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The Project Gutenberg eBook ofLe Négrier, Vol. I

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States andmost other parts of the world at no cost and with almost no restrictionswhatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the termsof the Project Gutenberg License included with this ebook or onlineatwww.gutenberg.org. If you are not located in the United States,you will have to check the laws of the country where you are locatedbefore using this eBook.

Title: Le Négrier, Vol. I

Author: Edouard Corbière

Release date: February 8, 2006 [eBook #17714]

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, beth133 and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE NÉGRIER, VOL. I ***

Produced by Carlo Traverso, beth133 and the Online

Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net.This file was produced from images generously made availableby the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

LE NÉGRIER

AVENTURES DE MER.
PAR
ÉDOUARD CORBIÈRE DE BREST
DEUXIÈME ÉDITION.
VOLUME I

PARIS A.-J. DÉNAIN ET DELAMARE ÉDITEURS DE L'HISTOIRE DE L'EXPÉDITION FRANÇAISE EN ÉGYPTE 16. RUE VIVIENNE

1834.

A MONSIEUR

Henri Zschokke,

A ARAU.

Souvent je me suis rappelé l'émotion profonde que vous firentéprouver, en ma présence, la vue de la mer et l'aspect de ces êtreshardis qui se sont fait un métier d'en affronter les dangers. Lesimpressions d'un homme comme vous sont presque toujours des jugemensportés sur les objets qui les ont produites. Vous avez désiréconnaître les moeurs de ces marins, qui vous ont paru quelque chosede plus que des hommes ordinaires. J'ai passé ma jeunesse au milieud'eux: leur profession a été vingt ans la mienne. Placé aujourd'huien dehors de leur vie active, avec d'autres sensations et d'autrestravaux, j'ai voulu peindre, comme d'un point de vue favorable à unartiste qui a parcouru le pays, leur caractère aventureux, et leshabitudes de leur vie nomade, au milieu d'un élément dont ilsse sont fait une patrie. J'ai fait un roman, enfin, avec quelquesmatériaux d'histoire traditionnelle, et je vous le dédie, comme àun des patriarches du genre.

N'allez pas croire toutefois, Monsieur, que la réputation élevéeque vos ouvrages vous ont acquise soit le seul motif qui m'aitdéterminé à placer sous l'égide de votre supériorité un essaitrop peu digne de la protection que je semble vouloir lui chercher.Si j'avais connu un littérateur qui eût honoré plus que vous desfonctions publiques, ou un homme public qui eût porté, dansla littérature, un caractère plus pur et des prétentions plusmodestes, c'est à lui que j'aurais offert le faible hommage que jevous prie aujourd'hui d'agréer, avec la bienveillance dont vous avezbien voulu m'honorer.

ED. CORBIÈRE.

Un jeune capitaine négrier, que j'avais connu à Brest dans monenfance, me rencontra, en 1818, à la Martinique. Il se mourait d'unemaladie incurable, contractée à la côte d'Afrique. «Si tu esencore iciquand je filerai mon câble par le bout, me dit-il dansle langage qui lui était ordinaire, tu ramasseras quelques paperassesque j'ai laissées au fond de ma malle. C'est le journal de ma vie deforban, écrit sur l'habitacle de ma goëlette, en style d'écumeurde mer. Tu m'arrangeras un peu tout ce barbouillage, en ayant soin decacher mon nom, par égard pour ma pauvre mère. C'est bien assez queje lui aie ravi tout ce qui la consolait de m'avoir mis au monde,sans que j'aille encore poursuivre les jours qui lui restent, dusouvenir d'ungarnement comme moi.» Je ne compris que plus tard lesens de ces derniers mots.

Cinq jours après notre rencontre, mon ami négrier expira dans mesbras, chez une mulâtresse. Quelques minutes avant d'exhaler sondernier souffle, ses lèvres charbonnées murmuraient encore unechanson de gaillard d'avant. Il voulait, disait-il,faire tête à lamort jusqu'au bout. Il tint parole.

On ouvrit son testament. Il me léguait son brick-goélette, superbeembarcation sur laquelle il avait fait trois voyages à la côte. Lereste de sa fortune revenait à sa mère. Je savais qu'il avait unfrère qu'il aimait beaucoup, et je fus surpris de ne retrouver, dansl'expression de ses dernières volontés, aucune disposition favorableà celui-ci…. Je ne voulus accepter quele journal de mer de moncompatriote. C'est cet écrit, aussi bizarre que les événemens quil'ont produit, que je me suis appliqué à mettre un peu en ordre, entraversant une douzaine de fois l'Océan.

LE NÉGRIER

1.

LE DÉPART.

Vocation.—Le professeur athée.—Le corsaire leSans-Façon.—Lecapitaine Arnandault.—Mal de mer.—Cure radicale.—Maître Philippe.—Fil-à-Voile.—Combat.—Prise.—Coup de cape.—Contes du bord.—Leprotégé du capitaine d'armes.—Petit Jacques.

Les circonstances de ma naissance semblèrent tracer ma vocation. Jereçus le jour en pleine mer, dans une traversée que mon père, vieilofficier d'artillerie de marine, faisait faire à une jolie créolequ'il avait épousée aux Gonaïves, et qu'il ramenait en France àbord de sa frégate.

Un frère arriva au monde en même temps que moi, et je puis dire dumême coup de roulis; car ce fut dans la violence d'une bourrasque etau moment où notre bâtiment recevait le choc d'une lame effroyable,que ma mère accoucha de nous deux, après sept mois de grossesse.

En débarquant à Brest, notre destination, mon père n'eut riende plus pressé que de faire baptiser ce qu'il appelait gaîment ledouble péché de sa vieillesse. Il voulut nous tenir, malgré lesobservations du curé de Saint-Louis, sur les fonts baptismaux,enveloppés du pavillon de poupe de sa frégate; et par un hasard, quifut accepté alors comme le plus heureux présage, en me débattantpendant la cérémonie, je passai ma petite tête dans un trou deboulet que le pavillon qui nous servait de langes avait reçu dans uncombat mémorable. Les témoins de ce prodige en conclurent que je nepourrais faire autrement que de devenir dans peu une des gloires dela marine française. Les vieux marins sont superstitieux; mais leurcrédulité n'a jamais rien que ne puisse avouer leur courage ou leurfierté.

A neuf ans, je savais nager et je ne savais pas lire. A douze ans,j'étais déjà aussi mauvais petit sujet qu'on peut l'être à cetâge. Mon frère remportait tous les prix de ses classes. Il faisaitles délices de ses professeurs. J'en faisais le tourment. Quand onl'attaquait, je me battais pour lui: quand j'étais puni, il faisaitmespensums. Je l'aimais à ma manière, avec impétuosité etbrusquerie. Il me chérissait de son côté; mais son amitié, douceet caressante, avait quelquefois pour moi l'air du reproche. J'étaisl'idole de mon père, qui retrouvait en moi tous les défauts de sajeunesse. Ma mère ne pouvait vivre qu'auprès d'Auguste: c'était lenom de mon frère. Mon père avait voulu qu'on m'appelât, comme lui,Léonard. C'était à son avis un nom sonore, qui avait quelquechose de marin et de martial[1].

[Note 1: Je cache ici, sous cette appellation, le vrai nom dunarrateur, pour remplir l'intention qu'il m'exprima en me confiant sonJournal de mer.]

Chaque semaine nos parens nous donnaient quelques sous, que nousemployions selon nos goûts différens. Auguste achetait des livresavec ses petites épargnes. Moi, je me glissais dans les bateaux depassage du port, pour acheter, des bateliers, le plaisir de manierun aviron ou de brandir fièrement une gaffe. Souvent je parvenaisà démarrer furtivement du rivage un canot sur lequel je me confiaisseul aux flots que je voulais apprendre à maîtriser. Assis derrièreune mauvaise embarcation, la barre sous le bras, bordant une misaineen lambeaux, je rangeais les vaisseaux de ligne mouillés sur rade, enfumant de mon mieux un cigarre détestable qui me soulevait le coeur.C'est dans ces momens que, m'abandonnant à la destinée que je mecroyais promise, je rêvais avec ivresse et au bruit des vagues quime berçaient, le jour où je pourrais affronter des tempêtes, lesdompter ou périr au milieu d'elles.

Ces petites luttes, que mon inexpérience livrait aux lames et auxvents de la rade de Brest, sont les seuls amusemens de mon enfance queje me sois toujours rappelés avec plaisir. Mes illusions n'avaientqu'un objet: ma mémoire n'a guère conservé délicieusement qu'unsouvenir.

Les jeunes gens de Brest, comme tous ceux des ports de guerre,n'ont à choisir à peu près qu'entre trois carrières qui toutesconduisent au même but: servir sur mer, en qualité de chirurgien,d'aspirant ou de commis de marine. Il semble que, sur ces boulevardsmaritimes de la France, les hommes ne naissent aussi près del'Océan, que pour être plus tôt prêts à en braver les dangers. Letemps était venu où il fallait que nos parens, privés de fortune,songeassent à nous donner une profession.

Les marins jurent sans cesse leurs grands Dieux, qu'ils aimeraientmieux étouffer leurs enfans au berceau que de leur laisser prendre lemétier auquel ils ont quelquefois eux-mêmes consacré si inutilementleur vie; et tous finissent par pleurer de joie quand leurs filsembrassent la carrière dans laquelle ils ont laissé un souvenir. Monpère ne se dissimulait pas les inconvéniens d'une profession dont iln'avait retiré que des blessures, le scorbut, la fièvre jaune et unemodique retraite; mais un jeune homme ne lui paraissait venu au mondeque pour servir la patrie. Il appelait ne rien faire, n'être pasmilitaire ou marin; mais avoir essayé trois ou quatre combats,quelques naufrages; mais avoiroublié un bras, une jambe sur unchamp de bataille, c'était, à son avis, s'être acquitté de samission d'homme. Avec de telles idées, il n'était pas difficile deprévoir le métier qu'il serait bien aise de nous voir choisir.

La petite maison que nous habitions à Brest était placée sur lecours d'Ajot, et de chacune de ses croisées on pouvait découvrirla rade dans toute sa majesté. Un jour que les vaisseaux faisaientl'exercice à feu, mon père nous appela près de lui, et, ouvrantune fenêtre d'où il contemplait, depuis une heure, le magnifiquespectacle d'un combat naval simulé, il nous demanda, enivré de lafumée de poudre que lui apportait la brise:Que voulez-vous être,mes enfans?—Marin, si tu le veux, répondit mon frère avec sasoumission accoutumée—Et toi, Léonard?—Marin! quand bien mêmetu ne le voudrais pas, m'écriai-je presque avec colère.—Et peut-onêtre autre chose quand on voit cela? s'écria l'auteur de mesjours en me pressant avec orgueil sur sa poitrine palpitante, et enproclamant, devant ma mère qui fondait en larmes, que je venais defaire une réponse digne de lui. Il fut donc décidé que mon frèreet moi nous entrerions dans cette carrière qui commence par le gradede mousse, et qui finit, pour si peu de marins, par celui d'amiral.

Pour prétendre au titre d'aspirant, premier degré de l'échellequ'ont à parcourir ceux qui se destinent à être officiers demarine, il fallait avoir servi un an au moins sur les bâtimens del'état, et s'être fourré dans la tête un peu de mathématiques.Mon frère et moi nous fûmes embarqués sur un vaisseau qui nequittait pas la rade, et à bord duquel nous nous rendions les joursde grande revue seulement: on appelait cela faire ses mois de mer.

Les cours de mathématiques sont publics. La classe d'arithmétiqueétait faite, de mon temps, par un vieux professeur qui ne concevaitpas comment il pouvait y avoir au monde autre chose que des athées.L'originalité de ce patriarche des incrédules me plut. Le professeurs'intéressa à moi, moins sans doute pour les dispositions quej'avais à la science, que pour celles que je pourrais avoir un jourà l'incrédulité. Toutes les fois que je me présentais au tableau,pour démontrer une proposition, et qu'il m'arrivait de débiter uneabsurdité, le vieillard grommelait entre les dents qui lui restaient:C'est faux comme la Vie des Saints, ou bien:c'est vrai comme il ya un Dieu! Il fallait alors effacer la figure tracée à la craie, etrésumer de nouveau toute la proposition.

C'est aux soins de cet athée relaps, nom qu'il se donnait lui-même,que je dus l'avantage de ramasser, en courant sur les bancs del'école, quelque peu d'arithmétique, de géométrie et ce qu'ilfallait d'astronomie pour pointer une carte et mesurer une latitude enmer, par le moyen le plus simple. «C'est bien dommage, Léonard, merépétait souvent mon incrédule professeur, que tu ne te sois paslivré avec plus d'application à l'étude des mathématiques! Tuaurais fini, mon bon ami, par être ferré en athéisme. Une bonneproposition de géométrie est, vois-tu bien, la seule chose àlaquelle un homme passablement organisé puisse croire; et en outreles mathématiques ont un grand avantage, sous le rapport de lascience morale, elles apprennent, parA plusB, à n'avoir foi enrien et à mourir honorablement, en niant la divinité et en crachantsur l'espèce humaine.»

Un prêtre sollicitait un jour, de notre mathématicien, uneinscription pour son confessionnal: Écrivez cette proposition, dit levieux négateur:L'hypocrisie est au mensonge comme un confesseur està son pénitent.

Le curé de sa paroisse voulut s'emparer, au lit de mort, des derniersinstans de cette âme à damner. Après avoir écouté patiemmentle long sermon de l'homme d'église, le vieillard murmura entre seslèvres éteintes ces mots par lesquels on termine ordinairementtoutes les propositions énoncées en mathématiques:C'est ce qu'ils'agit de démontrer, et il expira.

J'insiste un peu sur les principes de mon professeur; car c'est àlui que je dus les seules notions de science qui aient jamais trouvéaccès dans ma mauvaise tête, et l'indifférence religieuse qui,pendant toute ma vie, a élargi le cercle des scrupules au centreduquel les autres hommes restent enchaînés.

L'époque du concours, pour les candidats au grade d'aspirant,arriva. Mon frère se présenta: il fut admis par acclamation. Jeme présentai aussi, et je fus refusé d'emblée. Mon caractèreirritable se raidit contre cette première contrariété; je sentaisune espèce de honte attachée à mon infériorité. Ne pouvantvaincre la position, je la tournai: c'était déjà la pente de monhumeur qui se révélait dans le premier acte un peu important de mavie.

Un brick, le corsairele Sans-Façon, devait appareiller aprèsavoir réparé les avaries qu'il avait éprouvées dans un combat. Lesformesflibustières de ce joli navire, avec sa mâture audacieusepenchée sur l'arrière; ses sabords peints de rouge, et son airforban enfin, m'avaient séduit: je passais toutes mes journées àl'admirer et à m'enivrer les sens de ce bruit et de ce spectaclequ'offre le mouvement qui se fait à bord d'un navire de guerre. Unofficier du bord m'avait vu souvent regarder le corsaire avec des yeuxde convoitise: «Dis donc, petit mousse, me cria-t-il un jour, veux-tut'embarquer avec moi?» Cette proposition me sembla être l'avisdu ciel, que j'attendais pour naviguer. Sauter à bord, prendre unecasaque rouge et un bonnet de laine, et demander à être employéau titre dont l'officier venait de me gratifier, ne fut que l'affaired'un moment. En sollicitant de mon père la permission de faire unecroisière à bord duSans-Façon, j'aurais tout obtenu sans doute,et les exhortations de ma mère et la bénédiction parternelle. Mais,grimper furtivement à bord d'un corsaire, sans laisser une seuletrace de ma fuite; mais faire répandre des larmes à ma famillesur mon sort mystérieux, me semblait un début digne d'un marinqui voulait remplir sa carrière de faits mémorables et de chosesextraordinaires. Je devins mousse sans protection et par-dessus lebord.

A peine les huniers duSans-Façon, hissés à tête de mât,furent-ils largués et livrés à la brise de Nord-Nord-Est, qui nouspoussait en dehors du goulet de Brest, qu'un des lieutenans du bordappela le maître d'équipage d'arrière: «Philippe, lui dit-il, enme prenant par l'oreille,ton plat[2] a besoin d'un mousse; prends cedrôle-là; s'il s'avise d'avoir le mal de mer, tu lui feras alongerquinze coups de fouet sur le derrière pour la première fois,trente pour la seconde, et ainsi de suite jusqu'à parfaitrétablissement

[Note 2: On nomme unplat à bord, la réunion de six à septmatelots qui mangent à la même gamelle.]

Ça suffit, lieutenant, répondit maître Philippe, en mesurant,d'un regard sévère, de la tête aux pieds, la dimension de mon petitindividu.

Je regagnai le gaillard d'avant, en faisant déjà de péniblesréflexions sur l'infraction que l'on commettait à la police du bord,en s'avisant d'avoir le mal de mer.

La lame était grosse en dehors des passes. La terre nataledisparaissait pour la première fois, à mes yeux surpris, dans desflots de brume, avec les petites îles et les rochers qui l'entourent.Le brick courait au plus près du vent, plongeant son avant dans leslames écumantes qu'il divisait en filant sept noeuds à la main.Les vagues sautaient à bord en mugissant, et les coups de tangageduSans-Façon, se redressant pour passer mutinement sur chaquemontagne d'eau, m'arrachaient les entrailles, malgré la fermerésolution que j'avais prise de ne pas être malade.

—Dis donc,Fil à Voile! s'écria maître Philippe (ce fut le nomde guerre que le maître d'équipage jugea à propos de me donner enm'adressant la parole pour la première fois), tu m'as l'air d'avoirdeshauts de coeur, mon ami! Est-ce que, par hasard, tu aurais enviede compter tes chemises?

—Pas le moindrement du monde, maître Philippe, lui répondis-je dela manière la plus alerte qu'il me fut possible.

—Non, mais tu aurais tort de te gêner, si tu es véritablementmalade.

—Malade! pas le moindrement, je vous assure, maître Philippe.

—A la bonne heure, vois-tu; car je n'aime pas qu'unmoussaillonse donne des airs d'avoir des pâmoisons. Mais, pour t'amariner endouble, monfiston, fais-moi la sensible amitié d'aller voir dansla hune de misaine, si par l'effet du hasard, je n'y suis pas.

—Oui, maître Philippe, tout de suite.

Et moi, malgré la défaillance de mes jarrets et la fréquence de meshoquets, de grimper dans la hune qu'ébranlaient les plus rudes coupsde tangage.

—J'ai dans l'idée que ce morceau de chrétien-là fera un bon petitbougre, avec le temps, se prit à dire maître Philippe, en me voyanthuché sur le tenon du mât de misaine, sans avoir passé par letrou-du-chat.

Ce mot du maître d'équipage arriva à mon oreille au moment où jelançais sous le vent, et le plus adroitement du monde, le superflud'un déjeûner à moitié digéré. Je me tenais à peine sur mesjambes affaiblies; mais le maître venait de tirer mon horoscope: jedescendis sur le pont avec un aplomb digne de la bonne opinion quemaître Philippe venait d'exprimer sur mon compte.

