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The Project Gutenberg eBook ofLe voleur
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Title: Le voleur
Author: Georges Darien
Release date: March 9, 2005 [eBook #15297] Most recently updated: December 14, 2020
Language: French
Credits: Produced by Ebooks libres et gratuits; this text is also available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format
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Georges Darien
LE VOLEUR
(1898)
Table des matières
AVANT-PROPOSI — AUROREII — LE COEUR D'UN HOMME VIERGE EST UN VASE PROFONDIII — LES BONS COMPTES FONT LES BONS AMISIV — OÙ L'ON VOIT BIEN QUE TOUT N'EST PAS GAI DANS L'EXISTENCEV — OÙ COURT-IL?VI — PLEIN CIELVII — DANS LEQUEL ON APPREND, ENTRE AUTRES CHOSES, CE QUE DEVIENNENTLES ANCIENS NOTAIRESVIII — L'ART DE SE FAIRE CINQUANTE MILLE FRANCS DE RENTE SANS ÉLEVER DELAPINSIX — DE QUELQUES QUADRUPÈDES ET DE CERTAINS BIPÈDESX — LES VOYAGES FORMENT LA JEUNESSEXI — CHEVEUX, BARBES ET POSTICHESXII — L'IDÉE MARCHEXIII — RENCONTRES HEUREUSES ET MALHEUREUSESXIV — AVENTURES DE DEUX VOLEURS, D'UN CADAVRE ET D'UNE JOLIE FEMMEXV — DANS LEQUEL LE VICE EST BIEN PRÈS D'ÊTRE RÉCOMPENSÉXVI — ORPHELINE DE PAR LA LOIXVII — ENFIN SEULS!…XVIII — COMBINAISONS MACHIAVÉLIQUES ET LEURS RÉSULTATSXIX — ÉVÉNEMENTS COMPLÈTEMENT INATTENDUSXX — OU L'ON VOIT QU'IL EST SOUVENT DIFFICILE DE TENIR SA PAROLEXXI — ON N'ÉCHAPPE PAS À SON DESTINXXII — «BONJOUR, MON NEVEU»XXIII — BARBE-BLEUE ET LE DOMINO NOIRXXIV — ON DIRA POURQUOI…XXV — LE CHRIST A DIT: «PITIÉ POUR. QUI SUCCOMBE!…»XXVI — GENEVIÈVE DE BRABANTXXVII — LE REPENTIR FAIT OUBLIER L'ERREURXXXVIII — DANS LEQUEL ON APPREND QUE L'ARGENT NE FAIT PAS LE BONHEURXXIX — SI LES FEMMES SAVAIENT S'Y PRENDRE.XXX — CONCLUSION PROVISOIRE — COMME TOUTES LES CONCLUSIONS
Les voleurs ne sont pas,Gens honteux ni fort délicats.
La Fontaine
AVANT-PROPOS
Le livre qu'on va lire, et que je signe, n'est pas de moi.
Cette déclaration faite, on pourra supposer à première vue, à lalecture du titre, que le manuscrit m'en a été remis en dépôt parun ministre déchu, confié à son lit de mort par un notaireinfidèle, ou légué par un caissier prévaricateur. Mais ceshypothèses bien que vraisemblables, je me hâte de le dire,seraient absolument fausses. Ce livre ne m'a point été remis parun ministre, ni confié par un notaire, ni légué par un caissier.
Je l'ai volé.
J'avoue mon crime. Je ne cherche pas à éluder les responsabilitésde ma mauvaise action; et je suis prêt à comparaître, s'il lefaut, devant le Procureur du Roi. (Ça se passe en Belgique.)
Ça se passe en Belgique. J'avais été faire un petit voyage, il y aquelque temps, dans cette contrée si peu connue (je parlesérieusement). Ma raison pour passer ainsi la frontière? Mon Dieu!j'avais voulu voir le roi Léopold, avant de mourir. Un dada. Jen'avais jamais vu de roi. Quel est le Républicain qui ne mecomprendra pas?
J'étais entré, en arrivant à Bruxelles, dans le Premier hôtelvenu, l'hôtel du Roi Salomon. Je ne me fie guère aux maisonsrecommandées par les guides, et je n'avais pas le temps dechercher; il pleuvait. D'ailleurs, qu'aurais-je trouvé? Je neconnais rien de rien, à l'étranger, n'ayant étudié la géographieque sur les atlas universitaires et n'étant jamais sorti de montrou.
— Monsieur est sans doute un ami de M. Randal, me dit l'hôtelièrecomme je signe mon nom sur le registre.
— Non, Madame; je n'ai pas cet honneur.
— Tiens, c'est drôle. Je vous aurais cru son parent. Vous vousressemblez étonnamment; on vous prendrait l'un pour l'autre. Maisvous le connaissez sans aucun doute; dans votre métier …
Quel métier? Mais à quoi bon détromper cette brave femme?
— Du reste, ajoute-t-elle en posant le doigt sur le livre, vousavez le même prénom; il s'appelle Georges comme vous savez —Georges Randal — Eh bien, puisque vous le connaissez, je vaisvous donner sa chambre; il est parti hier et je ne pense pas qu'ilrevienne avant plusieurs jours. C'est la plus belle chambre de lamaison; au premier; voulez-vous me suivre? … Là! Une joliechambre, n'est-ce pas? J'ai vu des dames me la retenir quelquefoisdeux mois à l'avance. Mais à présent, savez-vous, il n'y a plusgrand monde ici. Ces messieurs sont à Spa, à Dinan, à Ostende, oubien dans les villes d'eaux de France ou d'Allemagne; partout oùil y a du travail, quoi! C'est la saison. Et puis, ils ne peuventpas laisser leurs dames toutes seules; les dames savez-vous, çafait des bêtises si facilement …
Quels messieurs? Quelle saison? Quelles dames? L'hôtesse continue:
— On va vous apporter votre malle de la gare. Vous pouvez êtretranquille, savez-vous; on ne l'ouvrira pas. C'est mon mari qui aété la chercher lui-même; et avec lui, savez-vous, jamais devisite; il s'est arrangé avec les douaniers pour ça. Ça nous coûtece que ça nous coûte; mais au moins, les bagages de nos clientsc'est sacré. Sans ça, avec les droits d'entrée sur les toilettes,ces dames auraient quelque chose à payer, savez-vous. Et puis, vosinstruments à vous, ils auraient du mal à échapper à l'oeil, hein?Je sais bien qu'il vous en faut des solides et que vous ne pouvezpas toujours les mettre dans vos poches; mais enfin, on voit bienque ce n'est pas fait pour arracher les dents. Vaut mieux que toutça passe franco.
— C'est bien certain. Mais,…
— Ah! j'oubliais. La valise qui est dans le coin, là, c'est lavalise de M. Randal; il n'a pas voulu l'emporter, hier. Si elle nevous gêne pas, je la laisserai dans la chambre; elle est plus ensûreté qu'ailleurs; car je sais bien qu'entre vous … À moinsqu'elle ne vous embarrasse?
— Pas le moins du monde.
— J'espère que Monsieur sera satisfait, dit l'hôtesse en seretirant. Et pour le tarif, c'est toujours comme ces messieurs ontdû le dire à Monsieur.
J'esquisse un sourire.
J'ai été très satisfait. Et le soir, retiré dans ma chambre, fortennuyé — car j'avais appris que le roi Léopold était enrhumé etqu'il ne sortirait pas de quelque temps — il m'est venu à l'idée,pour tromper mon chagrin, de regarder ce que contenait la valisede M. Randal. Curiosité malsaine, je l'accorde. Mais, pourquoiavait-on laissé ce portemanteau dans ma chambre? Pourquoi étais-jemorose et désoeuvré? Pourquoi le roi Léopold était-il enrhumé?Autant de questions auxquelles il faudrait répondre avant de mejuger trop sévèrement.
Bref, j'ouvris la valise; elle n'était point fermée à clé.; lescourroies seules la bouclaient. Je n'aurai pas, Dieu merci, uneeffraction sur la conscience. Dedans, pas grand'chosed'intéressant: des ferrailles, des instruments d'acier dedifférentes formes et de différentes grandeurs, dont, j'ignorel'usage. À quoi ça peut-il servir? Mystère. Une petite bouteilleétiquetée: Chloroforme. Ne l'ouvrons pas! Une boîte en fer avecdes boulettes dedans. Qu'est-ce que c'est que ça? N'y touchonspas, c'est plus prudent. Un gros rouleau de papiers. Je dénoue laficelle qui l'attache. Qu'est-ce que cela peut être? Je me mets àlire…
J'ai lu toute la nuit. Avec intérêt? Vous en jugerez; ce que j'ailu cette nuit-là, vous allez le lire tout à l'heure. Et le matin,quand il m'a fallu sortir, je n'ai pas voulu laisser traîner surune table le manuscrit dont je n'avais pas achevé la lecture, nimême le remettre dans la valise. On aurait pu l'enlever, pendantmon absence. Je l'ai enfermé dans ma malle.
Dans la journée, j'ai appris une chose très ennuyante, l'hôtel oùj'habite est un hôtel interlope — des plus interlopes. -Il n'estfréquenté que par des voleurs; pas toujours célibataires. Quelmalheur d'être tombé, du premier coup, dans une maison pareille —une maison où l'on était si bien, pourtant … — Enfin! Je n'aifait ni une ni deux. J'ai envoyé un commissionnaire chercher mesbagages et régler ma note, et je me suis installé ailleurs.
Et maintenant, maintenant que j'ai terminé la lecture des mémoiresde M. Randal — l'appellerai-je Monsieur? — maintenant que j'aien ma possession ce manuscrit que je n'aurais jamais dû lire,jamais dû toucher, qu'en dois-je faire, de ce manuscrit?
— Le restituer! me crie une voix intérieure, mais impérieuse.
Naturellement. Mais comment faire? Le renvoyer par la poste?Impossible, mon départ précipité a dû déjà sembler louche. Onsaura d'où il vient, ce rouleau de papiers que rapportera lefacteur; je passerai pour un mouchard narquois qui n'a pas lecourage de sa fonction, et un de ces soirs «ces messieurs» mecasseront le nez dans un coin. Bien grand merci.
Le rapporter moi-même, avec quelques plaisanteries en guised'excuses? Ce serait le mieux, à tous les points de vue.Malheureusement, c'est impraticable. Je suis entré une fois danscet hôtel interlope et, j'aime au moins à l'espérer, personne nem'a vu. Mais si j'y retourne et qu'on m'observe, si l'on vient àremarquer ma présence dans ce repaire de bandits cosmopolites, sil'on s'aperçoit que je fréquente des endroits suspects — quen'ira-t-on pas supposer? Quels jugements téméraires ne portera-t-on pas sur ma vie privée? Que diront mes ennemis?
La situation est embarrassante. Comment en sortir? Eh! bien, lemanuscrit lui-même m'en donne le moyen. Lequel? Vous le verrez.Mais je viens de relire les dernières pages — et je me suisdécidé. — Je le garde, le manuscrit. Je le garde ou, plutôt? jele vole — comme je l'ai écrit plus haut et comme l'avait écrit,d'avance, le sieur Randal. — Tant pis pour lui; tant pis pourmoi. Je sais ce que ma conscience me reproche; mais il n'est pasmauvais qu'on rende la pareille aux filous, de temps en temps. Enfait de respect de la propriété, que Messieurs les voleurscommencent — pour qu'on sache où ça finira.
Finir! C'est ce livre, que je voudrais bien avoir fini; ce livreque je n'ai pas écrit, et que je tente vainement de récrire.J'aurais été si heureux d'étendre, cette prose, comme le corpsd'un malandrin, sur le chevalet de torture! de la tailler, de larogner, de la fouetter de commentaires implacables — de placerdes phrases sévères en enluminures et des conclusions vengeressesen culs-de-lampe! — J'aurais voulu moraliser — moraliser à tourde bras. — C'aurait été si beau, n'est-ce pas? un bon jugement,rendu par un bon magistrat, qui eût envoyé le voleur dans unebonne prison, pour une bonne paire d'années! J'aurais voulu mettrele repentir à côté du forfait, le remords en face du crime — etaussi parler des prisons, pour en dire du bien ou du mal (jel'ignore.) — J'ai essayé; pas pu. Je ne sais point comment ilécrit, ce Voleur-là; mes phrases n'entrent pas dans les siennes.
Il m'aurait fallu démolir le manuscrit d'un bout à l'autre, et lereconstruire entièrement; mais je manque d'expérience pour ceschoses-là. Qu'on ne m'en garde pas rancune.
Une chose qu'on me reprochera, pourtant — et avec raison, je lesais, — c'est de n'avoir point introduit un personnage, un ancienélève de l'École Polytechnique, par exemple, qui, tout le long duvolume, aurait dit son fait au Voleur. Il aurait suffi de le faireapparaître deux ou trois fois par chapitre et, en vérité, — àcondition de ne changer son costume que de temps à autre — rienne m'eût été plus facile.
Mais, réflexion faite, je n'ai pas voulu créer ce personnagesympathique. Après avoir échoué dans ma première tentative, j'airefusé d'en risquer une seconde. Et puis, si vous voulez que jevous le dise, je me suis aperçu qu'il y avait là-dedans unequestion de conscience.
Moi qui ai volé le Voleur, je ne puis guère le flétrir. Qued'autres, qui n'ont rien à se reprocher — au moins à son égard —le stigmatisent à leur gré; je n'y vois point d'inconvénient.Mais, moi, je n'en ai pas le droit. Peut-être.
Georges Darien.
Londres, 1896.
I — AURORE
Mes parents ne peuvent plus faire autrement.
Tout le monde le leur dit. On les y pousse de tous les côtés.Mme Dubourg a laissé entendre à ma mère qu'il était grand temps;et ma tante Augustine, en termes voilés, a mis mon père au pied dumur.
— Comment! des gens à leur aise, dans une situation commercialesuperbe, avec une santé florissante, vivre seuls? Ne pas avoird'enfant? De gueux, de gens qui vivent comme l'oiseau sur labranche, sans lendemains assurés, on comprend ça. Mais,sapristi!… Et la fortune amassée, où ira-t-elle? Et les bonsexemples à léguer, le fruit de l'expérience à déposer en mainssûres?… Voyons, voyons, il vous, faut un enfant — au moins un.— Réfléchissez-y.
Le médecin s'en mêle:
— Mais, oui; vous êtes encore assez jeune; pourtant, il seraitpeut-être imprudent d'attendre davantage.
Le curé aussi:
— Un des premiers préceptes donnés à l'homme…
Que voulez-vous répondre à ça?
— Oui, oui, il vous faut un enfant.
Eh! bien, puisque tout le monde le veut, c'est bon: ils en aurontun.
Ils l'ont.
Je me présente — très bien (j'en ai conservé l'habitude) — unmatin d'avril, sur le coup de dix heures un quart.
— Je m'en souviendrai toute ma vie, disait plus tard Aglaé, lacuisinière; il faisait un temps magnifique et le baromètremarquait: variable.
Quel présage!
Et là-dessus, si vous voulez bien, nous allons passer plusieursannées.
Qu'est-ce que vous diriez, à présent, si j'apparaissais à vous encostume de collégien? Vous diriez que ma tunique est trop longue,que mon pantalon est trop court, que mon képi me va mal, que mesdoigts sont tachés d'encre et que j'ai l'air d'un serin.
Peut-être bien. Mais ce que vous ne diriez pas, parce que c'estdifficile à deviner, même pour les grandes personnes, c'est que jesuis un élève modèle: je fais l'honneur de ma classe et la joie dema famille. On vient de loin, tous les ans, pour me voir couronnerde papier vert, et même de papier doré; le ban et l'arrière-bandes parents sont convoqués pour la circonstance. Solennitémajestueuse! Cérémonie imposante! La robe d'un professeur enfanteun discours latin et les broderies d'un fonctionnaire étincellentsur un discours français. Les pères applaudissent majestueusement.
— C'est à moi, cet enfant-là. Vous le voyez, hein? Eh! bien,c'est à moi!
Les mères ont la larme à l'oeil.
— Cher petit! Comme il a dû travailler! Ah! c'est bien beau,l'instruction…
Les parents de province s'agitent. Des chapeaux barbares, échappéspour un jour de leur prison d'acajou, font des grâces avec leursplumes. Des redingotes 1830 s'empèsent de gloire. Des parapluiescentenaires allongent fièrement leurs grands becs. On voittressaillir des châles-tapis.
Et je sors de là acclamé, triomphant, avec le fil de fer descouronnes qui me déchire le front et m'égratigne les oreilles,avec des livres plein les bras — des livres verts, jaunes,rouges, bleus et dorés sur tranche, à faire hurler un Peau-Rougeet à me donner des excitations terribles à la sauvagerie, sij'étais moins raisonnable.
Mais je suis raisonnable. Et c'est justement pourquoi ça m'estbien égal, d'avoir une tunique trop longue et l'air bête. Si jesuis un serin, c'est un de ces serins auxquels on crève les yeuxpour leur apprendre à mieux chanter. Si mes vêtements sontridicules, est-ce ma faute si l'on me harnache aujourd'hui engarde-national, comme on m'habillera en lézard à cornes quand jeserai académicien?
Car j'irai loin. On me le prédit tous les jours.Sic itur adastra.
J'ai le temps, d'ailleurs. Je n'ai encore que quinze ans.
— Un bel âge! dit mon oncle. On est déjà presque un jeune hommeet l'on a encore toute la candeur de l'enfance.
Candeur!… Mon enfance? Je ne me rappelle déjà plus. Messouvenirs voguent confusément, fouettés de la brise des claques etmouillés de la moiteur des embrassades, sur des lacs d'huile defoie de morue.
Comment me rappellerais-je quelque chose? J'ai été un petitprodige. Je crois que je savais lire avant de pouvoir marcher.J'ai appris par coeur beaucoup de livres; j'ai noirci des fourgonsde papier blanc; j'ai écouté parler les grandes personnes. J'aiété bien élevé…
Des souvenirs? En vérité, même aujourd'hui, c'est avec peine quej'arrive à faire évoluer des personnages devant le tableau noirqui a servi de fond à la tristesse de mes premières années. Oui,même en faisant voyager ma mémoire dans tous les coins de notremaison de Paris.; dans les allées ratissées de notre jardin de lacampagne — un jardin où je ne peux me promener qu'avecprécaution, où des allées me sont défendues parce quej'effleurerais des branches et que j'arracherais des fleurs, oùles rosiers ont des étiquettes, les géraniums des scapulaires etles giroflées un état-civil à la planchette; — dans l'herbe etsous les arbres de la propriété de mon grand'père qui pourtant nedemanderait pas mieux, lui, que de me laisser vacciner les hêtreset décapiter les boutons d'or…
Des souvenirs? Si vous voulez.
Mon père? j'ai deux souvenirs de lui.
Un dimanche, il m'a emmené à une fête de banlieue. Comme j'avaisfait manoeuvrer sans succès les différents tourniquets chargés depavés de Reims, de porcelaines utiles et de lapins mélancoliques,il s'est mis en colère.
— Tu vas voir, a-t-il dit, que Phanor est plus adroit que toi.
Il a fait dresser le chien contre la machine et la lui a faitmettre en mouvement d'un coup de patte autoritaire. Phanor a gagnéle gros lot, un grand morceau de pain d'épice.
— Puisqu'il l'a gagné, a prononcé mon père, qu'il le mange!
Il a déposé le pain d'épice sur l'herbe et le chien s'est mis àl'entamer, avec plaisir certainement, mais sans enthousiasme. Deshommes vêtus en ouvriers, derrière nous, ont murmuré.
— C'est honteux, ont-ils dit, de jeter ce pain d'épice à un chienlorsque tant d'enfants seraient si heureux de l'avoir.
Mon père n'a pas bronché. Mais, quand nous avons été partis, jel'ai entendu qui disait à ma mère:
— Ce sont des souteneurs, tu sais.
J'ai demandé ce que c'était que les souteneurs. On ne m'a pasrépondu. Alors, j'ai pensé que les souteneurs étaient des gens quiaimaient beaucoup les enfants.
Plus tard, mon père m'a procuré une joie plus grave. Il m'a faitvoir Gambetta. C'était au Palais de Versailles, où se tenait alorsl'Assemblée Nationale. La séance était ouverte quand nous sommesentrés. Un monsieur chauve, fortifié d'un gilet blanc, était à latribune. Il disait que le maïs est très mauvais pour les chevaux.J'ai cru que c'était Gambetta.
Mon père s'est mis en colère. Comment! je ne reconnais pas Gambetta! Il est assez facile à distinguer des autres, pourtant. Ne m'a-t-on pas dit mille fois qu'il s'était crevé un oeil parce que ses parents ne voulaient pas le retirer d'un collège de Jésuites?
Si, on me l'a dit mille fois. Je sais ainsi qu'un fils a le droitde désobéir à ses parents quand ils le mettent chez les Jésuites,mais qu'il doit leur obéir aveuglement lorsqu'ils l'enfermentailleurs!
— Ah! tu es vraiment bien nigaud, mon pauvre enfant! À quoi çasert-il, alors, d'avoir mis dans ta chambre le portrait du grandpatriote? Je parie que tu ne le regardes seulement pas, avant dete coucher… En tous cas, tu n'es guère physionomiste; combien a-t-il d'yeux, le député qui parle à la tribune? Un, ou deux?
Je ne sais pas, je ne sais pas. Je crois bien qu'il en a trois. Ila des yeux partout. Il en est plein. Je le vois bien, à présent;mais, tout à l'heure, je ne pouvais rien voir; j'étais ébloui. Ah!j'ai été tellement ému, en pénétrant dans l'auguste enceinte, dansle sanctuaire des lois! J'en suis encore tout agité. Et puis, jecroyais que Gambetta ne quittait pas la tribune, que c'était luiqui parlait tout le temps — que les autres n'étaient là que pourl'écouter.
Mon père donne des explications aux voisins qui ébauchent desgestes indulgents, après avoir souri de pitié.
— Je ne comprends vraiment pas comment il a pu confondre ainsi… Il a toujours le premier prix d'Histoire et il reconnaîtrait M. Thiers à une demi-lieue…
Puis, il se tourne vers moi.
— Le voilà, Gambetta! Tiens, là, là!
Oui, c'est lui, c'est bien lui. Je reconnais son oeil — la placéde son oeil. — Il est là, au premier banc — le banc de lacommission, dit un voisin qui s'y connaît — étendu de tout sonlong, ou presque, les mains dans les poches et la cravate detravers. Et, de toute l'après-midi, il ne desserre point lesdents, pas une seule fois. Il se contente de renifler. Une séancefort intéressante, cependant, où l'on discute la qualité desfourrages — paille, foin, luzerne, avoine, son et recoupette.
— C'est bien dommage que Gambetta n'ait pas parlé, dis-je à monpère, comme nous sortons.
— La parole est d'argent et le silence est d'or, me répond-ild'une voix qui me fait comprendre qu'il m'en veut de ma bévue detout à l'heure. Mais je ne t'avais pas promis de te faire entendreGambetta; ça ne dépend point de moi. Je t'avais promis de te lefaire voir. Tu l'as vu. Tu n'espérais pas quelque chosed'extraordinaire, je pense?
Moi? Pas du tout. Je ne m'attendais pas, bien sûr, à voir letribun rincer son oeil de plomb dans le verre d'eau sucrée, ou lelancer au plafond pour le rattraper dans la cuiller. Je sais qu'ilest trop bien élevé pour ça.
— Que son exemple te serve de leçon, reprend mon père. Avec del'économie et en faisant son droit, on peut aujourd'hui arriver àtout. Il dépend de toi de monter aussi haut que lui.
Je crois que j'aurais peur, en ballon. Du reste, bien que je nel'avoue qu'à moi-même, j'ai été très désillusionné. Le Gambettaque j'ai vu n'est point celui que j'espérais voir, Non, pas dutout. Je ne me rappelle déjà plus sa figure: et si sa face — deprofil — ne protégeait pas mon sommeil, pendant les vacances,j'ignorerais demain comment il a le nez fait. Est-ce que je nesuis pas physionomiste, comme l'assure mon père?
Si, je le suis; au moins quelquefois. Et le monsieur chauve, engilet blanc, qui parlait quand nous sommes entrés, je vous jureque je ne l'ai point oublié. Ses traits se sont gravés en moi sansque le temps ait jamais pu les effacer. Quand je veux, dans lescirconstances graves, me représenter un homme d'État, c'est sonvisage que j'évoque, c'est son linge et son attitude que vientm'offrir ma mémoire. Oui, malgré mon père, dont les admirationsétaient certainement justifiées, ce n'est pas Gambetta, ni mêmeM. Thiers, qui symbolisent pour moi le gouvernement nécessaired'un peuple libre, mais policé. C'est ce monsieur, dont j'ignorele nom, dont les cheveux avaient quitté la France dans le fiacre àLouis-Philippe, dont la blanchisseuse avait un si joli coup defer, et qui condamnait le maïs, formellement et sans appel, au nomde la cavalerie tout entière.
J'ai trois souvenirs de ma mère.
Un jour, comme j'étais tout petit, elle me tenait sur ses genouxquand on est venu lui annoncer qu'une traite souscrite par unclient était demeurée impayée. Elle m'a posé à terre si rudementque je suis tombé et que j'ai eu le poignet foulé.
Une fois, elle m'a récompensé parce que j'avais répondu à un vieuxmendiant qui venait demander aumône à la grille: «Allez donctravailler, fainéant; vous ferez mieux.»
— C'est très bien, mon enfant, m'a-t-elle dit. Le travail est leseul remède à la misère et empêche bien des mauvaises actions;quand on travaille, on ne pense pas à faire du mal à autrui.
Et elle m'a donné une petite carabine avec laquelle on peutaisément tuer des oiseaux.
Une autre fois, elle m'a puni parce que «je demande toujours oùmènent les chemins qu'on traverse, quand on va se promener.» Mamère avait raison, je l'ai vu depuis. C'est tout à fait ridicule,de demander où mènent les chemins. Ils vous conduisent toujours oùvous devez aller.
Mon grand-père… C'est un ancien avoué, à la bouche sans lèvres,aux yeux narquois, qui dit toujours que le Code est formel.
— Le Code est formel.
Le geste est facétieux; l'intonation est cruelle. La main s'ouvre,les doigts écartés, la paume dilatée comme celle d'un charlatanqui vient d'escamoter la muscade. La voix siffle, tranche,dissèque la phrase, désarticule les mots, incise les voyelles,fait des ligatures aux consonnes.
— Le Code est formel!
J'écoute ça, plein d'une sombre admiration pour l'autoritésouveraine et mystérieuse du Code, un peu terrifié aussi — et enmangeant mes ongles. — C'est une habitude que rien n'a pu me faireperdre, ni les choses amères dont on me barbouille les doigts,quand je dors, et qui me font faire des grimaces au réveil, ni lesexhortations, ni les réprimandes; mais mon, grand-père, en un clind'oeil, m'en a radicalement corrigé.
— Il ne faut pas manger tes ongles, m'a-t-il dit. Il ne faut pasmanger tes ongles parce qu'ils sont à toi. Si tu aimes les ongles,mange ceux des autres, si tu veux et si tu peux; mais les tienssont ta propriété, et ton devoir est de conserver ta propriété.
J'ai écouté mon grand-père et j'ai perdu ma mauvaise habitude. Peut-être que le Code est formel, pour les ongles.
J'ai voulu m'en assurer, un, jour, quand j'ai été plus grand; voiraussi ce que c'est que ce livre qui résume la sagesse des âges etcondense l'expérience de l'humanité, qui décide dufas et dunefas, qui promulgue des interdictions et suggère des conseils,qui fait la tranquillité des bons et la terreur des méchants.
On m'avait envoyé, pendant les vacances, passer quelques jourschez mon grand-père. Une après-midi, j'ai pu m'introduire sansbruit dans la bibliothèque, saisir un Code, le cacher sous mablouse et me réfugier, sans être vu, derrière le feuillage d'unetonnelle, tout au fond du jardin.
Avec quel battement de coeur j'ai posé le volume sur la tablerustique du berceau! Avec quelles transes d'être surpris avantd'avoir pu boire à ma soif à la source de justice et de vérité,avec quels espoirs inexprimables et quels pressentimentsindicibles! Le voile qui me cache la vie va se déchirer tout d'uncoup, je le sens; je vais savoir le pourquoi et le comment del'existence de tous les êtres, connaître les liens qui lesattachent les uns aux autres, les causes profondes de l'harmoniequi préside aux rapports des hommes, pénétrer les bienfaisantseffets de ce progrès que rien n'arrête, de cette civilisation dontj'apprends à m'enorgueillir. Non, Ali-Baba n'a point éprouvé, enpénétrant dans la caverne des quarante voleurs, destressaillements plus profonds que ceux qui m'agitent en ouvrant lelivre sacré! Non, Ève n'a pas cueilli le fruit défendu, au jardind'Eden, avec une émotion plus grande; le Tentateur ne lui avaitparlé qu'une seule fois de la saveur de la pomme — et il y a silongtemps, moi, que j'entends chanter la gloire du Code, du Codequi est formel!
Je lis. Je lis avec acharnement, avec fièvre. Je lis le Contrat delouage, le Régime dotal, beaucoup d'autres choses comme ça. Et jene sens pas monter en moi le feu de l'enthousiasme, et je ne suispoint envahi par cette exaltation frénétique que j'attendais auxpremières lignes. Mais ça va venir, je le sais, pourvu que je neme décourage pas, que je persévère, que j'aille jusqu'au bout. Ducourage!»Le mur mitoyen…»
— Qu'est-ce que tu fais là?
Mon grand-père est devant moi. Il est entré sans que j'aie pu m'enapercevoir, tellement j'étais absorbé.
—Il y a deux heures que je te cherche. Qu'est-ce que tu fais? Tulis? Qu'est-ce que tu lis?
— Je lis le Code!
À quoi bon nier? Le livre est là, grand ouvert sur la table,témoin muet, mais irrécusable, de ma curiosité perverse. Mongrand-père sourit.
— Tu lis le Code! Ça t'amuse, de lire le Code? Ça t'intéresse?
Je fais un geste vague. Ça ne m'amuse pas, certainement: mais çam'intéresserait sans aucun doute, si l'on me laissait continuer.Telle est, du moins, mon opinion. Opinion sans valeur, mon grand-père me le démontre immédiatement.
— Pour lire le Code, mon ami, il ne suffit pas de savoir lire; ilfaut savoir lire le Code. Ce qu il faut lire, dans ce livre-là, cen'est pas le noir, l'imprimé; c'est le blanc, c'est ça…
Et il pose son doigt sur la marge.
Très vexé, je ferme brusquement le volume. Mon grand-père souritencore.
— il faut avoir des égards pour ce livre, mon enfant. Il estrespectable. Dans cinquante ans, c'est tout ce qui restera de laSociété.
Bon, bon. Nous verrons ça.
J'ai un autre souvenir, encore.
M. Dubourg est un ami de la famille. C'est un homme de cinquanteans, au moins, employé supérieur d'un ministère où sa réputationde droiture lui assure une situation unique. Réputation méritée;mon grand-père, souvent un peu sarcastique, en convient sansdifficulté: Dubourg, c'est l'honnêteté en personne. Il est notrevoisin, l'été; sa femme est une grande amie de ma mère et c'estavec son fils, Albert, que je joue le plus volontiers. J'ail'habitude d'aller le chercher l'après-midi; et je suis fortétonné que, depuis plusieurs jours, on me défende de sortir. Quese passe-t-il?
J'ai surpris des bouts de conversation, j'ai fait parler lesdomestiques. Il parait que M. Dubourg s'est mal conduit… desdétournements considérables… une cocotte… la ruine et ledéshonneur — sinon plus…
Mon père se doute que je suis au courant des choses, car il prendle parti de ne plus se gêner devant moi.
— Dubourg peut se flatter d'avoir de la chance, dit-il à ma mère,à déjeuner; Il ne sera pas poursuivi; il a remboursé, et on secontente de ça. Moi, je ne comprends pas ces indulgences-là; c'esttout à fait démoralisant; le crime ne doit jamais, sous aucunprétexte, échapper au châtiment.
— Jamais, dit ma mère. Mais on aura eu égard à son âge.
— Belle excuse! Raison de plus pour n'avoir pas de pitié. Unecocotte! Une danseuse!… Une liaison qui durait depuis des mois -- depuis des années, peut-être… Connais-tu rien de plus immoral?Et monsieur fouille à pleines mains dans les caisses publiquespour entretenir ça!… Comme sous l'Empire! Comme sous LouisXV!… Et, quand on le prend sur le fait, on lui pardonne, sousprétexte qu'il a cinquante-cinq ans de vie irréprochable et queses cheveux sont blancs!
— Ce n'est guère encourageant pour les honnêtes gens, dit ma mère.On éprouve un tel soulagement à lire, dans les journaux, lescondamnations des fripons… Enfin, jugement ou non, on esttoujours libre de fermer sa porte à des gens pareils,heureusement…
— C'est ce qu'on fait partout pour Dubourg, sois tranquille. J'aidonné des ordres, ici. Et quant à toi, Georges, si par hasard turencontres Albert, je te défends de lui parler. Je te le défends;tu m'entends?
Je n'ai pas rencontré Albert. Mais le surlendemain matin, comme jesuis assis, au fond du jardin, à côté de mon père qui lit sonjournal, je vois arriver M. Dubourg. La domestique, par bêtise oupar pitié, lui aura permis d'entrer.
— La sotte fille! dit mon père. Elle aura ses huit jours avantmidi.
Mais M. Dubourg est à dix pas. Je sens que je vais être biengênant pour lui, qu il ne pourra pas dire, devant moi, tout cequ'il a à dire, et je me lève pour m'en aller. Mon père me retientpar le bras.
— Reste là!
M. Dubourg parle depuis cinq minutes; des phrases embarrassées,coupées, heurtées, honteuses d'elles-mêmes. Et, chaque fois qu'ils'arrête, mon père esquisse la moitié d'un geste, mais il nerépond rien. Rien; pas un mot.
M. Dubourg continue. Il dit que des sympathies lui seraient siprécieuses… des sympathies même cachées… qu'on désavoueraitdevant le monde…
Silence.
Il dit qu'il a eu un moment d'égarement… mais que le chiffrequ'on a cité était exagéré, qu'il n'avait jamais été aussi loin…qu'il ne s'explique pas… qu'il a refait tous ses comptes depuisvingt ans…
Silence.
Il dit qu'il a été un grand misérable de céder à des tentations…qu'il comprend très bien qu'on ne l'excuse pas à présent… maisqu'il avait espéré qu'on consentirait avant de le condamnerdéfinitivement… que, s'il ne se sentait pas complètementabandonné, le repentir lui donnerait des forces…
Silence.
Il dit qu'il va partir très loin avec sa famille… que, s'ilétait seul, il saurait bien quoi faire, et que ce serait peut-êtrele mieux…
Silence.
— Eh! bien, a-t-il murmuré, je ne veux point vous importuner pluslongtemps, M. Randal; je vais vous quitter… Au revoir…
Et il a tendu une main qui tremblait. Mon père a hésité; puis, ila mis l'aumône de deux doigts dans cette main-là.
— Adieu, Monsieur.
Alors, M. Dubourg est parti. Il s'en est allé à grandes enjambées,le dos voûté comme pour cacher sa figure, sa figure ridée, tirée,aux yeux rouges, qui a vieilli de dix ans. Le chien l'a suivi, lemuseau au ras du sol, lui flairant les talons d'un air biendégoûté, serrant funèbrement sa queue entre ses pattes — comme lessoldats portent leur fusil le canon en bas, aux enterrementsofficiels.
Je n'ai jamais oublié ça.
Mais à quoi bon se souvenir, quand on est heureux? Car je suisheureux. Je ne dis pas que je suis très heureux, car j'ignore quelest le superlatif du bonheur. Je ne le saurai que plus tard, quandil sera temps. Tout vient à point à qui sait attendre.
J'aime mes parents. Je ne dis pas que je les aime beaucoup — jemanque de point de comparaison. — Je les considère, surtout, commemes juges naturels (l'oeil dans le triangle, vous savez); c'estpourquoi je ne les juge point. Je pense qu'ils ont, père, mère etgrand-père, exactement les mêmes idées — qu'ils expriment oudéfendent, les uns avec un acharnement légèrement maladif, l'autreavec une ironie un peu nerveuse. Je suis porté à croire que cequ'ils préfèrent en moi, c'est eux-mêmes; mais tous les enfants ensavent autant que moi là-dessus.
Je respecte mes professeurs. Même, je les aime aussi. Je lestrouve beaux.
On m'a tellement dit que je serai riche, que j'ai fini par lesavoir. Je travaille pour me rendre digne de la fortune quej'aurai plus tard; c'est toujours plus prudent, dit mon grand-père. Mais, en somme, si je me conduis bien, c'est que ça me faitplaisir. Car, si je me conduisais mal, mes parents ne pourraientpas me déshériter complètement. Le Code est formel.
II — LE COEUR D'UN HOMME VIERGE EST UN VASE PROFOND
C'est entendu. Je ne suis plus un prodige et j'ai laissé àd'autres la gloire de représenter le lycée au concours général. Jene suis pas un cancre — non, c'est trop difficile d'être uncancre. Je suis un élève médiocre. J'erre mélancoliquement, audébut des mois d'août, dans le purgatoire desaccessits.
—Sic transit gloria mundi, soupire mon oncle, qui ne sait pasle latin, mais qui a lu la phrase au bas d'une vieille estampe quireprésente Bélisaire tendant son casque aux passants.
C'est mon oncle, à présent, qui veille sur mes jeunes années. Mesparents sont morts, et il m'a été donné comme tuteur.
— Une tutelle pareille, ai-je entendu dire à l'enterrement de mamère, ça vaut de l'or en barre; le petit s'en apercevra plus tard.
Depuis, j'ai appris bien d'autres choses. Les employés et lesdomestiques ont parlé; les amis et connaissances m'ont plaintbeaucoup. On s'intéresse tant aux orphelins!… Et, ce qu'on nem'a pas dit, je l'ai deviné. «Les yeux du boeuf, disent lespaysans, lui montrent l'homme dix fois plus grand qu'il n'est;sans quoi le boeuf n'obéirait point.» Eh! bien, l'enfant, l'enfantqui souffre, a ces yeux-là. Des yeux qui grossissent les gensqu'il déteste; qui, en outrant ce qu'il connaît d'exécrable eneux, lui font apercevoir confusément, mais sûrement, lesignominies qu'il en ignore; des yeux qui ne distinguent pas lesdétails, sans doute, mais qui lui représentent l'être abhorré danstoute la truculence de son infamie et l'amplitude de sa méchanceté— qui le lui rendent physiquement répulsif. — Les premièresaversions d'enfant seraient moins fortes, sans cela, ces aversionsdouloureuses qui font courir dans l'être des frémissementsbarbares; et des souvenirs qu'elles laissent lorsqu'elles se sontéloignées et transformées en rancunes, ne germeraient point deshaines d'homme.
Je sais que je suis volé. Je vois que je suis volé. L'argent quemes parents ont amassé, et qu'ils m'ont légué, je ne l'aurai pas.Je ne serai pas riche; je serai peut-être un pauvre.
J'ai peur d'être un pauvre — et j'aime l'argent, Oui, j'aimel'argent; je n'aime que ça. C'est l'argent seul, je l'ai assezentendu dire, qui peut épargner toutes les souffrances et donnertous les bonheurs; c'est l'argent seul qui ouvre la porte de lavie, cette porte au seuil de laquelle les déshérités végètent;c'est l'argent seul qui donne la liberté. J'aime l'argent. J'ai vula joie orgueilleuse de ceux qui en ont et l'envie torturante deceux qui n'en ont pas; j'ai entendu ce qu'on dit aux riches et lelangage qu'on tient aux malheureux. On m'avait appris à être fierde la fortune que je devais avoir, et je sens qu'on ne me regardeplus de la même façon depuis que mes parents sont morts. Il mesemble qu'une condamnation pèse sur moi. Je suis volé, et je nepuis pas me défendre, rien dire, rien faire… Cette idée mesupplicie, je hais mon oncle; je le hais d'une haine terrible. Sabienveillance m'exaspère; son indulgence m'irrite; je meursd'envie de lui crier qu'il est un voleur, quand il me parle; delui crier que sa bonté n'est que mensonge et sa complaisancequ'hypocrisie; de lui dire qu'il s'intéresse autant à moi que lebandit à la victime qu'il détrousse… Les robes de sa fille, macousine Charlotte, qui commence à porter des jupes longues, c'estmoi qui les paye; et l'argent qu'il me donne, toutes les semaines,c'est la monnaie de mes billets de banque, qu'il a changés. J'ensuis arrivé à ne plus pouvoir manger, chez lui, le dimanche; lesmorceaux m'étranglent, j'étouffe de colère et de rage.
Plus tard, j'ai pensé souvent à ce que j'ai éprouvé, à ce moment-là. Je me suis rendu un compte exact de mes sentiments et de messouffrances; et j'ai compris que c'était quelque chose d'affreuxet d'indicible, ces sentiments d'homme indigné par l'injustices'emparant d'une âme d'enfant et provoquant ces angoisses infiniesauxquelles l'expérience n'a point donné, par ses comparaisonscruelles, le contrepoids des douleurs passées et des revanchespossibles. Je me suis expliqué que tout mon être moral, délivrésubitement des influences extérieures, et replié sur lui-même pourl'attaque, ait pu se détendre par fatigue, une fois la lutte jugéesans espoir, et s'allonger dans le mépris.
Mais ce n'est pas mon oncle que je méprise; je continue à le haïr.Je le hais même davantage — parce que je commence à pénétrer leschoses — parce que je sens qu'un homme qui cherche à conquérir savie, si exécrables que soient ses moyens, ne peut pas êtreméprisable. Ce que je méprise, c'est l'existence que je mène, moi;que je suis condamné à mener pendant des années encore.Instruction; éducation. Onm'élève. Oh! l'ironie de ce mot-là!…
Éducation. La chasse aux instincts. On me reproche mes défauts; onme fait honte de mes imperfections. Je ne dois pas être comme jesuis, maiscomme il faut. Pourquoi faut-il?… On m'incite àsuivre les bons exemples; parce qu'il n'y a que les mauvais quivous décident à agir. On m'apprend à ne pas tromper les autres;mais point à ne pas me laisser tromper. On m'inocule la raison —ils appellent ça comme ça — juste à la place du coeur. Messentiments violents sont criminels, ou au moins déplacés; onm'enseigne à les dissimuler. De ma confiance, on fait quelquechose qui mérite d'avoir un nom: la servilité; de mon orgueil,quelque chose qui ne devrait pas en avoir: le respect humain. Lecrâne déprimé par le casque d'airain de la saine philosophie, lespieds alourdis par les brodequins à semelles de plomb dont mechaussent les moralistes, je pourrai décemment, vers mon quatrièmelustre, me présenter à mes semblables. J'aurai du savoir-vivre. Jeregarderai passer ma vie derrière le carreau brouillé desconventions hypocrites, avec permission de la romantiser un peu,mais défense de la vivre. J'aurai peur. Car il n y a qu'une chosequ'on m'apprenne ici, je le sais! On m'apprend à avoir peur.
Pour que j'aie bien peur des autres et bien peur de moi, pour queje sois un lieu-commun articulé par la résignation et un automatede la souffrance imbécile, il faut que mon être moral primitif, lemoi que je suis né, disparaisse. Il faut que mon caractère soitbrisé, meurtri, enseveli. Si j'en ai besoin plus tard, de moncaractère — pour me défendre, si je suis riche et pour attaquer,si je suis pauvre — il faudra que je l'exhume. Il revivra tout àcoup, le vieil homme qui sera mort en moi — et tant pis pour moisi c'est un épouvantail qui gisait sous la dalle; et tant pis pourles autres si c'est un revenant dont le suaire ligotait les poingscrispés, et qui a pleuré dans la tombe!
Et souvent, il n'y a plus rien derrière la pierre du sépulcre. Labière est vide, la bière qu'on ouvre avec angoisse. Etquelquefois, c'est plus lugubre encore.
Les rivières claires qui traversent les villes naissantes… Onjette un pont dessus, d'abord; puis deux, puis trois; puis, on lescouvre entièrement. On n'en voit plus les flots limpides; on n'enentend plus le murmure; on en oublie même l'existence, Dans lanuit que lui font les voûtes, entre les murs de pierre quil'étreignent, le ruisseau coule toujours, pourtant. Son eau pure,c'est de la fange; ses flots qui chantaient au soleil grondentdans l'ombre; il n'emporte plus les fleurs des plantes, il charrieles ordures des hommes. Ce n'est plus une rivière; c'est un égout.
Je ne suis pas le seul, sans doute, à avoir deviné la tendancemalfaisante d'un système qui poursuit, avec le knout du respect,l'unité dans la platitude. L'enfant a l'orgueil de sa personnalitéet le fier entêtement de ce qu'on appelle ses mauvais instincts.L'ironie n'est pas rare chez lui; et il se venge par sa moquerie,toujours juste, du personnage ou de la doctrine qui cherche àpeser sur lui. Mais la raillerie n'est pas assez forte pour lalutte. De là ce mélange de douceur et d'amertume, de patience etde méchanceté, de confiance large et de doute pénible que jeremarque chez plusieurs de mes camarades — toujours enfants trèsheureux ou très malheureux dans leurs familles — et qui se résoutdans une tristesse noire et une inquiétude nostalgique. Non, lesarcasme ne suffit point. Ce n'est pas en secouant ses branchesque le jeune arbre peut se débarrasser de la liane qui l'étouffe;il faut une hache pour couper la plante meurtrière, et cettehache, c'est la Nécessité qui la tient. C'est elle qui m'adélivré. Il y a une chose que je sais et qu'aucun de mes camaradesne sait encore: je sais qu'il faut vivre.
Je sais qu'il faut avoir une volonté, pour vivre, une volonté quisoit à soi — qui ne demande ni conseil avant, ni pardon après. —Je sais que les années que je dois encore passer au collège serontdes années perdues pour moi. Je sais que les avis qu'on me donneraseront mauvais, parce qu'on ne me connaît point et que je ne suispas un être abstrait. Je sais que ce qu'on m'enseignera ne meservira pas à grand'chose; qu'en tous cas j'aurais pu l'apprendretout seul, en quelques mois, si j'en avais eu besoin; et qu'il n'ya, en résumé, qu'une seule chose qu'il faille savoir, «Nul n'estcensé ignorer la loi.» Est-ce que c'est classique, ça, ousimplement péremptoire?
Non pas que je pense du mal de l'enseignement classique. Loin delà. J'ai pris le parti de ne penser du mal de rien ou, du moins,de ne point médire. Je m'abstiens donc de vilipender ces auteursdéfunts qui m'engagent à vivre.
Integer vitae, scelerisque purus.
Je leur ai même dû, depuis, une certaine reconnaissance. Il y abeaucoup de bonnes ruses, en effet, et fort utiles pour qui saitcomprendre, indiquées par les classiques. Combien de fois, parexemple, enfermé dans un meuble que transportaient dans unappartement abandonné la veille des camarades camouflés enébénistes, ne me suis-je pas surpris à mâchonner du grec! Ô chevalde Troie… Mais n'anticipons pas.
J'exécute le programme, très consciencieusement. D'abord, parceque je ne veux pas être puni. Les pensums sont ridicules,désagréables; et je cherche avant tout à ne pas me laisserexaspérer par les injustices maladives d'un cuistre auquel j'auraifourni un jour l'occasion de m'infliger un châtiment, mérité peut-être, et qui s'acharnera contre moi. Je tiens à n'avoir point dehaine pour mes professeurs; car je ne suis pas comme beaucoupd'autres enfants qui, abrutis par la discipline scolaire, n'ont derespect que pour les gens qui leur font du mal. Ces gens-là, je nepourrais jamais les vénérer, jamais — et je préfère garder à leurégard, sans aller plus loin, des sentiments inexprimés.
Ensuite, ce n'est pas désagréable d'exécuter un programme,lorsqu'on le sait grotesque. Quand on a cette certitude, onéprouve quelque puissance à travailler; sans aucun enthousiasme,bien entendu, mais avec pas mal d'ironie. J'apprends donc cetteHistoire des Morts — tout ça, c'est les procès verbaux desvieilles Morgues —cette Histoire des Morts qu'on nous enseigne endédain des Actes des Vivants — comme on nous condamne à lagymnastique affaiblissante en haine du travail manuel quifortifie. — J'interprète en un français pédantesque les oeuvresd'auteurs grecs et latins dont les traductions excellentes sevendent pour rien, sur les quais. Je prends des notes sans nombreà des cours où l'on me récite avec conviction le contenu deslivres que j'ai dans mon pupitre. Et je salis beaucoup de papier,et je gâche beaucoup d'encre pour faire, du contenu de volumesgénéralement consciencieux et qu'on trouve partout, des manuscritsridicules.
Je me le demande souvent: à quoi sert, dans une pareille méthoded'enseignement, la découverte de l'imprimerie?
Ce serait trop simple, sans doute, de nous apprendre uniquement cequ'il est indispensable de savoir aujourd'hui: les languesvivantes, et de nous laisser nous instruire nous-mêmes en lisantles livres qui nous plairaient, et comme il nousplairait…Qu'est-ce que je saurai, quand je sortirai du collège,moi qui ne serai pas riche, moi qu'on vole pendant que je traduisleDe officiis, moi qui dépense ici, inutilement, de l'argentdont j'aurai tant besoin, bientôt? Qu'est-ce que je connaîtrai del'existence, de cette existence qu'il me faudra conquérir, seul,jour par jour et pied à pied? Ah! si j'étais encore riche,seulement! Je suis épouvanté de mon isolement et de monimpuissance…
On élève mon esprit, cependant. Je me laisse faire. Je porte lelourd spondée à bras tendu et je fais cascader le dactyle dansant.Je m'imprègne des grandes leçons morales que nous légua la sagesseantique. Le livre de la science, qu'on m'entr'ouvre très peu, afinde ne point m'éblouir, m'émerveille. Et la haute signification desfaits historiques ne m'échappe pas le moins du monde. J'assisteavec une satisfaction visible à la ruine de Carthage; je comprendsque la fin de l'autonomie grecque, bien que déplorable, futméritée. J'applaudis, comme il convient, à la victoire de Cicéronsur Catilina; et aussi au triomphe de César, L'empire Romains'établit, à ma grandie joie; c'était nécessaire; «et Jésus-Christvient au monde.» Pourtant, il faut être juste: les invasions desBarbares ont eu du bon; pourquoi pas? Quant aux Anglais, je saisque trois voix crieront éternellement contre eux, et que c'estfort heureux que Jeanne d'Arc les ait chassés de France. Je voisclairement que la destinée des Empires tient à un grain de sable;que la Révolution française fut un grand mouvement libérateur,mais qu'il faut néanmoins en blâmer les excès… Poésie defaussaires; science d'apprentis teinturiers; géographie decollecteurs de taxes; histoire de sergents recruteurs; chronologiede fabricants d'almanachs…
On forme mon goût, aussi. Je vénère Horace, «qu'on aime à liredans un bois»; et Homère, «jeune encor de gloire.» J'estime fortRaphaël pour les Loges du Vatican, que j'ignore; Michel-Ange, pourle Jugement Dernier, que je n'ai jamais vu. Boileau a monadmiration; et Malherbe, qui vint enfin. Je sais que Molière estsupérieur à Shakespeare et que si les Français n'ont pas de poèmeépique, c'est la faute à Voltaire. Je distingue soigneusemententre Bossuet, qui était un aigle, et Fénelon, qui fut un cygne.Plumages!… J'honore Franklin.
Je vis en vieillard…
C'est bon. Mais, puisqu'il faut que jeunesse se passe — elle sepassera, ma jeunesse! — Dans l'avenir; n'importe quand. Même simes pieds se sont écorchés aux cailloux de la route, même si mesmains saignent du sang des autres, même si mes cheveux sontblancs. Je l'aurai, ma jeunesse qu'on m'a mise en cage; et si jen'ai pas assez d'argent pour payer sa rançon, il faudra qu'on lapaye à ma place et qu'on paye double. Ce n'est pas pour moi,l'Espérance qui est restée au fond de la boîte. Je n'espère pas.Je veux.
«Qu'un homme se fixe fermement sur ses instincts, a dit Emerson,et le monde entier viendra à lui.» Je n'en ai pas retrouvé assez,des instincts qu'on m'a arrachés, pour en former un caractère;mais j'en ai pu faire une volonté. Une volonté que mes chagrinsfurieux ont rendue âpre, et mes rages mornes, implacable. Et puis,elle m'a donné violemment ce qu'elle donne à tous plus ou moins,cette instruction que je reçois; un sentiment qui, je crois, ne mequittera pas facilement: le mépris des vaincus.
Des vaincus… J'en vois partout. Ces universitaires méchants etserviles, vaniteux et moroses. Des gens qui n'ont jamais quitté lecollège; mangent, dorment, font leurs cours; connaissent toutesles pierres des chemins par lesquels ils passent; végètent sans sedouter qu'on peut vivre;requiescunt in pace. Des citrouillesrutilantes d'orgueil; ou bien de grandes araignées tristes — desaraignées de banlieue.
Et tout ça peine, pourtant, pour gagner sa vie; roule la piluleamère dans la pâte sucrée des marottes, dans la poudre rosée desdadas.
— Serrez le texte! s'écrie l'un. La langue française, qui est laplus belle du monde, nous permet de rendre exactement l'intensitédu texte.
Je serre le texte; je l'étripe; je l'étrangle.
— Traduisez largement, dit l'autre; n'ayez pas peur de moderniser.La vie antique se rapprochait de la nôtre beaucoup plus qu'on nele pense généralement. Croyez-vous, par exemple, que les Anciensn'avaient d'autre coiffure que le casque? Et le pétase, Messieurs!Inutile d'aller plus loin…
Oui, inutile;
Claudite jam rivos, pueri, sat prata biberunt.N'en jetez plus, la cour est pleine.
