j'aurai contenté moncoeur, et je mourrai tranquille.
—L'abbé, répliqua M. Rockstrong en riant à demi, je vous pardonne,parce que je vous crois un peu fou. Vous ne faites pas de différence descoquins et des honnêtes gens et vous ne préférez point un État libre àun gouvernement despotique et prévaricateur. Vous êtes un lunatiqued'une espèce particulière.
—Monsieur Rockstrong, dit mon bon maître, allons boire un pot de vin auPetit-Bacchus et je vous y expliquerai, en vidant mon gobelet,pourquoi je suis tout à fait indifférent à la forme du gouvernement etpour quelles causes je ne me soucie pas de changer de maître.
—Volontiers, dit M. Rockstrong, je suis curieux de boire avec un siméchant raisonneur que vous.
Il sauta lestement en bas de son échelle et nous allâmes tous trois aucabaret.
XV
LES COUPS D'ÉTAT
M. Rockstrong, qui était homme d'esprit, ne garda point rancune à monbon maître de sa sincérité. Quand l'hôte duPetit-Bacchus eut apportéun pot de vin, le libelliste leva sa tasse et porta la santé de M.l'abbé Coignard qu'il nomma coquin, ami des bandits, suppôt de latyrannie et vieille canaille, d'un air extrêmement jovial. Mon bonmaître lui rendit sa politesse de bonne grâce en le félicitant de boireà la santé d'un homme dont l'humeur naturelle n'avait jamais été altéréepar la philosophie.
—Pour moi, ajouta-t-il, je sens bien que mon esprit est tout gâté parla réflexion. Et, comme il n'est point dans la nature des hommes depenser avec quelque profondeur, je confesse que mon penchant à méditerest une manie bizarre et tout à fait incommode. Elle me rendpremièrement malpropre à toute entreprise; car on n'agit jamais que surdes vues courtes et des pensées étroites. Vous seriez étonné vous-même,monsieur Rockstrong, si vous vous représentiez la pauvre simplicité desgénies qui ont remué le monde. Les conquérants et les hommes d'État quiont changé la face de la terre n'ont jamais fait réflexion sur l'essencedes êtres qu'ils maniaient rudement. Ils s'enfermaient tout entiers dansla petitesse de leurs grands plans, et les plus sages n'envisageaient àla fois que très peu d'objets. Tel que vous me voyez, monsieurRockstrong, il me serait impossible de travailler à la conquête desIndes, comme Alexandre, ni de fonder et de gouverner un empire, ni, plusgénéralement, de me jeter dans quelqu'une de ces vastes entreprises quitentent la fierté d'une âme impétueuse. La réflexion m'y embarrasseraitdès les premiers pas et je découvrirais à chacun de mes mouvements desraisons pour m'arrêter.
Puis se tournant vers moi, mon bon maître dit en soupirant:
—C'est une grande infirmité que de penser. Dieu vous en garde,Tournebroche, mon fils, comme il en a gardé ses plus grands saints etles âmes que, chérissant d'une dilection singulière, il réserve à lagloire éternelle. Les hommes qui pensent peu ou ne pensent point du toutfont heureusement leurs affaires en ce monde et dans l'autre, tandis queles méditatifs sont menacés incessamment de leur perte temporelle etspirituelle, tant il est de malice dans la pensée! Considérez, enfrémissant, mon fils, que le Serpent de la Genèse est le plus antiquedes philosophes et leur prince éternel!
M. l'abbé Coignard but un grand coup de vin et reprit à voix basse:
—Aussi, pour mon salut, est-il du moins un sujet sur lequel je n'aijamais exercé mon intelligence. Je n'ai point appliqué ma raison auxvérités de la foi. Malheureusement, j'ai médité les actions des hommeset les moeurs des cités; c'est pourquoi je ne suis plus digne degouverner une île, comme Sancho Pança.
—Cela est fort heureux, reprit M. Rockstrong en riant, car votre îleserait un repaire de bandits et de malandrins, où les criminelsjugeraient les innocents, s'il s'en trouvait d'aventure.
—Je le crois, monsieur Rockstrong, je le crois, reprit mon bon maître.Il est probable que, si je gouvernais une autre île de Barataria, lesmoeurs y seraient ce que vous dites. Vous avez peint là d'un trait tousles empires du monde. Je sens que le mien ne serait pas meilleur que lesautres. Je n'ai point d'illusions sur les hommes, et pour ne les pointhaïr, je les méprise. Monsieur Rockstrong, je les méprise tendrement.Mais ils ne m'en savent point de gré. Ils veulent être haïs. On lesfâche quand on leur montre le plus doux, le plus indulgent, le pluscharitable, le plus gracieux, le plus humain des sentiments qu'ilspuissent inspirer: le mépris. Pourtant le mépris mutuel, c'est la paixsur la terre, et si les hommes se méprisaient sincèrement entre eux, ilsne se feraient plus de mal et ils vivraient dans une aimabletranquillité. Tous les maux des sociétés polies viennent de ce que lescitoyens s'y estiment excessivement et qu'ils élèvent l'honneur comme unmonstre sur les misères de la chair et de l'esprit. Ce sentiment lesrend fiers et cruels, et je déteste l'orgueil qui veut qu'on s'honore etqu'on honore autrui, comme si quelqu'un dans la postérité d'Adam pouvaitêtre trouvé digne d'honneur! Un animal qui mange et qui boit (Donnez-moià boire!) et qui fait l'amour, est pitoyable, intéressant peut-être, etmême agréable parfois. Il n'est honorable que par l'effet du préjugé leplus absurde et le plus féroce. Ce préjugé est la source de tous lesmaux dont nous souffrons. C'est une détestable espèce d'idolâtrie; etpour assurer aux humains une existence un peu douce, il faudraitcommencer par les rappeler à leur humilité naturelle. Ils seront heureuxquand, ramenés au véritable sentiment de leur condition, ils semépriseront les uns les autres, sans qu'aucun ne s'excepte soi-même dece mépris excellent.
M. Rockstrong haussa les épaules.
—Mon gros abbé, dit-il, vous êtes un pourceau.
—Vous me flattez, répondit mon bon maître; je ne suis qu'un homme, etje sens en moi les germes de cette âcre fierté que je déteste et decette superbe qui porte la race humaine aux duels et aux guerres. Il y ades moments, monsieur Rockstrong, où je me ferais couper la gorge pourmes opinions, ce qui serait une grande folie. Car enfin, qui me prouveque je raisonne mieux que vous, qui raisonnez excessivement mal?Donnez-moi à boire!
M. Rockstrong remplit gracieusement le gobelet de mon bon maître.
—L'abbé, lui dit-il, vous êtes hors de sens, mais je vous aime, et jevoudrais bien savoir ce que vous blâmez de ma conduite publique etpourquoi vous vous rangez, contre moi, du parti des tyrans, desfaussaires, des voleurs et des juges prévaricateurs.
—Monsieur Rockstrong, répondit mon bon maître, souffrez que toutd'abord je répande, avec une indifférence clémente, sur vous, sur vosamis et sur vos ennemis, ce sentiment si doux qui seul finit lesquerelles et donne l'apaisement. Souffrez que je n'honore pas assez lesuns ni les autres pour les désigner à la vindicte des lois et pourappeler les supplices sur leur tête. Les hommes, quoi qu'ils fassent,sont toujours de grands innocents, et je laisse au milord chancelier quivous fit condamner les déclamations, imitées de Cicéron, sur les crimesd'État. J'ai peu de goût pour les Catilinaires, de quelque côté qu'ellesviennent. Je suis attristé seulement de voir un homme tel que vousoccupé de changer la forme du gouvernement. C'est l'emploi le plusfrivole et le plus vain que l'on puisse faire de son esprit, etcombattre les gens en place n'est qu'une niaiserie, quand ce n'est pasun moyen de vivre et de se pousser dans le monde. Donnez-moi à boire!Songez, monsieur Rockstrong, que ces brusques changements d'État quevous méditez sont de simples changements d'hommes, et que les hommes,considérés en masse, sont tous pareils, également médiocres dans le malcomme dans le bien, en sorte que remplacer deux ou trois centsministres, gouverneurs de provinces, agents fiscaux et présidents àmortier par deux ou trois cents autres, c'est faire autant que rien etmettre seulement Philippe et Barnabé au lieu de Paul et de Xavier. Quantà changer en même temps la condition des personnes, comme vousl'espérez, voilà qui est bien impossible, car cette condition ne dépendpas des ministres, qui ne sont rien, mais de la terre et de ses fruits,de l'industrie, du négoce, des richesses amassées dans l'empire, del'art des citoyens dans le trafic et dans l'échange, toutes choses qui,bonnes ou mauvaises, ne relèvent ni du prince ni des officiers de lacouronne.
M. Rockstrong interrompit vivement mon bon maître.
—Qui ne voit, mon gros abbé, s'écria-t-il, que l'état de l'industrie etdu commerce dépend du gouvernement, et qu'il n'y a de bonnes financesque dans un gouvernement libre?
—La liberté, reprit M. l'abbé Coignard, n'est que l'effet de larichesse des citoyens, qui s'affranchissent dès qu'ils sont assezpuissants pour être libres. Les peuples prennent toute la liberté dontils peuvent jouir, ou, pour mieux dire, ils réclament impérieusement desinstitutions en reconnaissance et garantie des droits qu'ils ont acquispar leur industrie.
»Toute liberté vient d'eux et de leurs propres mouvements. Leurs gestesles plus instinctifs élargissent le moule de l'État qui se forme sureux[11]. En sorte qu'on peut dire que, si détestable que soit latyrannie, il n'y a que des tyrannies nécessaires et que lesgouvernements despotiques ne sont que l'étroite enveloppe d'un corpsimbécile et trop chétif. Et qui ne voit que les apparences dugouvernement sont comme la peau qui révèle la structure d'un animal sansen être la cause?
»Vous vous en prenez à la peau, sans vous intéresser aux viscères, enquoi vous montrez, monsieur Rockstrong, peu de philosophie naturelle.