Un homme, jeté inopinément à bord duSans-Façon, aurait frémi,quelque courage qu'il eût, à l'aspect de cet équipage de renégats,rassemblés par l'amour de la rapine et la soif du carnage. A l'âgeque j'avais et avec les dispositions naturelles que j'apportais, onne frémit de rien et on s'abandonne à tout. Cent cinquante matelots,aux yeux hagards, aux larges épaules couvertes de gilets rouges,bouillonnaient, pour ainsi dire, sur le pont de ce navire, dont leplatbord était garni de seize caronades de 12. Il fallait entendreces voix brutales qui se confondaient, ces propos durs qui secroisaient! Et ces visages de bronze, ces mains goudronnées, cetteconfusion de paroles, cette bigarrure de couleurs et d'effets! Toutcela était de l'harmonie pour mes oreilles, mes yeux et mes mains,qui se pressaient presque avec délices sur les manoeuvres, sur lesbatteries des caronades ou la roue du gouvernail. Au bout de quelquesheures de navigation, je ne pensais plus à mes parens. Je sentais quele bord était devenu ma maison, l'équipage ma famille, et la mer mapatrie.

Le capitaine Arnaudault, qui nous commandait, était un deces corsaires fortement prononcés, que les marins nomment unFrère-la-Côte. Il menait avec lui deux de ses fils, qu'il avaitfait élever comme de jeunes demoiselles, pour en faire plus tard,disait-il, des flibustierscomme il faut. Toute la nuit il sepromenait sur le pont, comme une hyène dans sa cage, la longue-vuesous le bras, un foulard négligemment noué sur sa belle tête bruneet frisée. Sa large figure était sillonnée d'un coup de hached'abordage, qui lui était descendu du front au menton, passant par lenez, comme il le répétait souvent, et comme il était facile des'en apercevoir. Lorsque du haut des mâts de perroquet, les matelotsplacés en vigie criaientnavire! tous les yeux se portaient surles traits du capitaine: c'était dans ses regards que l'équipagecherchait à lire ce qu'il fallait faire, ou à deviner ce qu'onallait devenir. Jamais je n'ai vu, sur un pont de navire, un homme demer plus imposant. Dans les circonstances ordinaires, il n'avait quecinq pieds et quelques pouces, comme les autres; dans les momens dedanger, c'était un géant, et ses matelots des mousses.

Un beau matin, après avoir versé cinq à sixboujarons de tafiaà maître Philippe, qui se plaignait toujours d'éprouver une soif dudiable, et après avoir été lui chercher la chique, qu'il oubliaitchaque nuit à la tête de son hamac, il me prit envie de monter dansla mâture avec les gabiers qui faisaient la visite du gréement.Cramponné sur le racage du petit perroquet, je promène, pour lapremière fois, mes regards encore fort peu exercés sur le vastehorizon que le soleil levant commençait à éclairer autour de moi,et mes yeux nagent, avec une sorte de ravissement, dans l'étendue.A peine avais-je porté la vue sur l'espace que le corsaire semblaitvouloir dévorer avec sa proue, que j'aperçois au loin un point rond,dont la blancheur contrastait avec la verdeur de la mer. Mon premiermouvement fut de criernavire! A ce cri aigu tous les regardss'élèvent vers moi. Le matelot en vigie, qui s'était laisséendormir sur la vergue du petit perroquet, se réveille en sursaut;et, pour me punir d'avoir pris une initiative qui l'exposait àrecevoir un châtiment sévère, il me donne un grand coup de poing.Je n'avais pas encore le pied très-marin; mais j'étais vif etméchant. Suspendu par mes mains aux haubans de catacois, et au dessusde la tête de mon agresseur, je prends mes longueurs, et je luiassène de mon mieux un coup de pied sur la figure. Il me poursuit,furieux, avec l'avantage de l'habitude: je lui échappe avec larapidité de la peur. Une drisse de flamme tombe sous ma main: je lasaisis et je glisse, comme un serpent sur une liane, le long de cecordage si grêle, jusque sur le bastingage, la tête la première,laissant dans les enfléchures mon adversaire tout penaud. Les gensde quart, témoins de ce combat aérien, applaudissent à mon adresse.Maître Philippe riait aux éclats; et se disposait à accueillir àcoups de garcette le dormeur qui s'était laissé surprendre et battrepar un mousse.

Le capitaine me fait demander derrière, après ma prouesse: je crusque c'était pour me fustiger.

—Où as-tu vu le navire?

—Là, sur l'avant à nous, capitaine.

—Est-il loin?

—Je n'en sais rien, capitaine.

—Va te coucher.

—Oui, capitaine.

Mais comme je me disposais à obéir à cet ordre un peu brusque ducapitaine, maître Philippe, qui avait causé quelques minutes avec lesecond, m'invite à monter près de lui sur l'affût d'une caronade,et d'un air moitié sérieux et moitié burlesque, il m'adresse cesmots, que j'écoute en palpitant:

«Tu as manqué à un matelot, qui est plus que toi, et ce n'est pasbien; mais tu ne l'as pasmanqué, et je te le pardonne, pour lapremière fois; si ça t'arrive encore, ce sera une autre affaire. Enattendant, je te grade, par ordre du second,capitaine des mousses,et le premier qui bougera, tappe dessus, c'est la consigne.»

Un petit sifflet me fut attaché à la ceinture, comme celui dontmaître Philippe était décoré, et qu'il portait assez souvent de sabouche corrodée de tabac, dans les côtes des matelots raisonneurs ouparesseux.

Me voilà donccapitaine des mousses, après quelques jours de mer,cherchant de mon mieux à imiter l'allure de maître Philippe, qui nese lassait pas de répéter en me regardant faire: C'est singulier!quand jeje le vois marcher, c'est comme qui dirait ma miniature enpersonne.

Le corsaire, pendant la grotesque cérémonie de mon installation,avait fait de la voile; il courait dans la direction que j'avaisassez vaguement indiquée. Bientôt on aperçut de dessus le pont lebâtiment chassé. C'estune lettre de marque, disaient les uns;c'est ungros ship qui court comme nous, disaient les autres. Tantmieux, fredonnait maître Philippe, sur l'air deCoeurs sensibles,coeurs fidèles, et en se donnant des grâces:

  »Tant plus grosse est une prise,
  »Comm' tant plus gras est le lard,
  »Et tant plus forte est la part,
  »Et tant plus forte est la part.»

Dès que le capitaine jugea que nous gagnions le navire aperçu, ilordonna le branle-bas général de combat.

A ce commandement, tout le monde se trouva, comme par enchantement,à son poste. Le capitaine d'armes distribua les pistolets, les hachesd'abordage et les poignards. Les mèches allumées furent piquéesdans le pont, près des caronades, chargées jusqu'à la gueule. Lesgrappins d'abordage montèrent avec leurs lourdes chaînes au hautdes vergues. La joie brillait dans les yeux épanouis des matelots. Lecapitaine seul paraissait hésiter un peu à s'approcher du navire surlequel il tenait sa longue-vue braquée. Un groupe de lieutenans etde capitaines de prise, placé derrière, semblait, en chuchotant,critiquer la manoeuvre, prudente que nous faisions. Arnandault, ayantconsulté son second, se décida pourtant à faire hisser le pavillonanglais à la corne, pour tromper l'ennemi qui, de son côté, arborala même couleur.Silence! s'écria le capitaine à cette vue:Toutle monde à plat sur le pont! Nous n'étions plus qu'à une portéede pistolet du navire: alors sautant sur le bastingage, Arnaudaultcrie au capitaine anglais, dans un large porte-voix, d'où sa voixsort comme un coup de canon:Amène, brigand! ou je te coule! Aumême instant nos sabords, que nous avions masqués avec une ceinturede toile peinte, se découvrent: nos cent cinquante bandits, couchésà plat ventre, se dressent le poignard à la bouche, le pistolet aupoing. Notre volée part en même temps que celle de l'ennemi, quilaisse arriver à plat, enveloppé comme nous dans un nuage de feuet de fumée.A l'abordage, à l'abordage, enfans! hurle notrecapitaine; et une escouade de matelots saute sur l'avant, pourremplacer la première escouade, qui se disposait, une minuteauparavant, à grimper à bord de l'ennemi, et que la mitraille adéjà balayée. Dans un instant les nôtres tombent à bord de laprise, courant le long de notre beaupré, ou se laissant glissersur le pont de l'anglais, du bout des manoeuvres amarrées àl'extrémité de nos vergues croisées avec celles du navire abordé.Le sang coule sous les poignards, ruisselle dans les dallots et varougir les bords du navire. Malgré le carnage que nous faisionsà bord de la prise, son pavillon n'était pas amené.Allons,Fil-à-Voile, me dit Arnaudault, et il me montrait le yacht[3]anglais. Je comprends la pensée du capitaine: je saute à bord del'ennemi comme un écureuil; quelques balles sifflent à mes oreilles,je secoue la tête, et me voilà au bout de la drisse, crochant lepavillon anglais, dont je m'enveloppe pour revenir à bord. La priseétait à nous. Un triple hourra, poussé vers le ciel par tout notreéquipage couvert de poudre et de chairs ensanglantées, fut leTeDeum de notre victoire.

[Note 3: C'est le nom que les matelots français donnent aupavillon anglais.]

Ce n'est pas sans pertes que deux équipages se hachent pendant unedemi-heure ou trois quarts d'heure d'abordage. Vingt-trois hommesavaient péri de notre côté. Le pont du navire capturé étaitcouvert de cadavres. C'était un trois-mâts armé en guerre et enmarchandises, qui se rendait de Calcutta à Londres, chargé d'indigoet de salpêtre.

Cinq barils de piastres avaient été trouvés dans la chambre ducapitaine anglais. On les plaça sur notre gaillard d'arrière, commele trophée de notre triomphe.

Assis sur un de ces barils, les bras croisés sur sa poitrine velue età moitié découverte, Arnaudault nous adressa ces mots, en daignantà peine lever les yeux sur l'équipage qui l'entourait:

«Enfans, vous vous êtes amoureusement tappés: c'est bien, mais cen'est pas encore tout. Voilà des piastres qui sont à nous, et chacunva recevoir sa ration d'argent. Mais il faut auparavant jeter nosmorts à la mer; car c'est à ceux de nos gens qui se sont fait casserla figure que nous devons tout cela. Attrape à jeter les trépasséspar-dessus le bord, avec les honneurs de la guerre.»

Des murmures se firent entendre parmi les matelots, dont les yeuxflamboyans restaient fixés sur les barils.

«Eh bien! dit Arnaudault, est-ce qu'il y aurait des mutins à monbord? Au surplus, s'il y en a, ils n'ont pas besoin de tant segêner avec moi. Que celui qui n'est pas le plus content s'avance, etpeut-être trouverons-nous moyen de lui faire sa petite affaire.»Et, en prononçant cette dernière phrase, la main droite du capitaineavait déjà fait claquer le chien d'un pistolet d'arçon. Personnene répliqua, et ces corsaires, qui, quelques minutes auparavant,allaient se faire tuer de si bon coeur, reculèrent devant la froidemenace d'un seul homme. Mais quel homme!

Pour remplir les ordres du capitaine, les novices se mirent àfauberder le pont encore tout marbré de sang. On prit ensuiteles morts un à un. Le maître charpentier, le chapeau bas, faisaitsemblant de lire, dans un vieux livre qui ne ressemblait pas mal à unCinq Codes, la prière des morts, pour chacun des cadavres que l'onfaisait glisser à la mer sur une longue planche. Un officier, tuédans le combat, fut empaqueté, par distinction pour son grade, dansun pavillon tricolore. On le jeta par-dessus le bord, après lui avoiramarré un boulet de 12 aux pieds, et après avoir fourré des pierresà lest dans ses vêtemens. «Ménagez ces cailloux, dit le secondà ceux qui en garnissaient l'emballage des morts:il faut en garderpour tout le monde

Cette prévoyance ne devait pas lui être inutile. Quatre joursaprès il fut jeté lui-même à la mer, et les pierres à lest ne luimanquèrent pas.

Cette prompte inhumation faite, on nous donna double ration. Uncanonnier, dont le bras avait été enlevé par un boulet, voulut,avant d'être amputé, recevoir sa part d'eau-de-vie, pour ne pasperdre, disait-il, ses droits après avoir perdu une partie de sonindividu.

«Maintenant, à nous, cria Arnaudault. Tout l'équipage à l'ordre!et aux piastres! L'écrivain va lire le nombre de parts de chacun: lapart des morts sera mise de côté pour leur famille, s'ils en ont, etaprès avoir défoncé et compté les barils un à un, chacun toucherason compte. Philippe, fais faire silence.» Le sifflet du maître fitentendre ses sons aigus au milieu du tumulte: tout le monde se tut, etl'écrivain, au sein du plus grand recueillement, commença l'appelde nos hommes. A chacun des noms des matelots tués, l'équipageinterrompait l'écrivain, pour répondre, presque en riant:Passé dubord du diable!

Les piastres sorties de chaque baril furent comptées et partagéesscrupuleusement. Le capitaine, avec ses douze parts, était assissur un monceau de pièces d'argent. Quand vint mon tour (c'étaitle dernier) on me compta la demi-part qui me revenait en qualité demousse. «Tiens,Fil-à-Voile, me dit le capitaine en me jetant unelarge poignée d'argent à la tête:tu t'es bien patiné, j'augmenteta ration.» La répartition faite, les matelots se mirent à jouerleur butin aux dés; on s'achetait la ration de vin et d'eau-de-vie;chaque quart de vin se vendait dix, vingt francs; chaque boujarond'eau-de-vie, autant.

La nuit, nous éprouvâmes un coup de vent, en cape sous le grandhunier. Nos prisonniers anglais se promenaient pêle-mêle avec noussur le pont, l'air abattu, l'oeil morne; ils étaient nombreux, maison ne les craignait pas; car leur stupéfaction était au moins égaleà l'insouciance des corsaires. A leur place, des matelots françaisne seraient pas restés prisonniers deux heures, sans chercher àenlever le navire.

Le soir même du jour qui suivit notre combat avec le trois-mâtsanglais, nos matelots, pendant le coup de vent, étaient assis àl'abri des pavois, avec autant de tranquillité que s'ils s'étaienttrouvés au cabaret. Les uns, blessés dans l'affaire, se traînantsur le pont, la jambe entortillée de linge ou le bras en écharpe,chantaient ces complaintes de gaillard-d'avant, rauques comme le bruitdes flots, monotones comme le mugissement des raffales qui hurlaientdans la mâture et le gréement; les autres racontaient ces contesdont les marins de quart bercent leur ennui, pendant leurs longuesheures de veille. Enfant comme je l'étais alors, je me plaisaisà entendre ces vieilles histoires de la mer, tout empreintes ducaractère de leurs auteurs et de leur bizarre imagination. C'est parl'effet qu'elles produisaient, pour la première fois, sur moi, queje les juge aujourd'hui. Pour un vieux marin, les moeurs des hommesde mer n'ont plus rien d'étrange; mais pour un passager, par exemple,elles offrent quelque chose d'original et de neuf, que, jusqu'ici,aucun écrivain n'a su bien rendre. C'est en rappelant ici lapremière impression que me firent éprouver les usages du bord, quej'essaierai de retracer, de temps à autre, ces habitudes étranges.Rien ne m'étonna plus, entr'autres choses, que la manière dont lesmatelots relevaient le quart.

La moitié de l'équipage est toujours de garde sur le pont; c'estce qu'on, nomme courirla grande bordée. Deux matelots n'ont qu'unhamac, et lorsque l'un d'eux est couché, celui avec lequel il estamateloté, et qu'il nomme spécialement sonmatelot, se promènesur le pont. Les quarts se relèvent de midi à six heures, de sixheures à minuit, de minuit à quatre heures du matin, de quatreheures à huit, et de huit heures enfin au midi du jour suivant. Lacloche tinte chaque demi-heure, et un sablier de trente minutes, fixédans l'habitacle, et surveillé par le pilotin ou les timonniers,indique le moment où les hommes placés devant doiventpiquerl'heure, en frappant le marteau sur le rebord intérieur de la cloche.Cet amatelotage des marins entr'eux, cette camaraderie de hamac,établissent une espèce de solidarité de personnes et unecommunauté d'intérêts et de biens entre chaque homme et sonmatelot.

Quand un marin monte au quart pour relever sonmatelot, celui-cilui passe la capote sous laquelle il a veillé, et le chapeau de toilegoudronnée qui a abrité sa tête pendant la durée de son servicesur le pont; il n'est pas jusqu'au tabac qu'il a commencé à mâcher,qui ne passe, pour être pressuré entièrement, dans la bouche dumatelot qui prend le quart. Rien n'est plus étrange que d'entendre,à chaque relèvement de bordée, les plaintes de celui qui s'habille,contre celui qui va se coucher, et qui toujours est accusé d'être unmauvais chiqueur. Souvent on s'en rapporte au jugement du maîtrede quart, pour qu'il s'assure, en pressurant lui-même la chiquelitigieuse, de la manière abusive dont lematelot du plaignant, asuppé le tabac mis en commun. Ces détails soulèveront le coeurdes hommes délicats et des petites maîtresses; mais ils sont vraiset ils doivent être connus.

Les contes des gens de mer roulent ordinairement sur des aventuresgigantesques, sur des coups de main hardis, des privations: lenarrateur entremêle à ces antiques fables du bord, des plaisanteriesqui lui sont propres et des mots d'un cynisme à part, et quiétincellent souvent d'esprit, mais de cet esprit qui ne peut êtresenti que par ceux qui connaissent les habitudes de la profession.La peinture des douceurs de la vie n'occupe qu'une placetrès-circonscrite dans ces récits: c'est àl'abri d'une bonnebouteille de vin et mouillés à quatre amarres dans un cabaretque ces hommes placent la félicité suprême; une auberge est lethéâtre de leurs illusions, le palais de leurs féeries: c'est poureux enfin le paradis terrestre. Ils ne s'en figurent pas d'autre,parce que leur imagination ne peut guère aller au delà des plaisirsqui leur sont propres.

Le conteur commence ordinairement sa narration, en criantcric! Lesauditeurs répondentcrac! Et l'orateur reprend:un tonnerredans ton lit; une jeune fille dans mon hamac! Formule qui, sous unemblème philosophique, signifie peut-être dans leur pensée, qu'unhamac peut être l'asile du bonheur qu'on ne trouve pas toujours àterre, dans un bon lit.

Les histoires des matelots me ravisaient: un joli petit novice, quele capitaine d'armes du corsaire avait embarqué à bord, se plaisait,malgré les représentations de son protecteur, à se mettre à cotéde moi, pendant que l'on disait des contes. La voix douce du novice,ses mains blanches et délicates, m'avaient fait supposer déjà qu'ilpouvait y avoir quelque chose d'extraordinaire dans son séjour àbord. Amateloté avec le capitaine d'armes, il faisait rarement sonquart, et son protecteur obtenait facilement du maître d'équipagel'indulgence qui lui était nécessaire pour faire pardonner auprotégé cet oubli de la règle commune du bord. Un matin, où lesgrands yeux noirs de petit Jacques se réveillaient avec le jour, jelui demandai, avec toute la naïveté de mon âge:

«Dis-moi donc, petit Jacques, pourquoi je ne t'ai pas vu sur le pontquand nous avons abordé le trois-mâts?

—Ah! c'est que le capitaine d'armes m'avait placé à la soute auxpoudres.

—Tu avais donc peur?

—Je n'étais pas trop rassuré.»