— Mon ami, me dit mon oncle quand j'ai quitté le lycée,pedelibero; avec un diplôme flatteur et fort utile sous le bras, monami, le moment est solennel. Toutes les branches de l'activitéhumaine s'offrent à toi; tu peux choisir. Commerce, industrie,littérature, science, politique, magistrature… Quet'indiquerais-je? Tu sais que, depuis Bonaparte, la carrière estouverte aux talents…
Mon oncle s'amuse un peu, en me disant ça; la bouche ne rit pas,mais l'ironie lui met des virgules au coin des yeux couleurd'acier. Sa figure? Un tableau de ponctuation et d'accentuation,sur parchemin. La paupière inférieure en accent grave, la paupièresupérieure en accent circonflexe; le nez, un point d'interrogationrenversé, surmonté d'un grand accent aigu qui barre le front; labouche, un tiret; des guillemets à la commissure des lèvres; et laface tout entière, que couronnent des points exclamatifssaupoudrés de cendre, prise entre les parenthèses des oreilles.
— Enfin, réfléchis. Tu as fini tes études; tu connais la vie;choisis.
Non, je ne connais pas la vie; mais je la devine. Et j'ai fait monchoix.
Pour le moment, pourtant, je déclare à mon oncle que je désire,avant tout, faire mon temps de service militaire. M'engager, afind'être libre, après.
— Excellente idée, dit mon oncle. Peut-être as-tu raison de nepoint te décider pour une de ces professions libérales quiconfèrent des dispenses; qui peut savoir? En tous cas, la caserneest une bonne école. Le service militaire obligatoire a beaucoupfait pour accroître les rapports des hommes entre eux; il a donnéà l'humanité un nouveau sujet de conversation.
Peut-être autre chose, aussi. J'ai eu le temps de m'en apercevoir,durant les années que j'ai passées sous les drapeaux. Mais ce nesont pas là mes affaires. Et, d'ailleurs, je n'ai pas le droit deparler, car je ne serai libéré que demain.
Libéré! Ce mot me fait réfléchir longuement, pendant cette nuit oùje me suis allongé, pour la dernière fois, dans un lit militaire.Je compte. Collège, caserne. Voilà quatorze ans que je suisenfermé. Quatorze ans! Oui, la caserne continue le collège… Etles deux, où l'initiative de l'être est brisée sous la barre defer des règlements, où la vengeance brutale s'exerce et devientjuste dès qu'on l'appelle punition — les deux sont la prison. —Quatorze années d'internement, d'affliction, de servitude — pourrien…
Mais qu'est-ce qu'il faudra que je fasse, à présent que je suislibéré, pour qu'on m'incarcère pendant aussi longtemps? Quellemultitude de délits, quelle foule de crimes me faudra-t-ilcommettre?…
Quatorze ans! Mais ça paye un assassinat bien fait! Et combiend'incendies, et quel nombre de meurtres, et quel tas de vols, etquelle masse d'escroqueries!… La prison? J'y suis habitué. Ça meserait bien égal, maintenant, d'en risquer un peu, pour quelquechose. La fabrication des abat-jour ne doit pas être plus agaçanteque la confection des thèmes grecs; et j'aurais mieux aimé tresserdes chaussons de lisières que de monter la garde… On ne memettrait point en prison sans motifs, d'abord. Ensuite, j'auraisau moins, cette fois-là, quelqu'un pour me défendre; un avocat,qui dirait que je ne suis pas coupable, ou très peu; que j'ai cédéà des entraînements;et caetera; qui apitoierait les juges etm'obtiendrait le minimum, à défaut d'un acquittement. — Et quisait si je serais pris?
III — LES BONS COMPTES FONT LES BONS AMIS
J'ai suivi le conseil d'Issacar, et je suis ingénieur. Où, commentj'ai connu M. Issacar, c'est assez, difficile à dire. Un jour, unsoir, une fois… On ne fait jamais la connaissance d'unIsraélite, d'abord; c'est toujours lui qui fait la vôtre.
M. Issacar compte beaucoup sur moi; il m'intéresse pas mal; etnous sommes grands amis. C'est très bon, une amitié intelligentelibrement choisie, lorsqu'on n'a connu pendant longtemps que lescamaraderies banales imposées par le hasard des promiscuités.M. Issacar est un homme habile; il a des projets grandioses et ilm'a exposé des plans dont la conception dénote une vasteexpérience. Il n'est guère mon aîné, pourtant, que de deux outrois ans; sa hardiesse de vues m'étonne et je suis surpris de lanetteté et de la sûreté de son jugement. D'où vient, chez le juif,cette précocité de pénétration? Je ne lui vois qu'une seule cause:l'observation, par l'Israélite, d'une règle religieuse en mêmetemps qu'hygiénique, qui lui permet de contempler le monde sansaucun trouble, de conclure et d'apprendre à raisonner avec bonsens; tandis que le jeune chrétien, sans cesse dans les transes,passe son temps à faire des confidences aux médecins et àconsterner les apothicaires. Quoi qu'il en soit, mes relationsavec Issacar m'auront été fort utiles, m'auront fait gagnerbeaucoup de temps. Sans lui, il est bien des choses dont je ne meserais aperçu, sans doute, qu'après de nombreuses tentatives et defâcheux déboires. D'abord, il m'a donné une raison d'être dansl'existence.
— C'est de première nécessité, m'a-t-il dit. Que vous ayez faitvos études et votre service militaire, c'est certainement trèsbien; mais cela n'intéresse personne et ne vous assure aucun titreà la considération de vos contemporains. Quand on ne veut pasdevenir quelqu'un, il faut se faire quelque chose. Collez-vous surla poitrine un écriteau qui donnera une indication quelconque, quine vous gênera pas et pourra vous servir de cuirasse, au besoin.Faites-vous ingénieur. Un ingénieur peut s'occuper de n'importequoi; et un de plus, un de moins, ça ne tire pas à conséquence.D'ailleurs, la qualification est libre; le premier venu peut sel'appliquer, même en dehors du théâtre. Dès demain, faites-vousfaire des cartes de visite. Créez-vous ingénieur. Vous savez queça ne nous sera pas inutile si, comme je l'espère, nous nousentendons.
Je le sais. Issacar a une grande idée. Il veut créer sur la côtebelge, à peu de distance de la frontière française, un immenseport de commerce qui rivalisera en peu de temps avec Anvers etfinira par tuer Hambourg. Il m'a détaillé son projet avec pièces àl'appui, rapports de toute espèce et plans à n'en plus finir. Il amême été plus loin; il m'a emmené à L., où j'ai pu me rendre uncompte exact des choses; il est certain qu'Issacar n'exagère pas,et que son idée est excellente. Ce n'est point une raison, il estvrai, pour qu'elle ait du succès.
Néanmoins, j'ai été très heureux de voyager un peu. Je neconnaissais rien d'exact, n'ayant passé que neuf ans au collège,sur les pays étrangers. Le peu que j'en savais, je l'avais apprispar les collections de timbres-poste. Issacar a su se fairebeaucoup d'amis, non seulement à L., mais à Bruxelles, et nous nenous sommes pas ennuyés une minute. Même, j'ai eu la grande joiede soutenir triomphalement, devant plusieurs collègues, ingénieursbelges distingués, une discussion sur les différents systèmesd'écluses.
— Vous voyez, m'a dit Issacar, que ça marche comme sur desroulettes. Laissez-moi faire. Dans six mois j'aurai l'option etavant un an nous donnerons le premier coup de pioche.Financièrement, l'affaire sera lancée à Paris et l'émission faitedans des conditions superbes; je ne voudrais à aucun prix négligerd'employer, dans une large mesure, les capitaux français pour unetelle entreprise. Si, comme je le pense, vous pouvez mettre dansquelques mois une cinquantaine de mille francs à notredisposition, pour les frais indispensables, je réponds de laréussite.
Malgré tout, je ne sais pas si nous nous entendrons. Non pas quej'aie des doutes sur les sentiments moraux d'Issacar; je n'ai pasle moindre doute à ce, sujet-là; Issacar lui-même ne m'en a paslaissé l'ombre.
— La morale, dit-il, est une chose excellente en soi, et mêmenécessaire. Mais il faut qu'elle reste en rapports étroits avecles réalités présentes; qu'elle en soit, plutôt, la directeémanation. Jusqu'à une certaine époque, le XVIe siècle si vousvoulez, toute théologie, et par conséquent toute morale, étaitbasée sur sa cosmogonie. Le vieux système de Ptolémée s'estécroulé; mais le monde moral à trois étages qui s'appuyait surlui: enfer, terre et ciel, lui a survécu; c'est un monument quin'a plus de base. La morale doit évoluer, comme tout le reste;elle doit toujours être la conséquence des dernières certitudes del'homme ou, au moins, de ses dernières croyances. Latransformation d'un univers, divisé en trois parties etformellement limité, en un autre univers infini et unique devaitentraîner la métamorphose d'un système de morale qui n'était plusen concordance avec le monde nouveau; il est regrettable que cettenécessité n'ait été comprise que de quelques esprits d'élite queles bûchers ont fait disparaître. Il en résulte que notre viemorale actuelle, si elle est incorrecte devant le critériumconservé, prend les allures d'une protestation contre quelquechose qui n'existe point; et qu'elle manque de signification, sielle est correcte. C'est très malheureux… Le vieux précepte: «Tune voleras pas» est excellent; mais il exige aujourd'hui uncorollaire: «Tu ne te laisseras pas voler.» Et dans quelle mesurefaut-il ne pas voler, afin de ne point se laisser voler? Croyez-vous que ce soient les Codes qui indiquent la dose? Certes, il y ade nombreuses fissures dans les Tables de la Loi; et lajurisprudence est bien obligée de les élargir tous les jours; jepense pourtant que ce n'est point suffisant, je ne vous parleraipas de la façon dont les foules, en général, interprètent lesprincipes surannés qui ont la prétention ridicule de diriger laconscience humaine; mais avez-vous remarqué comme les magistrats,les juges, lorsqu'ils y sont forcés, exposent pauvrement lamorale? J'ai voulu m'en donner une idée, et j'ai visité lesprétoires. Monsieur, c'est absolument piteux. Mais comment voulez-vous qu'il en soit autrement?… Les conséquences d'un pareil étatde choses sont pénibles; il produit forcément la division del'Humanité en deux fractions à peu près égales: les bourreaux etles victimes. Il faut dire qu'il y a des gradations. Si vous êtesbourreau, vous pouvez être usurier comme vous pouvez êtrephilanthrope; si vous êtes victime, vous pouvez être lesentimentaliste qui soupire ou la dupe qu'on fait crever… Il mesemble que les grands prophètes hébreux, qui furent les plushumains des philosophes, ont donné, il y a bien longtemps — àl'époque où ils lançaient les glorieuses invectives de leurvéhémente colère contre un Molochisme dont celui d'aujourd'huin'est que la continuation mal déguisée — ont donné, dis-je,quelque idée de la morale qu'ils prévoyaient inévitable. «Neméprise pas ton corps», a dit Isaïe. Monsieur, je ne connais pointde parole plus haute. — Riche! ne méprise pas ton corps; car lesexcès dont tu seras coupable se retourneront contre toi, et lamaladie hideuse ou la folie plus hideuse encore feront leur proiede tes enfants; tu ne peux pas faire du mal à ton prochain sansmépriser ton corps. Pauvre! ne méprise pas ton corps; car toncorps est une chose qui t'appartient tu ne sais pas pourquoi, unechose dont tu ignores la valeur, qui peut être grande pour tessemblables, et que tu dois défendre; tu ne peux pas laisser tonprochain te faire du mal sans mépriser ton corps. — Ça, voyez-vous, c'est une base, il est vrai qu'elle est individualiste,comme on dit. Et l'individualisme n'est pas à la mode… Parbleu!Comment voudriez-vous, si l'individu n'était pas écrasé comme ill'est, si les droits n'étaient pas créés comme ils le sont par lamultiplication de l'unité, comment voudriez-vous forcer les massesà incliner leurs fronts, si peu que ce soit, devant cette moralequi ne repose sur rien, chose abstraite, existant en soi et par lapuissance de la bêtise? C'est pourquoi il faut enrégimenter,niveler, former une société — quel mot dérisoire! — à grands coupsde goupillon ou à grands coups de crosse. Le goupillon peut êtrelaïque; ça m'est égal, du moment qu'il est obligatoire.Obligatoire! tout l'est à présent: instruction, service militaire,et demain, mariage. Et mieux que ça: la vaccination. La rage del'uniformité, de l'égalité devant l'absurde, poussée jusqu'àl'empoisonnement physique! Du pus qu'on vous inocule de force — etdont l'homme n'aurait nul besoin si la morale ne lui ordonnait pasde mépriser son corps; — de la sanie infecte qu'on vous infusedans le sang au risque de vous tuer (comptez-les, les cadavresd'enfants qu'assassine le coup de lancette!) du venin qu'onintroduit dans vos veines afin de tuer vos instincts,d'empoisonner votre être; afin de faire de vous, autant quepossible, une des particules passives qui constituent la platitudecollective et morale…
Un homme qui raisonne comme ça peut être dangereux, je l'accorde,pour ceux qui veulent lui barrer le chemin ou qui, même, setrouvent par hasard dans son sentier; mais il est bien certainqu'il ne donnera pas de crocs-en-jambe à ceux qui marcheront aveclui. Non, je ne crains pas un mauvais tour de la part d'Issacar;je ne redoute pas qu'il veuille faire de moi sa dupe. Je redouteplutôt qu'il ne soit sa propre victime. Il lui manque quelquechose, pour réussir; je ne pourrais dire quoi, mais je sens que jene me trompe pas. C'est un incomplet, un homme qui a des trous enlui, comme on dit. Apte à formuler exactement une idée, maisimpuissant à la mettre en pratique; ou bien, capable d'exécuter unprojet, à condition qu'il eût été mal préparé et que le hasard,seul en eût assuré la réussite. Le hasard, oui, c'est la meilleurechance de succès qu'Issacar ait dans son jeu. Ses aptitudes sonttrop variées pour lui permettre d'aller directement au but qu'ils'est désigné; ses facultés trop contradictoires pour ne pasélever, entre la conception de l'acte et son accomplissementnormal, des obstacles insurmontables. Les contrastes qui seheurtent en lui, et font défaillir sa volonté au moment critique,le condamneront, je le crains, aux avortements à perpétuité.
Il suffit de regarder sa figure pour s'en convaincre. Le lorgnonannonce la prudence; mais le col cassé, le manque de suite dansles procédés. La moustache courte et la barbe rampante, quicherche à usurper sa place, symbolisent les excès de la Propriété,dévoratrice d'elle-même, dit Proudhon; mais les cheveux nedésirent pas le bien du prochain; individualistes à outrance,largement espacés, ils semblent s'être soumis avec résignation àl'arbitrage intéressé de la calvitie. La lèvre inférieure fait destentatives pour annexer sa voisine, mais la saillie des dents s'yoppose. Les yeux, légèrement bigles, proclament des sentimentségoïstes; mais leur convergence indique des tendances àl'altruisme. Le nez défend avec énergie les empiétements dumonopole: et le menton s'avance résolument pour le combattre. Lesoreilles… Mais descendons, Issacar boîte un peu; chez lui,pourtant, cette légère claudication est moins une infirmité qu'unsymbole.
Oui, décidément, je crois que l'appui qu'Issacar obtiendra de moiaura plutôt un caractère chimérique. Une cinquante de millefrancs!… Les aurai-je, seulement? Je le pense et je crois même,si audacieux qu'aient pu être les détournements avunculaires,qu'il me reviendra beaucoup plus. Mais je ne suis sûr de rien. Mononcle, qui me fait une pension depuis que je suis revenu durégiment, a évité jusqu'ici toute allusion à un règlement decomptes. Il est fort occupé d'ailleurs; et chaque fois que je vaisle voir — car j'ai préféré ne pas habiter chez lui — il trouve àpeine le temps de placer, à déjeuner, une dizaine de phrasessarcastiques entre les bouchées qu'il avale à la hâte. Il fautqu'il mette ses affaires en ordre, dit-il, car il va marier safille très prochainement, et il ne veut pas que son gendre, parmiles reproches qu'il lui fera certainement le lendemain de lacérémonie, trouve moyen d'en glisser un au sujet des irrégularitésde l'apport dotal.
C'est avec un de mes camarades de collège, Édouard Montareuil, quema cousine Charlotte va se marier. Pas un mauvais diable; aucontraire; mais un peu naïf, un peu gnan-gnan — un fils à maman. —Ça me fait quelque chose, on dirait, de savoir que Charlotte va semarier avec lui; quelque chose que j'aurais du mal à définir. Unejolie brune, Charlotte, avec la peau mate et de grands yeuxnoirs…
Est-ce que je serais amoureux, par hasard? Faudrait voir. Qu'est-ce que c'est que l'amour, d'abord?
C'est sous un balcon avoir le délire,C'est rentrer pensif lorsque l'aube naît…
Je n'ai jamais eu le délire, sous un balcon. J'y ai reçu de l'eau,quand il avait plu, et de la poussière quand les larbinssecouaient les tapis. Je suis rentré souvent «lorsque l'aubenaît.» Mais jamais pensif. Plutôt un peu éméché… Peut-être quela définition n'est pas bonne, après tout.
— C'est la meilleure! dit un psychologue.
Alors je ne suis pas amoureux.
Mais je suis étonné, très étonné, même, lorsque mon oncle me prendà part, un soir, et me dit à demi-voix:
— Viens après-demain matin, à dix heures. Je veux te rendre mescomptes de tutelle. Sois exact.
Diable! Il paraît que c'est pressé. Mon oncle tient sans doute àsavoir, avant de conclure définitivement le mariage de sa fille,si j'accepterai ou non un règlement dérisoire. Ça doit être ça.C'est moi qui dois payer la dot; et si je me rebiffe, rien defait… Mais comment n'accepterais-je pas? À qui me plaindre? J'aibien un subrogé-tuteur, quelque part; un naïf, choisi exprès, quiaura tout approuvé sans rien voir… À quoi bon? Tout doit être enrègle, correct, légal…
Mon oncle, c'est un homme d'ordre; une brute trafiquante àl'égoïsme civilisé. En proie à des instincts terribles, qu'aucunerègle morale ne pourrait réfréner, mais qu'il parvient àréglementer par une soumission absolue à la Loi écrite. Sesdominantes: l'Orgueil et la Luxure, dont la somme, toujours, estl'Avarice. À force d'énergie, il arrive à maintenir fermement, aupoint de vue social, ou plutôt légal, les écarts d'un cerveau trèsmal équilibré naturellement. Comme il n'a point assez de confianceen lui pour se juger et se diriger lui-même, il est partisanacharné du principe d'autorité qui lui assure la garantie deshiérarchies, même usurpées, et la distribution de la justice dansun sens toujours identique; — qui, en un mot, lui donne un moisocial qui recouvre à peu près son moi naturel. — Mais malgrétout, au fond, ses instincts en font un implacable; son ironien'est point l'ironie chevrotante du faux-bonhomme; elle sonnecomme le ricanement du carnassier en cage, mais pas dompté, qui abesoin de donner de la voix, de temps en temps, mais qui sait bienqu'il est inutile de rugir. Au dehors, et justement parce quec'est un maniaque déterminé de la civilisation, son état criminellatent (qui lui laisse dans l'âme un sentiment de peur très vague,mais perpétuel) l'entraînerait du côté de la religion, si elle luisemblait, plus dogmatique et moins facilement miséricordieuse. Ilse contente d'être philanthrope.
Et avare? Certainement. Mon oncle est un avare tragique.
Ce n'est pas un de ces ridicules fesse-mathieu — possiblesautrefois après tout — qui se refusaient le nécessaire pour ne pasdiminuer leurs trésors, et qui laissaient crever de faim leurschevaux plutôt que de leur donner une musette d'avoine. Ce n'estpas un de ces pince-maille, usuriers liardeurs hypnotisés par lebénéfice immédiat, qui «méprisent de grands avantages à venir pourde petits intérêts présents.» Sa passion ne s'éloigne jamais deson but. Il sait bien que ce n'est pas sa cassette qui a de beauxyeux; car il sait que les beaux yeux ont une valeur, comme lespièces d'or, et il sait où les trouver quand il en a soif. Et si,par impossible, on lui enlevait son trésor, il ne se prendraitpoint le bras en criant: «Au voleur!» car il aurait peur qu'onl'entende et l'orgueil lui fermerait la bouche. C'est l'avaremoderne. L'avare aux combinaisons savantes, et à longue portée;qui aime l'argent, certes; qui ne l'aime pas, pourtant, comme unechose inerte qu'on entasse et qu'on possède, mais comme un êtrevivant et intelligent, comme la représentation réelle de toutesles forces du monde, comme l'essence de quelque chose deformidable qui peut créer et qui peut tuer, comme la réincarnationexistante et brutale de tous les simulacres illusoires devantlesquels l'humanité se courbe. L'avare qui comprend que lacontemplation n'est pas la jouissance; que l'argent ne sereproduit que très difficilement d'une façon directe; que l'or,étant l'émanation tangible des efforts universels, doit être aussiun stimulant vers de nouvelles manifestations d'énergie, et quel'homme qui le détient, au lieu de l'accumuler stupidement, doitle considérer comme un serviteur adroit et un messager fidèle, etle diriger habilement. Cet avare-là n'est pas un ladre; c'est unebête de proie. Il reste un monstre; mais il cesse d'être grotesquepour devenir terrible.
Il y a quelque chose d'effrayant chez mon oncle; c'est l'absencecomplète de tout autre besoin que l'appétit d'autorité. Tous lesautres sentiments n'ont pas été, en lui, relégués à l'arrière-plan; ils ont été extirpés, radicalement; et ce sont leursparodies, jugées utiles, qui sont venues reprendre la place qu'ilsoccupaient. Cet âpre désir de domination, qui est l'effet bienplus que la cause de son avarice, le libère même des griffes desdeux passions qui ont donné naissance à sa cupidité: l'orgueil,qui le conduirait au mépris ou à l'évaluation inexacte des forcesdes autres; et la luxure, qui l'écarterait sans cesse de son butpar la fascination de la chair. J'ai rarement entendu, dans mavie, un homme juger avec autant de bon sens et d'impartialité lesêtres et les choses; et quant au libertinage… Un exemple: safemme, morte il y a plusieurs années, était coquette, exigeante,dépensière; fort jolie surtout. Mon oncle, le lendemain dumariage, prit une maîtresse qu'il payait tant par mois — afin depouvoir toujours, aux moments psychologiques, rester sourd auxsollicitations pécuniaires qui se murmurent sur l'oreiller. —Donner beaucoup d'argent eût été dur pour lui; mais peut-êtrel'aurait-il fait; se laisser maîtriser par l'amour, même physique,il ne le voulut jamais.
C'est ce prurit d'autorité, sans doute, qui met sur le visage demon oncle, parfois, un voile de tristesse infinie et dedécouragement profond. Il devine que, son appétit de domination,il ne pourra jamais l'assouvir: que le moment n'est pas encorepropice aux grandes entreprises des hommes de calcul. Il sent quele monde est encore attaché aux fantômes des vieilles formules quine s'évanouiront pas avant un temps, qui ne disparaîtront que dansles fumées d'un grand bouleversement, vers la fin du siècle. — Caril prédit, pour l'avenir, un nouveau système social basé surl'esclavage volontaire des grandes masses de l'humanité,lesquelles mettront en oeuvre le sol et ses produits et selibéreront de tout souci en plaçant la régie de l'Argent,considéré comme unique Providence, entre les mains d'une petiteminorité d'hommes d'affaires ennemis des chimères, dont la missionse bornera à appliquer, sans aucun soupçon d'idéologie, lesdécrets rendus mathématiquement par cette Providence tangible; parle fait, le culte de l'Or célébré avec franchise par un travailscientifiquement réglé, au lieu des prosternations inutiles ethonteuses devant des symboles décrépits qui masquent mal la seulePuissance. — Mais mon oncle est venu trop tard dans un mondeencore trop jeune. Et peut-être prévoit-il que, ses rêvesd'ambition autoritaire rendus irréalisables par l'âge, ildeviendra la proie sans défense de l'orgueil et de la luxure, quela sénilité exagère en horreur.
Mais ce n'est pas de la tristesse seulement qu'inspire à mon onclecette vision décourageante de l'avenir; c'est une sorte de ragespéciale, de fureur nerveuse dont il réprime mal les accès, deplus en plus fréquents. Les sentiments factices dont il arecouvert, par habileté, son impassibilité barbare, commencent àlui peser autant que s'ils étaient réels. Plus, peut-être. Unjour, prochain sans doute, il arrachera le masque et apparaîtratel qu'il est. Il continuera à respecter à peu près les toilesd'araignée du Code, mais renversera d'un seul coup les barrièresde la morale sans sanction. L'amour de l'argent qui seul, à notreépoque de lâcheté, peut donner de l'audace, s'exaspérera en lui àmesure qu'il constatera davantage son impuissance à le satisfairecomplètement; et, plein de mépris pour toutes choses et de hainepour tous les êtres, il se mettra à s'aimer lui seul, pleinementet furieusement, en raison exacte de la fortune qu'il possédera.Il voudra jouir, et sacrifier tout à ses jouissances. Il ne serapas la victime de ses passions, mais leur maître; un maîtreexigeant et brutal, qui poussera le cynisme de l'égoïsme jusqu'àla prodigalité stupide, et qui voudra, en dépit de tout,en avoirpour son argent… Mon oncle me fait souvent songer aux baronssolitaires et tristes du Moyen-Âge. Combien y eut-il, derrière lapierre des donjons, d'âmes basses, mais vigoureuses, qui rêvèrentde dominations épiques et que le sort condamna à noyer leursvisions hautes et tragiques dans le sang des drames intimes etvils, maudits à jamais ou toujours ignorés! Combien d'hommesardents, irritables, superstitieux et passionnés, ont psalmodiéles litanies du crime, à l'ombre de la tour féodale, parce que leschamps de bataille n'étaient point prêts encore où devait sechanter la chanson de l'Épée! Quelle cohue d'oppresseurs etd'ambitieux qui furent des bandits parce qu'ils ne purent êtreempereurs, Charles-Quints avortés en Gilles de Rais…
Se voir réduit à spéculer d'une façon mesquine sur les événements— ces événements qui sont les explosions de la douleur humaine —quand on a rêvé de provoquer des faits et de diriger des actes!Quelle pitié! Surtout lorsqu'on croit, comme mon oncle, que l'âgeest proche où l'autorité des manieurs d'or va balayer toutes lesautres, surtout lorsqu'on voit qu'elle s'affirme déjà, cetteautorité, dans un autre hémisphère, sur le sol nouveau des États-unis.
— Ah! ces Américains, dit mon oncle avec colère, quelles leçonsils donnent au Vieux Monde!
Et il explique le système si habile, et si humanitaire, dit-il,des Crésus d'Outre-mer. Ce système, même, il l'applique autantqu'il peut. Son avarice s'élargit; c'est un mélange d'économie etde libéralité qui doit porter intérêts. — Il donne auxétablissements de bienfaisance et soutient des oeuvresphilanthropiques. Il fait du bien pour pouvoir impunément faire dumal. Et, là encore, ses instincts autoritaires se laissent voir;il fait le bien sans présomption, mais le mal avec insolence; ondirait qu'il ne croit pas que c'est faire le bien que d'étayer laSociété actuelle et que c'est faire le mal que de la minersourdement C'est un philanthrope cynique. Il prête aux gens afind'en exiger des services, mais il ne le leur cache pas — pas plusqu'il ne cherche à dissimuler sa richesse. — On sait à quoi s'entenir, avec lui; et lorsqu'il a dit à l'abbé Lamargelle qui,depuis quelque temps déjà, l'intéresse à ses entreprisescharitables: «Dites-moi, l'abbé, ne pourriez-vous pas négliger unpeu vos pauvres ces jours-ci, et m'aider à trouver un bon partipour ma fille?» l'abbé Lamargelle a immédiatement compris quel'interrogation couvrait un ultimatum; il s'est mis en campagne,et a trouvé; il sait qu'il ne faut pas plaisanter avec M. UrbainRandal.
Mais ça, c'est une règle qui n'est pas faite pour moi, je crois;et il se pourrait bien que je dise autre chose que desplaisanteries à mon oncle, tout à l'heure.
Car je suis assis, depuis dix minutes, dans son cabinet et jel'écoute établir, en des phrases saupoudrées de chiffres, lasituation de fortune de mes parents, à l'époque où je les aiperdus. Sa voix est ferme, sèche; elle énumère les mécomptes,dénombre les erreurs, nargue les illusions, dissèque lestentatives, analyse les actes. C'est le jugement des morts.
Les mains dures font craquer les feuillets des documents, à mesurequ'il parle et les pose devant moi pour que je puisse vérifier àmon aise et ratifier la sentence en connaissance de cause. Mais jene veux pas les lire, ces mémoires — ces mémoiresin memoriam. —Leurs chiffres signifient autre chose que des francs et descentimes; ils disent les joies et les souffrances, les espoirs etles déceptions, et les luttes et toute l'existence de deux êtresqui ont vécu, qui se sont aimés sans doute et peut-être m'ont aiméaussi; ils disent des choses, encore, que les chiffres ne saventpas bien exprimer, mais que je comprends tout de même; ils disentque ce serait mieux si l'histoire des parents, qu'on fait lire auxfils quand ils ont vingt ans, n'était pas écrite avec deschiffres. Papiers blancs, papiers bleus, brochés de ficelle rouge,cornés aux coins, jaunis par le temps, pleins d'une odeur dechancis-sure… Amour paternel, amour maternel, amour filial,famille — vous aboutissez à ça!
— Nous disons, net, huit cent mille francs. Maintenant, passons àma gestion.
Elle a été toute naturelle, cette gestion. Les immeublesrapportant de moins en moins et, en raison de la noirceurcroissante des horizons politiques et internationaux, les fondsd'État les imitant de leur mieux, mon oncle a été conduit àrechercher pour mon bien des placements plus rémunérateurs. Où lestrouver, sinon dans des entreprises financières ou industrielles?Malheureusement, ces entreprises ne tiennent pas toujours lesbelles promesses de leurs débuts; à qui la faute: aux hommes quiles dirigent, ou à la force des circonstances? Question grave.Telle affaire, qu'on jugeait partout excellente, devientdésastreuse en fort peu de temps; telle autre, que la voixpublique recommandait aux pères de famille, échoue misérablement.Mon oncle (ou plutôt mon argent) en a fait la dure expérience. Etque faire, lorsqu'on s'aperçoit que les choses tournent mal?
Attendre, attendre des hausses improbables, des reprises qui nes'opèrent jamais, espérer contre tout espoir, avec cette ténacitéparticulière à l'homme qui s'est trompé, et qui est peut-être,après tout, une de ses plus belles gloires. Puis, lorsqu'il fautdéfinitivement renoncer à toute illusion, chercher à regagner leterrain perdu, vaincre la malchance à force d audace, sanspourtant oublier la prudence toujours nécessaire, et lancer ànouveau ses fonds dans la mêlée des capitaux. Hélas! combien defois les résultas répondent-ils aux efforts? Combien de fois,plutôt, la gueule toujours béante de la spéculation…
J'écoute. Je suis venu pour écouter — sachant que j'entendrais ceque j'entends — mais aussi pour répondre. Je n'ai point oublié ceque je me suis promis à moi-même autrefois; je me rappelle lesrages muettes et les fureurs désespérées de ma jeunesse. J'aimel'argent, encore; je l'aime bien plus, même, que je ne l'aimaisalors; je l'aime plus que ne l'aime mon oncle! Chaque parole qu'ilprononce, c'est un coup de lancette dans mes veines. C'est monsang qui coule, avec ses phrases! Oh! je voudrais qu'il eût fini —car je me souviens du temps où je souhaitais l'aube du jour où jepourrais le prendre à la gorge et lui crier: «Menteur! Voleur!»C'est aujourd'hui, ce jour-là. Et je pourrais, et je peuxmaintenant, si je veux…
Eh! bien, je ne veux pas!
— À quoi penses-tu, Georges? crie mon oncle d'une voix furieuse. Tu ne m'écoutes pas. Fais au moins signe que tu m'entends.
Et il continue à décrire les opérations dans lesquelles il aengagé ma fortune, à en expliquer les fluctuations. Mais sa voixn'est plus la même; elle tremble. Pas de peur, non, maisd'énervement. Il s'était attendu à des récriminations, à desinjures, à plus peut-être, et il était prêt à leur faire tête;mais il n'avait pas prévu mon silence, et mon calme l'exaspère.Son système d'interprétation des faits n'est plus le même que toutà l'heure, non plus; il ne se donne plus la peine de déguiser sesintentions, ne prend plus souci de farder ses actes. Il ne ditplus: «Mets-toi à ma place, je t'en prie; aurais-tu agiautrement?… Ç'a été un coup terrible pour moi que ce désastre dela Banque Européenne… J'ai pensé que lorsque tu aurais l'âge decomprendre les choses, tu te rendrais compte…» Il dit: «Tel aété mon avis; je n'avais pas à te demander le tien… J'ai fait çadans ton intérêt; crois-le si tu veux…» Tout d'un coup, ils'arrête, fait pivoter son fauteuil et me regarde en face.
— Il ressort de ce que je viens de t'exposer, dit-il, que lespertes qu'ont fait éprouver à ton avoir mes spéculationsmalheureuses montent à deux cent mille francs environ. Masituation actuelle ne me permet pas de te couvrir de cettedifférence bien que, jusqu'à un certain point, je t'en soisredevable. Tu as le droit de m'intenter un procès; en dépensantbeaucoup de temps, et beaucoup d'argent, tu pourras même arriver àle gagner, et tu n'auras plus alors qu'à continuer tes poursuites,personne ne peut te dire jusqu'à quand. En acceptant ta tutellej'avais pris l'engagement de faire fructifier ton bien, ou aumoins de te le conserver; les circonstances se sont jouées de mesintentions. Que veux-tu? Un contrat est toujours léonin; l'hommen'a pas de prescience.
Je ne réponds pas. Mon oncle reprend:
— j'ai donc, aujourd'hui, six cent mille francs à te remettre. Cessix cent mille francs sont représentés par des valeurs dont voicila liste.
Il me tend une feuille de papier sur laquelle je jette un coupd'oeil.
— Je pense, dis-je, qu'au cours actuel il n'y a pas là deux centmille francs.
— C'est possible, répond mon oncle. Lis un journal. Ou plutôt,adresse-toi à un agent de change, car, plusieurs de ces valeurs nesont pas cotées en Bourse, ni même en Banque. Lorsque je m'en suisrendu acquéreur, en ton nom, je les ai payées le prix fort. J'ailes bordereaux d'achat. Les voici.
Naturellement.
— Tu n'as aucune réclamation à élever contre moi à ce sujet-là.
Je m'en garderai bien.
— Et, tu sais, rien ne te force à accepter le règlement que je tepropose.
Il s'est levé pour lancer cette phrase; et, les dents serrées, leslèvres encore frémissantes, il se tient debout devant moi. Sonmasque jaune a pâli, s'est crispé d'une colère blême. Il veutautre chose que ma taciturnité et mon flegme; il ne sait point cequ'il y a derrière l'apparence de mon calme, et il veut provoquerun éclat. Mon silence, c'est l'inconnu; et sa nature nerveuse nepeut pas supporter l'anxiété. Il veut savoir ce que je pense delui pour le passé — et pour l'avenir. — Il veut la bataille.
Il ne l'aura pas.
— Mon oncle, dis-je en prenant une plume, j'accepte ce règlement.
Mais il me saisit la main.
— Attends! Rappelle-toi qu'en acceptant aujourd'hui tu t'enlèvestout droit à une réclamation ultérieure. Réfléchis! Je ne t'obligeà rien. Tu as l'air de me faire une grâce en me disant que tuacceptes; et je ne veux pas qu'on me fasse grâce, moi!
— Mon oncle, ne faites aucune attention à mon air; il pourraitvous tromper.
Et je me penche sur une feuille de papier sur laquelle je tracequelques lignes que je signe. Mon oncle s'est rassis pendant quej'écris; et, quand je relève la tête, je rencontre sa figuresarcastique tendue attentivement vers moi, les yeux mi-closcherchant à percer mon front et à scruter ma pensée.
— J'ignore ce que tu as l'intention d'entreprendre, me dit mononcle lorsqu'il m'a remis les titres qui m'appartiennent.N'importe; je te souhaite le plus grand succès. Le meilleur moyende réussir aujourd'hui est encore de s'attacher à quelque chose ouà quelqu'un. L'indépendance coûte cher. Essayes-en tout de même,si le coeur t'en dit. Méfie-toi des entraînements; ils sontdangereux. Pour nous aider à résister aux tentations de toutenature, il n'y a rien de tel que le Respect. J'en ai faitl'expérience. Le respect pour toutes les choses établies, toutesles règles affirmées extérieurement, si absurdes qu'ellesparaissent à première vue. Montesquieu a écrit l'Esprit des Lois;il est inutile, n'est-ce pas? d'espérer faire mieux; il ne restedonc qu'à s'attacher à leur lettre, qui ménage bien des alinéas…Ah! à propos d'entraînements, reste en garde contre ceux de lasentimentalité; le monde ne vous les pardonne jamais. Il ne fautavoir bon coeur qu'à bon escient. Rappelle-toi que le Petit Pouceta retrouvé son chemin tant qu'il a semé des cailloux, mais qu'iln'a pu le reconnaître lorsqu'il l'a marqué avec du pain.
Oui, je me souviendrai de ça. Et je saurai, aussi, que le Respectest un chat malfaisant et sans vigueur, chaussé de bottes degendarme, qui terrorise la canaille au profit de très vil et trèspuissant seigneur Prudhomme de Carabas.
— Viendras-tu ce soir chez les Montareuil? me demande mon oncle.
— Non; je ne crois pas.
— Tu le devrais; Mme Montareuil est charmante pour toi et Édouardest enchanté de te voir; Il est tellement timide qu'il se trouvegêné lorsqu'il est seul en face de Charlotte.
Ça, je m'en moque absolument. Mais je pense à Marguerite, la femmede chambre de Mme Montareuil, une jolie fille pas trop farouchedont j'ai déjà pincé la taille, dans les coins.
— Soit, dis-je, j'irai; mais pas avant dix heures.
Mme Montareuil est une personne grave, avec une figure en violon,une voix de crécelle et des gestes qui rappellent ceux des joueursd'accordéon. Je n'aime pas beaucoup les gens graves. Quant àÉdouard, c'est un jeune homme sérieux. Qu'en dire de plus?Transcrire sa conversation avec Charlotte ne me serait pasdifficile.
— Quel beau temps nous avons eu aujourd'hui, Mademoiselle!
— Oh! oui, Monsieur.
— On se serait cru en plein mois d'août.
— Oui, Monsieur.
— Vous ne craignez pas les grandes chaleurs, Mademoiselle?
— Non, Monsieur.
— Beaucoup de gens s'en trouvent incommodés.
— Oui, Monsieur…
Mon oncle parle de l'intention qu'il a de faire remonter pour Charlotte plusieurs des bijoux que lui a laissés sa mère.
— Quelle chose incompréhensible, dit Mme Montareuil, que cesperpétuels changements de mode dans la joaillerie! Et ce qu'onfait aujourd'hui est si peu gracieux! Il faut que je vous montreune broche qui me fut donnée lors de mon mariage, et vous me direzsi l'on fait des choses pareilles à présent.
Elle se lève pour aller chercher la broche dans son appartement.Mon oncle est radieux, plein d'attentions pour moi; le mariage deCharlotte, me dit-il, n'est plus qu'une question de jours; etcomme il m'assure, sans rire, qu'il découvre à chaque instant dansÉdouard de nouvelles qualités, Mme Montareuil rentre dans lesalon.
— J'ai été un peu longue. Les petits arrangements de monsecrétaire ont été bouleversés depuis ce matin; il fallait bientrouver de la place pour les valeurs que j'ai retirées de laBanque afin de faire opérer les transferts, et je suis légèrementmaniaque, vous savez. Voici la broche. Qu'en dites-vous?
Beaucoup de bien, naturellement. Pourquoi en dire du mal?Mme Montareuil referme l'écrin avec la joie de la vanitésatisfaite.
— Je ne l'ai pas portée depuis dix ans, dit-elle. Je la mettraidemain, pour les courses. Vous viendrez aussi à Maisons-Laffitte,j'espère, monsieur Georges?
— Non, Madame; je le regrette; mais j'ai déjà expliqué à mon oncleles raisons qui ne me permettent pas d'accepter son invitation. Jedois partir en Belgique demain soir.
En effet, j'ai reçu une lettre d'Issacar qui m'appelle àBruxelles. Mais, surtout je ne tiens pas à aller m'ennuyer,pendant deux ou trois jours, dans cette belle propriété que mononcle a achetée, je crois, par habileté, et où il aime à recevoirdes gens fort influents, mais qui me mettent la mort dans l'âme.J'ai même, peut-être, d'autres raisons.
— Vous nous manquerez. Nous avons l'intention d'abuser del'hospitalité de votre oncle. Nous laissons Marguerite pour garderla maison, et nous partons demain matin, presque sans esprit deretour. C'est si joli, Maisons-Laffitte! Et les courses! Quelquechose me dit que je gagnerai demain. On m'a donné un tuyau, maisun tuyau…
— Moi aussi je viens vous parler de tuyaux, dit une grosse voix;seulement, mes tuyaux à moi, ce sont des tuyaux d'orgue!
C'est l'abbé Lamargelle qui fait son entrée; et j'en profite pourme retirer; car, si la conversation de l'abbé m'intéresse, jen'aime pas beaucoup ses habitudes de frère quêteur. Ses églises enconstruction au Thibet ne me disent rien de bon; et je préfère,pendant qu'on l'écoute, aller regarder l'heure du berger dans lesyeux de Margot.
— Alors, Monsieur ne va pas à Maisons-Laffitte demain, me dit-elledans l'antichambre.
— Mais, vous écoutez donc aux portes, petite soubrette?
— Comme au théâtre, répond-elle en baissant les yeux.
— Eh! bien, non, je n'y vais pas; et je ne suis pas le seul; caril paraît qu'on vous confie la garde de la maison.
— Hélas! dit Marguerite avec un soupir. J'aurai le temps dem'ennuyer, toute seule…
La solitude, comme on l'a écrit, est une chose charmante; mais ilfaut quelqu'un pour vous le dire. J'essaye de convaincre Margot decette grande vérité. Elle finit par se laisser persuader; Je nepartirai pour Bruxelles qu'après-demain matin, et la nuitprochaine nous monterons la garde ensemble.
IV — OÙ L'ON VOIT BIEN QUE TOUT N'EST PAS GAI DANS L'EXISTENCE
Quand je suis revenu de Belgique, où je n'avais guère passé qu'unesemaine, j'ai trouvé mon oncle dans une colère bleue.Mme°Montareuil, que j'avais rencontrée au bas de l'escalier, avecson fils, comme j'entrais, tenait son mouchoir sur ses yeux etÉdouard, d'une voix lugubre, m'avait affirmé que le temps étaitbien mauvais. Les domestiques aussi avaient l'air fort affligé.
— Mademoiselle Charlotte ne se mariera pas, m'a dit l'un d'eux.
Ah! bah! Pourquoi? Qu'est-il donc arrivé?
Une chose très malheureuse. C'est mon oncle qui me l'apprend,d'une voix secouée par la fureur. Il paraît qu'il y a huit jours —juste la nuit qui a suivi mon départ pour Bruxelles, par le fait —les voleurs sont venus chez les Montareuil; ils ont tout enlevé,tout, titres, valeurs, bijoux. Le secrétaire de Mme Montareuil aété forcé et mis à sac. C'est épouvantable.
— Horrible! dis-je. Et l'on n'a pas arrêté les malfaiteurs? On n'apas une indication qui puisse mettre sur leurs traces?
— Pas la moindre. On a vu pourtant, assure-t-on, deux hommespasser en courant dans la rue, vers les cinq heures du matin, avecdes paquets sous le bras. Des balayeurs ont donné le signalementde l'un d'eux; c'était un homme brun, avec un pardessus vert etune casquette noire.
— Et l'on n'a pas retrouvé cet homme brun?
— Pas encore; la police le recherche.
— Mais il n'y avait donc personne, cette nuit-là, chez Mme Montareuil?
— Si; Marguerite, la femme de chambre. Mais elle couche à l'étagesupérieur et assure s'être endormie de bonne heure; comme elle ale sommeil lourd, elle n'a rien entendu. On l'a mise à la portesans certificat, tu penses bien.
— Quel est le montant du vol, à peu près?
— Quatre cent mille francs, à en croire Mme Montareuil; mettons-en, si tu veux, trois cent mille; le quart de ce qu'ellepossédait, à mon avis. Si le vieux Montareuil avait encore été dece monde, ce coup l'aurait tué, j'en suis sûr. Il tenait tant àson argent!…
— Un homme d'affaires, naturellement; et encore, je crois, plutôtusurier qu'homme d'affaires, si la différence existe…
— Usurier! Le mot est bien gros. Il n'a jamais eu maille à partiravec la justice, que je sache; alors… et puis, c'était unphilanthrope, un des fondateurs de la Digestion Économique;Mme Montareuil aussi a toujours été très charitable, ajoute mononcle qui ne se souvient plus de ce que je lui ai entendu direbien des fois, dans ses moments de cynisme: que la charité est laconséquence de l'usure et son arc-boutant naturel.
— Cette pauvre dame semblait bien désolée; je l'ai rencontrée enarrivant…
— Oui, nous venions d'avoir un entretien qui n'avait guère dû luimettre du baume dans le coeur. Que veux-tu? J'ai bien été obligéde lui faire comprendre qu'une union entre son fils et Charlotteétait désormais impossible; entre la fortune que possédait Édouardil y a huit jours et celle qui lui reste aujourd'hui, l'écart esttrop considérable…
— Je pense, mon oncle, que vous avez été un peu vite en besogne. D'abord, Charlotte avait, je crois, beaucoup d'affection pour Édouard…
— Elle! Charlotte! Elle n'aime personne. Une idéologue qui trouveque la terre lui salit les pieds et qui rêve d'avoir des ailes!Ils sont dans la lune, les gens qu'elle aimerait.
— Peut-être. En tous cas, on peut retrouver, d'un moment àl'autre, une bonne partie des valeurs dérobées, sinon leurtotalité; que la police mette la main sur les coupables…
Mon oncle ricane.
— Les coupables! dit-il. Ne mets pas le mot au pluriel. Il n'y aqu'un coupable.
Il se lève et marche nerveusement. Un seul coupable! Que veut-ildire? Subitement, il s'arrête et me frappe sur l'épaule.
— Écoute, je ne veux pas ruser avec toi, ni faire descachotteries. Garde seulement pour toi ce que tu vas entendre…Si je n'avais pas été certain de ce que je viens de te dire et debien d'autres choses, je n'aurais pas agi aussi brusquement avecMme Montareuil. J'ai pris des renseignements. J'ai été à laPréfecture, où je connais quelqu'un; c'est toujours utile, d'avoirdes relations dans cette maison-là; tu pourras t'en apercevoir. Onm'a mis des évidences irréfutables devant les yeux et l'on m'adonné des preuves. Le vol a été commis par une seule personne;cette personne ne possède plus le produit de son larcin; et ellene sera pas arrêtée. Je te parlais tout à l'heure des deuxindividus qu'on prétend avoir vus… Fausse piste; renseignementmauvais dont la police n'est pas dupe, ni d'autres, ni moi.
— Alors, dis-je, ému malgré moi, car les allures un peumystérieuses de mon oncle m'intéressent, alors, quel est levoleur?
— Je n'ai pas besoin de te dire son nom, répond mon oncle; il net'apprendrait rien. C'est un jeune homme de ton âge, à peu près,et de ta taille — j'ai vu son portrait. — Il était l'amant deMme Montareuil.
— Mme Montareuil! Un amant!
— Pourquoi pas? Elle n'est pas la seule, je pense, dit mon oncleen haussant les épaules… Ça durait depuis deux ans. C'est làqu'est la bêtise. Qu'une femme, à n'importe quel âge, se passe uncaprice, rien de mieux. Mais la liaison!… Car elle allait levoir souvent, l'entretenait — maigrement, c'est vrai; j'ai vu deslettres — et le laissait venir chez elle, parfois, sous desprétextes… Il devait être au courant de tout et ne guettaitévidemment qu'une occasion… On l'a vu descendre de voiture aucoin de la rue, vers onze heures, le soir du vol…
— Qu'est-ce qu'il faisait? qu'est-ce qu'il était?
— Un pas grand'chose. Un de ces faux artistes de Montmartre dontle ciseau de sculpteur se recourbe en pince et qui ont dans lamain le poil de leurs pinceaux. Des habitudes de taverne et debouges sans nom; des fréquentations abjectes. Du reste…
— Mais pourquoi ne l'a-t-on pas arrêté? Il n'a pas reparu chezlui? On ne l'a pas retrouvé?
— Il n'a pas reparu chez lui, non. Mais on l'a retrouvé — avant-hier, dans la Seine. — Crime ou suicide? Crime, certainement. Iln'avait pas un sou sur lui quand on l'a repêché, et l'on n'a rientrouvé dans son logement; rien, bien entendu, à part les documentsqui ont révélé son intimité avec Mme Montareuil.
— Ce n'est donc pas elle qui a donné les renseignements?
— Elle? Pas du tout. A-t-elle seulement songé à soupçonner sonamant? Je ne le crois pas. Elle ignore sa mort. Elle n'ose pasaller chez lui parce que, depuis l'affaire, Édouard ne la quittepas, mais elle lui a encore écrit hier; je le sais. C'est lapolice qui a tout découvert, en donnant là une grande preuved'habileté; je regrette même, pour les agents chargés desrecherches, qu'on ait décidé de ne pas donner connaissance desfaits réels à la presse.
J'éclate de rire.
— Oh! oui, c'est regrettable! Les journaux perdent là un bien joliroman-feuilleton. Mais pourquoi diable, mon oncle, me racontez-vous une pareille histoire?
— Une histoire! crie mon oncle. Une histoire! Aussi vrai que nousne sommes que deux dans cette chambre, c'est la vérité pure. Lavérité, je te dis! Me prends-tu pour un enfant? Est-ce que j'ail'habitude d'inventer des contes? Tu ris!… Mais c'est affreux,c'est à faire trembler, ces choses là! Penser que descapitalistes, des possédants — hommes ou femmes, peu importe; lesexe disparaît devant le capital font aussi bon marché du bien dela caste, sacrifient ses intérêts supérieurs à leurs passionsbasses, oublient toute prudence, négligent toute précaution devantleurs appétits déréglés — et livrent leurs munitions, en bloc, àl'ennemi! — Où sont-ils, ces trois cent mille francs? Qui sait?Peut-être entre les mains de perturbateurs prêts à engager lalutte contre les gens riches, contre nous, en dépit du code quifait tout ce qu'il peut, pourtant, pour favoriser l'accumulationet le maintien de l'argent dans les mêmes mains… Se laisservoler! Ne pas veiller sur sa fortune! C'est mille fois plus atroceque la prodigalité qui, au moins, éparpille l'or… C'estabandonner le drapeau de la civilisation; c'est permettre à lavieille barbarie de prévaloir contre elle. La fortune a sesobligations, je crois! L'Église même nous l'enseigne… Quand jela voyais là tout à l'heure, cette femme, geignante etpleurnicharde, je songeais à cette vieille princesse qui, pendantle pillage de sa ville prise d'assaut, courait par les rues encriant: «Où est-ce qu'on viole?» Parole d'honneur, j'avaisenvie… Ah! bon Dieu! se souvenir qu'on a un sexe et oublierqu'on possède un million… C'est à vous rendre révolutionnaire!
— Calmez-vous, mon oncle. D'abord, ces titres, ceux qui lesdétiennent n'en ont pas encore le montant; on a les numéros, sansdoute; on fera opposition…
— Que tu es naïf! C'est vraiment bien difficile, de vendre unevaleur frappée d'opposition! À quoi penses-tu donc qu'on s'occupe,dans les ambassades? Figaro prétendait qu'on s'y enfermait pourtailler des plumes. On est plus pratique, aujourd'hui… Je ne dispas que les ministres plénipotentiaires opèrent eux-mêmes…
— Est-ce que Mme Montareuil est au courant des choses?
Mon oncle tire sa montre.
— À l'heure actuelle, oui. Elle a trouvé, en rentrant chez elle,une lettre qui la mandait, seule, à la Sûreté; elle est, depuisune demi-heure, en tête-à-tête avec un fonctionnaire qui luirévèle tout ce qu'elle sait et tout ce qu'elle ne sait pas. Elleécoute, en pleurant ses péchés. On doit lui apprendre que si, parhasard, on retrouve ses titres ou ses bijoux, on les lui remettra;mais que, le principal coupable étant mort, on ne poussera pas lesrecherches plus loin, afin d'éviter un scandale. Affaire classée.
— Édouard ne saura rien?
— Rien. Il n'aura qu'à se consoler de la perte de ses trois centmille francs.
Petite affaire. «Plaie d'argent n'est pas mortelle», disent lesbons bourgeois.
— Et Charlotte?
— Je ne crois pas que j'aurai besoin de lui dire ce que je viensde t'apprendre.
— Mais que pense-t-elle?
Mon oncle me regarde avec étonnement.
— Est-ce que je sais? Elle n'a rien à penser. Je suis son père; jepense pour elle… Après ça, peut-être réfléchit-elle pour soncompte. Si tu veux savoir à quoi, va le lui demander.
Tout de suite.
Charlotte ne m'a pas dit ce qu'elle pense — ce qu'elle pense de cemariage manqué et des circonstances qui en ont amené la rupture. —Mais je sais à quoi elle pense; je le sais depuis longtemps.Depuis le jour, au moins, où j'ai commencé à regarder autour demoi, à voir clair. J'ai senti que je n'étais pas seul à essayer decomprendre ce qu'il y avait derrière le voile qui doit cacher lavie à la jeunesse; rideau bien vieux, d'ailleurs, que la vanitéimprudente écarte et que le cynisme déchire — car la franchiserenaît aujourd'hui par l'effronterie du persiflage et l'onn'essaye plus guère, même devant des auditeurs en bas âge, degalvaniser des truismes moribonds et de passionner des lieux-communs. — Et, avec la famille dont la règle s'énerve de plus enplus devant la multiplicité des obligations mondaines et dont lerôle s'efface devant les exigences d'une instruction stupide, lesjeunes êtres n'ont plus sous les yeux, lorsqu'il leur est permisde les lever de leurs livres, que le spectre de la Vie, qui lesemplit de terreur, et de tristesse, et de dégoût. Les paroles, lesdemi-mots mêmes qu'on laisse tomber, exprès parfois, retentissentdans le vide de l'existence enfantine; et le vide est sonore.Avez-vous entendu, après les saillies d'un sceptique, ces riresd'enfants qui sont affreux, car ils sont des ricanements d'hommes?Avez-vous vu ces sourires de femmes narquoises sur des lèvres depetites filles? Ces rires-là sont presque des cris de détresse, etces sourires pleins de douleurs. Les paroles qui les ont provoquésrésonnent dans les cerveaux qu'elles tourmentent, et elles tuentquelque chose ailleurs. L'âme, où rien ne trouve d'écho, perd saspontanéité; le coeur sait rester muet et ne veut plus partagerses peines; l'enthousiasme et la confiance sont en prison dans lacaverne des voleurs. Chez les êtres faibles, l'égoïsme s'enracine,l'égoïsme vil qui peut se résoudre un jour, il est vrai, en unesympathie béate et pleurnicharde; et chez les êtres forts, c'estun repliement amer sur soi-même, un refus dédaigneux de se laisserentamer, qui peut donner au jeune homme l'exaspération et à lajeune fille une froideur de glace.