—Ainsi vous ne faites point de différence d'un État libre à ungouvernement tyrannique, et tout cela, mon gros abbé, c'est pour vous lecuir de la bête. Et vous ne voyez point que les dépenses du prince etles déprédations des ministres peuvent, en augmentant les tailles,ruiner l'agriculture et fatiguer le négoce.
—Monsieur Rockstrong, il n'y a jamais, dans un même âge, pour un mêmepays, qu'un seul gouvernement possible, comme une bête ne peut avoir àla fois qu'un même pelage. D'où il résulte qu'il faut laisser au tempsqui est galant homme, comme disait l'autre, le soin de changer lesempires et de refaire les lois. Il y travaille avec une lenteurinfatigable et clémente.
—Et vous ne pensez pas, mon gros abbé, qu'il faille aider le vieillardqui figure sur les horloges, sa faux à la main? Vous ne pensez pasqu'une révolution comme celle des Anglais ou celle des Pays-Bas ait euquelque effet pour l'état des peuples? Non? Vous méritez, vieux fou,d'être coiffé du chapeau vert!
—Les révolutions, répliqua mon bon maître, se font pour conserver lesbiens acquis, non pour en gagner de nouveaux. C'est la folie des nationset c'est la vôtre monsieur Rockstrong, de fonder sur la chute desprinces de vastes espérances. Les peuples s'assurent de temps en temps,par la révolte, la conservation de leurs franchises menacées. Ilsn'acquièrent jamais par cette voie des franchises nouvelles. Mais ils sepayent de mots. Il est remarquable, monsieur Rockstrong, que les hommesse font tuer facilement pour des mots qui n'ont point de sens. Ajax enavait déjà fait la remarque: «Je croyais dans ma jeunesse, lui fait direle poète, que l'action était plus puissante que la parole, mais je voisaujourd'hui que la parole est la plus forte.» Ainsi parlait Ajax, filsd'Oïlée. Monsieur Rockstrong, j'ai grand'soif!
XVI
L'HISTOIRE
Monsieur Roman posa sur le comptoir une demi-douzaine de volumes.
—Je vous prie, monsieur Blaizot, dit-il, de me faire envoyer ceslivres. Il s'y trouvela Mère et le Fils, lesMémoires de la Cour deFrance et leTestament de Richelieu. Je vous serai reconnaissant d'yjoindre ce que vous avez reçu de nouveau en matière d'histoire etparticulièrement ce qui concerne la France depuis la mort d'Henri IV. Cesont là des ouvrages dont je suis extrêmement curieux.
—Vous avez raison, monsieur, dit mon bon maître. Les livres d'histoiresont remplis de bagatelles très propres au divertissement d'un honnêtehomme, et l'on est assuré d'y trouver une infinité de contes agréables.
—Monsieur l'abbé, répondit M. Roman, ce que je recherche chez leshistoriens, ce n'est point un divertissement frivole. C'est un graveenseignement, et je suis au désespoir si j'y découvre des fictionsmêlées à la vérité. J'étudie les actions humaines en vue de la conduitedes peuples et je cherche dans les histoires des maximes degouvernement.
—Je ne l'ignore pas, monsieur, dit mon bon maître. Votre traité de laMonarchie est assez connu pour qu'on sache que vous avez conçu unepolitique tirée des histoires.
—De la sorte, dit M. Roman, j'ai, le premier, tracé aux princes et auxministres des règles dont ils ne peuvent s'écarter sans danger.
—Aussi vous voit-on, monsieur, au frontispice de votre livre, sous lafigure de Minerve, présentant à un roi adolescent le miroir que voustend la muse Clio, déployée au-dessus de votre tête, dans un cabinet ornéde bustes et de tableaux. Mais souffrez que je vous dise, monsieur, quecette muse est une menteuse et qu'elle vous tend un miroir trompeur. Ily a peu de vérités dans les histoires, et les seuls faits sur lesquelson s'accorde sont ceux que nous tenons d'une source unique. Leshistoriens se contredisent les uns les autres chaque fois qu'ils serencontrent. Bien plus! Nous voyons que Flavius Josèphe, qui a suivi lesmêmes événements dans sesAntiquités et dans saGuerre des Juifs,les rapporte diversement en chacun de ces ouvrages. Tite-Live n'estqu'un assembleur de fables; et Tacite, votre oracle, me fait toutl'effet d'un menteur austère qui se moque du monde avec un air degravité. J'estime assez Thucydide, Polybe et Guichardin. Quant à notreMézeray, il ne sait ce qu'il dit, non plus que Villaret et l'abbé Vély.Mais je fais le procès aux historiens et c'est à l'histoire qu'il lefaut faire.
»Qu'est-ce que l'histoire? Un recueil de contes moraux ou bien un mélangeéloquent de narrations et de harangues, selon que l'historien estphilosophe ou rhéteur. Il s'y peut trouver de beaux morceauxd'éloquence, mais l'on n'y doit point chercher la vérité, parce que lavérité consiste à montrer les rapports nécessaires des choses et quel'historien ne saurait établir ces rapports, faute de pouvoir suivre lachaîne des effets et des causes. Considérez que chaque fois que la caused'un fait historique est dans un fait qui n'est point historique,l'histoire ne la voit point. Et comme les faits historiques sont liésétroitement aux faits qui ne sont pas historiques, il en résulte que lesévénements ne s'enchaînent point naturellement dans les histoires, maisqu'ils y sont liés les uns aux autres par de purs artifices derhétorique. Et remarquez encore que la distinction entre les faits quientrent dans l'histoire et les faits qui n'y entrent point est tout àfait arbitraire. Il en résulte que, loin d'être une science, l'histoireest condamnée, par un vice de nature, au vague du mensonge. Il luimanquera toujours la suite et la continuité sans lesquelles il n'estpoint de connaissance véritable. Aussi bien voyez-vous qu'on ne peuttirer des annales d'un peuple aucun pronostic pour son avenir. Or, lepropre des sciences est d'être prophétiques, comme il se voit par lestables où les lunaisons, les marées et les éclipses se trouventcalculées à l'avance, tandis que les révolutions et les guerreséchappent au calcul.
M. Roman représenta qu'il ne demandait à l'histoire que des véritésconfuses, il est vrai, incertaines, mélangées d'erreur, mais infinimentprécieuses par leur objet, qui est l'homme.
—Je sais, ajouta-t-il, combien les annales humaines sont mêlées defables et tronquées. Mais à défaut d'une suite rigoureuse de causes etd'effets, j'y découvre une sorte de plan qu'on perd et qu'on retrouve,comme les ruines de ces temples à demi ensevelis dans le sable. Celaseul serait pour moi d'un prix inestimable. Et je me flatte encore quel'histoire, à l'avenir, formée de matériaux abondants et traitée avecméthode, rivalisera d'exactitude avec les sciences naturelles.
—Pour cela, dit mon bon maître, n'y comptez point. Je croirais plutôtque l'abondance croissante des mémoires, correspondances et papiersd'archives rendra la tâche difficile aux historiens futurs. MonsieurElward, qui consacre sa vie à étudier la révolution d'Angleterre, assureque la vie d'un homme ne suffirait pas à lire la moitié de ce qui futécrit pendant les troubles. Il me souvient d'un conte que monsieurl'abbé Blanchet me fit à ce sujet, et que je vais vous dire tel qu'il seretrouvera dans ma mémoire, regrettant que monsieur l'abbé Blanchet nesoit pas ici pour le conter lui-même, car il a de l'esprit.
»Voici cet apologue:
»Quand le jeune prince Zémire succéda à son père sur le trône de Perse,il fit appeler tous les académiciens de son royaume, et, les ayantréunis, il leur dit:
»—Le docteur Zeb, mon maître, m'a enseigné que les souverainss'exposeraient à moins d'erreurs s'ils étaient éclairés par l'exemple dupassé. C'est pourquoi je veux étudier les annales des peuples. Je vousordonne de composer une histoire universelle et de ne rien négliger pourla rendre complète.
»Les savants promirent de satisfaire le désir du prince, et s'étantretirés, ils se mirent aussitôt à l'oeuvre. Au bout de vingt ans, ils seprésentèrent devant le roi, suivis d'une caravane composée de douzechameaux, portant chacun cinq cents volumes. Le secrétaire del'académie, s'étant prosterné sur les degrés du trône, parla en cestermes:
»—Sire, les académiciens de votre royaume ont l'honneur de déposer à vospieds l'histoire universelle qu'ils ont composée à l'intention de VotreMajesté. Elle comprend six mille tomes et renferme tout ce qu'il nous aété possible de réunir touchant les moeurs des peuples et lesvicissitudes des empires. Nous y avons inséré les anciennes chroniquesqui ont été heureusement conservées et nous les avons illustrées denotes abondantes sur la géographie, la chronologie et la diplomatique.Les prolégomènes forment à eux seuls la charge d'un chameau et lesparalipomènes sont portés à grand'peine par un autre chameau.
»Le roi répondit:
»—Messieurs, je vous remercie de la peine que vous vous êtes donnée.Mais je suis fort occupé des soins du gouvernement. D'ailleurs j'aivieilli pendant que vous travailliez. Je suis parvenu, comme dit lepoète persan, au milieu du chemin de la vie, et, à supposer que je meureplein de jours, je ne puis raisonnablement espérer d'avoir le temps delire une si longue histoire. Elle sera déposée dans les archives duroyaume. Veuillez m'en faire un abrégé mieux proportionné à la brièvetéde l'existence humaine.
»Les académiciens de Perse travaillèrent vingt ans encore; puis ilsapportèrent au roi quinze cents volumes sur trois chameaux.
»—Sire, dit le secrétaire perpétuel d'une voix affaiblie, voici notrenouvel ouvrage. Nous croyons n'avoir rien omis d'essentiel.
»—Il se peut, répondit le roi, mais je ne le lirai point. Je suis vieux;les longues entreprises ne conviennent point à mon âge; abrégez encoreet ne tardez pas.
»Ils tardèrent si peu qu'au bout de dix ans ils revinrent suivis d'unjeune éléphant porteur de cinq cents volumes.
»—Je me flatte d'avoir été succinct, dit le secrétaire perpétuel.
»—Vous ne l'avez pas encore été suffisamment, répondit le roi. Je suisau bout de ma vie. Abrégez, abrégez, si vous voulez que je sache, avantde mourir, l'histoire des hommes.