Mon intention étant d'engager, avec petit Jacques, une conversationdans laquelle l'emploi de quelques mots familiers aux femmes, pûttrahir un déguisement que je soupçonnais, je continuai ainsi:

«Est-ce que tu serais aussi peu brave que tu m'as semblé fainéant?

—Pour brave, je ne me vante pas de l'être; maisfainéante….

—Ah! je t'y prends encore une fois: tu as ditfainéante!

—Non, j'ai ditfainéant!!

Comme tu rougis!….. Pourquoi donc te trompes-tu toujours ainsi,et parles-tu comme si tu étais une petite fille!…. L'autre jourencore, quand nous parlions ensemble de je ne me rappelle pas quoi, ilt'est échappé de me répondre:non, je ne la suis pas!

—Eh bien! qu'est-ce que cela prouve? me dit mon interlocuteur, toutdécontenancé.

—Cela prouve que tu n'es pas un garçon!

—Enfant que tu es! Quelle idée!…

—Je te parie que tu es une femme, et je m'en rapporte à maître
Philippe qui vient, et à qui j'ai dit déjà….

—Au nom du ciel, tais-toi, malheureux…. Si tu savais combien jesouffre…? Tu viens de découvrir un stratagème qui, s'il étaitconnu, m'exposerait à devenir la risée de tous ces hommes qui mefont peur… Je suis… je suis la femme du capitaine d'armes…Pour le suivre, il a fallu me faire passer pour son parent, pour soncousin. Que sais-je, moi!.. Tu sauras tout; mais tu me promets bien dene pas trahir la confiance que j'ai mise en toi? Tu m'as toujours parumieux élevé que ces matelots, au milieu desquels je vis pour monmalheur. Tu te tairas, n'est-ce pas, mon ami?… Tu ne voudras pas meperdre tout-à-fait?…»

Des larmes apparemment roulaient dans mes yeux comme dans les siens,car elle passa doucement sur ma figure, la main dont elle venait dese presser les paupières. Je promis tout. Mais petit Jacques merecommanda bien d'éviter les conversations que nous avions ensemble,et qui avaient commencé à piquer la jalousie deson mari. Je merappelai, en effet, que le capitaine d'armes m'avait souvent menacéde me donner quelques tappes, pour me punir des torts que j'étaisbien en peine de deviner. Les aveux de petit Jacques venaient dem'expliquer la haine du capitaine d'armes pour moi. Je compris lanécessité d'être prudent pour mon petit camarade et pour moi.

2.

LA CROISIÈRE.

Acalmie.—Combats.—Amours.—Le capitaine Bon-Bord.—Le matelotIvon.—Histoire de petit Jacques.—Prise d'un navire anglais.—Sonexplosion.—Tisozon.—L'ile de Bas.

Après avoir essuyé quelques heures de cape, reçu plusieurs coupsde mer, nous éprouvâmes ce qu'on appelle uneacalmie, un de cesmomens de transition entre la tempête qui expire et le beau temps quiveut revenir. Pendant la violence de la bourrasque, un brick, fuyantvent arrière à mâts et à cordes, au risque de s'engloutir souschacune des lames qui le poursuivaient, avait passé près de nous,enveloppé dans le nuage de molécules d'eau que l'effort du ventfaisait voler comme de la fumée sur les lames blanchissantes; mais lafureur de la tempête nous avait empêchés de tomber sur cette proiequi nous avait échappé dans le désordre des élémens.

Il n'est peut-être pas de position plus pénible à la mer, que celledans laquelle on se trouve à la suite d'un coup de vent, lorsque lebâtiment, n'étant plus couché par la force de la brise irritée,se voit assailli par de grosses lames qui, se heurtant avec lourdeur,semblent se le disputer comme pour le démolir dans leur choc. Toutse brise, tout craque à bord, et les pièces dont le navire estcomposé, et les objets d'arrimage qui jouent avec effort. Legréement fatigue, se détord et se rompt; la mâture reçoit, dans leroulis et le tangage, des secousses horribles qui ébranlent la coque.Le navire, fatigué dans toutes ses parties, devient pour ainsi direl'objet de la fureur dernière des flots harassés par la tourmente.Il faut qu'une brise s'élève sur le sommet des vagues pour lesniveler et rendre à la mer, encore si violemment émue, ce mouvementuniforme qu'a détruit le délire de la tempête.

Un joli frais de Nord-Est ne tarda pas à se faire sentir et ànous permettre de manoeuvrer et defaire de la toile. Rien ne peutpeindre peut-être le bonheur que répand au milieu de l'équipage,un beau jour succédant à une nuit de mauvais temps et de fatigues.C'est une des plus douces joies des hommes de mer, que de revoir unciel serein sortant du sein de la tempête qui fuit en grondant etcomme irritée d'avoir manqué sa proie.

Nous nous trouvions près des Açores. Le point du capitaine nousindiquait le voisinage de ce petit archipel. La quantité de goëlandset de mauves qui voltigeaient autour de nous, et les nuages quiparaissaient s'amonceler comme pour aller couvrir au loin la terre,auraient suffi, à défaut d'autres indices plus sûrs, pour noussignaler l'approche des parages où nous voulions établir notrecroisière. Nous espérions faire, dans ces latitudes, quelquesbonnes rencontres. Nous crûmes bientôt avoir trouvé ce que nouscherchions.

Vers le milieu de la journée qui avait suivi notre coup de vent, leshommes placés en vigie au haut des mâts crièrent,Navire!

—Où? demanda le capitaine.

—Sous le vent à nous! répondirent les vigies.

Ces mots firent succéder le calme le plus profond au tumulte desconversations particulières, qui vont toujours grand train à borddes navires aussi mal tenus que le sont, en général, les corsaires.

Arnaudault mit, sans rien dire, sa longue-vue en bandoulière, etgrimpa sur les barres du grand perroquet, pour observer le bâtimentsignalé. C'était la première fois, depuis notre sortie, qu'onl'avait vu monter dans les haubans; et, sans trop savoir encorepourquoi, l'équipage pensa que la circonstance était solennelle.

Toute l'attention était portée sur les mouvemens du capitaine.

En descendant des barres de perroquet, on remarqua que l'expressionde sa physionomie était sévère. Le capitaine avaitl'oeilaméricain, comme disent les matelots, et le tact sûr, comme chacunle savait.

«Le navire aperçu est gros, si je ne me trompe, dit-il à sesofficiers. Il a un entre-deux-de-mâts qui semble m'annoncer que cedoit être un marchand de boulets, et qu'il pourrait bien lui pousserune rangée de dents.»

Les officiers qui, comme le capitaine, avaient observé le navire quenous approchions en laissant courir un peu largue, pensaient que ce nepouvait être qu'un grand trois-mâts marchand, ou peut-être bienun navire de la Compagnie des Indes. Lorsqu'on court les chancespérilleuses de la fortune sur mer, on tourne presque toujours lescirconstances les plus douteuses, dans le sens des conjectures lesplus favorables aux désirs que l'on forme.

Le second du corsaire était d'une joie folle; il insistait, plus quetous les autres, pour qu'on approchât le navire, et pour qu'on luitâtât un peu les côtes: c'était son expression. Arnaudault pritla parole, de manière à être entendu de tout le monde:

«Il me semble qu'il ne s'agit pas ici de se mettre dedans, parfanfaronnade; chacun est à bord pour sa part et pour sa peau. Jedirai mon idée:

»Je veux bien, si tel est votre avis,tâter les côtes de cenavire; mais s'il les a trop dures.

LE SECOND.

Nous avons à bord des boulets qui seront encore plus durs?

LE CAPITAINE.

Mais, s'il a plus de canons que nous?

LE SECOND.

Nous jouerons des jambes.

LE CAPITAINE.

Et s'il a les jambes plus longues que les nôtres?

LE SECOND.

Il nous coulera, et nous irons au fond; c'est notre métier.D'ailleurs, capitaine, vous savez bien que vous n'étiez pas d'avisd'accoster ce trois-mâts que nous avons pourtant si souplementenlevé….

LE CAPITAINE,d'un air ironique.

Ah! ah! oui, ce trois-mâts, n'est-ce pas? oh! je me le rappelleparfaitement. C'est vrai, je ne voulais pas l'aborder; c'est que cejour-là j'avais peut-être peur… qui sait?

LE SECOND.

Capitaine, je ne dis pas cela pour vous offenser, bien loin de là;mais c'est pour le bien de tous que je parle….

LE CAPITAINE,s'adressant à l'équipage.

Enfans, voyons: êtes-vous d'avis d'accoster le trois-mâts qui courtsous le vent à nous? oui ou non?

Oui, oui,cap'taine, s'écrièrent tous les matelots déjà irritésde l'hésitation que cette discussion leur avait fait remarquer chezle capitaine.

LE CAPITAINE.

C'est bien votre idée à tous, n'est-ce pas?

L'ÉQUIPAGE.

Oui, oui, cap'taine, c'est notre idée!!!

LE CAPITAINE.

Eh bien! ce n'est pas la mienne; mais c'est égal. Voyons, mes fils,chacun à son poste, et le premier gredin qui bouge, je lui faissauter la tête. Attention, timonnier, la barre au vent:brassetribord devant et babord derrière: file l'écoute du gui et carguele point de grand'voile au vent. Branle-bas général de combat!»

Cet ordre du capitaine fut reçu avec transport. Les matelotsjetèrent en l'air leurs bonnets rouges en signe d'approbationunanime.

Et voilà leSans-Façon courant grand largue sur le bâtiment quinous présentait le travers en cinglant sous toutes voiles au plusprès du vent. La mer, encore un peu agitée, nous le cachait de tempsà autre, sous la masse mobile des grosses lames qui s'élevaiententre lui et nous.

A bord d'un corsaire, les dispositions pour le combat sont bientôtfaites. Chacun y met du sien le plus qu'il peut. Nous n'avions jetéqu'une vingtaine d'hommes à bord de notre prise, et cent et quelquesbons gaillards bien déterminés se pressaient encore sur le pont duSans-Façon. Dès que lebranle-bas de combat fut fait, le secondvint l'annoncer en ces termes:Capitaine, tout est paré à bord!Arnaudault ne lui répondit que par un regard sévère, et en luifaisant signe de s'en retourner à son poste: le second se plaça surle gaillard d'avant, un porte-voix à la main, disposé à répéterles ordres de son chef. On aurait entendu voler une mouche à notrebord, tant le silence était profond dans ce moment d'attente et decuriosité.

Nous filions huit à neuf noeuds, courant toujours sur le navire envue. Dès que nous l'eûmes approché de manière à découvrir sonbois, que nous cachait auparavant la courbure de la mer, il hissa unpavillon américain… Ce n'était pas un ennemi! La consternation sepeignit sur tous les visages… «Quel dommage! s'écriait-on, il ades balles de coton dans ses porte-haubans: quelle belle prise çanous aurait fait!…» Le capitaine, pour répondre au signal dubâtiment ami, ordonna de hisser notre pavillon tricolore. A peineavions-nous arboré cette couleur, que la bannière américaine quiflottait sur le navire chassé, fut amenée et qu'un large pavillonanglais s'éleva sur le couronnement de notre adversaire. Un cride joie se fit entendre à notre bord.C'est un Anglais! c'est unAnglais! se disait-on du gaillard d'avant au gaillard d'arrière.«Un instant, dit Arnauldault: il a hissé pavillon anglais; il fautlui répondre dignement: frappez-moi à la drisse du pic lepavillonrouge! Et pourquoi? demanda le second. Pour apprendre à ceux quim'ont pris pour un Jeanfesse que je n'amène jamais, quand on m'a misdans la nécessité de recommencer à faire mes preuves.« Ces parolesfurent prononcées avec une effrayante impression de physionomie, quin'échappa à personne. Le second s'en retourna encore une fois à sonposte, n'osant plus hasarder d'observations. Nous n'étions plus qu'àune portée de canon du navire.

Chaque lame sur laquelle bondissait notre corsaire, nous rapprochaitdu bâtiment sur lequel tous les yeux se tenaient fixés. Un coupde canon, parti de ses gaillards, fut le signal d'une manoeuvre àlaquelle nous ne nous attendions pas. Les balles de coton que nousdistinguions dans ses porte-haubans tombèrent à la mer; une largetoile, peinte en jaune, étendue sur sa batterie, disparut, et nouslaissa voir une filée de canons sortant de ses flancs larges etélongés. C'était la rangée de dents que nous avait promiseArnaudault. Il n'y avait plus à en douter: c'était une frégate!La stupéfaction se peignit sur tous les traits des hommes les plusimpassibles.

Le capitaine qui, quelques minutes auparavant, avait un air inquiet enobservant le navire que nous chassions, prit une physionomie calme dumoment où il vit décidément à qui nous avions affaire. On eût ditqu'il ne s'agissait pour lui que de parler amicalement à un bâtimentque nous aurions rencontré en mer. Il demanda à l'un de ses filsson porte-voix de combat, et un cigarre qu'il alluma avec unetranquillité que lui seul avait à bord dans ce moment de péril etd'anxiété.

«C'est maintenant qu'il faut en découdre, mes amis, dit-il ens'adressant à l'équipage. Vous avez eu la vue un peu basse, vousl'aurez un peu meilleure en tappant sur ce chien d'Anglais. Parez-vousà faire feu à mon commandement.»

Le second, à ce mot d'avertissement, vint tout étonné, luidemander: Mais, y pensez-vous, capitaine? c'est une frégate!—Tiens,cet autre! répondit Arnaudault, il commence à voir maintenant quec'est une frégate, comme si je ne l'en avais pas prévenu il y a plusde trois heures de temps!Feu babord!

Une détonation terrible ébranla tout le corsaire; le pontfrémissant sembla crouler sous nos pieds tremblans. La fumée quisortit de nos flancs, avec la foudre que nous lancions, nous cachapendant quelques secondes la frégate sur laquelle nous venions delâcher en grand toute notre volée. Un calme de mort succéda àce fracas. C'était à la frégate de riposter: elle ne nous fit paslongtemps attendre sa réponse.

Maître Philippe, une demi-minute avant que l'ennemi ne nousripostât, fit entendre, perché sur le bossoir du vent, un longet lugubre coup de sifflet de silence…. Personne ne bougeait; lestêtes étaient hautes et assurées; toutes les bouches muettes etserrées. Arnaudault, les bras croisés et le porte-voix entreles jambes, se tenait assis sur le bastingage d'avant fumanttranquillement son cigarre, et jetant avec indifférence uncoup-d'oeil sur les caronades de bas-bord, que les canonniers venaientde charger en quelques secondes.

Tout à coup un bruit de tonnerre nous étourdit: toute la voléede la frégate venait de jaillir avec l'éclat et la vivacité del'éclair. Nous lui répondons en lui envoyant notre seconde bordée.Mais les boulets et la mitraille qui venaient de traverser notrecoque, notre gréement et notre mâture avec un horrible sifflement,avaient fait tomber sur nous une multitude de débris de poulies,d'esparres et de bout de cordage.Ce n'est encore rien, nous criaitArnaudault;courage, enfans! Feu babord! feu! Nous faisions feu denotre mieux, mais la frégate qui courait la même bordée que nous,et que nous approchions encore, nous couvrait à chaque décharge,de flamme, de mitraille et de fumée. La mousqueterie qui pétillaitdéjà de dessus ses passavents, commençait à nous atteindre et àremplir l'intervalle que les bordées laissaient entr'elles.

Dans la violence du combat, le second vint de l'avant à l'arrière,prévenir Arnaudault qu'un boulet avait entamé notre petit mât dehune.

—Je m'en f..s, répondit Arnaudault; et vous?

—Et moi, capitaine, je m'en contref..s, reprit le second en regagnantson poste. Ce fut la dernière preuve d'impassibilité que donna cemalheureux.

Cet officier, qui, avec les autres personnes de l'état-major, avaità se reprocher l'imprudence qu'il avait intéressé le couragedu capitaine à commettre, commençait à exprimer tout haut lanécessité où nous étions de virer de bord pour échapper à lafrégate qui cherchait, en pointant bas, à nous couler à fond.Déjà l'équipage murmurait contre l'obstination du capitaine.Virons de bord! virons de bord! criait-on de devant à Arnaudault;mais celui-ci ne répondait à ces conseils, qu'en descendant de sonbastingage pour parcourir la batterie, et menacer de faire sauterla cervelle au premier chef de pièce qui ralentirait le feu. Un desboulets de la frégate, pointé sur le gaillard d'avant, enleva dubossoir le brave Philippe et un des fils du capitaine, placé àcôté du maître d'équipage. Le spectacle de ces deux infortunéstombant à l'eau, coupés en deux du même coup, n'arracha aucunemarque de douleur à Arnaudault; mais ses lèvres contractéesmâchaient plus violemment le bout de cigarre qu'il tenait encoreentre les dents. Un regard terrible qu'il lança à la dérobée, surle second, indiqua seul tout ce que souffrait son âme impétueuse etson coeur de père.

Notre position, sous la batterie sans cesse tonnante de la frégate,n'était plus tenable. A chaque décharge de l'ennemi, cinq à six denos hommes tombaient sur notre pont déjà encombré de morts etde blessés. Le découragement commençait à s'emparer de notreéquipage, qui voyait et l'imprudence et l'inutilité de notrerésistance.

«C'est le second, murmurait-on, qui a forcé le capitaine à accostercette frégate. Il est temps de virer de bord. Capitaine, virons debord!»

L'infortuné second, objet des récriminations presque unanimes, sedécida à expier sa faute et à aller demander lui-même au capitaineà prendre chasse pour fuir l'ennemi. Il s'avance derrière (je merappelle encore son attitude pénible); mais, ne voulant pas avoirl'air de supplier celui dont il voulait cependant obtenir un pardon,il eut l'air de conseiller seulement à Arnaudault la manoeuvre qu'ilcroyait convenable d'exécuter pour sauver le corsaire. Il se trompaitencore en croyant avoir affaire à un homme qui pourrait se contenterdu demi-aveu d'une erreur. On rendrait difficilement le ton aveclequel le capitaine reçut ce pauvre diable.

—Quand je vous aurai fait tuer avec la moitié de l'équipage, qui aécouté vos crâneries plutôt que ma prudence, je ferai ce que bonme semblera, et je revirerai de bord, si cela me convient; mais jusquelà,tâteur de cotes dures, croyez-moi, restez à votre poste etgardez-vous bien de passer encore derrière pour me donner des avisque je ne vous demande pas.

Le second ne sut qu'obéir à l'ordre impérieux de son chef. Mais ense rendant sur l'avant, il put remarquer l'irritation que sa présenceexcitait dans tout l'équipage. Des interpellations violentesaccueillent cet officier, dans lequel chacun voyait la cause de laperte probable du corsaire.A bas le second! s'écriait-on de toutesparts.Virons de bord! virons de bord! Pressé par cette situation,qui devenait intolérable pour lui, il se rend encore auprès ducapitaine pour vaincre son inflexibilité. Mais cette fois-làl'infortuné second avait perdu son ton d'assurance: ce n'était plusqu'un suppliant qui s'offrait comme une victime expiatoire à celuidont pouvait encore dépendre le salut commun.

—Je vous avais défendu de passer derrière, lui dit Arnaudault,et vous voilà encore! Est-ce un nouveau conseil que vous avez à medonner?