La pauvreté rend précoce, celle d'affections autant que celled'argent. Il y a longtemps déjà, sans doute, que Charlotte a pusatisfaire sa curiosité de la vie; sa mère, morte de bonne heure,n'a pu lui inculquer, par la contagion des tendresses puériles etdéprimantes, la foi dans la nécessité des compassions et desindulgences; les franchises brutales et les sarcasmes de son pèrel'ont forcée à acquérir son indépendance morale, à se placer enface du monde et à le juger. Et le jugement qu'elle a porté,nerveux et partial, a été la négation, instinctive plutôt queraisonnée, de tout ce qui était contraire à sa nature; et le rejetabsolu de ce qu'elle ne pouvait comprendre. Verdict d'enfantroidie par le dédain, qui devient la règle immuable de la jeunefille, mais qui n'est pas rendu sans luttes et sans souffrances.Pendant que moi, isolé, enfermé dans la cage où l'on vous apprendà avoir peur et dans la cage où l'on vous enseigne à faire peuraux autres, je mordais mes poings dans l'ombre, combien n'a-t-ellepas versé de larmes, cette jeune fille calme et contemplative quine pouvait pas ne point voir et qu'on obligeait à entendre? Elle asouffert autant que moi; plus que moi, sans doute, car sasouffrance était plus aiguë, n'ayant point de cause précise maisdes raisons générales; et cette douleur était ravivée sans trêvepar le spectacle incessant de la vie basse, de l'hypocrisiemeurtrière de la barbarie civilisée avec son indifférencehorrifiante pour toutes les pensées hautes.
Charlotte a peut-être souffert, aussi, du manque de coeur et de labrutalité de son père; je le crois, bien que je ne l'aie pointentendue se plaindre. Elle ne se plaint jamais. Les étatsd'indignation silencieuse par lesquels elle a passé — et que lesnerfs de la femme n'oublient jamais, même quand son cerveau ne sesouvient plus des causes qui les ont provoqués — lui ont ouvertl'âme à moitié en la froissant beaucoup. Car l'indignation est unprojet d'acte; et un projet d'acte, même irréalisé, ne pouvantrester infécond, il y a toujours, intérieurement, résolution dansun sens quelconque, si inattendu qu'il soit. Le plus souvent, chezla femme, l'indignation réprimée produit la pitié. La pitiémesquine, espèce de compromis entre l'égoïsme forcené et le manqued'énergie mâtiné de tendresse ironique, impliquant le désaveu detoute espèce d'enthousiasme vrai; la pitié larmoyante et bavarde,qui procède de rancunes sourdes peureusement dissimulées, du désird'actes vengeurs accomplis par d'autres que, d'avance, on renielâchement; la pitié qui cherche dans l'exaltation du malheur,l'auréole de sa propre apathie; sentiment anti-naturel, chrétien,qui ne peut exister que par la somme de dépravation qu'il enferme.Mais l'indignation, parfois, produit aussi la fierté taciturne, lacompréhension large et muette de l'universelle sottise et del'universelle douleur; seulement, alors, elle se retire toutentière dans les solitudes silencieuses du coeur; elle se conserveet se concentre comme le feu sous la neige des volcans polaires;et, de la compression de ses élans, les âmes fortes peuvent fairejaillir des idées libératrices — ou même la bonté sans phrases,lorsqu'elles ont assez souffert et lorsque, surtout, elles ontassez vu souffrir.
C'est encore de la pitié, cela; mais une pitié haute et brave. Etc'est cette pitié-là, inquiète et nerveuse encore, que je sensvibrer dans Charlotte; je la lis sur son visage, son beau visaged'un ovale pur comme ceux qu'on rêve d'entrevoir sous les arceauxgris des vieux cloîtres; je la devine dans ses yeux réfléchis,attentifs et sévères, ses yeux noirs qui ne parlent pas; dans savoix, d'un timbre aussi pur que lorsqu'elle était enfant, sa voixqui est l'essence d'elle toute et m'enivre comme un fort parfum.
Je l'entends souvent, cette voix-là, à présent. Elle parle pourmoi, et pour moi seul. Il me semble que je n'entends qu'elle,depuis ces trois mois que nous nous aimons… An! je ne le saispas, si nous nous aimons…
Comment avons-nous été poussés l'un vers l'autre, ce soir-là? cesoir lourd d'un jour d'orage, dans le jardin de Maisons-Laffitte,où sa robe blanche frémissait comme une aile pâle sous la nef desgrands arbres noirs, où sa voix claire faisait sonner les rimes dupoème de la nuit d'été… où je suis tombé à deux genoux devantelle, avec des mains glacées et mon coeur qui sautait dans mapoitrine, où elle m'a relevé de toute la force de ses deux bras etm'a porté à ses lèvres… Je n'ai point eu besoin de mentir, delui dire que je l'avais toujours aimée; je lui ai dit que jel'aimais, ce soir-là, éperdument, à en mourir, et elle m'a serrésur son coeur en me disant: «Tais-toi, tais-toi!» Oh! cela qui futsi doux — cette bonté de vierge, plus forte qu'un amour de femme —oh! je donnerais tout au monde aujourd'hui pour que ce n'eûtjamais été…
Pourquoi l'ai-je voulue, moi? Pourquoi est-elle venue ici, elle?Pourquoi revient-elle — puisqu'elle ne m'aime pas, je le sens;puisque, moi, je ne peux pas l'aimer? — Oh! c'est torturant, et jene puis pas dire ce que c'est que notre amour; c'est comme l'amourde deux ennemis. On dirait qu'il y a toujours un fantôme entrenous… Ah! les mystérieuses et confuses sensations éveillées parle printemps passionnel! Les rêves d'idéal et les sentimentslascifs, les fougues du coeur et les ardentes convoitises! — Rien,rien… Seulement la meurtrissure des sens enivrés d'ennui etaltérés par l'inquiétude; la volonté de se laisser aller à ladérive, quand on résiste malgré soi; l'esprit qui s'effraye quandla chair lance son cri; la défiance et la révolte des désirs; lesabandons et les reprises, les effusions et les froideurs; etenfin, non pas la nausée, mais la rancune contre l'ennemi qui afailli vaincre — en redoutant de triompher. — Mais l'impressionvive, acre, pénétrante du plaisir est tellement profonde en moi,pourtant, qu'elle s'exprime longtemps après par les spasmes ducoeur et les frissons nerveux. Je ne l'aime pas; et il y a desmoments où je l'adore, des moments très courts; et d'autres où jela déteste, il me semble, de tout le poids de son esprit quis'appuie au mien, si alourdi déjà et que je ne puis plus dégager.On dirait que nous ne voyons que la vie, quand nous sommesensemble, la vie dont nous ne parlons jamais, hideuse et vieille,— vieille, vieille…
J'ai conscience qu'elle n'est pas pour moi; et elle sent qu'ellen'est point faite de ma chair. C'est comme si je lui glaçais lecoeur, comme si je pétrifiais sa sympathie; comme si quelque chosenous forçait tous deux à refouler toujours plus profondément dansl'âme une passion intense que la sentimentalité n'ose pasdéfigurer et qui ne vit, même dans le présent, que de souvenirs derêves. Ce sont les sourdes fermentations de la mémoire quim'imprègnent d'elle, du sentiment obscur de sa supériorité quidomine toutes mes pensées, qui est comme une barrière devant mavolonté; ses regards d'un instant qui ont rayonné pour jamais, sesgestes fugitifs mais impérissables, toute sa grâce mille foisrévélée à moi et qui me reste si mystérieuse, toute la réalité deses charmes, ne m'ont donné que des visions… Cela dure depuisdes mois. Chaque fois, quand elle est venue, ç'a été un élan verselle; et, quand elle est partie, une délivrance. Je puis la revoirau moins, lorsqu'elle est absente! Je la revois dans le fauteuiloù elle était assise, devant la table où elle s'appuyait; ce n'estpas son image qui est là; c'est elle-même, elle tout entière. Et,quand elle vient, c'est une étrangère qui lui ressemble un peu;mais je ne puis jamais la voir telle que je l'ai revue enpensée… Une fois, une seule, sa présence m'a été douce, douce àne pouvoir l'exprimer. Elle s'était endormie un moment; et j'ai euà moi, réellement, immobiles, silencieux et clos, son front où lapensée inquiète a tendu la transparence de son voile, sa bouche sisouvent entr'ouverte pour des questions qu'elle ne pose pas, sesyeux qui interrogent — quand j'y voudrais voir briller desétoiles. — J'aurais voulu qu'elle ne se réveillât jamais etm'endormir avec elle, moi, pour toujours…
Mais c'est fini, à présent. Nous ne serons plus séparés, Charlotteet moi; par un adversaire invisible qu'elle a deviné dans l'ombre,sans doute, et que je ne veux pas avoir terrassé pour lutter avecson fantôme. Qu'elle parle, si elle a quelque chose à dire, et sielle ose parler. Ou bien, je parlerai; et si ce que je dirai doittuer notre amour, qu'il meure. Je ne veux plus subir le despotismedes angoisses qui l'étreignent; et je ne veux pas plus de secretentre nos âmes qu'il n'y en a entre notre chair, notre chair querapproche un nouveau lien, car Charlotte est enceinte. Avant-hier,elle m'a décidé à aller demander sa main à son père, et à lui toutavouer; je dois lui faire part, aujourd'hui, du résultat del'entrevue; je l'attends.
La voici. Pour la première fois, en face d'elle, je me sens maîtrede moi, je n'éprouve pas les frémissements d'humilité du dévotdevant son idole muette, du coupable devant sa conscience.
— Tu as vu mon père?
— Oui.
C'est vrai. J'ai vu mon oncle hier matin. Il m'a écouté sansémotion et m'a laissé parler sans m'interrompre.» Tu n'auras pasma fille, m'a-t-il dit quand j'ai eu fini. — Voulez-vous me donnerles raisons de votre refus? ai-je demandé.— Certainement. Il n'yen a qu'une. Je ne veux plus marier Charlotte. — Vous ne voulezplus… — Non. Il est convenu qu'un père de famille doit faire sonpossible pour établir sa fille; mais si les circonstancess'opposent à la réalisation de ses désirs, le monde ne peut paslui en vouloir de ne point persister en dépit de tout. Les faitsqui ont empêché le mariage de Charlotte, en raison même de larareté de leur caractère, m'autorisent à abandonner, au moinspendant quelques années, toutes tentatives matrimoniales à sonégard. Édouard est censé avoir le coeur brisé, et il est inutilede le lui arracher tout à fait; Charlotte est supposée regretterprofondément Édouard; et on m'imagine généralement versant despleurs sur leur infortune, dans le silence du cabinet. C'est unesituation. — Situation conciliable avec vos intérêts? — Peut-être.Je ne tenais pas à avoir d'enfant, moi; une fille, surtout. Lesfilles, il leur faut une dot; et la dot, c'est une somme d'autantplus grosse que le père s'est enrichi davantage. Il faut payer. Jepayerai, puisqu'il n'y a pas moyen de faire autrement; mais leplus tard possible. — Savez-vous si Charlotte sera de votre aviset si elle voudra attendre?» Mon oncle s'est mis à ricaner. «Oh!qu'elle le veuille ou non!… Elle ne sera majeure que dans deuxans, environ; et après, les sommations respectueuses, lesformalités, le temps qu'elles exigent… Une femme peut arracherses premiers cheveux blancs, en France, avant d'avoir une volonté.— Elle peut disposer d'elle-même, en tous cas… — Illégalement. —Soit. C'est ce qu'a fait Charlotte. Depuis trois mois elle est mamaîtresse. — Ta…? a crié mon oncle en sursautant, car il a sentique je ne mentais pas. — Oui; depuis trois mois; et je viens vousdemander, puisque c'est nécessaire, de nous permettre derégulariser notre situation.» Mon oncle était blême, encore, et samain, posée à plat sur le bureau, frémissait un peu; mais sa voixn'a pas tremblé. «Votre situation, a-t-il dit, je puis larégulariser facilement; en faisant enfermer ma fille jusqu'à samajorité, d'abord; et-en te faisant poursuivre, toi, pourdétournement de mineure. La loi m'autorise… — Oui! À tout! Àvoler la dot de votre fille, comme vous m'avez volé mon héritage,à moi!» Mon oncle ne s'est pas indigné; il a souri et hoché latête. «Je comprends. Je comprends. Une vengeance? Ou un chantage?— Ni l'un ni l'autre! Quelque chose qui ne vous regarde pas, queje ne veux pas vous dire. Il n'y a qu'une chose que je veuillevous dire, c'est que Charlotte est enceinte et qu'il nous fautvotre consentement à notre mariage! Vous entendez? Il me le faut!Je ne veux pas que mon enfant…— Ne t'avance pas trop! La loin'interdit pas sans raisons la recherche de la paternité…» J'aibondi vers mon oncle et je l'ai empoigné par les épaules. «Si vousdites un mot de plus, si vous vous permettez la moindre allusioninjurieuse envers Charlotte, vieux coquin, je vous écrase sous mespieds et je vous jette par la fenêtre. Il y a longtemps que j'aienvie de le faire, sale voleur que vous êtes! Entendez-vous, quej'en ai envie? Hein? (et je sentais ses os, que j'aurais dûbroyer, craquer dans mes mains, et je ne voyais plus que le blancde ses yeux). Si je n'étais pas un lâche, comme tous ceux qui selaissent piller par des pleutres de votre trempe, il y a longtempsque j'aurais pris votre tête par les deux oreilles et que jel'aurais écrasée contre vos tables de la Loi! Je peux vous lafaire, à présent, la loi, si je veux, hein!… Tenez, vous n'envalez pas la peine!» Et je l'ai jeté, d'un revers de main, au fondde son fauteuil où il s'est écroulé comme une ordure molle.«Écoutez, ai-je repris, près de la porte, avant de sortir, tandisqu'il cherchait à récupérer son sang-froid et qu'il arrangeait sacravate. Écoutez-moi bien. Accordez-moi la main de Charlotte; jene vous demande pas de dot; je ne vous en ai point demandée. Je neveux pas que vous me donniez un sou, même de l'argent que vousm'avez pris. Si vous aviez la moindre affection pour votre fille,je vous dirais qu'elle sera heureuse avec moi; mais vous ne voussouciez de personne. Une dernière fois, voulez-vous? Si vous nevoulez pas, je ne sais pas ce qui arrivera; mais je prévois deschoses terribles, des malheurs sans nom pour elle, pour moi — etpour vous aussi. «Je me suis arrêté, la voix coupée par lacolère.» Je n'ai qu'un mot à te répondre. C'est: Non. Je n'ai pasplus d'aversion pour toi que pour un autre, malgré ce que tu viensde dire et de faire. Tu m'es indifférent — comme tous les gens quine peuvent me servir à rien. — Seulement, en admettant que mafille ne me donne pas lieu de la renier purement et simplement, jene puis pas la marier sans dot; cela ruinerait mon crédit; et, lamariant avec une dot, je ne puis la donner qu'à un homme possédantune fortune en rapport. Tel n'est point ton cas, malheureusementpour toi. Il y a des conventions sociales que rien au monde nem'obligera à transgresser; elles sont la base de l'Ordreuniversel, quoi que tu en puisses dire… Tu viens de te comporteren sauvage; moi, je te parle en civilisé, a-t-il continué englissant sa main dans un tiroir qu'il avait ouvert sournoisementet où je sais qu'il cache un revolver. La loi m'autorise à agircontre ma fille et toi. Je n'userai pas du droit qu'elle meconfère. Tu as séduit Charlotte; tu peux la garder. Vivez enconcubinage, si vous voulez; vous serez à plaindre avant peu, sansaucun doute. Mais c'est moi qu'on plaindra.» Je suis sortibrusquement, sans dire un mot, car je voyais rouge.
C'était avant-hier, cela; et il me semble que c'est la même fureurqui me secouait alors qui vient de m'envahir tout d'un coup,lorsque Charlotte est entrée.
— Eh! bien, que t'a dit mon père? me demanda-t-elle, anxieuse.
— Il a dû te l'apprendre lui-même, je pense.
— Non. Voilà trois jours que je ne l'ai vu; il sort de bonne heureet rentre tard; on dirait qu'il m'évite. Tu lui as dit?…
— Tout. Et il refuse. Je n'ai pas besoin de te donner ses raisons,n'est-ce pas?
Charlotte secoue la tête tristement. Elle vient s'asseoir près demoi et me prend la main.
— Et toi, que veux-tu faire?
— Moi? dis-je… Je ne sais pas. En vérité, je ne sais pas.
Et je fixe mes yeux sur quelque chose, au loin, pour éviter sonregard que je sens peser sur moi. Mais l'étreinte de sa main seresserre, sa petite main si fine et si jolie, qui semble existerpar elle-même.
— Dis-moi ce que tu penses, Georges! Je t'en prie, dis-le moi, sicruel que ce doive être.
Je dégage ma main et je me lève.
— Est-ce que je sais ce que tu penses, toi? Je ne l'ai jamais su!Dis-le moi, si tu veux que je te réponde. Dis-moi si tu m'aimes,d'abord!
Des larmes roulent dans les yeux de Charlotte.
— Je t'aime, oui… Oh! Je ne sais pas… Je ne peux pas dire! Jene te connais pas. Je ne te vois pas. J'ai peur… Je devine deschoses, à travers toi; des choses atroces…
Je frappe du pied, car ses larmes me crispent les nerfs etm'irritent.
— Écoute, dis-je; écoute des choses plus atroces encore. Il fautque tu les apprennes, puisque tu veux savoir ce que je pense. Jene veux point vivre de la vie des gens que tu connais, que tufréquentes, que tu coudoies tous les jours. Leur existence medégoûte; et, dégoût pour dégoût, je veux autre chose. J'ai déjàcessé de vivre de, leur vie. J'ai… Tu sais, le vol commis chezMme Montareuil, ces quatre cent mille francs de bijoux et devaleurs enlevés la nuit. Eh! bien…
Charlotte s'élance vers moi et me pose sa main sur la bouche.
— Tais-toi! Je le sais. Je l'ai deviné! Ne parle pas; je ne veuxpas… Viens.
Elle m'entraîne, me fait asseoir sur le divan et me jette ses brasautour du cou.
— Tu ne te doutais pas que je savais? que j'avais compris toute tahaine pour mon père et pour ceux qui lui ressemblent, et quej'avais pu lire en toi comme dans un livre le jour où tu es venume parler, te rappelles-tu? en revenant de Bruxelles… Non, non,ne t'en va pas. Reste. Ne te mets pas en colère si je pleure;c'est plus fort que moi. Écoute. Je ne t'aimais pas, mais jesentais combien tu étais tourmenté… Et le soir où tu m'as parlé,dans le jardin, je ne t'aimais pas non plus, mais je savais que tuavais soif d'une amitié compatissante, comme tous les coeursmalheureux…
D'un geste brusque, je me délivre de son étreinte.
— Il fallait te défendre, alors, puisque tu n'avais que de lapitié pour moi! Ce n'est pas de la sympathie que je te demandais!
— Enfant! dit-elle en me reprenant dans ses bras; est-ce que tu lesavais, ce que tu me demandais? tu voulais trouver l'oubli, enmoi, le sommeil de toutes les pensées qui te hantent, la fin ducauchemar qui t'oppresse. Cela, je ne pouvais te le donner qu'avecmoi-même. Ce soir-là, tu avais vu en moi une fée qui peut chasserles mauvais rêves; mais je n'étais qu'une femme, et mon seulcharme c'était mon amour. Je te l'ai donné autant que j'ai pu; pasassez complètement, sans doute… et, surtout, je ne t'ai jamaisdit ce que j'aurais dû te dire, je ne t'ai jamais parlé commej'étais résolue à le faire chaque fois que je venais te voir.Pardonne-moi; je sentais que ta souffrance était tumultueuse etirritable, et je n'ai jamais osé… J'avais peur…
— Tu avais peur! dis-je en me levant et en marchant par lachambre. Peur de quoi? De me dire que j'étais un voleur? Je m'enmoque pas mal! Ou bien d'entreprendre ma conversion? Tu auraissans doute perdu ton temps. C'était bien inutile, va, tes airsmystérieux et tes façons d'enterrement… Tu m'as demandé ce queje voulais faire, tout à l'heure. Si ton père m'avait accordé tamain, j'aurais vu; mais puisqu'il refuse… je veux continuer, niplus ni moins, et le tonnerre de Dieu ne m'en empêcherait pas.J'espère que tu ne me quitteras pas; tu t'ennuieras un peu moinsque tu ne l'as fait jusqu'ici…
— Non, non! crie Charlotte. Ne parle pas ainsi! Ce n'est pas faitpour toi, cela! je ne veux pas…
— Pourquoi donc n'est-ce pas fait pour moi? Parce que les lois,qui ont permis qu'on me dépouillât depuis, ne m'ont pas faitnaître pauvre? Parce que j'ai été enfermé au collège au lieud'être interné dans la maison de correction? Parce que j'ai apprisdes ignominies dans des livres, derrière des murs, au lieu defaire l'apprentissage du vice en vagabondant par les rues? Je necomprends pas ces raisons-là. Parce qu'on m'a fait donner assezd'instruction et qu'on m'a laissé assez d'argent pour me permettred'agir en larron légal, comme ton père? Je ne veux pas être unlarron légal; je n'ai de goût pour aucun genre d'esclavage. Jeveux être un voleur, sans épithète. Je vivrai sans travailler etje prendrai aux autres ce qu'ils gagnent ou ce qu'ils dérobent,exactement comme le font les gouvernants, les propriétaires et lesmanieurs de capitaux. Comment! j'aurai été dévalisé avec lacomplicité de la loi, et même à son instigation, et je n'oseraipas renier cette loi et reprendre par la force ce qu'elle m'aarraché? Comment! toi qui es une femme et qui seras mère demain,tu peux être empoignée ce soir par des gendarmes que ton père auralancés contre toi et enfermée jusqu'à vingt-et-un ans comme unecriminelle, avec l'interdiction, après, de te marier avantl'expiration des interminables délais légaux! et tu hésiteras àfouler aux pieds toutes les infamies du Code?
— Non, dit Charlotte, je n'hésiterai pas. Je suis ta femme et jesuis prête à te suivre. Mais… Non, je t'en prie, ne fais pascela. Je t'en prie; pour moi, pour… l'enfant… et surtout pourtoi. Oh! j'aurais tant donné pour que tu ne l'eusses jamais fait!et je te supplie de ne plus le faire. N'est-ce pas, tu voudrasbien?
Elle se lève et vient près de moi.
— Dis-moi que tu voudras bien. Je sais aussi, moi, que c'estignoble, toutes ces choses; toute cette société immonde basée surla spoliation et la misère; je sais que les gens qui soutiennentce système affreux sont des êtres vils; mais il ne faut pas agircomme eux…
— C'est le seul moyen de les jeter à bas, dis-je. Lorsque lesvoleurs se seront multipliés à tel point que la gueule de laprison ne pourra plus se fermer, les gens qui ne sont nilégislateurs ni criminels finiront bien par s'apercevoir qu'onpourchasse et qu'on incarcère ceux qui volent avec une fausse clefparce qu'ils font les choses mêmes pour lesquelles on craint, onobéit et on respecte ceux qui volent avec un décret. Ilscomprendront que ces deux espèces de voleurs n'existent que l'unepar l'autre; et, quand ils se seront débarrassés des bandits quilégifèrent, les bandits qui coupent les bourses auront aussidisparu. Tu sais ce que je pense, maintenant; tu sais ce que j'aifait et ce que je veux faire — tu entends? ce que je veux faire!
— Oh! c'est affreux, dit Charlotte en sanglotant. Je ne sais passi tu as tort… mais je ne peux pas, je ne peux pas… Écoute-moi, je t'en supplie… au moins pendant quelque temps… Tu tecalmeras. Tu es tellement énervé! Tu verras que c'est trophorrible… Je n'ai pas même le courage d'y penser; et je n'auraispas la force… Oh! si tu savais ce que je souffre! Je t'aime, jet'aime de toute mon âme à présent; et je t'aimerai… oh! je nepeux pas dire comme je j'aimerai…
Je la prends dans mes bras.
— Eh! bien, si tu m'aimes, Charlotte, ne me demande point deschoses impossibles. Il faut que j'agisse comme je te l'ai dit, jesuis poussé par une force que rien au monde ne pourra vaincre,même ton amour. Mais tu seras heureuse, je te jure…
— Non, murmure-t-elle en détournant la tête; je voudrais pouvoirte dire: oui; je le voudrais de tout mon coeur; mais c'est plusfort que moi, je ne peux pas. Il me semble que je mourrais de peuret de honte… et je ne veux pas que toi… Oh! mon ami, mon ami!ne me repousse pas ainsi…
— Si! dis-je, je te repousserai — et j'écarte sa main glacéequ'elle a posée sur mon front brûlant, car sa douleur me pénètreet m'exaspère et je sens fondre, devant ce désespoir de femme,l'âpre résolution qui, depuis si longtemps, s'ancra en moi. — Si!je te repousserai si tu es assez faible pour ne point agir ce quetu penses, car tu sais bien que j'ai raison. Je serai ce que jeveux être! Et je resterai seul si tu n'es pas assez forte pour mesuivre.
Charlotte devient pâle, pâle comme une morte; et ses yeux seuls,éclatants de fièvre, paraissent vivants dans sa figure.
— Je ne peux pas, dit-elle tout bas; et d'autres paroles, qu'ellevoudrait prononcer, expirent sur ses lèvres blêmes.
— Eh! bien, va-t-en, alors! crié-je d'une voix qui ne me semblepas être la mienne. Va retrouver ton père, fille de voleur! il m'avolé mon argent et toi tu veux me voler ma volonté! Va t-en! Va-t-en!…
Alors, Charlotte s'en va, toute droite. Et pendant longtemps,cloué à la même place et comme pétrifié, je crois entendre lebruit de ses pas qui s'est éteint dans l'escalier.
Ce que je ressens, c'est pour moi. Je voudrais bien qu'il y eût làquelqu'un pour me tuer, tout de même; mais on ne meurt pas commeça. Il faut vivre. Eh! bien, en avant……
Le lendemain matin, à la gare du Nord, au moment où je vaisprendre le train pour Bruxelles, quelqu'un me frappe sur l'épaule.Je me retourne. C'est l'abbé Lamargelle.
— Vous partez en voyage, cher monsieur?
— Oui; pour affaires; un voyage qui durera quelque temps, jepense.
— Vous ne m'étonnez pas; votre oncle est un homme aimable etMelle Charlotte est absolument charmante; mais les événements deces temps derniers, ces malheureux événements, ont influé quelquepeu sur l'aménité de leur caractère; et quand on ne trouve plusdans la famille les joies profondes auxquelles elle vous ahabitué… Ah! ç'a été bien déplorable, ce qui est arrivé. Pour mapart, je n'ai aucune honte à l'avouer, j'y ai perdu une petitecommission qui devait m'être versée au moment du mariage. Enfin…Les voies de la Providence sont insondables. M. Édouard Montareuilest bien affecté.
— J'espère qu'il se consolera, avec le temps.
— Je l'espère aussi. Le temps… les distractions… Je croissavoir qu'il se fait inoculer; je l'ai rencontré l'autre jour surla route de l'Institut Pasteur. La science est une grandeconsolatrice. Quant à vous, vous préférez les voyages.
— Oh! voyages d'affaires…
— Oui; des affaires au loin; l'isolement. Vous avez sans douteraison. Beaucoup de gens éprouvent le besoin de la solitude, detemps à autre:
Quiconque est loup, agisse en loup;C'est le plus certain de beaucoup;
comme le dit le fabuliste, continue l'abbé en me plongeantsubitement ses regards dans les yeux. Allons! je crains de manquermon train. Au revoir, cher monsieur. Nous nous retrouverons,j'espère; je fais même mieux que de l'espérer, il n'y a que lesmontagnes, hé! hé! qui ne se rencontrent pas. Je vous souhaite unexcellent voyage. — Prenez garde au marchepied.
Par la portière du wagon, j'aperçois sa haute silhouette noire quidisparaît au coin d'une porte. Était-il venu pour prendre un train— ou pour me voir? Et alors, pourquoi?
Ah! pas de suppositions! Ça ne sert à rien — surtout quand lesprêtres sont dans l'affaire. — Des malins, ceux-là! et qui ne sontpeut-être pas les plus mauvais soutiens de la Société, bien que labourgeoisie déclare, en clignant de l'oeil, que le cléricalismec'est l'ennemi.
J'y réfléchis pendant que le train, qui s'est mis en marche,traverse la tristesse des faubourgs. Quand on pense au nombre desêtres qui vivent dans ces hautes maisons blafardes, dans ceslugubres casernes de la misère, et qui sont provoqués, tous lesjours, par ces deux défis: la ceinture de chasteté et le coffre-fort; quand on songe qu'on ne met en prison tous les ans, enmoyenne, que cent cinquante mille individus en France et quelquesmalheureux millions en Europe; on est bien forcé d'admettre, envérité, devant cette dérisoire mansuétude de la répressionimpuissante, que la seule chose qui puisse retenir les gens sur lapente du crime, c'est encore la peur du diable.
V — OÙ COURT-IL?
— Naturellement, si vous essayez d'expliquer ça à un gendarme, ily a fort à parier qu'il vous prendra pour un aliéné dangereux.Mais il n'en est pas moins vrai que le voleur, c'est l'Atlas quiporte le monde moderne sur ses épaules. Appelez-le comme vousvoudrez: banquier véreux, chevalier d'industrie, accapareur,concussionnaire, cambrioleur, faussaire ou escroc, c'est lui quimaintient le globe en équilibre; c'est lui qui s'oppose à ce quela terre devienne définitivement un grand bagne dont les forçatsseraient les serfs du travail et dont les garde-chiourmes seraientles usuriers. Le voleur seul sait vivre; les autres végètent. Ilmarche, les autres prennent des positions. Il agit, les autresfonctionnent.
— Et leurs fonctions consistent à voler, dis-je.
— Si l'on veut pousser les choses à l'extrême, certainement,répond Issacar en allumant une cigarette. Mais pourquoihyperboliser? Il est bien évident que l'homme, en général, estavide de gains illicites et que le petit nombre de ceux qui n'ontpas assez d'audace pour agir en pirates, avec les lettres demarque octroyées par le Code, rêvent de se conduire en forbans. Legenre humain est admirablement symbolisé, à ce point de vue, parle trio qui fit semblant d'agoniser, voici dix-huit siècles, ausommet du Golgotha: le larron légal à droite, le larron hors laloi à gauche, et Jésus la bonté même, représentant la soumissioncraintive aux pouvoirs constitués, au milieu. Seulement, quand ona dit cela, on n'a pas dit grand'chose. On a établi les élémentsinaltérables de l'âme actuelle, mais on a ignoré les diversitésextérieures de son agencement. Il y a fleurs et fleurs, bien que,primordialement, toutes les parties de la fleur soient desfeuilles; et il y a filous et filous bien que, par leur fonds,tous les hommes soient des fripons.
— N'allez-vous pas trop loin, à votre tour?
— Je ne pense pas. Je ne crois point que la nature humaine soitmauvaise en elle-même, ou, au moins, incurablement mauvaise; pasplus que je ne crois au criminel-né. Ce sont là des mensongesconventionnels, fort commodes sans doute, mais qu'il ne faudraitpoint ériger en axiomes. Je crois à l'influence détestable,irrésistible, du déplorable milieu dans lequel nous vivons, Que lacorruption engendrée par ce milieu soit profonde et générale, iln'y a pas lieu d'en douter; les êtres qui échappent à son actionsont en bien petit nombre. Ils existent, cependant; car c'estsoutenir un paradoxe abominable que d'affirmer qu'il n'y a pointd'honnêtes gens. Les personnes les plus versées en la matièren'ont point de doutes à ce sujet. M. Alphonse Bertillon assuremême qu'on pourrait trouver à Paris, parmi les êtres placés dèsleur jeunesse dans ces conditions qui sont le lot des criminelsque nous sommes tous plus ou moins, une centaine d'hommes devenuset restés parfaitement honnêtes. «On les trouverait tout de même,dit-il, mais ce seraient cent imbéciles.» Imbéciles ou non, peuimporte. Il suffit qu'ils existent.
— C'est suffisant, en effet.
— Partant donc de ce point que l'honnête homme n'est pas un mythe,mais une simple exception, nous nous trouvons en face d'une masseénorme dont les éléments, absolument analogues au point de vuephysiologique ou psychologique, ne se différencient qu'en raisonde leur agencement au point de vue social. Pour diviser en deuxparties les unités malfaisantes qui composent cette masse, on estobligé de prendre le Code pénal pour base d'appréciation.
— Bien entendu; le Code, c'est la conscience moderne.
— Oui. Anonyme et à risques limités… La première partie estcomposée, d'abord, de criminels actifs, dont la loi ignore,conseille ou protège les agissements, et qui peuvent se direhonnêtes par définition légale; puis, de criminels d'intentionauxquels l'audace ou les moyens font défaut pour se comporterhabituellement en malfaiteurs patentés, et dont les tentativeséquivoques sont plutôt des incidents isolés qu'une règled'existence; ceux-là aussi peuvent se dire honnêtes. Cettecatégorie tout entière a pour caractéristique le respect de lalégalité. Les uns sont toujours prêts à commettre tous les actescontraires à la morale, soit idéale, soit généralement admise,pourvu qu'ils ne tombent point sous l'application directe d'un desarticles de ce Code qu'ils perfectionnent sans trêve. Les autres,tout en les imitant de leur mieux, de loin en loin et dans lamesure de leurs faibles facultés, ne sont en somme que des dupesgrotesques et de lamentables victimes qui ne consentent, pourtant,à se laisser dépouiller que par des personnages revêtus à ceteffet d'une autorité indiscutable et qualifiés de par la loi.Classes dirigeantes et masses dirigées. De par la loi, Monsieur,de par la loi! Vous savez quelle est la conséquence d'un pareilordre de choses. Égoïsme meurtrier en haut, misère morale etphysique en bas; partout, la servitude, l'aplatissement désespérédevant les Tables de la Loi qui servent de socle au Veau d'Or.
— Certes, l'esclavage est général; et le joug est plus lourd àporter, peut-être, pour les dirigeants que pour les dirigés. Ilest vrai qu'ils ont l'espoir, sans doute, d'arriver à accaparertoute la terre, à monopoliser toutes les valeurs, à asservirscientifiquement le reste du monde et à le parquer dans lespâturages désolés de la charité philanthropique. Je suis convaincuque pas une voix ne s'élèverait pour protester s'ils parvenaient àétablir un pareil régime.
— C'est fort probable. L'éducation de l'humanité est dirigéedepuis longtemps vers un but semblable, et les utopistes duSocialisme la parachèvent. Mais la tentative, si l'on osait larisquer, ne réussirait pas, et voici pourquoi: il y a toute unecatégorie d'individus qui n'ont cure des lois, qui s'emparent dubien d'autrui sans se servir d'huissiers et qui lèvent descontributions sur leurs contemporains sans faire l'inventaire deleurs ressources. Ce sont les voleurs. Il faut leur laisser cenom, qui n'appartient qu'à eux seuls, de par la loi, et mêmeétymologiquement.Vola, ça ne veut pas dire: une sébile.Examinez la paume des mains des législateurs, dans un Parlementquelconque, lorsqu'on vote à mains levées, et vous conviendrezque, le titre de voleurs ne saurait s'appliquer aux coquins quimendient les uns des autres, pour commettre leurs méfaits,l'aumône de la légalité. Je ne dis pas qu'il ne se trouve point devoleurs véritables, parmi ces filous en carte; il y en a, et il yen aura de plus en plus; mais c'est encore l'exception. Quant auvrai voleur, ce n'est pas du tout, quoi qu'on en dise, uncommerçant pressé, négligent des formalités ordinaires, une sortede Bachi-Bouzouk du capitalisme. C'est un être à part,complètement à part, qui existe par lui-même et pour lui-même,indépendamment de toute règle et de tous statuts. Son seul rôledans la civilisation moderne est de l'empêcher absolument dedépasser le degré d'infamie auquel elle est parvenue; de luiinterdire toute transformation qui n'aura point pour base laliberté absolue de l'Individu; de la bloquer dans sa Cité duLucre, jusqu'à ce qu'elle se rende sans conditions, ou qu'elle sedétruise elle-même, comme Numance. Ce rôle, il ne le remplit pasconsciemment, je l'accorde; mais enfin, il le remplit. Je n'admetspas que le voleur soit la victime révoltée de la Société, un pariaqui cherche à se venger de l'ostracisme qui le poursuit; je leconçois plutôt comme une créature symbolique, à alluresmystérieuses, à tendances dont on ignore généralement lasignification, comme on ignore la raison d'être de certainsanimaux qui, cependant, ont leur utilité et qu'on ne détruit quepar habitude aveugle et par méchanceté bête. Le voleur va à sonbut, non pas que le crime soit bien attrayant et que ses profitssoient énormes, mais parce qu'il ne peut faire autrement. Il sentpeser sur lui l'obligation morale de faire ce qu'il fait. Je disbien: obligationmorale. «Le renard, en volant les poules, a samoralité, assure Carlyle; sans quoi il ne pourrait pas les voler.»Quoi de plus juste?
— Rien au monde. C'est faire du crime ce qu'il est: une matièrepurement sociologique. Et c'est faire du criminel ce qu'il estaussi: une conséquence immédiate de la mise en train des mauvaisesmachines gouvernementales, un germe morbide qui apparaît, dès leurorigine, dans l'organisme des sociétés qui prennent pour basel'accouplement monstrueux de la propriété particulière et de lamorale publique, qui se développe avec elles et ne peut mourirqu'avec elles. C'est faire du voleur un individu possédant unemoralité spéciale qui lui enlève la notion de l'harmoniqueenchaînement de l'organisation capitaliste, et qu'il refuse desacrifier au bien général défini par les légistes. C'est faire delui le dernier représentant, abâtardi si l'on y tient, de laconscience individuelle.
— Certainement, dit Issacar. Mais ce n'est pas seulement sondernier représentant; c'est son représentant éternel. Toutes lescivilisations qui ne se sont pas fondées sur les lois naturellesont vu se dresser devant elles cet épouvantail vivant: le voleur;elles n'ont jamais pu le supprimer, et il subsistera tant qu'ellesexisteront; il est là pour démontrer,per absurdum, la stupiditéde leur constitution. Les gouvernements ont un sentiment confus decette réalité; et, avec une audace plus ingénue peut-êtrequ'ironique, ils déclarent que leur principale mission est demaintenir l'ordre, c'est-à-dire la servilité générale, et de faireune guerre sans merci au criminel, c'est-à-dire à l'individu queleurs statuts classent comme tel.
— C'est absolument comme si un conquérant affirmait, que sa seuleraison d'être est de subjuguer des provinces. Sa présence n'a pasbesoin d'être expliquée. Mais il est probable que les massesexploitées finiront par s'apercevoir que leur pire ennemi n'estpas le criminel traqué par la police et exclusivement sacrifiécomme un bouc émissaire pour assurer à la loi une sanctionindispensable. La faim fait sortir le loup du bois…
— Les loups sont des loups, répond Issacar; et les hommes… Il ya annuellement cinquante mille suicides en Europe; et, en Franceseulement, quatre-vingt-dix mille personnes meurent de faim et deprivations, tandis que soixante-dix mille autres sont internéesdans les asiles d'aliénés par suite de chagrins et de misère.Croyez-vous que cette foule de misérables ait des principes morauxplus solides que ceux de leurs contemporains? Pas du tout. Il n'ya plus que dans certains milieux révolutionnaires qu'on croieencore à l'honnêteté. Mais la distance est si grande, de la penséeà l'acte! Plutôt que de la franchir, ils préfèrent la mort.
— Pourtant, dis-je, ils sont presque tous chrétiens; et leurreligion leur enseigne la nécessité de l'audace. Le ciel même, ditl'évangile, appartient aux violents qui le ravissent.Violentirapiunt illud. Que pensez-vous de cette promesse du paradis faiteaux criminels?
— Elle m'amuse. Pourtant, elle est d'une grande profondeur, et lescasuistes ne l'ont pas ignoré. Par le fait, les criminelscommencent à jouir sur cette terre de privilèges que ne partagentpoint les honnêtes gens. On disait autrefois que le voleur avaitune maladie de plus que les autres hommes: la potence; on peutdire aujourd'hui qu'il a une maladie de moins: la maladie durespect. Et, ce qu'il y a de plus curieux, c'est que ce respectqu'il ressent de moins en moins, il l'inspire de plus en plus.Allez voir juger, par exemple, une affaire d'adultère; le voleur,devant le public et même le tribunal, fait bien meilleure figureque le volé. Et qui voudrait, croire, à présent, que la failliten'a pas été instituée pour le bien du débiteur, pour lui refaireune virginité?
— Personne, assurément. On pourrait même aller beaucoup plus loinque vous ne le faites; et je serais porté à admettre que cetteconsidération pour le larron augmente en raison exacte du mépriscroissant pour la misère. Penser qu'après dix-huit siècles decivilisation chrétienne les pauvres sont condamnés en naissant! Etils sont condamnés comme voleurs. Tu as volé de la vie, de laforce, de la lumière! Tu es condamné à payer avec ta chair, avecton sang, avec ton geste de bête, avec ta sueur, avec tes larmes!Et l'ignoble comédie que la charité infinie les oblige à jouer!Quand vous entendez un homme chanter dans la rue, vous pouvez êtresûr qu'il n'a pas de pain.
— Que voulez-vous? ricane Issacar. Ils ont contre eux l'opinionpublique — la même qui fera semblant de vous honnir si vous vouslaissez pincer au cours d'un cambriolage. — Seulement le pauvreest réprouvé à perpétuité, et sans merci; car la dignité del'infortune est morte. Vous, vous ne serez déshonoré que pour untemps, et jusqu'à un certain point; car vous aurez été assezhabile pour mettre en lieu sûr le produit de vos précédentslarcins. Il n'y a qu'une opinion publique, voyez-vous: c'est cellede la Bourse; elle donne sa cote tous les jours. Lisez-la enfaisant votre compte, même si vous revenez du bagne. Vous saurezce qu'on pense de vous.
— J'ai déjà eu l'occasion de la consulter une fois, cette opinionpublique; lorsque j'ai voulu m'assurer de la valeur des titresavec lesquels mon oncle avait réglé ses comptes de tutelle.
— Oui, je sais; elle vous a répondu: cent mille francs, à peuprès. C'était comme si elle vous avait dit: Tu risqueras cettesomme dans une entreprise quelconque, et tu la perdras; car toncapital est mince et les gros capitaux n'existent que pour dévorerles petits. Ou bien, tu chercheras à joindre à tes maigres revenusceux d'un de ces emplois honnêtes qui, pour être peu lucratifs,n'en sont pas moins pénibles. Ceux qui les exercent ne mangent pastout à fait à leur faim, sont vêtus presque suffisamment,compensent l'absence des joies qu'ils rêvent par l'accomplissementde devoirs sociaux que l'habitude leur rend nécessaires; et, àpart ça, vivent libres comme l'air — l'air qu'on paye auxcontributions directes.
— La perspective était engageante. Néanmoins, elle ne m'attiraitpas. J'étais assez bien doué, il est vrai, et si j'avais eu del'ambition… Mais je n'ai pas d'ambition. Arriver! À quoi?Chagrin solitaire ou douleur publique. Manger son coeur dansl'ombre ou le jeter aux chiens. D'ailleurs, je n'avais pas lanotion déprimante de l'avenir. Je voulais vivre pour vivre.
— Ne faites pas de la résolution que vous avez prise une questionde principes, dit Issacar. Rien de mauvais comme les principes.Vous êtes, ainsi que tous les autres criminels, poussé par uneforce que vous ne connaissez pas, qui n'est point héréditaire, età laquelle les milieux que vous avez traversés ont simplementpermis un libre développement. Le voleur est un prédestiné.
— C'est possible. Moi, je vole parce que je ne suis pas assezriche pour vivre à ma guise, et que je veux vivre à ma guise. Jen'accepte aucun joug, même celui de la fatalité.
— Prenez garde. Si vous vous dérobez à toute domination, vous vouscondamnez à subir toutes les influences passagères.
— Ça m'est égal Et puis, j'aime voler.
— Voilà une raison. On peut s'éprendre de tout, même du plaisir etdu crime, avec sincérité et, j'oserai le dire, avec élévation.
— Vous n'avez peut-être pas tort, après tout, de parler du voleurcomme d'un prédestiné. Il me semble que, même si j'étais restériche, je n'aurais été attiré vers rien, ou seulement vers deschoses impossibles.
— Vous auriez été un isolé ou un libertin, car vous êtes unindividu; étant pauvre, vous êtes un malfaiteur par définitionlégale. Dans une société où tous les désirs d'actes et lesappétits sont réglés d'avance, le crime sous toutes ses formes, dela débauche à la révolte, est la seule échappatoire prévue, etimplicitement permise par la loi aux forces vives qui ne peuventtrouver leur emploi dans le mécanisme réglementé de la machinesociale, et auxquelles la pauvreté défend l'isolement. Vous auriezpu tenter n'importe quoi; on vous aurait reconnu tout de suitecomme un caractère, et vous auriez été perdu. La lanterne aveclaquelle Diogène cherchait un homme, et qu'avait déjà tenueJérémie, l'Individu la porte sur la poitrine, aujourd'hui — afinqu'on puisse le viser au coeur et le fusiller dans les ténèbres.
— Puisque je dois être un voleur, et rien qu'un voleur…
— Pourquoi: rien qu'un voleur? Ne pouvez-vous être quelque autrechose en même temps? Vous êtes déjà ingénieur; continuez. Leloisir ne vous manquera pas. Vous auriez tort de vous cantonnerdans une occupation unique. Il faut être de votre temps, mais pastrop. La grande préoccupation de notre époque est la division dutravail, car on affirme aujourd'hui que les parties ne doiventplus avoir de rapports avec le tout. Il n'y a que le vol qui nesoit pas une spécialité. N'en faites pas une.
— Soit. Je voulais dire qu'il y a deux sortes de filous; l'escrocet le voleur proprement dit. L'un nargue les lois, l'autre ne leurfait même pas l'honneur de s'occuper d'elles; je veux agir commece dernier.
— Affaire de tempérament. Moi, je préfère l'escroquerie, pour lamême cause; mais je n'ai pas la maladie du prosélytisme. Soyez unlarron primitif, un larron barbare si vous voulez. Permettez-moiseulement de vous donner un bon conseil: faites aux lois l'honneurde vous inquiéter d'elles. Comparez les statuts criminels desdifférents peuples, et leurs codes; comparez aussi leurs régimespénitentiaires et l'échelle de ces régimes; et, avant de tenter uncoup, examinez dans quel pays et dans quelles conditions il estpréférable de le risquer; laissez le moins possible au hasard;sachez d'avance quel sera votre châtiment, et comment vous lesubirez, si vous êtes pris. Je souhaite que vous ne le soyezjamais; mais mes voeux ne sont point une sauvegarde. Jusqu'ici,vous n'avez commis qu'un vol, fort imprudent et d'une audacepresque enfantine; grâce à un concours de circonstancesextraordinaires, vous n'avez même pas été soupçonné. On a bienraison de dire qu'il n'y a que l'invraisemblable qui arrive!Cependant, ne vous y fiez pas.
— Je ne m'y fie pas.
— Et surtout, souvenez-vous bien qu'il faut éviter à tout prix lesviolences contre les personnes. L'assassinat, soit pour l'attaquede la propriété à conquérir, soit pour la défense de la propriétéqu'on vient d'annexer, est un procédé grossier et anachroniquequ'un véritable voleur doit répudier absolument. Tout ce qu'onveut, mais pas la butte.
— C'est mon avis,
— Le genre de vie que vous choisissez, à part ses risques (maisquelle profession n'a pas ses dangers?) me semble pleine decharmes pour un esprit indépendant. Carrière accidentée! Vousverrez du pays, et peut-être des hommes. On passe partout avec del'argent, et l'on ne vous demande guère d'où il vient; excusezcette banalité.
— De bon coeur. Ma vie ne sera peut-être pas très gaie, et ne serapoint, sûrement, ce que j'aurais désiré qu'elle fût. Mais elle nesera pas ce qu'on aurait voulu qu'elle eût été! La loi, qui apermis qu'on me fît pauvre, m'a condamné à une existencebesogneuse et sans joie. Je m'insurge contre cette condamnation,quitte à en encourir d'autres.
— Ne vous révoltez pas trop, dit Issacar; ça n'a jamais rien valu.Contentez-vous de donner l'exemple en vivant à votre fantaisie.Pourtant, si vous pouvez retirer un plaisir d'une comparaisonentre l'état qui sera le vôtre et la situation que vous assignaitla bienveillance de la Société, ne vous refusez pas cettesatisfaction.
— C'est un parallèle que j'établirai souvent, et à un point de vuesurtout.
— Celui des femmes, je parie?
— Tout juste! Ah! les bourgeois sont bien vils; mais ce qu'ellessont lâches, leurs filles! Elles peuvent se vanter de le traîner,le boulet de leur origine!
— Comme vous vous emportez! Ne pouvez-vous dire tranquillement queles honnêtes filles du Tiers-État ont la prétention ridicule devouloir faire payer leur honnêteté beaucoup puisqu'elle nevaut?… Auriez-vous eu quelque petite histoire avec une de cesdemoiselles, ces temps derniers? Votre brusque arrivée àBruxelles, quand j'y réfléchis, me laisserait croire à un drame.
— Ni drame ni comédie; quelque chose de pitoyable et qui n'a pasmême de nom. N'en parlons pas; c'est fini. Seulement, j'en aiassez, des femmes qui portent un traité de morale à la place ducoeur et qui savent étouffer leurs sens sous leurs scrupules. Ah!des femmes qui n'aient pas d'âme, et même pas de moeurs, quisoient de glorieuses femelles et des poupées convaincues, desfemmes auréolées d'inconscience, enrubannées de jeunesse etfleuries de jupons clairs!…
— Vous en aurez, dit Issacar. Je ne vous promets point que leurimmoralité ne vous ennuiera pas autant, au fond, que la moralitédes autres; mais elle est moins monotone et vous distrairaquelquefois. Ce sont de bonnes filles, pas si bonnes que ça toutde même, qui ont assez de défauts pour faire faire risette à leursqualités, et auxquelles l'instruction obligatoire a même apprisl'orthographe. En vérité, je me demande ce que les honnêtes femmespeuvent encore avoir à leur reprocher. Elles reniflent, parcequ'elles n'osent pas se moucher de peur d'enlever leur maquillage,mais elles ont des pièces d'or dans leurs bas. Oui, je sais bien,vous vous moquez de ça… Enfin, on n'a pas à s'occuper destoilettes; c'est quelque chose par le temps qui court… Ah!sapristi, quelle heure est-il donc?
— Cinq heures et quart.
— Bon. Nous avons encore dix minutes à nous; il nous en faux cinqtout au plus pour aller à notre rendez-vous. Je mets ces dixminutes à profit. Voulez-vous me prêter vingt mille francs?
— Très volontiers.
— J'ai l'intention, voyez-vous, de tenter quelque chose du côté du Congo. J'ai une idée…
— Vous ne croyez donc plus aux ports de mer?
— Si; mais la question n'est pas mûre; les Belges y viendront,n'en doutez pas, et je crois même qu'après avoir creusé desbassins dans toutes leurs villes ils feront la conquête de laSuisse, pour créer un port à La-Chaux-de-Fonds; seulement, il fautattendre. Ah! si vous vouliez marcher avec moi, nous serions desprécurseurs…
— Je regrette de ne le pouvoir, dis-je; mais je ne veux pas memêler d'affaires. Pourtant, je suis très heureux de vous êtreutile, car vous m'avez rendu service.
— En m'occupant de la négociation des titres et des bijoux dontvous avez soulagé cette bonne vieille dame? C'était si naturel! Jeregrette seulement de n'en avoir pu tirer que cent trente millefrancs. Mais vous verrez vous-même, avant peu, combien nous sommesexploités.
— Je n'en serai pas surpris. Voulez-vous que je vous donne unchèque ce soir?
— Non, répond Issacar; vous m'enverrez ces vingt mille francs de Londres, après-demain matin, en bank-notes anglaises.
— Après-demain matin! Mais je ne serai pas à Londres…
— Si. Vous y serez demain soir à six heures. C'est moi qui vous ledis. À présent, en route, chantonne Issacar en prenant sonchapeau. Le café où nous devons voir mon homme est à deux pasd'ici.
Tout à côté, en effet; en face de la Bourse. C'est l'heure del'apéritif et l'établissement regorge de clients attablés devantdes boissons rouges, et jaunes, et vertes. Des hommes aux figuresdésabusées de contrefacteurs impénitents, qui trichent aux cartesou se racontent des mensonges; des femmes d'une grande fadeur,joufflues et comme gonflées de fluxions malsaines, avec desbouches quémandeuses et des paupières lourdes s'ouvrantpéniblement sur des yeux de celluloïd qui meurent d'envie deloucher.
Après un moment d'hésitation, nous nous dirigeons vers une tablequ'encombre un jeune homme blond; c'est la seule qui soit aussifaiblement occupée. Le jeune homme blond, plongé dans la lectured'un journal, nous autorise à l'investir; aussitôt, je me postesur son flanc gauche et Issacar lui fait face avec intrépidité.