»On revit le secrétaire perpétuel devant le palais, au bout de cinq ans.Marchant avec des béquilles, il tenait par la bride un petit âne quiportait un gros livre sur son dos.
»—Hâtez-vous, lui dit un officier, le roi se meurt.
»En effet le roi était sur son lit de mort. Il tourna vers l'académicienet son gros livre un regard presque éteint, et dit en soupirant:
»—Je mourrai donc sans savoir l'histoire des hommes!
»—Sire, répondit le savant, presque aussi mourant que lui, je vais vousla résumer en trois mots:Ils naquirent, ils souffrirent, ilsmoururent.
»C'est ainsi que le roi de Perse apprit sur le tard l'histoireuniverselle.
XVII
MONSIEUR NICODÈME
Cependant qu'à l'Image Sainte-Catherine, mon bon maître, assis sur leplus haut degré de l'échelle, lisait Cassiodore avec délices, unvieillard entra dans la boutique, l'air rogue et le regard sévère. Ilalla droit à M. Blaizot qui allongeait la tête en souriant derrière soncomptoir.
—Monsieur, lui dit-il, vous êtes libraire juré et je dois vous tenirpour homme de bonnes moeurs. Pourtant l'on voit à votre étalage un tomedesOeuvres de Ronsard ouvert à l'endroit du frontispice qui représenteune femme nue. Et c'est un spectacle qui ne peut se regarder en face.
—Pardonnez-moi, monsieur, répondit doucement M. Blaizot; ce frontispiceest de Léonard Gautier, qui passait, en son temps, pour un graveur assezhabile.
—Il m'importe peu, reprit le vieillard, que le graveur soit habile. Jeconsidère seulement qu'il a représenté des nudités. Cette figure n'estvêtue que de ses cheveux, et je suis douloureusement surpris, monsieur,de voir un homme d'âge, et prudent, comme vous paraissez, l'exposer auxregards des jeunes hommes qui fréquentent dans la rue Saint-Jacques.Vous feriez bien de la brûler, à l'exemple du père Garasse, qui employason bien à acquérir, pour les jeter au feu, nombre de livres contrairesaux bonnes moeurs et à la Compagnie de Jésus. Tout au moins serait-ilhonnête à vous de la cacher dans l'endroit le plus secret de votreboutique, qui recèle, je le crains, beaucoup de livres propres, tantpour le texte que pour les figures, à exciter les âmes à la débauche.
M. Blaizot répondit en rougissant qu'un tel soupçon était injuste, et ledésolait, venant d'un honnête homme.
—Je dois, reprit le vieillard, vous dire qui je suis. Vous voyez devantvous monsieur Nicodème, président de la compagnie de la pudeur. Le butque je poursuis est de renchérir de délicatesse, à l'endroit de lamodestie, sur les règlements de monsieur le lieutenant de police. Jem'emploie, avec l'aide d'une douzaine de conseillers au Parlement et dedeux cents marguilliers des principales paroisses, à faire disparaîtreles nudités exposées dans les lieux publics, tels que places,boulevards, rues, ruelles, quais, impasses et jardins. Et non contentd'établir la modestie sur la voie publique, je m'efforce de la fairerégner jusque dans les salons, cabinets et chambres à coucher, d'où elleest trop souvent bannie. Sachez, monsieur, que la société que j'aifondée fait faire des trousseaux pour les jeunes mariés, où il se trouvedes chemises amples et longues, avec un petit pertuis qui permet auxjeunes époux de procéder chastement à l'exécution du commandement deDieu relatif à la croissance et à la multiplication. Et, pour mêler, sij'ose le dire, les grâces à l'austérité, ces ouvertures sont entouréesde broderies agréables. Je me flatte d'avoir imaginé de la sorte desvêtements intimes extrêmement propres à faire de tous les nouveauxcouples une autre Sarah et un autre Tobie, et à nettoyer le sacrement dumariage des impuretés qui y sont malheureusement attachées.
Mon bon maître, qui, le nez dans Cassiodore, écoutait ce discours, yrépondit, le plus gravement du monde, du haut de son échelle, qu'iltrouvait l'invention belle et louable, mais qu'il en concevait une autreplus excellente encore:
—Je voudrais, dit-il, que les jeunes époux, avant leur union, fussentfrottés du haut jusques en bas d'un cirage très noir qui, rendant leurcuir semblable à celui des bottes, attristât beaucoup les délices etblandices criminelles de la chair, et fût un pénible obstacle auxcaresses, baisers et mignardises que pratiquent trop communément, entredeux draps, les amoureux.
A ces mots, M. Nicodème, levant la tête, vit mon bon maître sur sonéchelle et reconnut à son air qu'il se moquait.
—Monsieur l'abbé, répondit-il avec une indignation attristée, je vouspardonnerais si vous versiez sur moi seul le ridicule. Mais vous raillezen même temps que moi la modestie et les bonnes moeurs, en quoi vous êtesbien coupable. En dépit des mauvais plaisants, la société que j'aifondée a déjà accompli de grands et utiles travaux. Raillez, monsieur!Nous avons mis six cents feuilles de vigne ou de figuier aux statues desjardins du Roi.
—Cela est admirable, monsieur, répondit mon bon maître en ajustant sesbésicles; et, du train que vous allez, toutes les statues seront bientôtfeuillues. Mais (comme les objets n'ont de sens pour nous que par lesidées qu'ils éveillent), en mettant des feuilles de vigne et de figuieraux statues, vous transportez le caractère de l'obscénité à cesfeuilles, en sorte qu'on ne pourra plus voir de vigne ni de figuier dansla campagne, sans les concevoir tout remplis d'indécences; et c'est ungrand péché, monsieur, que de charger ainsi d'impudeur des arbustesinnocents. Souffrez que je vous dise encore qu'il est dangereux des'attacher, comme vous le faites, à tout ce qui peut être sujet detrouble et d'inquiétude pour la chair, sans songer que, si telle figureest de sorte à scandaliser les âmes, chacun de nous, qui porte en soi laréalité de cette figure, se scandalisera soi-même, à moins d'êtreeunuque, ce qui est affreux à penser.
—Monsieur, reprit le vieillard Nicodème, un peu échauffé, je connais àvotre langage que vous êtes un libertin et un débauché.
—Monsieur, dit mon bon maître, je suis chrétien; et quant à vivre dansla débauche, je n'y puis penser, ayant assez à faire à gagner le pain,le vin et le tabac de chaque jour. Tel que vous me voyez, monsieur, jene connais d'orgie que les silencieuses orgies de la méditation, et leseul banquet où je m'asseye est le banquet des Muses. Mais j'estime,étant sage, qu'il est mauvais de renchérir de pudeur sur lesenseignements de la religion catholique, qui laisse, à ce sujet,beaucoup de liberté et s'en rapporte volontiers aux usages des peupleset à leurs préjugés. Je vous tiens, monsieur, pour entaché de calvinismeet penchant à l'hérésie des iconoclastes. Car, enfin, on ne sait sivotre fureur n'ira pas jusqu'à brûler les images de Dieu et des saintsen haine de l'humanité qui paraît en elles. Ces mots de pudeur, demodestie et de décence, dont vous avez la bouche pleine, n'ont, en fait,aucun sens précis et stable. C'est la coutume et le sentiment qui seulsles peuvent définir avec mesure et vérité. Je ne reconnais pour juges deces délicatesses que les poètes, les artistes et les belles femmes.Quelle étrange idée que d'ériger une troupe de procureurs en juges desgrâces et des voluptés!
—Mais, monsieur, répliqua le vieillard Nicodème, nous ne nous enprenons ni aux Grâces ni aux Ris, et encore moins aux images de Dieu etdes saints, et vous nous cherchez une mauvaise querelle. Nous sommesd'honnêtes gens qui voulons écarter des yeux de nos fils les spectaclesdéshonnêtes; et l'on sait bien ce qui est honnête et ce qui ne l'estpas. Souhaitez-vous donc, monsieur l'abbé, que nos jeunes enfants soientlivrés, dans nos rues, à toutes les tentations?
—Ah! monsieur, répondit mon bon maître, il faut être tenté! C'est lacondition de l'homme et du chrétien sur la terre. Et la tentation laplus redoutable vient du dedans et non du dehors. Vous ne prendriez pastant de peine à faire décrocher des étalages quelques crayons de femmesnues, si vous aviez, comme moi, médité les vies des Pères du désert.Vous y auriez vu que, dans une solitude affreuse, loin de toute figuretaillée ou peinte, déchirés par le cilice, macérés dans la pénitence,épuisés par le jeûne, se roulant sur un lit d'épines, les anachorètes sesentaient percés jusqu'aux moelles des aiguillons du désir charnel. Ilsvoyaient, dans leur pauvre cellule, des images plus voluptueuses millefois que cette allégorie qui vous offusque à la vitrine de monsieurBlaizot. Le diable (les libertins disent la Nature) est plus grandpeintre de scènes lascives que Jules Romain lui-même. Il passe tous lesmaîtres de l'Italie et des Flandres pour les attitudes, le mouvement etle coloris. Hélas! vous ne pouvez rien contre ses ardentes peintures.Celles qui vous scandalisent sont peu de chose en comparaison, et vousferiez sagement de laisser à monsieur le lieutenant de police le soin deveiller à la pudeur publique, au gré des citoyens. Vraiment, votrecandeur m'étonne; vous avez peu l'idée de ce qu'est l'homme, de ce quesont les sociétés, et du bouillonnement de la chair dans une grandeville. Oh! les innocents barbons qui, dans toutes les impuretés deBabylone, où les rideaux se soulèvent de toutes parts pour laisser voirl'oeil et le bras des prostituées, où les corps trop pressés se frottentet s'échauffent les uns les autres sur les places publiques, vont seplaindre et gémir de quelques méchantes images suspendues aux échoppesdes libraires, et portent jusqu'au Parlement du royaume leurslamentations, quand dans un bal une fille a montré à des garçons sacuisse, qui est précisément pour eux l'objet le plus commun du monde.