—Non, capitaine, c'est une prière que j'ai à vous faire.

—Et laquelle?

—Je vous supplie de virer de bord.

Le capitaine, après avoir fait quelques pas sur le gaillard, revientvers le second:

—Virer de bord, et c'est vous qui me suppliez?… Eh bien oui, jeconsens à virer, mais à une condition…

—Laquelle, capitaine? je suis prêt à tout faire pour sauver lecorsaire et l'équipage.

—C'est à condition que vous me crierez devant, au porte-voix:Capitaine, virons de bord! J'en ai assez!

—J'aime mieux me faire tuer, capitaine, que de consentir à cettehonte, répondit le second.

—Comme il vous plaira, répond le capitaine, je ne veux forcer legoût de personne. Et il reprend avec calme sa place accoutumée surle bastingage.

Les témoins de cette scène si vive, à laquelle le danger de notreposition donnait un caractère terrible, repoussèrent par des cris derage le second, qui revenait désespéré prendre son poste. Il fallutenfin qu'il se soumît à la volonté inexorable du capitaine. Ils'immola. Placé sur le bossoir où maître Philippe et l'un des filsd'Arnaudault avaient été tués, il élève son porte-voix et sedispose à faire au capitaine l'amende honorable qu'il exigeait.Mais à peine avait-il prononcé dans le porte-voix, ces mots qui luicoûtaient tant:Capitaine, j'en ai assez! qu'un paquet de mitraillelui enleva, en ronflant avec fracas, le sommet de la tête. Aumouvement que fit Arnaudault à ce spectacle horrible, on aurait ditqu'il attendait la mort du second pour se décider. Apaisé par cetévénement, qu'il croyait peut-être lui être dû comme une justiceprovidentielle, il n'hésita plus à commander de virer de bord.Mais, toujours lui-même, mais toujours froid, malgré l'imminencedu péril, il nous fit entendre l'ordre depare-à-virer avec cetteassurance dédaigneuse que nous respections en lui. Personne, commeon doit le penser, ne fit attendre sa coopération, pour exécuter lamanoeuvre ordonnée. Au commandement d'adieu-vat, le corsaire, aidépar le mouvement de la barre poussée sous le vent, se rangea au venten faisant battre en ralingue toutes ses voiles criblées de bouletset de balles; mais par l'effet de cette prompte évolution, ilprésenta sa poupe au travers de l'ennemi qui, profitant d'une telleposition, nous enfila de l'arrière à l'avant, de toute sa volée detribord. Cette volée, reçue quand nous combattions encore presquecôte à côte avec la frégate, sans espoir de salut, nous auraitconsternés; mais essuyée en fuyant, elle ne fit seulement pasbaisser la tête aux moins intrépides de nos gens. Nous étionsà peu près sûrs de nous tirer d'affaire; les périls ne nousparaissaient plus rien, tant les marins sont loin de se livrer audésespoir, pour peu qu'ils entrevoient un seul moyen de salut. Leplus près du vent était la marche du corsaire, qui revirait de bordavec la vélocité et la promptitude d'un lougre. Forcée d'envoyervent-devant comme nous, pour nous poursuivre d'aussi près quepossible, la frégate, reversant ses voiles moins vite que notrebrick, perdait aussi beaucoup plus que nous, dans chacune de cesévolutions rapides que notre capitaine nous faisait répéter à peuprès toutes les dix ou quinze minutes. En courant ainsi de petitesbordées contre la direction du vent, nous parvînmes bientôt à nousmettre hors de la portée des canons que l'ennemi faisait toujoursronfler sur notre brick. Mais à chaque revirement de bord, une voléenous était lancée impitoyablement, au moment où nous présentionsnotre arrière à la frégate. Notre manoeuvre fut si prompte, si bienentendue, et la brise nous favorisa tellement, qu'en deux heuresde temps nous réussîmes enfin à nous éloigner assez de notreformidable adversaire, pour n'avoir plus à redouter ses coups. Lanuit, avec ses gros nuages et sa favorable obscurité, vint nousdérober au danger d'une poursuite obstinée. Tous les feux furentcachés soigneusement à notre bord, pour ne pas offrir à notreinexorable ennemi l'indice de notre position et la trace de la fausseroute que nous suivions dans l'ombre pour échapper entièrement à lachasse qu'il nous donnait encore. Qu'on se représente une centainede matelots, marchant pour manoeuvrer dans les ténèbres, sur lescadavres, et au milieu du sang qui couvrait notre pont, et on n'auraencore qu'une faible idée de notre situation, quelques heures aprèsle combat que nous venions de livrer à la frégate anglaise.

La nuit fut employée à réparer, tant bien que mal, les avariesque le feu de l'ennemi nous avait fait éprouver. Pour prévenir leseffets de la joie que le bonheur d'être échappés à notre perte,aurait causée à nos hommes, les officiers répandirent sur lepont, l'eau-de-vie mêlée de poudre, que, pendant l'action, on avaitdistribuée à l'équipage, pour l'animer au combat. Les matelots, quel'ivresse, puisée dans ce breuvage brûlant, avait rendus furieux,voulurent s'emparer, de vive force, de la cambuse où étaientplacées nos provisions liquides. Il fallut encore défendre cettepartie du navire, contre leur délire; et ce ne fut qu'après un longcombat entre nous, que les plus ivrognes s'endormirent couchés côteà côte avec les morts que nous n'avions pas eu le temps de jeter àla mer. Les marins les moins ivres travaillaient à repasser un petitmât de hune, à la place de celui qu'un boulet avait endommagépendant l'action.

L'entrevue du capitaine avec celui de ses fils que la mort avaitépargné, fut courte, mais affreuse. Ce jeune homme, après lecombat, vint embrasser son père, qui le premier prit la parole pourlui dire seulement ces mots: «Ton frère s'est fait tuer comme jel'entendais.»

—Oui, il est mort bravement, répondit le jeune homme en sanglottantet en retenant les larmes qui lui remplissaient les yeux.

—Aurais-tu mieux aimé que ce fut moi?

—Oh! non, mon père… Mais c'était mon frère, c'était le seul….

—Eh bien! pourquoi pleurer? Crois-tu que le boulet qui l'a enlevé nem'ait rien déchiré là dedans? Tiens vois!

Et en prononçant ces mots le malheureux Arnaudault se déchiraitencore la poitrine du bout de ses doigts agacés. Son fils consternédévora ses larmes et n'osa plus parler de son frère.

Le jour nous trouva réparant encore du mieux possible notre navire,bouchant nos trous de boulet et faisant jouer nos pompes. Notre mâtde hune de rechange allait être guindé, lorsqu'un petit trois-mâts,que l'obscurité nous avait empêchés de voir tout près de nous,passa, au lever du soleil, à nousranger à l'honneur. Il nous hêlaen anglais, en nous demandant notre longitude. Il nous eut bientôtdépassés: dans l'état où nous trouvions, il nous aurait étéimpossible, malgré notre marche supérieure, de lui donner chasse,s'il avait continué sa route.

«Hissez-moi, dit Arnaudault, un pavillon anglais en berne, etparez-moi quelques pièces de canon de l'arrière avec double charge,pour apprendre à ce paria, qui vient nous accoster, quelle est notrelongitude.

A la vue d'un pavillon hissé en signe de détresse par un navire àmoitié démâté, le petit trois-mâts vira de bord et courut surnous, ne supposant sans doute pas qu'un bâtiment endommagé commenous l'étions, pût avoir des projets hostiles. Douze à quinze denos hommes se promenaient sur le pont: les autres s'étaient cachés,pour ne pas faire soupçonner la force de notre équipage au bâtimentqui nous approchait avec confiance. Rendu à demi-portée de pistolet,le capitaine anglais nous demande:De quoi avez-vous besoin?

—De ton navire, lui crie Arnaudault. Deux coups de canonadeschargées à mitraille accompagnèrent cette réponse. Le trois-mâtsamena en criant qu'il se rendait; et, pour être plus sûrs de notreprise, nous l'amarinâmes en l'abordant de bout en bout, et en nousaccouplant pour ainsi dire avec elle.

Il fallut composer un équipage pour notre nouvelle capture: elleétait chargée de coton. Son malencontreux capitaine, en venant àbord, laissa voir au capitaine de prise qui était désigné pour leremplacer, une montre assez belle. Pourquoi cette montre? lui demandacelui-ci en anglais.

—Mais pour voir l'heure.

—Oh! à bord on te dira l'heure sans montre, lui répondit lecapitaine de prise; et le bijou passa du gousset du capitaine ennemidans celui de l'officier du corsaire.

Je grillais d'aller à bord de la prise, malgré la haine quem'inspirait l'homme à qui son commandement allait être confié,et qui se trouvait justement être celui qui, au départ duSans-Façon, m'avait recommandé pour le mal de mer, au bravemaître Philippe. Mais j'avais mes raisons pour désirer de ne plusrester à bord du corsaire.

Le petitJacques, le novice féminin avec lequel j'avais faitconnaissance, cherchait tous les moyens de fuir son capitaine d'armes,dont la surveillance lui était devenue incommode et la tyrannieinsupportable. Jacques m'avait confié l'intention où il était de secacher à bord du premier navire que nous prendrions, et qui pourraitlui offrir l'espoir de gagner terre le plus tôt possible. Il étaitconvenu entre nous que, de mon côté, je ferais tous mes efforts pouraller à bord de la première prise où Jacques parviendrait à seglisser. Persuadé qu'il n'aurait pas manqué de se fourrer dans lacalle ou la chambre du trois-mats que nous avions le long du bord,je me déterminai à risquer la balle. Je passe sur le gaillardd'arrière, le bonnet à la main, et m'adressant à Arnaudault, je luidis, avec assurance:

«Mon capitaine, j'ai envie de faire mon chemin. Voilà une prise,je sais réduire une route sur le quartier et pointer la carte. Jevoudrais, si c'est un effet de votre bonté, obtenir la permission deme distinguer en me rendant utile à bord du navire que nous venonsd'amariner.»

Arnaudault, sans me répondre, demande à son fils un routier, et unegrande carte étendue sur la table de la chambre; la carte lui estapportée: il la déploie sur le capot. «Voilà où nous sommes,me dit-il en me montrant un point marqué au crayon sur le papierdéroulé devant moi et en me mettant un compas dans les mains. Quelleroute ferais-tu pour attérir sur Ouessant?»

Avant de répondre à cette brusque question, que je tremblais derésoudre gauchement, je pose mes deux pointes de compas, l'une sur lepoint marqué par le capitaine, et l'autre sur Ouessant:—Le Nord-Estquart d'Est, capitaine, sans compter la variation qui est de deuxbons quarts Nord-Ouest.

—Sans compter la variation, dis-tu?

—Oui, sans compter la variation, mon capitaine.

—Tu en sais plus, le diable m'emporte, que le capitaine de prise queje te donne là. Allons, puisque tu le veux,joufflu, saute-moi àbord de ce trois-mâts, et que le bon Dieu ou l'enfer vous conduisetous, pourvu que vous mettiez ce joliship à bon port. Je te faislieutenant de la prise, et que je n'entende plus parler de toi!» Mespréparatifs ne furent pas longs: Arnaudault me donna une petite tappesur la tête en signe de bienveillance et en répétant le pronosticdu pauvre maître Philippe:Ce petit Fil-à-Voile finira par fairequelque jour peut-êtreun bon petit bougre.

La prise, équipée de douze de nos hommes, non compris le capitaine,un gros matelot bas-breton, qui devait servir de second, et moi,devenu la troisième personne du bord, se sépara du corsaire.Arnaudault, monté sur le dôme de la chambre, nous commanda, auporte-voix, de faire de la toile et de bien veiller autour de nous.Le corsaire reprit sa bordée sous ses basses-voiles. Notre nouveaucapitaine, dont le nom de course étaitBon-Bord, voulut demander aucapitaine Arnaudault ses dernières instructions:

Va-t-en te faire f….., et ne te soûle pas, ivrogne, luirépondit d'une voix de tonnerre le capitaine duSans-Façon. Cefurent les dernières paroles que nous adressa cet intrépide marin,dont la voix retentissait encore sur les vagues qui allaient nousséparer de lui. LeSans-Façon disparut bientôt à nos regardsdans le creux des lames qu'il faisait blanchir en se traînantpéniblement comme estropié, au milieu d'elles. Mon premier soin,après avoir satisfait aux devoirs les plus pressés de mon nouveauposte sur la prise, fut de visiter le navire, pour m'assurer de laprésence à bord de mon ami petit Jacques. Je tremblais que ce jolipetit être, à qui je m'étais déjà attaché sans trop encoresavoir pourquoi, n'eût pu remplir la parole que nous nous étionsdonnée de nous réunir sur le premier navire capturé. Moi j'avaissi heureusement réussi à quitter le corsaire! Mais petit Jacquesaura-t-il eu le même bonheur? Son maudit capitaine d'armes nel'aurait-il pas empêché de réaliser un dessein qu'il aurapeut-être soupçonné? Telles étaient les idées qui m'assiégeaienten foule, et mon coeur, qui n'avait pas battu de peur à l'approche ducombat et sous le sifflement de la mitraille, palpitait avec force etde manière à me faire défaillir. Je cherche dans la chambre, lescabines, le logement de l'équipage. Rien! Je m'insinue dans la calleentre les balles de coton: rien encore; j'étais désespéré……Le capitaineBon-Bord m'appelle pour dîner, des restes du déjeunerque nous n'avions pas laissé le temps au capitaine anglais d'achever.J'essaie de manger: je ne sais que rêver, et déjà, sans trop medouter de ce que c'était qu'une femme, je commençais à les maudiretoutes; car, à la place de Jacques, je sentais que rien ne m'auraitempêché de me cacher à bord de la prise.

Les impressions les plus pénibles glissent vite sur le coeur d'unenfant de quinze à seize ans. Je me consolais un peu de l'absence deJacques, en m'enivrant du plaisir d'être devenu quelque chose dans mapremière croisière, et de pouvoir me dire et me répéter que jeme trouvais latroisième personne du bord sur le navire leBack-House.

Le matelot Ivon, devenu second de la prise, ce gros Bas-Breton dontj'ai déjà parlé, me prit avec lui pour faire le quart. C'était uneespèce d'homme aussi large qu'il était haut, un homme carré enfin,un de ces êtres qui semblent nés sur la côte de Bretagne pourbarboter dans la mer au sortir du berceau; mais c'était aussi une deces fortes créations physiquement complètes, qui sentent le besoinde protéger quelque chose de plus faible qu'elles, et qui semblentfaites pour s'attacher à celui chez lequel elles devinent plusd'esprit et moins de force matérielle que chez elles.

Ivon me prit dès la première nuit de quart sous son égide, enraison de ma faiblesse même, et dans la suite, comme on va le voir,il me protégea de toute la largeur de son corps. Il y a de ces hommesqui ne savent offrir à ceux qu'ils aiment, que ce qu'ils ont de plusqu'eux en force; mais aussi qui leur offrent, sans réserve, touteleur force.

Mais, dans cette première nuit de quart, je fus bien autrementfavorisé de la fortune. Je n'avais encore rencontré qu'uneprotection; il m'était réservé de retrouver quelque chose de plusprécieux encore.

En descendant, à la fin de mon quart, dans la cabine qui m'étaitdestinée, la tête et le coeur remplis du souvenir de petit Jacques,je ne pus trouver de repos qu'après m'être rassasié des réflexionsles plus pénibles. Une main, que je pris d'abord pour celle dumatelot qui devait me réveiller pour recommencer à courir labordée, s'étendit sur moi; une voix, qui n'était pas celle d'unhomme, frappa mon oreille encore troublée de ces mots que je neconçus pas d'abord:

—C'est moi, c'est moi: n'aie pas peur!

—Mais qui toi? Est-ce que…? Ah! mon Dieu!

—Oui, c'est moi, moi, petit Jacques, tu sais bien; mais je t'en prie,parle bas: on pourrait nous entendre.

—Comment c'est… et où étais-tu donc, pauvre petit Jacques?

Cachée sous ta cabine même. La crainte de nous trahir m'a empêchéede te répondre pendant le jour, quand tu me cherchais partout ici;si tu savais combien j'ai souffert de ton inquiétude! Mais mevoilà avec toi, délivrée de la contrainte que j'éprouvais sur lecorsaire. Ah! si nous pouvions tous deux retourner en France! que jebénirais le Ciel, et toi, toi, mon ami, mon frère, mon enfant!….

Et des caresses bien innocentes, de mon côté du moins, exprimaientà petit Jacques tout le plaisir que j'éprouvais à le retrouveraprès avoir perdu l'espoir de le revoir encore.

—Comment apprendre au capitaine de prise que je suis à bord, oucomment plutôt lui cacher ma présence?

—Je lui dirai tout: je ne le crains plus. Il pourra bien me battre,me tuer; mais il ne pourra plus te renvoyer à bord du corsaire; c'esttout ce qu'il me faut.

—Ho! garde-toi bien, mon ami, de lui avouer… Je suppose qu'il adéjà deviné, à bord du corsaire même, qui j'étais. C'est unhomme qui m'inspire autant de défiance que de dégoût!

—Et à moi donc, l'ivrogne! Mais je dirai tout au second, à Ivon,qui est un brave homme, lui: il aura pitié de toi et de moi…Jacques me donna ses deux mains que je pressai dans les miennes, ets'endormit auprès de moi, harassé par la fatigue et peut-être parles émotions de cette nuit que nous venions d'acheter au prix de plusd'un inconvénient et d'un péril peut-être.

L'heure du renouvellement du quart arriva trop tôt, hélas! Ivon, lepremier sur le pont quand le service l'appelait, vint me réveillerlui-même à la place du matelot qui devait s'acquitter de cettefonction. «Debout,mon pays,» s'écria-t-il. Puis, étonnéde trouver en tâtant le matelas de ma cabine un individu de plus,couché tout habillé à côté de moi: «Ah! bien, en voilà unebonne, se prit-il à dire: comment! te v'làamateloté de c'temanière. Débrouillons un peu nos amarres, et voyons ce que ça veutdire.» Sa main fouilla, en une seconde, toute ma cabine.

La lampe de la grande chambre éclairait paisiblement la scène qui sepréparait. Mon pays Ivon prend par le collet l'individu qu'il avaittrouvé en supplément près de moi.

—C'est toi, petit Jacques? fit-il avec étonnement. Et que fais-tudonc à bord?

Des larmes abondantes, comme savent en répandre toutes les femmesdans les circonstances désespérées, furent la réponse de Jacquesà Ivon.

Moi, déjà levé, j'étais auprès d'Ivon: l'aveu ne se fit pasattendre. Je lui dis tout en peu de mots; car dans les occasionspressantes, la passion n'est pas verbeuse. «C'est une femme que petitJacques, mon brave Ivon: elle a voulu fuir son capitaine d'armes etvenir avec moi. Voilà tout.»