— Pour qui la chaise qui reste libre? Pour qui? dis-je à Issacardès que le garçon nous a munis de pernicieux breuvages.
— Pour un fort honnête homme, gros industriel, fabricant deproduits chimiques, qui brûle du désir de faire votre connaissanceet de vous voir placer deux cent mille francs pour le moins dansses mains sans tache,
— Quelle singulière idée vous avez de me mettre en rapports avecdes gens…
— Chut! Chut!
Issacar se retourne pour faire signe à l'honnête industriel quivient d'entrer et dont il a reconnu la silhouette dans une glace.L'honnête industriel a aperçu le signal. Il s'avance en souriant;le ventre trop gros, les membres trop courts, une tête d'Espagnolde contrebande avec des moustaches à la Velasquez, le frontdéprimé, ridé comme par l'habitude du casque, les doigts épais,courts, cruels, écartés comme pour l'égouttement de l'eau bénite.Issacar fait les présentations comme s'il n'avait fait autre chosede sa vie; et la chaise libre perd sa liberté.
— Monsieur, me dit l'honnête industriel, j'ai appris parM. Issacar combien vous êtes désireux de trouver, en même tempsqu'un moyen d'utiliser vos merveilleuses facultés d'ingénieur etd'inventeur, un placement rémunérateur pour vos capitaux. Je penseque je puis vous offrir, pour une fois, cette double possibilité,savez-vous. C'est aussi l'avis de notre honorable ami M. Issacar,et je suis heureux qu'il ait ménagé cette entrevue, pour une fois,afin que je puisse vous exposer l'état de mes affaires, savez-vous. Si vous le permettez, je vais, sans autre préambule, vousdonner une idée de mon entreprise.
Je permets tout ce qu'on veut; et l'honnête industriel commenceses explications. Il parle le plus vite qu'il peut et j'écoute lemoins possible. Mon Dieu! Mon Dieu! pourvu que ça ne dure pas troplongtemps!… À l'expiration du premier quart d'heure, le jeunehomme blond, à côté de moi, commence à donner des signesd'impatience; il s'agite nerveusement sur la banquette et déplieson journal avec rage. Tant pis pour lui! Il n'a qu'à s'en aller,s'il n'est pas content. Ah! que je voudrais pouvoir en faireautant!… Au bout d'une demi-heure, je prends le partid'interrompre l'honnête industriel.
— Monsieur, lui dis-je, le tableau que vous venez de m'exposer esttracé de main de maître, et je dois avouer que vous m'avez presqueconvaincu. Le moindre des produits chimiques prend dans votrebouche une valeur toute particulière, et je crois que lesrésultats que vous avez atteints jusqu'ici ne sont rien encomparaison de ceux que vous pouvez espérer. Je me permettraicependant de faire mes réserves sur la potasse. Il me semble quevous ne rendez pas suffisamment justice à la potasse.
— Moi? fait l'honnête industriel interloqué; mais je n'en ai pasencore parlé!
— Justement. Votre silence est plein de sous-entendus hostiles.N'oubliez pas, Monsieur, que je suis ingénieur; rien n'échappe àun ingénieur.
— Je le vois bien, murmure l'honnête industriel, très confus.
— Quoi qu'il en soit, dit Issacar qui s'aperçoit sans doute que jem'engage sur un mauvais terrain, quoi qu'il en soit, je puis vousassurer, Monsieur, que vos paroles ont fait la plus grandeimpression sur M. Randal. Je connais M. Randal. Il est peuexpansif, comme tous les hommes modestes bien que pénétrés dusentiment de leur valeur; mais j'ai remarqué l'intérêt soutenuavec lequel il vous a écouté. C'est un grand point, croyez-le; etje ne serais pas étonné si, après une ou deux visites à votreusine, il mettait à votre disposition, non pas deux cent millefrancs, mais trois cent mille.
— Oh! oh! dis-je, un peu au hasard — car je ne comprends pas dutout la signification des coups de pied qu'Issacar me lance sousla table — oh! oh! c'est aller bien vite…
— Mon Dieu! dit l'industriel dont les yeux s'allument, quand unplacement est bon… Il ne s'agit pas ici des Bitumes du Maroc oudu percement du Caucase, savez-vous. C'est une affaire sérieuse,que vous pouvez étudier vous-même…
— Certainement. Mais…
— Auriez-vous quelques objections à présenter, pour une fois?
Moi? Pas du tout. Mais Issacar en a pour moi.
— Oui, dit-il, M. Randal a certaines raisons qui le font hésiter,jusqu'à un certain point, à placer ses capitaux dans uneentreprise comme la vôtre. Il me les a exposées et je vais vousles traduire brièvement. D'abord, il redoute l'accroissement desfrais généraux. Les ouvriers réclament constamment desaugmentations de salaires…
— Ils les réclament! ricane l'industriel. Oui, ils les réclament;mais ils ne les ont jamais. Et quand même ils les obtiendraient,croyez-vous qu'ils en seraient plus heureux et nous plus pauvres?Quelle plaisanterie! Ce que nous leur donnerions de la maindroite, nous le leur reprendrions de la main gauche. Il estimpossible qu'il en soit autrement. La science nous l'apprend. Lascience, Monsieur! La main-d'oeuvre est pour rien ici; savez-vouspourquoi? Parce que la Belgique est un pays riche, pour une fois.Plus un pays est riche, plus le travailleur est pauvre. La France,au XVe siècle, était bien loin d'avoir la fortune qu'elle possèdeaujourd'hui, n'est-ce pas? Eh! bien, à cette époque, l'ouvrier etle paysan français gagnaient beaucoup plus qu'ils ne gagnent àprésent. Loi économique, Monsieur, loi économique!
— La science est une admirable chose, dit Issacar. Mais M. Randal,qui a pour elle tout le respect nécessaire, n'ignore pas combienelle exige de ménagements dans ses diverses applications. Et il aentendu dire que deux accidents terribles s'étaient produits chezvous l'année dernière…
L'honnête industriel sourit.
— Des accidents! Oui, il y a des accidents. Nous traitons desmatières dangereuses, pour une fois. Il y a eu quinze hommes tuésà la première explosion; dix seulement à la deuxième. Mais cescatastrophes donnent à une maison une publicité gratuite simerveilleuse! D'ailleurs, il n'y a rien à payer aux familles desvictimes, car toutes les précautions sont prises. Je ne dis pasqu'elles le soient constamment, savez-vous; on se ruinerait. Maiselles le sont quand se présentent les inspecteurs, qui nouspréviennent toujours de leur visite; question de courtoisie; c'estnous, industriels, qui les faisons vivre… Ah! oui, cela fait unebelle réclame! Et l'enterrement en masse! Tous les coeursréconciliés dans la douleur commune! Plus de castes! L'union detous, patrons et ouvriers, pleurant à l'unisson aux accents duDeprofundis! Tu sais, les bâtiments sont assurés.
— C'est une grande consolation, dit Issacar. Malheureusement,cette union que produisent si à propos de pareils événements n'estpeut-être pas de longue durée; et alors arrivent les grèves, dontl'idée seule effraye M. Randal.
— Oui, dis-je, obéissant à une pression du pied d'Issacar, jecrains énormément les grèves.
— Crainte chimérique, affirme l'honnête industriel; les grèvesn'ont jamais fait de tort aux capitalistes; au contraire. Voulez-vous que je vous dise le fin mot? Les trois quarts et demi desgrèves, c'est nous qui les provoquons. En Angleterre, en France,en Amérique, partout. Le, capitaliste, le manufacturier encombrépar la surproduction se refait par la grève. Il est curieux quevous ne vous en soyez pas douté. Tout le monde le sait, etpersonne n'y trouve à redire. Savez-vous pourquoi? C est parcequ'on se rend bien compte, malgré les criailleries des détracteursdu système actuel, que le monde n'est pas si mal fait, pour unefois: si les uns jouissent de toutes les faveurs de la fortune,les autres conservent, par le fait même de leur indigence, lepouvoir de les apprécier.
— C'est une compensation, en effet, accorde Issacar; mais elle estpeut-être un peu narquoise. Et il se pourrait bien qu'un jour unerévolution sociale…
Coup de pied d'Issacar. Silence. Second coup de pied d'Issacar. Jeparle.
— Certainement, une révolution sociale qui… que…
— Je devine ce que vous voulez me dire, assure l'honnêteindustriel. Une révolution qui prendrait d'assaut les Banques etdilapiderait les épargnes des gens laborieux et économes, quis'approprierait les capitaux des honnêtes gens. Cela n'est guèreprobable en Belgique; nous avons la garde civique, ici, Monsieur,pour une fois. Mais enfin, c'est possible. Eh! bien, il n'y aqu'une chose à faire: C'est de ne pas confier son argent auxBanques et de le garder chez soi. C'est ce que je fais, savez-vous.
Et l'honnête industriel me regarde triomphalement dans les yeux,tandis que le jeune homme blond, après avoir soigneusement pliéson journal, se met à examiner les points noirs dans le marbreblanc de la table. Quel imbécile! Pourquoi ne s'en va-t-il pas?
— Oui, continue l'industriel, je garde tout mon argent chez moiet, en cas de besoin, je saurais le défendre. Mon coffre-fort setrouve dans mon cabinet particulier, au troisième étage de mamaison, et mon appartement est au premier; j'ai en ce moment pourplus de cinq cent mille francs de bonnes valeurs, sans compter lesespèces; pour aller les prendre, il faudrait passer sur moncadavre. Quant aux voleurs, je m'en moque. Ma porte est solide etje ne me couche jamais sans en avoir poussé moi-même les troisgros verrous.
— Un avertisseur électrique serait peut-être prudent, suggère Issacar.
— Je ne dis pas. Mais je puis m'en passer; j'ai l'oreille fine etje ne dors que d'un oeil, en gendarme.
— Excellente habitude, dit Issacar; nous n'aurons pas de mal àvous réveiller, un de ces matins, pour vous demander à déjeuner,M. Randal et moi.
— Le plus tôt possible me fera plaisir, affirme l'industriel; onne traite bien les affaires que devant une bonne table; c'estpourquoi, je pense, les pauvres ne réussissent jamais; ils mangentsi mal! Ne tardez pas trop, et venez de bonne heure; nous ironsfaire un tour à l'usine avant déjeuner.
Il nous donne son adresse: 67, rue de Darbroëk; et se retire aprèsforce compliments, absolument enchanté de lui.
—Pourquoi m'avez-vous imposé une pareille corvée? demandai-je à Issacar.
— Vous le verrez bientôt, me répond-il en souriant. Mais quepensez-vous du personnage? C'est un symbole. À une époque où tout,même les plus vils sentiments, perd de sa force et se décolore,l'égoïsme pur, sans mélange et naïf ne se rencontre plus guère quedans les classes moyennes; mais il s'y cramponne. Et quelleinconscience! Cet homme que vous venez de voir était candidat auxdernières élections municipales, candidat libéral et démocratique;il représentait la démocratie, la seule, la vraie!
— Il la représente encore, dis-je. La vraie démocratie est cellequi permet à chaque individu de donner, en pure perte, son maximumd'efforts et de souffrance; Prudhomme seul ne l'ignore pas. Ah!quelle lame de sabre ne vaudrait mille fois son parapluie?… Etcomme tout ce que pensent ces gens-là est exprimé bassement! Cequi me répugne surtout dans la bourgeoisie, c'est son manque dedignité; elle a eu beau tremper son gilet de flanelle dans le sangdes misérables, elle n'en a pu faire un manteau de pourpre.
— Et quand les déshérités la prendront aux épaules pour la jeterdans l'égout où elle doit crever, on ira leur demander leursraisons, on s'étonnera de leur manque de ménagements, on leurreprochera leurs façons brutales… Ah! l'ironie anglaise: «Lechien, pour arriver à ses fins, se rendit enragé, et morditl'homme»…
— Ma foi, dis-je, c'est presque un soulagement, quand on vient dequitter un de ces honnêtes gens, que de penser qu'on doit avoirpour amis des canailles, qu'on fréquentera des êtres destinés àl'échafaud ou au bagne.
J'ai prononcé la phrase un peu haut, et j'ai vu sourire le jeunehomme blond. De quoi se mêle-t-il? Il commence à m'agacer. Et jeme penche sur la table pour murmurer à Issacar:
— Allons-nous en d'ici; et conduisez-moi auprès de ce voleur siadroit dont vous m'avez parlé tantôt et que vous devez me faireconnaître ce soir.
— Volontiers, répond Issacar; mais il est inutile de sortir.
Il se lève et pose la main sur l'épaule du jeune homme blond.
— J'ai l'honneur, me dit-il, de vous présenter mon ami Roger Voisin, dont vous désirez si vivement faire la connaissance.
J'esquisse un geste d'étonnement; mais le jeune homme blond metend la main.
— Je suis vraiment enchanté, Monsieur… Permettez-moi seulementune petite rectification; mon nom est bien Roger Voisin mais,d'ordinaire, on m'appelle Roger-la-Honte.
VI — PLEIN CIEL
Minuit sonne au beffroi de la cathédrale comme nous pénétrons,Roger-la-Honte et moi, dans la rue, de Darbroëk; nous venons defaire nos adieux à Issacar avec lequel nous avons dîné à l'hôteldu Roi Salomon, où il habite. On est très bien, à cet hôtel-là.
— Oui, dit Roger-la-Honte; aucun voleur chic ne descend ailleurs,à Bruxelles; excepté quand les affaires l'exigent, bien entendu.Dans ce cas-là, on est quelquefois obligé de se contenter de peu,et même de trop peu. Tu vas voir mon logement.
Roger-la-Honte me tutoie, et je le lui rends. Familiaritésd'associés. Ne serait-ce pas ridicule, puisque nous devonstravailler ensemble, de nous parler à la seconde personne dupluriel, et de nous donner du Monsieur? Donc, Roger-la-Honte metutoie et je l'appelle: Roger-la-Honte tout court, comme on dit:Monsieur Thiers.
— Nous voici arrivés, dit-il en s'arrêtant devant le numéro 65 eten cherchant sa clef dans sa poche.
— Il ne faudra pas faire de bruit? dis-je, pendant qu'il ouvre laporte.
— Fais tout le bruit que tu pourras, au contraire; j'ai ramené desdemoiselles plus de quatre fois et les habitants de la maison,s'ils ne dorment pas, se figureront que je continue. Les femmes,ici, ont le pas léger comme des femelles d'éléphants en couches.
Nous montons l'escalier à la lueur d'allumettes nombreuses dont ladernière, quand Roger a ouvert une porte au quatrième étage, sertà enflammer une bougie placée sur un guéridon. Ce guéridon, un litde fer, une commode-toilette et deux chaises constituent toutl'ameublement de la chambre où mon nouvel ami a élu domicile.
— Tu penses bien, dit-il, que ce n'est pas pour mon plaisir; àquoi servirait de se faire voleur s'il fallait se contenter d'unlogement digne tout au plus d'un sergent de ville! Mais lesaffaires sont les affaires. Je devais nécessairement me placer àproximité de ma future victime, de façon à étudier ses habitudes;j'ai trouvé cette chambre à louer dans la maison voisine de lasienne, et tu penses si j'ai laissé échapper l'occasion… Ah! ledégoûtant personnage que cet honnête industriel, comme ditIssacar… Nous a-t-il assez assommés et énervés ce soir!
— J'ai vu le moment, dis-je, où j'allais lui lancer une carafe àla tête.
— Bah! À quoi bon? Ils sont trop. En tuer un, en tuer cent, entuer mille, cela n'avancerait à rien et ne mettrait un sou dans lapoche de personne; ce n'est pas sur eux qu'il faut se livrer à desvoies de fait, c'est sur leur bourse.
— Le fait est que ce sera plus dur encore, pour lui, de trouverdemain matin son coffre-fort éventré et vide que de se voir collerau mur de son usine par les parents et les amis des ouvriers qu'ila sacrifiés à sa rapacité.
— Je crois aussi que le châtiment sera plus dur; en tous cas, ilsera certainement plus long. Ah! quelle douche! Laisse-moi rire unpeu… As-tu vu avec quelle naïveté vaniteuse il nous a donnéetous les renseignements sur l'agencement intérieur de sa maison?
— Et s'il n'avait pas parlé?
— Vous en auriez été quittes, Issacar et toi, pour aller déjeunerchez lui demain matin et passer l'inspection vous-mêmes; il auraitété riche un jour de plus, voilà tout. Tu comprends, j'étaisconvaincu que le coffre-fort se trouvait au second étage, etIssacar soutenait qu'il était au troisième. Il avait deviné juste!Il a le flair, celui-là. C'est dommage qu'il ne veuille rien faireà la dure… Assieds-toi donc; nous ne pouvons pas commencer avantune heure au moins… Tiens, pour tuer le temps, je vais te fairele portrait de l'industriel à l'instant précis où nous nousoccupons de lui; il se couche à minuit un quart, tous les soirs.
Et Roger-la-Honte dessine, sur une feuille de papier arrachée d'uncarnet, une caricature très drôle dupon Pelche, en chemise denuit et bonnet de coton.
— Tu vois, dit-il, voilà la victime couronnée pour le sacrifice:couronnée d'un casque à mèche. Les fleurs, c'était bon pour laGrèce, mais c'est trop beau pour la Belgique, savez-vous, pour unefois. Ça t'étonne, que je sache ça?
— Pas du tout. Mais comment as-tu appris à dessiner?
— Tout seul; en allant et venant; j'ai toujours eu beaucoup degoût pour ça, et rien que pour ça. Mes parents ont dépensé pas mald'argent pour me faire instruire, mais ç'a été de l'argent perdu,ou à peu près. Mes parents? C'étaient de très braves gens; très,très honnêtes; mon père était employé chez un grand architecte, àParis; un emploi de confiance, pénible et mal rétribué. Ma mèreétait la meilleure des mères de famille, laborieuse, droite,économe; elle a eu du mal, car nous sommes trois enfants, deuxfilles et un garçon, mais c'est moi qui lui ai donné le plus desoucis.
— Alors tes parents sont morts?
— Non, non; ils n'ont même pas envie de mourir.
— Ah! c'est que, en parlant d'eux, tu dis: c'étaient de bravesgens, ils étaient…
— Certainement: mais tu vas voir pourquoi tout à l'heure. Onvoulait faire de moi un architecte, mais les épures et les lavism'inspiraient une aversion profonde. À seize ans, lassé dediscussions sans fin avec ma famille, je me suis engagé dans leséquipages de la flotte.
— Et quand tu es revenu, tu t'es trouvé dans la même position quelorsque tu étais parti?
— Exactement. Mes parents ne me rudoyaient pas, mais ils mefaisaient entendre qu'il n'était guère convenable, ni mêmehonnête, de rester inactif; ils me citaient l'exemple de messoeurs; l'aînée, Eulalie, avait étudié la déclamation, commençaità paraître avec succès sur quelques scènes et faisait parlerd'elle comme d'une actrice d'avenir; mes parents, sansl'encourager (car ils savaient bien que l'honnêteté, au théâtre,est une exception, quoiqu'elle existe), n'avaient point voulumettre obstacle à sa vocation et commençaient à en être fiers,inpetto, quand son nom figurait sur le journal; quant à ma plusjeune soeur qui n'avait que seize ans, elle était encore aucouvent et les religieuses ne tarissaient pas d'éloges sur soncompte; application, dévotion, bonne conduite et bonne santé, elleavait tous les premiers prix. Moi, je ne savais que faire. Je mesentais attiré fortement vers la peinture: mais elle exige desétudes longues et coûteuses. Comment trouver le moyen de lesentreprendre? Je savais mes parents peu disposés à m'aider… Etj'échafaudais projet sur projet, plan sur plan, principalementdans les galeries des musées où j'aimais déjà à promener mespensées, comme je l'aime encore aujourd'hui.
Quoi d'étrange, là-dedans? Pourquoi Roger-la-Honte n'aurait-ilpoint des pensées et ne prendrait-il point plaisir à les agiter,avec l'espoir de trouver un jour la manière de s'en servir? Onadmet bien que les honnêtes gens méditent; pourquoi les voleurs neréfléchiraient-ils pas?
— Je ne sais pas si tu t'en es aperçu, continue Roger; mais lestoiles des grands maîtres qui illuminent les murs des musées, lespoèmes de pierre où de marbre qui resplendissent sous leursvoûtes, sont des appels à l'indépendance. Ce sont des crisvibrants vers la vie belle et libre, des cris pleins de haine etde dégoût pour les moralités esclavagistes et les légalitésmeurtrières.
— Non, dis-je, je ne m'en étais pas aperçu complètement; mais j'enavais le sentiment vague. Je le vois maintenant: c'est vrai. Riende plus anti-social — dans le sens actuel — qu'une belle oeuvre.Et le chef-d'oeuvre est individuel, aussi, dans son expression; ilexiste par lui-même et, tout en existant pour tous, il saitn'exister que pour un; ce qu'il a à dire, il le dit dans la languede celui qui l'écoute, de celui qui sait l'écouter. Il est uneprotestation véhémente et superbe de la Liberté et de la Beautécontre la Laideur et la Servitude; et l'homme, quelles que soientla hideur qui le défigure et la servitude qui pèse sur lui, peutentendre, s'il le veut, comme il faut qu'il l'entende, cette voixqui chante la grandeur de l'Individu et la haute majesté de laNature; cette voix fière qui étouffe les bégaiements honteux desbandes de pleutres qui font les lois et des troupeaux de couardsqui leur obéissent. Voilà pourquoi, sans doute, les gouvernementsnés du capital et du monopole font tout ce qu'ils peuvent pourécraser l'Art qui les terrorise, et ont une telle haine du chef-d'oeuvre.
— Peut-être; moi, je te dis ce que j'ai éprouvé; mais je n'ai pasété seul à le ressentir. Je le sais. J'ai vu les figures des serfsde l'argent, les soirs des dimanches pluvieux, lorsqu'ils sortentdes musées qu'ils ont été visiter; j'ai vu leurs fronts fouettéspar l'aile du rêve, leurs yeux captivés encore, par un mirage quis'évanouit. Leur esprit n'est point écrasé sous la puissance desoeuvres qu'ils ne peuvent analyser et qu'ils ne comprennent mêmepas; mais ils ont eu la vision fugitive de choses belles qui ontexisté et qui existent; ils ont eu la sensation éphémère de lapossibilité d'une vie libre et splendide qui pourrait être la leuret qu'ils n'auront jamais, jamais, qu'ils savent qu'ils ne peuventpas avoir, et qu'il leur est interdit de rêver. Car ils sont lesdamnés qui doivent croire, dans les tourments de leur géhenne, àl'impossibilité des paradis; qui doivent prendre — sous peined'affranchissement immédiat — la vérité pour l'erreur et lesréalités pour les chimères… Ah! la tristesse de leurs figures,au bas de l'escalier du Louvre!
— Un philosophe allemand l'a dit: «Le besoin de servitude estbeaucoup plus grand chez l'homme que le besoin de liberté: lesforçats élisent des chefs.»
— Il y a des exceptions. Moi, j'en suis une. J'ai l'horreur del'esclavage et la passion de l'indépendance; les années quej'avais passées à bord des navires de l'État ne m'avaient pasdonné, comme à tant d'autres, l'habitude et le goût du collier; aucontraire. Je sentais qu'il me fallait prendre une résolutionénergique et, puisque je ne voulais suivre aucune de ces routesqui mènent du bagne capitaliste à l'hôpital, m'engager résolumentdans les chemins de traverse, au mépris des écriteaux quidéclarent que là chasse est réservée, et sans crainte des pièges àloups… Un jour, au Louvre, j'ai volé un tableau. Cela s'est faitle plus simplement du monde. L'après-midi était chaude; lesvisiteurs étaient rares; les gardiens prenaient l'air auprès desfenêtres ouvertes. J'ai décroché une toile de Lorenzo di Credi,une Vierge qui me plaisait beaucoup; je l'ai cachée sous unpardessus que j'avais jeté sur mon bras et je suis sorti sanséveiller l'attention. Tu t'étonneras peut-être…
—Mais non; je sais avec quelle rapidité les oeuvres d'artdisparaissent mystérieusement des musées français; je suis porté àcroire qu'avant peu il ne restera plus au Louvre que les fauxRubens qui le déshonorent et les Guido Reni qui l'encombrent; etque l'administration des Beaux-Arts prendra alors le partiraisonnable de placer la Source d'Ingres où elle devrait être, aumilieu du Sahara. Mais continue; qu'as-tu fait de ta Vierge?
— Je l'ai emportée à Londres et je l'y ai vendue. Je l'ai venduecinq cents livres sterling. En valait-elle cinq mille, ou dixmille, ou plus? Je l'ignore; d'ailleurs j'étais pressé. J'aidéposé douze mille francs dans une banque anglaise et, avec lescinq cent francs qui me restaient, je suis revenu à Paris. Je n'airien caché de la vérité à mon père et à ma mère, fort étonnés demon absence qui avait duré trois jours. Je leur ai dit que j'avaisvolé, et je leur ai dit pourquoi; je leur ai dit que je voulaisêtre un voleur, et je leur ai dit pourquoi. Ils m'ont écouté,absolument atterrés; j'ai profité de leur stupéfaction pour lesquitter, après les avoir remerciés de ce qu'ils avaient fait pourmoi, en les assurant que j'étais certain de leur discrétion et enleur promettant de leur envoyer bientôt mon adresse; ce que jefis, en effet, dès mon arrivée à Londres. Huit jours après, jereçus une lettre de mon père.
—Il t'expédiait sa malédiction?
— Pas le moins du monde. Il me disait qu'il avait beaucoupréfléchi à ce que je lui avais dit et à ce que j'avais fait, etqu'il était persuadé que je n'avais pas tort. «Mon cher enfant,m'écrivait-il, tu es encore trop jeune pour te douter de ladouleur et de la tristesse qui enténèbrent la vie des malheureuxêtres qui sont nés sans fortune et qui, pourtant, veulent seconduire honnêtement; tu l'as deviné, mais tu ne le sais pas. Sije te disais quels sont leurs tourments et leurs soucis, leurspeines sans salaire et leurs fatigues sans récompense, tu nevoudrais pas me croire. J'aurai bientôt quarante-huit ans, monenfant; et s'il fallait chercher le nombre des jours heureux; demon existence, je pourrais faire le compte sur les doigts d'unemain. Et ta mère, ta pauvre mère dont les prodiges d'abnégation etde sacrifice vous ont élevés tous les trois, ta pauvre mère dontla vie a été un long renoncement et à qui je n'ai jamais pu,malgré tous mes efforts, procurer l'ombre d'une joie… Ah! oui,je suis obligé de le penser, ce monde est mal fait qui met tousles plaisirs ici et là toutes les souffrances, qui ne sait pointfaire la part plus égale entre les hommes et qui crée le rire desuns des larmes que versent les autres…» Mon père terminait en merecommandant de ne plus lui écrire, sous aucun prétexte, jusqu'àce qu'il m'en eût donné avis.
— Et tu n'as plus eu de ses nouvelles?
— Si, un mois après, par les journaux. J'ai appris que mon pèreavait été arrêté sous l'inculpation de détournement de fonds. Ilavait été chargé par son patron, l'architecte, d'aller régler lescomptes d'un entrepreneur et on lui avait remis, à cet effet,soixante mille francs; ces soixante mille francs, il les avaitperdus en route, sans pouvoir s'expliquer comment; et, pendantl'enquête, on l'avait mis en prison préventive; suivant la bonnehabitude française. Trois semaines plus tard, les journauxm'apprirent encore qu'on avait remis mon père en liberté; onn'avait pu trouver aucune preuve de sa culpabilité et quarante-huit ans de vie sans tache avaient plaidé en sa faveur. Tu voisque l'honnêteté sert tout de même à quelque chose.
— Alors, il n'était pas coupable?
— Quelle plaisanterie! C'est moi qui ai été chercher les billetsde banque français où ils étaient en sûreté et qui les ai changéscontre des bank-notes anglaises… Aujourd'hui, mes parents sonttrès heureux; ils ont quitté Paris; ils tiennent à Vichy un hôtelqu'ils ont acheté et qui leur rapporte pas mal.
— Et cette brusque prospérité n'a pas éveillé les soupçons?
— Pas du tout. Ma soeur Eulalie, l'actrice, venait de quitter lethéâtre. Elle avait fait un héritage; un vieux chanoine lui avaitlaissé en mourant tout ce qu'il possédait.
—Un chanoine qui fréquentait les coulisses?
— Que tu aimes les complications! Le chanoine était âgé desoixante-douze ans quand Eulalie en avait dix à peine. Il lui alégué sa fortune parce qu'il avait beaucoup d'affection pour elle,voilà tout; une lubie de vieillard sans famille. Eulalie avaitdonc renoncé à la scène et à ses pompes; elle était censée avoiravancé à mes parents l'argent nécessaire à leur établissement.Censée, tu comprends. La vérité, c'est qu'elle eût été incapablede le faire, car elle est aussi avare que dévote.
— Dévote?
— Dans la dévotion jusqu'au cou, depuis que mon père a été arrêté.Elle parle de se faire religieuse. Elle demeure aux Batignolles, àcôté de l'église. La dernière fois que je l'ai vue, je l'aitrouvée au milieu de crucifix, de livres de piété et de chapelets;elle m'a donné un scapulaire qui doit me porter bonheur — nousallons voir ça ce soir; — elle m'a dit qu'elle prierait le BonDieu pour moi deux fois par jour.
— C'est charmant. Et ton autre soeur, elle est encore au couvent?
— Non; elle en est sortie une fois mes parents installés à Vichy.Mais, un beau jour, Broussaille — elle ne s'appelle pasBroussaille, mais on l'appelle Broussaille — est arrivée àapprendre, je ne sais comment, ce qui s'était passé, et pour monpère, et pour moi.
— Quel coup, pour une jeune fille élevée au couvent, à l'ombre dela blanche cornette des nonnes!
— Ne m'en parle pas. Broussaille, qui n'est pas bête, a tout desuite compris la leçon que lui donnait l'exemple. Elle est partiepour Londres, et elle y est restée depuis.
— Ah! bah! Broussaille est à Londres… Et qu'est-ce qu'elle fait,à Londres?
Roger-la-Honte tire sa montre.
— Qu'est-ce qu'elle fait?… À l'heure qu'il est, elle doit fairequelqu'un… Ah! il va être une heure du matin; c'est le moment denous y mettre…
Roger-la-Honte va prendre une valise, à la tête du lit, l'apportesur le guéridon et la déboucle. Il en sort différents instruments,des pinces, des vrilles, de petites scies très fines, d'autreschoses encore.
— Où est ma lanterne sourde? Ah! la voici; elle est toute prête…Tu comprends, il vaut mieux être deux, pour des coups comme celuique nous allons faire; si l'on est tout seul, on court trop derisques; on n'a personne pour vous avertir, si les gens viennent àse réveiller.
Il met une partie des outils dans ses poches et me passe le reste,ainsi qu'une paire de chaussons de lisières.
— Retirons vite nos bottines et mettons ça. C'est des bons. C'estdes Poissy.
— Comme cela, dis-je en glissant mes pieds dans les chaussons,nous ne ferons pas de bruit pour descendre.
— Descendre! dit Roger-la-Honte. Est-ce que tu rêves? Nous nedescendons pas; nous montons.
Il souffle la bougie, ouvre la petite fenêtre de la chambre,enjambe la barre d'appui et disparaît à gauche, sur le toit.
Je le suis. Nous nous hissons sur la corniche qui sépare la maisonde la maison voisine, nous la franchissons et nous nous trouvons àcôté de la fenêtre d'une mansarde; la fenêtre est éclairée.
— Halte! murmure Roger. Il faut attendre; nous nous y sommes pristrop tôt. Ces garces de servantes n'en finissent pas de sedéshabiller; il est vrai qu'elles ne sont pas longues às'endormir. Asseyons-nous un peu.
Nous nous asseyons sur le toit, les pieds sur l'entablement.
— Quelle nuit! dit tout bas Roger-la-Honte. Regarde donc là-haut.Crois-tu que le ciel est assez beau, ce soir!… La lune, avec cerideau de nuages mobiles et transparents qui mettent comme ungrand voile de deuil sur une face pâle… Et toutes ces étoiles,plus brillantes que des diamants, et qui remplissentl'immensité… Et dire qu'il y a des pays où c'est encore plusbeau que ça, la nuit! Connais-tu Venise, toi?
— Non. Et toi?
— Moi non plus, malheureusement. Je voudrais tant voir Venise! Ilparait que c'est merveilleux… J'ai lu tous les livres qui enparlent et je reste en admiration devant les tableaux qui lapeignent. Ah! voir Venise! Et après, qu'il arrive n'importe quoi.Je m'en moque… Tiens, la lumière vient de s'éteindre. Attendonsencore dix minutes.
— Mais, dis-je, si tu désires tant voir Venise, pourquoi n'as-tupas fait le voyage? Ce n'est pas la mer à boire.
— Est-ce qu'on a le temps? Toujours une chose ou une autre… Lesvoleurs non plus ne font pas toujours ce qu'ils rêvent… Si tuveux, quand nous aurons fait deux ou trois bons coups, nous ironsensemble. Nous nous promènerons sur les canaux et les lagunes àgondole que veux-tu? aux sons des instruments à cordes. Ilfaudrait avoir de quoi vivre largement pendant deux ou trois ans,pour bien faire. J'étudierais la peinture à fond, et peut-être queje deviendrais un grand peintre. J'ai tellement envie d'être unpeintre! Mais il faut que j'aille à Venise d'abord; c'est làseulement que je saurai si je ne me trompe pas sur ma vocation…Ah! ces étoiles!
— Oui, c'est bien beau! Et que sait-on, de ces pléiades desphères; de ces astres qui s'échelonnent dans l'espace comme lescordes d'une lyre, depuis Saturne jusqu'à Mercure; de l'analogieentre les distances des planètes au soleil et les divisions de lagamme en musique; de toutes ces notes splendides et indéchiffréesde l'harmonie des mondes…
— Ah! certes, dit Roger-la-Honte, les yeux fixés au ciel; c'estsuperbe!… Crois-tu que c'est habité, toi, tous ces astres? Moi,j'espère que non. Quand on pense que dans chacun deux il y auraitpeut-être de sales bourgeois comme l'industriel et de salesvoleurs comme nous… Ce serait à vous dégoûter de tout!… Ah!Allons, il est temps. En route! Tu n'as pas peur? Tu n'as pas levertige? À la bonne heure. Ne regarde pas en bas et suis-moi; maisne me pousse pas. Il faut atteindre la troisième fenêtre.
La troisième fenêtre n'est pas là; elle me semble même diablementloin. Ce n'est pas commode, de marcher sur les toits: le terrainn'est pas accidenté, c'est vrai, mais il est glissant; et si l'onglisse — quel saut! — Nous nous cramponnons de notre mieux àtoutes les saillies, nous dépassons la seconde fenêtre et noustouchons à la troisième. Nous y voilà. Nous empoignonsnerveusement la barre d'appui. Roger-la-Honte, qui a sorti de sapoche une boule de poix, l'applique sur un carreau, fait grincerun diamant tout autour et, par le trou circulaire pratiqué dans lavitre, passe sa main à l'intérieur et fait jouer l'espagnolette.Deux secondes après, nous sommes dans une chambre que les rayonsde la lune nous font voir encombrée de malles, de caisses et decartons.
— Une chambre de débarras, dit Roger en allumant sa lanternesourde; je le pensais bien. Pourvu que la porte ne soit pas ferméedu dehors! Non, la clef est à l'intérieur. Ça va bien; nousn'aurons pas à faire de bruit.
Il s'assied sur une caisse et me fait signe de l'imiter.
— Écoute-moi bien, me murmure-t-il à l'oreille. Nous allonsdescendre; moi, je m'arrêterai au troisième étage; toi, tucontinueras jusqu'au rez-de-chaussée avec la lanterne; tu tirerastout doucement les trois gros verrous que l'industriel pousse tousles soirs avant de se coucher et tu t'assureras que la ported'entrée peut s'ouvrir facilement. En cas d'alerte, nous n'auronsqu'à nous précipiter dans l'escalier, à nous jeter dans la rue età nous diriger vers ton hôtel, rue des Augustins. Quand tu aurasfait ce que je te dis, tu viendras me retrouver. Allons.
J'ai tiré les trois gros verrous, je suis sûr qu'il suffit detourner un bouton pour ouvrir la porte, et je remonte au troisièmeétage.
— C'est bien, dit Roger. Nous allons commencer. Une porte à deuxbattants à un cabinet! Faut-il être bête! Rien de plus facile àforcer… Et pas même de serrure de sûreté…
Du bec d'une pince qu'il a introduite entre les vantaux, ilcherche l'endroit favorable à la pesée. Il le trouve, il enfoncesa pince, la tire à lui de toute sa force… et un craquementformidable me semble faire trembler la maison.
— Ça y est, murmure Roger, qui pose un doigt sur ses lèvres.
Et nous restons là, immobiles, aux aguets, l'oreille tendue pourépier le moindre bruit. Mais rien ne bouge dans la maison. Rogerpousse la porte dont la serrure pend à une vis, et nous entronsdans le cabinet.
— Quel fracas tu as fait! dis-je à Roger-la-Honte, qui sourit.
— Mais non; ça t'a produit cet effet-là parce que tu manquesd'habitude et, que tu es énervé; en réalité, je n'ai pas fait plusde bruit qu'on n'en fait lorsqu'on brise un bout de planche ou unerègle. Ils ne se sont pas réveillés, sois tranquille. Pourtant,écoutons encore.
Nous prêtons l'oreille; mais le silence le plus profond règne dansla maison. J'ai posé la lanterne sourde sur le bureau del'industriel et je me suis assis dans son fauteuil; les rayonslumineux se projettent sur une feuille de papier où grimacentquelques lignes d'écriture, une lettre commencée sans doute, queje me mets à lire pour calmer mes nerfs.
À M. Delpich, banquier, 84, rue d'Arlon.
«Mon cher ami,
«Ne vous donnez plus la peine de me chercher un commanditaireparmi vos clients. J'ai déniché l'oiseau rare. C'est un jeuneserin nommé Georges Randal, ingénieur de son état, qui est toutdisposé à remettre entre mes mains deux cent mille francs, ou mêmetrois cent mille, dans le plus bref délai. J'ai rarement vu unpareil imbécile; il se prend au sérieux, ce qui est le pluscomique, et m'a reproché amèrement de faire preuve de partialité àl'égard de la potasse. Vous savez, Delpich, si je me moque de lapotasse, ainsi que des autres produits chimiques! Pourvu que nous,réussissions d'ici quelques mois la petite affaire que nousprojetons, et qu'une bonne faillite bien en règle vienne couronnermes efforts, tout ira comme sur des roulettes. Je montrerai à ceParisien, qui vient faire ici le malin, et qui peut dèsaujourd'hui dire adieu à ses deux ou trois cent mille francs, dequel bois nous nous chauffons en Belgique…»
La lettre ne va pas plus loin. Ça ne fait rien; c'est toujoursinstructif, et quelquefois agréable, de savoir ce que les autrespensent de vous. Je plie la feuille de papier sans rien dire et jela mets dans ma poche. On ne sait pas ce qui peut arriver.
— Apporte la lanterne, dit Roger-la-Honte qui ausculte le coffre-fort, au fond de la pièce, et qui hoche la tête comme s'il avaitun diagnostic fatal à porter. Voyons… à gauche… à droite…Une pure saleté, ce coffre-fort-là; ça ne vaut pas une bonnetirelire. C'est attristant, de, s'attaquer à une boîte belge aussiridicule quand on a travaillé dans les Fichet… Enfin, on a moinsde mal. Je vais l'ouvrir par le côté; j'appelle ça l'opérationcésarienne… Je n'en aurai pas pour longtemps et je peux faire çatout seul. Tu ne sais pas, pose la lanterne là, sur cette petitetable, et descends au premier étage, devant la porte de la chambreà coucher de l'industriel; si tu entends qu'il se réveille, tusiffleras…
Je descends et je me poste sur le palier du premier étage.L'industriel ne se réveille pas; il n'en a pas même envie. Il dortà poings fermés, il ronfle comme une toupie d'Allemagne. Ah! legredin! Je me le figure, endormi au coin de sa femme, et rêvantque je lui apporte trois cent mille francs avec mon plus gracieuxsourire.
Tout d'un coup, j'entends le grincement, très doux mais incessant,de la scie de Roger: il a déjà pu percer le coffre-fort à l'aided'une vrille et il commence à couper le métal; on dirait legrignotement d'une souris, au loin. Mais le bruit de la scie estcouvert, bientôt, par celui des ronflements de l'industriel; ondirait qu'il tient, non seulement à ne pas entendre, mais àempêcher les autres d'entendre. Ah! il peut se vanter d'avoirl'oreille fine et de dormir en gendarme!… Je prends le parti deremonter auprès de Roger.
— Te voilà? demande-t-il, le visage couvert de sueur; donne-toidonc la peine d'entrer. Veux-tu accepter la moindre des choses? Jen'ai qu'à tirer la sonnette…
— Non, j'aime mieux t'aider.
— Si tu veux; il y a encore un côté à couper.
Dix minutes après, c'est chose faite, et nous avons étalé sur lebureau le contenu du coffre-fort. Des tas de papiers d'affairesque nous repoussons avec le plus grand dédain, avec ce méprisqu'avaient pour les transactions commerciales les philosophes del'antiquité; des valeurs, actions et obligations, dont nousfaisons un gros paquet; une jolie pile de billets de banque etquelques rouleaux de louis, que nous mettons dans nos poches.
— Nous en allons-nous par la rue, à présent?
— Non, répond Roger; il faut partir par où nous sommes venus.C'est plus correct — et plus prudent, — Je vais aller pousser lesverrous en bas et donner un tour de clef à la serrure. L'ordreavant tout.
Il descend et revient au bout d'un instant. Je sors du cabinetavec le paquet de valeurs, quelques outils qui sont restés sur lebureau de l'industriel et la lanterne dont Roger n'a pas eu besoinau rez-de-chaussée; une allumette lui a suffi.
— Maintenant, dit-il après avoir tiré à lui les vantaux de laporte et les avoir maintenus solidement fermés avec une cale debois, presque invisible, maintenant, les servantes en se levantdemain de bonne heure ne s'apercevront de rien. C'est Monsieurlui-même, lorsqu'il montera à son cabinet avec son trousseau declefs, qui découvrira le pot aux roses. À présent, allons doncfaire un tour dans cette chambre de débarras qui nous a si bienaccueillis.
Nous y sommes, et nous avons fermé la porte derrière nous. Rogerfait le tour des malles et des caisses en reniflant d'une façonsingulière.
— Voici, dit-il, une boîte bien close d'où s'exhale une forteodeur de camphre. Ne seraient-ce point quelques fourrures deMadame? Voyons ça, ajoute-t-il en faisant sauter le couvercle.Tout juste! Un boa. Deux boas. J'en prends un, et toi aussi. C'estun cadeau tout trouvé pour Broussaille; et quant à toi, si tu tefais une connaissance… Maintenant, allons-nous-en; donne-moi lepaquet de valeurs; il pourrait te faire perdre l'équilibre, et cen'est guère le moment de piquer une tête sur le pavé.
Certainement non; ce ne serait pas la peine d'avoir opéré un volavec effraction; d'avoir violé les droits d'un possédant, nonseulement en m'appropriant son bien, mais en m'introduisant dansson domicile; d'attenter à sa propriété, comme je le fais en cemoment, en me promenant à quatre pattes sur son toit; et comme jele ferais encore, même, si je planais, à des hauteursinvraisemblables, au-dessus de ses cheminées:cujus est, solumejus est usque ad coelum…
— La mer est unie comme un lac, me dit Roger-la-Honte dans lesalon du bateau que nous avons pris à Ostende, car nous avonsquitté Bruxelles par le premier train du matin; nous allons avoirune traversée superbe et nous arriverons à Cannon Street à cinqheures. Nous pourrons laver nos papiers ce soir. Ce qu'il y a demeilleur dans cette affaire-là, vois-tu, c'est encore lescinquante-deux mille francs en or et en billets. J'ai bien peurque nous ne tirions pas des titres ce que nous espérons. Enfin,nous verrons.
— Moi, pour mille francs, j'aurais fait le coup; pour cent sous,pour rien; pour le plaisir de ruiner cette canaille d'exploiteur,ce coquin qu'on devrait pendre.
— Bah! dit Roger, à quoi bon déshonorer une corde? Moi, je ne suispas farouche et j'aime la rigolade; à Prudhomme décapité jepréfère Prudhomme dévalisé. C'est égal, je voudrais bien voir sagueule!
— Moi aussi; je suis sûr que son nez dépasse la frontière belge ets'allonge déjà vers Venise.
— Ah! Venise, Venise! soupire Roger-la-Honte en s'étendant sur unecouchette.
Il s'endort du sommeil du juste; et ses rêves voguent en gondolesur les flots du Canalazzo.
VII — DANS LEQUEL ON APPREND, ENTRE AUTRES CHOSES, CE QUEDEVIENNENT LES ANCIENS NOTAIRES
— Mon avis, me dit Roger-la-Honte dans le cab que nous venons deprendre à Cannon Street, c'est que si Paternoster nous donne centmille francs des valeurs que nous lui apportons, ce sera beau.
— Paternoster? Qui est-ce?
— Ah! oui, tu ne sais pas. C'est l'homme chez lequel nous, allonslaver nos papiers.
— Le nom est irlandais, je crois…
— Oui, mais celui qui le porte est Français. C'est vrai, ça; tun'es au courant de rien; mais dans quelques jours… Eh! bien,Paternoster, c'est un ancien officier ministériel; il étaitnotaire, je ne sais plus où, du côté de Bourges ou deChâteauroux…
— Et il a levé le pied, comme tant d'autres de ses confrères, avecles fonds de ses clients, et il s'est sauvé ici…
— Pas tout à fait. On l'aurait fait extrader et il serait au bagneà l'heure qu'il est. Voici comment les choses se sont passées:Paternoster était marié avec une femme très jolie, qu'il n'aimaitguère — car il n'a d'autre passion que celle de l'argent — et quine l'aimait pas du tout. Elle était la maîtresse d'un député quivenait d'être fait ministre, et qui l'a encore été depuis.Paternoster — j'ai oublié le nom qu'il portait en France — lesavait, mais fermait les yeux. Cela ne faisait le compte ni duministre ni de la femme qui auraient été fort aises qu'un divorceleur procurât la liberté complète qu'ils désiraient. Commentparvinrent-ils à faire entendre raison, sur ce chapitre, àPaternoster? C'est assez facile à expliquer par le simple énoncédes événements qui se succédèrent avec rapidité. D'abord, sur laplainte fortement motivée de la femme, un divorce fut prononcécontre Paternoster; le soir même, cet excellent notaire mettait laclef sous la porte de son étude et disparaissait avec les épargnesconfiées à ses soins vigilants; quinze jours après, il étaitarrêté; et, deux mois plus tard, condamné à dix ans de travauxforcés; il est inutile de te dire que les fonds qu'il s'étaitappropriés, avaient été dilapidés dans des opérations de Bourse,et qu'on n'en retrouva pas un centime.
— Je le crois facilement. Mais je ne vois point, jusqu'ici, quelbénéfice Paternoster avait retiré de sa complaisance.
— Attends un peu. Trois jours après sa condamnation, il futrelâché clandestinement.
— Quoi! Mis en liberté?
— Absolument. Le ministre n'avait eu qu'un mot à dire… Mais nefais donc pas semblant d'ignorer comment les choses se passent enFrance… Paternoster vint donc retrouver à Londres les écus dontil avait dépouillé ses clients, et qui, au lieu de cascader à laBourse, étaient empilés soigneusement dans les coffres d'unebanque anglaise. Je me rappelle l'avoir vu arriver ici; J'étais unsoir à Victoria Station, par hasard, et j'ai vu descendre du traincontinental le bonhomme à figure de renard que tu vas voir tout àl'heure et que j'ai bien reconnu, depuis, dans le Paternoster quis'est mis à trafiquer avec nous; ce soir-là, il était accompagnéd'un curé et d'une toute jeune fille vraiment charmante. Je ne lesai jamais revus, ni l'un ni l'autre. Je ne sais pas ce que c'étaitque le curé; j'ai entendu dire que la petite était la fille dePaternoster, une fille qu'il a eue d'un premier mariage. Ah! nousvoici arrivés…
Le cab s'arrête, en effet, dans une de ces rues étroites quisillonnent la Cité de Londres, devant une haute maison noire dont,bientôt, nous montons l'escalier. Au deuxième étage, Roger-la-Honte tourne le bouton d'une porte et nous nous trouvons dans unegrande pièce garnie de cartonniers et de longues tables, oùtravaillent deux ou trois clercs. Sur une interrogation de Roger,l'un d'eux se lève, se dirige vers une porte, au fond de la salle,derrière laquelle il disparaît. Il revient une minute après, nousinvite à le suivre et nous introduit dans une petite pièce un peumieux meublée que la première; un homme assis devant un grandbureau couvert de papiers se lève à notre entrée, tend la main àRoger-la-Honte et m'accueille d'un profond salut.
— Vous voilà enfin! dit-il à Roger. Il y a un grand mois que jen'ai eu le plaisir de vous voir. Monsieur est de vos amis, jeprésume?
Roger-la-Honte me présente; Paternoster se déclare enchanté etcontinue:
— J'espère que votre santé est bonne. Et les affaires? Difficiles,hein? Tout le monde se plaint un peu. Mais je parie que vous aveztrouvé moyen de faire quelque chose?
Je l'examine, pendant qu'il parle. Une face glabre, sans couleur,un grand nez, des yeux verdâtres de chat malfaisant diminués,semble-t-il, par de gros sourcils poivre et sel qui se rejoignentet barrent le front, une bouche qui paraît avoir été fendue d'uncoup de canif, des cheveux gris, légèrement bouclés, quirappellent les perruques des tabellions d'opéra-comique. Mais laplume d'oie traditionnelle serait mal venue à se ficher dans cescheveux-là, et les lunettes d'or n'iraient pas du tout sur cegrand nez; ce n'est pas là une tête à faire rire, une figure decabotin; c'est la volonté, tenace et muette, maîtresse d'elle-même, qui a mis sa marque sur ce visage et cette tête, si laidequ'elle soit, est une tête d'homme. L'ossature est puissante; etles lèvres, qui se crispent pour laisser filtrer l'ironie,pourraient s'ouvrir, si elles le voulaient, pour lancerd'effrayants coups de gueule.
— Nous avons fait quelque chose, en effet, dit Roger-la-Honte enouvrant son sac de voyage et en déposant sur le bureau le paquetde titres que nous apportons de Bruxelles; vous allez nous donnervotre avis là-dessus; et si vous ne nous offrez pas deux centmille francs séance tenante, j'irai dire partout que vous ne vousy connaissez pas.
— On ne vous croirait pas, ricane Paternoster. Donnez-vous donc lapeine de vous asseoir… Oh! Oh! mais vous n'exagérez pas trop;c'est une belle affaire. À vue de nez et au cours moyen, il y a làplus de quatre cent mille francs. Malheureusement…
— Ah! dit Roger-la-Honte avec un geste désespéré, voilà que çacommence!…
— Attendez donc que ce soit fini pour vous plaindre, interromptPaternoster qui continue à feuilleter les valeurs, de ses longsdoigts maigres. Vous êtes toujours pressé… Malheureusement, vousavez été faire ce coup-là en Belgique.
— Qui vous l'a dit? demande Roger-la-Honte.
— Ce sont ces papiers eux-mêmes qui me l'apprennent. Ce sont làdes placements de Belge. Jamais un Français, à l'heure actuelle,ne garnirait son portefeuille de cette façon-là. Des tas devaleurs industrielles!
— Elles sont souvent excellentes, dis-je.
— Je ne le nie pas. Je les choisirais de préférence, pour moncompte, si j'avais de l'argent à placer. Mais mes clients neraisonnent pas comme moi. Il leur faut des fonds d'États, ou desvaleurs garanties par les États; le reste ne représente rien àleurs yeux; ils n'ont pas confiance; et le genre d'affaires que jetraite ne peut être basé que sur la confiance. Voilà pourquoi jeme tue à vous dire de faire, autant que possible, vos coups enFrance. Voilà un bon pays! Vous n'y trouvez pas, on presque pas,de valeurs industrielles aux mains des particuliers; l'instabilitédes institutions politiques leur interdit ce genre d'achats. Ilsne possèdent guère que de la Rente ou des Chemins de fer.Excellent pays pour les voleurs! La peur y a discipliné lescapitaux.
— Oui, dit Roger-la-Honte. Mais quand on vous apporte du Créditfoncier ou des emprunts de Villes, vous n'en voulez pas.
— Naturellement! Ce n'est pas garanti, au moins officiellement,par l'État; par conséquent, ça ne vaut rien pour mes clients. Ilschangeront peut-être d'avis un jour, mais pas avant longtemps, jecrois; c'est aussi l'opinion du ministre de Perse, et le premiersecrétaire de l'ambassade Ottomane en tombait d'accord avec moi,pas plus tard qu'hier soir.
— Je vois, dis-je, que vous placez votre papier en Orient.
— Pour la plus grande partie, répond Paternoster, et même enExtrême-Orient; le Japon y a pris goût depuis quelques années etla Chine donne de belles espérances. Voyez, Monsieur, comme leProgrès choisit, pour sa marche en avant, les voies les plusinattendues! L'Asiatique qui se rend acquéreur d'un de ces titresqui rapportent à peine 3 pour cent à l'Européen, touche, lui, 10ou 12 pour cent, étant donné le prix auquel il achète. Il découvreinstantanément toute la grandeur de la civilisation occidentale etles rapports des Blancs et des Jaunes deviennent tous les joursplus fraternels. Ce n'est pas tout. L'Asiatique, enrichi grâce àvous, comprend qu'il n'a aucun intérêt à rêver la ruine despuissances européennes; et, au lieu de se préparer à nous fairecourir ce fameux Péril jaune si joliment portraituré parl'Empereur d'Allemagne, il nous souhaite, après ses prières dusoir, toutes les prospérités imaginables. Ah! vous faites lebonheur de bien du monde, sans vous en douter. Et tant de genséprouvent le besoin de crier haro sur les voleurs! C'est drôlequ'on se sente obligé, à la fin du XIXe siècle, de prêcher latolérance…
— Et les personnes qui achètent ces titres n'ont aucune difficultéà en toucher les intérêts?