Ainsi parlait mon bon maître, debout sur son échelle. Mais M. Nicodèmese bouchait les oreilles pour ne pas l'entendre et criait au cynisme.
—Ciel! soupirait-il, quoi de plus dégoûtant qu'une femme nue, et quellehonte de s'accommoder, comme fait cet abbé, de l'immoralité, qui est lafin d'un pays, car les peuples ne subsistent que par la pureté desmoeurs!
—Il est vrai, monsieur, répondit mon bon maître, que les peuples nesont forts que lorsqu'ils ont des moeurs; mais cela s'entend de lacommunauté des maximes, des sentiments et des passions, et d'une sorted'obéissance généreuse aux lois, et non pas des bagatelles qui vousoccupent. Prenez garde aussi que la pudeur, quand elle n'est pas unegrâce, n'est qu'une niaiserie, et que la sombre candeur de voseffarouchements donne un spectacle ridicule, monsieur Nicodème, etquelque peu indécent.
Mais M. Nicodème avait déjà quitté la place.
XVIII
LA JUSTICE
Monsieur l'abbé Coignard, qui devait plutôt être nourri au prytanée parla république reconnaissante, gagnait son pain en écrivant des lettrespour les servantes dans une échoppe du cimetière Saint-Innocent. Il luiadvint d'y servir de secrétaire à une dame portugaise, qui traversait laFrance avec son petit nègre. Elle donna un liard pour une lettre à sonmari et un écu de six livres pour une autre à son amant. C'était lepremier écu que mon bon maître touchait depuis la Saint-Jean. Comme ilétait magnifique et libéral, il me mena tout aussitôt à laPomme d'or,sur le quai de Grève, proche la Maison de ville, où le vin est naturelet les saucisses excellentes. Aussi les gros marchands, qui achètent lespommes sur le Mail, ont-ils coutume d'y aller, vers midi, en partiefine. C'était le printemps; il était doux de respirer le jour. Mon bonmaître nous fit servir sur la berge, et nous dînâmes en écoutant lefrais clapotis de l'eau battue par l'aviron des bateliers. Un air riantet léger nous baignait dans ses ondes subtiles et nous étions heureux devivre à la clarté du ciel. Tandis que nous mangions des goujons frits,un bruit de chevaux et d'hommes, s'élevant à notre côté, nous fittourner la tête.
Devinant le sujet de notre curiosité, un petit vieillard noir, quidînait à la table prochaine, nous dit avec un sourire obligeant:
—Ce n'est rien, messieurs, c'est une servante qu'on mène pendre pouravoir volé à sa maîtresse des barbes de dentelles.
Au moment qu'il parlait, nous vîmes en effet, assise au cul d'unecharrette, entre des sergents à cheval, une assez belle fille, l'airétonné et la poitrine tendue par l'écart des bras liés sur le dos. Ellepassa tout aussitôt, et pourtant j'aurai toujours dans les yeux l'imagede cette figure blanche et de ce regard qui déjà ne voyait plus rien.
—Oui, messieurs, reprit le petit vieillard noir, c'est la servante demadame la conseillère Josse, qui, pour se faire brave chez Ramponneau,au côté de son amant, déroba à sa maîtresse une coiffe de pointd'Alençon, et s'enfuit après avoir fait ce larcin. Elle fut prise dansun logis du Pont-au-Change, et tout d'abord elle avoua son crime. Aussine fut-elle soumise à la torture que pendant une heure ou deux. Ce queje vous dis, messieurs, je le sais, étant huissier de la chambre duParlement où elle fut jugée.
Le petit vieillard noir entama une saucisse, qu'il ne fallait paslaisser refroidir; puis il reprit:
—En ce moment, elle doit être à l'échelle et dans cinq minutes,peut-être un peu plus, peut-être un peu moins, la coquine aura rendul'âme. Il y a des pendus qui ne donnent point de peine au bourreau.Aussitôt qu'ils ont la corde au cou, ils meurent tranquillement. Mais ilen est d'autres qui font, c'est le cas de le dire, une vie de pendu, etqui se démènent furieusement. Le plus endiablé de tous fut un prêtre,qu'on justicia l'an passé pour avoir imité la signature du roi sur desbillets de loterie. Pendant plus de vingt minutes, il dansa comme unecarpe au bout de la corde.
»Hé! hé! ajouta le petit homme noir en ricanant, monsieur l'abbé étaitmodeste et n'enviait point l'honneur de devenir évêque des champs. Je levis quand on le tira de la charrette. Il pleurait et se débattait tant,que le bourreau lui dit: «Monsieur l'abbé, ne faites pas l'enfant!» Leplus étrange est que, conduit de compagnie avec un autre larron, ilavait été pris d'abord pour le confesseur, par le bourreau que l'exempteut toutes les peines du monde à détromper. N'est-ce pas plaisant,monsieur?
—Non, monsieur, répondit mon bon maître, en laissant tomber dans sonassiette un petit poisson qu'il tenait depuis quelque temps suspendu àses lèvres, non cela n'est point plaisant; et l'idée que cette bellefille rend l'âme en ce moment me gâte le plaisir de manger des goujonset de voir le beau ciel, qui me riait tout à l'heure.
—Ah! monsieur l'abbé, dit le petit huissier, si vous êtes à ce pointdélicat, vous n'auriez pu voir sans défaillir ce que mon père vit de sesyeux, étant encore enfant, dans la ville de Dijon, dont il était natif.Avez-vous jamais entendu parler d'Hélène Gillet?
—Non point, dit mon bon maître.
—En ce cas, je vais vous conter son histoire, telle que mon père me l'amaintes fois contée.
Il but un coup de vin, s'essuya les lèvres avec un coin de la nappe, etfit le récit que je vais rapporter.
XIX
RÉCIT DE L'HUISSIER
—Au mois d'octobre 1624, la fille du châtelain royal deBourg-en-Bresse, Hélène Gillet, âgée de vingt-deux ans, qui vivait dansla maison paternelle avec ses frères encore enfants, laissa paraître dessignes si visibles d'une grossesse, que ce fut la fable de la ville etque les demoiselles de Bourg cessèrent de la fréquenter. On prit gardeensuite que ses flancs s'étaient abaissés et l'on fit de telles glosesque le lieutenant-criminel ordonna qu'elle serait visitée par desmatrones. Celles-ci constatèrent qu'elle avait été grosse et que sadélivrance remontait à moins de quinze jours. Sur leur rapport, HélèneGillet fut mise en prison et interrogée par les juges du présidial. Elleleur fit des aveux:
»—Il y a quelques mois, leur dit-elle, un jeune homme, d'un lieuvoisin, demeurant au logis de mon oncle, venait chez mon père pourapprendre à lire et à écrire aux garçons. Une fois seulement il meconnut. Ce fut par le moyen d'une servante qui m'enferma dans unechambre avec lui. Là, il me prit de force.
»Et, comme on lui demanda pourquoi elle n'avait pas appelé au secours,elle répondit que la surprise lui avait ôté la voix. Pressée par lesjuges, elle ajouta qu'à la suite de cette violence elle devint grosse etfut délivrée avant terme. Loin d'avoir contribué à cette délivrance,elle l'eût ignorée, disait-elle, sans une servante qui lui révéla lavraie nature de cet accident.
»Les magistrats, mal satisfaits de ses réponses, ne savaient toutefoiscomment y contredire, quand un témoignage inattendu vint fournir àl'accusation des preuves certaines. Un soldat qui passait, en sepromenant, le long du jardin de messire Pierre Gillet, châtelain royal,père de l'accusée, vit dans un fossé, au pied du mur, un corbeaus'efforçant de tirer un linge avec son bec. Il s'approcha pourreconnaître ce que c'était et trouva le corps d'un petit enfant. Il enavertit aussitôt la justice. Cet enfant était enveloppé dans une chemisemarquée au col des lettres H. G. On constata qu'il était venu à terme,et Hélène Gillet, convaincue d'infanticide, fut condamnée, selon lacoutume, à la peine de mort. A raison de la charge honorable que tenaitson père, elle fut admise à jouir du privilège accordé aux nobles et lasentence porta qu'elle aurait la tête tranchée.
»Ayant fait appel au Parlement de Dijon, elle fut conduite, sous lagarde de deux archers, dans la capitale de la Bourgogne et mise à laConciergerie du Palais. Sa mère, qui l'avait accompagnée, se retira chezles dames Bernardines. L'affaire fut entendue par messieurs duParlement, le lundi 12 mai, dans la dernière audience avant les fêtes dela Pentecôte. Sur le rapport du conseiller Jacob, les juges confirmèrentla sentence du présidial de Bourg, disposant que la condamnée seraitconduite au supplice la hart au col. On remarqua dans le public quecette circonstance infamante avait été ajoutée d'une façon étrange etinsolite à un supplice noble, et une telle sévérité, qui allait contreles formes, fut blâmée. Mais l'arrêt était sans appel et devait êtreexécuté tout de suite.
»En effet, le même jour, à trois heures et demie de relevée, HélèneGillet fut conduite à l'échafaud, au son des cloches, dans un cortègeprécédé par des trompettes qui sonnaient avec un tel éclat, que toutesles bonnes gens de la ville les entendirent dans leurs maisons, et,tombant à genoux, prièrent pour l'âme de celle qui allait mourir.Monsieur le substitut du procureur du roi s'avançait à cheval, suivi deses huissiers. Puis venait la condamnée, dans une charrette, la corde aucol, comme le voulait l'arrêt du Parlement. Elle était assistée de deuxpères jésuites et de deux frères capucins, qui lui montraient Jésusexpirant sur la croix. Près d'elle se tenaient le bourreau avec soncoutelas et la bourrelle avec une paire de ciseaux. Une compagnied'archers entourait la charrette. Derrière se pressait une foule decurieux où se trouvaient des gens de petits métiers, boulangers,bouchers et maçons, et d'où montait une grande rumeur.
»Le cortège s'arrêta sur la place dite le Morimont, non, comme ilsemble, parce que c'est le lieu de mort des criminels, mais en souvenirdes abbés crossés et mitrés de Morimont qui y eurent jadis leur hôtel.L'échafaud de bois y était dressé sur des degrés de pierre attenant àune chapelle basse où les religieux ont coutume de prier pour l'âme dessuppliciés.