—Ah! la bonne fichue farce, et ce pousse-caillou de capitaine d'armesqui s'est laissé gourrer…. C'est pas l'embarras, il a étésoldat, et ça voulait faire le malin à bord. C'est bien fait pourlui.—Puis, reprenant un ton sérieux, il m'adressa ces paroles:

«Tu as manqué à la subordination: c'est pas bien. Mais lecapitaine qu'on nous a donné d'à bord du corsaire est un véritablesuce-chopine: il est plein comme un Anglais, un vrai pochard!…Verse-moi un verre de rhum. Monte sur le pont, laisse ta femme en bas,dans ta cabine…. Ta femme que j'ai dit, n'est-ce pas?.. Ah! ah! ah!sa femme! ça fait p….. des épingles…. Un petit particulier dec'te façon avoir une femme! Mais, c'est égal: je me charge de toutela boutique, et laisse courir le bord qui porte à terre.»

Un poids énorme venait de m'être ôté de dessus la poitrine.Petit Jacques embrassa Ivon, qui dès lors nous fut conquis. J'étaishonteux de tant de bonheur en un jour.

En me promenant sur le pont avec mon second, une confiance intimes'établit entre lui et moi par cela surtout qu'il me savait gré dem'être rangé sous sa protection; et ce n'était cependant que ledeuxième quart que nous faisions ensemble. Les marins vivent vite:ils ont besoin de tout se dire promptement, pour pouvoir se direquelque chose; ils n'ont pas le temps d'être faux ou dissimulés.Ivon m'avoua qu'il aurait déjà fait sa fortune, s'il avait su lireet écrire.

—Vous ne savez pas lire, mon second?

—Non, mon lieutenant.

—Mais cela s'apprend.

—Oui, mais pas à mon âge, et joint qu'avec cela j'ai la tête durecomme un Bas-Breton que je suis.

—Eh bien moi, je veux vous apprendre à lire!

—Tu seras alors bien malin,Fil-à-Voile; car moi je ne leveux pas… Mais, à propos, je ne veux plus qu'on t'appelleFil-à-Voile, dis donc! Comment te nommes-tu, sans farce?

—Je m'appelle Léonard, maître Ivon!

Je n'avais pas prononcé mon véritable nom, qu'Ivon passe devant etdit aux matelots de quart:

«Dites donc, vous autres, je suis bien aise de vous prévenir que cepetit jeune homme s'appelle…… Comment déjà m'as-tu dit?

—Léonard!

—Ah! oui, c'est vrai,Léonard, et pasFil-à-Voile,entendez-vous, et que si on l'appelle encoreFil-à-Voile, jecasserai les reins à tout l'équipage.»

Malgré l'engagement difficile que prenait là Ivon, en casd'infraction à ses ordres, l'équipage comprit qu'il était de forceet d'humeur à faire respecter ses volontés. On ne m'appela donc plusque Léonard.

Mon pauvre petit Jacques, laissé dans ma cabine, n'avait pu trouverle sommeil qu'il y cherchait, sans moi: il monta sur le pont. Maisau même instant, le capitaine Bon-Bord parut au milieu de nous. Jeprévis une scène désagréable pour moi, quoiqu'Ivon se fût chargéde tout.

Les capitaines, lorsqu'ils s'éveillent, sont ordinairement demauvaise humeur. Bon-Bord, en mettant le nez sur l'habitacle, trouvaque la route que nous faisions était mauvaise.

—Pourquoi mauvaise? lui demanda Ivon.

—Parce qu'elle n'est pas bonne.

—Dites plutôt parce que vous avez bu un coup de trop hier soir,capitaineBon-Bord. C'est vous qui l'avez donnée cette route, ausurplus.

—C'est moi! J'étais donc soûl?

—Pas trop! à peu près comme à présent.

—Je parie, moi, qu'elle ne vaut pas le diable, cette route!

—Je parie que vous êtespaf.

—Qui est-ce qui me prouvera que cette route est bonne?

—Cet enfant, dit Ivon en me montrant, et qui en sait plus que vous etmoi. Que dis-tu de la route, Léonard?

—Elle est bonne, répondis-je, si nous voulons entrer en Manche; etj'expliquai de mon mieux mes raisons à l'appui de mon opinion.Le capitaine Bon-Bord parut se rendre à l'évidence, mais d'assezmauvaise grâce. Ivon grognait, Bon-Bord cherchait une occasion deprendre sa revanche et d'avoir raison. Après un moment de silence, ilreprit la conversation.

—Est-ce que je n'ai pas vu, en montant sur le pont, un jeune hommecauser avec vous?

—Oui, dit Ivon. C'est tout jeunes gens que nous avons à bord… Jetremblais.

—Et qu'est-ce que c'est que ce jeune homme? Il m'a semblé ne pas lereconnaître pour un de mes gens de la prise.

—Ah! vous ne l'avez peut-être pas reconnu, voyez-vous, parce que cejeune homme est une femme, capitaine.

—Une femme?

—Oui, la femme du capitaine d'armes, qui a passé par-dessus le bord;déguisée en matelot, quoi, comme vous et moi.

BON-BORD.

Il ne doit pas y avoir de femme, à bord, sous aucun prétexte.

IVON.

En ce cas-là, puisqu'il ne doit pas y avoir de femme à bord, cettefemme est un jeune homme.

BON-BORD.

Ah ça, voyons donc, est-ce une femme, ou bien est-ce un jeune homme?

IVON.

L'un ou l'autre, comme vous voudrez; ça dépend de vous.

BON-BORD.

Il faut me répondre autrement que cela. Qu'est-ce que cet individu etquel est son sexe? Je veux le savoir.

IVON.

Si vous êtes si pressé, allez y voir; moi, je ne m'y connais pasassez. Je vous ai dit tout ce que je savais.

BON-BORD.

Eh bien! c'est ce que nous verrons….

Moi, je tremblai de tous mes membres à ces mots du capitaine.Ivon reprit après avoir fait deux ou trois tours sur le gaillardd'arrière.

IVON

Je voudrais bien savoir cependant si, dans les ordonnances de lamarine, il y a un article qui dit que le capitaine aura le droit des'assurer si les individus de l'équipage sont mâles ou femelles?

BON-BORD.

Les ordonnances disent qu'un capitaine est roi à son bord, et commeje suis capitaine, je peux faire vérifier les sexes.

IVON.

Vous qu'êtes si savant, cap'taine Bon-Bord, avez-vous lu par hasard,dans les ordonnances, que quand un cap'taine est soûl et qu'il nepeut plus se tenir debout, il doit aller se coucher?

BON-BORD.

Tu m'insultes, je crois!

IVON.

Non pas, je dis tout bonnement que vous êtes soûl. C'est-il vousinsulter que de vous dire ce que vous êtes?

BON-BORD.

Tu m'insultes, oui. Mais c'est bon; à la première terre, je te feraifusiller comme un chien, pour m'avoir manqué.

IVON.

Eh bien! moi, pour ne pas te manquer davantage, je t'étouffe commeun pigeon, si tu fais le crâne; mais comme il faut cependant de lasubordination à bord, je ne te tordrai tout-à-fait le cou qu'à lapremière terre.

En prononçant ces mots, Ivon avait saisi son capitaine par le brasdroit, qu'il lui serrait de manière à le lui briser comme dans unétau. Bon-Bord, rappelé à lui-même par cette vigoureuse pression,remit sa vengeance à un temps plus reculé. Il descendit dans lachambre, où il but quelques verres de rhum en jurant, et il alla secoucher.

Ivon, que cette dispute avait agité d'autant plus violemment qu'ilavait contenu sa colère, après avoir trois ou quatre fois promisà son capitaine qu'une fois à terre, il lui donneraitune tournéetelle que le coeur lui en ferait mal, chargea sa pipe, et m'envoyadevant, la lui allumer à la cuisine..

Petit Jacques, qui s'était tenu coi pendant le temps où les deuxinterlocuteurs échangeaient entre eux des paroles animées dont ilétait l'objet, vint à nous. Quelle scène! s'écria-t-il.

IVON.

Ne craignez rien! je vous ai pris tous deux sous mon écoute degrand'voile, et je vous réponds que je vous conduirai à bon port, ouque le diable m'enlèvera.

PETIT JACQUES.

Et si le capitaine veut m'opprimer en vous persécutant vous-même?

IVON.

C'est un gredin, un vrai sac à vin, ou plutôt un vrai sac à tafia.

PETIT JACQUES.

Mais s'il s'attache à nous persécuter?

IVON.

Vous opprimer! Nous persécuter! Allons donc! c'est bon dans lescomédies ça; mais à bord et avec Ivon! Je voudrais bien le voir:non, je voudrais le voir, là, pour la farce seulement! Mais il nes'agit plus de tout ce bataclan. Voyons, mam'selle, racontez-nousun peu comme quoi vous vous êtes trouvée à bord du corsaire, avecvotre petite mine si accastillée et vos petites mains à manierl'aiguille plutôt que l'épissoire; car le diable m'élingue si jecomprends un seul mot dans toute cette histoire de tonnerre d……

PETIT JACQUES.

Mon histoire ne sera pas longue: c'est celle de toutes les jeunespersonnes qui ont plus d'éducation que d'expérience, et plusde passions que de raison. Puisque vous vous intéressez sigénéreusement à moi, je vais vous apprendre qui je suis.

Ivon et moi nous nous assîmes sur le banc de quart, à côté deJacques. Le temps était beau: le navire filait à toutes voiles surune mer magnifique, que l'on entendait à peine glisser le long dubord. Jacques commença son histoire, à demi-voix, pour ne pas êtreentendu du timonnier, à qui Ivon répétait tous les quarts d'heure,en mettant le nez sur la boussole:attention à gouverner et portonsplein.

HISTOIRE DE PETIT JACQUES.

«Mon nom est Rosalie Le Duc. Privée fort jeune de ma mère, je fusenvoyée, à douze ans, de Brest au pensionnat d'Ecouen, pour y êtreélevée aux frais du gouvernement, faveur à laquelle les blessuresde mon père, ancien maître canonnier, m'avaient donné des droits.Je reçus dans cette maison une éducation trop peu en rapport avec lerang modeste que j'étais destinée à occuper un jour dans le monde.Mon père ayant perdu la vue, par suite de ses blessures nombreuses,je revins auprès de lui, pour lui donner les soins que je devaisà son malheur et à la tendresse qu'il avait pour moi, son uniqueenfant. Le capitaine d'armes de votre corsaire avait connu mon pèredans ses campagnes; il lui fut facile de trouver accès dans notrehumble maison. Ce jeune homme avait des manières qui, sans êtredistinguées, pouvaient plaire à une fille bien élevée. Sagénérosité, sa franchise apparente et cet air avantureux qu'ont lesmarins, et qui décèle presque toujours un bon coeur, me prévinrentfavorablement pour lui. Il appartenait à une famille honorable, dontil avait dissipé une partie des biens, et à laquelle il promettaitune conduite à l'avenir exempte de reproches. Il devait renoncerà faire la course. Il me demanda à mon père. Le désir de rendremeilleure la position de l'auteur de mes jours, réduit à une modiqueretraite, me fit accepter la proposition de mon amant. Mon père mefut enlevé au moment où je devais m'unir à celui qu'il m'avait parubien aise de pouvoir nommer son gendre. Après cet événement, il nefut plus question de mon mariage. Je voulus renoncer à un homme quim'avait trompée, mais il était trop tard!»

Ivon, à ces mots, interrompit brusquement Rosalie….. Comment troptard? Est-ce que… Il ne manquerait plus que ça… mais non, jene vois pas…. Quoi! c'était donc un pas grand'chose que notrecapitaine d'armes? Promettre le mariage à unefraîcheur, et puisaprès la laisser aller en dérive! C'est un tour de jean…

Je suppliai Ivon de laisser continuer Rosalie; elle reprit:

«Une ancienne réputation d'honneur nous impose l'obligation defuir les lieux où nous étions estimés, quand nous avons cessé demériter cette estime si précieuse. J'étais aussi misérable quecoupable. Mon amant me promit de m'emmener avec lui aux États-Unis.Je demandais à ne plus vivre au milieu des personnes qui m'avaientconnue sage. Il m'assura que son corsaire allait à New-York. Jeconsentis à suivre, sous les habits d'homme, celui qui m'avaitséduite, déshonorée.»

IVON.

Déshonorée! allons donc; est-ce que ça déshonore! je voudrais bienvoir ça, moi! Mais voyez-vous cette canaille de capitaine d'armes!dire que nous allions à New-York, quand nous allions courir bonbord de côté et d'autre! Peut-on tromper une jeune personne de c'temanière! Il faut que ça soit un fameux rien de bon!..

ROSALIE.

Sur le corsaire mon séducteur se montra ce qu'il était: il n'avaitplus besoin de feindre avec moi pour me tromper; il osait avoir dela jalousie pour une femme qu'il avait cessé d'aimer. Léonard, lepremier peut-être, découvrit mon travestissement. Je lui fis croireque j'étais mariée au capitaine d'armes; j'avais besoin de ne pasparaître trop méprisable aux yeux de cet enfant, pour qui j'aiéprouvé, pour la première fois de ma vie peut-être, un penchantque je ne cherche plus ni à cacher ni à me faire pardonner.

Je tressaillis à ces mots d'un bonheur que j'ignorais encore. Ivonreprit avec sa grosse voix: C'est-à-dire, tout bonifacement, que vousen tenez joliment pour ce petit nom de D…; mais c'estphysique ceschoses-là, et c'est pas surnaturel. On a de l'amitié pour quelqu'un,parce que ça vient tout bêtement, et puis voilà ce que c'est; maisl'amitié, ça ne se donne pas: ça vous tombe à bord comme un grainblanc, sans savoir d'où ce que c'est venu.

ROSALIE.

Oh! je pense bien que vous n'excusez pas aussi facilement que vousle dites, M. Ivon, et mes fautes et mes aveux; mais vous me paraissezavoir un si bon coeur… Cependant vous n'avez peut-être jamaisaimé, vous?

IVON

Ça dépend: moi, voyez-vous, j'aime une fois que je suis à terre,pour mon argent, et à peu près sans comparaison comme…; maisjamais je n'ai suborné personne: j'ai toujours trouvé l'ouvragetoute faite avant moi. C'est plus commode et c'est plus tôt fait;car si je disais à une particulière:je t'épouse, eh bien! jeferais la bêtise; pas pour la particulière, le tonnerre de Dieum'en garde; mais pour qu'il nesoit pas dit qu'Ives-Marie Lagadec amanqué à sa parole une seule fois dans sa vie. On est Breton ou onne l'est pas, quoi, n'est-ce pas? Eh bien! ça dit tout.

Pendant ce temps, pendant ces entretiens délicieux, notre navirefilait toujours avec bonne brise. Cinq à six jours se passèrent dela sorte. Notre capitaine de prise se grisait régulièrement deux outrois fois toutes les vingt-quatre heures, et, à chaque instant,il montait sur le pont pour faire prévaloir son autorité, quel'équipage méconnaissait en toute occasion. Seul un peu au fait despetits calculs nautiques qui nous étaient nécessaires pour attérir,je dirigeais la route; Ivon faisait faire la manoeuvre, et il avaitsoin de mettre sur le corps du navire autant de voiles qu'il pouvaitlui en faire porter: il appelait celatorcher de la toile. Lesbâtimens que nous apercevions, nous les évitions: ceux qui nouschassaient, nous les perdions dans la nuit en faisant fausse route. Enmanoeuvrant ainsi, nous atteignîmes enfin la Grande Sole; le plomb desonde fut jeté et on annonça fond. La terre ne pouvait pas tarder àse montrer. C'est alors que l'anxiété devint générale à bord,car c'est toujours sur les attérages que les croiseurs anglaisattendaient les prises qui cherchaient à se glisser dans le port.

Pour moi, je l'avouerai, je pressentais presque avec regret le momentoù nous devions toucher au terme de notre voyage; je me trouvais sibien à bord! Les dangers mêmes de notre traversée n'offraient qu'unattrait de plus à ma jeune imagination, amoureuse d'aventures etd'émotions. Cette vie incertaine de corsaire, toujours assaisonnéepar le désir d'échapper avec une riche cargaison à un ennemi sanscesse excité à ressaisir sa proie, me plaisait beaucoup plus quele calme d'une existence sûre à terre, entre des parens quipréviennent tous vos besoins et des amis qui flattent tous vosgoûts. Et puis Rosalie était là près de moi à chaque heure dujour. Personne ne me disputait le plaisir de l'occuper seule. Toutesles nuits elle partageait, sur le pont, à mes côtés, pendant lesheures de quart, mes innocentes joies; jamais je ne m'endormaisdans ma cabine sans que mes mains, fatiguées par le travail, nereposassent dans les siennes, si douces et si caressantes. Ses soinspour moi ressemblaient beaucoup plus à ceux d'une mère ou d'unesoeur qu'à ceux d'une amante; mais je sentais de la volupté dans satendresse. Je la sentais d'autant plus, cette volupté, que tous mesorganes étaient neufs, que mon coeur était naïf. Cette fraîcheurdes sentimens de l'adolescence n'est-elle pas mille fois préférableà l'impétuosité avec laquelle, quelques années plus tard, onépuise toutes les jouissances de la jeunesse? C'est à quinze ouseize ans qu'on éprouve tout ce que l'amour a de divin. Passé cetâge, ce n'est qu'une passion ou un délassement.

Une nuit on cria terre: c'était un feu, que l'homme placé au bossoirvenait de découvrir. Tout le monde s'assembla derrière; les unsdisaient que c'était le phare de Scylly; les autres que ce ne pouvaitêtre que celui du cap Lézard, et les derniers enfin, que c'étaitla tour d'Ouessant. L'équipage et le capitaine Bon-Bord, un peudégrisé, semblèrent demander mon avis. Flatté de l'espècede condescendance que je croyais remarquer dans leurs regardsbienveillans, je me hasardai à dire solennellement mon opinion.

«Hier j'ai obtenu une latitude par la hauteur méridienne àl'instant où le soleil s'est montré à midi et a éclairé, pendantquelques minutes, l'horizon. Or, comme nous avons toujours couru àl'Est depuis ce temps, je conclus, d'après la latitude observée,que le feu à vue par babord à nous, ne peut être que celui du capLézard.»

Chacun fut de mon avis, par cela peut-être que j'étais le seul quipût soutenir mon opinion par quelque raison bonne ou mauvaise.

Maintenant quelle route ferons-nous, demanda Ivon, pour attérir avecdes vents de Nord sur quelque endroit bien mauvais de la côte deFrance? Moi je suis pilote des mauvais parages.

—Mais il faut gouverner au Sud du compas à peu près.

—Et pourquoi, s'écria Bon-Bord, choisir les parages les plusdangereux?

—Parce qu'il y a toujours moins de croiseurs là où il fait mauvaisque là où ce qu'il fait bon.

L'opinion d'Ivon prévalut. Dans les circonstances épineuses, leshommes dont les résolutions sont vives et promptes ont toujoursraison. Nous orientâmes vent arrière, laissant les feux du capLézard se perdre dans l'obscurité de la nuit et scintiller sur leslames qui nous poussaient, comme avec une sorte de bienveillance, versles côtes de la France. Je dis ici avec bienveillance, car l'habitudedes marins est d'animer tout ce qui se passe autour d'eux. Ainsila mer leur semble bonne ou maligne, le vent caressant ou malintentionné, selon que la mer les pousse ou les menace, selon que labrise les favorise ou les contrarie.