— Aucune; on se garde bien de leur causer le moindre ennui. Celaamènerait des complications qu'il est nécessaire d'éviter dansl'intérêt de l'harmonie universelle, répond Paternoster avec unsourire patriarcal. Pour les valeurs au porteur, cela passe commeune lettre à la poste; pour les valeurs nominatives, nous opérons,avant livraison, un petit travail de lavage ou de grattage,quelque peu superficiel, mais qui suffit très bien. J'ai deux demes clercs qui sont très habiles, pour ça; il est vrai qu'ils ontconquis leurs grades à Oxford; l'un d'eux, celui qui vous a reçus,est le troisième fils d'un lord; si ses deux frères, dont la santéest très mauvaise, viennent à mourir, comme c'est probable, ilsera Pair d'Angleterre avant peu… Ah! oui, continue Paternosteren poursuivant son examen des papiers, bien des gens dont lesactions ou les obligations ont été dérobées seraient fort étonnésd'apprendre que les coupons continuent à en être touchésrégulièrement par un général persan, un grand seigneur japonais,un kaïmakan d'Asie Mineure ou un mandarin à bouton de cristal.C'est pourtant la vérité… C'est deux cent mille francs, jecrois, que vous demandiez pour ça?
Nous faisons, Roger-la-Honte et moi, un signe affirmatif.
— C'est une grosse somme, assure Paternoster en hochant la tête.Quand on pense, ajoute-t-il en posant la main sur la pile devaleurs, que ces papiers représentent autant d'argent, autant detravail, autant de misère!… Mais vous ne vous souciez guère decela. Vous n'êtes pas sentimentaux. Vous volez tout le monde, etallez donc! au hasard de la fourchette. Il doit y avoir cependantde l'argent bien répugnant, même à voler… Eh! bien, mes amis,ces papiers représentent autre chose encore; ils représententnotre univers civilisé. Le monde actuel, voyez-vous, du petit augrand, c'est une Société anonyme. Des actionnaires ignorants etdupés; des conseils d'administration qui se croisent les bras etémargent; des hommes de paille qui évoluent on ne sait pourquoi;et toutes les ficelles qui font mouvoir les pantins tenues par desmains occultes…
— Voilà un beau discours, dit Roger-la-Honte. MonsieurPaternoster, il faut poser votre candidature aux prochainesélections générales. Mais que nous offrez-vous?
— Diable! votre ton est sec, ricane Paternoster. Mais vous avezsans doute le droit de parler haut. Vous devez être riches?
— Nous? Non. Nous volons, hélas! simplement pour nous mettre enmesure de voler.
— Je vois ça. Comme les fonctionnaires recueillent des taxes avecle produit desquelles on les paye pour qu'ils récoltent denouveaux impôts… La chaîne sans fin de l'exploitation roulantsur la poulie folle de la sottise humaine… Eh! bien, Messieurs,voici ce que je vous propose: je garde la Rente, les Chemins defer et le Suez, je vous rends toutes les valeurs industrielles, etje vous donne cinquante mille francs.
— Vous plaisantez, dit Roger-la-Honte; cinquante mille francs,c'est ridicule. Et, quant aux valeurs industrielles, que voulez-vous que nous en fassions?
— Renvoyez-les à leur propriétaire, répond Paternoster. Figurez-vous que vous êtes des potentats et que vous faites remise d'unepartie de ses taxes à l'un de vos fidèles sujets; la clémenceconvient à la grandeur et le vol est un impôt direct, perçuindirectement par les gouvernements. Il y aurait beaucoup à direlà-dessus. En tous cas, de tous les impôts, le vol est celui queles civilisés payent le plus douloureusement, mais le plusconsciemment… Oui, renvoyez-les à leur propriétaire. Ce ne serapas la première fois que les larrons auront rendu service auxhonnêtes gens. On a dit que la propriété, c'est le vol; quelleconfusion! La propriété n'est pas le vol; c'est bien pis; c'estl'immobilisation des forces. Le peu d'élasticité dont elle jouit,elle le doit aux fripons. Le voleur a articulé la propriété, etl'honnête homme est son bâtard.
— Avez-vous réfléchi en parlant? demande Roger. Vous me semblezbien autoritaire, à votre tour.
— Que voulez-vous? Les hommes d'argent le sont tous, aujourd'hui.Les agioteurs et courtiers-marrons s'appellent les Napoléon de lafinance; et un coulissier anglais se fait de quotidiennes réclamesillustrées qui le représentent vêtu de la redingote grise etcoiffé du petit chapeau… Cependant, si vous vouliez êtreraisonnables…
— Nous ne demandons pas mieux.
— Nous allons voir. Eh! bien, je consens à garder les valeursindustrielles, quoiqu'elles ne puissent pas me servir àgrand'chose. Et, pour le tout, je vous offre… Attention! je vaisciter un chiffre, et il faudra me répondre oui ou non. Vous meconnaissez, monsieur Roger-la-Honte, bien que j'aie le plaisir devoir monsieur votre ami pour la première fois; vous savez que jene reviens jamais sur un chiffre donné définitivement… Pour letout, je vous offre trois mille livres sterling.
— Qu'en penses-tu? me demande Roger.
— Fais comme tu voudras.
— C'est bon, dit Roger; nous acceptons. Mais nous nous vengerons. Prenez garde à votre caisse.
— La voilà, ma caisse, dit Paternoster en nous montrant un sacnoir, labag anglaise, longue et peu profonde, qui se balancesans trêve aux mains des trafiquants de la cité; elle ne me quittepas; je l'emporte et je la remporte avec moi; vous serez malins sivous venez la prendre… Après tout, vous auriez tort de m'envouloir. Je ne peux réellement pas vous offrir un sou de plus, etje hais toutes les discussions d'argent. Si c'était possible, pourla vente des titres volés, je préconiserais l'arbitration; pasobligatoire, pourtant… Voyons, je vais vous donner cinq centslivres en billets et un chèque pour le reste.
Nous acquiesçons d'un sourire et Paternoster, après nous avoircompté les banknotes, se met en devoir de remplir le chèque.
— Voilà, dit-il en nous le tendant. Avez-vous l'air content, monDieu! Moi, si j'étais voleur, voulez-vous que je vous dise ce quime ferait surtout plaisir? Ce serait de penser que chacun de meslarcins démolit les calculs des statisticiens, fausse leursévaluations soi-disant rigoureuses de la richesse des nations…
Il nous reconduit jusqu'à la porte et se déclare pénétré del'espoir qu'il nous reverra avant peu.
— Ah! sapristi, j'oubliais! s'écrie-t-il comme nous le quittons.Un de mes ex-confrères, un notaire du centre de la France, m'asignalé l'autre jour un joli coup qu'il y aura à faire dans saville d'ici un mois ou deux. Je vous ferai signe, dès le momentvenu. C'est une bonne affaire et je veux vous la réserver. Je nevous demanderai que dix pour cent pour le tuyau; il faut que j'enrende au moins cinq au confrère, ainsi… Gentil, hein?… Aurevoir…
Nous descendons l'escalier en silence. Notre cab nous attenddevant la maison; nous y montons et Roger donne au cab l'adressed'un hôtel du West-End.
— Malgré tout, dis-je quand nous nous levons de table, vers neufheures, je ne sais pas si nous aurions trouvé mieux que ce quenous a donné Paternoster.
— Non, dit Roger; il ne manque pas, à Londres, de gens exerçant lemême métier que lui; mais c'est crapule et compagnie. Paternosterest encore le plus honnête… À présent, si tu veux, nous allonsfaire une visite à Broussaille.
— C'est une excellente idée.
Nous voilà partis. Le cab file tout le long de Piccadilly, descendBrompton Road et s'arrête à Kensington, devant une des petitesmaisons qui bordent un square quadrangulaire. Nous descendons etRoger fait, à plusieurs reprises, résonner le marteau de cuivrequi pend à la porte. Mais cette porte, personne ne vient l'ouvrir;la maison semble inhabitée. Les stores sont tirés à toutes lesfenêtres, que n'éclaire aucune lumière.
— Bizarre! dit Roger. Broussaille a dû sortir et la bonne aprofité de son absence pour aller se promener de son côté. Voilàune maison bien tenue! Je parie que Broussaille est à l'»Empire.»Allons-y.
Nous y allons. Nous y sommes; et il y a même dix minutes que nousparcourons le promenoir sans que Roger-la-Honte ait pu apercevoirsa soeur.
— Vous n'avez pas vu Broussaille? demande-t-il à toutes lesfemmes.
— Non, répondent-elles; nous ne l'avons pas vue.
Une grande rousse qui vient d'entrer se dirige vers nous ensouriant.
— Je suis sûre que tu cherches ta soeur, dit-elle à Roger.
— Oui. Sais-tu où elle est?
— Je ne sais pas où elle est, mais je sais avec qui elle est. Jel'ai rencontrée tout à l'heure avec une dame de Paris.
— Comment est-elle, cette dame?
— C'est une brune, assez jolie, pas toute jeune, très bien mise.
— Grande?
— Moins que moi, mais assez forte.
— Bon! Je sais qui c'est. Merci.
— Écoute un peu, dit la grande rousse en le retenant par le bras. Tu vas apprendre du nouveau; je ne te dis que ça!
— Quel nouveau? Quoi?
— Ah! je ne veux rien te raconter; tu verras; il n'y aurait plusde surprise, murmure la grande rousse en s'éloignant.
— Je me demande ce qu'elle veut dire, s'écrie Roger en descendantl'escalier. Mais nous le saurons bientôt, Broussaille est à deuxpas d'ici, à l'hôtel Pathis; j'en suis certain; Ida ne descendjamais autre part.
— Ida, c'est la dame de Paris?
— Oui; une sage-femme très chic; elle vient assez souvent ici;elle a toute une clientèle de ladies; tu comprends, c'est icicomme en France…
— Oui, on ne parvient pas toujours à interner Cupidon dans un cul-de-sac, et alors…
— Alors, on envoie un télégramme à Ida qui a toujours sonaiguille, landerirette, au bout du doigt, comme Mimi Pinson. Dureste, elle peut rester fille, toujours comme Mimi Pinson, carc'est une bonne fille.
Nous attendons une minute à peine au bureau de l'hôtel: uneservante, qui a été nous annoncer, revient nous chercher encourant. Nous montons au second étage et nous sommes introduitsdans un petit salon où, devant une table couverte encore desreliefs du dîner, deux femmes sont assises qui se lèvent à notreapproche. La plus jeune saute au cou de Roger-la-Honte quil'embrasse avec effusion. Dès qu'il parvient à se dégager, il vaserrer la main que lui tend la dame brune, à laquelle il meprésente. Elle m'accueille fort aimablement, se déclare ravie etsonne pour demander du Champagne.
— Quelle mauvaise idée vous avez eue de ne pas venir vous faireinviter à dîner, dit-elle; nous nous sommes ennuyées à mourir,toutes seules.
— Il aurait fallu deviner ta présence à Londres, répond Roger; etd'ailleurs, mon ami Randal n'aurait pas osé.
— Vraiment! s'écrie Ida; êtes-vous timide à ce point-là, Monsieur?
— Beaucoup plus encore, dis-je; ainsi, je n'aurai jamais l'audacede vous dire combien vous êtes charmante.
— À la bonne heure, dit Broussaille; je vois que vous avez desdéfauts qu'il est plus prudent de ne pas corriger.
— Tu n'es pas honteuse de parler de prudence à ton âge? demande Ida en rougissant un peu.
Le fait est qu'elle n'est pas mal du tout; pas de la premièrejeunesse, bien entendu; vingt-neuf ans qui en valent trente-trois,sans aucun doute; mais il n'a pas trop plu sur sa marchandise. Jela regarde, pendant qu'on dessert la table et qu'on apporte lechampagne. Oui, une belle brune, coiffée en femme fatale, avec delongs cils qui voilent mal les sensualités impétueuses querecèlent les yeux, très noirs et cernés d'une ombre bleuâtre; lefront un peu blanc et les pommettes un peu rouges; la peau d'unéclat très vif avec comme un léger nuage cendré, par-dessous;beaucoup du ton des photographies peintes, peut-être. Cette femme-là est une viveuse, mais une laborieuse aussi; elle se couchetard, mais se lève tôt; elle s'amuse, mais elle travaille; ellemène cette existence en partie double, si fréquente chez lesParisiennes, qui leur donne l'attrait spécial des fleursartificielles, moins fraîches que les autres sans doute, mais quine savent pas se faner. Une belle gorge; des dents de loup; unemignonne fossette au menton.
— Je vous préviens que Broussaille va être jalouse, me dit-elle;vous ne regardez que moi.
— Ah! dis-je, je me livrais à l'éternelle comparaison entre lagrâce des blondes et la majesté des brunes. Mais mademoiselleBroussaille n'y perdra rien pour avoir attendu.
— Mademoiselle est restée au couvent, dit Broussaille, et il fautl'y laisser; appelez-moi Broussaille tout court, ou je ne vouspardonne pas d'avoir commencé vos comparaisons par les brunes.
Je tiens à me faire pardonner; je l'appelle Broussaille et je latutoierai même, si cela lui fait plaisir. Elle est très jolie,cette petite cocotte; elle a tout le charme d'un jeune faon, d'ungracieux petit animal, la souplesse et la rondeur chaude d'unecaille; de grands yeux bleus, très naïfs, et quelque chosed'anglais dans la physionomie: comme la lèvre supérieurelégèrement aspirée par les narines; ce n'est pas vilain du tout.Une peau fraîche et satinée sur laquelle glissent les ombres; etses cheveux, surtout, ses magnifiques cheveux chaudron dont lamasse, relevée très haut sur la nuque nacrée, met au visaged'enfant une auréole soyeuse et bouclée qui laisse seulementapercevoir, comme une fraise un peu pâle piquée d'une goutte derosée, le lobe endiamanté des oreilles.
C'est une créature de plaisir, une nature fruste sur laquelle laridicule éducation du couvent a glissé comme glisse la pluie surune coupole; un tempérament d'instinctive pour laquelle la joie devivre existe mais qui possède, si rudimentairement que ce soit, lesentiment des souffrances et des besoins des autres, la divinationde l'humanité. C'est une simple et une jolie.
C'est une petite bête, aussi. Du moins, son frère le déclare sanshésitation. À la troisième bouteille de Champagne, Roger-la-Hontea voulu savoir quelle était la nouvelle qu'il devait apprendre,suivant la prédiction faite par la grande rousse, à l'Empire; etil a demandé aussi des renseignements sur l'aspect mystérieux dela maison de Kensington. Là-dessus, Broussaille s'est troubléevisiblement, a semblé chercher un encouragement dans les regardsd'Ida, et a fini par raconter une pitoyable histoire. Il y a troismois environ, elle a acheté à un Juif pour trois cents livres debijoux qu'elle a payés avec des billets à quatre-vingt-dix jours,portant intérêt; de plus, elle a donné au Juif, qui avait promisde renouveler les billets pendant un an au moins, une garantie surses meubles. L'échéance des trois premiers mois tombait avant-hier; le Juif a refusé de renouveler les effets et, commeBroussaille, prise au dépourvu, ne se trouvait point en mesure dele payer sur-le-champ, il a enlevé le mobilier.
— Tu vois si j'ai du malheur, murmure-t-elle avec des larmes dansles yeux; il n'y a même plus une chaise chez moi… Ah! c'esthorrible…
— Ne la gronde pas, Roger, implore Ida. Elle est un peu étourdie,tu sais; mais elle m'a juré ses grands dieux qu'elle ne feraitplus des sottises pareilles.
— Non, sanglote Broussaille; non, je ne le ferai plus jamais. Neme gronde pas…
Mais Roger n'en a pas la moindre envie. Il rit à gorge déployée.
— Ah! ah! C'est vraiment drôle! Je ne me serais jamais douté deça, par exemple! Dis donc, Randal, te rappelles-tu comme je medémanchais le poignet, tout à l'heure, à frapper à la porte? Cequ'elle aurait ri si elle avait pu nous voir! Heureusement quenous ne revenons pas les mains vides, hein? Allons, Broussaille,viens m'embrasser et ne pleure plus. Demain, nous irons tecommander un mobilier…
— Ah! dit Broussaille dont les larmes se sèchent comme parenchantement, je t'en coûte, de l'argent! Et tu as tant de mal àle gagner! Ça ne fait rien, va; je te rendrai tout en bloc un deces jours, et tu pourras aller à Venise… Quand je pense qu'avecce que tu vas dépenser demain pour les meubles tu aurais pu yaller, je suis furieuse contre moi.
— Est-elle gentille! murmure Ida. On la mangerait…
— C'est bon, dit Roger. Ne parlons plus de ça. J'irai à Venise uneautre fois… Passe-moi cette bouteille, là-bas… Mais quant àton Juif, continue-t-il en faisant sauter le bouchon, je luiraccourcirai le nez et je lui allongerai les oreilles, pas plustard que la nuit prochaine. Je suis sûr que ses bijoux ne valaientpas trois mille francs. C'est le père Binocar, au moins? Oui. Eh!bien, il payera la différence. S'il ose se montrer dans les ruesd'ici un mois, il aura du toupet…
— Ah! s'écrie Ida, fais attention. Ne va pas trop loin; un mauvaiscoup est si vite donné! Et ça coûte plus cher que ça ne vaut. Ilfaut tellement se surveiller dans l'existence!
— Tu as raison, répond Roger; mais si tu mettais tes préceptes enpratique, tu n'aurais pas de l'eau à boire.
— Peut-être; il faut prêcher la prudence et jouer d'audace.
— De l'audace, dis-je, il vous en faut pas mal, à vous; le jeu quevous jouez n'est pas sans dangers…
— Oh! vous savez, quand on est adroite… Il n'y a guère àcraindre que les dénonciations des médecins.
— Ils vous dénoncent? demande Broussaille.
— Je te crois, ma petite! Chaque fois qu'ils peuvent, Nous leurfaisons concurrence, tu comprends; ils voudraient se réserver lemonopole des avortements… Et pour ce qu'ils font! C'est dupropre. En voilà, des charcutiers sans conscience! C'est honteux,la façon dont ils estropient les femmes.
— Et la Justice, dis-je, ne tient guère la balance égale entre euxet vous.
— Dites que c'est dérisoire. Qu'une malheureuse sage-femme aitdélivré, par pitié souvent et hors de toute raison d'intérêt, unejeune fille pauvre d'un enfant qui l'aurait toute sa vie empêchéede gagner son pain, et on l'arrête sur des ouï-dire, et on lacondamne sans preuves; qu'un médecin ait envoyé au cimetière, parsa maladresse de bête brute, des vingtaines de femmes, qu'il aitcinquante plaintes déposées contre lui, et l'on refuse de lepoursuivre, et le gouvernement lui donne une situation officielle.Ne me dites pas que j'exagère; je citerais des noms si je voulais.
— On pourrait les accuser d'autre chose encore, ces soi-disantsavants de la Faculté. C'est le prestige abrutissant de leurscience charlatanesque qui est arrivé à donner aux êtres la peurde l'existence, ce souci du lendemain qui avilit, cetterésignation égoïste et dégradante; c'est la cruauté de leurscience impitoyable et sanglante qui incite les êtres à tuer leurspetits. C'est la science, la science des économistes et desvivisecteurs, des imbéciles et des assassins, qui est en train dedépeupler la France. — On cherche des remèdes, dit Roger; on parled'un impôt sur les célibataires.
— Pourquoi pas, dis-je, une loi décrétant que l'âge de la nubilitéest abaissé de deux ans? Ce serait moins ridicule.
— Ah! oui, dit Ida, quel troupeau d'ânes, ces législateurs qui nesavent même plus nous montrer comment on meurt pour vingt-cinqfrancs! Dire qu'ils ne se rendent même pas compte que le seulmoyen d'arrêter ce mouvement de dépopulation, c'est de donner à lafemme la liberté pleine et entière depuis l'âge de seize ans,comme ici, et d'autoriser la recherche de la paternité.
— Lorsque la femme sera libre en France, dit Roger, la Francecessera d'être la France — la France qu'elle est. — Leslégislateurs qui nous font voir comment on vit pour vingt-cinqfrancs n'en doutent point, sois-en certaine. Conclusion…
— Conclusion: il faut continuer. Eh bien, on continuera; jusqu'àce que ça finisse. Ce qui est consolant, c'est qu'à mesure que lenombre des naissances diminue, celui des médecins augmente. Ilssont tant, qu'ils ne savent plus où donner du scalpel. On m'aassuré qu'ils encombrent les ports de la Manche. On les embarquesur les navires qui vont à Terre-Neuve, à condition qu'ilsaideront à saler et à découper le poisson.
— Au moins, là, leurs bistouris servent à quelque chose.
— À empoisonner la morue. Je fais gras le Vendredi Saint, depuisque j'ai appris ça.
— Rien que ça de luxe! dit Broussaille. Madame ne se refuse plusrien. On voit bien que les affaires marchent. Eh! bien, moi, jepense que les riches qui tuent leurs gosses mériteraient qu'onleur coupât le cou; et quant aux pauvres qui en font autant, jepense qu'il faut qu'ils soient rudement lâches pour aimer mieuxassassiner leurs petits que de faire rendre gorge aux gredins quileur enlèvent les moyens de les élever.
— Tu as raison; pourtant, il faut dire la vérité: les fillespauvres, si grande que soit leur misère, se résolventdifficilement à l'acte qui coûte si peu aux dames des classesdirigeantes. Si elles n'étaient point traquées comme elles lesont, les malheureuses, mises en surveillance, dès qu'ons'aperçoit de leur grossesse, par les mouchards payés ou amateursqui pullulent en France et qui veillent à ce qu'elles payentl'impôt sur l'amour; si elles n'étaient point affolées par lesformalités légales, que nécessite la conscription, et qui doiventstigmatiser leur vie à elles et l'existence de leurs enfants,elles auraient bien rarement recours aux manoeuvres abortives.Quant à la bourgeoisie — c'est la bourgeoisie avorteuse.
— À tous les points de vue, dis-je; elle ne mérite pas d'autrenom. C'est la bourgeoisie avorteuse.
— Bravo! crie Roger-la-Honte. Vilipendons la bourgeoisie! Nous enavons bien le droit, je crois, nous qui sommes obligés d'en vivre.
— Ah! dit Ida, on n'en dira jamais ce qu'il en faudrait dire…Oh! à propos, Roger, j'ai revu ma cliente… Tu sais bien, lapetite femme du monde que j'avais mise en rapports avec Canonnieret qui lui a donné de si bons tuyaux. Elle est venue me voir lejour où je suis partie pour Londres, et m'a dit de faire monpossible pour lui ramener quelqu'un. Si tu venais, hein? Nouspartirions ensemble demain soir.
— Attends un peu, répond Roger; il faut que je réfléchisse… Ettoujours pas de nouvelles de Canonnier?
— Non; depuis plus de deux ans. Tout ce qu'on, a su c'est qu'ils'était échappé de Cayenne, il y a six mois… On dit qu'il est enAmérique… C'est sa fille qui a eu de la chance! Adoptée parcette famille de magistrats… Je l'ai vue au Bois et au théâtre,plusieurs fois, à côté de sa mère adoptive. Mon cher, on diraitune princesse.
— C'est tout naturel, dit Roger; son père est le roi desvoleurs… Ma foi, ma petite Ida, j'en suis désolé, mais je nepeux pas aller à Paris. J'ai promis à un camarade de lui donner uncoup de main pour une affaire, en Suisse, et ça va venir cesjours-ci. Tout à fait désolé… Mais, tiens! pourquoi n'irais-tupas, toi Randal?
— Oui, pourquoi? demande Ida en se tournant vers moi.
Je n'ai pas de raison à donner, et il est décidé que j'irai. Jemanque d'expérience? Ça ne fait rien. C'est en forgeant qu'ondevient forgeron. Je viendrai chercher Ida demain soir et nousprendrons le train ensemble, pour la Ville-Lumière. Nous nouslevons, Roger et moi.
— Comment! s'écrie Ida; vous partez déjà? Et il n'est que deuxheures du matin! Pour qui va t'on nous prendre?
Mais ses objurgations n'ont aucun succès; et nous nous retironsaprès lui avoir souhaité une bonne nuit, ainsi qu'à Broussaille,dont le lit fut emporté par l'inexorable Juif et à qui elle aoffert l'hospitalité.
S'il avait pensé, cet Hébreu malfaisant, qu'il mettaitdéfinitivement sur la paille la soeur de Roger-la-Honte, il pourrabientôt s'apercevoir de son erreur. Broussaille et Ida sont venuesnous voir aujourd'hui, vers une heure; nos souhaits n'avaientpoint été vains et elles avaient parfaitement dormi. Nous avonsdéjeuné ensemble; après quoi, nous avons couru les magasins,pendant toute l'après-midi, afin de procurer à la jolie blonde lemobilier indispensable. Ça demande beaucoup plus de temps qu'on necroirait, ces choses-là. Nous avions employé la matinée, Roger etmoi, à déposer la plus grande partie de notre argent dans unebanque sérieuse; et comme je me suis souvenu, heureusement, desvingt mille francs promis avant-hier à Issacar, je les lui aienvoyés. Qu'ils lui servent, à cet excellent Issacar! Je luisouhaite bonne chance — et à moi aussi.
Car je ne sais pas ce qui m'attend après tout; et je trouveraipeut-être autre chose que des roses, dans le chemin que j'aichoisi.
Voilà Ces tristes réflexions auxquelles je me livre, tout à faitmalgré moi, dans le train qui m'éloigne de Londres. Ida est assiseen face de moi; mais son babil ne parvient guère à me distraire;je lui trouve une expression de gaîté un peu forcée, quelque chosede trop enfantin dans les gestes…
— Comme vous avez l'air songeur! me dit-elle, sur le bateau;auriez-vous déjà gagné le spleen, en Angleterre?
— J'espère que non; mais je me laissais aller à des méditationsphilosophiques; je me demandais comment la Société actuelle feraitpour se maintenir, sans voleurs et sans putains.
— Oh! dit Ida, voilà une grande question! Voulez-vous que je vousdonne mon avis? C'est qu'elle ne se maintiendrait pas cinqminutes.
La traversée est belle et courte. À Calais, nous nous trouvonsseuls dans notre compartiment.
— Avez-vous un domicile à Paris? me demande Ida.
— Non, je n'en ai plus; mais ne vous inquiétez pas de moi; jedescendrai au premier hôtel venu.
— Quel enfantillage! Vous y serez horriblement mal. Venez doncchez moi; la place ne manque pas et je vous invite en camarade.
Je me défends, pour la forme.
— Laissez-vous donc faire, dit Ida; vous ne serez pas dérangé; jen'ai pas de pensionnaire en ce moment. Et c'est si gentil, chezmoi! J'ai un salon… on se croirait chez un dentiste américain,Si saint Vincent de Paul vivait encore, je suis sûre qu'ilviendrait me faire une visite.
Je ne veux pas être plus difficile que saint Vincent de Paul, etje promets de me laisser faire.
— À la bonne heure, dit-elle; je savais bien que vous finiriez parentendre raison. Ah! que je serais contente d'être arrivée! On asi froid, à voyager la nuit… les nuits sont glaciales… J'aipourtant mon grand manteau…
— Ah! moi qui oubliais… J'ai justement un boa dans ma valise.
— Un boa?
— Oui… Le voilà.
— Vraiment, il est beau. Mais comment?… Oh! que je suissotte!… Vous m'en faites cadeau?… Un boa volé, je n'oseraijamais le mettre… Tant pis, je le mets tout de même. Quellehorreur! Mais nécessité n'a pas de loi; j'ai tellement froid!Touchez le bout de mon nez, pour voir; il est glacé… Mettez-vousà côté de moi, pour me réchauffer un peu. Je suis si frileuse!…Plus près. Tout près…
Peut-on être frileuse à ce point-là!…
VIII — L'ART DE SE FAIRE CINQUANTE MILLE FRANCS DE RENTE SANSÉLEVER DE LAPINS
Souvent, la femme est la perte du voleur. Voilà une profondevérité que me rappelle Ida, quelques instants avant l'arrivée dela femme du monde.
— Pas toutes les femmes, bien entendu. Le vol n'est pas unsacerdoce, comme le journalisme, et un homme ne peut pas, sousprétexte qu'il a les doigts crochus, se condamner à vivre enchartreux. De femmes comme Broussaille, par exemple, ou comme moi,vous n'avez rien à redouter, ou bien peu; nous sommes des soeursplutôt qu'autre chose. Mais de ces dames de la haute, vous aveztout à craindre; ce sont des détraquées, énervées par le milieufactice dans lequel elles vivent, qui, se jettent à votre tête dèsque vous leur avez laissé deviner votre secret et qui vous fontpayer cher, après, des faiblesses qui ne leur coûtent rien.
— Est-ce que tu crois vraiment, Ida, qu'elles s'enflamment aussifacilement pour les criminels?
— Si je le crois! Ah! Seigneur! Mais j'en suis sûre, mon ami; j'aivu tant de choses, à ce sujet-là, et j'ai reçu tant deconfessions! Écoute, si tu pouvais écrire sur ton chapeau: «Jesuis un voleur» en lettres visibles seulement pour l'éternelféminin, et si tu allais ensuite faire un tour au Bois et sur leboulevard, les facteurs gémiraient le lendemain matin sous lepoids des déclarations d'amour qu'ils auraient à t'apporter!
— Et les ténors pourraient plier bagage.
— tes ténors sont bien démodés. Plus l'atmosphère qu'on respireest artificielle, plus on est attiré vers les réalités brutales;il y a quinze ans, on rêvait de Capoul; aujourd'hui, on a soif deCartouche. Un voleur, Madame! Un vrai voleur! Un criminel quipuisse vous rassasier du piment du vice authentique, quand on estlasse jusqu'à la nausée des simulacres fades de la dépravation —et dont il soit facile de se débarrasser, dés que le coeur vous endit.
— Qu'est-ce que le coeur vient faire là?
— Ce qu'il fait partout ailleurs, à présent, pas grand'chose… Sije te parle ainsi, continue Ida, crois bien que ce n'est point parjalousie. Nous sommes deux camarades et, s'il nous arrive de noussouvenir que nous sommes de sexes différents, nous n'en restonspas moins camarades. J'aime ma liberté plus que tout au monde, etj'ai assez d'amitié pour toi pour désirer vivement que tuconserves la tienne. C'est pourquoi je veux te mettre en gardecontre les dangers auxquels tu peux te trouver exposé. Ne restepas à Paris; viens-y lorsqu'il te plaira ou quand tes affaires t'yappelleront, mais n'y demeure pas. Tu as de l'argent plein tespoches; tu es, comme tous les voleurs, toujours prêt à le dépenserà pleines mains; tu es bien élevé, attrayant; il t'arriveraitavant peu quelque vilaine histoire… Je te dis la mauvaiseaventure, mais c'est la bonne.
— Je n'en doute pas; Mais, sois tranquille: si jamais je suispris, on pourra chercher la femme.
— Hélas! dit Ida, elle ne sera peut-être pas difficile à trouver,J'ai connu des hommes rudement forts, et qui se disaient sûrsd'eux-mêmes, à qui elle a coûté bien cher. Si j'avais le temps, jete raconterais l'histoire de Canonnier; ce sera pour une autrefois. À propos, je t'ai dit qu'il avait travaillé avec la petitefemme que tu vas voir tout à l'heure. Tu sais ce qu'il lui donnaitpour sa part? 33 pour cent sur le produit net. Pas un sou de plus.D'ailleurs, c'est le prix. Elle essayera sûrement de te demanderdavantage, mais refuse carrément. Méfie-toi d'elle, car c'est uneenjôleuse bien qu'elle n'ait pas plus de cervelle qu'un oiseau, etsi tu la laisses faire, tes bénéfices avec elle ne seront pasgrands. Elle n'est ni méchante ni perfide, mais c'est un bourreaud'argent.— Quelle est sa position sociale?
— Ah! ça, mon petit, permets-moi de ne pas te l'apprendre. J'aiconfiance en toi, mais je ne dis jamais ce que j'ai promis degarder secret. C'est une femme dont le mari occupe une hautesituation, et qui évolue dans le monde chic; voilà tout…
Une servante entre, dit quelques mots à Ida et se retire.
— Elle est là, me dit Ida. Viens avec moi; je vais te présenter àelle et vous laisser ensemble tramer vos noirs complots.
Et, trois minutes après, nous sommes seuls dans le salon, la femmedu monde et moi.
— Monsieur, me dit-elle, on a bien raison de dire qu'on est aubord du précipice dès qu'on a un pied au fond… Non, c'est lecontraire! Mais je suis sûre que vous m'avez comprise. Ah! l'on abien raison, Monsieur!
Je hoche la tête d'un air attristé, mais convaincu.
— Pourtant, continue-t-elle, si l'on connaissait les causes quiattirent les gens auprès de ce précipice; si l'on savait lestentations, les entraînements… et quelquefois, les raisonsgrandes et généreuses, ah! l'on serait moins prompt à porter desjugements…
— Certainement, Madame, dis-je d'un ton péremptoire, on seraitbeaucoup moins prompt!
— Ah! Monsieur, si vous saviez quel plaisir j'éprouve à vousentendre parler ainsi! Mon père, qui avait été magistrat, tenaitle même langage que vous; je ne puis pas me souvenir de lui sanspleurer, quand je suis toute seule. Mais le monde est si méchant,aujourd'hui… Vous savez, Monsieur, pourquoi j'ai demandé à fairevotre connaissance. Ne me le dites pas! C'est tellement affreux…Comme c'est vrai, ce que vous me disiez tout à l'heure à propos duprécipice! On s'approche sans défiance, on avance le pied, etcrac!… Il ne faudrait pas s'aventurer sur le bord, me direz-vous? Ah! Monsieur, que je voudrais ne l'avoir jamais fait!… Ilfaut que je vous dise comment j'ai été amenée à mal faire; aprèsça, vous n'aurez jamais le courage de me condamner. Voiciexactement comment cela s'est passé. Mon oncle, un frère de monpère, s'était trouvé subitement dans une situation trèsembarrassée. Il vint me voir et me dit: «Renée»… — je m'appelleRenée, Monsieur; désignez-moi par ce nom quand vous aurez à parlerde moi à Ida, vous me ferez plaisir; même, appelez-moi Renéemaintenant, si vous voulez. Mon nom est assez difficile àprononcer bien; mon mari n'a jamais pu y réussir. Dites-le, pourvoir?
— Renée.
— Oui, très bien, c'est tout à fait cela. Bref, mon oncle me dit:«Renée, il faut me tirer de là.» Monsieur, j'ai mes défauts, je nele cache pas. Mais la famille, pour moi, c'est sacré. J'aitoujours admiré cette jeune fille qui suivait son vieux pèreaveugle… Voyons, il y avait un si beau tableau là-dessus, auSalon! Cette jeune fille… Ah! c'est une Grecque; vous voyez queje commence à me souvenir; attendez, je vais me rappeler tout…Non, je ne peux pas… Ça ne fait rien… Ah! c'était si joli; cetableau! J'ai rêvé devant pendant une demi-heure. On voyaitl'Acropole, dans le fond. C'est admirable, l'Acropole; tout lemonde le dit. C'est dommage que les Anglais aient tout abîmé.Quels sauvages, ces Anglais! J'en ai connu un, l'année dernière,qui m'a griffée tout le milieu du dos… Est-ce que vous aimez lapeinture de Bouguereau?
— Madame, dis-je en réprimant une grimace, je l'aime énormément.
— Moi, j'en raffole. Bouguereau, c'est le peintre de l'âme; voilàmon avis. Lui seul peut nous consoler de la mort de Cabanel. Jesuis bien contente que nous ayons les mêmes goûts… Bref, quandma tante, la soeur de ma mère, m'eut avoué dans quelle situationelle se trouvait, la pauvre femme; quand elle m'eut dit: «Renée,il faut me tirer de là», je n'hésitai point à lui déclarer quej'allais tenter l'impossible. Mais, que faire? Demander del'argent à mon mari, il n'y fallait pas songer; d'abord, ils'agissait d'une grosse somme; puis, il n'est pas en très bonstermes avec ma famille. Je crois devoir vous dire, Monsieur,quelles idées me vinrent successivement…
Elle parle, elle parle! Une voix mal soutenue, fébrile, qui passesans transition du ton aigu aux inflexions doucereuses, incisive,et insinuante, impatiente et cajoleuse, où l'émotion sursautetandis que grince l'indifférence agacée, et où semble implorer uneangoisse qui se raillerait elle-même. Quelque chose qui sautillesans cesse sur les yeux et sur les lèvres; un rire trop fréquentet trop sec, qui ponctue la parole rapide. Des gestes hâtivementébauchés, heurtés, gracieux quand même, qui disent toute lanervosité et toute la lassitude ennuyée des filles de ce mondeartificiel, machiné, truqué, où l'argent est tout, où la vie n'estqu'une mascarade opulente et stupide. Cette femme, une joliepetite brune aux traits fins et aux beaux grands yeux, n'est qu'unpantin articulé par l'énervement que cause l'éternel besoind'argent, mis en mouvement par le perpétuel désir de la toilette,et agité par l'incessante inquiétude. Et je l'écoute me raconterses inutiles et audacieux mensonges, cette marionnette dont uncostume du matin très simple, trop simple, d'une faussesimplicité, moule les formes, et qui s'est fait coiffer par Virotd'une capote minuscule, naïve comme une fleur et ouvragée comme unbijou.
— Oui, Monsieur, oui, j'ai pensé à cela; à aller voler dans lesmagasins! Croiriez-vous des choses pareilles?
— Sans difficulté; la kleptomanie est à la mode. Vous auriez été,Madame, en fort bonne compagnie à côté de ces grandes dames,voleuses titrées, dont les noms figurent journellement sur lesrapports de police. Mais je pense que vous auriez eu du mal àréaliser, par ce procédé, la grosse somme dont vous aviez besoinpour…
— Ah! dit-elle en faisant la moue, je crois que vous vous moquezde moi. Ce n'est pas gentil. Vous voyez, je vous dis tout, comme àun confesseur… Mais vous ne comprenez pas dans quel étatd'affolement nous nous trouvons quand le manque d'argent nousharcèle.
— Je vous demande pardon, Madame. J'admets très bien qu'une femme,même mariée, puisse se trouver dans des passes…
— À en faire? Oh! certainement. Mais, voyez-vous, ça ne vaut pasle mal qu'on se donne. Il y a de bonnes occasions quelquefois, jene dis pas; mais elles sont rares. Quant aux liaisons sérieuses,il n'y faut plus compter; les hommes sont devenus tellementinconstants! Autrefois, il y avait des attachements vrais,profonds, qui duraient toute une existence; une femme mariéepouvait vivre, à cette époque-là. Mais aujourd'hui…
— Aujourd'hui, la morale est en actions; l'amour aussi. Il fauts'y faire…
— On s'y fait trop. Et la concurrence est énorme. On n'a même plusle mérite de l'audace, ou de l'originalité, à ne pas reculerdevant ces outrages qu'on dit les derniers, pour faire croire queça s'arrête là. Et il faut vivre, et s'habiller, et briller; etrester au zénith tout le temps. Pas moyen de s'éclipser uninstant; car, quelle raison donner au monde? Son mari? Ça necompte plus… Ah! si l'on avait des enfants, encore! Mais on n'ena plus. Que voulez-vous, Monsieur? On ne peut pas. Une jeunefille, tenue dans sa famille comme elle l'est en France, veutavoir à juste titre, lorsqu'elle se marie, quelques années deliberté. Donc, pas la servitude des enfants. On s'arrange pour ça.Et après, quand on voudrait en avoir, il est trop tard… Ah! vouspouvez le demander à Ida: elle m'a vue pleurer bien des fois,allez, quand elle me disait qu'il n'y avait pas de remède… J'aieu bien du chagrin, dans ce salon où nous sommes… Il est vraique j'y ai eu une grande joie. Vous savez sans doute comment Idam'a mise en rapports avec M. Canonnier. Elle a dû vous le dire?Oui. C'était justement au moment où j'étais si tourmentée; moncouturier, ma modiste et ma lingère s'étaient ligués contre moi,m'obsédaient de leurs réclamations et faisaient de mon existenceun enfer, ainsi que je vous le disais tout à l'heure… Non,non… Je voulais dire que mon oncle… ou plutôt ma tante…Enfin, vous savez que les fournisseurs choisissent toujours cesmoments-là. Ils n'en font pas d'autres. Ils menaçaient d'allerporter leurs notes à mon mari. Je, ne savais à quel saint mevouer. Un Russe, qui m'avait promis monts et merveilles, m'avaitmanqué de parole. Un Russe, Monsieur!… Après ça, il fallaittirer l'échelle… Ida, à qui j'avais fait part de mes ennuis,m'avait déjà presque décidée à… utiliser mes relations. Jeconnais tant de monde, Monsieur! Des gens qui ont des fortuneschez eux, soit à Paris, soit à la campagne, et des moindresmouvements desquels je suis toujours instruite. Oui, Ida m'avaitpresque décidée, et M. Canonnier m'a convaincue; écoutez,Monsieur: on peut dire de lui ce qu'on veut, mais c'est un hommesupérieur. Une intelligence, un tact, une façon si originale devoir les choses… et ce pouvoir extraordinaire de vous amener àles envisager comme lui! Je n'aurais jamais cru, je l'avoue, qu'unvoleur pût être un aussi parfait gentleman. Il m'a fait revenir debien des préjugés. N'attribuez qu'à l'honneur de sa connaissancele peu d'étonnement que j'ai eu à me trouver, en votre présence,devant un homme aussi distingué. Je m'incline profondément.
— Comme on voit bien, continue-t-elle, que nous vivons à uneépoque de progrès! Je suis persuadée, Monsieur, que vous avez reçuune excellente éducation. Je suis discrète et n'aime pas à poserde questions, mais quelque chose me dit que vous sortez dePolytechnique; il me semble vous voir avec un chapeau à cornes etl'épée au côté. Et dire que vous avez peut-être une pince-monseigneur dans votre poche! C'est à faire trembler… Mais votreprofession est tellement romanesque! Comme elle me plairait, sij'étais homme! Vous devez avoir eu des tas d'aventures? Racontez-m'en une, je vous en prie. J'adore ça.
— J'en suis désolé, Madame, mais je ne saurais trouver dansl'histoire de mon existence aucun épisode d'un intérêt captivant.Les événements dont j'ai été le témoin ou l'acteur sont plutôtsombres que pittoresques. Si je vous en misais le récit, vousauriez certainement des cauchemars; et je ne voudrais pour rien aumonde vous faire passer une mauvaise nuit.
— Je prends note de vos intentions, répond Renée en souriant. Maisvous ne me surprenez pas; les voleurs sont la modestie même.M. Canonnier était comme vous; il n'a jamais rien voulu meraconter. À part ça, il était charmant. Il se montrait plein dereconnaissance pour les renseignements que je lui fournissais; ilest vrai que mes tuyaux sont toujours excellents. Il me donnait 50pour cent sur le produit des opérations. Ce n'est peut-être pasénorme; mais il paraît que c'est le prix.
— Non, Madame, dis-je froidement, car je me souviens desavertissements que m'a donnés Ida. Non, Madame, ce n'est pas leprix. Le prix est 33 pour cent. Aucun voleur sérieux ne vousproposera davantage. Je m'étonne même que Canonnier ait pu vousoffrir ce que vous dites, car je sais qu'il se faisait un pointd'honneur de ne jamais dépasser le chiffre que je vous cite. Vossouvenirs, sans doute, doivent mal vous servir.
— C'est bien possible, murmure-t-elle avec une petite grimace.C'est déjà si lointain et j'ai si peu de tête! je croyais bien,pourtant… Vous dites 33. C'est si peu!… Moi, je disais 50. Eh!bien, coupons la poire en deux, ou à peu près. Donnez-moi 45 pourcent.
— Je regrette infiniment de ne pouvoir le faire. Madame. Mais jene puis vous donner ni 40, ni même 35 pour cent. Le tiers duproduit, mais pas plus.
— Hélas! dit Renée, vous êtes impitoyable. Si vous saviez combienj'ai besoin d'argent! La vie est si chère! La toilette nous ruine,et les hommes sont tellement difficiles… Ils ne se rendent pascompte… Je serais honteuse de vous dire ce que mon mari me donnetous les mois; c'est misérable… Et les autres!… Et ils veulentavoir des femmes soignées, bien habillées, avec des dessoussavants, fleurs et bonbons… Je me suis à peine vêtue pour venirici, Monsieur; un costume de trottin, qui ne vaut pas vingt-cinqlouis; mais les dessous, c'est obligatoire. Et, tenez…
À deux mains, d'un geste habile et charmant, elle a relevé sajupe; et des vagues de soie, frangées d'une mousse de dentelles,viennent déferler sur ses jambes fines. Ah! la délicieusepoupée!…
Attention! Pas de bêtises — ou les 33 pour cent vont augmenter.
— Vous avez vu? Élégant, n'est-ce pas? Mais si je vous disais ceque ça coûte…
Elle s'est levée, tapote sa robe à petits coups, baissant ses yeuxnoirs que, brusquement, elle darde audacieusement dans les miens.
— Alors, toujours 33? Toujours? Oui?… Et on dit, dans lesromans, que les voleurs sont généreux!… Mais, soit; commençonssur ce pied-là; nous verrons après. Nous serons bons amis, j'ensuis sûre. Nous ferons passer toutes nos communications par Ida,n'est-ce pas? J'ai toute confiance en vous et je suis convaincueque vous ne me compromettrez jamais. D'ailleurs, Ida m'en aassurée. C'est tellement affreux, voyez-vous, d'être compromise!Je risquerais tout pour éviter ça… Il y a un coup à faire àParis, actuellement, et deux villas à dévaliser aux environs, versla fin du mois; je reviendrai après-demain pour vous donner lesindications. Ah! l'argent; l'argent! Il me faut cinquante millefrancs avant trois mois… Il me les faut absolument… Penser queje paye mes dettes avec l'argent des autres!
— C'est la vie. Et penser que les autres en font sans doute autantde leur côté…
— C'est la vie. Mais vous allez me prendre pour une abominableégoïste; ce que je dis est horrible…
— C'est très humain. L'exploitation est universelle et réciproque;et croyez-bien, chère Madame, que si je pouvais vous offrirdécemment moins de 33 pour cent…
— C'est très inhumain!
Elle me tend la main, et sort avec un petit salut charmant, ungrand frou-frou, laissant comme un sillage de grâce derrière elle— très jolie, très crâne. Ah! les femmes.! Les hardies, les fièresvoleuses! Voleuses de tout ce qu'on veut, et de tout ce qu'on nevoudrait pas. Elles en ont un fameux mépris des règles, et desmorales, et des lois, et des conventions, quand leur chair lesbrûle, quand l'amour de leur beauté les tenaille, quand leurspassions sont en jeu…
— Eh! bien, me demande Ida qui est venue me rejoindre, qu'enpenses-tu, de la petite femme? Gentille, hein? Mais quelleinconscience!… Ah! mon cher, elle n'est pas la seule. Et le luxede leurs toilettes, qui leur fait perdre la tête, la tourne aussià bien d'autres. Il n'y a plus que l'argent aujourd'hui, et ildonne la fièvre à tout le monde; si les femmes sont folles, leshommes ont besoin d'une douche. C'est à se demander où nousallons.
— Au tonnerre de Dieu, dis-je, si ça peut signifier quelque chose;et pas ailleurs. Je ne vois point pourquoi nous n'aurions pas lafin que nous méritons, nous, les Barbares de la Décadence.
— C'était l'avis de Canonnier; il disait aussi que la couturière,la lingère et la modiste sont d'excellents agents de révolution,et que les masses se démoralisent plus facilement par les chiffonset la parfumerie que par les écrits incendiaires et les explosionsde dynamite.
— C'est une opinion. En attendant, car il faut bien vivre,j'espère que la petite femme n'oubliera pas de venir nous voiraprès-demain.
— Elle! dit Ida en riant, elle viendrait plutôt sur la tête… Tune sais pas ce que c'est qu'une femme qui a besoin d'argent et quia découvert le moyen d'en avoir. Tu peux être assuré qu'elleprendra toutes les mesures nécessaires pour te rendre la besognefacile, car elle a plus d'intérêt que toi-même à ce que tu ne soispas pincé; que deviendrait-elle, la malheureuse, si elle n'avaitplus personne sous la main pour forcer les tiroirs de ses amis etconnaissances? Sois tranquille, les indications qu'elle te donneraseront excellentes.
Elles l'ont été, en effet. Le coup à faire à Paris était d'unesimplicité enfantine; ce n'a été qu'un jeu pour moi; le métiercommence à m'entrer dans les doigts, comme on dit. Quant aux deuxvillas, Roger-la-Honte ayant amené à mon aide trois camarades deforte encolure, nous avons eu le plaisir d'opérer leurdéménagement complet en moins de temps qu'il n'en aurait fallu àBailly. «Je suis capitonné.» Et je suis très content, aussi, queces trois expéditions m'aient permis de placer entre les petitesmains de Renée les cinquante mille francs qu'elle désirait, etmême un peu davantage.
— Vous voyez, lui ai-je dit en lui remettant la somme, que cen'est pas seulement la vertu, à présent, qui est récompensée.
— Naturellement, m'a-t-elle répondu; les temps sont changés,heureusement. Autrefois, les mauvais offices que je rends à mesamis ne m'auraient rapporté que trente deniers. Cela tient sansdoute à ce que le cas était beaucoup moins fréquent alorsqu'aujourd'hui. J'entendais dire à mon mari, l'autre jour, que lesprix, comme les liquides, tendent vers leur niveau, il est trèsfort en économie politique.
Ah! la petite poupée… Je donnerais bien quelque chose pourpouvoir assister à ses triomphes mondains, pour la voir faire labelle, parée et pomponnée comme une princesse de féerie,gracieuse, légère et narquoise comme un jeune oiseau et lissantses plumes volées au milieu de ses pareilles, peut-être, ou de sesvictimes…
Souhaits ridicules, désirs dangereux, ils passent rapidement, parbonheur, car des idées semblables sont malsaines pour un voleur,ainsi que le disait très justement Ida; ce n'est pas la peine decommencer par être fripon pour devenir dupe. Quand on travaille,ma mère me l'a appris jadis, on ne songe point à mal faire; et letravail ne me manque pas. Si j'ai de bons renseignements, Roger-la-Honte en a aussi de son côté; et le hasard ne nous sert pasmal. J'inclinerais à croire que la Providence néglige souvent lesivrognes pour s'occuper des voleurs. Il est vrai qu'il ne faut passe ménager; mais, en se donnant le mal nécessaire, on arrive à desrésultats. Aide-toi, le ciel t'aidera. Il faut s'aider en diverseslangues et sous des cieux différents; passer de Belgique enSuisse, d'Allemagne en Hollande et d'Angleterre en France. Le voldoit être international, ou ne pas être. Il y a longtemps queHenri Heine l'a dit: Il n'y a plus en Europe des nations, maisseulement des partis. Nous faisons tous nos efforts pour donnerraison à Henri Heine; et nous avons pris le parti de vivre sur lecommun. Je suis — pour employer, en la modifiant un peu, uneexpression de Talleyrand — je suis un déloyal Européen.
«Pourtant, me dis-je quelquefois à moi-même, pourtant, mongaillard, si tu n'avais pas eu un petit capital pour commencer tesopérations, pour t'insinuer dans la société des gens qui t'ontaidé de leurs conseils et de leur exemple, où en serais-tu àl'heure qu'il est?» Question grave dont la réponse, si je voulaisla donner, serait fort probablement une glorification du capital —qui pourrait se transformer rapidement, par un simple artifice derhétorique, en une condamnation formelle. — Mais je ne me donneguère de réponse. Je me réjouis seulement de n'avoir pas étéréduit, pour vivre, à me livrer à des soustractions infimes, àdonner un pendant à la lamentable histoire de Claude Gueux. Jen'ai jamais volé mon pain — dans le sens strict du mot — et mevoici propriétaire, ou peu s'en faut.
J'ai acquis en effet, par un long bail, la possession d'unegentille petite maison, dans un quartier tranquille de Londres. Lavie que j'avais menée jusque-là ne me convenait pas beaucoup;hôtels, boarding-houses, clubs, etc., ne me plaisaient qu'àmoitié. Et la société de mes confrères, bien que fort agréablequand l'ouvrage donne, m'inspirait un certain ennui, par les tempsde chômage. Je suis certainement bien loin d'en penser du mal;mais, au risque de détruire maintes illusions, je dois le direavec franchise, quoique avec peine: les vices des canailles nevalent pas mieux que ceux des honnêtes gens.
C'est une circonstance assez singulière qui m'a conduit à louercette petite maison. Je passais un soir, vers minuit, dans une ruedéserte, lorsque j'aperçus une forme noire accroupie sur lesmarches d'un bâtiment; quelque pauvre vieille femme, sans argentet sans gîte, qui s'était résignée à passer là sa nuit. Lespectacle n'est pas rare, à Londres. Mais, ce soir-là, il pleuvaità verse, le temps était affreux; et la forme noire étaitlamentable, avec le piteux lambeau de châle qui tremblotait surles épaules maigres, avec le grand chapeau détrempé par la pluieet dont les plumes ébarbées et pendantes donnaient l'idée desqueues d'une famille de rats plongée dans l'affliction. J'offrisquelque argent à la pauvresse; elle grelottait et sa figure hâvefaisait mal à voir. Je l'emmenai jusqu'à l'un de ces palais dugin, au bout de la rue, qui flamboient comme des phares perfidesde naufrageurs au milieu de la noirceur de la misère; je lui fisservir une boisson chaude. Elle me raconta sa vie. Elle n'avaitguère plus de quarante-cinq ans, bien qu'elle en parût soixante aumoins. Elle avait été bien élevée, savait le français etl'allemand, et avait été plusieurs années institutrice dans unefamille noble, qu'elle avait quittée pour se marier. Son maril'avait abandonnée après dix ans d'une existence qui avait étépour elle un martyre; et elle avait été obligée de se placer commehousekeeper, et même comme servante, afin d'élever l'enfant qu'illui avait laissé. Cet enfant, qu'une maison de commerce avaitemployé dès sa sortie de l'école, avait mal tourné, vers l'âge dedix-huit ans, au moment où l'augmentation de son salaire luiaurait permis d'adoucir le sort de sa mère; il avait commis unfaux et avait quitté l'Angleterre avec le produit de sonescroquerie. Annie — c'est le nom de la pauvresse — était à cetteépoque en service chez un clergyman réputé pour son ardeurphilanthropique. Ce vénérable ecclésiastique, en apprenant par lesjournaux ce qui s'était passé, mit Annie à la porte de chez lui.Il fit plus. Dieu poursuivant l'iniquité des pères sur les enfantsjusqu'à la troisième et quatrième génération, il pensa quel'homme, créé à son image, ne pouvait pas faire moins que depoursuivre le crime du fils sur la mère jusqu'à ce qu'elle eûtrendu l'âme dont elle faisait un aussi triste usage. Il lui refusadonc un certificat et, avec cette ténacité courageuse particulièreaux gens vertueux, se mit à épier les démarches de la malheureuseà la recherche d'une situation, et l'empêcha d'en obtenir une.Elle avait donc été obligée de vivre comme elle avait pu —misérablement, à tous les points de vue.