»Hélène Gillet monta les degrés avec les quatre religieux, le bourreau,et sa femme, la bourrelle. Celle-ci, ayant retiré à la patiente la cordequi lui ceignait le cou, lui coupa les cheveux avec ses ciseaux longsd'un demi-pied, et lui banda les yeux; les religieux récitaient desprières. Cependant le bourreau commença de pâlir et de trembler. Il senommait Simon Grandjean; c'était un homme d'apparence débile, et aussicraintif et doux que sa femme la bourrelle semblait féroce. Il avaitcommunié le matin dans la prison, et pourtant il se sentait troublé,sans courage pour faire mourir cette jeune fille. Il se pencha vers lepeuple:
»—Pardonnez-moi, vous tous, dit-il, si je fais mal ce qu'il me fautfaire. J'ai une fièvre qui me tient depuis trois mois.
»Puis, chancelant, se tordant les bras et levant les yeux au ciel, ilalla se mettre à genoux devant Hélène Gillet, et lui demanda pardon deuxfois. Il pria les religieux de le bénir, et, quand la bourrelle eutarrangé la patiente sur le billot, il haussa son coutelas.
»Les jésuites et les capucins crièrent:Jésus Maria! et un grandsoupir sortit de la foule. Le coup, qui devait trancher le col, fit unelarge entaille à l'épaule gauche et la malheureuse tomba sur le côtédroit.
»Simon Grandjean, se retournant vers la foule, dit:
»—Faites-moi mourir!
»Les huées montaient, et quelques pierres furent lancées sur l'échafaudpendant que la bourrelle replaçait la victime sur le billot.
»Le mari reprit son coutelas. Frappant une seconde fois, il entaillaprofondément le cou de la pauvre fille, qui tomba sur le coutelaséchappé des mains du bourreau.
»Cette fois, la rumeur qui s'éleva de la foule fut terrible, et unetelle grêle de pierres tomba sur l'échafaud, que Simon Grandjean, lesdeux jésuites et les deux capucins sautèrent en bas. Ils purent gagnerla chapelle basse et s'y enfermer. La bourrelle, restée seule en hautavec la patiente, chercha le coutelas. Ne le trouvant pas, elle prit lacorde avec laquelle Hélène Gillet avait été menée, la lui noua au couet, lui mettant le pied sur la poitrine, essaya de l'étrangler. Hélène,saisissant la corde à deux mains, se défendit, toute sanglante; alors lafemme Grandjean la traîna par la corde, la tête en bas, au pied del'estrade et, parvenue sur les degrés de pierre, elle lui tailla lagorge avec ses ciseaux.
»Elle y travaillait quand les bouchers et les maçons, culbutant sergentset archers, envahirent les abords de l'échafaud et de la chapelle; unedouzaine de bras robustes enlevèrent Hélène Gillet et la portèrentévanouie dans la boutique de maître Jacquin, chirurgien barbier.
»La foule du peuple, qui se ruait sur la porte de la chapelle, aurait eubientôt fait de l'enfoncer. Mais les deux frères capucins et les deuxpères jésuites l'ouvrirent, épouvantés. Et, tenant leurs croix au boutde leurs bras levés, ils se firent passage à grand'peine, au milieu del'émeute.
»Le bourreau et sa femme furent assommés à coups de pierres et demarteaux et leurs corps traînés par les rues. Cependant Hélène Gillet,reprenant connaissance chez le chirurgien, demanda à boire. Puis, tandisque maître Jacquin la pansait, elle dit:
»—N'aurai-je point d'autre mal que celui-là?
»On trouva qu'elle avait reçu deux coups d'épée, six coups de ciseauxqui lui avaient traversé les lèvres et la gorge, que ses reins avaientété profondément entamés par le coutelas sur lequel la bourrelle l'avaittraînée en voulant l'étrangler, et qu'enfin tout son corps était contuspar des pierres que la foule avait lancées sur l'échafaud.
»Elle guérit pourtant de toutes ses blessures. Laissée chez lechirurgien Jacquin, à la garde d'un huissier, elle répétait sans cesse:
»—Est-ce que ce n'est pas fini? Est-ce qu'on me fera mourir?
»Le chirurgien et quelques âmes charitables qui l'assistaients'efforçaient de la rassurer. Mais le roi seul pouvait lui faire grâcede la vie. L'avocat Févret rédigea une requête qui fut signée parplusieurs notables de Dijon et portée à Sa Majesté. On donnait à la Courdes réjouissances pour le mariage d'Henriette-Marie de France avec leroi d'Angleterre. En faveur de ce mariage, Louis le Juste octroya lagrâce demandée. Il accorda un entier pardon à la pauvre fille, estimant,disent les lettres de rémission, qu'elle avait souffert des supplicesqui égalent, voire même surpassent la peine de sa condamnation.
»Hélène Gillet, rendue à la vie, se retira dans un couvent de la Bresseoù elle pratiqua jusqu'à sa mort la plus exacte piété.
»Telle est, ajouta le petit huissier, l'histoire véritable d'HélèneGillet, que tout le monde sait à Dijon. Ne la trouvez-vous pointdivertissante, monsieur l'abbé?
XX
LA JUSTICE (SUITE)
—Hélas! dit mon bon maître, mon déjeuner ne pourra point passer. J'aile coeur retourné tant par cette horrible scène que vous avez, monsieur,contée si froidement, que par la vue de cette servante de madame laconseillère Josse qu'on mène pendre, quand on pouvait mieux en faire.
—Mais, monsieur, répliqua l'huissier, ne vous ai-je point dit que cettefille avait volé sa maîtresse et ne voulez-vous point qu'on pende leslarrons?
—Il est vrai, dit mon bon maître, que c'est l'usage; et comme la forcede l'accoutumance est irrésistible, je n'y prends point garde dans lecours ordinaire de ma vie. De même Sénèque le philosophe, qui pourtantétait enclin à la douceur, composait des traités pleins d'élégancependant qu'à Rome, près de lui, des esclaves étaient mis en croix pourdes fautes légères, comme il se voit par l'exemple de l'esclaveMithridate qui mourut les mains clouées, coupable seulement d'avoirblasphémé la divinité de son maître, l'infâme Trimalcion. Notre espritest ainsi fait que rien ne le trouble ni ne le blesse de ce qui estordinaire et coutumier. Et l'usage use, si je puis dire, notreindignation aussi bien que notre émerveillement. Je m'éveille chaquematin, sans songer, je l'avoue, aux malheureux qui seront pendus ouroués pendant le jour. Mais quand l'idée du supplice m'est rendue plussensible, mon coeur se trouble, et pour avoir vu cette belle filleconduite à la mort, ma gorge se serre au point que ce petit poisson n'ysaurait entrer.
—Qu'est-ce qu'une belle fille? dit l'huissier. Il n'est pas de rue àParis où, dans une nuit, on n'en fasse à la douzaine. Pourquoi celle-ciavait-elle volé sa maîtresse, madame la conseillère Josse?
—Je n'en sais rien, monsieur, répondit gravement mon bon maître; vousn'en savez rien, et les juges qui l'ont condamnée n'en savaient pasdavantage, car les raisons de nos actions sont obscures et les ressortsqui nous font agir demeurent profondément cachés. Je tiens l'homme pourlibre de ses actes, puisque ma religion l'enseigne; mais, hors ladoctrine de l'Église, qui est certaine, il y a si peu de raison decroire à la liberté humaine, que je frémis en songeant aux arrêts de lajustice qui punissent des actions dont le principe, l'ordre et lescauses nous échappent également, où la volonté a souvent peu de part, etqui sont parfois accomplies sans connaissance. S'il faut enfin que noussoyons responsables de nos actes, puisque l'économie de notre saintereligion est fondée sur l'accord mystérieux de la liberté humaine et dela grâce divine, c'est un abus que de déduire de cette obscure etdélicate liberté toutes les gênes, toutes les tortures et tous lessupplices dont nos codes sont prodigues.
—Je vois avec peine, monsieur, dit le petit homme noir, que vous êtesdu parti des fripons.
—Hélas! monsieur, dit mon bon maître, ils sont une part de l'humanitésouffrante et membres, comme nous, de Jésus-Christ, qui mourut entredeux larrons. Je crois apercevoir dans nos lois des cruautés, quiparaîtront distinctement dans l'avenir, et dont nos arrière-neveuxs'indigneront.
—Je ne vous entends pas, monsieur, dit l'autre en buvant un petit coupde vin. Toutes les barbaries gothiques ont été retranchées de nos loiset coutumes, et la justice est aujourd'hui d'une politesse et d'unehumanité excessives. Les peines sont exactement proportionnées auxcrimes et vous voyez que les voleurs sont pendus, les meurtriers roués,les criminels de lèse-majesté tirés à quatre chevaux, les athées, lessorciers et les sodomites brûlés, les faux-monnayeurs bouillis, en quoila justice criminelle marque une extrême modération et toute la douceurpossible.
—Monsieur, de tout temps les juges se sont estimés bienveillants,équitables et doux. Aux âges gothiques de saint Louis et même deCharlemagne, ils admiraient leur propre bénignité, qui nous semblerudesse aujourd'hui; je devine que nos fils nous jugeront rudes à leurtour, et qu'ils trouveront encore quelque chose à retrancher sur lestortures et sur les supplices dont nous usons.
—Monsieur, vous ne parlez pas comme un magistrat. La torture estnécessaire pour tirer les aveux qu'on n'obtiendrait point par ladouceur. Quant aux peines, elles sont réduites à ce qui est nécessairepour assurer la vie et les biens des citoyens.
—Vous convenez donc, monsieur, que la justice a pour objet, non lejuste, mais l'utile, et qu'elle s'inspire seulement des intérêts et despréjugés des peuples. Rien n'est plus vrai, et les fautes sont puniesnon point en proportion de la malignité qui y est attachée, mais en vuedu dommage qu'elles causent ou qu'on croit qu'elles causent à lasociété. C'est ainsi que les faux-monnayeurs sont mis dans une chaudièred'eau bouillante, bien qu'il y ait en réalité peu de malice à frapperdes écus. Mais les financiers en particulier et le public y éprouvent undommage sensible. C'est ce dommage dont ils se vengent avec uneimpitoyable cruauté. Les voleurs sont pendus, moins pour la perversitéqu'il y a à prendre un pain ou des hardes, laquelle est excessivementpetite, qu'à cause de l'attachement naturel des hommes à leur bien. Ilconvient de ramener la justice humaine à son véritable principe qui estl'intérêt matériel des citoyens et de la dégager de toute la hautephilosophie dont elle s'enveloppe avec une pompeuse et vaine hypocrisie.