Je ne pourrais bien dire ici l'impression que la vue de ces pharesétincelans que nous quittions, avait produite sur moi. Ces tours àfeu, allumées sur un bout de terre au milieu des vagues, pour guiderpendant la nuit les navires battus par les vents et les flots, meremplissaient l'âme de quelque chose de poétique et sublime, que jene saurais bien exprimer. Il faut avoir navigué pour sentir certainesémotions dont on se doute à peine à terre, où les objets sontsi différens de toutes les choses au milieu desquelles existentles marins. Tous nous savions que les feux que nous voyions brillerappartenaient à une terre ennemie; mais nous aimions à les voir,parce qu'ils nous indiquaient que là il y avait des hommes, desfemmes et de la civilisation enfin, et que nous allions peut-êtrequitter l'aspect sauvage de la mer, pour nous retrouver, après biendes dangers, au milieu des nôtres et au sein de l'abondance quepromet aux marins la terre de la patrie.

De quelle anxiété n'est-on pas cependant tourmenté, lorsqu'en tempsde guerre on cherche sur les attérages à mettre au port le navirequi vous est confié, et qui porte quelquefois toute la fortune quevous avez conquise! Tout vous semble ennemi dans ces momens de crainteet de si frêle espérance; la moindre barque devient un vaisseau deligne; la plus petite variation de brise paraît vous menacerd'un vent contraire ou d'une tempête effroyable. A la plus simplecontrariété on se désespère: on trouve à peine le sang-froidnécessaire pour commander la manoeuvre qui, au large, vous estla plus familière. C'est un port qu'il faut aux corsaires quiattérissent, pour qu'ils retrouvent leur gaité et leur insouciantephilosophie. On sent presque, dans ces momens d'anxiété, àl'approche du but, que la fortune les gâterait s'ils étaienttoujours réduits à trembler pour ce qu'ils croient posséder.

Un homme à bord soutenait cependant notre courage: c'était Ivon: ilne dormait plus; mais il buvait et fumait toujours. Depuis que nousavions quitté le corsaire, il n'avait pas tiré ses grosses bottes,qui lui couvraient les cuisses. Souvent je l'avais vu visiter etmaintenir en état, quatre petits canons que la prise avait surson gaillard d'arrière. Il avait eu soin aussi de s'assurer del'existence de quelque barils de poudre qui se trouvaient dans unedes soutes de la chambre. Avec cela, disait-il, nous pourrions nousdéfendre d'une embarcation qui voudrait nous accoster.

L'occasion d'employer les canons qu'Ivon mettait en état ne tarda pasà s'offrir.

Vers l'heure où nous supposions, d'après la route que nous avionsfaite depuis le phare de Lézard, qu'au jour nous pourrions avoirconnaissance de la terre, nous crûmes apercevoir derrière nous, dansl'obscurité, une masse noire qui nous suivait à une petite distance.Une mauvaise longue-vue de nuit ne nous permit pas de distinguer,comme nous l'aurions voulu, le navire qui semblait nous donner chasse.La brise était ronde, et nous portions autant de voiles que nousavions pu en livrer au vent. Tout nous portait à croire que si lebâtiment que nous avions dans nos eaux était armé, il n'avait pasdu moins sur nous un grand avantage de marche, puisque depuis le tempsoù nous avions commencé à l'observer, il n'avait pas encore pu nousrallier. Les deux meilleurs timonniers de l'équipage avaient étéplacés à la barre; car dans les circonstances où il faut se sauverà force de marche, il est surtout essentiel de bien gouverner, et dene pas perdre, par la maladresse du timonnier, le chemin que l'on faiten forçant de voile. Pour alléger autant que possible notre navire,nous jetâmes à la mer tout ce qui encombrait inutilement notre pontet qui pouvait nuire à la vitesse de notre sillage. Nous étionsimpatiens d'apercevoir le jour; et la crainte de voir les ventsqui nous favorisaient, passer au Nord-Est, circonstance ordinaire,d'après les indices que nous avions remarqués, ajoutait encore àl'anxiété naturelle que nous éprouvions. Le jour commença enfinà poindre à travers les vapeurs rougeâtres qui épaississaientl'horizon. La mâture du bâtiment à vue était haute, et lesbonnettes qu'il avait poussées au bout de ses vergues, donnaient, àla pyramide que faisait sa voilure, une base des plus larges.C'était un croiseur anglais, selon toute apparence; mais, comme nousn'apercevions que son avant, dans la position où il se trouvait, parrapport à nous, on ne pouvait guère former que des conjectures assezvagues sur sa force. Nous étions dans le mois de février: legrand jour ne se faisait que fort tard, et nous attendions, avecperplexité, que la terre dont nous devions être près, se montrâtà nous; bientôt, en effet, elle apparut sur notre avant, basse,blanche dans quelques unes de ses parties; la mer, qui écumait enmugissant sur des brisans, au-dessus desquels voltigeait un essaim demauves, nous indiquait assez que nous avions à éviter des dangersautres que celui de la chasse de l'ennemi.

Notre capitaine s'était un peu dégrisé; mais il savait à peineoù nous devions nous trouver, d'après la route faite: il avaitd'ailleurs perdu sur nous cette autorité du commandement, sinécessaire à un chef, dans les circonstances pressantes. Ivonseul était à son affaire, et il avait assumé sur lui toute laresponsabilité des événemens. Montée dans les haubans, pourreconnaître les parages où nous étions, il nous cria qu'ilreconnaissait parfaitement la terre sur laquelle nous courions. «Jesuis pilote du lieu, nous disait-il, et j'ai fait la pêche dans cescailloux que vous voyez. C'est l'île de Bas, et bientôt nous verronsles clochers de Saint-Pol-de-Léon.» Son assurance nous renditla confiance qui nous manquait, et l'obéissance passive de toutl'équipage lui fut acquise. C'est lui que nous reconnûmes tacitementpour capitaine. Il ordonna à Bon-Bord de se mettre à la barre dugouvernail, et de veiller à bien gouverner à son commandement.

Bon-Bord ne sut qu'obéir, sans oser réclamer, comme il lefaisait auparavant, le bénéfice des ordonnances de la marine, quil'instituaient, à ce qu'il prétendait,roi à son bord.

Notre navire allait toujours bon train: la brise fraîchissait, etla mer devenait grosse; mais, malgré la force croissante du vent etl'agitation des lames, nous continuions à tenir toutes nos voileset nos bonnettes dehors. Le bâtiment qui nous appuyait la chasse,n'amenait non plus aucune de ses voiles. La poursuite à laquelle nousvoulions échapper était aussi vive que notre fuite était prompte ethabile. LeBack-house que nous montions marchait bien: le bâtimentqui se tenait obstinément dans nos eaux, ne paraissait pas perdre surnous un seul pouce de chemin. La situation devenait des plus critiquespour nous et pour notre ennemi, que le danger des écueils que nousbravions, n'effrayait pas: la terre s'approchait avec ses longscordons de sable blanc, ses rochers noirâtres et ses brisans autourdesquels les flots tumultueux répandaient bruyamment leur écumed'albâtre.

Ivon, tout en faisant gouverner pour attaquer l'île de Bas, dansl'Est, s'occupait de charger à mitraille nos quatre petits canons.Que voulez-vous faire contre ce grand navire, lui demandai-je, sic'est une frégate? «Oh! ce n'est pas la frégate que je crains, merépondit-il; mais elle a des péniches qu'elle peut mettre à la mer,si le temps vient àcalmir, et c'est sur les embarcations que jeveux tapper. En attendant, ajouta t-il, chargeons ferme ces espècesd'engins: nous leur en f….. par le bec, s'ils veulent nous tâter auderrière.»

Lorsque nous nous trouvâmes en position de donner dans la passe, ilfallut retenir un peu au vent pour enfiler le chenal par lequel nousvoulions entrer. Le navire chasseur imita notre manoeuvre, et nouslaissa voir, dans cetteoloffée, la batterie et le travers d'unegrosse corvette, «Il faut, répétait Ivon, que cette gueuse-là aitun pilote français à bord, pour nous taquiner comme ça!… Ah! sije tenais les gredins qui servent l'Anglais, sous mes pieds, commeje te mettrais leurs jean-f….. de têtes en marmelade!» Et, enprononçant ces derniers mots avec rage, il appliquait sur le pontson large et vigoureux pied. Un coup de canon de chasse de la corvettenous annonça à qui nous allions avoir sérieusement affaire, etbientôt après nous vîmes un long pavillon anglais se déployer etse jouer au bout de la corne de notre ennemi.

«Attention à gouverner, Bon-Bord, s'écria Ivon. Moi, je vaisrelever le muffle à cet Anglais. Léonard, va m'allumer ce bout demèche à la cuisine, et feu dessus.»

Effectivement, après avoir pointé deux de nos pièces placéesen retraite, sur l'arrière duBack-House, Ivon, avec son bout demèche, mit le feu à l'amorce. Nos deux petits coups de canon firentricocher la mitraille sur l'avant de la corvette, qui riposta àboulet. Le feu s'engagea, et l'on n'entendait plus, au milieu dece bruit, que la voix d'Ivon, qui répétait à Bon-Bord: «Loffe,laisse arriver, comme ça va bien, ou qui nous excitait en nouscriant:Feu, chargez, pointons à démâter

Je lui apportais des gargousses: il chargeait nos pièces, lespointait, tirait, riait, et, le nez fourré sur l'habitacle, pourfaire gouverner, ou sur la culasse des pièces, pour envoyer desgrappes de raisin à l'anglais, il remplissait à la fois lesfonctions de capitaine, de pilote et de canonnier. On a dit souventqu'un marin était plus qu'un homme: jamais, à ce compte, je n'aivu un matelot être plus de fois homme que mon pays Ivon, dans notreentrée à l'île de Bas.

Les boulets de la corvette nous dépassaient: notre mitrailledevait quelquefois tomber à son bord. Nous parvînmes enfin, enla canonnant, à nous réfugier sous terre, sans qu'elle put nousapprocher assez près pour nous faire amener; mais, au moment oùnous nous supposions sauvés, en reprenant les amures à tribord et enamenant nos bonnettes, pour faire la passe de l'Est de l'île de Bas,un faux coup de barre de Bon-Bord, toujours placé au gouvernail, nousfit toucher sur la queue d'une petite île nommée, en bas-breton,Tisozon (île aux Anglais). A l'ébranlement violent donné aunavire par cet échouage, nous ne doutâmes plus de la perte de notreprise. Un grand coup de poing d'Ivon vola dans la figure deBon-Bord, à la maladresse de qui il attribuait, avec raison, notremésaventure. LeBack-House, roulant au milieu des flots sur lesrochers où s'était brisée sa quille, se pencha sur le côté debâbord, présenta tout son flanc aux boulets de la corvette anglaise,qui se mit en panne pour nous mitrailler tout à son aise, à moinsd'une demi-portée de canon. Nous ne songions presque tous qu'à noussauver sur l'île voisine, où la mer blanchissait à quelques brassesde l'endroit où nous étions échoués. Ivon seul voulait rester àbord, et il reprochait vivement à Bon Bord d'abandonner, comme lesautres allaient le faire, le navire à bord duquel il devait rester ledernier, comme capitaine.

La corvette, pour s'emparer de la prise et de nous, ou tout au moinspour incendier le navire, mit bientôt deux embarcations à la mer.Ces péniches, chargées de monde, débordèrent et ramèrent à forcepour gagner la terre. Il n'y avait plus à se défendre, dans l'étatoù se trouvait notre malheureux bâtiment, à moitié submergé:notre chaloupe, poussée à la mer du côté de bâbord, par lesplus peureux, reçut tous ceux qui voulaient se sauver les premiers.Rosalie me suppliait de ne pas la quitter. Ivon, que ses tendressupplications n'amusaient pas, la prit de force dans ses brasrobustes, et la jeta dans la chaloupe, qui se trouva bientôt, sansnous, à une demi-portée de fusil du navire, où nous avions résolud'attendre l'ennemi. Notre perte paraissait certaine. «Va me chercherde quoi charger cette pièce de canon, me ditmon pays, je vaism'amuser àdéquiller quelques Anglais, avant d'amener pavillon.»Le pavillon anglais renversé, se trouvait encore issé à notrecorne, comme on le faisait à bord de toutes les prises faites par desnavires français.

Je descends, pour obéir à l'ordre qui m'est donné, dans la chambreoù se trouvait la soute aux poudres: une chandelle, que l'on avaitoublié d'éteindre, comme à l'ordinaire, aux premiers rayons dusoleil, se consumait encore dans le globe de cristal, suspendu surla claire-voie. A cette vue, une idée subite, comme une inspiration,s'empare de moi: je saisis le bout de chandelle, dont la mècheconsumée s'éparpille et étincelle en mes mains, dans ce mouvementrapide; et, sans calculer le danger, j'enfonce la chandelle toutallumée dans le tas de poudre que renfermait la soute. Puis,montant comme un fou sur le pont, je crie à Ivon:Sauvons-nous,sauvons-nous, le feu est dans la soute aux poudres! A ces cris aigus,Ivon me regarde fixement, tout étonné du désordre de mes mouvemenset de l'égarement de mes traits: il me prend par les reins, me jettepar-dessus le bord, comme un paquet de mauvaise étoupe; et, croyantque je ne sais pas assez nager, plonge sur moi, me fait couler,me ramène à flot, et me faisant passer sur ses larges épaules,m'attire à terre avec lui.

Rosalie, à moitié dans l'eau, sur le rivage, pour voler au devant demoi, me reçoit avec des cris, de la lame qui me pousse, dans ses brasqui me pressent bientôt. Ivon, déjà sur le bord, tout ruisselantd'eau de mer et les mains sur les hanches, me demandait: «Eh bien!mon pays, qu'en dis-tu?» Sans rien répondre, je saisis Rosalie parla main, et, de toutes me forces, j'entraîne Ivon derrière un rocherde l'île. Il était temps: une détonnation épouvantable, ébranlel'île, et, en nous jetant à terre, comme anéantis, nous couvrede feu, de fumée et de débris, derrière le rocher même où nousétions réfugiés. C'était la prise qui, avec les deux pénichesanglaises qui venaient d'aborder, avait sauté en l'air. Ivon, toutbouleversé d'un accident qu'il ne comprenait pas bien, me parlaiten criant; j'étais devenu sourd: je lui hurlais, de mon côté, auxoreilles, il ne m'entendait pas plus que je ne l'entendais moi-même.Ce ne fut qu'au bout de quelques minutes que je pus lui fairecomprendre que c'était moi qui, au moyen d'un bout de chandelle,venais de faire sauter leBack-House.

On ne put s'imaginer quelle fut sa joie, en apprenant cette prouesseet le succès de mon imaginative: il sautait, dansait, s'arrachaitles cheveux, de joie; et se tenant les côtes, à force de rire, ils'écriait, tout essouflé:Ah! la bonne sacrée farce! Ah! monDieu, mon Dieu, est-il possible, jamais je n'ai tant ri! Et puisil répétait encore après avoir de nouveau gambadé jusqu'àl'épuisement de ses forces: Oh! quelle farce! Quelle bonne farce!Il ne voyait, dans l'explosion du navire, et les bras et jambes d'unecinquantaine d'Anglais volant en l'air, qu'une de ces espiègleriesqu'il aurait faites à ma place, si l'idée lui en était venue.

Étonnés, confondus de l'explosion de la prise, dont ils ne pouvaientencore s'expliquer la cause, les gens de notre équipage, réfugiésavec nous sur l'île, accoururent vers l'endroit du rivage où nousnous tenions; ils nous entouraient, nous pressaient pour savoir quelmotif avait pu porter les Anglais à faire sauter avec eux-mêmesle navire dont ils venaient de s'emparer. Ils attribuaient cetévénement à l'imprudence des capteurs.

Sont-ils donc bons, nos gens! s'écriait Ivon; ils se sont mis dansle toupet cespaliacas, que c'est l'Anglais qui s'est fait sauterlui-même! pas si bête le jean f…! Tenez, voyez-vous bien,puisqu'il faut tout vous dire: c'est ce petit nom-de-Dieu qui a faittout ce bataclan, avec un bout de chandelle. «Allons, accoste ici,Léonard, que je t'embrasse, et du bon coin; cart'as mérité toutemon estime. Et après cette allocution, les lèvres d'Ivon, noirciesde poudre et de tabac, et toutes gluantes encore d'eau de mer,s'appliquèrent vigoureusement sur mes deux joues frémissantes deplaisir et d'orgueil.

Commemon pays était un peu obscur dans ses harangues, il me fallutraconter après lui le moyen que j'avais mis en usage pour faire voleren l'air tout l'arrière du bâtiment et les deux péniches anglaises.Au milieu de ma narration, Ivon, que jusque là j'avais toujourstraité avec les égards que m'inspiraient son grade supérieur aumien, et son âge plus avancé, me dit en me pressant fortement lamain: je n'entends plus que tu me disesvous, ni que tu m'appellesmaître Ivon oumon capitaine; je prétends et j'ordonne que tume tutoies, entends-tu bien, petit bougre; je te fais enfin mon égal,et, si tu n'es pas content,t'auras affaire à moi. Mais, pourcommencer letutoiement, supposons que jet'embête dans le momentactuel; que diras-tu, voyons un peu?

—Maisvous ne m'embêtez jamais,maître Ivon!

—Ah t'y voilà-z-encore! tu as ditvous etmaître Ivon: est-ceque tu voudrais me molester, par hasard? Allons, réponds-moi mieuxque ça, ou je te…. Voyons: une supposition que je t'embête,commentest-ce que tu me répondrais?

«—Eh bien, puisquetu le veux, jete répondraisva te fairelanlerre.

—Lanlerre, ce n'est pas ça; ce n'estpas matelot, cette parole,ça commence bigrement à m'embêter moi-même.

—Puisque c'est comme ça, lui répondis-je,va te faire f….

—A la bonne heure: c'est parler au moins! Vive la mère Gaudichonet les enfans de la joie! Est-ce que ne v'la pas des embarcations quinous viennent de tous les bords! Si, ma foi de Dieu! Mais c'est desamis, il n'y a pas de soin à avoir avec ceux-là.

Au bruit de la détonation qui venait de se faire entendre au loin,les pêcheurs, les pilotes de l'île de Bas et les corsairesmouillés sur le chenal, et qui avaient pu observer notre manoeuvre,s'empressèrent de nous porter secours. Les uns arrivaient peut-êtredans l'espoir de se jeter sur les débris du navire sauté. Les autres(les canots des corsaires) arrivaient pour nous prêter main-forte,dans le cas où la corvette ennemie ferait une seconde tentative pourarracher du rivage que nous avions atteint et que nous venions decouvrir, les lambeaux des hommes de son équipage. En moins d'un quartd'heure, l'îlot fut entouré d'un essaim d'embarcations françaises.Les pilotes de l'île de Bas, dans leurs pirogues effilées,débarquaient avec les courtes jaquettes qu'il portent à la mer.Chacun d'eux nous proposa un verre d'eau-de-vie; Ivon n'en refusa pasun seul. Les marins des corsaires sautaient lestement à terre, lemousquet au bras et un grand pistolet à la ceinture. Ce secours nefut pas inutile.