— Et votre fils, demandai-je, vous n'en avez plus eu de nouvelles?
— Si, répondit-elle en baissant la tête; ce malheureux garçon acontinué à se mal conduire en France, où il était parti. Il a étécondamné, il y a dix-huit mois, à plusieurs années de prison…Ah! Monsieur, je suis si malheureuse de ne pouvoir rien luienvoyer!… Je voudrais être morte…
— Tenez, dis-je, voici encore un peu d'argent. Soyez ici après-demain, à. dix heures, et peut-être trouverai-je moyen de vousdonner une occupation, bien que vous n'ayez pas de certificat. Nevous désolez pas, ma brave femme. Et si votre clergyman vient memettre en garde contre votre manque de respectabilité, comme il ena l'habitude, je lui offrirai un lavement de vitriol, pour lemettre à son aise.
C'est donc Annie qui a la charge de la maison que mon aventureavec elle m'a donné l'idée de louer. Elle ne boit pas plus qu'undixième d'Anglaise; elle fait de la pâtisserie comme uneAllemande; elle est économe comme une Française; et dévouée commeun terre-neuve. Je l'ai stylée admirablement et je ne crainsnullement qu'elle commette une maladresse. Elle s'est pas malrequinquée, depuis qu'elle est à mon service; ah! dame, les rideset les stigmates que la souffrance a gravés dans la chair sontindélébiles; mais la charpente s'est redressée, l'ossature arepris de l'aplomb. Telle qu'elle est, débarrassée de la viande,elle ferait un beau squelette.
Mon service n'est pas bien dur, car je suis souvent absent et jevis en garçon — pas en vieux garçon. — Annie a donc du temps dereste. Elle l'emploie, d'abord, pour envoyer au fils prisonnier,là-bas, tout ce que permettent les règlements; puis, afin demettre de côté pour lui, quand il sortira de Centrale, le plusd'argent possible. Elle découpe, sur des photographies, portraitsde grandes dames, de beautés professionnelles, les têtes admiréesdu public, et les accommode adroitement à des corps de Lédass'abandonnant au cygne, de Dianes au bain, de Danaés sous la pluied'or. Elle est devenue fort habile à ces petits ouvrages, trèsdemandés par certaines maisons de Saint-John's Wood. Elle m'amontré l'autre jour une princesse du sang, un peu plated'ordinaire, très excitante, vraiment, en Vénus Callipyge.
Si Annie a des loisirs, je n'en manque pas, moi non plus. Bien desgens se figurent que les voleurs sont toujours occupés à voler. Iln'y a pas d'erreur plus grossière; mais c'est toujours la vieillehistoire. «Il faut que je vous dise, écrit Bussy-Rabutin à sacousine, ce que M. de Turenne m'a conté avoir ouï dire au feuprince d'Orange: que les jeunes filles croyaient que les hommesétaient toujours en état; et que les moines croyaient que les gensde guerre avaient toujours, à l'armée, l'épée à la main.» — «Leconte du prince d'Orange m'a réjouie, répond la marquise. Jecrois, ma foi, qu'il disait vrai, et que la plupart des filles seflattent. Pour les moines, je ne pensais pas tout à fait commeeux; mais il ne s'en fallait guère. Vous m'avez fait plaisir de medésabuser.» J'espère, moi aussi, faire plaisir aux honnêtes gensen leur apprenant que les voleurs n'ont pas sans cesse à la mainla fausse clef ou la lanterne sourde.
Et à quoi s'occupent-ils donc? À différentes choses, quelquefoisfort inattendues. Moi, par exemple, je m'instruis. Je m'instruis,de la même façon que le premier bourgeois venu, en oubliant deschoses que je sais et en apprenant des choses que j'ignore. Onpeut continuer comme ça longtemps. Je m'amuse, aussi, autant queje peux. Très souvent, des demoiselles viennent me voir. Jolies?Ailleurs, je ne sais pas; mais chez moi, elles le sontsuffisamment. Elles ont tout ce qu'elles désirent; et la femme esttoujours belle quand elle est heureuse… Et puis, Issacar avaitraison; on n'a pas à s'occuper des toilettes.
N'ai-je jamais éprouvé le dégoût de cette existence? la lassitudede cette vie? N'ai-je jamais eu d'aspirations plus élevées? Si,quelquefois…
Ce soir, même, je pense fort tristement à ce que des hommes d'unemoralité plus haute que la mienne pourraient appeler leur avenir,quand Annie vient m'apporter un télégramme, «Tenez-vous prêt pourdemain.» Qu'est-ce que cela veut dire?
Cette dépêche vient de l'étranger; elle vient de France… Et jeme rappelle, tout d'un coup, un fait survenu il y a un moisenviron, que j'avais totalement oublié et dont j'aurais dû mesouvenir, pourtant.
Un soir, j'étais seul chez moi après le départ d'une petite amietrès gentille, mais dont l'accent badois commençait à me fatiguer,une de ces blondes fades qui ont toujours l'air d'être en train desécher. Je lisais un roman, l'un de ces bons romans anglais,tellement assommants, mais où le sentiment de la famille, éteintpartout ailleurs, se conserve d'une façon si curieuse; lorsquej'entendis résonner le marteau de la porte d'entrée. Un instantaprès, la voix d'Annie protestant contre l'invasion de mondomicile parvint jusqu'à moi et un pas lourd fit craquer lesmarches de l'escalier. Je me levais du divan sur lequel j'étaisétendu lorsque la porte du salon s'ouvrit à moitié; et, parl'entrebâillement, je vis passer une tête bronzée et une main quifaisait des gestes.
Quelle était cette main? Quelle était cette tête?
IX — DE QUELQUES QUADRUPÈDES ET DE CERTAINS BIPÈDES
Cette tête et cette main étaient l'inaliénable propriété de l'abbéLamargelle. Je n'avais pas eu le temps de revenir de mastupéfaction qu'il était devant moi, saluant, avec l'expressionénigmatique de sa puissante figure osseuse et olivâtre, encadréede cheveux noirs, ornée d'un grand nez aquilin, coupée d'une largebouche fortement tendue sur les dents, et obscurcie plutôtqu'éclairée par l'éclat sombre des yeux couleur d'ébène. Oui,c'était bien l'abbé Lamargelle.
— Hé! bonjour, cher Monsieur, me dit-il de sa voix profonde.Comment vous portez-vous? Vous avez l'air bien étonné. Voyons,parlez donc un peu; demandez-moi: «Homme noir, d'où sortez-vous?»
— Ma foi, monsieur l'abbé, répondis-je, j'en ai fortement envie.J'avoue que je ne m'attendais guère au plaisir de vous voir cesoir…
— Je m'en doutais bien. Aussi, pour faire durer moins longtempsvotre surprise toute naturelle, je n'ai tenu aucun compte desprotestations de votre servante qui s'obstinait à vouloirm'annoncer à vous, et je suis monté directement ici; j'ai mêmepris la précaution, afin de vous épargner une émotion trop vive,de vous faire un petit signe amical en entr'ouvrant la porte.
— Je ne saurais trop vous remercier de vos attentions, monsieurl'abbé. Asseyez-vous donc, je vous prie; et apprenez-moi à quelheureux hasard je dois honneur de votre visite.
— Le hasard n'est pour rien dans l'affaire, répondit l'abbé qui semit à secouer la tête, pendant que je me demandais pourquoi ilétait venu me voir et, surtout, comment il avait pu arriver àdécouvrir mon adresse. Non, pour rien, absolument. Ma visite étaitpréméditée depuis longtemps et j'attendais une occasion propice…
— Que vous a fourni le mariage ou l'enterrement d'un de vosparoissiens?
— Je n'ai ni paroissiens ni paroisse. Je suis prêtre libre, vousle savez. C'est peut-être en cette qualité que j'ai pris, cherMonsieur, la liberté de m'intéresser à vous…
— Vraiment? Je vous sais gré de m'en avertir. Et serait-ilindiscret de vous demander de quelle sorte est l'intérêt que vousvoulez bien me porter?
— Il est des plus vastes. Rien ne me fait un plus grand plaisir,par exemple, que de vous voir installé ici aussi confortablement,vous avez des livres, ces compagnons qui ne trompent pas; unpiano, instrument qui ne mérite pas toujours le ridicule dont onl'abreuve; et peut-être, même, fumez-vous?
— Quelquefois. J'ai là d'excellents cigares… Permettez…
— Merci, dit l'abbé en allumant un londrès. Ils sont excellents,en effet… Et vous avez bien, j'imagine, quelque occupationsérieuse?
— Une occupation sérieuse, comme vous dites… des plus sérieuses;mais qui me laisse des loisirs, ajoutai-je du ton le plus natureltandis que l'abbé fixait sur moi ses yeux perçants.
— Ah! ah! s'écria-t-il en anglais. — car il parle courammentplusieurs langues, et même le portugais — ah! ah! j'en suisenchanté, en vérité. Le temps ne vous a pas manqué, parconséquent, pour vous rappeler notre entrevue à la gare du Nord, àParis, le jour où vous êtes parti pour la Belgique?
— Ce n'est pas le temps qui m'a fait défaut, certainement; mais,jusqu ici, je l'avoue, je n'avais gardé aucun souvenir de cetincident.
— C'est dommage; la rencontre n'avait pas été absolument fortuite.Malgré tout, vous n'avez point oublié, j'espère, que je vous aiparlé, ce matin-là, de cette malheureuse famille Montareuil…
Je ne répondis pas; sa visite, dès le début, m'avait semblée desplus louches et je voyais clairement, maintenant, où il voulait envenir. Si je me laissais intimider, j'étais perdu. Il fallaitl'arrêter au premier mot agressif et, au deuxième, lui montrerl'escalier — ou le jeter par la fenêtre.
— Cette malheureuse famille, continua-t-il, si durement éprouvée!Vous rappelez-vous, cher Monsieur, l'importance du vol dontMme Montareuil a été la victime? Et dire que rien n'a pu mettresur la trace du coupable… À Paris, à l'heure qu'il est, on n'aencore aucune indication… Il est vrai que si l'on poussaitjusqu'à Londres…
— Monsieur l'abbé, dis-je, j'ai peine à comprendre pourquoi vousvous obstinez à me parler de choses et de gens qui nem'intéressent en aucune façon. Je ne pense pas que vous veniez meréciter les faits-divers de l'année dernière par simple amour del'art; et j'ose croire que votre visite a un motif. Permettez-moide le deviner. On vous avait promis de vous verser, lors de laconclusion du mariage que l'événement regrettable auquel vousfaites allusion a empêché, une commission que vous n'avez pastouchée, naturellement. Le dépit vous a conduit à échafauder deshistoires à dormir debout, que vous avez sans doute fini parprendre au sérieux; et vous avez espéré me faire partager votrecrédulité. Je dois vous déclarer que je n'ai aucun goût pour lesfables. Et puis, écoutez: j'ai un piano, comme vous le remarquiezil n'y a qu'un instant — mais je ne chante pas. — Vous comprenez?
— Très facilement. Je suis au courant des moindres sous-entendusde notre belle langue, et aucune de ses finesses ne m'estétrangère. Mais vous vous méprenez sur mes sentiments. Soyeztranquille; je ne viens pas vous assassiner avec un fer sacré.J'avais l'intention, pour vous exposer ce que j'ai à vous dire,d'observer une gradation conforme aux usages; j'irai plusbrutalement au fait, puisque vous semblez le désirer. Vous êtes unvoleur. — Ne protestez pas; c'est un métier pas comme un autre. —Je disais: vous êtes un voleur… Moi aussi.
— Vous…?
— Pourquoi pas? Croyez-vous avoir le monopole du cambriolage? À lavérité, je ne vous fais pas, sur ce terrain pour lequel vous avezune préférence exclusive, une concurrence fort redoutable; bienque j'aie mis la main à la pâte, plus d'une fois. J'emploie aussid'autres procédés; je suis un éclectique, voyez-vous. Mais il mefaut beaucoup d'argent…
— Pourrais-je vous demander pourquoi?
— Tant que vous voudrez; mais je vous préviens que je ne vousrépondrai pas; j'aime mieux ça que de vous raconter des histoires,et je tiens à garder secrets les motifs de mes actes… Voyons, nefaites donc pas cette figure-là. Je suis un confrère, je vous dis.Et, d'ailleurs, qu'avez-vous à craindre de moi, ici? En admettantque vous me fassiez des aveux que je ne vous demande pas, carvotre existence m'est connue depuis a jusqu'à z, comment meserait-il possible de m'en servir contre vous? Si j'avais vouluvous dénoncer, vous admettrez que j'aurais pu le faire sans memettre en peine de vous rendre une visite. Mais finissons-en;votre méfiance à mon égard est enfantine, et je veux l'ignorer…Vous me demandez pourquoi il me faut beaucoup d'argent? Pourarriver à un but que je désire atteindre, ou simplement pourdevenir riche.
— Bon, dis-je, je supposerai que vous voulez devenir riche: et quevotre passion de l'argent vous empêche d'hésiter à compromettre lecaractère sacré dont vous êtes revêtu.
— Oh! répondit l'abbé en riant, ma passion ne me ferme pas lesyeux à ce point-là. Je fais fort attention à ne pas lecompromettre, ce caractère, sacré pour tant d'imbéciles; c'est lemeilleur atout, dans mon jeu. Et la franchise avec laquelle jevous fais mes confidences devrait être pour vous le meilleurgarant de ma bonne foi.
— Mon Dieu, dis-je, je ne vois point pourquoi je ne vous croiraispas, après tout. L'Église n'a jamais beaucoup pratiqué le méprisqu'elle affecte pour les richesses…
— Et elle ne s'est jamais fait d'illusions sur leur source. Sansaller trop loin, n'est-ce pas Bourdaloue qui a dit qu'en remontantaux origines des grandes fortunes, on trouverait des choses àfaire trembler? Relativement, Bourdaloue est bien près de nous;mais quelle distance, pourtant, de son époque à la nôtre! Quelledescente dans l'infamie, du Roi-Soleil au Roi Prudhomme! Je vaisvous citer un simple fait dont le caractère symbolique ne vouséchappera pas: la maison dans laquelle Fénelon écrivitTélémaque, sur la Petite Place, à Versailles, est aujourd'hui unlupanar.
— Je l'ignore; mais si l'on a scellé la plaque dont vous parlez,soyez sûr qu'on l'a mise au-dessous du gros numéro. Nous sommes àl'époque des chiffres, qui ont leur éloquence, paraît-il. Et jecrois qu'ils l'ont, en effet.
— Ils ont l'éloquence de Guizot: Enrichissez-vous!
Ce qui m'étonne, moi, c'est qu'avec un pareil mot d'ordre, noscontemporains croient encore avoir besoin d'une religion et d'unemorale.
— Les sentiments religieux, dit l'abbé, ne sont pas incompatiblesavec les tendances actuelles; loin de là. Je me suis même demandéplus d'une fois, en disant ma messe, si la fièvre du vol, la ragede l'exploitation, ne finiraient pas par créer une foliereligieuse spéciale. Le repentir, une des colonnes duchristianisme, qui semble faire des mamours à l'homme et lui dire:«Tu peux mal agir, à condition que tu fasses semblant de regrettertes méfaits», est une excellente invention, merveille de lâchetéet d'hypocrisie, admirablement adaptée aux besoins modernes. Je nevous tracerai point, n'est-ce pas? un parallèle entre cetengageant repentir chrétien et l'effroyable Remords del'antiquité. Ce serait déshonorer le Remords… Quant à la morale,il n'y en a jamais eu qu'une. Ce n'est pas celle qui dit àl'homme: «Sois bon», ou «sois pur», ou «sois ceci, ou cela»; c'estcelle qui lui dit simplement: «Sois!» Voilà la morale. Elle n'arien à voir avec, la Société actuelle. La morale ne saurait êtrepublique, quoi qu'en dise le Code… Vous voulez peut-être parlerde lamoralité? C'est un succédané pitoyable. Telle qu'elle est,pourtant, elle a plané assez haut, jadis. Mais on l'a faitdescendre si bas! La moralité, c'est comme l'écho; elle devientmuette quand on s'en rapproche. Ce n'est pas une chose sérieuse…En somme, de toute espèce de foi, on ne garde plus que ce qui peuts'accommoder aux vils besoins du jour, des débris sans nom quiservent à étayer le piédestal du Veau d'or. Certainement, il eutété plus propre de se défaire franchement de ces vieillescroyances divines ou humaines, qui n'ont point été sans grandeur,au bout du compte. Au lieu d'être découpées en quartiers surl'étal des simoniaques, au lieu d'agoniser dans la fétideatmosphère des prétoires, elles auraient fini dans l'embrasementmajestueux d'une gloire dernière — comme ces vieux rois du Nordqui se plaçaient, mourants, dans un navire aux voiles ouvertesqu'on lançait sur la mer, et où s'allumait l'incendie.
— Vous ne parlez pas mal, pour un voleur; le jour où l'on créeraune chaire d'éloquence sacrée à Mazas…
— Un voleur! murmura l'abbé, les yeux perdus dans le vague etcomme se parlant à lui-même… Oui, aujourd'hui, le caractère estun poids qui vous entraîne, au lieu d'être un flotteur. Je ne suispas le seul… Les types sont à présent presque tous puissants,mais incomplets… Disproportion de l'homme avec lui-même beaucoupplus qu'avec le milieu ambiant… Il faudrait pourtant trouverquelque chose… Avez-vous songé, continua-t-il d'une voix forte,comme s'il revenait à lui tout d'un coup, mais avec encore labrume du rêve devant les yeux, avez-vous songé que tout actecriminel est une fenêtre ouverte sur la Société? Que connaîtrait-on du monde, sans les malfaiteurs? Je crois qu'un acte, quelqu'ilsoit, ne peut être mauvais. L'acte! Oui, agir ce qu'on rêve. Lesecret du bonheur, c'est le courage.
— Je pense, en effet, que le rôle du criminel est généralement malapprécié…
— Je vous crois! s'écria l'abbé en ricanant. Les économistesassurent tous que la misère actuelle vient de la surproduction;que le manque de travail, qui enlève à tant de gens la possibilitéde vivre, est causé par la surabondance des produits. Et l'on seplaint du voleur! Mais chaque fois qu'il vole ou qu'il détruitquelque chose, un bijou, un chapeau, un objet d'art ou uneculotte, c'est du travail qu'il donne à ses semblables. Ilrétablit l'équilibre des choses, faussé par le capitaliste, dansla mesure de ses moyens. Production excédant la consommation!Surproduction! Mais le voleur ne se contente point de consommer;il gaspille. Et on lui jette la pierre!… Quelle inconséquence!
— Et quant aux billets de banque qu'il retire des secrétaires oùils moisissent, quant à l'argent enfoui qu'il déterre, je medemande comment on peut lui reprocher de remettre ces espèces dansla circulation, pour le bénéfice général.
— On le fait pourtant, dit l'abbé; et d'ici peu de temps, si vousvoulez m'en croire, il n'y aura pas d'homme plus, accablé que vousde malédictions par certaines gens que je connais. J'ai été mis aucourant de votre habileté à enfreindre le deuxième commandement,et je vous ai préparé une petite expédition…
— Pourquoi ne pas vous la réserver à vous-même?
— Je ne peux pas. Si c'était possible, croyez bien… Mais il fautopérer dans une ville de province où je suis connu comme le loupblanc; je serais sûrement reconnu, soit en arrivant, soit enroute; et l'on ne manquerait pas de s'étonner de mon apparitionsubite et de mon départ intempestif. C'est un coup facile, certainet lucratif.
— En France?
— Oui. La France a déjà trente milliards à l'étranger; quelquescentaines de mille francs de plus qui passeront la frontière neferont pas grande différence.
— En effet. Un vol de titres?
— Pour la plus grande part. Vous ne connaissez donc pas mieuxvotre pays? La France n'est ni religieuse, ni athée, nirévolutionnaire, ni militaire, ni même bourgeoise. Elle est enactions.
— Et pour quand?
— Ah! ça, je ne sais pas encore. Il faut attendre; peut-êtrequinze jours, peut-être un mois, peut-être plus. Dès que je seraifixé, je vous enverrai un télégramme pour vous dire de vous tenirprêt; et le lendemain, vous recevrez une seconde dépêche qui vousapprendra quel train il faudra prendre et vous indiquera l'endroitoù vous me rencontrerez. Puis-je compter sur vous?
— Oui. Vous ne voulez pas que je vous donne ma parole d'honneur?
— Non. Je préfère que vous me donniez un renseignement. Combienremettez-vous aux gens qui vous fournissent des tuyaux?
— Trente-trois pour cent; jamais un sou de plus.
— Bon. Vous ferez une exception en ma faveur: vous me donnerezcinquante pour cent… N'ayez pas peur, vous n'y perdrez rien; aucontraire. C'est moi qui vendrai les titres, et j'en retirerai ledouble de ce qu'ils vous rapporteraient à vous. Même, àl'occasion, si vous avez des négociations difficiles à conduire…À propos, vous ne faites jamais aucun mauvais coup ici, enAngleterre?
— Jamais. D'abord, parce que l'hospitalité anglaise est la moinstracassière des hospitalités; et ensuite, parce qu'on paye tropcher…
— Oui; je connais leurs atroces statuts criminels, les meilleursdu monde, disent lesmiddle classes anglaises, parce qu'ilsécrasent l'individu et le convainquent de sonrien en face de laloi et de la société. Peut-être la bourgeoisie britannique payera-t-elle cher, un jour, sa férocité à l'égard des malfaiteurs.
— C'est probable; les septembriseurs n'étaient qu'une poignée; etquels moutons, à côté des milliers de terribles et magnifiquesbêtes fauves qui composent lamob anglaise! Pour moi, j'aitoujours pensé que si l'affreux système pénitentiaire anglaisavait été appliqué sur le Continent, la révolution sociale yaurait éclaté depuis vingt ans… Tenez, il y a à Londres un muséeque je n'ai pas visité; c'est Bethnal-Green Museum. Le sol en estrecouvert d'une mosaïque exécutée, vous apprend une pancarte, parles femmes condamnées auhard labour; il m'a semblé voir lestraces des doigts sanglants de ces malheureuses sur chacun desfragments de pierre, et j'ai pensé que c'était avec leurs larmesqu'elles les avaient joints ensemble. Je n'ai pas osé marcher là-dessus.
— Hélas! dit l'abbé en se levant; honte et douleur en haut et enbas, sottise partout… Quel monde, mon Dieu!
Au moment où il allait me quitter, je me décidai à lui poser unequestion que j'avais eu souvent envie de faire à d'autres, àParis, depuis de longs mois, mais que je n'avais jamais eu lecourage de poser à personne.
— Dites-moi, demandai-je, n'avez-vous pas eu de nouvelles de mononcle?
— Oui et non, répondit-il d'un air un peu embarrassé. J'ai apprisque votre oncle avait éprouvé, ces temps derniers, des pertesd'argent, peu considérables étant donnée sa fortune, mais quil'avaient néanmoins décidé à liquider ses affaires. Je ne puisvous dire exactement ce qu'il fait en ce moment. Je crois, pouremployer une expression vulgaire, qu'il fait la noce, la bête etsale noce. C'est triste; mais que voulez-vous? Certains hommess'efforcent d'être pires qu'ils ne peuvent.
— J'avais eu plusieurs fois l'intention de prendre desrenseignements à son sujet, dis-je; je vois que j'ai aussi bienfait de m'en dispenser. Et ma cousine, ajoutai-je… ma cousineCharlotte?…
L'embarras de l'abbé parut augmenter.
— Je ne sais rien, finit-il par répondre sans me regarder; maistout est sans doute pour le mieux; oui, tout doit être pour lemieux. Ne prenez point de renseignements, c'est préférable; n'enprenez pas…
C'est de cette fin de conversation, surtout, que je me souviensaujourd'hui, en relisant la dépêche qu'Annie m'a apportée. Certes,il vaut mieux que je ne prenne point de renseignements, que je necherche pas à connaître la vérité.
Je l'ai devinée, cette vérité que l'abbé n'a pas osé m'avouer, caril est au courant, certainement, de mes relations avec ma cousine.Charlotte est mariée. Elle est mariée, et tout est fini entrenous, pour jamais… Je ne puis pas dire ce que j'avais pensé, jene puis pas dire ce que j'avais espéré. Je ne sais pas. Ce sontdes songes que j'ai faits, toujours des songes et toujours lesmêmes songes. Il me semble que j'ai vécu dans un rêve; que j'aitraversé comme un halluciné toute l'horreur des réalités brutales,et que je suis condamné maintenant à exister au hasard, seul, sansespoir et sans but, jusqu'à ce que vienne le réveil…
Le réveil, il n'est peut-être pas loin. N'est-ce pas un piège queme tend l'abbé en m'appelant à Paris? Qui me dit qu'il ne va pasme trahir?… Hé! qu'il me vende, si ça lui plaît! Que m'importe?Un peu plus tôt, un peu plus tard… et je ne veux pas flancher.
Je jette le télégramme sur une table. J'en recevrai un autredemain matin, sans doute.
Non, ce n'a pas été pour ce matin. Alors, il faut que j'attendetoute la journée…
Je vais passer mon après-midi au Jardin Zoologique, pour tuer letemps. Ce sont surtout les bêtes fauves qui m'intéressent. Ah! lesbelles et malheureuses créatures! La tristesse de leurs regardsqui poursuivent, à travers les barreaux des cages, insouciants dela curiosité ridicule des foules, des visions d'action et deliberté, de longues paresses et de chasses terribles, d'affûtspatients et de sanglants festins, de luttes amoureuses et de rutsassouvis… visions de choses qui ne seront jamais plus, de chosesdont le souvenir éveille des colères farouches qui ne s'achèventmême pas, tellement ils savent, ces animaux martyrs, qu'il leurfaudra mourir là, dans cette prison où ils sentent s'énerver dejour en jour l'énorme force qu'il leur est interdit de dépenser.
Douloureux spectacle que celui de ces êtres énergiques et cruelscondamnés à mâcher des rêves d'indépendance sous l'oeil liquéfiédes castrats. Leurs yeux, à eux… Les yeux des lions, dédaigneuxet couleur des sables, projetant des lueurs obliques entre lespaupières mi-closes; les yeux d'ambre pâle des tigres, qui saventregarder intérieurement; les yeux rouges et glacés des ours, quisemblent faits d'un jeu de neige et de beaucoup de sang; les yeuxqui ont toujours vécu des loups, d'une intensité poignante; lesyeux imprécis des panthères, des yeux de courtisanes, allongés,cernés et mobiles, pleins de trahisons et de caresses; les yeuxphilanthropiques des hyènes, aux prunelles religieuses… Ah!quelle terrible angoisse, et que de mépris dans ces yeux auxreflets métalliques!
Des voleurs et des brigands, tous ces galériens; c'est pour celaqu'ils sont au bagne. Parce qu'ils mangeaient les autres bêtes,les bêtes qui ne sont point cruelles et n'aiment pas les orgiessanglantes, les bonnes bêtes que l'homme a voulu délivrer de leursoppresseurs. Et elles sont heureuses, les bonnes bêtes, depuisqu'il s'est mis à tuer les fauves et à les enfermer dans descages. Elles sont très heureuses. Le collier fait ployer leur couet les harnais labourent leurs épaules meurtries; et leur chairvivante, pantelante et rendue muette saigne sous le surin dessaltimbanques de la science, dans l'ombre des laboratoiresimmondes. Demain, elles seront plus heureuses, encore. Je lecrois.
À mesure que l'homme s'éloigne de la vie naturelle, la distances'étend entre lui et les animaux. Non pas qu'il les dédaignedavantage, qu'il les sente plus inférieurs à lui. Ils luiparaissent supérieurs, au contraire. Ils lui font honte. Ils sontune injure vivante à son progrès factice, un sarcasme de sacivilisation d'assassin. Et sa férocité contre eux s'accroît,férocité vile qu'il couvre du prétexte actuel à toutes lesbassesses — la nécessité scientifique…
Je trouve, en rentrant chez moi, la dépêche que j'attendais. Ilfaut que je sois demain, à deux heures, sur le terre-plein de laBourse, à droite. C'est bien; j'y serai.
Il n'est même que deux heures moins cinq lorsque je fais monapparition à l'endroit indiqué. À quoi employer ces cinq minutes?À comparer la Banque d'Angleterre, gardée par un polichinelle àmanteau rouge, à chapeau pointu, à la Banque de France défenduepar des sentinelles aux fusils chargés. Et aussi à placermentalement la Bourse de Paris, bastionnée de cafés et flanquée delupanars, en face du Royal Exchange avec la statue de la reine àcheval, devant et, derrière, l'effigie de Peabody assise, lesjambes en l'air, sur la chaise percée de la philanthropie.Parallèles qui ne sont pas sans profondeur… Mais je n'aperçoispas l'abbé…
Deux heures viennent seulement de sonner, il est vrai. Je jette uncoup d'oeil sur les citoyens qui s'agitent sous le péristyle de laBourse et sur les marches; et les réflexions que j'ai faites hierau sujet des bêtes me reviennent en mémoire. Les gouvernements, endébarrassant les peuples qu'ils dirigent des bandits qui lesdétroussaient, n'ont-ils point agi un peu comme l'homme qui adélivré les bonnes bêtes de la tyrannie des carnassiers? Ma foi,si l'on cherchait à découvrir les causes par la simple étude deseffets qu'elles produisent, on serait forcé d'admettre qu'ensupprimant le voleur de grands chemins, les gouvernements n'ont eud'autre souci que de permettre aux gens d'accumuler leurs épargnespour les porter aux banques spoliatrices et aux entreprisesfrauduleuses; et qu'en abolissant la piraterie, ils n'ont vouluque laisser la mer libre pour les évolutions des flottes qui vontappuyer les déprédations des aigrefins et les tentativesmalhonnêtes des financiers… Mais il est deux heures cinq. L'abbéest en retard… Attendons encore…
Le fait est, malgré la réputation qu'on s'efforce de leur faire,qu'ils n'ont pas l'air de voleurs, ces agioteurs qui pérorentbruyamment et gesticulent. Ils n'ont rien du fauve, certainement.Ils me font plutôt l'effet de valets repus ou de bardachesmaigres. Mais peut-être ne sais-je pas découvrir, sur leursfigures, des caractères spéciaux qu'un criminaliste de professiondistinguerait à première vue. Ah! je voudrais bien connaître uncriminaliste…
— Ça viendra! dit la Voix.
X — LES VOYAGES FORMENT LA JEUNESSE
Tout d'un coup, j'aperçois l'abbé. Il arrive à petits pas, sousles arbres, son bréviaire à la main.
— Je vous y prends, dit-il en m'abordant avec un solennel salutecclésiastique; vous profitez de ce que je suis en retard de cinqminutes pour vous livrer à des observations pleines d'amertume surles honnêtes cens qui fourmillent en ces lieux. Je vous voyais deloin et, réellement, votre figure me faisait plaisir; on vousaurait pris pour un psychologue.
— Ne m'insultez pas, lui dis-je en lui serrant la main, ou je metsimmédiatement à l'épreuve votre talent de moraliste et je vousdemande votre opinion sur ce monument et sur ceux qui lefréquentent.
— La Bourse est une institution, comme l'Église, comme la Caserne;on ne saurait donc la décrier sans se poser en perturbateur. Lescharlatans qui y règnent sont d'abominables gredins; mais il estimpossible d'en dire du mal, tellement leurs dupes les dépassenten infamie. Le jeu est une tentative à laquelle on se livre afind'avoir quelque chose pour rien; mais il vaut mieux ne pas lejuger, car sa base est justement celle sur laquelle repose leprincipe des gouvernements. Je ne suis point un moraliste et jen'accuserai pas les intègres trafiquants qui nous entourent demanquer de morale; d'ailleurs, ils en ont une… Problème: étantdonné un monde de malfaiteurs, retirer la formule de l'honnêtetéde leur action combinée. Le Code a l'audace de fournir lasolution. Cette solution, que nul n'est censé ignorer, est cachéedans les plis du drapeau, là-haut, au-dessus de l'horloge; et cesestimables personnes, comme vous voyez, combattent sous celabarum.
— Voilà un langage que vous n'avez pas dû tenir souvent auxagioteurs que vous avez pu connaître.
— Pas une seule fois; ils m'auraient répondu que j'avais raison,et auraient haussé les épaules dès que j'aurais eu le dos tourné.Je me garde bien de dire toujours ce que je pense; rien n'est plusridicule que d'avoir raison maladroitement ou de mauvaise grâce.Il faut hurler avec les loups et, surtout lorsqu'on est voleur ouescroc, porter habit de deux paroisses. Cela ne vous interditpoint l'ironie, et vous pouvez l'employer d'autant plus facilementque, généralement, elle n'est pas entendue. À l'heure actuelle,c'est à peine si l'on commence à comprendre celle de Sénèque, parexemple, ou celle de l'Ecclésiaste… Voyons, il fait beau, allonsfaire un tour au Bois; je vous expliquerai la petite affairechemin faisant; et nous ne dînerons pas trop tard, car il faut quevous partiez à huit heures… Tenez, voici un cocher qui a l'airde nous attendre…
Il s'en faut de peu que je ne parte pas, le soir.
Quand j'arrive à la gare, deux trains sont sur la voie, attelés àdes locomotives sous pression. Je me dirige vers le premier; maisla vue d'un grand fourgon, couvert d'une bâche noire étiquetée:«Panorama», me fait craindre de m'être trompé; et je me replie surle second convoi.
— Votre billet? me demande un employé; vous allez à N.? C'est letrain là-bas, en tête. Vite! Dépêchez-vous; il va partir.
— C'est que je n'avais jamais vu des wagons de marchandisesattachés aux express…
— Il y a des cas, répond l'employé en ouvrant la portière d'uncompartiment dans lequel il me pousse.
J'ai à peine eu le temps de m'asseoir que le train se met enmouvement. J'aurais préféré être seul, mais j'ai des compagnons deroute. Deux voyageurs sont assis, en face l'un de l'autre, à côtéde la portière du fond. Le premier est un gros monsieur d'aspectjovial, aux petits yeux fureteurs, aux favoris opulents, àl'abdomen fleuri d'une belle chaîne à breloques; un de ces bonsbourgeois, obèses et sages, qu'on aime à voir se promener, humantl'air qui leur appartient, une main tenant la canne derrière ledos, l'autre cramponnée au revers de la jaquette dont un rubanrouge enjolive la boutonnière, la tête en arrière, le ventre enavant. Le ruban rouge ne manque pas à celui-là; il s'étale, largede deux doigts, en une rosette négligée mais savante qui montrejuste le rien d'impertinence qui convient à la bonhomie; et sonpropriétaire, l'air fort satisfait de soi-même et convaincu de sahaute supériorité, fredonne, le chapeau rond sur l'oreille, tandisque la main gauche, plongée dans le gousset, fait tinter lespièces de monnaie.
Le second voyageur est un Monsieur d'aspect morose, au teintjaunâtre, aux yeux inquiets, aux lèvres blêmes, avec une barbe deparent pauvre. Il est tout de noir habillé, pantalon noir,redingote noire, pardessus noir, et coiffé d'un chapeau haut deforme. Il évoque l'idée d'un de ces fonctionnaires de troisièmeordre, résignés et tristes, destinés à croupir dans ces emploissubalternes dont les titulaires sont qualifiés par les puissances,dans les discours du Jour de l'An, de «modestes et utilesserviteurs de l'État.» Non, il n'a point l'air gai, le pauvrehomme. Qui sait? Peut-être se rend-il à un enterrement, enprovince; à l'un de ces enterrements pénibles qui ne laissent pasderrière eux la consolation d'un héritage. Affligeanteperspective! En tout cas, le voilà tout prêt à prendre part auservice funèbre; et si les chapeliers de la ville où il se rendcomptent sur le prix du crêpe qu'ils lui vendront pour éviter lafaillite, ils ont tort, car son chapeau arbore déjà le granddeuil.
Je m'installe dans mon coin, me flattant du doux espoir que mesdeux compagnons n'auront point l'idée saugrenue de chercher àentrer en conversation avec moi.
Vaine espérance! Le Monsieur jovial m'en convainc très rapidement.
— Joli temps pour voyager! me dit-il avec un sourire: il ne faitpas trop chaud, il ne fait pas trop froid; on ferait le tour dumonde, par un temps pareil. Ne trouvez-vous pas, Monsieur?
— Oui, beau temps… très beau, dis-je avec un accent britanniquetrès prononcé; le temps du voyage autour le monde, juste ainsi.
— Monsieur est étranger? Ah! ah! vraiment… Anglais, sans doute?J'ai vu beaucoup d'Anglais, dans ma vie. J'ai été à Boulogne, unefois, pendant un mois; il y a tant d'Anglais, à Boulogne!
— Je suis pas du tout un Anglais, dis-je, car je vois poindre unrécit des nombreuses aventures du Monsieur jovial avec les fils dela perfide Albion; je n'aime pas les Anglais; je suis unAméricain.
— Ah! diable! j'aurais dû m'en douter; vous avez tout à fait letype américain; je me rappelle avoir vu un portrait deWashington… Vous lui ressemblez étonnamment. La France aimebeaucoup les États-Unis. Du reste, sans Lafayette… Et vousdétestez les Anglais? Comme je vous comprends! Ah! si nous avionsencore le Canada!
— Oui, dis-je, Canada… Québec, Toronto, Montréal…
— Parfaitement, approuve le Monsieur jovial qui voit qu'il n'y adécidément pas grand'chose à tirer de moi et prend le parti dem'abandonner à mon malheureux sort.
— Ne trouvez-vous pas, Monsieur, demande-t-il en se tournant versle Monsieur triste, qu'il y a quelque chose de très flatteur pournous dans cet empressement des étrangers à visiter la France?
— Si, certainement, répond le Monsieur triste d'une voix lugubre.
— C'est que, voyez-vous, notre pays est toujours à l'avant-gardedu progrès; la France est la reine de la civilisation. On peutdire ce qu'on veut, mais c'est un fait; la civilisation a unereine, et cette reine, c'est la France. N'êtes-vous pas de monavis?
— Si, certainement, répond le Monsieur triste d'une voix lugubre.
— Le monde, Monsieur, est émerveillé de la façon dont nous avonssu nous relever de nos désastres de 1870. Quelle page dans nosannales, que l'histoire de la troisième République! Et qui sait ceque l'avenir nous réserve! Ah! M. Thiers avait bien raison de direque la victoire serait au plus sage… Ne pensez-vous pas commemoi?
— Si, certainement, répond le Monsieur triste d'une voix lugubre.
— Vous me direz peut-être qu'il y a de temps à autre quelquestiraillements intérieurs. Mais ces petites zizanies prouvent notregrande vitalité. Il faut faire la part de l'exubérance nationale.Cette opinion n'est-elle pas la vôtre?
— Si, certainement, répond le Monsieur triste d'une voix lugubre.
— Je suis fort heureux que nos idées concordent, continue leMonsieur jovial. Votre approbation m'est d'un bon présage. Car jedois vous apprendre que je suis sur le point de poser macandidature à un siège législatif rendu vacant par la mort d'undéputé. Mon programme est des plus simples. Je me présente auxsuffrages des électeurs comme socialiste-conservateur.
— Oh! oh! fait le Monsieur triste.
— Ni plus ni moins, continue le Monsieur jovial. Je suissocialiste en ce sens que j'ai tout un système de théories àmettre en application, et je suis conservateur en ce sens que jem'oppose à toute transformation brutale des institutionsactuelles. Voyez-vous, où je veux en venir?
— Pas très bien, avoue le Monsieur triste.
— C'est que je n'ai point l'honneur d'être connu de vous. Je suisphilanthrope, Monsieur. Un philanthrope, n'est-ce pas? c'est celuiqui aime les hommes. Moi, j'aime les hommes; je les adore. Je n'aiaucun mérite à cela, je le sais, et je ne souffrirais pas qu'onm'en loue. Cet amour de l'humanité est naturel chez moi; sans lui,je ne pourrais pas vivre. J'aime tous les hommes, quels qu'ilssoient et d'où qu'ils viennent. Tenez, cet étranger qui dort dansson coin, continue-t-il plus bas, cet Américain dont le pays faitpreuve d'une si noire ingratitude envers nous; car enfin, sansLafayette… Eh! bien, vous me croirez si vous voulez, je l'aime!Ne trouvez-vous pas cela merveilleux?
— Si, certainement, répond le Monsieur triste d'une voix lugubre,tandis que je songe à cette philanthropie qui, en passant sesbéquilles sous les bras des malheureux, les rend incurablementinfirmes.
— Croyez-moi, Monsieur, la philanthropie doit devenir la pierreangulaire de notre civilisation. Certes, le progrès est grand etincessant; il faudrait être aveugle pour le nier. Le peupledevient de plus en plus raisonnable. Vous savez avec quelleadmirable facilité il a accepté la substitution de la machine autravail manuel, sans demander à retirer aucun bénéfice de cechangement dans les conditions de la production. Il y avait, danscette complaisance de sa part, une indication dont on n'a pas sutirer parti. On devait profiter de cette excellente dispositiondes masses, qui continue à se manifester, pour faire quelque choseen leur faveur.
— Oui, dit le Monsieur triste; on devrait bien faire quelquechose; il y a tant de misère!
— On exagère beaucoup, répond le Monsieur jovial. La plus grande,partie des pauvres ne doit son indigence qu'à elle-même. Si sesgens-là vivaient frugalement; se nourrissaient de légumes et depain bis; s'abreuvaient d'eau; suivaient, en un mot, les règlesd'une saine tempérance, leur misère n'existerait pas ou serait, dumoins, fort supportable. Mais ils veulent vivre en richards,manger de la viande, boire du vin, et même de l'alcool. L'alcool,Monsieur! Ils en boivent tant que les distillateurs sont obligésde le sophistiquer outrageusement pour suffire à la consommation,et que les classes dirigeantes éprouvent la plus grande difficultéà s'en procurer de pur, même à des prix très élevés… Malgrétout, je suis d'avis qu'il faudrait faire quelque chose pour lepeuple. Ce qui manque au Parlement français, Monsieur, ce n'estpas la bonne volonté; ce sont les hommes spéciaux. Savez-vousqu'il n'y a pas à la Chambre un seul philanthrope, un seul vraiphilanthrope? N'est-ce point effrayant?
— Si, certainement, répond le Monsieur triste d'une voix lugubre.
— Ce qui fait défaut à la Chambre, Monsieur, c'est un philanthropequi indiquerait le moyen de donner à chacun…
— Du pain? demande le Monsieur triste. Ah! ce serait si beau!
— Non, Monsieur; pas du pain. L'homme ne vit pas seulement depain; on l'oublie trop… Un philanthrope qui indiquerait le moyende donner à chacun le salaire dû à ses mérites et qui établiraitainsi, d'un bout à l'autre de l'échelle sociale, l'harmonie laplus fraternelle. Il faudrait commencer par diviser les citoyensfrançais en deux catégories: dans l'une, ceux qui payent lesimpôts directs; dans l'autre, ceux qui ne payent que les impôtsindirects. Les premiers sont des gens respectables, propriétaires,possédants, qu'il convient de laisser jouir en paix de tous lesprivilèges dont ils sont dignes. Les seconds, par le fait même deleur indigence, sont suspects et sujets à caution. Ceux-là, ilfaudrait les soumettre d'abord, sans distinction d'âge ni de sexe,aux mensurations anthropométriques; les mesurer, les toiser, lesphotographier; soyez tranquille, les gens qui ont la consciencenette ne redoutent point ces choses-là. Après quoi, l'on ferait untriage; d'un côté, les bons; de l'autre, les mauvais, Cesderniers, écume de la population, racaille indigne de toute pitié,ouvriers sans ouvrage, employés sans travail, gibier de potencetoujours porté à mal faire, danger permanent pour le bonfonctionnement de la Société, seraient retirés une fois pourtoutes de la circulation. On les enfermerait dans de grandsAteliers de Bienfaisance établis, soit en France, soit auxcolonies; la question est à étudier, mais je pencherais vers ledernier parti; il y a assez longtemps que les étrangers nousdemandent quand nous nous déciderons à envoyer une demi-douzainede colons défricher les solitudes que nous ne nous lassons pointde conquérir. Quoi qu'il en soit, le grand point serait d'exiger,des individus qu'on placerait ainsi sous la bienfaisante tutelleadministrative, un travail des plus sérieux. Rien d'analogue, bienentendu, à ce labeur dérisoire avec lequel on charme les loisirsdes détenus des maisons de force; ces gaillards-là ne font rien,Monsieur, ou presque rien. Ils se tournent les pouces toute lajournée. J'en sais quelque chose. J'ai eu autrefois l'entreprised'une Maison centrale; mon argent ne me rapportait pas 20 pourcent. Ah! s'il avait été permis de garder les prisonniers àl'atelier dix-huit heures par jour, comme cela devrait être, lesbénéfices auraient été plus avouables. Mais c'est défendu.Sentimentalité bête qui déshonore la philanthropie. Car, commentvoulez-vous que des condamnés qui ne travaillent pas assidûment serepentent de leurs crimes et reviennent au bien? Et que désire unphilanthrope, sinon le relèvement du niveau de la moralité?… Unphilanthrope, je vous le demande, ne fait-il point passer cetteconsidération avant toutes les autres?
— Si, certainement, répond le Monsieur triste d'une voix lugubre.
— Il est bien clair qu'il se trouverait des mauvaises têtes quirefuseraient de se soumettre au régime salutaire que je vousexpose. Ces têtes, Monsieur, il faudrait les faire tomber! Sanspitié. Il est nécessaire d'arracher l'ivraie, car elle étoufferaitle bon grain. Savez-vous, Monsieur, quelle est la principale causede cette démoralisation dont on se plaint un peu trop, peut-être,mais qui pourtant nous menace? C'est qu'on applique trop rarementla peine de mort. Un chef d'État conscient de ses devoirs nedevrait jamais faire grâce, Monsieur! Il y va du salut de laSociété. Ne pensez-vous point qu'on ne guillotine pas assez?
Le Monsieur triste ne répond pas.
— Autant l'on aurait fait preuve de sévérité envers les méchants,continue le Monsieur jovial au bout d'un instant, autant ilfaudrait se montrer paternel pour les autres. La bonté estobligatoire aujourd'hui. Sa nécessité nous est démontréemathématiquement. Mathématiquement, Monsieur! Il conviendraitd'assurer d'agréables délassements aux gens pauvres mais honnêtes,et de leur faciliter l'accès à la propriété.
— Ah! oui, dit le Monsieur triste. Justement! Que chacun d'euxpuisse avoir une petite maison, un jardin; un jardin où lesenfants pourraient jouer. C'est si joli, les arbres, lesfleurs!…
— Pas du tout! s'écrie le Monsieur jovial. Une maison! Un jardin!Jamais de la vie! Qu'ils mettent de l'argent de côté, oui; maisqu'ils achètent des valeurs, avec leurs épargnes; de petitesvaleurs, des coupures de vingt-cinq francs, par exemple, qu'ilfaudrait créer à leur usage; ils en toucheraient les intérêts,s'il y avait lieu. Mais que le capital qu'ils économisent ne soitjamais représenté par une propriété réelle dont ils auraient lajouissance exclusive. Du papier, rien que du papier; autrement,ils deviendraient trop exigeants.
— Je ne comprends pas bien, déclare le Monsieur triste.
— Permettez-moi de vous donner un exemple. Les mineurs du bassinde la Loire possèdent presque tous la petite maison et le jardindont vous parlez; ils y vivent bien, ne se refusent pasgrand'chose. Monsieur, il n'y a pas d'êtres plus insatiables etplus tyranniques envers leurs patrons. Ils ne sont jamaiscontents, bien qu'ils soient parvenus à arracher des salairesexorbitants, et vont mettre sur la paille, un de ces jours, lescapitalistes qui les emploient. Les mineurs des départements duNord, au contraire, habitent des tanières infectes, vivent depommes de terre avariées, croupissent dans la plus abjectedestitution; eh! bien, ils ne se plaignent pas, ou d'une façon sitimide que c'en est ridicule; savez-vous pourquoi? Parce quel'habitude de la misère les oblige à la résignation. Et il estinutile de vous dire si les actions des mines qu'ils exploitentvalent de l'or en barre! Donnez-leur le bien-être de leursconfrères du Centre, et ils deviendront aussi intraitables. Cesgens-là sont ainsi faits: plus ils sont heureux, plus ils veulentl'être. Dans des conditions pareilles, ce serait jouer un jeu dedupes, et même agir contre leurs intérêts, que de leur accorderl'aisance réelle que vous rêvez pour eux. Non; qu'ils possèdent dupapier, s'ils en ont les moyens, du papier dont les capitalistespuissent hausser ou baisser la valeur à leur gré. Et puis, noussommes à l'époque du papier. On fait tout, à présent, avec dupapier.
— On fait même de bien mauvais livres, dit le Monsieur triste enhochant la tête.
— Il n'y a point de mauvais livres, répond le Monsieur jovial. Ily a des livres; et il n'y en a pas assez. Je vous disais qu'ilfaudrait assurer des délassements aux classes inférieures. Eh!bien, il n'y a qu'un délassement qu'on puisse raisonnablement leurpermettre. C'est la lecture. La République a créé l'instructionobligatoire. Croyez-vous que ce soit sans intention?
— Je serais porté à croire, hasarde le Monsieur triste, quel'instruction obligatoire a uniquement servi à former une race demalfaiteurs extrêmement dangereux.
— Quelques malfaiteurs, je ne dis pas. Et encore! Mais, à côté deça, quel bien n'a-t-elle pas produit! L'instruction donne lapatience, mon cher Monsieur. Elle donne une patience d'ange auxdéshérités. Croyez-vous que si les Français d'aujourd'hui nesavaient pas lire, ils supporteraient ce qu'ils endurent? Quelleplaisanterie! Ce qu'il faut, maintenant, c'est répandrehabilement, encore davantage, le goût de la lecture. Qu'ilslisent; qu'ils lisent n'importe quoi! Pendant qu'ils liront, ilsne songeront point à agir, à mal faire. La lecture vaut encoremieux que les courses, Monsieur, pour tenir en bride les mauvaisinstincts. Quand on a perdu sa chemise au jeu, il faut s'arrêter;on n'a pas besoin de chemise, pour lire. Il faudrait créer desbibliothèques partout, dans les moindres hameaux; les bourgeois,s'ils avaient le sens commun, se cotiseraient pour ça; et l'onrendrait la lecture obligatoire, comme l'instruction, comme leservice militaire. L'école, la caserne, la bibliothèque; voilà latrilogie… Du papier, Monsieur, du papier!…
Le Monsieur triste ferme les yeux et semble vouloir s'endormir. LeMonsieur jovial en fait autant. Moi, je songe aux dernièresphrases de ce Mauvais Samaritain. Au fond, il n'a pas tort, cegredin. Au Moyen-Âge, la cathédrale; aujourd'hui, la bibliothèque.«Ceci a tué cela» — toujours pour tuer l'initiative individuelle.— Du papier pour dévorer les épargnes des pauvres; du papier pourboire leur énergie…
Le train file rapidement, s'arrête à des stations quelconques oùclignotent des becs de gaz, où veillent des lanternes rouges, oùsifflent des locomotives, et repart à toute vitesse dans lanuit… je finis par m'endormir, moi aussi.
Une exclamation du Monsieur jovial me réveille.
— Ah! sacredié! s'écrie-t-il, ma montre s'est arrêtée… Si je necraignais de vous déranger, Monsieur, continue-t-il en se tournantvers moi, je vous demanderais de me dire l'heure.
Je tire majestueusement de mon gousset un chronomètre superbe quej'ai volé en Suisse, il y a trois mois.
— Il est dix minutes passé onze heures, dis-je.
— Je vous remercie infiniment. Nous disons: onze heures dix…Nous serons à N. dans un quart d'heure… Vous avez là une bienbelle montre, Monsieur.
Oui. J'en ai beaucoup comme ça. Elles me reviennent à six sous lekilo, à peu près… Je me le demande: quelle idée peut bien sefaire du voleur le bourgeois trivial? À ces gens qui vont parbandes, tout ce qui sort du troupeau doit paraître horrible, commetout semble jaune à ceux qui ont la jaunisse. S'ils pouvaientsavoir ce que je suis, cet homme triste sauterait par la portièredu wagon pour se sauver plus vite et cet homme jovial aurait uneattaque d'apoplexie.
Le train ralentit sa vitesse, entre en gare, s'arrête. Je sauterapidement sur le quai.
Me voilà dans la ville; une ville de province, mal éclairée, auxmaisons closes, et où je n'ai jamais mis les pieds. Il s'agit deme souvenir des indications que m'a données l'abbé. Voyons un peu.