—Monsieur, répliqua le petit huissier, je ne vous conçois pas. Il mesemble que la justice est d'autant plus équitable qu'elle est plusutile, et que cette utilité même, qui vous fait la mépriser, vous ladevrait rendre auguste et sacrée.
—Vous ne m'entendez point, dit mon bon maître.
—Monsieur, dit le petit huissier, j'observe que vous ne buvez point. Votre vin est bon, si j'en juge à la couleur. N'y pourrai-je goûter?
Il est vrai que mon bon maître, pour la première fois de sa vie,laissait du vin au fond de la bouteille. Il le versa dans le verre dupetit huissier.
—A votre santé, monsieur l'abbé, dit le petit huissier. Votre vin estbon, mais vos raisonnements ne valent rien. La justice, je le répète,est d'autant plus équitable qu'elle est plus utile, et cette utilitémême que vous dites être dans son origine et dans son principe, vous ladevrait rendre auguste et sacrée. Mais il vous faut convenir encore quel'essence même de la justice est le juste, ainsi que le mot l'indique.
—Monsieur, dit mon bon maître, quand nous aurons dit que la beauté estbelle, la vérité vraie et la justice juste, nous n'aurons rien dit dutout. Votre Ulpien, qui s'exprimait avec précision, a proclamé que lajustice est la ferme et perpétuelle volonté d'attribuer à chacun ce quilui appartient, et que les lois sont justes quand elles sanctionnentcette volonté. Le malheur est que les hommes n'ont rien en propre etqu'ainsi l'équité des lois ne va qu'à leur garantir le fruit de leursrapines héréditaires ou nouvelles. Elles ressemblent à ces conventionsdes enfants qui, après qu'ils ont gagné des billes, disent à ceux quiveulent les leur reprendre: «Ce n'est plus de jeu.» La sagacité desjuges se borne à discerner les usurpations qui ne sont pas de jeu d'aveccelles dont on était convenu en engageant la partie, et cettedistinction est à la fois délicate et puérile. Elle est surtoutarbitraire. La grande fille qui, dans ce moment même, pend au bout d'unecorde de chanvre, avait, dites-vous, volé à madame la conseillère Josseune coiffe de dentelle. Mais sur quoi établissez-vous que cette coiffeappartenait à madame la conseillère Josse? Vous me direz qu'elle l'avaitou achetée de ses deniers, ou trouvée dans son coffre de mariage, oureçue de quelque galant, tous bons moyens d'acquérir des dentelles. Maisde quelque façon qu'elle les eût acquises, je vois seulement qu'elle enjouissait comme d'un de ces biens de fortune qu'on trouve et qu'on perdd'aventure et sur lesquels on n'a point de droit naturel. Pourtant jeconsens que les barbes lui appartenaient, conformément aux règles de cejeu de la propriété que jouent les hommes en société comme les pauvresenfants à la marelle. Elle tenait à ces barbes et, dans le fait, ellen'y avait pas moins de droits qu'un autre. Je le veux bien. La justiceétait de les lui rendre, sans les mettre à si haut prix que de détruire,pour deux méchantes barbes de point d'Alençon, une créature humaine.
—Monsieur, dit le petit huissier, vous ne considérez qu'un côté de lajustice. Il ne suffisait pas de faire droit à madame la conseillèreJosse, en lui rendant ses barbes. Il était nécessaire de faire droitaussi à la servante en la pendant par le col. Car la justice est derendre à chacun ce qui lui est dû. En quoi elle est auguste.
—En ce cas, dit mon bon maître, la justice est plus méchante encore queje ne croyais. Cette pensée qu'elle doit le châtiment au coupable estextrêmement féroce. C'est une barbarie gothique.
—Monsieur, dit le petit huissier, vous connaissez mal la justice. Ellefrappe sans colère, et elle n'a pas de haine pour cette fille qu'elleenvoie à la potence.
—A la bonne heure! dit mon bon maître. Mais j'aimerais mieux que lesjuges fissent l'aveu qu'ils punissent les coupables par pure nécessitéet seulement pour faire des exemples sensibles. Dans ce cas ils s'entiendraient au nécessaire. Mais s'ils s'imaginent, en punissant, payerau coupable son dû, on voit jusqu'où cette délicatesse peut lesentraîner, et leur probité même les rend inexorables, car on ne sauraitrefuser aux gens ce qu'on sait leur devoir. Cette maxime, monsieur, mefait horreur. Elle a été établie avec la dernière rigueur par unphilosophe habile, du nom de Menardus, qui prétend que ne pas punir unmalfaiteur, c'est lui faire tort et le priver méchamment du droit qu'ila d'expier sa faute. Il a soutenu que les magistrats d'Athènes, enfaisant boire la ciguë à Socrate, avaient excellemment travaillé à lapurification de l'âme de ce sage. Ce sont là d'épouvantables rêveries.Je souhaite que la justice criminelle ait moins de sublimité. L'idée depure vengeance qu'on attache plus communément à la peine desmalfaiteurs, bien que basse et mauvaise en soi-même, est moins terribledans ses conséquences que cette furieuse vertu des philosophestourmenteurs. J'ai connu jadis à Séez un bourgeois d'humeur joviale etbon homme, qui mettait tous les soirs ses petits enfants sur ses genouxet leur faisait des contes. Il menait une vie exemplaire, s'approchaitdes sacrements et se piquait d'une exacte probité dans le commerce desgrains qu'il exerçait depuis soixante ans ou plus. Il lui arriva d'êtrevolé par sa servante de quelques doublons, ducassons, nobles à la roseet autres belles pièces d'or qu'il gardait curieusement dans un étui, aufond d'un tiroir. Dès qu'il s'aperçut de ce dommage, il en fit aux jugesune plainte sur laquelle la servante fut questionnée, jugée, condamnéeet suppliciée. Le bonhomme, qui savait son droit, exigea qu'on lui remîtla peau de sa voleuse, dont il se fit faire une paire de chausses. Et illui arrivait souvent de frapper sur sa cuisse en s'écriant: «La coquine!la coquine!» Cette fille lui avait pris des pièces d'or; il lui prenaitsa peau; du moins se vengeait-il sans philosophie, dans la candeur de saférocité rustique. Il ne songeait point à remplir un devoir auguste entapotant joyeusement sa culotte humaine. Il vaudrait mieux convenir que,si l'on pend un larron, c'est par prudence et dans le but d'effrayer lesautres par l'exemple, et non pas du tout pour attribuer à chacun, commedit l'autre, ce qui lui appartient. Car, en bonne philosophie, rienn'appartient à personne, si ce n'est la vie elle-même. Prétendre qu'ondoit l'expiation aux criminels, c'est tomber dans un mysticisme féroce,pis que la violence nue et que la simple colère. Quant à punir lesvoleurs c'est un droit issu de la force et non de la philosophie. Laphilosophie nous enseigne au contraire que tout ce que nous possédonsest acquis par violence ou par ruse. Et vous voyez aussi que les jugesapprouvent qu'on nous dépouille de nos biens quand le ravisseur estpuissant. C'est ainsi qu'on permet au roi de nous prendre notrevaisselle d'argent pour faire la guerre, comme il s'est vu sous Louis leGrand, alors que les réquisitions furent si exactes qu'on enlevajusqu'aux crépines des lits, pour en tirer l'or tissu dans la soie. Ceprince mit la main sur les biens des particuliers et sur les trésors deséglises, et, voilà vingt ans, faisant mes dévotions àNotre-Dame-de-Liesse, en Picardie, j'ouïs les doléances d'un vieuxsacristain qui déplorait que le feu roi eût enlevé et fait fondre toutle trésor de l'église, et ravi même le sein d'or émaillé déposé jadis engrande pompe par madame la princesse Palatine, après qu'elle eut étéguérie miraculeusement d'un cancer. La justice seconda le prince dansses réquisitions et punit sévèrement ceux qui dérobaient quelque pièceaux commissaires du roi. C'est donc qu'elle n'estimait pas que ces biensfussent si attachés aux personnes qu'on ne pût les en séparer.
—Monsieur, dit le petit huissier, les commissaires agissaient au nom duroi qui, possédant tous les biens du royaume, en peut disposer à son grépour la guerre ou pour les bâtiments, ou de toute autre manière.
—Il est vrai, dit mon bon maître, et cela a été mis dans les règles dujeu. Les juges y vont commeà l'Oie, en regardant ce qui est écrit surle tableau. Les droits du prince, soutenus par les Suisses et par toutessortes de soldats, y sont écrits. Et la pauvre pendue n'avait pas degardes suisses pour faire mettre sur le tableau du jeu qu'elle avaitdroit de porter les dentelles de madame la conseillère Josse. Cela estparfaitement exact.
—Monsieur, dit le petit huissier, vous ne comparez point, je pense,Louis le Grand, qui prit la vaisselle de ses sujets pour payer dessoldats, et cette créature qui vola une coiffe pour s'en parer.
—Monsieur, dit mon bon maître, il est moins innocent de faire la guerreque d'aller à Ramponneau avec une coiffe de dentelle. Mais la justiceassure à chacun ce qui lui appartient, selon les règles de ce jeu dessociétés qui est le plus inique, le plus absurde et le moinsdivertissant des jeux. Et le malheur est que tous les citoyens sontobligés d'être de la partie.
—Cela est nécessaire, dit le petit huissier.