La corvette anglaise, en panne devant Tisozon, avait déjà remis àla mer deux canots qui paraissaient disposés à aborder la terre,pour nous faire sans doute payer cher le mauvais succès de sapremière expédition. Embusqués dans les fentes des roches élevéesqui bordent la petite plage où nous nous étions sauvés, noslibérateurs, la main droite sur la crosse de leurs mousquetons ou deleurs pistolets, attendaient le moment où les Anglais essaieraientà débarquer. Mais ceux-ci se défièrent du piège dans lequel nousvoulions les attirer. Les deux canots, après s'être assurés dusort qu'avaient subi ceux qui avaient voulu amariner la prise,s'éloignèrent et retournèrent à bord de la corvette qui dansquelques minutes les hissa sur son pont. Nous entendions, de terre, lesifflet du maître d'équipage qui faisait exécuter cette manoeuvre.Dans un clin d'oeil, la corvette disparut en louvoyant avec rapiditéet précision, au milieu des brisans et des écueils qu'elle avait àéviter pour regagner le large.

«Sont-ils donc marins, ces gueux d'Anglais! répétait Ivon, enadmirant la manoeuvre de la corvette qui s'éloignait. Ah! si laFrance n'avait pas été trahie au combat du 13 prairial!….»C'était souvent l'exclamation qui échappait àmon pays Ivon. Caril faut bien remarquer que presque tous les marins paraissaientalors convaincus, pour excuser peut-être leur infériorité à leurspropres yeux, que la marine impériale était livrée à la trahison,et que la marine anglaise ne l'emportait sur la nôtre que parl'effet de la perfidie des ministres français et l'incapacité de nosamiraux.

Une fois le danger passé, et l'inutilité des efforts que l'onfaisait pour sauver les lambeaux de la prise, bien constatée, nous nesongeâmes plus qu'à gagner le port voisin. Ivon, Rosalie et moi nousfûmes accueillis cordialement par l'officier qui commandait le canotdu corsairele Revenant, un des premiers navires qui s'étaientempressés d'envoyer leurs embarcations sur Tisozon; et, heureux dumoins d'avoir glorieusement perdu notre prise, dans une heure nousnous rendîmes du rivage où nous l'avions fait sauter, dans le petitport de Roscoff, situé vis-à-vis de l'île de Bas, la premièreterre qui s'était offerte à nos yeux sur la côte de France.

Les pêcheurs des environs, restés à Tisozon après le départdes canots du corsaire, s'acharnèrent à sauver ce qu'ils croyaientpouvoir recueillir des débris de notre naufrage. C'est ainsiqu'après le combat que se livrent deux tigres, on voit les oiseauxde proie se précipiter avec voracité sur la dépouille de celui descombattans dont le cadavre est resté sur l'arène sanglante.

3.

VIE DE CORSAIRE.

Le gentleman Ivon.—Rosalie.—Projets.—Le café deRoscoff.—L'Anglais sauté.—Les Corsairiens.—Retour au toitpaternel.—La croix d'honneur.—La part de prise.

Quelle race d'hommes que les corsaires! Quelle étrange exception ilsprésentent au milieu du genre humain! La terre a bien ses brigands,ses contrebandiers et ses pirates aussi, avec leurs aventuresromanesques et quelquefois héroïques. Mais le métier des héros degrands chemins n'est que vil ou coupable, et rien ne saurait racheteraux yeux de la société, la bassesse de la vie d'un Cartouche oud'un Mandrin. Mais un corsaire, un écumeur de mer même, peut encoreennoblir ses excès et jeter de l'éclat jusque sur ses fureurs. Lecorsaire surtout, en pillant l'ennemi, sert toujours le pays quilui permet d'exercer sa rapacité sur toutes les mers, et lareconnaissance nationale a confondu, dans la même gloire,Dugay-Trouin, qui fut corsaire, et Tourville, qui ne répandit sonsang qu'à bord des navires de l'État.

Combien pour l'écrivain qui vivrait parmi ces hommes terribles, ily aurait de belles et vives couleurs pour peindre leur mépris de lamort, leur fureur pour la débauche et leur besoin d'affronter lesdangers! Quelle sauvage philosophie dans cette vie si vite dépenséeà la mer ou au milieu des orgies! Quelle rude noblesse dans leurprodigalité! Comment expliquer surtout cette avidité du pillage etcette insouciance pour l'or qu'ils ont arraché au prix de leur sang?Comparez ces basses intrigues, ce servilisme au moyen desquels ons'élève à la fortune, dans les antichambres ou dans les cours, àla courageuse et dédaigneuse témérité des corsaires, et dites-nousaprès à l'avantage de qui sera ce rapprochement?

Le petit port de Roscoff, où nous venions de débarquer, aprèsl'explosion de notre prise, était le rendez-vous de tous lescorsaires qui se réfugiaient dans le chenal de l'île de Bas,poursuivis par l'ennemi ou battus par les tempêtes de l'hiver. Lescroiseurs anglais se tenaient toujours à vue de la petite île quiservait de nid à ces aiglons de la mer, en attendant la sortiedes bricks, des cutters et des goëlettes qui, au premier bon vent,osaient braver la présence de l'ennemi, pour aller écumer etdésoler la Manche.

Notre aventure avec la corvette et les péniches anglaises, connuebientôt à Roscoff, ne contribua pas peu à jeter sur Ivon etsur moi un certain éclat de gloire. Les marins nos confrères nousaccueillirent avec cordialité; les habitans nous regardèrent avecétonnement. Le déguisement de Rosalie devint l'histoire de tout lepays.

Le commissaire de la marine nous demanda à notre débarquement, avecles autres hommes de l'équipage de la prise. Il nous engagea à faireun rapport détaillé sur la manière dont nous nous étions conduits,certain, disait-il, que l'Empereur entendrait avec plaisir le récitd'un événement si honorable pour quelques uns de ses sujets. Lerapport d'Ivon fut bientôt dicté. «Nous avions un capitaine deprise que voilà, dit-il en montrantBon-Bord; il buvait toute lajournée et toute la nuit. Pendant que j'envoyais quelques coups decanon à la corvette anglaise qui nous chassait, notre capitaine amal gouverné: il a jeté sa barque sur les cailloux où les petitesfilles de l'Ile de Bas vont laver leurs pieds, à marée basse. Cepetit Léonard, que voilà, a mis le feu à la soute aux poudres avecun bout de chandelle, et les Anglais, qui voulaient nous happer, ontsauté en l'air comme un feu d'artifice. Ça n'a pas été plus malinque ça, M. le commissaire.» L'officier d'administration me regardaavec surprise et bienveillance. Il prit mon nom, me demanda si j'avaisdes parens, et il m'engagea à aller le voir de temps à autre; ce futla première chose que j'oubliai de faire pendant tout mon séjour àRoscoff.

En nous jetant à la mer pour échapper aux Anglais, nous avions eusoin, par bonheur, de sauver les piastres que nous avions reçuesdans le partage des barils d'argent, qui s'était fait à bordduSans-Façon. Une ceinture, dans laquelle nous mettions notremonnaie, ne nous avait pas quitté à bord de la prise. C'est un usageadopté parmi les marins que de porter sans cesse sur eux ce qu'ilsont de plus précieux. Toujours exposés à tous les événemens,ils ont la prévoyance de s'arranger de manière à se sauver avec cequ'ils peuvent le plus facilement arracher au naufrage qui les menace,même au moment où ils s'y attendent le moins.

Mon ami Ivon ne tarda pas à trouver l'emploi de ses gourdes. Ilcommença par se faire habiller engentleman, de la tête auxpieds. Il se garnit la ceinture de trois ou quatre montres, dont lesbreloques lui battaient l'abdomen, de la manière la plus plaisante.Un parapluie à canne ne quittait plus, quelque temps qu'il fit, sesmains goudronnées, qu'il avait eu soin de recouvrir de gants blancs,bien glacés: on aurait dit, à chaque instant du jour, qu'il sedisposait à aller à une noce, ou plutôt qu'il en revenait; car ilnedégrisait pas du matin au soir, et quelquefois du soir au matin.

Rosalie avait repris le costume de son sexe. Jamais je ne l'avaisvue encore aussi jolie que sous le chapeau de soie, au fond duquelse cachait sa jolie petite figure fraîche et vive. Elle voulutelle-même régler les détails de ma toilette, que je négligeaisd'une manière désespérante pour elle; mais elle s'attacha à mevêtir un peu moins grotesquement que mon matelot Ivon.

—Et tes parens, me dit-elle, quelques jours après notre arrivée, tun'y penses donc plus, Léonard? Jamais tu n'as songé aux inquiétudesque ta mère a pu concevoir sur un fils qui l'a quittée, sans luifaire savoir ce qu'il était devenu? Maintenant, elle croit t'avoirperdu, et tu n'as pas encore pensé à lui dire le mot qui doit faireson bonheur et peut-être la rendre à la vie.

—Ma foi, j'aime bien ma mère, mon père et mon frère; mais rien neme coûterait autant que de leur écrire. Jamais encore je n'ai faitune lettre, et je ne saurais en vérité pas par où commencer.

—Eh bien! si je te disais, mauvais petit sujet, que j'ai déjàécrit à ton père une lettre pour toi, que dirais-tu?

—Eh! je dirais que tu as bien fait: que tu as fait mieux que jen'étais disposé à faire moi-même.

—Tu ne m'embrasses seulement pas, pour me remercier? Tu n'aimes doncplus tes parens?

Et j'embrassai encore une fois Rosalie.

—Mais que va dire ton père? Voilà ce qui m'inquiète.

—Il dira ce qu'il voudra….

—Et tu dis encore que tu tiens à tes parens?

—Sans doute que j'y tiens; mais comme je le peux, comme je tiens àtoi enfin.

—Mauvais enfant! tu m'aimes donc aussi…

Et, après des entretiens pareils, Rosalie m'accablait des caressesles plus tendres, les plus vives, auxquelles je ne répondais que pardes caresses d'enfant. Celles-là suffisaient encore à mon bonheuret à celui de Rosalie, je crois; car son attachement pour moi étaitdésintéressé. Ce n'était pas même un amant qu'elle cherchait enmoi; mais avec le sentiment que je lui inspirais, elle avouait qu'ellepouvait se passer de l'amour des autres hommes. Plus tard, j'aicherché à m'expliquer avec elle la singularité de cette sympathie,qui nous faisait trouver, si jeunes tous deux, tant de félicité dansune union presque toute intellectuelle; mais jamais nous n'avons puparvenir à nous rendre compte de ce que nous sentions le mieuxalors, et nous nous sommes souvent avoué que les momens les plusregrettables de notre amour, étaient ceux où nous nous aimions avectoute la candeur d'un sentiment fraternel.

La gentillesse, les grâces de celle qui passait pour ma maîtresse,et peut-être aussi la réputation de galanterie que devait lui donnersa liaison supposée avec un enfant, attirèrent sur ses traces tousles capitaines et les officiers les plus fringans. Nous logions tousles trois dans une maison que l'on nommait très-hyperboliquementl'hôtel Thirat. Deux mauvais billards, qui jusque là n'avaientvu autour de leurs tapis usés que fort peu de joueurs, devinrentle rendez-vous des galans flibustiers qui convoitaient Rosalie. M.Thirat, notre hôte, publiait que nous lui faisions sa fortune. Cetaveu fut un trait de lumière pour Ivon. Il faut, disait-il, quemam'selle Rosalie fasse définitivement quelque chose de son corpsici.

—Comment de son corps? qu'entends-tu par là? Car Ivon, comme on lesait, avait exigé que je le tutoyasse.

—J'entends par là qu'il faut qu'elle ne reste pas à rien faire,car l'homme et la femme sont faits pour travailler d'une manière oud'autre, ensemble ou séparément.

—A quoi prétends-tu donc qu'elle s'occupe?

—A tenir boutique ou autrement; mais enfin à faire quelque chose deses quatre doigts et le pouce.

—J'y ai déjà songé et elle aussi; et tiens, il me semble que sinous lui montions un petit magasin de bonnets et de rubans…

—Mauvais cela! La bonneterie et la rubannerie, ça tombe dans lesmarchandes de modes, et, comme on dit, c'est immoral.

—Marchande de mercerie ou de quincaillerie, hein?

—Mauvais encore. Ça sent trop larafale, et à Roscoff iln'y aurait que de l'eau à boire, avec des petits couteaux et desaiguilles. C'est pas un métier ça! Cherche encore, et va de l'avant.

—Marchande épicière?

—C'est trop commun: cherche plus haut.

—Et que pourrait-elle donc faire selon toi?

—Elle pourrait tenir un petit café, nous vendre du grog et du punch,du rhum et du bon tabac.

—Mais il faut une licence pour vendre du tabac.

—Oui, pour vendre de mauvais tabac; mais pour vendre de bon tabac, iln'en faut pas: on fait la fraude, quoi donc; et à Roscoff, ils fonttous la contrebande comme des canailles qu'ils sont. Je la feraiaussi, moi, et mieux que tous tant qu'ils peuvent être. Tu n'assans doute pas remarqué, toi, comme tous lescorsairiens viennentlouvoyer sous le vent et au vent de ta bonne amie?

—Oh! que si que je l'ai bien remarqué!

—Eh bien! mon fils, il faut leur faire payer cher leur louvoyage etle droit d'ancrage le long de cette petite corvette. Quand elle auraun café bien espalmé, ça ne désemplira pas: elle fera bonne mineà chacun et dira bonsoir à tout le monde quand on voudra l'accosterde trop près. Le plomb tombera dans son comptoir, et les paysans sefrotteront la mine avec le dos de leurs mains. Qu'en dis-tu, toi?

—Je dis qu'il faut consulter Rosalie.

Rosalie fut consultée. Après une longue et mûre discussion, leprojet d'Ivon fut adopté. Nous nous mîmes en course pour trouverun local. Une jolie petite maison à deux étages, boutique sur ledevant, salon assez spacieux au premier, fit notre affaire; un bail detrois, six et neuf ans fut passé avec le propriétaire, moyennant lepaiement d'un an d'avance. Nous entrâmes en jouissance du local. Ilfallut trouver un nom au nouveau café. Ivon prit encore la paroledans cette grave délibération.

—Si nous nommions notre établissement leCafé des Trois-Amis,hein? ce ne serait pas mal trouvé; qu'en pensez-vous, vous autres?

—Ce titre est assez commun, répondit Rosalie, et puis nous sommesbien amis sans doute, mais je suis votre amie, et non pas votre ami,et l'enseigne ne dirait pas assez bien ou dirait peut-être tropbien…. Rosalie me regardait, en appuyant sur ces mots, avec unsourire qu'Ivon comprit à merveille.

—J'entends, j'entends la malice, reprit-il… Il y a bien un nomqu'on pourrait mettre sur l'enseigne…

—Lequel? demandai-je.

Aux Corsairiens par exemple?

—Mais ce mot là n'est pas français.

—Pourquoi ne serait-il pas français tout comme un autre?

—Parce qu'il n'est pas français et qu'il ne se trouve pas dans le
Dictionnaire.

—Tout le monde cependant ditcorsairien.

—Tout le monde a tort, mon pays, car le Dictionnaire….

—Est-ce que ça me fait à moi le Dictionnaire?

—Il faut pourtant s'en rapporter à quelque chose.

—Quand un capitaine de vaisseau me dirait quecorsairien n'est pasfrançais, je lui répondrais qu'il ne sait ce qu'il dit, et que jeveux qu'il soit français, moi.

—Comme tu voudras; l'observation que je fais là ne doit pas tefâcher, et si j'avais pu penser….

—Je ne me fâche pas non plus, tonnerre de Dieu; mais quand un motest bon, il est toujours français, et je me moque de ton Dictionnairecomme de la perruque à Jacquot. Au surplus je conviens qu'en mettantaux Corsairiens sur notre enseigne, il pourrait bien arriverque tous ces museaux fins d'officiers et de capitaines de prise deSt-Malo,croiraient parce qu'ils sontcorsairiens, que c'est poureux que nous aurions installé une jolie femme dans un café bienaccastillé et bienespalmé, et il ne faut pas qu'ils se mettentdans le toupet… Cherchons autre chose… C'était pourtant un fameuxintitulé:aux Corsairiens!..

—Voyons, quel nom décidément donnerons-nous à notre café, ouplutôt au café de Rosalie?

—Si nous mettions tout simplementà la Belle-Bretonne?

—Y pensez-vous, M. Ivon? reprit Rosalie. Me conviendrait-il de medire à moi-même que je suis belle?

—N'est-ce pas la vérité? Et quand on dit la vérité, ma foi….D'ailleurs, le premier malin qui, en lisant l'enseigne, s'aviseraitde faire la grimace, ne tarderait pas à avoir quelque chose sur lafigure.

—Mais en supposant que je sois belle comme vous le voyez, est-ce àmoi de l'annoncer à tous les passans, sur une enseigne?

—Non, non; Rosalie a raison.

—Eh bien! toi qui es si savant, Léonard, cherche unintitulé àton Café. Pour moi, je ne m'en mêle plus, et je m'en bats l'oeil.

Ivon allait se fâcher, je le prévoyais. Rosalie calma sonamour-propre d'auteur, par quelques mots de douceur, comme elle savaiten dire. Notre ami, vaincu par la gentillesse de notre compagne, seremit bientôt à chercher un autre titre plus convenable que ceuxqu'il nous avait proposés; et, au moment où nous nous y attendionsle moins, il s'écria, transporté, en se tenant la tête à deuxmains, comme après un pénible enfantement: Le voilà, le voilà: jel'ai trouvé enfin ce chien de nom!

—Qu'est-il donc?

A l'Anglais sauté! Hein, n'est-il pas bien tappé, celui-là?et dire qu'il ne me soit pas venu tout de suite à l'idée! mais levoilà, je le tiens à retour, et il y aurait deux mille tonnerresbraqués sur mon cadavre, qu'il n'y aurait pas moyen de me fairelarguer cetintitulé qui est fameux, et je m'en vante.A l'Anglaissauté, ça nous ira comme un bas de soie. Un beau navire, avec lepavillon anglais renversé, pour dire que c'est une prise, voyez-vous,sautant en l'air, comme une grenade, et peintaux oiseaux sur notreenseigne, fera un effet superbe, ou ils seront bougrement difficilesà Roscoff. Que dites-vous de celui-là, vous autres, mes amoureux?

Le ton avec lequel Ivon nous demandait notre avis, ne nous laissaitguère la liberté de le contrarier, et il venait d'ailleursd'exprimer son opinion de manière à la faire passer sans opposition.Rosalie et moi nous donnâmes notre pleine adhésion au titre qu'Ivonvenait d'enfanter, et non sans peine. Il fut décidé que Rosalieentrerait, le plus tôt possible, en possession du café del'Anglaissauté.

Il ne s'agissait plus que de trouver l'artiste qui pourrait rendre,avec vérité et talent, l'explosion duBack-House. L'affairen'était pas facile à terminer à Roscoff, où les peintres de marinefurent, de tous temps, assez rares. On nous indiqua cependant unvitrier qui, à force de tentatives et de conseils, finit par nousbarbouiller, tant bien que mal, avec du gros rouge et du vert clair,une espèce de trois-mâts couvrant la mer de feu et de fumée,et s'éparpillant en l'air, avec les deux péniches qui l'avaientabordé.

La partie concernant les liquides dont nous devions garnir le café deRosalie, donna lieu à une savante discussion qu'Ivon traita en hommeversé depuis long-temps dans ces sortes de matières.