Vous suivrez, en sortant de la gare, une grande avenue plantéed'arbres; je suis la grande avenue, plantée d'arbres. Vousprendrez la quatrième rue à gauche; je prends la quatrième rue àgauche. Vous prendrez ensuite la troisième rue à droite, une rueen pente; je descends cette troisième rue. Vous vous trouverezensuite sur une grande place, la place des Tribunaux, que vousreconnaîtrez facilement à deux grands bâtiments contigus, lePalais de Justice et la Prison. M'y voici, tout justement. Voustraverserez cette place en laissant le Palais de Justice derrièrevous, et vous vous engagerez dans une large rue dont l'entrée estornée de deux grandes bornes cerclées de fer. Je traverse laplace, j'aperçois les deux bornes, et je pénètre dans la rue en lafouillant rapidement du regard. Personne; personne en arrière, nonplus; pas une lumière aux fenêtres. Le numéro 7? Le voici. Jemonte les marches du perron, la clef à la main. Comment l'abbéLamargelle s'est-il procuré cette clef? Je l'ignore; mais je suistrès content qu'il me l'ait remise hier soir; il me suffit ainsi,au lieu de me livrer à une effraction, de l'enfoncer doucementdans la serrure, de la tourner plus doucement encore, et…
Et j'entre tranquillement, comme chez moi, en légitimepropriétaire. Avant de refermer complètement la porte, cependant,j'attends quelques instants, l'oreille au guet, dans l'immobilitéla plus absolue. Deux sûretés valent mieux qu'une; bien que cesoit là une précaution inutile. Il n'y a personne dans cettemaison, j'en suis sûr.
Un bâtiment occupé n'a pas du tout la même odeur qu'une maison queses habitants ont quittée, serait-ce seulement depuis deux heures.La différence est énorme, bien que les honnêtes gens ne s'enaperçoivent pas; leur sensibilité olfactive est tellementémoussée! Mais, sous la pression de la nécessité, le sens del'odorat se développe chez le malfaiteur, acquiert une finesseremarquable et lui assure la notion des odeurs, des particulesimpalpables des corps, dont le commun des mortels ne soupçonnemême pas l'existence. Le voleur, enfant de la nature, sait flairerla présence de ses contemporains civilisés. Mille indices,imperceptibles à la Vertu planant sur les plus hauts sommets, sontfacilement déchiffrables pour le crime habitué à ramperbestialement dans la poussière d'ici-bas. Le vice a ses petitescompensations.
Non, il n'y a personne ici, et je n'ai pas besoin de me gêner. Jetire ma lanterne de mon sac et je l'allume. Je suis dans unvestibule spacieux, au plafond élevé, digne antichambre d'unemaison sans doute meublée dans le style sobre et sévère, maisriche, cher encore à la bourgeoisie provinciale. Plusieurs portesfont de grandes taches sombres sur le revêtement de marbre blanc.J'en tourne les boutons; elles sont toutes fermées. Fort bien. Cen'est pas là que j'ai à faire.
Je monte l'escalier, un escalier large, à la rampe de fer ouvragé,et je m'arrête sur le palier du premier étage, dallé noir etblanc, comme le vestibule. C'est là que se trouve le cabinet deMonsieur. En face, à droite ou à gauche? L'abbé a négligé de m'eninstruire. À droite, probablement. Essayons. D'un coup de pince,j'ouvre la porte; et un regard à l'intérieur me fait voir que j'aideviné juste. J'entre.
C'est une grande pièce, d'aspect rigide, au beau plancher de vieuxchêne, aux hautes fenêtres. Deux bibliothèques dont l'une, trèsgrande, occupe tout un pan de mur; des sièges de cuir vert sombre,hostiles aux conversations frivoles; des tableaux, portraits defamille, je crois, qui semblent reculer d'horreur au fond de leurscadres d'or; et, au milieu du cabinet, un énorme et superbesecrétaire Louis XVI, fleuri d'une garniture merveilleusementciselée.
— C'est ce secrétaire-là qui contient le magot, m'a dit l'abbé. Sivous y trouvez, comme c'est probable, les bijoux de Madame et deMademoiselle, il sera inutile de rien chercher ailleurs. Faitesattention, car il y a des tiroirs à double-fond; ne manquez pas detouiller partout.
C'est fait. J'ai fouillé partout et ma récolte est terminée; sil'on veut perdre son temps, on peut venir glaner derrière moi. Lebeau secrétaire est dans un piteux état, par exemple; son boisprécieux est déshonoré de larges plaies et de profondes entailles,flétri des meurtrissures du ciseau et des éraflures de la pince;les tiroirs gisent à terre, avec leurs serrures arrachées, leurssecrets découverts au grand détriment des bijoux de ces dames etde certaines actions du canal de Suez, qui iront dire bonjour àcelles du Khédive, bientôt, dans le pays de Beaconsfield. Ellesvont dormir dans mon sac, en attendant; à côté de quelques titresde rente française dont le chiffre ferait loucher Paternoster; enface d'un lot assez considérable d'autres valeurs; etimmédiatement au-dessous d'un joli paquet de billets de banquedont l'abbé Lamargelle n'entendra jamais parler. Il avait raison,pourtant; c'est une bonne affaire. Je n'ai pas mal employé masoirée; vraiment, cela vaut bien mieux que d'aller au café. Ce quim'ennuie, c'est d'avoir tracassé ainsi un meuble aussi magnifique;je suis assez disposé à me traiter de Vandale. Allons, un peu dephilosophie! Forcer une serrure, c'est briser une idole.
Quelle heure est-il? À peine deux heures. Et je ne puis sortird'ici que pour prendre le premier train pour Paris, qui part à sixheures cinq. Que faire, en attendant? Rester dans cette pièce estimprudent. Je sais bien que je n'ai pas à craindre le retour dumaître de céans. Il est allé en pèlerinage à Notre-Dame de je nesais quoi, avec sa famille et ses serviteurs, à la façon despatriarches; il ne reviendra qu'après-demain soir… Pourtant…
Je prends le parti de descendre au rez-de-chaussée; si quelqu'unentrait, j'aurais beaucoup plus de facilité à prendre la clef deschamps. J'ouvre la première porte à gauche, dans le vestibule; Unesalle à manger. Pourvu qu'il y ait quelque chose dans le buffet!Je meurs de faim. Je découvre des biscuits et une bouteille devin.; Ce n'est pas beaucoup, mais à la guerre comme à la guerre.Après tout, ce vin et ces biscuits conviennent parfaitement à monestomac — et ces couverts de vermeil iront très bien dans mon sac.— Je mange, je bois; et je laisse l'assiette sur le buffet et labouteille sur la table. Il y a des voleurs qui remettent tout enordre, dans les maisons qu'ils visitent. Moi, jamais. Je fais unsale métier, c'est vrai; mais j'ai une excuse: je le faissalement. Lorsque les personnes dévotes, mais imprudentes, quihabitent cette maison rentreront chez elles, l'aspect seul decette bouteille leur révélera ce qui s'est passé et les plongerad'emblée dans une affliction profonde. Ah! j'ai déjà fait pleurerbien des gens! À ce propos, comment se fait-il que la sciencen'ait pas encore trouvé le moyen d'utiliser les larmes?…
Là-dessus, j'éteins ma lanterne et je m'endors — pas tropprofondément.
Un bruit de pas et de voix, dans la rue, me tire brusquement demon sommeil. Attention! Que se passe-t-il?… Tout d'un coup,l'idée que l'abbé m'a trahi, m'a tendu un piège pour me fairearrêter, me traverse le cerveau. Je me lève, je m'avance à tâtonsvers le vestibule, prêt à m'échapper, tête baissée, dès qu'onouvrira la porte… Mais les voix s'éloignent, le bruit des pass'éteint. Qu'est-ce que j'ai été penser?
Je regagne ma chaise, dans les ténèbres, et je cherche à merendormir. J'y parviens; j'y parviens trop… Je dors à poingsfermés, et je fais un songe affreux. Je rêve qu'on cloue uncercueil, à côté de moi, et que des masses de gens sont là, auxfigures blafardes et farouches, qui piétinent et dansent une dansemacabre. Par un brusque effort de la volonté qui veille encore enmoi, je m'arrache au sommeil et je me mets sur mes pieds.
Est-ce que je rêve encore? On dirait que c'est mon rêve quicontinue. J'entends des coups sourds, monotones qu'on frappe dansle lointain; je les entends; je ne me trompe pas, je pense; et lebruit que font les gens qui passent continuellement dans la ruen'est pas une illusion, pourtant!… L'aube du jour commence àfiltrer à travers les lames des persiennes. Je puis voir l'heure àma montre: cinq heures un quart. Pourquoi ce brouhaha qui parvientjusqu'à mes oreilles? Si j'osais regarder par la fenêtre… Ah!que je suis sot! C'est jour de marché, probablement; les croquantsse lèvent de bonne heure. Quel bête de rêve j'ai fait!… Cinqheures et demie. Il me faut à peine vingt minutes pour gagner lagare, et je ferais mieux d'attendre encore… Si je sortais, toutde même?
Je sors. Je ferme la porte doucement derrière moi; je descendsvivement le perron par l'escalier de gauche; je me retourne et jeme dirige vers la grande place. Elle est noire de monde cetteplace!
Elle est noire de monde et quelque chose s'élève au milieu,quelque chose que je n'ai pas vu cette nuit. On dirait deuxgrandes poutres… deux grandes poutres au sommet desquelles sesilhouette un triangle — un triangle aux reflets d'acier…
Je suis mêlé à la foule, à présent, — la foule anxieuse quihalète, là, devant la guillotine. — Les gendarmes à cheval mettentsabre au clair et tous les regards se dirigent vers la porte de laprison, là-bas, qui vient de s'ouvrir à deux battants. Un hommeparaît sur le seuil, les mains liées derrière le dos, les piedsentravés, les yeux dilatés par l'horreur, la bouche ouverte pourun cri — plus pâle que la chemise au col échancré que le ventplaque sur son thorax. — Il avance, porté, plutôt que soutenu, parles deux aides de l'exécuteur; les regards invinciblement tendusvers la machine affreuse, par-dessus le crucifix que tient unprêtre. Et, à côté, à petits pas, très blême, marche un homme vêtude noir, au chapeau haut de forme — le bourreau — le Monsieurtriste de la nuit dernière.
Les aides ont couché le patient sur la planche qui bascule; lebourreau presse un bouton; le couteau tombe; un jet de sang… Ha!l'horrible et dégoûtante abomination…
Devant moi, une femme se trouve mal, bat l'air de ses bras, vatomber à la renverse. Je la soutiens; j'aide à la transporter, del'autre côté de la place, chez un pharmacien dont la boutiques'est ouverte de bonne heure, aujourd'hui. Puis, je reprends lechemin que j'ai suivi hier soir; le train entre en gare commej'arrive à la station et, cinq minutes plus tard, je suis en routepour Paris.
Un journal que j'ai acheté m'apprend le nom et l'histoire dumalheureux dont l'exécution, dit-il, a été fixée à ce matin. Unpauvre hère, chassé, pour avoir pris part à une grève, d'uneverrerie où il travaillait, et qui n'avait pu, depuis, trouverd'ouvrage nulle part. Exaspéré par la misère et affolé par lafaim, il s'était introduit, un soir, dans la maison d'une vieillefemme. La vieille femme, à son entrée, avait eu une crise denerfs, était tombée de son lit, s'était fendue le crâne sur lecarreau de la chambre; et l'homme s'était enfui, atterré,emportant une pièce de deux francs qui traînait sur une table. Onl'avait arrêté le lendemain, jugé, condamné. Il n'avait point tuéla vieille femme, ne l'avait même pas touchée; les débatsl'avaient démontré. Mais le réquisitoire de l'avocat général avaitaffirmé l'assassinat, l'assassinat prémédité, et avait demandé, aunom de la Société outragée, un châtiment exemplaire. Douze jurésbourgeois avaient rendu un verdict implacable, et la Cour avaitprononcé la sentence de mort…
Et c'est pour exécuter cette sentence qu'on avait envoyé de Paris,hier soir, les bois de justice honteusement cachés sous la grandebâche noire aux étiquettes menteuses — menteuses comme leréquisitoire de l'avocat général. — C'est pour exécuter cettesentence qu'on avait fait prendre le train express au bourreau, àce misérable monsieur triste qui désire que tous les hommes aientdu pain, que les enfants puissent jouer dans des jardins, et quitrouve beaux les arbres et jolies les fleurs… c'est pourexécuter la sentence qui condamne à mort cet affamé à qui l'onavait arraché son gagne-pain, à qui l'on refusait du travail, etqui a volé quarante sous.
Cependant, à bien prendre, si l'on était obligé de donner del'ouvrage à tous ceux qui n'en ont pas, qu'adviendrait-il? Laproduction, qui dépasse déjà de beaucoup la consommation,s'accroîtrait d'une façon déplorable; et que ferait-on de tous cesproduits? Qu'en ferait-on, en vérité?… D'autre part, si l'onpermettait à chaque meurt-de-faim de s'approprier une pièce dequarante sous, où irait-on? Calculez un peu et vous serez effrayé.Car, relativement, les pièces de deux francs sont en bien petitnombre, et il y a tant d'affamés!… Le mieux, en face d'unepareille situation, est encore de s'en tenir à la Loi, qui ne ditpas du tout que l'homme a droit au pain et au travail, et quidéfend de prendre les pièces de quarante sous. Et cette loi, ilfaut l'appliquer avec vigueur, sans pitié, et même sans bonne foi.Il y va du salut de la Société.
Oui, plus j'y réfléchis, plus je trouve que le monsieur jovialavait raison. On ne guillotine pas assez… — on ne guillotine pasassez les gens comme lui.
XI — CHEVEUX, BARBES ET POSTICHES
Je trouve l'abbé Lamargelle chez lui, rue du Bac, au deuxièmeétage d'une grande vieille maison grise, d'aspect méprisant. J'aiété introduit par la servante dans un vaste cabinet de travaildont les fenêtres donnent sur un jardin, et l'abbé a fait sonapparition un instant après.
— Alors, tout s'est bien passé? Tant mieux… Voyons, je vaisfaire un peu de place ici, dit-il en débarrassant à la hâte unetable encombrée de livres et de papiers, tandis que j'ouvre monsac. Là! Mettons tous nos trésors là-dessus… Les valeurs… lesbijoux… Pas de billets de banque, naturellement; je pensais bienque vous n'en trouveriez point… Et qu'est-ce que c'est que ça?Des couverts?
— Ah! oui; un petit cadeau que j'ai à faire, dis-je, car je pensesubitement à présenter à Ida ces dépouilles opimes de labourgeoisie.
— Vous avez bien raison; les petits cadeaux entretiennentl'amitié. Maintenant, faisons notre compte approximativement.
Le compte est terminé, et l'abbé se frotte les mains.
— Bonne opération, hein? Ah! rendez-moi la clef de la maison, sacà papier! Il faut que je la renvoie ce soir… Merci. Je vaism'occuper de réaliser le montant de ces titres et de ces bijoux etdans quatre jours, c'est-à-dire samedi, vous reviendrez me voir etnous partagerons en frères. Nous aurons même le plaisir de liredans les gazettes, ce jour-là, le récit de votre voyage enprovince, ou tout au moins de ses conséquences.
— Récit qui donnera à plus d'un jeune homme pauvre l'idée decommencer son roman en marchant sur les traces du voleur inconnu.
— Quoi! s'écrie l'abbé. Vous en êtes là! Vous prenez au sérieuxles jérémiades des personnes bien pensantes qui déplorent que lesjournaux publient les comptes-rendus des crimes? Mais cespersonnes-là sont enchantées que les feuilles publiques racontenten détail les forfaits de toute nature et impriment au jour lejour des romans-feuilletons sanguinaires. Les journaux, amis dupouvoir, savent bien ce qu'ils font, allez! Leurs comptes-rendusne donnent guère d'idées dangereuses, mais ils satisfont desinstincts qui continuent à dormir, nourrissent de rêves desimaginations affamées d'actes. Il ne faut pas oublier que lescrimes de droit commun, accomplis par des malfaiteurs isolés, sontdes soupapes de sûreté au mécontentement général; et que le récitémouvant d'un beau crime apaise maintes colères et tue dans l'oeufbien des actions que la Société redoute.
— Votre façon d'envisager les choses est très subtile, dis-je; jevais donc vous apprendre ce que j'ai vu ce matin, au point dujour, et vous demander conseil.
Et je raconte à l'abbé mon voyage avec le bourreau, l'exécution àlaquelle j'ai assisté, et je lui fais part des réflexions quem'ont suggérées ces événements.
— Oui, dis-je en terminant, je souhaite le renversement d'un étatsocial qui permet de pareilles horreurs, qui ne s'appuie que surla prison et l'échafaud, et dans lequel sont possibles le vol etl'assassinat. Je sais qu'il y a des gens qui pensent comme moi,des révolutionnaires qui rêvent de balayer cet univers putréfié etde faire luire à l'horizon l'aube d'une ère nouvelle. Je veux mejoindre à eux. Peut-être pourrai-je…
L'abbé m'interrompt.
— Écoutez-moi, dit-il. Autrefois, quand on était las et dégoûté dumonde, on entrait au couvent; et, lorsqu'on avait du bon sens, ony restait. Aujourd'hui, quand on est las et dégoûté du monde, onentre dans la révolution; et, lorsqu'on est intelligent, on ensort. Faites ce que vous voudrez. Je n'empêcherai jamais personned'agir à sa guise. Mais vous vous souviendrez sans doute de ce queje viens de vous dire.
Voilà trois semaines, déjà, que je fréquente les «milieuxsocialistes» — 30 centimes le bock — et je commence à me demandersi l'abbé n'avait pas raison. Je n'avais point attaché grandeimportance à son avis, cependant; j'avais laissé de côté toutesles idées préconçues; j'avais écarté tous les préjugés qui dormentau fond du bourgeois le plus dévoyé, et j'étais prêt à recevoir labonne nouvelle. Hélas! cette bonne nouvelle n'est pas bonne, etelle n'est pas nouvelle non plus.
Je me suis initié aux mystères du socialisme, le seul, le vrai —le socialisme scientifique — et j'ai contemplé ses prophètes. J'aivu ceux de 48 avec leurs barbes, ceux de 71 avec leurs cheveux, ettous les autres avec leur salive.
J'ai assisté à des réunions où ils ont démontré au bon peuple quela Société collectiviste existe en germe au sein de la Sociétécapitaliste; qu'il suffit donc de conquérir les pouvoirs publicspour que tout marche comme sur des roulettes; et que le QuatrièmeÉtat, représenté par eux, prophètes, tiendra bientôt la queue dela poêle… Et j'ai pensé que ce serait encore mieux s'il n'yavait point de poêle, et si personne ne consentait à se laisserfrire dedans… Je leur ai entendu proclamer l'existence des loisd'airain, et aussi la nécessité d'égaliser les salaires, à travailégal, entre l'homme et la femme… Et j'ai pensé que le Codebourgeois, au moins, avait la pudeur d'ignorer le travail de lafemme… Je leur ai entendu recommander le calme et le sang-froid,le silence devant les provocations gouvernementales, le respect dela légalité… Et le bon peuple, la «matière électorale», aapplaudi. Alors, ils ont déclaré que l'idée de grève généraleétait une idée réactionnaire. Et le bon peuple a applaudi encoreplus fort.
J'ai parlé avec quelques-uns d'entre eux, aussi; des députés, desjournalistes, des rien du tout. Un professeur qui a quitté lachaire pour la tribune, au grand bénéfice de la chaire; pédantplein d'enflure, boursouflé de vanité, les bajoues gonflées dujujube de la rhétorique. Un autre, croque-mort expansif, grand-prêtre de l'église de Karl Marx, orateur nasillard et publiciste àfilandres. Un autre, laissé pour compte du suffrage universel,bête comme une oie avec une figure intelligente — chose terrible!— et qui ne songe qu'à dénoncer les gens qui ne sont pas de sonavis. Un autre… et combien d'autres?… Tous les autres.
J'ai lu leurlittérature — l'art d'accommoder les restes duCapital. — On y tranche, règle, décide et dogmatise à plaisir…L'égoïsme naïf, l'ambition basse, la stupidité incurable et lajalousie la plus vile soulignent les phrases, semblent poisser lespages. Lit-on ça? Presque plus, paraît-il. De tout ce qu'ontgriffonné ces théoriciens de l'enrégimentation, il ne restera pasassez de papier, quand le moment sera venu, pour bourrer un fusil.
Ah! c'est à se demander comment l'idée de cette casernecollectiviste a jamais pu germer dans le cerveau d'un homme.
— Un homme! s'écrie un être maigre et blafard qui m'entendprononcer ce dernier mot en pénétrant dans le café, au moment oùj'en sors. Savez-vous seulement ce que c'est qu'un homme? Maispermettez-moi de vous offrir…
Oui, oui, je sais… la permission de payer. Eh bien, qu'est-cequ'un homme?
— Un homme, c'est une machine qui, au rebours des autres,renouvelle sans cesse toutes ses parties. Le socialismescientifique…
Je n'écoute pas l'être blafard; je le regarde. Une figurechafouine, rageuse, l'air d'un furet envieux du moyen de défenseaccordé au putois. Transfuge de la bourgeoisie qui pensait trouverla pâtée, comme d'autres, dans l'auge socialiste, et s'est aperçu,comme d'autres, qu'elle est souvent vide. Raté fielleux qui laisseapercevoir, entre ses dents jaunes, une âme à la Fouquier-Tinville, et qui bat sa femme pour se venger de ses insuccès. Ilest vrai qu'elle peine pour le nourrir. À travail égal… Maisl'être blafard s'aperçoit de mon inattention.
— Écoutez-moi attentivement, dit-il; c'est très important si vousvoulez savoir pourquoi le socialisme scientifique ne peutconsidérer l'homme que comme une machine… La nourriture d'unadulte, ainsi que je vous le disais, est environ égale enpuissance à un demi-kilogramme de charbon de terre; lequel demi-kilo est à son tour égal à un cinquième de cheval-vapeur pendantvingt-quatre heures. Comme un cheval-vapeur est équivalent à laforce de vingt-quatre hommes, la journée moyenne de travail d'unhomme ordinaire monte à un cinquième de l'énergie potentielleemmagasinée dans la nourriture que consomme cet homme et qui estéquivalente, vous venez de le voir, à un demi-kilo de charbon. Quedeviennent les quatre autres cinquièmes?…
Je ne sais pas, je ne sais pas! Je ne veux pas le savoir. Qu'ilsdeviennent tout ce qu'ils pourront — pourvu que je sorte d'ici etque je n'y remette jamais les pieds!
Un soir, j'ai rencontré un socialiste.
C'est un ouvrier laborieux, sobre, calme, qui se donne beaucoup demal pour subvenir aux besoins de sa famille et élever ses enfants.Il serait fort heureux que la vie fût moins pénible pour tous,surtout pour ceux qui travaillent aussi durement que lui, et quela misère cessât d'exister. Je crois qu'il ferait tout pour cela,ce brave homme; mais je pense aussi qu'il n'a qu'une confiancemédiocre dans les procédés recommandés par les pontifes de larévolution légale.
— En conscience, lui ai-je demandé, à qui croyez-vous que puisseêtre utile la propagande socialiste? Profite-t-elle auxmalheureux?
— Non, sûrement. Car, depuis qu'il est de mode d'exposer lesthéories socialistes, je ne vois pas que la condition desdéshérités se soit améliorée; elle a empiré, plutôt.
— Eh! bien, pour prendre un instant au sérieux les arguments devos frères-ennemis les anarchistes, croyez-vous que cettepropagande profite au gouvernement?
— Non, sûrement. Le gouvernement, si mauvais qu'il soit, sedéciderait sans doute à faire quelques concessions aux misérables,par simple politique, s'il n'était pas harassé par les colporteursdes doctrines collectivistes; et il serait plus solide encorequ'il ne l'est.
— À qui profite-t-elle donc, alors, cette propagande?
Il a réfléchi un instant et m'a répondu.
— Au mouchard.
XII — L'IDÉE MARCHE
Une lettre de Roger-la-Honte m'a appelé à Rouen; il s'agissaitd'une taxe extraordinaire à prélever sur un capital déterminé.Nous avons opéré la saisie pendant la nuit, afin de ne dérangerpersonne, et nous sommes partis ensemble pour l'Angleterre. Jesuis très content d'être revenu à Londres. L'Anarchie est un peupersécutée en ce moment et ses grands hommes se sont réfugiés surle sol britannique. Ces théoriciens, ces faiseurs de systèmes quiont si souvent déjà, dans leurs diverses publications, tracé lavoie de l'humanité, ont sûrement une vision nette des choses, laprescience de l'avenir; ils connaissent le secret du Futur, etpeut-être…
Mais pourquoi pas? Pourquoi me refuseraient-ils le secours de leurexpérience? Pourquoi ne voudraient-ils pas m'indiquer la routequ'il faut suivre? Car ils ne doivent pas se payer de mots, ceux-là; et s'ils parlent, ce doit être pour dire quelque chose. Sij'allais les voir?… Oui, mais ils sont tant… Ils sont tantqu'il faut choisir.
J'ai fait mon choix: Balon, le psychologue anarchiste, que saCélébralité soldatesque a rendu si célèbre; et Talmasco, dont ledernier livre a fait tant de bruit. Chez Balon, pour commencer.
Il me reçoit fort aimablement. Son abord n'est pas des plussympathiques, pourtant; il donne plutôt l'impression d'un pince-maille agité, d'un fesse-mathieu perplexe, d'un de ces parentspauvres qui meurent de privations sur les cent mille francs quibourrent leur paillasse, d'un vilain tondeur d'oeufs. Mais sesmanières sont tellement accueillantes! Il me met tout de suite àmon aise; de telle façon, même, que je suis obligé de me déclarerun peu confus.
— La confusion! dit Balon en souriant. Je ne connais que ça; c'estquand on prend une chose pour une autre. Ça arrive tous les jours.Ainsi, pour ne vous citer qu'un fait, on me confond à chaqueinstant, moi, Balon le psychologue, avec M. Talon le sociologue.Qu'y voulez-vous faire?… Que les gens continuent, si cela lesamuse. Je ne suis, moi — et je tiens à le dire bien haut, car jeprise avant tout la modestie — qu'un homme de science. Je m'occupeexclusivement des causalités, des modalités, des cérébralités, desmentalités, des…
Oui, oui, je ne l'ignore pas. C'est même étonnant qu'un écrivainpuisse s'intéresser à tant d'aussi belles choses. Quelle cervelleil doit avoir, ce Balon! Et je ne crois pas trouver une meilleureoccasion de lui présenter mes félicitations au sujet de saCérébralité soldatesque.
— Ne m'étouffez pas sous les compliments, répond-il. Contentez-vous de dire que c'est une oeuvre. Un chef-d'oeuvre, si vousvoulez; et n'en parlons plus. Ah! messieurs les militaires ontpassé de mauvais quarts d'heure à l'époque où a paru mon livre.Les militaires! Des pillards sanguinaires, tous!… Des bouchers!D'horribles bouchers!…
Des bouchers! Brrr!!!… Il faut l'entendre prononcer ce mot-là.Comme on voit bien qu'il a l'horreur de la viande! Comme on ledevine, comme on le sent — et comme on n'a pas tort! — Car Balonn'est pas seulement un psychologue et un homme de science; c'estencore un végétarien. Les légumes et les oeufs constituent sesaliments: le lait est sa boisson. Bénédictin de la Cause,anachorète de la Sociale, moine du Progrès, confesseur de la Foivivifiante, il n'a nul besoin de fouetter ses convictions avec desexcitants vulgaires et de piquer sa pensée libre de l'aiguillondes stimulants équivoques. L'ébullition d'un potage aux herbes luidonne la note exacte de l'effervescence des désirs libertaires;des oeufs brouillés symbolisent pour lui l'état présent de laSociété, dédaigneuse de l'harmonie nécessaire; des salsifis,blancs au-dedans et noirs dehors, lui représentent le caractère del'homme dont la bonté native ne fait point de doute pour lui; ilretrouve, dans le va-et-vient d'une queue de panais agitée par levent, tous les frémissements de l'âme moderne; et c'est dans dulait écrémé, image de la science, imparfaite, hélas! qu'il chercheà étancher sa soif de progrès et de liberté.
Vie frugale, méthode de travail simplifiée, voilà le système deBalon. Simplifiée! Que dis-je? Réduite à sa plus simpleexpression. Car Balon a un procédé à lui. Je le connais, maisn'attendez point que je vous en fasse part. Le libraire qui luifournit à forfait les vieux journaux qu'il découpe, et l'épicierqui lui vend sa gomme arabique ne vous en diraient pas davantage.
Aussi, ça tient, ce que fait Balon. C'est épais et solide. Il n'arien inventé, je l'accorde. Mais il vous présente les choses d'unefaçon tellement inattendue! C'est presque l'histoire de l'oeuf deColomb.Omne ex ovo. Quel oeuf!
Balon est un pondeur. Il a déjà fait, des parasites de la Société,plusieurs vigoureuses peintures — à la colle. — De plus, c'est uncouveur; il mijote quelque chose qui ne sera pas, comme on dit,dans un sac. Il prouvera victorieusement, une fois de plus, quel'Idée marche. Certains écumeurs ne seront pas contents, peut-être. Qu'ils tremblent des aujourd'hui, comme ils l'ont fait sisouvent déjà — car c'est l'effroi des exploiteurs et la terreurdes soudards, cet homme de science refusé au conseil de révision,ce psychologue qui dissèque les âmes aussi froidement qu'ildécoupe son papier, qu'un verre de vin fait pâlir et qui canedevant un bifteck!
Balon est convaincu de l'excellence des théories anarchistes. Ilme le déclare hautement. Certaines de ses phrases respirent labataille, semblent saupoudrées de salpêtre. Balon, lui, à force des'abreuver de laitage, a pris, plutôt, une odeur d'érable; ilfleure la crèche, il sent la nourrice sur lieux…
Pas de blague! Cette nourrice-là, si sèche qu'elle paraisse,allaitera les générations futures; et c'est à ses mamellesbienfaisantes que viendront boire les hommes de demain. Ah! Balon,biberon de vérité, homme de science,alma mater!…
Je voudrais vous le faire connaître, au physique, comme je vousl'ai présenté au moral. Mais, voila, c'est bien difficile; et jene sais pas trop comment dire: Petit, noueux, des genoux qui fontdes avances et des épaules qui demandent l'aumône, un nez enpatère et des oreilles en champignons, des cerceaux de vestiaireen guise de bras, des pieds à rebords et plats comme deségouttoirs à pépins — il me donne l'idée d'un porte-manteaurabougri, d'un porte-manteau pour culs-de-jatte.
Comme j'ai eu raison de me raccrocher à lui, d'avoir foi en sonexpérience! Il m'a fait voir des choses que je ne soupçonnais pas;non, je n'aurais jamais cru les doctrines anarchistes aussicompliquées…
— Ne doutez pas du succès définitif, me dit-il en m'accompagnantjusqu'à la porte. L'étude des causalités des mentalités actuelles,basée sur la comparaison raisonnée des modalités des cérébralités,m'a profondément persuadé de la fatalité du triomphe de l'Idée.Quant à prévoir certaines éventualités, dans un délai plus oumoins bref, ce m'est impossible; il faudrait me livrer à destravaux considérables, et le temps me manque. Je ne suis qu'unhomme de science, souvenez-vous-en. Je puis donc vous dire aveccertitude où nous irons, mais je ne puis vous indiquer avec lamême précision la meilleure route à suivre.
C'est malheureux. C'est justement ce que je voulais savoir…Enfin, malgré tout, c'est très beau, ce que m'a dit Balon. Etpuis, il parle si bien! Presque aussi bien qu'il écrit. Lamodalité, la causalité, la céré…céri… Oh! c'est très beau.
Je ne serais pas fâché, cependant, si Talmasco se montrait plusexplicite. Il faudra que je lui pose des questions catégoriques,dès que j'arriverai chez lui.
Tiens! j'y suis.
Sa femme vient m'ouvrir et m'introduit. Et, une minute après,Talmasco apparaît en personne. Je lui pose des questionscatégoriques.
— Vous faites bien, me dit-il, de venir me trouver. Je ne dois pasvous cacher que l'Anarchie traverse une crise en ce moment; maiscette crise, croyez-le, ne sera que passagère…
Talmasco, qui pourtant est un libertaire déterminé, a plutôtl'allure d'un bourgeois bien élevé; son existence, paraît-il, estaussi des plus bourgeoises. Son geste hésitant, sans ampleur, luidonne l'aspect, quand il parle, d'un nageur inexpérimenté. Il a lavoix de ces chantres d'une chapelle romaine qui n'entonnent leurpremier cantique qu'après avoir fait trancher certainesdifficultés d'organe par la main de praticiens spéciaux.
— L'Anarchie a eu le tort de mal comprendre jusqu'ici, continue-t-il, le grand principe de la fraternité. Avec la solidarité pourbase, voyez-vous, l'Idée eût été invincible et nous n'aurionspoint assisté, ainsi que cela est arrivé trop souvent, à desspectacles plutôt regrettables. Je parle de la solidarité la pluslarge, non pas seulement entre nous, libertaires, mais entre nouset certains groupements socialistes que nos théories ont déjàséduits. Ah! si nous avions pu nous entendre, tout ce que nousaurions pu faire dans les syndicats ouvriers!… C'est si beau, sigrand, si puissant, la fraternité! Ce sentiment-là… Mais onsonne; permettez-moi d'aller ouvrir.
Talmasco descend. Tout à coup, j'entends un cri; des cris: unbruit de lutte dans le corridor. Qu'y a-t-il?… Mme Talmasco etmoi nous nous précipitons… Mais Talmasco remonte déjàl'escalier, le col arraché, la cravate pendante et le nez en sang.Il explique ce qui s'est passé. Des compagnons, qui lui en veulentsans qu'il sache trop pourquoi, sont venus le demander sous unprétexte et, brusquement sans éclaircissements préalables, lui ontsauté à la gorge. Il a pu s'en débarrasser et les mettre à laporte sans leur faire de mal.
— Des compagnons trop pressés et qui ne raisonnent pas, déclareTalmasco en épongeant son nez meurtri. Ils ont tort, mais quevoulez-vous? On ne peut pas leur garder rancune de leurimpatience. S'ils ne souffraient pas autant, ils réfléchiraient unpeu plus. D'ailleurs, ceci vient à point nommé à l'appui de mathèse. Si ces compagnons avaient une notion suffisante de l'idéede fraternité, ils comprendraient qu'au lieu de perdre notre tempsà nous quereller entre nous, nous aurions tout intérêt à nous uniret à chercher à grossir nos forces contre l'ennemi commun. Lafraternité, malheureusement, est un sentiment assez complexe,malgré sa simplicité apparente…
On sonne encore. Cette fois, c'est Mme°Talmasco qui va ouvrir.
— Peut-être aussi, continue Talmasco, n'avons-nous point mis, nousautres théoriciens, toute la patience désirable…
Mais, sitôt la porte ouverte, en bas, un vacarme terrible éclate.Une bordée d'injures atroces fracasse l'escalier. Ce sont lescompagnes des compagnons qui viennent insulter Mme°Talmasco, luireprocher ceci, cela, et un tas d'et caetera. Le propriétairen'a que le temps d'accourir et de pousser la porte sur le nez desfuries, qui continuent à hurler dans la rue. Mme°Talmasco remonte,tout en larmes.
— Bah! ce n'est rien, dit Talmasco; un simple malentendu. Lescompagnons se figurent, parce que nous savons tenir à peu près uneplume, que nous ne cherchons qu'à prendre de l'autorité sur eux.Ils ont raison de se montrer jaloux de leur indépendance, c'estcertain. Cependant, ils devraient se rendre compte que nous sommesen pleine période de lutte, que le mouvement révolutionnaire nedemande qu'à prendre une extension énorme, et que l'union estéminemment nécessaire. Ah! la fraternité! c'est si beau! C'esttellement sublime!… Ce doit être l'auréole des temps nouveaux…
La voix monotone, féminine, continue à chantonner, sans clef dela, scandée par les sanglots et les soupirs de Mme Talmasco, quipersiste à pleurer dans un coin. C'est assez pénible. Je me lèveet Talmasco me dit, au moment où je le quitte.
— Le mot d'ordre de l'Anarchie doit être: Bonne volonté et Fraternité.
C'est un trimardeur, qui ne fait pas grand'chose, boit un peu,crie pas mal, ne s'inquiète guère de sa famille et n'a nul soucide ses enfants. Il serait fort heureux que la vie fût moinspénible pour ceux qui aiment le travail, moins vide pour ceux quine l'aiment pas, et que la misère cessât d'exister. Je crois qu'ilferait tout pour cela, ce vagabond; mais je pense aussi qu'il n'aaucune confiance dans les moyens d'action préconisés par lesapôtres de la révolution illégale.
— En conscience, lui ai-je demandé, à qui croyez-vous que puisseêtre utile la propagande anarchiste? Profite-t-elle auxmalheureux?
— Non, sûrement. Car, depuis qu'il est de mode d'exposer lesthéories anarchistes, je ne vois pas que la condition desdéshérités se soit améliorée; elle a empiré, plutôt.
— Eh! bien, pour prendre un instant au sérieux les arguments devos frères-ennemis les socialistes, croyez-vous que cettepropagande profite au gouvernement?
— Non, sûrement. L'idée d'autorité a été battue en brèche sansaucun résultat. Un petit nombre d'individus ont cessé de croire àla divinité de l'État, mais les masses terrorisées se sontrapprochées de l'idole; de sorte que, tout compte fait, lapuissance gouvernementale n'a été ni accrue ni diminuée.
— À qui profite-t-elle donc, alors, cette propagande? '
Il a réfléchi un instant et m'a répondu:
— Au mouchard.
XIII — RENCONTRES HEUREUSES ET MALHEUREUSES
Alors c'est cela, le spectre rouge; c'est cela, le monstre quidoit dévorer la Société capitaliste!
Ce socialisme, qui change le travailleur, étroitement maisprofondément conscient de son rôle et de ses intérêts, en unidéaliste politique follement glorieux de sa science de pacotille;qui lui inculque la vanité et la patience; qui l'aveugle dessplendeurs futures du Quart-État, existant par lui-même ettransportable, d'un seul coup, au pouvoir.
Cette anarchie, qui codifie des truismes agonisant dans les rues,qui passionne des lieux-communs plus usés que les vieilles lunes,qui spécule sur l'avenir comme si l'immédiat ne suffisait pas,comme si la notion du futur était nécessaire à l'acte — comme siHercule, qui combattit Cacus dans les ténèbres, avait eu besoind'y voir clair pour terrasser le brigand.
Pépinières d'exploiteurs, séminaires de dupes, magasinsd'accessoires de la maison Vidocq…
Des gouvernements aussi, entreprises anonymes de captation, commel'autre, despotismes tempérés par le chantage; des gouvernementsauxquels le gouverné reproche sans trêve, comme à l'autre, leurimmoralité; mais jamais sa propre misère morale. La Révolutionprend l'aspect d'une Némésis assagie et bavarde, établie etvaguement patentée, qui ne songe plus à régler des comptes, maisqui fait des calculs et qui a troqué le flambeau de la libertécontre une lanterne à réclame. En haut, des papes, trônant devantle fantôme de Karl Marx ou le spectre de Bakounine, quipontifient, jugent et radotent! des conclaves de théoriciens, dedoctrinaires! d'échafaudeurs de systèmes, pisse-froids de lacasuistique révolutionnaire, qui préconisent l'enrégimentation —car tous les groupements humains sont à base d'avilissement et deservitude; — en bas, les foules, imbues d'idées de l'autre monde,toujours disposées à prêter leurs épaules aux ambitieux les plusgrotesques pour les aider à se hisser dans ce char de l'État quin'est plus qu'une roulotte de saltimbanques funèbres; les foules,bêtes, serviles, pudibondes, cyniques, envieuses, lâches, cruelles— et vertueuses, éternellement vertueuses!
Ah! comme on comprend le beau rire de la toute-puissante arméebureaucratique devant l'Individualité, comme on comprend lavictoire définitive de la formule administrative, et le triomphedu rond-de-cuir! Et l'on songe, aussi, aux enseignements desphilosophes du XVIIIe siècle, à ce respect de la Loi qu'ilsprêchèrent, à leur culte du pouvoir absolu de l'État, à leurglorification du citoyen… Le citoyen — cette chose publique — aremplacé l'homme. La souveraineté illimitée de l'État peut passerdes mains de la royauté aux mains de la bourgeoisie, de celles dela bourgeoisie à celles du socialisme; elle continuera à exister.Elle deviendra plus atroce, même; car elle augmente en sedégradant. Quel dogme!… Mais quelle chose terrible que deconcevoir, un instant, la possibilité de son abolition, et des'imaginer obligé de penser, d'agir et de vivre par soi-même!
Par le fait de la soumission à l'autorité infinie de l'État,l'activité morale ayant cessé avec l'existence de l'Individu, tousles progrès accomplis par le cerveau humain se retournent contrel'homme et deviennent des fléaux; tous les pas de l'humanité versle bonheur sont des pas vers l'esclavage et le suicide. Les outilsforcés autrefois deviennent des buts, de moyens qu'ils étaient. Cene sont plus des instruments de libération, mais des primes àtoutes les spoliations, à toutes les corruptions. Et il arrive quela machine administrative, qui a tué l'Individu, devienne plusintelligente, moins égoïste et plus libérale que les troupeaux deserfs énervés qu'elle régit!
On a tellement écrasé le sentiment de la personnalité qu'on estparvenu à forcer l'être même qui se révolte contre une injustice às'en prendre à la Société, chose vague, intangible, invulnérable,inexistante par elle-même, au lieu de s'attaquer au coquin qui acausé ses griefs. On a réussi à faire de la haine virile la hainedéclamatoire… Ah! si les détroussés des entreprises financières,les victimes de l'arbitraire gouvernemental avaient pris le partid'agir contre les auteurs, en chair et en os, de leurs misères, iln'y aurait pas eu, après ce désastre cette iniquité, et cetteinfamie après cette ruine. La vendetta n'est pas toujours unemauvaise chose, après tout, ni même une chose immorale; et devantl'approbation universelle qui aurait salué, par exemple,l'exécution d'un forban de l'agio, le maquis serait devenuinutile… Mais ce sont les institutions, aujourd'hui, qui sontcoupables de tout; on a oublié qu'elles n'existent que par leshommes. Et plus personne n'est responsable, nulle part, ni enpolitique ni ailleurs… Ah! elle est tentante, certes, laconquête des pouvoirs publics!
Ces socialistes, ces anarchistes!… Aucun qui agisse ensocialiste; pas un qui vive en anarchiste… Tout ça finira dansle purin bourgeois. Que Prudhomme montre les dents, et ces sans-patrie feront des saluts au drapeau; ces sans-respect prendrontleur conscience à pleines mains pour jurer leur innocence; cessans-Dieu décrocheront et raccrocheront, avec des gestes derevendeurs louches, tous les jésus-christs de Bonnat.
Allons, la Bourgeoisie peut dormir tranquille; elle aura encore debeaux jours…
Je n'irai pas faire part de mes désillusions à l'abbé, pour sûr;il se moquerait de moi, sans aucun doute. De quoi ai-je été memêler là? Est-ce que cela me regarde, moi, ce que peuvent dire etpenser les futurs rénovateurs de la Société? «Toutes les affairesqui ne sont pas nos affaires personnelles sont les affaires del'État.» C'est Royer-Collard qui a dit ça; et il avait bienraison.
Mais j'irai à Paris tout de même, pour me distraire; il me sembleque j'ai des lois d'airain qui me compriment le cerveau, et l'airde Londres est malsain pour ces maladies-là. C'est entendu; jeprends le train ce soir. «L'idée marche», disent les anarchistes.Moi aussi.
— Comment! c'est toi! s'écrie Ida que j'ai été voir, presque enarrivant. En voilà, une surprise! Figure-toi que j'avaisl'intention d'aller te faire une visite à Londres, dans deux outrois jours.
— Vraiment? Et en quel honneur?
— Es-tu modeste! Fais au moins semblant de croire que j'avais rêvéde toi, et embrasse-moi.
Je m'exécute, et Ida continue:
— La vérité, c'est que j'avais quelque chose à te dire, quelquechose de très important.
— Ah! je devine: tu as revu la petite femme du monde…
— Renée? Non. Je l'ai bien vue deux ou trois fois, en passant;mais il n'y a rien à faire avec elle pour le moment. Comme elle apayé toutes ses dettes, elle peut avoir du crédit pendant un bonbout de temps; et puis son mari a fait un héritage, je crois…Non, ce n'est pas d'elle que je voulais te parler. J'avaisl'intention de te demander un conseil.
— Ida, ne fais pas cela; tu t'en repentirais.
— Naturellement; et ça ne m'empêcherait pas de continuer. Es-tusérieux? Oui? Eh! bien, écoute, j'ai reçu hier une lettre deCanonnier. Il est aux États-Unis…
— Après s'être échappé de Cayenne; je sais ça. Mais en dehors dece détail, j'ignore tout sur Canonnier. Pourquoi a-il été condamnéaux travaux forcés, d'abord?
— Condamné! s'écrie Ida; il n'a jamais été condamné aux travauxforcés.
— Et il était au bagne?
— Oui. Mais pas comme condamné; en qualité de relégué. Tu neconnais donc pas la loi de relégation?
— Si, dis-je. C'est un des chefs-d'oeuvre de la République; sielle n'avait pas créé le Pari Mutuel, ce serait le seul.
— Alors, tu sais que, lorsqu'un homme a encouru deuxcondamnations, le tribunal a le droit de prononcer la relégation,sans autre forme de procès, et de l'envoyer finir ses jours àCayenne ou à la Nouvelle-Calédonie.
— Certainement. La chose est charmante. Une pareille mesure, en siparfait désaccord avec les règles les plus élémentaires del'équité, ne pouvait être votée qu'à une époque de haute moralité,et par des hommes dont l'intégrité est au-dessus de tout soupçon.Vois-tu Ida, la Société bourgeoise me fait l'effet de traiter levoleur, clair de lune de l'honnête homme actuel, comme leprécepteur du Dauphin traitait autrefois le compagnon d'études deson royal élève; elle lui donne la fessée quand l'autre n'est passage.
— Il n'y a rien de tel que l'exemple… À dire vrai, cette loi estimmonde. Je ne cherche pas à disculper Canonnier; c'est un voleurde premier ordre; Dieu seul, s'il existe, connaît le nombre de seslarcins. Pourtant, il n'avait subi qu'une condamnation passérieuse et il y avait déjà fort longtemps, lorsqu'il futsoupçonné d'avoir commis un vol perpétré au Havre, dans une villaappartenant à un des gros seigneurs de la République, Ce n'étaitpas de l'argent qui avait été enlevé, ni des valeurs, mais despapiers politiques de la plus haute importance, paraît-il.Canonnier était bien l'auteur du vol; il avait dérobé lesdocuments et les avait expédiés à un de ses amis, attorney à New-York. Mais on n'avait aucune preuve de sa culpabilité et l'onn'osa point l'arrêter. On se contenta de le filer sérieusement.
— Il n'avait qu'à quitter la France.
— C'est ce qu'il voulut faire. Il partit pour Bordeaux et s'ylogea dans un hôtel quelconque, en attendant le départ du bateauqu'il voulait prendre. Le soir même de son arrivée, comme ilrentrait après avoir passé la soirée au théâtre, il fut mis enétat d'arrestation; on l'accusa d'avoir dérobé l'argenterie del'hôtel; on fouilla ses bagages; et l'on y trouva, en effet,quelques douzaines de couverts…
— Que les argousins y avaient déposés pendant son absence. L'invention n'est pas neuve.
— Ce qui ne l'est pas non plus, ce sont les propositionsinsidieuses et les menaces qui lui furent faites. Il fermal'oreille aux propositions, et les menaces furent exécutées. Ilfut condamné, pour le vol, à je ne sais plus combien de mois deprison, et la relégation s'ensuivit. Voici bientôt quatre ans decela…
— Et tu dis que tu as reçu hier une lettre de lui?
— Oui; il m'apprend qu'il sera en France d'ici deux mois environ,et me charge d'une commission bien délicate et bien ennuyeuse. Tusais qu'il a une fille?
—Je l'ai entendu dire, à toi ou à Roger-la-Honte.
— Elle a dix-neuf ans, à peu près; elle s'appelle Hélène…
— N'a-t-elle pas été adoptée par la femme d'un magistrat?
— Pas tout à fait. Voici les choses: il y a une vingtained'années, Canonnier, qui n'en avait guère que vingt-cinq,rencontra par hasard, dans un jardin public, une jeune fille quivenait d'entrer, comme gouvernante, an service de M. de Bois-Créault, le fameux procureur-général du commencement de laRépublique. C'était une petite provinciale, bébête mais trèsjolie. Canonnier s'amusa à lui faire la cour, en obtint desrendez-vous dont il ne pût gâter l'innocence, et finit par endevenir sérieusement amoureux. La petite, qui se sentait vivementdésirée, parlait mariage et restait sourde à toute autre chose.Canonnier, qui faisait alors ses premières armes dans l'armée ducrime, bien qu'il se fût qualifié voyageur de commerce, trouvaitsans doute dans cette intrigue banale une dérivation àl'énervement qui accompagne les débuts dans votre profession. Etpuis, vraiment, il était amoureux. Au fond, il ne nourrissaitaucun parti pris contre les unions légitimes; il en aurait conclutrois aussi facilement qu'une seule, le même jour. Le mariage sefit donc, avec l'assentiment de la famille de Bois-Créault, quigarda la jeune femme à son service, même après qu'elle eut mis aumonde une petite fille.
— Et Canonnier, que faisait-il pendant ce temps-là?
— Il était censé voyager beaucoup, surtout à l'étranger. Il voyaitsa femme de temps à autre, assez souvent durant les premièresannées, assez rarement depuis. Quant à l'enfant, qui avait étémise en nourrice d'abord, puis en pension, il a toujours subvenulargement à tous les frais.
— Mais, depuis son arrestation?
— Deux jours avant qu'on le mît en prison, sa femme mourutsubitement de la rupture d'un anévrisme. Hélène, que Mme de Bois-Créault avait invitée à passer ses vacances chez elle, se trouvaitauprès de sa mère quand ce malheur survint et put assister à sesderniers moments. Mme de Bois-Créault, émue de compassion, serésolut à garder la jeune fille auprès d'elle. Ah! l'on dira ce quon voudra, continue Ida avec un grand geste, mais il y a encore debraves gens! C'est magnifique, ce qu'ils ont fait-là, les Bois-Créault. Grâce à leur intervention, aucune publicité ne fut donnéeau procès de Canonnier; il fut jugé, condamné et relégué à huisclos, pour ainsi dire. Hélène ignora donc le sort de son père, lecroit mort ou disparu. Elle ne sait rien de lui, l'a vu seulementde loin en loin. L'aime-t-elle? Canonnier l'affirme et prétend, deson côté, que sa fille est son adoration et qu'il veut, un jour,en faire une reine; moi, je ne sais pas…
— J'ai entendu dire que Canonnier était riche.
— Très riche. Sa fortune est en Amérique. Mais il ne possède pasque de l'argent; il a aussi beaucoup de papiers politiques, dansle genre de ceux qu'il a dérobés au Havre; il n'a pas volé autrechose pendant toute une année. Il m'a dit que ces documentsvaudraient avant peu, en France, beaucoup plus que leur pesant debillets de banque.
— Il n'avait pas tort; et il voyait loin… Mais tu disaisqu'Hélène vit avec la famille de Bois-Créault…
— Certainement. Mme de Bois-Créault la traite comme sa proprefille; une mère ne serait pas plus dévouée, plus pleined'attentions pour son enfant. Je les ai vues maintes foisensemble, à la messe de Saint Philippe du Roule ou aux premières.Mon cher, moi qui connais les choses, j'étais émue plus que je nesaurais dire; les larmes m'en venaient aux yeux. Hélène est sijolie, et Mme de Bois-Créault a l'air d'une femme si supérieure!Une figure qui respire la franchise, la dignité et la bonté. Ah!oui, c'est une vraie femme! Je suis sûre qu'elle aurait adoptéHélène si la chose était possible, si Canonnier était mort.
— Elle n'a pas d'enfants, probablement?
— Si. Un fils, M. Armand de Bois-Créault. Un jeune homme de vingt-cinq ans, environ.
— Que fait-il?
— Rien. Il est officier de réserve. Je crois qu'il ne songe guèrequ'à s'amuser; on voit souvent son nom dans les journaux mondains.
— Ils sont riches, ces Bois-Créault?
—Oh! oui; surtout depuis trois ans. Ils ont fait un gros héritage,je crois. On prétend que le fils jette l'argent à pleines mains…
— Et le père ne met pas le holà? J'aurais pensé qu'un ancienmagistrat…
— Tu ne connais pas ces gens-là, répond Ida en souriant.M. de Bois-Créault est un homme d'étude qui passe son temps dansla retraite la plus austère. Il ne sait que ce qu'on veut bien luiapprendre, et ce n'est pas la mère qui irait l'instruire desfredaines de son fils. On le voit rarement dans le monde et, mêmechez lui, il n'apparaît aux réceptions données par sa femme quepour de courts instants. Il ne se plaît que dans son cabinet.
— Cherche-t-il la pierre philosophale?
— Non; il n'en a pas besoin. Il achève un gros ouvrage dejurisprudence, ou quelque chose dans ce genre-là; une oeuvre quifera sensation, paraît-il. Ça s'appelle: «Du réquisitoire àtravers les âges.» Les journaux ont déjà dit plusieurs fois qu'onen attendait la publication avec impatience. Mais, des travauxpareils, ça ne s'improvise pas, tu comprends.
— Heureusement… Et quelle est la commission dont te charge Canonnier?
— Tu ne l'imaginerais jamais. Il me demande de faire parvenir à safille une lettre dans laquelle il lui annonce son prochain retouret la prie de se tenir prête à quitter ses bienfaiteurs et à venirle rejoindre, dès qu'il lui en donnera avis.
— Et tu ne sais pas comment faire tenir la lettre à Hélène?
— Ah! ma foi, si; ce n'est pas là ce qui m'embarrasse; undomestique, une ouvreuse au théâtre, un bedeau à l'église, pourvuque je leur graisse la patte, lui remettront tout ce que jevoudrai. Mais tu ne vois pas ce qu'il y a d'abominable dans ce quefait Canonnier? Engager sa fille à payer de la plus noireingratitude les bienfaits d'une famille qui l'a accueillie d'unefaçon si cordiale! Lui conseiller de quitter cette maison qu'onlui a ouverte si généreusement comme on s'échapperait d'une geôle!L'inviter à briser son propre avenir et aussi, sans doute, lecoeur de sa mère adoptive!… Et pourquoi? Pour la lancer dans unecarrière d'aventures, pour lui préparer une existence faite detous les hasards… Ah! c'est indigne!… Je sais bien que, pourCanonnier, tous les sentiments ordinaires, sont nuls et nonavenus; mais, c'est égal, s'il était ici je lui dirais ce que jepense… Voyons; tu as du bon sens, tu sais juger les choses; queme conseilles-tu de faire?