—Aussi bien, dit mon bon maître, les lois sont-elles utiles. Mais ellesne sont point justes et ne sauraient l'être, car le juge assure auxcitoyens la jouissance de ce qui leur appartient, sans faire lediscernement des vrais et des faux biens; cette distinction n'est pasdans les règles du jeu, mais seulement dans le livre de la justicedivine, où personne ne peut lire. Connaissez-vous l'histoire de l'angeet de l'anachorète? Un ange descendit sur la terre avec un visaged'homme et en l'habit d'un pèlerin; cheminant par l'Égypte, il frappa,le soir, à la porte d'un bon anachorète qui, le prenant pour unvoyageur, lui offrit à souper et lui donna du vin dans une coupe d'or.Puis il le fit coucher dans son lit et s'étendit lui-même à terre, surquelques poignées de paille de maïs. Pendant qu'il dormait, son hôtecéleste se leva, prit la coupe dans laquelle il avait bu, la cacha sousson manteau et s'enfuit. Il agissait de la sorte, non point pour fairetort au bon ermite, mais au contraire dans l'intérêt de l'hôte quil'avait reçu charitablement. Car il savait que cette coupe aurait causéla perte de ce saint homme, qui y avait mis son coeur, tandis que Dieuveut qu'on n'aime que lui et ne souffre pas qu'un religieux soit attachéaux biens de ce monde. Cet ange, qui participait de la sagesse divine,distinguait les faux biens des biens véritables. Les juges ne font pascette distinction. Qui sait si madame la conseillère Josse ne perdrapoint son âme avec les barbes de dentelle que sa servante lui avaitprises et que les juges lui ont rendues?
—En attendant, dit le petit huissier en se frottant les mains, il y a àcette heure une coquine de moins sur la terre.
Il secoua les miettes qui restaient sur son habit, salua la compagnie etpartit allègrement.
XXI
LA JUSTICE (SUITE)
Mon bon maître, se tournant vers moi, reprit de la sorte:
—Je n'ai rapporté l'histoire de l'ange et de l'ermite que pour montrerl'abîme qui sépare le temporel du spirituel. Or, c'est seulement dans letemporel que la justice humaine s'exerce, et c'est un lieu bas où lesgrands principes ne sont point de mise. La plus cruelle offense qu'onait pu faire à Notre-Seigneur Jésus-Christ est de mettre son image dansles prétoires où les juges absolvent les pharisiens qui l'ont crucifiéet condamnent la Madeleine qu'il releva de ses mains divines. Quefait-il, le Juste, parmi ces hommes qui ne pourraient pas se montrerjustes, même s'ils le voulaient, puisque leur triste devoir est deconsidérer les actions de leurs semblables non en elles-mêmes et dansleur essence, mais au seul point de vue de l'intérêt social,c'est-à-dire en raison de cet amas d'égoïsme, d'avarice, d'erreurs etd'abus qui forme les cités, et dont ils sont les aveugles conservateurs?En pesant la faute, ils y ajoutent le poids de la peur ou de la colèrequ'elle inspira au lâche public. Et tout cela est écrit dans leur livre,en sorte que le texte antique et la lettre morte leur servent d'esprit,de coeur et d'âme vivante. Et toutes ces dispositions, dont quelques-unesremontent aux âges infâmes de Byzance et de Théodora, s'accordentseulement sur ce point qu'il faut tout sauver, vertus et vices, d'unmonde qui ne veut pas changer. La faute aux yeux des lois est si peu dechose en soi, et les circonstances extérieures en sont si considérables,qu'un même acte, légitime dans telle condition, devient impardonnabledans telle autre, comme il se voit par l'exemple d'un soufflet qui,donné par un homme sur la joue d'un autre, paraît seulement chez unbourgeois l'effet d'une humeur irascible et devient, pour un soldat, uncrime puni de mort. Cette barbarie, qui subsiste encore, fera de nousl'opprobre des siècles futurs. Nous n'y prenons pas garde; mais on sedemandera un jour quels sauvages nous étions pour punir du derniersupplice l'ardeur généreuse du sang quand elle jaillit du coeur d'unjeune homme assujetti par les lois aux périls de la guerre et auxdégoûts de la caserne. Et il est clair que s'il y avait une justice,nous n'aurions pas deux codes, l'un militaire, l'autre civil. Cesjustices soldatesques, dont on voit tous les jours les effets, sontd'une cruauté atroce, et les hommes, s'ils se policent jamais, nevoudront pas croire qu'il fut jadis, en pleine paix, des conseils deguerre vengeant par la mort d'un homme la majesté des caporaux et dessergents. Ils ne voudront pas croire que des malheureux furent passéspar les armes pour crime de désertion devant l'ennemi, dans uneexpédition où le gouvernement de la France ne reconnaissait pas debelligérants. Ce qu'il y a d'admirable, c'est que de telles atrocités secommettent chez des peuples chrétiens qui honorent saint Sébastien,soldat révolté, et ces martyrs de la légion thébaine dont la gloire estseulement d'avoir encouru jadis les rigueurs des conseils de guerre, enrefusant de combattre les Bagaudes. Mais laissons cela, ne parlons plusde ces justices de gens à sabres, qui périront un jour, selon laprophétie du fils de Dieu; et revenons-en aux magistrats civils.
»Les juges ne sondent point les reins et ne lisent point dans les coeurs;aussi leur plus juste justice est-elle rude et superficielle. Encores'en faut-il de beaucoup qu'ils s'en tiennent à cette grossière écorced'équité, sur laquelle les codes sont écrits. Ils sont hommes,c'est-à-dire faibles et corruptibles, doux aux forts et impitoyables auxpetits. Ils consacrent par leurs sentences les plus cruelles iniquitéssociales, et il est malaisé de distinguer dans cette partialité ce quivient de leur bassesse personnelle, de ce qui leur est imposé par ledevoir de leur profession, qui est, en réalité, de soutenir l'État dansce qu'il a de mauvais autant que dans ce qu'il a de bon, de veiller à laconservation des moeurs publiques, ou excellentes ou détestables, etd'assurer, avec les droits des citoyens, les volontés tyranniques duprince, sans parler des préjugés ridicules et cruels qui trouvent sousles fleurs de lis un asile inviolable.
»Le magistrat le plus austère peut être amené, par son intégrité même, àrendre des arrêts aussi révoltants et peut-être plus inhumains encoreque ceux du magistrat prévaricateur, et je ne sais, pour ma part, quides deux je redouterais le plus, ou du juge qui s'est fait une âme avecdes textes de loi, ou de celui qui emploie un reste de sentiment àtorturer ces textes. Celui-ci me sacrifiera à son intérêt ou à sespassions; l'autre m'immolera froidement à la chose écrite.
»Encore faut-il observer que le magistrat est défenseur, par fonction,non pas des préjugés nouveaux, auxquels nous sommes tous plus ou moinssoumis, mais des préjugés anciens qui sont conservés dans les lois alorsqu'ils s'effacent de nos âmes et nos moeurs. Et il n'est pas d'espritquelque peu méditatif et libre qui ne sente tout ce qu'il y a degothique dans la loi, tandis que le juge n'a pas le droit de le sentir.
»Mais je parle comme si les lois, encore que barbares et grossières,étaient du moins claires et précises. Et il s'en faut de beaucoup qu'ilen soit ainsi. Le grimoire d'un sorcier semble facile à comprendre encomparaison de plusieurs articles de nos codes et de nos coutumiers. Cesdifficultés d'interprétation ont beaucoup contribué à faire établirdivers degrés de juridiction, et l'on admet que, ce que le bailli n'apas entendu, messieurs du Parlement l'éclairciront. C'est beaucoupattendre de cinq hommes en robe rouge et en bonnet carré, qui, mêmeaprès avoir récité leVeni Creator, demeurent sujets à l'erreur; et ilvaut mieux convenir que la plus haute juridiction juge sans appel pourcette seule raison qu'on avait épuisé les autres avant de recourir àcelle-là. Le prince est de cet avis; car il y a des lits de justiceau-dessus des Parlements.
XXII
LA JUSTICE (SUITE ET FIN)
Mon bon maître regarda tristement couler l'eau comme l'image de ce mondeoù tout passe et rien ne change.
Il demeura quelque temps songeur et reprit d'une voix plus basse:
—Cela seul, mon fils, me cause un insurmontable embarras, qu'il failleque ce soit les juges qui rendent la justice. Il est clair qu'ils ontintérêt à déclarer coupable celui qu'ils ont d'abord soupçonné. L'espritde corps, si puissant chez eux, les y porte; aussi voit-on que danstoute leur procédure, ils écartent la défense comme une importune, et nelui donnent accès que lorsque l'accusation a revêtu ses armes et composéson visage, et qu'enfin, à force d'artifices, elle a pris l'air d'unebelle Minerve. Par l'esprit même de leur profession, ils sont enclins àvoir un coupable dans tout accusé, et leur zèle semble si effrayant àcertains peuples européens qu'ils les font assister, dans les grandescauses, par une dizaine de citoyens tirés au sort. En quoi il apparaîtque le hasard, dans son aveuglement, garantit mieux la vie et la libertédes accusés que ne le peut faire la conscience éclairée des juges. Ilest vrai que ces magistrats bourgeois, tirés à la loterie, sont tenus endehors de l'affaire dont ils voient seulement les pompes extérieures. Ilest vrai encore, qu'ignorant les lois, ils sont appelés, non à lesappliquer, mais seulement à décider d'un seul mot s'il y a lieu de lesappliquer. On dit que ces sortes d'assises donnent parfois des résultatsabsurdes, mais que les peuples qui les ont établies y sont attachéscomme à une espèce de garantie très précieuse. Je le crois volontiers.Et je conçois qu'on accepte des arrêts rendus de la sorte, qui peuventêtre ineptes ou cruels, mais dont l'absurdité du moins et la barbarie nesont, pour ainsi dire, imputables à personne. L'iniquité sembletolérable quand elle est assez incohérente pour paraître involontaire.