«Le rhum est rare, dit-il; mais il y a moyen pourtant de s'enprocurer; car il ne manque pas de fraudeurs à Roscoff. Et puis, iln'y a rien de meilleur, pour un café, que le débit de ce quiest défendu par le gouvernement et les droits-réunis: parce que,voyez-vous, sous prétexte que c'est difficile à trouver, on vendcela le triple de ce que ça coûte. D'ailleurs, moi, je suis là pourun coup au moins, et je défie bien qui que ce soit de faire entrertant seulement une bouteille de gin, d'eau-de-vie, de tafia ou de rackdans la maison, sans que je n'y mette le nez, pour m'assurer dela qualité de la marchandise; car, sans trop me flatter, c'est mapartie. Les corsairiens donnent ferme sur le punch: il faudra qu'ily ait, par conséquent, à poste fixe sur le feu, une chaudière àpunch, pour les plus pressés. J'ai entendu dire que, pour rendre cecapiteux plus délicat, on mettait dedans quelques larmes d'alcidesulfurique: je leur en mettrai tant, qu'ils seront bien dégoûtés,s'ils ne se lèchent pas lesbabines, jusques par dessus le nez,après avoir sifflé un verre de brûlot de ma composition. Pourle café, ils le boiront comme il sera: moitié avarié et moitiéchicorée; ce n'est pas là dessus qu'ils sont friands, les gueux.Mais sur le trois-six et le cognac de La Rochelle, avec un peu depoivre, il y aura moyen de les attirer en leur brûlant le gosier,pour les rafraîchir à leur manière. C'est moi qui mechargera detous ces petits détails, et j'espère bien que je serai la meilleurepratique del'Anglais sauté, quoique la boisson ne soit pas monfort. Mais, c'est égal; pour rendre service à une petite femmegentille comme vous, on sebiturerait, sans désemparer, unedemi-douzaine de fois dans les vingt-quatre heures.»

Toutes les dispositions intérieures et extérieures étant prises,nous songeâmes à mettre nos projets à exécution. L'enseigne del_'Anglais sauté_ fut exposée au-dessus de la porte du café;elle fit l'admiration des curieux, après avoir subi la critiquedes connaisseurs. Nous plaçâmes force spiritueux dans la cave, uncomptoir élégant dans la salle: Rosalie en prit possession commed'un trône. Un billard fut installé au premier étage. Bientôt onne parla plus, dans toute la ville, que du nouvel établissement etde la bellecafetière. Il fallait voir avec quelle aviditéles passans lorgnaient la reine du comptoir! Les capitaines et lesofficiers de corsaire faisaient mieux: ils entraient dans le café, etpour faire leur cour à la maîtresse du logis, ils saisissaient tousun prétexte pour consommer beaucoup. Ce qu'avait prévu Ivon, arriva:la chaudière à punch ne quittait plus les fourneaux du laboratoire.Les verres remplis sans cesse circulaient autour des tables, troppetites pour la foule des buveurs et des adorateurs. Ivon, présidantà la confection de ce qu'il appelaitles rafraîchissemens, sedistinguait par le zèle avec lequel il buvait le punch au rhum, pourencourager les habitués. Quant à Rosalie, coquette comme le sonttoutes les femmes que tout le monde courtise, elle ordonnait leservice, comptait l'argent, attirait les pratiques par son joli babil,et se tenait à son poste, avec décence et gaîté. Il me sembleencore la voir à son comptoir, souriant à l'un, lançant un regardà l'autre, à travers le nuage de fumée de tabac qui s'élevaitdu milieu des groupes des fumeurs. Et quand au milieu de tantde courtisans, je me disais intérieurement:c'est moi qu'ellepréfère, malgré l'or et le rang des capitaines et le ton des plusjolis officiers, je sentais mon jeune amour-propre flatté au dernierpoint. Un incident, fort inattendu, vint m'arracher aux doucesillusions qui suffisaient à mon bonheur imprévoyant. Mon frèretomba un soir comme une bombe dans le café del'Anglais sauté,au moment où je jouais à la drogue, un verre de punch, avec mon amiIvon.

«Enfin te voilà retrouvé, mauvais sujet, me dit-il en me sautant aucou, avec un attendrissement dont, malgré moi, je me sentis touché,malgré le cabillot de drogue qui me pinçait le nez.

—Comment, c'est toi, Auguste! Que je suis content de te revoir! Et mamère, et notre vieux père?….

—Ils t'ont pleuré, méchant. Comme s'ils ne devaient plus te revoir.
Si tu savais la peine que tu leur as causée….

—Ah! je crois bien, mais que veux-tu? Je voulais naviguer, moi….

—Et tu ne nous as pas seulement écrit toi-même….

—J'y ai bien pensé, mais j'aimais mieux aller vous voir; çam'aurait moins coûté de prendre la poste, que d'écrire une lettre.

Rosalie, pendant cet entretien, s'était approchée de nous: ellesemblait jouir du bonheur de mon frère et du mien. Ivon, resté ensuspens, les cartes sous le pouce, attendait que la conversation fûtfinie, pour achever la partie. Fatigué enfin d'attendre le terme decette scène d'effusion de coeur, il prit la parole, en jetant sur latable les cartes qu'il tenait à la main, en éventail.

—Sans être trop curieux, demanda-t-il à Auguste, ne pourrait-on passavoir comment Monsieur a pu savoir que son frère était ici?

—Mais nous l'avons su, répondit Auguste, par une lettre qu'unedemoiselle Rosalie Le Duc a eu la bonté de nous adresser….

A ces mots, Ivon se leva, sauta au cou de Rosalie, et, après l'avoirembrassée avec une expression de tendresse suffocante, il s'écria:«Vous vous êtes une brave fille, ou que le tonnerre de Dieum'écrase!»

Cette exclamation fit beaucoup rire mon frère, qui comprit quec'était à Rosalie que ma famille devait les renseignemens qu'elleavait eus sur mon compte. Moi, je ne la remerciai pas; mais je laregardai avec reconnaissance, et ses mains, qui saisirent les miennesavec force, me dirent qu'elle avait compris tout ce que je n'osais luiexprimer.

Mon frère ne se lassait pas de me regarder avec bonheur: je lecontemplais avec orgueil. Ivon lui demanda la permission de lui donnerune poignée de main; et, pour lui faire les honneurs de la maison,il fit apporter sur la table autour de laquelle nous étions placés,tout ce que le café contenait de flacons de liqueurs. Il fallutbien parler de nos aventures: Ivon raconta tout, sans oublier letravestissement de Rosalie. Rendu au chapitre de notre naufrage sur leBack-House, il rappela ma conduite et l'explosion du navire anglais,qui l'avait tant amusé. Auguste, à ce récit, me presse de nouveaudans ses bras. Nous passâmes la nuit à boire et à causer. Rosaliene me parut jamais aussi attentive pour personne, qu'elle l'étaitpour mon frère; elle semblait même m'oublier pour lui. Le jourse fit: il fallut songer à partir; car Ivon et Rosalie mêmeme pressaient de me rendre à Brest, avec mon frère, pour allerembrasser mes parens, et les dédommager, par ma présence, desinquiétudes mortelles qu'ils avaient éprouvées depuis ma fuite dutoit paternel. Je consentis à suivre Auguste.

L'ordre de préparer deux chevaux de louage fut donné par Rosalieelle-même, qui, avant notre départ, fit servir un bon déjeuner,auquel Ivon et mon frère firent seuls honneur; car Rosalie roulantde grosses larmes dans ses yeux, ne put manger. Moi, malgré monindifférence apparente, je me trouvais tout mal à mon aise. Le repasfini, on parla de se quitter, de se revoir bientôt, et je sentaisen moi quelque chose qui me disait que je ne serais pas long-tempséloigné des amis que je laissais à Roscoff. Bien des baisers furentreçus et donnés dans nos adieux. Rosalie ne parlait plus qu'à peineà travers ses larmes et ses sanglots, en priant mon frère d'excuserla peine qu'elle éprouvait, malgré elle, à se séparer d'unenfant à qui elle avait tenu lieu de soeur, au milieu des dangersauxquels nous avions été tous deux exposés. Ivon se contenta de medonner une grosse poignée de main, et de flanquer un grand coup deparapluie sur le derrière du cheval qui m'enleva, auprès de celui demon frère, aux émotions de cette scène de séparation. «Si tu nereviens pas nous voir, j'irai te chercher, entends-tu, Léonard? caril n'y a que douze lieues d'ici Brest. Adieu; porte-toi bien et moiaussi.» Tels furent les derniers mots d'Ivon.

Nos chevaux étaient déjà loin, que Rosalie n'avait pas quittél'endroit où nous l'avions laissée: elle ne s'en retourna qu'aprèsque nous l'eûmes perdue de vue. J'avais le coeur trop gros pourrépondre à mon frère, qui m'adressait des questions que d'ailleursle trot de nos montures m'empêchait d'entendre.

Deux enfans, et surtout deux petits marins, vont vite quand ils ontà faire galopper des chevaux de louage: en cinq heures, mon frère etmoi nous fûmes rendus à Brest.

Je ne dirai pas tout ce que mon entrevue avec mes parens eut detouchant et pour moi et pour eux surtout: le reproche expira sur leslèvres de ma mère, qui ne sut que me pardonner en m'embrassant millefois. Mon père me pressa avec plus de satisfaction encore quede tendresse, sur son sein, et, après m'avoir fait raconter mesprouesses, il déclara que j'avais bien mérité de la patrie, sansque je susse trop comment moi-même je pouvais avoir acquis des droitsà la reconnaissance du pays.

Dire toutes les visites qu'il me fallut faire, les félicitations queje reçus, les questions dont les curieux m'accablèrent, seraitchose trop longue et trop fastidieuse. J'abrégerai l'histoire de monséjour à Brest, avec d'autant plus de raison, que je serais fortembarrassé de retracer toutes ces scènes de famille qui, dans unenarration moins spéciale que la mienne, trouveraient peut-êtreplace; mais qui, dans le journal d'un marin, ne pourraient contribuerqu'à affadir le récit et à ennuyer le lecteur.

Deux faits importans pour moi vinrent seuls varier la monotonie desjours que je passai chez mes parens.

Un matin, le préfet maritime invita mon père à passer à son hôtelavec moi. Je m'attendais pour mon compte à recevoir de l'autorité,au moins une verte semonce pour m'être embarqué, en négligeant lesformalités d'usage, sur un corsaire en relâche; mais quel fut monétonnement, lorsqu'au lieu de la réprimande, à laquelle j'étaispréparé, j'entendis le préfet dire, avec solennité, à mon père:«Vous avez, capitaine, un fils qui vous fait honneur. Son excellencele ministre de la marine et des colonies m'écrit pour m'informer que,sur le rapport qu'il vient d'adresser à l'Empereur, S. M. a daignéle décorer, ainsi que le matelot Ives Lagadec, de la croix de laLégion-d'Honneur; recevez-en mes sincères félicitations.»

Des larmes de joie furent la seule réponse de mon père, dont lesjambes flageolaient par l'effet du saisissement que cette nouvelleinattendue venait de produire sur lui. Pour moi, je reçus l'annoncede mon élévation au rang de chevalier, avec un peu plus desang-froid. «Quoi! M. le préfet, on me donne la croix pour avoirfait sauter en l'air quelques Anglais?

—Oui, mon ami, et n'est-ce donc pas l'avoir assez méritée, selonvous?

—Ma foi, je trouve que c'est recevoir une grande récompense pourfort peu de chose.

—Mais avec vos heureuses dispositions, vous promettez de faire encoreplus pour justifier la haute faveur dont S. M. l'Empereur a bien vouluvous honorer.

—Je me ferai tuer s'il le faut, monsieur le préfet, et voilàtout.»

Mon air déterminé et mes brusques reparties parurent enchanterl'autorité, et, avant de quitter l'hôtel de la préfecture maritime,le préfet lui-même voulut attacher à la boutonnière de ma petiteveste de corsaire le ruban de la Légion d'Honneur. Je ne sauraisdire l'émotion que moi, encore enfant, j'éprouvai en recevant cettemarque éclatante, que je ne croyais réservée qu'à ces grandesactions dont je n'avais encore qu'une idée confuse. Mon père,suffoqué d'attendrissement, ne pouvait plus parler. En descendantde l'hôtel avec mon cordon rouge, je retrouvai mon frère, quiattendait, rempli d'anxiété, le résultat de notre entrevue avecl'autorité maritime. Il resta stupéfait de l'honneur que jevenais de recevoir, au lieu de la réprimande à laquelle nous nousattendions tous.

Il fallut voir quelle sensation produisit dans mon pays la nouvellede la distinction qui venait de m'être accordée. On ne sait plusaujourd'hui tout ce que les récompenses décernées alors parl'Empereur des Français avaient de magique. Qu'on se figure tous leshabitans d'un port de mer voyant un enfant de quinze ans décorépour un exploit, et répétant sur leurs portes ou à leurs fenêtres:Tiens, le voilà! C'est le petit mousse qui a fait sauter une priseanglaise, et l'on n'aura là qu'une idée encore fort imparfaitede la sensation que je faisais éprouver en me montrant, du soirau matin, dans les rues de Brest, au milieu de mes anciens petitscamarades.

L'autre événement important qui eut lieu pendant mon séjour àBrest, fut l'arrivée à Labervrack, petit port situé sur la côtedu Finistère, de la première prise que nous avions faite à bord duSans-Façon. Ce bâtiment, richement chargé, était parvenu, aprèsbien des dangers, à toucher la terre de France. C'était presque unefortune qui arrivait à moi et à Ivon; car, à mon âge, quelquesmilliers de francs gagnés à la mer ne laissent pas que d'entourerun petit marin d'un certain prestige d'opulence. Pour le corsaireleSans-Façon, nous n'en avions plus entendu parler depuis que nousl'avions quitté, à moitié démâté, dans les parages des Açores,et cherchant malgré ses avaries à faire encore quelques captures.

Le partage de la prise arrivée à Labervrack fut bientôt fait:un tiers pour l'état, un tiers pour l'armateur et un tiers pourl'équipage. Il me revint 2,500 francs pour mes parts de prise dansle partage général. Ivon eut pour son lot près de 9,000 francs.Je donnai à ma famille le fruit des premiers succès que j'avaisremportés à la mer. Mais mon père, toujours rempli de scrupulesmilitaires et de délicatesse paternelle, n'entendit pas profiter demes précoces largesses: il voulut que mon argent fût placé chezun négociant, comme un capital dont les intérêts devaient, avec letemps, me composer une petite fortune pour mes vieux jours.

FIN DU TOME PREMIER.

TABLE DU PREMIER VOLUME.

DÉDICACE A M. HENRY ZSCHOKKE.INTRODUCTION.CHAPITRE 1. LE DÉPART.CHAPITRE 2. LA CROISIÈRE.CHAPITRE 3. VIE DE CORSAIRE.
FIN DE LA TABLE.
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1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only beused on or associated in any way with an electronic work by people whoagree to be bound by the terms of this agreement. There are a fewthings that you can do with most Project Gutenberg™ electronic workseven without complying with the full terms of this agreement. Seeparagraph 1.C below. There are a lot of things you can do with ProjectGutenberg™ electronic works if you follow the terms of thisagreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™electronic works. See paragraph 1.E below.
1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“theFoundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collectionof Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individualworks in the collection are in the public domain in the UnitedStates. If an individual work is unprotected by copyright law in theUnited States and you are located in the United States, we do notclaim a right to prevent you from copying, distributing, performing,displaying or creating derivative works based on the work as long asall references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hopethat you will support the Project Gutenberg™ mission of promotingfree access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg™works in compliance with the terms of this agreement for keeping theProject Gutenberg™ name associated with the work. You can easilycomply with the terms of this agreement by keeping this work in thesame format with its attached full Project Gutenberg™ License whenyou share it without charge with others.
1.D. The copyright laws of the place where you are located also governwhat you can do with this work. Copyright laws in most countries arein a constant state of change. If you are outside the United States,check the laws of your country in addition to the terms of thisagreement before downloading, copying, displaying, performing,distributing or creating derivative works based on this work or anyother Project Gutenberg™ work. The Foundation makes norepresentations concerning the copyright status of any work in anycountry other than the United States.
1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
1.E.1. The following sentence, with active links to, or otherimmediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appearprominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any workon which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which thephrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed,performed, viewed, copied or distributed:
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1.E.2. If an individual Project Gutenberg™ electronic work isderived from texts not protected by U.S. copyright law (does notcontain a notice indicating that it is posted with permission of thecopyright holder), the work can be copied and distributed to anyone inthe United States without paying any fees or charges. If you areredistributing or providing access to a work with the phrase “ProjectGutenberg” associated with or appearing on the work, you must complyeither with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 orobtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg™trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.
1.E.3. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is postedwith the permission of the copyright holder, your use and distributionmust comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and anyadditional terms imposed by the copyright holder. Additional termswill be linked to the Project Gutenberg™ License for all worksposted with the permission of the copyright holder found at thebeginning of this work.
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1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute thiselectronic work, or any part of this electronic work, withoutprominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 withactive links or immediate access to the full terms of the ProjectGutenberg™ License.
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1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,performing, copying or distributing any Project Gutenberg™ worksunless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
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1.F.
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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™
Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution ofelectronic works in formats readable by the widest variety ofcomputers including obsolete, old, middle-aged and new computers. Itexists because of the efforts of hundreds of volunteers and donationsfrom people in all walks of life.
Volunteers and financial support to provide volunteers with theassistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’sgoals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection willremain freely available for generations to come. In 2001, the ProjectGutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secureand permanent future for Project Gutenberg™ and futuregenerations. To learn more about the Project Gutenberg LiteraryArchive Foundation and how your efforts and donations can help, seeSections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit501(c)(3) educational corporation organized under the laws of thestate of Mississippi and granted tax exempt status by the InternalRevenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identificationnumber is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg LiteraryArchive Foundation are tax deductible to the full extent permitted byU.S. federal laws and your state’s laws.
The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and upto date contact information can be found at the Foundation’s websiteand official page at www.gutenberg.org/contact
Section 4. Information about Donations to the Project GutenbergLiterary Archive Foundation
Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespreadpublic support and donations to carry out its mission ofincreasing the number of public domain and licensed works that can befreely distributed in machine-readable form accessible by the widestarray of equipment including outdated equipment. Many small donations($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exemptstatus with the IRS.
The Foundation is committed to complying with the laws regulatingcharities and charitable donations in all 50 states of the UnitedStates. Compliance requirements are not uniform and it takes aconsiderable effort, much paperwork and many fees to meet and keep upwith these requirements. We do not solicit donations in locationswhere we have not received written confirmation of compliance. To SENDDONATIONS or determine the status of compliance for any particular statevisitwww.gutenberg.org/donate.
While we cannot and do not solicit contributions from states where wehave not met the solicitation requirements, we know of no prohibitionagainst accepting unsolicited donations from donors in such states whoapproach us with offers to donate.
International donations are gratefully accepted, but we cannot makeany statements concerning tax treatment of donations received fromoutside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
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Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works
Professor Michael S. Hart was the originator of the ProjectGutenberg™ concept of a library of electronic works that could befreely shared with anyone. For forty years, he produced anddistributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network ofvolunteer support.
Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printededitions, all of which are confirmed as not protected by copyright inthe U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do notnecessarily keep eBooks in compliance with any particular paperedition.
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