»Ce petit huissier de tantôt, qui a un si grand sentiment de la justice,me soupçonnait d'être du parti des voleurs et des assassins. Au rebours,je réprouve à ce point le vol et l'assassinat, que je n'en puis souffrirmême la copie régularisée par les lois, et il m'est pénible de voir queles juges n'ont rien trouvé de mieux, pour châtier les larrons et leshomicides, que de les imiter; car, de bonne foi, Tournebroche, mon fils,qu'est-ce que l'amende et la peine de mort, sinon le vol et l'assassinatperpétrés avec une auguste exactitude? Et ne voyez-vous point que notrejustice ne tend, dans toute sa superbe, qu'à cette honte de venger unmal par un mal, une misère par une misère, et de doubler, pourl'équilibre et la symétrie, les délits et les crimes? On peut dépenserdans cette tâche une sorte de probité et de désintéressement. On peuts'y montrer un l'Hospital tout aussi bien qu'un Jeffryes, et je connaispour ma part un magistrat assez honnête homme. Mais j'ai voulu,remontant aux principes, montrer le caractère véritable d'uneinstitution que l'orgueil des juges et l'épouvante des peuples ontrevêtue à l'envi d'une majesté empruntée; j'ai voulu montrer l'humilitéoriginelle de ces codes qu'on veut rendre augustes et qui ne sont enréalité qu'un amas bizarre d'expédients.
»Hélas! les lois sont de l'homme; c'est une obscure et misérable origine.L'occasion les fit naître pour la plupart. L'ignorance, la superstition,l'orgueil du prince, l'intérêt du législateur, le caprice, la fantaisie,voilà la source de ces grands corps de droit qui deviennent vénérablesquand ils commencent à n'être plus intelligibles. L'obscurité qui lesenveloppe, épaissie par les commentateurs, leur communique la majestédes oracles antiques. J'entends dire à chaque instant et je lis tous lesjours dans les gazettes, que maintenant nous faisons des lois decirconstance et d'occasion. Cette vue appartient à des myopes qui nedécouvrent pas que c'est la suite d'un usage immémorial et que, de touttemps, les lois sont sorties de quelque hasard. On se plaint aussi del'obscurité et des contradictions où tombent sans cesse nos législateurscontemporains. Et l'on ne remarque pas que leurs prédécesseurs étaienttout aussi épais et embrouillés.
»En fait, Tournebroche, mon fils, les lois sont bonnes ou mauvaises,moins par elles-mêmes que par la façon dont on les applique, et telledisposition très inique ne fait pas de mal si le juge ne la met point envigueur. Les moeurs ont plus de force que les lois. La politesse deshabitudes, la douceur des esprits sont les seuls remèdes qu'on puisseraisonnablement apporter à la barbarie légale. Car de corriger les loispar les lois, c'est prendre une voie lente et incertaine. Les sièclesseuls défont l'oeuvre des siècles. Il y a peu d'espoir qu'un jour un Numafrançais rencontre dans la forêt de Compiègne ou sous les rochers deFontainebleau une autre nymphe Égérie qui lui dicte des lois sages.
Il regarda longtemps vers les collines qui bleuissaient à l'horizon. Sonair était grave et triste. Puis, posant doucement la main sur monépaule, il me parla avec un accent si profond que je me sentis pénétréjusqu'au fond de l'âme. Il me dit:
—Tournebroche, mon fils, vous me voyez tout à coup incertain etembarrassé, balbutiant et stupide, à la seule idée de corriger ce que jetrouve détestable. Ne croyez point que ce soit timidité d'esprit: rienn'étonne l'audace de ma pensée. Mais prenez bien garde, mon fils, à ceque je vais vous dire. Les vérités découvertes par l'intelligencedemeurent stériles. Le coeur est seul capable de féconder ses rêves. Ilverse la vie dans tout ce qu'il aime. C'est par le sentiment que lessemences du bien sont jetées sur le monde. La raison n'a point tant devertu. Et je vous confesse que j'ai déjà été jusqu'ici trop raisonnabledans la critique des lois et des moeurs. Aussi cette critique va-t-elletomber sans fruits et se sécher comme un arbre brûlé par la geléed'avril. Il faut, pour servir les hommes, rejeter toute raison, comme unbagage embarrassant, et s'élever sur les ailes de l'enthousiasme. Sil'on raisonne, on ne s'envolera jamais.
NOTES
[1: M. Jean Lacoste a écrit dans laGazette de France du 20 mai 1893:
«M. l'abbé Jérôme Coignard est un prêtre plein de science, d'humilité etde foi. Je ne dis pas que sa conduite ait toujours honoré son petitcollet et que sa robe n'ait pas reçu maint accroc… Mais s'il succombeà la tentation, si le diable a en lui une proie facile, jamais il neperd confiance, il espère par la grâce de Dieu ne plus rechuter etarriver aux gloires du Paradis. Et de fait il nous donne le spectacled'une mort fort édifiante. Donc un grain de foi embellit la vie etl'humilité chrétienne sied aux faiblesses de l'humanité.
»M. l'abbé Coignard, s'il n'est pas un saint, mérite peut-être lepurgatoire. Mais il le mérite fort long et il a risqué l'enfer. Car àses actes d'humilité sincère ne se mêlait presque pas de repentir. Ilcomptait trop sur la grâce de Dieu et ne faisait nul effort pourfavoriser l'action de la grâce. C'est pourquoi il retombait dans sonpéché. La foi ainsi lui servait de peu et il était presque hérétique,car le saint concile de Trente, dans les canons VI et IX de sa sixièmesession, a déclaré l'anathème à tous ceux qui prétendent «qu'il n'estpas au pouvoir de l'homme de rendre ses voies mauvaises» et qui ont unetelle confiance en la foi qu'ils s'imaginent qu'elle seule peut sauver«sans aucun mouvement de la volonté». C'est pourquoi la miséricordedivine s'étendant sur l'abbé Coignard est vraiment miraculeuse et endehors des voies ordinaires.»]
[2: M. Baiselance ou Baisselance vient beaucoup après Montaigne commemaire de Bordeaux. (Note de l'éditeur.)]
[3: La géométrie dont parle Jacques Tournebroche est ornée de figures deSébastien Leclerc dont j'admire au contraire la précise élégance et lafine exactitude. Mais il faut souffrir la contradiction. (Note del'éditeur.)]
[4: C'est un ecclésiastique qui parle. (Note de l'éditeur.)]
[5: Cf.: Saint-Évremont.Les Académiciens.
GODEAU.
Bonjour, cher Colletet.
COLLETETse jette à genoux.
Grand évêque de Grasse, Dites-moi, s'il vous plaît, comme il faut que je fasse. Ne dois-je pas baiser votre sacré talon?
GODEAU.
Nous sommes tous égaux, étant fils d'Apollon. Levez-vous, Colletet.
COLLETET.
Votre magnificence Me permet, monseigneur, une telle licence?
GODEAU.
Rien ne saurait changer le commerce entre nous: Je suis évêque ailleurs, ici Godeau pour vous.
M. l'abbé Coignard vivait sous l'ancien régime. En ce temps-là on disaitque l'Académie française avait le mérite d'établir entre tous sesmembres une égalité qu'ils ne trouvaient pas devant la loi. Pourtantelle fut détruite en 1793 comme «le dernier refuge de l'aristocratie».]
[6: Il veut dire: de l'évêque à qui le roi a donné la feuille desbénéfices ecclésiastiques.]
[7: Le roi était protecteur de l'Académie.]
[8: Il est exact que l'Académie condamna cette locution.
Je dis que la coutume, assez souvent trop forte, Fait dire improprement que l'on FERME LA PORTE. L'usage tous les jours autorise des mots Dont on se sert pourtant assez mal à propos. Pour avoir moins de froid à la fin de décembre On va POUSSER LA PORTE et l'on FERME SA CHAMBRE.
(Saint-Évremont,les Académiciens.)]
[9: L'Académie, en ce temps-là, ne faisait point de distribution deprix.]
[10: Je n'ai pas trouvé mention de ce M. Rockstrong dans les mémoiresrelatifs à l'attentat de Monmouth. (Note de l'éditeur.)]
[11: Au temps de M. l'abbé Coignard les Français se croyaient déjàlibres. Le sieur d'Alquié écrivait en 1670:
«Trois choses rendent un homme heureux en ce monde, sçavoir la douceurde l'entretien, les mets délicats et la liberté entière et parfaite.Nous avons veu comme quoy nostre illustre royaume a parfaitementsatisfait aux deux premiers; ainsi qu'il ne reste maintenant qu'àmontrer que le troisième ne luy manque pas, et que la liberté n'y estpas moins que les deux advantages précédans. La chose vous paraistrad'abord véritable, si vous considérez attentivement le nom de nostreEstat, le sujet de sa fondation, et sa pratique ordinaire: car onremarque d'abord que ce nom deFrance ne signifie autre chose queFranchise et liberté, conformément au dessein des fondateurs de cetteMonarchie, lesquels ayant une âme noble et généreuse et ne pouvantsouffrir ny l'esclavage ny la moindre servitude se résolurent de secouerle joug de toute sorte de captivité, et d'estre aussi libres que leshommes le peuvent estre: c'est pourquoy ils s'en vinrent dans les Gaulesqui estoient un Pays dont les Peuples n'estoient pas ny moins belliqueuxny moins jaloux de sa franchise qu'ils le pouvoient estre. Quand ausecond point, nous sçavons qu'outre les inclinations et les desseinsqu'ils ont en fondant cet Estat, d'estre toujours maistres d'eux-mesmes;c'est qu'ils ont donné des loix à leurs Souverains, qui (limitant leurpouvoir) les maintiennent dans leurs privilèges: de sorte que quand onles en veut priver ils deviennent furieux et courent aux armes avec tantde vitesse que rien ne peust les retenir quand il s'agit de ce point.Quant au troisiesme, je dis que la France est si amoureuse de laliberté, qu'elle ne peut pas souffrir un Esclave: de sorte que les Turcset les Mores, bien moins encore les peuples Chrétiens, ne peuvent jamaisporter des fers ny estre chargés de chaisnes, estant dans son pays:aussi arrive-t-il que quand il y a des esclaves enFrance, ils ne sontpas si tost à terre, qu'ils s'écrient pleins de joye: Vive la Franceavec son aymable Liberté. (Les Délices de la France…, par FrançoisSavinien d'Alquié,Amsterdam, 1670, in-12.—Chapitre XVI, intituléLaFrance est un pays de liberté pour toute sorte de personnes, pp.245-246.)]
*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES OPINIONS DE M. JÉRÔME COIGNARD ***
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