— Il faut faire, dis-je, ce que te demande Canonnier.
— Mais…
— Il faut le faire sans hésitation. J'ignore les motifs qui lefont agir; mais il a des raisons sérieuses, sois-en sûre. Dureste, Hélène prendra le parti qui lui conviendra; rien ne laforce à obéir à son père.
— C'est bon, dit Ida. Elle aura la lettre avant demain soir. Maissi cela tourne mal, je saurai à qui m'en prendre… Allonsdéjeuner; je t'en veux à mort, car tu n'as pas de coeur, et siquelques douzaines d'huîtres ne nous séparent pas l'un de l'autre,je ne réponds pas de moi…
— Qu'est-ce que tu vas faire à présent? me demande Ida aprèsdéjeuner.
— Un petit tour sur le boulevard; et si tu n'as rien de mieux àfaire…
— Si. J'attends quelqu'un tantôt. L'obstétrique avant tout. Je tesouhaite beaucoup d'amusement. D'ailleurs, je vais te dire…
Elle va chercher des cartes, les bat et me les fait couperplusieurs fois.
— Eh! bien, non, mon petit, tu ne t'amuseras pas beaucoup cetteaprès-midi. Tu rencontreras un jeune homme triste et un homme derobe, et tu causeras d'affaires avec eux… ils te proposeront untravail d'écriture…
— Ah! les misérables! Ne m'en dis pas plus long!… Je me sauve. Je viendrai t'enlever ce soir à sept heures.
Allez donc vous moquer des prédictions et rire descartomanciennes! Il n'y a pas cinq minutes que je me promène surle boulevard, quand j'aperçois-le jeune homme triste. En croirai-je mes yeux? Il est accompagné de l'homme de robe. Philosophe,juge ou professeur, je ne sais pas; mais homme de robe, c'estcertain, bien que la robe s'écourte en redingote noire, enredingote à la papa. Ah! homme de robe, tu as une bien vilainefigure, mon ami, avec ton nez camus, tes yeux couleur d'eau deSeine et ta grande barbe noire!
Quant au jeune homme triste, il n'y a pas à s'y tromper, c'estÉdouard Montareuil en personne. Il vient à moi la main tendue, sedit très heureux de me rencontrer, me demande de mes nouvelles et,après que je lui ai rendu la pareille, me présente l'homme derobe.
— Monsieur le professeur Machin, criminaliste.
Saluts, poignées de mains, petite conversation météorologique;après quoi nous disparaissons tous les trois, fort dignement, dansles profondeurs d'un café.
Et comment se porte Mme Montareuil? Pas trop mal, bien qu'ellesoit toujours en proie, depuis ce malheureux événement — voussavez — à une profonde tristesse. Son fils la partage-t-il cettemélancolie? Mon Dieu! oui; il ne s'en défend pas. Le coup l'aprofondément touché; il ne s'est pas marié; il porte sa virilitéen écharpe. N'a-t-il point essayé de réagir? Si; il a fait destentatives héroïques, mais sans grand succès. Cependant, comme lechagrin, même le mieux fondé, ne doit pas condamner l'homme àl'inertie; comme il faut payer à ses semblables le tribut de sonactivité, Édouard Montareuil s'est décidé à agir vigoureusement, àse lancer à corps perdu dans le tourbillon des entreprisesmodernes. Il a fondé une Revue.
— La «Revue Pénitentiaire.» N'en avez-vous pas vu le premiernuméro, qui a paru le mois dernier? Il a été fort bien accueilli.
Je suis obligé d'avouer que j'étais à l'étranger, vivant enbarbare, très en dehors, hélas! du mouvement intellectuelfrançais.
— Ah! Monsieur, déclare le criminaliste, vous avez beaucoup perdu.L'apparition de la «Revue Pénitentiaire» a été l'événement dumois. C'est un gros succès.
J'en doute un peu, car enfin… Mais Montareuil me démontre quej'ai le plus grand tort. Même au point de vue pécuniaire, sa Revueest un succès; grâce à certaines influences qu'il a su mettre enjeu, tous les employés et gardiens des prisons de France et deNavarre ont été obligés de s'y abonner et, le mois prochain, tousles gardes-chiourmes des bagnes seront contraints de les imiter.N'est-ce pas une excellente manière de fournir à ces dévouésserviteurs de l'État le passe-temps intellectuel qu'ils méritent?
J'en frémis. Et quel moyen de répression, aussi, contre lespauvres diables qui gémissent sous leur trique! Si les prisonniersou les forçats font mine de se mal conduire, on ne les menaceraplus de les fourrer au cachot. On leur dira: «Si vous n'êtes passages, nous vous condamnerons à lire la Revue que lisent vosgardiens.» Ah! les malheureux! Leur sort n'est déjà pas gai,mais… Le criminaliste interrompt mes réflexions.
— Nous nous sommes aussi préoccupés, dit-il, de la condition desdétenus. Nous sommes convaincus qu'une lecture saine et agréableaiderait beaucoup à leur relèvement. C'est pourquoi nous demandonsqu'on les autorise à prélever sur leur masse, pendant leurincarcération, la somme nécessaire à un abonnement annuel à laRevue.
— C'est presque une affaire faite, dit Montareuil; de hautsfonctionnaires du ministère nous ont promis leur concours, enprincipe; ce n'est plus qu'une question de commission à débattre.
— N'allez pas croire, surtout, dit le criminaliste, que la Revuen'est point lue à l'air libre. Au contraire. On la discutepartout, et elle est fort goûtée dans les milieux les plus divers.On admire surtout notre façon paternelle, bien que sévère,d'envisager le malfaiteur. Que voulez-vous, Monsieur? Un criminelest un invalide moral; c'est un pauvre hère à l'intellect chétif,assez aveugle pour ne point voir la sublime beauté de lacivilisation moderne. Il fait partie, pour ainsi dire, d'une racespéciale et tout à fait inférieure. Eh! bien, je suis certain qu'àl'aide d'un mélange savamment combiné de bienveillance et derigueur, on arriverait en très peu de temps à transformer cetterace.
Alors, quoi? Je serais obligé de m'établir banquier — de fabriquerdes serrures à secret, de vendre des chaînes de sûreté?
— Je viens de vous dire, continue le criminaliste, que lemalfaiteur est un invalide moral; c'est aussi un invalidephysique. N'en doutez pas, Monsieur; tout criminel présente descaractères anatomiques particuliers. Il y a un «type criminel.»Certaines gens ont dit que chacun porte en soi tous les élémentsdu crime; autant vaudrait répéter la fameuse phrase sur «lepourceau qui sommeille.» Rien de plus insultant pour le haut degréde culture auquel est parvenue l'humanité. C'est affirmer que lesactes répréhensibles sont commandés par le milieu extérieur, cequi ne soutient pas l'examen. Car enfin, Monsieur, où sont, dansl'admirable société actuelle, les causes qui pourraient provoquerdes agissements délictueux? Où sont-elles, s'il vous plaît? vousne répondez pas, et vous avez raison. Ces causes n'existent point;je ne dis pas que tout soit pour le mieux, mais, tout est aussibien que possible; et la marche du progrès est incessante… Non,les actes sont dus à la conformation anatomique…
— Je vois, dis-je, que vous êtes un disciple de Lombroso, et jevous en fais mon compliment. Mais ce grand homme n'a-t-il pas ditqu'une certaine partie des malfaiteurs, celle qui peut se direl'aristocratie du crime, offre une large capacité cérébrale, etsouvent même ces lignes harmoniques et fines qui sontparticulières aux hommes distingués?
— Certes, il l'a dit; mais je ne sais point s'il n'a pas été unpeu loin. Quoiqu'il en soit, restez persuadé que, malgré tout, ily a des signes qui ne trompent pas et qu'un oeil exercé peuttoujours facilement reconnaître. Ainsi, vous. Monsieur —permettez-moi de faire une supposition invraisemblable — vousvoudriez commettre des actes répréhensibles que vous ne lepourriez point. Savez-vous pourquoi? demande le criminaliste enreculant sa chaise et en regardant sous la table. Parce que vousn'avez pas le pied préhensile… Non, ne vous déchaussez pas; jesuis sûr de ce que j'avance. Pas de criminel sans pied préhensile.Et si vous aviez le pied préhensile, vous ne pourriez point porterdes bottines aussi pointues. Voilà, Monsieur. Ah! la science estune belle chose et notre époque est une fière époque! Le XIXesiècle a donné la solution de tous les problèmes…
C'est presque juste. La seule question qui reste à résoudre,aujourd'hui, c'est celle du Voleur; il est vrai qu'elle lescontient toutes, les questions.
— Nous vous parlons là, me dit Montareuil, de choses qui nedoivent pas vous être très familières. En votre qualitéd'ingénieur — car j'ai appris avec plaisir que vous êtesingénieur…
— Oui, dis-je, je suis ingénieur. Ingénieur civil. Mais ne croyezpas que mes occupations professionnelles me ferment les yeux à cequi se passe dans d'autres sphères. Et, d'ailleurs, puisque M. leprofesseur Machin parlait tout à l'heure de la grandeur de lascience, ne pensez-vous pas que toutes ses branches, sidifférentes que paraissent leurs directions, convergent en sommevers un même but? J'en suis profondément convaincu, quant à moi.Combien de fois ne m'est-il pas arrivé, en surveillantl'établissement des écluses qui règlent le cours des rivières, decomparer les flots impétueux et désordonnés du fleuve à l'esprithumain sans guide et sans frein, et l'écluse elle-même aux loissages, aux bienfaisantes mesures qui en renferment l'activité dansde justes bornes et en réfrènent les emportements. Oui, j'aisouvent songé aux rapports étroits…
— Vraiment! s'écrie le criminaliste. Ah! c'est merveilleux! Lafaçon dont vous concevez et dont vous exprimez les choses estaussi grandiose que neuve. Cette comparaison entre les flotstumultueux et les dérèglements de l'esprit humain… Ah! c'estsuperbe… Permettez-moi Monsieur, de vous féliciter… Mais, j'ypense, continue-t-il en se tournant vers Montareuil, ne pourriez-vous pas engager monsieur votre ami à nous donner un article, sicourt soit-il, pour le prochain numéro de la Revue? Un articledans lequel il développerait les belles idées dont il vient denous offrir un aperçu si captivant?
— En effet, répond Montareuil. Pourquoi, mon cher Randal,n'écririez-vous pas un article pour nous? Vous y resteriezingénieur tout en devenant moraliste; et ce serait si intéressant!
Je manque d'éclater de rire — ou de tomber à la renverse. — Moi,rédacteur à la «Revue Pénitentiaire»! Non, c'est trop drôle! Il nemanquerait plus que Roger-la-Honte pour faire le Courrier deLondres et Canonnier pour envoyer des Correspondancesd'Amérique… Mais le criminaliste et Montareuil ont les yeuxfixés sur moi; ils attendent ma décision avec anxiété. Sij'acceptais? Oui, je vais accepter. Il y aura dans macollaboration à la Revue une belle dose d'ironie, qui ne medéplaît pas du tout; et si je suis jamais poissé sur le tas — cequ'on rigolera!
— Eh! bien, dis-je, puisque vous semblez le désirer…
— Ah! merci! merci! s'écrient en choeur Montareuil et lecriminaliste.
Ils me serrent chacun une main, avec effusion; et le criminalisteme demande en souriant:
— N'aurais-je pas tort de supposer que vous prendrez pour texte devotre article la belle similitude dont vous vous êtes servi tout àl'heure? «L'écluse et la morale», quel titre! Ou bien encore: «Del'écluse, envisagée comme oeuvre d'art, comme symbole, et commeobstacle opposé par la science…» Je crois que ce serait un peulong…
— Peut-être. Du reste, je ne demanderai pas l'inspiration de montravail aux voix fluviales; je préfère la trouver dans les voiesferrées.
— Ah! dit le criminaliste, les chemins de fer!… Voilà quelquechose d'inattendu! Je suis sûr, Monsieur, que vous ferez un chef-d'oeuvre. Le prochain numéro de la Revue sera d'un intérêtsupérieur. J'y publie, pour mon compte, une étude qui attireral'attention; c'est l'Esquisse d'un Code rationnel et obligatoirede Moralité pour développer l'Idéal public. Je n ai plus qu'à entracer les dernières lignes.
Alors, pourquoi ne va-t-il pas les écrire tout de suite?
Il y va. Il se retire après de nombreux compliments et de grandesprotestations d'amitié. Montareuil m'apprend qu'il voudrait avoirma copie dans cinq ou six jours. Il l'aura. Sur cette assurance,nous sortons tous deux du café et, trois minutes après, il mequitte. Il sait que Paris est menacé d'une épidémie de coqueluche,et il va se faire inoculer. Je lui souhaite un bon coup deseringue.
La «Revue Pénitentiaire» a paru; et mon article a fait sensation.Je l'avais intitulé: «De l'influence des tunnels sur la moralitépublique.» J'y étudiais l'action heureuse exercée sur l'esprit del'homme par le passage soudain de la lumière aux ténèbres; j'ymontrais comme cette brusque transition force l'être à rentrer ensoi, à se replier sur lui-même, à réfléchir; et quels bienfaisantsrésultats peuvent souvent être provoqués par ces méditations aussisubites que forcées. J'y citais quelques anecdotes; l'une, entreautres, d'un criminel invétéré qui, à ma connaissance, avait prisle parti de revenir au bien en passant sous le tunnel du Père-Lachaise. Je sautais sans embarras du plus petit au plus grand, etje présentais un exposé comparatif de la moralité des différentspeuples, que je plaçais en regard d'un tableau indiquant lafréquence ou la rareté des oeuvres d'art souterraines sur leursréseaux ferrés. J'attribuais la criminalité relativementrestreinte de Londres à l'usage constant fait par les Anglais duMetropolitan Railway. Je démontrais que le manque de consciencequ'on peut si souvent, hélas! reprocher aux Belges, ne saurait,être imputé qu'à la disposition plate du pays qu'ils habitent etqui ne permet guère les tunnels. Je prouvais que la haute moralitéde la Suisse, contrée accidentée, provient simplement de ce queles trains, à des intervalles rapprochés, s'y enfoncent sousterre, reparaissent au jour et s'engouffrent de nouveau dans lesexcavations béantes à la base des majestueuses montagnes.J'exposais ainsi un des mille moyens par lesquels la science, mêmedans ses applications les moins idéales, arrive à améliorer lamoralité des nations. Je préconisais la création immédiate d'unmétropolitain souterrain à Paris. Je disais beaucoup de mal despassages à niveau, qui n'inspirent aux voyageurs que des penséesfrivoles. Et, pour faire voir que je ne manque de logique quelorsqu'il me plaît, je finissais par un éloge pompeux du maîtreLombroso, où je mettais en pleine lumière son plus grand titre degloire: sa tranquille audace à donner doctoralement l'explicationdu crime sans prendre la peine de le définir. «Imitons-le, disais-je en terminant. Le crime est le crime, quoi qu'en puissent diredes sophistes peut-être intéressés; et, comme Lombroso, il faut enlaisser la définition à la mûre expérience des gendarmes, cesanges-gardiens de la civilisation.»
En vérité, cette étude, qui est mon début littéraire, a faitbeaucoup de bruit. Elle m'a valu de nombreuses lettres, toutesflatteuses. Une seule est blessante pour mon amour-propred'auteur. Elle est d'une petite dame qui m'apprend qu'elle éprouvegénéralement des sensations plus agréables que morales sous lestunnels, lorsqu'elle voyage sans son mari et qu'un Monsieursympathique s'est installé dans son wagon. Quelque hystérique…
Mon article m'a procuré aussi le plaisir d'une visite; celle deJules Mouratet, un de mes camarades de collège, que j'avais perdude vue depuis longtemps déjà, et que je croyais employé auministère des Finances. Mais il a fait du chemin, depuis; il mel'apprend lui-même. Il n'est plus employé, mais fonctionnaire —haut fonctionnaire. — Il est à la tête de la Direction desDouzièmes Provisoires, une nouvelle Direction que le gouvernements'est récemment décidé à créer au ministère des Finances, enraison de l'habitude prise par les Chambres de ne voter lesbudgets annuels qu'avec un retard de quatre ou cinq mois. Ah! il ade la chance, Mouratet! Le voilà, à son âge, Directeur desDouzièmes Provisoires; et, même, il sera bientôt député, car toutel'administration française, me dit-il à l'oreille, n'est qu'uneimmense agence électorale, et l'expérience qu'il a acquise dansses fonctions rend sa présence indispensable au Parlement, lors dela discussion du budget. Lui seul pourra dire avec certitude,chaque année, s'il convient d'en reculer le vote jusqu'à laTrinité, ou simplement jusqu'à Pâques. Heureux gaillard!
Nous dînons ensemble au cabaret, en garçons, bien qu'il soitmarié.
— Oui, mon cher, depuis plus de trois ans. Avec une petite femmecharmante, jolie, instruite, spirituelle, et dévouée, dévouée! Uncaniche, mon cher! Et adroite, avec ça… on dirait une fée…Elle sait tirer parti de tout; elle ferait rendre vingt francs àune pièce de cent sous… On me le dit quelquefois: «Votreintérieur est ravissant, et Mme Mouratet est une des femmes lesmieux habillées de Paris.» C'est vrai, mais je ne sais pas commentelle peut s'y prendre… Cela tient du prodige, absolument.
— Vois-tu, dis-je — car nous avons repris tout de suite le bontutoiement du collège — vois-tu, les femmes ont des secrets àelles. Il y a des grâces d'état, et de sexe.
— Tout ce que je sais, répond Mouratet, c'est que le mariage m'aporté bonheur; tout me réussit, depuis que j'ai convolé en justesnoces. Certes, il y a trois ans, je n'aurais jamais espéré avoir àl'heure qu'il est la situation que j'occupe.
— Le fait est que tu es déjà, et que tu vas devenir sous peuencore davantage, un des piliers de la République.
— Ah! dit Mouratet, on lui reproche bien des choses, à cettepauvre République! Mais n'est-ce pas encore le meilleur régime?N'est-ce pas le gouvernement par tous et pour tous? On va mêmejusqu'à l'accuser d'austérité. Calomnie pure! Il n'y a pas d'hommeoccupant une position dans le gouvernement qui ne fasse tous sesefforts pour grouper autour de lui l'élite intellectuelle de lanation. La République française est la République athénienne…Mais, à propos, ne m'a-t-on pas dit que tu vivais beaucoup àl'étranger?
— On a eu raison. De grands travaux dont j'ai fourni les plans ouauxquels je m'intéresse… Je ne viens en France que de loin enloin.
— C'est cela. Ma foi, sans ton article dans cette Revue deMontareuil, je n'aurais pas su où aller te chercher. C'est trèsbeau, ton idée d'allier la littérature à la science; tu dis bienjustement dans ton étude qu'il n'y a pas d'incompatibilité entreelles. C'est une de ces pensées qui redeviennent neuves, tellementon les a oubliées. Car, vois les grands artistes de laRenaissance. Léonard de Vinci, par exemple… Ah! la peinture! Mafemme en est folle. Elle passe des après-midi entières dans lesgaleries, chez Durand-Ruel et ailleurs. Quand elle revient, elleest moulue, brisée, comme si elle avait éprouvé les plus grandesfatigues physiques. Les nerfs, tu comprends… Ah! ces naturessensitives…
— La névrose est la maladie de l'époque. Mais j'espère que lasanté de ta femme ne t'inquiète pas?
— Pas du tout. Elle se porte à merveille. D'ailleurs, il faut quetu en juges, car je ne veux point te laisser vivre en ermitependant les quelques semaines que tu consens à passer à Paris. Mafemme reçoit quelques amis tous les mercredis soir; elle seraenchantée de faire ta connaissance. Viens donc après-demain.
J'ai bien envie de refuser, sous des prétextes quelconques; j'aimemieux aller au Cirque qu'en soirée. Mais Mouratet insiste; ilrevient même à la charge quand il me quitte.
— Alors, c est entendu; à après-demain?
— Oui, à après-demain.
Je tiens parole. Et me voilà montant, vers les dix heures du soir,l'escalier d'une somptueuse maison du boulevard Malesherbes.
Je ne suis pas plutôt annoncé que Mouratet vient m'accueillir etme présente à sa femme. Je m'incline devant la maîtresse de lamaison en prononçant la phrase de circonstance, et j'ai à peine eule temps de relever le front qu'un éclat de rire me répond.
— Mon Dieu, Monsieur, que votre étude dans la «RevuePénitentiaire» m'a donc amusée! C'est bien vilain de ma part, car,le sujet était grave, mais vos idées sont tellement originales! Jesuis ravie de vous connaître, Monsieur, et mon mari ne pouvait mefaire un plus grand plaisir que de vous engager à nous venirvoir… Les amitiés de collège sont les meilleures… Je serai siheureuse de pouvoir discuter avec vous certains sujets… Vous nem'en voudrez pas de n'avoir pu prendre votre article tout à faitau sérieux? Mon mari m'en a déjà grondée, mais… Nous enparlerons tout à l'heure, si vous voulez bien…
Je m'incline, sans pouvoir trouver une parole, tandis que Renée —car c'est elle — va recevoir une dame, parée comme une châsse, quivient de faire son entrée.
Eh! bien, elle peut se vanter d'avoir de l'aplomb, la petitepoupée! Ce n'est ni le sang-froid ni la présence d'esprit qui luimanque, et j'aurais laissé percer mon embarras plus visiblementqu'elle, à sa place. Son rire, peut-être nerveux et involontaireaprès tout, a sauvé là situation; me permet d'expliquer montrouble et mon mutisme, si l'on s'en est aperçu. Mais Mouratet n'arien remarqué.
— Comment trouves-tu ma femme? me demande-t-il en me conduisantdans son cabinet transformé en fumoir. Un peu enfant, hein?
— Absolument charmante; très spirituelle et très gaie. Je n'aimerien tant que la gaîté.
— Alors, vous vous entendrez facilement. C'est un vrai pinson.Parfois légèrement capricieuse et bizarre, mais très franche, etle coeur sur la main…
Et la main dans la poche de tout le monde. Ah! mon pauvreMouratet, je comprends que tout t'ait réussi depuis ton mariage,et que tu occupes aujourd'hui une aussi belle situation. «Lafaveur l'a pu faire autant que le mérite.» Et puis, de quoi teplaindrais-tu, au bout du compte, prébendé de la démocratieimbécile, acolyte de la bande qui taille dans la galette populaireavec le couteau du père Coupe-toujours? Tu ne mérites même pasqu'on s'occupe de toi. C'est elle qui est intéressante, cettepetite Renée qui tire si joliment sa révérence aux conventionsdont elle se moque, qui fait la nique à la morale derrière le dosvert des moralistes, et qui passe à travers le parchemin jauni deslois les plus sacrées avec la grâce et la légèreté d'une écuyèrelancée au galop, quittant la selle d'un élan facile, et retombantavec souplesse sur la croupe de sa monture, après avoir crevé lecerceau de papier.
Est-ce amusant, une soirée chez Mouratet? Comme ci, comme ça.C'est assez panaché. Les personnalités les plus diverses secoudoient dans les deux salons. Leur énumération seraitfastidieuse; cependant, je regretterais de ne pas citer un vieuxgénéral et son jeune aide de camp, des diplomates exotiques, unefemme de lettres, un pianiste croate, un quart d'agent de change,la moitié d'un couple titré en Portugal et une princesse russetout entière, un journaliste méridional et un poète belge, desdéputés et des fonctionnaires flanqués de leurs épouses légitimes,un agitateur irlandais, une veuve et trois divorcées, un partisandu bimétallisme, et un nombre respectable d'Israélites. Un peu legenre de société qu'on sera forcé de fréquenter, le jour deJugement dernier, dans la vallée de Josaphat… Elle n'est pasmal, décidément, l'élite intellectuelle de la nation; elle estfort grecque, la République athénienne.
Ah! cette République, qui n'est même pas une monarchie! Ah! cette Athènes, qui n'est même pas une Corinthe!… Quelle dèche, mon Empereur!
Je voudrais bien parler à Renée. Justement, elle vient de sedébarrasser de la troisième divorcée, et je l'aperçois qui me faitsigne.
— Mettez-vous là, dit-elle en me laissant une place à côté d'elle;le pianiste croate va faire un peu de musique, et nous feronssemblant de l'écouter tout en causant. On croira que nousdiscutons son génie; il faudra lever les yeux au plafond, de tempsen temps. Comme ça, tenez… N'est-ce pas qu'elle est bien, mapose d'extase?… Oh! je me demande comment je ne suis pas mortede rire, tout à l'heure. Si j'avais connu votre nom, au moins!…Mais, prise à l'improviste, comme ça… C'est tellement drôle!…On payerait cher pour avoir tous les jours une surprise pareille;ça vous remue de fond en comble… Et si vous aviez pu voir latête que vous faisiez!… C'est impayable. Si vous saviez ce queça m'amuse, de connaître votre genre réel d'occupations et de vousvoir ici!… Et mon mari qui vous croit ingénieur! Quelle farce!Non, l'on ne voit pas ça au Palais-Royal…
— Moi non plus, dis-je, je ne pensais guère avoir le plaisir devous retrouver ce soir en madame Mouratet. Je m'y attendais si peuque je m'étais préparé pour une occasion possible et que j'avaisglissé un rossignol dans la poche de mon habit.
— Vrai? demande Renée en éclatant de rire. On n'imagine pas deschoses pareilles. À qui se fier, je vous le demande?… Ah! lepianiste croate a fini; attendez-moi un instant; il faut quej'aille le remercier et lui demander un autre morceau; la «Marchedes Monts Carpates.»
Elle revient une minute après, légère et jolie dans la ravissantetoilette mauve qui fait valoir son charme de Parisienne.
— Ça y est. Je lui ai dit qu'il était le Strauss de demain.Pourquoi pas l'Offenbach d'hier?… Écoutez, j'ai beaucoup dechoses à vous dire, mais ce n'est guère possible à présent. Ilfaudra revenir me voir. Mais venez à mesfive o'clock; je suisbeaucoup plus libre et nous pourrons causer à notre aise. Tenez,venez après-demain, et arrivez à quatre heures; nous aurons uneheure entière à nous. Et si vous voulez me faire un grand plaisir,ajoute-t-elle plus bas, apportez une pince-monseigneur. J'enentends parler depuis si longtemps, et je n'en ai jamais vu. Jevoudrais tant en voir une!… Pour la peine, je vous ferai unesurprise. J'inviterai les trois personnes que vous avez dévaliséessur mes indications, et je vous présenterai à elles. Croyez-vousqu'il y aura de quoi rire!… Non, vraiment, il n'y a plus moyende s'embêter une minute, à présent… Ah! si: voici le poète belgequi se prépare, à déclamer l'»Ode au Béguinage.» Regardez-le là-bas, devant la cheminée.
Ah! ces poètes pare-étincelles!… Je me demande pourquoi on ne ledécore pas tout de suite, celui-là. Peut-être qu'il nouslaisserait tranquilles, après. Bon, voici la femme de lettres quiveut me parler. Abandonnez-moi au bourreau… Et à après-demain;surtout, n'oubliez pas la pince…
Pourquoi l'oublierais-je? A-t-elle fait plus de mal, à toutprendre, que le cachet du Directeur des Douzièmes Provisoires?C'est peu probable. Mais les larrons à décrets se réservent lemonopole de l'extorsion; ils le tiennent des mains souveraines duPeuple. Le Peuple, citoyens! Et nous oserions, nous, les voleurs àfausses clefs, sans investiture et sans mandat, exister à côtéd'eux, leur faire concurrence… mangerl'herbe d'autrui!…quelle audace! — et quel tollé, si tous les honnêtes gens quim'entourent pouvaient, tout d'un coup, apprendre ce que je suis! —Je me figure surtout la vertueuse indignation de Mouratet, ceMouratet qui vit au milieu du luxe payé par sa femme, avec del'argent auquel Vespasien aurait trouvé une odeur. Mais Mouratetignore tout! Ce n'est pas une raison, car la bêtise seule est sansexcuse; pourtant…
Pourtant, Mouratet se donne du mal, lui aussi, pour subvenir auxdépenses du ménage; il fraye avec les coquins mis en carte par lesuffrage universel, coquette avec les agioteurs véreux qui fontles affaires de la France. Le bénéfice qu'il a retiré, jusqu'ici,de ces tristes pantalonnades, n'est pas énorme, je le veux bien.Mais l'en blâmerai-je? Dieu m'en garde. Il ne faut point juger dela valeur d'un procédé sur la mesquinerie de ses résultats. Ilarrive à tout le monde d'obtenir moins qu'on n'espérait. J'ai volécent sous.
J'ai apporté la pince; et Renée m'a présenté aux trois personnesauxquelles son amitié a été si funeste. Nous avons bien ri, tousles deux. Elle m'a présenté, aussi, à d'autres personnes, femmesde représentants du peuple et de fonctionnaires, généralement,avec lesquelles j'ai bien ri, tout seul — sans jamais pouvoirparvenir à causer, après. — Ces dames ne sont point farouches; iln'est pas fort difficile de leur passer la main sous le menton.Mais on aurait tort d'attribuer la fragilité de leurs moeurs à lalégèreté de leur nature, à leur vénalité foncière, au désir devengeance qu'excite en elles l'inconstance de leurs conjoints.C'est plutôt le poids de l'existence qui pèse sur elles qui lesentraîne à des actes qui, à vrai dire, répugnent de moins en moinsà la majorité des consciences féminines. C'est assez difficile àexpliquer; mais on dirait qu'elles sont lasses, physiquement, desinfamies continuelles auxquelles elles doivent leur bien-être, etleurs maris leur fortune; qu'elles ont besoin de se révolter,sexuellement, contre la servitude de l'ignominie morale que leurimpose leur condition sociale. On dirait que leurs hanches segonflent d'indignation sous les robes que leur offrirent des épouxdont elles ont sondé l'âme; que leurs seins crèvent de hontel'étoffe des corsages payés par l'argent des misérables; que leursflancs tressaillent de dégoût au contact des êtres qui lesvendraient elles-mêmes, s'ils l'osaient, comme ils vendent tout lereste; et qu'elles ont soif d'oublier, fût-ce pour une heure, dansles bras de gens qui n'appartiennent point à leur sinistre monde,les caresses de ces prostitués.
— Vous pourriez bien avoir raison, me dit Renée à qui j'expose unjour mes idées à ce sujet. Il est certain, par exemple, queMme Courbassol qui, je crois, vous a laissé voir la couleur de soncorset, pourrait se servir de vos explications pour donner la clefde ses défaillances… Mais croyez-vous que ce soit charitable, devenir me parler de choses pareilles? Si vous alliez me faire rêverà quelqu'un… à quelqu'un de très opposé, par son caractère etses actes, aux gens auxquels je sois liée…
Halte-là! Renée est charmante; c'est une bonne petite camarade,mais je crois qu'il serait dangereux, avec elle, de dépasser lacamaraderie. Il ne faut pas me laisser tenter par des pensées quicommencent à m'assaillir; et le seul remède est la fuite, comme ledit l'axiome si vrai de Bussy-Rabutin, volé par Napoléon. Il nefaut pas oublier trop longtemps, non plus, que je suis un voleur.
Voici bientôt deux mois que je me suis endormi dans les délices deCapoue — délices peu enviables, au fond, et qui m'ont coûté assezcher — et j'ai fort négligé mes affaires. On ne peut pas être enmême temps à la foire — la foire d'empoigne — et au moulin. Et,maintenant, si j'allais avoir à lutter contre des sentiments plussérieux que ceux qui conviennent à des amourettes de hasard…
Non, pas d'idéal; d'aucune sorte. Je ne veux pas avoir ma vieobscurcie par mon ombre.
Cela m'épouvante un peu, pourtant, de retourner à Londres. C'estsi laid et si noir, à côté de Paris! On pourrait le chercher àHyde Park, l'équivalent de cette allée des Acacias où je mepromène en ce moment, l'idée m'étant venue, après déjeuner,d'aller prendre l'air au bois. Les femmes aussi, on pourrait les ychercher, ces femmes qui passent en des parures de courtisanes etdes poses d'impératrices, au petit trot de chevaux très fiers,femmes du monde qui ont la désinvolture des cocottes, horizontalesqui ont le port altier des grandes dames.
En voici une, là-bas, qui semble une reine, et qui a laissééchapper un geste d'étonnement en jetant les yeux sur moi. Untruc. Il y a tant de façons de faire son persil!… Tiens! elle mesalue. Je rends le salut… Qui est-ce?
Obéissant à un ordre, le cocher fait tourner la voiture dans uneallée transversale. Je m'engage dans cette allée; nous verronsbien. La voiture s'arrête, la femme saute lestement à terre; et,tout à coup, je la reconnais. C'est Margot, Marguerite, l'anciennefemme de chambre de Mme Montareuil.
— Enfin, te voilà! s'écrie-t-elle en se précipitant au-devant demoi. Mais d'où sors-tu? où étais-tu? J'ai si souvent pensé à toi!Je suis bien contente de te voir…
Moi aussi, je suis fort heureux de voir Margot, Je lui expliqueque mes occupations d'ingénieur me retiennent beaucoup àl'étranger.
— Ah! oui, tu es ingénieur. C'est un beau métier. Est-ce que c'estvrai qu'on a fait une nouvelle invention pour onduler les cheveuxen cinq minutes? Une machine, une mécanique…? J'en achèteraisbien une; on perd tant de temps avec les coiffeurs!… Enfin, tume diras ça une autre fois. Mais il faut que je te raconte ce quim'est arrivé.
Nous marchons côte à côte dans l'allée et Marguerite me fait lerécit de ses aventures. Comme elle avait été renvoyée sanscertificat par Mme Montareuil, à la suite de ce vol dont on n'ajamais pu découvrir les auteurs, elle n'a pu arriver à trouver unenouvelle place. Elle a eu beaucoup de mal, la pauvre Margot. Ellea été obligée de poser chez les sculpteurs pour «poitrines defemmes du monde.» En fin de compte, un artiste en a fait samaîtresse, et elle s'est trouvée, graduellement, lancée dans lemonde de la galanterie. Depuis elle n'a pas eu à se plaindre; ah!mon Dieu, non. Elle a une chance infernale.
— Mais tu as certainement entendu parler de moi? Tu lis lesjournaux, je pense? Il ne se passe point de jour que tu ne puissesvoir dans leurs Échos le nom de Marguerite de Vaucouleurs. Eh!bien, mon cher, Marguerite de Vaucouleurs, c'est moi.
C'est elle!…Et nunc erudimini, puella…
— Pour le moment, continue-t-elle, je suis entretenueprincipalement par Courbassol, le député de Malenvers. Tu connais?C'est lui qui m'a payé ce matin cette paire de solitaires. Jolis,hein? Tu sais, Courbassol sera ministre lundi ou mardi. On vafiche le ministère par terre après-demain; il y a assez longtempsqu'il nous rase… Demain, Courbassol va à Malenvers, avec sabande, pour prononcer un grand discours; il m'en a déclamé desmorceaux; c'est épatant. Après ça, tu comprends, il sera sûr deson portefeuille. Je vais à Malenvers avec lui, naturellement…Tu ne sais pas? Tu devrais y venir aussi. Oui, c'est ça, viens;ils doivent repartir par le train de onze heures du soir; jem'arrangerai pour avoir une migraine atroce qui me forcera àrester à Malenvers, et tu y demeureras, toi aussi. J'irai envahirta chambre… Ah! au fait, c'est à l'hôtel du Sabot d'Or que nousallons tous; c'est le patron qui est l'agent électoral deCourbassol. Alors, c'est convenu? Tu prendras le train demainmatin à huit heures? Bon. Excuse-moi de te quitter, mais ici jesuis sous les armes; je ne peux pas abandonner mon poste…
Margot remonte dans sa voiture qui part au grand trot prendre sonrang dans la file des équipages qui descendent l'allée desAcacias; et elle se retourne pour m'envoyer un dernier salut, trèsgentil, qui fait scintiller ses brillants.
Ah! Marguerite de Vaucouleurs!… Tu prends ta revanche; etMme Montareuil aurait sans doute mieux fait, dans l'intérêt de sonignoble classe, de ne point te refuser un certificat. Tespareilles, à qui on ne reproche encore que de ruiner desimbéciles, finiront peut-être, à force de démoraliser la Société,par l'amener au bord de l'abîme; et alors…
Elles étincelaient aussi du feu des pierres précieuses, cesperforatrices à couronnes de diamants qui tuèrent tant d'hommeslors des travaux du Saint-Gothard, mais grâce auxquelles onparvint à percer la montagne!
XIV — AVENTURES DE DEUX VOLEURS, D'UN CADAVRE ET D'UNE JOLIE FEMME
Si j'étais bavard, je sais bien ce que je dirais. Je roule depuisquatre heures dans un wagon occupé par des journalistes, et j'enai entendu de vertes. Mais il ne faut jamais répéter ce que disentles journalistes; ça porte malheur.
Il y a plusieurs wagons devant la voiture dans laquelle je metrouve, et il y en a d'autres après; tous bourrés de personnagesplus ou moins politiques, appartenant aux assemblées parlantes ouaspirant à y entrer. Courbassol est dans le train, et son collègueUn Tel, et son ami Chose, et son confrère Machinard; et beaucoupd'hommes de langue et de plume; et encore d'autres cocus; et plus,d'une cocotte; et surtout Margot. Une partie de l'âme de laFrance, quoi!
— Malenvers! Malenvers!…
On descend. La ville est pavoisée…
Comment est-elle, cette ville-là?
Si vous voulez le savoir, faites comme moi; allez-y. Ou bien,lisez un roman naturaliste; vous êtes sûrs d'y trouver quinzepages à la file qui peuvent s'appliquer à Malenvers. Moi, je nefais pas de descriptions; je ne sais pas. Si j'avais su faire lesdescriptions, je ne me serais pas mis voleur.
La ville est pavoisée (Quelle ville curieuse!) Des voitures (ah!ces voitures!) attendent devant la gare (je n'ai jamais vu unegare pareille).
Les voitures ne sont pas seules à attendre devant la gare. Il y aaussi M. le maire flanqué de ses adjoints et du conseil municipal,et toute une collection de notables, mâles et femelles. Lespompiers, casqués d'importance, font la haie à gauche et à droite,et présentent les armes avec enthousiasme, mais sans précision.Derrière eux se presse une foule en délire où semblent dominer lesfonctionnaires de bas étage, cantonniers et bureaucrates, rats-de-cave et gabelous, pauvres gens qui n'ignorent point que Courbassolau pouvoir, cela signifie: épuration du personnel! La fanfare dela ville, à l'ombre d'une bannière qui ruisselle d'or et trèsmédaillée, exécute la Marseillaise; et au dernier soupir dutrombone, M. le maire, rouge jusqu'aux oreilles et fort gêné parson faux-col, prononce un discours que Courbassol écoute, lesourire sur les lèvres. M. le maire rend hommage aux grandesqualités de Courbassol, à ses talents supérieurs qui l'ontrecommandé depuis longtemps aux suffrages de ses concitoyens et lemettent hors de pair, à sa haute intelligence qui lui fait si biencomprendre que la liberté ne saurait exister sans l'ordre souspeine de dégénérer en licence; et souhaite de le voir un jour — etce jour n'est peut-être pas loin, Messieurs! — à la tête dugouvernement.
Courbassol déclare, en réponse, qu'il est heureux et fier de sevoir ainsi apprécié par le premier magistrat d'une ville qui luiest chère, et qu'il ne faut attendre le progrès, en effet, que dulibre jeu de nos institutions. Il affirme qu'il se trouvera prêt àtous les sacrifices si le pays fait appel à son dévouement; etqu'il a toujours considéré la propriété, ce fruit légitime dulabeur de l'homme, comme une chose sacrée — sacrée ainsi que laliberté, ainsi que la famille!
Là dessus, une petite fille vêtue de blanc et coiffée d'un bonnetphrygien présente un gros bouquet tricolore qu'elle vient offrir,dit-elle en un gentil compliment, «à Mme Courbassol, la vertueuseet dévouée compagne de notre cher député.» Margot prend le bouquetsans sourciller, remercie au nom de la République, embrasse lapetite fille, et se dirige avec Courbassol vers un landaucentenaire. La fanfare reprend la Marseillaise et la foule hurle:
— Vive la République! Vive Courbassol!…
Les voitures, étant mises gratuitement au service du futurministre et de sa suite, sont prises d'assaut en un clin d'oeil.Une cinquantaine de personnes, au moins, restent en panne sur letrottoir. Mais l'omnibus de l'hôtel duSabot d'Or fait sonentrée dans la cour de la gare, suivi lui-même de l'omnibus del'hôtel desDeux-Mondes, d'un char-à-bancs, d'une tapissière,d'un mystérieux véhicule en forme de panier à salade, d'unecalèche préhistorique et d un tape-cul.
Allons, il y a de la place pour tout le monde. On se case, ons'installe; fracs du maire et des adjoints en face des redingotesofficielles des députés et des costumes de voyage desjournalistes, toilettes élégantes des horizontales vis-à-vis desrobes surannées des dames de Malenvers. Les représentants dupeuple se débraillent et manquent de tenue, les municipaux ontl'air de garçons de salle et leurs femmes de caricatures, les gensde la presse font l'effet de jockeys endimanchés et expansifs;mais les cocottes sont très dignes.
Le cortège se met en marche dans l'ordre suivant: landaus, premieromnibus, char-à-bancs, tapissière, second omnibus, panier àsalade, tape-cul et calèche antédiluvienne.
C'est dans cette calèche que j'ai pris place, ainsi que troispersonnes que je n'ai pas l'honneur de connaître. Deuxjournalistes, si j'en juge à leur langage peu châtié, et unmonsieur taciturne, au, teint basané, aux cheveux d'un noir pasnaturel, aux moustaches fortement cirées. Je lis sa profession sursa figure. C'est un mouchard. Et moi, pour qui me prennent-ils,mes compagnons? Je le devine à quelques mots que prononce tout basl'un des journalistes, mais que je puis surprendre, comme nouspassons devant la Halle aux Plumes — un vieux bâtimentrectangulaire, lézardé, couvert en tuiles, qu'on a enguirlandé defeuillage et orné de drapeaux, et où doit avoir lieu, ce soir, lebanquet qui préludera au fameux discours.
Ils me prennent pour le correspondant d'une gazette étrangère quicherche toutes les occasions de dire du mal de la France etd'empêcher qu'on lui rende l'Égypte.
Ça m'est égal. Moi, je pense avec orgueil que, seul dans cetteprocession de personnes publiques, je représente le Vol sansPhrases.
Il est une heure, ou peu s'en faut, quand la calèche antiques'arrête devant leSabot d'Or, tendu de tricolore d'un bout àl'autre et plastronné d'écussons. Le propriétaire, qui a reçuCourbassol et ses amis, à titre d'agent électoral, avec toutl'enthousiasme de circonstance, s'apprête maintenant à leur faire,en qualité d'hôte, un accueil qu'ils ne pourront pas oublier. Unfestin est préparé qui sera servi dans un moment, à droite du longcorridor qui sépare en deux parties le rez-de-chaussée de l'hôtel,en une grande salle occupée par une énorme table. En attendant,ces messieurs et ces dames ont envahi les pièces des étagessupérieurs, afin de secouer à leur aise la poussière du voyage, etde remettre leur toilette en ordre. De sorte qu'il ne reste pas uncoin disponible, m'assure l'hôtelière à qui je viens de demanderune chambre.
— Non, Monsieur, pas un coin. Ah! à onze heures du soir, quand nosvoyageurs seront partis, ce sera différent; mais jusque-là, étantdonnée la position politique de mon mari, nous sommes tenus de leslaisser faire leur maison de la nôtre… Pourtant, ajoute-t-elle,si Monsieur voulait repasser vers les cinq heures, je crois bienque j'aurais une chambre…
— Non, dit l'hôtelier qui a entendu, en passant, la fin de laphrase de sa femme; non, pas avant six heures ou six heures etdemie. Ce ne sera pas fini auparavant, certainement…
Quoi? Qu'est-ce qui ne sera pas fini?
—Mettons sept heures. Monsieur. À sept heures, je vous promets devous donner une chambre. Monsieur a l'intention de déjeuner?
Oui, j'en ai l'intention. Mais je ne pourrai point prendre monrepas dans la grande salle, qui est réservée… Cela m'estindifférent. Mon couvert est mis dans une petite pièce, à gauche,à côté du bureau de l'hôtel. Fort bien. Et, comme je me débarrassede mon chapeau et de mon pardessus, je vois Margot descendrel'escalier, son bouquet tricolore à la main, avec l'air d'étudierle langage des fleurs. Courbassol est fort empressé auprès d'elle;il en a bien le droit. Je ne veux pas la lui disputer, pour lemoment. Est-ce qu'il m'a disputé sa femme? Non; eh! bien,alors?…Suum cuique.
Plusieurs personnes sont déjà à table dans la petite salle àmanger. Entre autres, le mouchard. Ce doit être un fameux lapin,ce mouchard-là. Un homme de quarante ans passés, car le noir descheveux est dû à là teinture, nerveux, au masque volontaire, auxyeux froids et aigus, presque terribles. On dirait qu'il meregarde avec insistance… Non. D'ailleurs, je n'en ai cure. Je nesuis pas venu ici professionnellement — bien que j'aie dans mapoche une petite pince, un bijou américain qui se démonte en troisparties et qui s'enferme dans un étui pas plus gros qu'un porte-cartes. Je déjeune rapidement. Le bruit qu'on fait dans la grandesalle commence à m'ennuyer; j'ai envie d'aller faire un tour dansla campagne, pour passer l'après-midi.
C'est une bonne idée. J'y vais.
J'ai dépassé les dernières maisons de la ville — cette ville quis'est enrubannée, enguirlandée, qui a mis des drapeaux à sesportes et des lampions à ses fenêtres, qui tirera un feud'artifice ce soir, parce qu'un gredin qui n'a ni coeur, ni âme,ni éloquence, ni esprit, un gredin qui est un esclave et un filou,un adultère et un cocu, tiendra demain dans ses sales pattes lesdestinées d'un grand pays. — Je suis dans les champs, à présent.Ah! que c'est beau! que ça sent bon!…
J'ai gagné le bord d'une rivière qui coule sous des arbres, et jeme suis assis dans l'herbe. De fins rayons de soleil, qui percentle feuillage épais, semblent semer des pièces d'or sur le tapisvert du gazon. Les oiseaux, qui ont vu ça, chantent narquoisementdans les branches et les bourdonnants élytres des insectes fontentendre comme un ricanement. Elles peuvent se moquer de l'homme,ces jolies créatures qui vivent libres, de l'homme qui ne comprendplus la nature et ne sait même plus la voir, de l'homme qui semartyrise et se tue à ramasser, dans la fange, des richesses plusfugitives et plus illusoires peut-être que celles que crée cettelumière qui joue sur l'ombre au gré du vent… À travers le rideaudes saules, là-bas, on aperçoit de belles prairies, des champsdorés par les blés, toute une harmonie de couleurs qui vibrentsous la gloire du soleil et qui vont se mourir doucement, ainsique dans une brume chaude, au pied des collines boisées quibleuissent à l'horizon. Ah! c'est un beau pays, la France! C'estun beau pays…
Je pense à beaucoup de choses, là, au bord de cette rivière quiroule ses flots paresseux et clairs entre la splendeur de sesberges. Cette rivière… Si l'on pouvait y vider le Palais-Bourbon, tout de même, une fois pour toutes!
J'ai été dîner à l'hôtel desDeux-Mondes. C'est leSabot d'Or,je le sais, qui fournit les victuailles et le personnelnécessaires au banquet qui a lieu ce soir, à sept heures et demie,à la Halle aux Plumes, et ses affaires, par conséquent, sontvirtuellement interrompues. J'y aurais fait maigre chère si, même,l'on avait consenti à me servir. Mais il est bientôt sept heureset je veux voir si je puis, oui ou non, compter sur la chambrequ'on m'a promise.
Je ne trouve personne à qui m'adresser, quand j'arrive auSabotd'Or. Tous tes employés et les domestiques sont déjà à la Halleaux Plumes, sans doute, avec l'argenterie et la vaisselle de lamaison. Si je sonnais?… Mais une idée me vient.
Puisqu'il n'y a personne ici, puisque l'établissement estdésert… Et puis, tant pis! La pensée m'en est venue; je veux lefaire.
Je suis le long corridor sur lequel est ouverte la porte d'entrée,dans lequel donne l'escalier, et qui aboutit, au fond, à unjardin. Tout au bout, je trouve une porte; et, tout doucement,j'en tourne le bouton. Une chambre de débarras; un vieux lit defer, dans un coin, garni d'un mauvais matelas; des caisses, desmalles, des balais, et, derrière un grand rideau qui les préservede la poussière, des hardes pendues au mur… Après tout, c'est dela folie, de tenter ça. Pour rien, probablement. Et Margot, cesoir… Tant pis; j'y suis, j'y reste.
Si l'on venait pourtant? Car il y a encore des gens là-haut… Lemieux est de me cacher quelque part. Où? Sous le lit… Ah! non,derrière le rideau. Je m'y place et je cherche à me rappelerexactement la disposition du bureau. Tout à l'heure, peut-être…Mais un grand bruit dans l'escalier me fait dresser l'oreille. Quese passe-t-il?
Le bruit augmente. Les pas lourds de plusieurs personnesretentissent dans le corridor et semblent se rapprocher. Oui, ondirait qu'on vient par ici… Je m'aplatis le long du mur, à touthasard; et je n'ai pas tort car, par un trou du rideau, je vois laporte s'ouvrir. L'hôtelier entre, portant avec un garçon d'écurieun grand paquet blanc qu'ils vont déposer sur le lit.
— Dieu! que c'est lourd! dit l'hôtelier en s'essuyant le front. Onne croirait jamais que ça pèse autant. Maintenant, Jérôme…
L'hôtelière, en grande toilette, apparaît à la porte, accompagnéed'une servante.
— Ah! te Voilà. Tu es prête, j'espère? demande son mari.
— Oui, mon ami, répond la femme d'une voix mouillée de larmes.
— Bon. Moi aussi; je n'ai qu'à passer mon habit. Allons, ne pleurepas. Ce serait joli, si l'on te voyait les yeux rouges, aubanquet. Tu savais bien que ça devait arriver, n'est-ce pas? Jet'avais même dit que ce serait fini avant sept heures. Nous ne ladéclarerons que demain matin.
Ah! bien, vrai!… Ce paquet blanc, c'est un cadavre…
— Ma pauvre maman! gémit l'hôtelière en s'avançant vers le lit.
Mais son mari la retient.
— Voyons, pas de bêtises. Nous n'avons pas de temps à perdre. Elleest aussi bien là qu'autre part; elle aimait beaucoup à coucher aurez-de-chaussée, autrefois… Vous, Jérôme, vous allez rester icià veiller le corps; voici une bougie; vous l'allumerez dès qu'ilfera sombre… C'est étonnant, dit-il à sa femme, que tu n'aiespas songé à te procurer de l'eau bénite d'avance. Enfin, on s'enpassera pour cette nuit… Vous, Annette, continue-t-il ens'adressant à la servante, vous allez remonter dans la chambre,refaire le lit et remettre tout en ordre en deux coups de temps.
— Oui, Monsieur.
— Quand ce Monsieur qui a demandé une chambre reviendra, vous luidonnerez celle-là…
— La chambre de maman! sanglote l'hôtelière.
— Ah! je t'en prie, as-tu fini? demande le mari. Puisque nousn'avons que cette chambre-là jusqu'à onze heures… Et puis, lesaffaires avant tout; cent sous, ça fait cinq francs… Bienentendu, Annette, ajoute-t-il, vous laisserez la fenêtre grandeouverte. Si le voyageur se plaint de l'odeur des médicaments, vouslui direz que la chambre était occupée par une personne qui avaitmal aux dents et qui se mettait des drogues sur les gencives…C'est tout. Faites bien attention. Jérôme et vous; n'oubliez pasque vous avez la garde de la maison. Maintenant, mon habit, etpartons.;
Il sort, suivi par sa femme et la servante; et Jérôme s'assied surune chaise dépaillée, le plus loin possible du lit.
En voilà, une situation! Que faire?… J'entends l'hôtelier et safemme qui s'en vont; et je vois, par le trou du rideau, le garçond'écurie, très pâle, qui commence à trembler de frayeur. Aprèstout, ce ne sera pas bien difficile, de sortir d'ici. Jérôme estassis juste devant moi; je n'ai qu'à étendre les bras pour lepousser aux épaules et le jeter à terre sans qu'il puisse savoird'où lui vient le coup; et je serai dans la rue avant qu'il ait eule temps de me voir, avant qu'il ait pu revenir de sonépouvante… Attendons encore un peu.
J'entends un pas de femme dans le corridor. La porte s'ouvre;c'est Annette.
— Eh! bien, dit-elle à Jérôme en faisant un signe de croix, cen'est pas gai, de rester ici en tête-à-tête avec un mort?
— Ah! non, pour sûr, répond le garçon d'écurie qui claque desdents. Pour sûr! Tu devrais bien venir me tenir compagnie…
— Plus souvent! Tu n'es pas gêné, vraiment! Moi, je vais montertout en haut de la maison, au quatrième, pour regarder le feud'artifice; de là, on peut voir ce qui se passe sur la grandeplace comme si l'on y était, et je ne perdrai pas une chandelleromaine.
— J'ai bien envie d'aller avec toi, dit Jérôme; les singes nereviendront pas avant onze heures, et les autres domestiques nonplus…
— Jamais de la vie! s'écrie Annette. Je te connais; tu me feraisvoir les fusées à l'envers…
Mais Jérôme se lève et va la prendre par la taille.
— Veux-tu bien te tenir tranquille! Devant un mort! si c'estpermis… Allons, viens tout de même, continue-t-elle enl'embrassant… Pourtant, si ce Monsieur qui a demandé une chambrerevient?
— Il sonnera, dit Jérôme, et nous l'entendrons bien.
Ils sortent tous deux, ferment la porte, et je les entends quimontent les escaliers quatre à quatre. Allons! les choses tournentmieux que je ne l'avais espéré; et, dans deux ou trois minutes…
— Eh! bien, comment la trouves-tu, celle-là?
Horreur! C'est le cadavre qui a parlé!… j'en suis sûr… Oh!j'en suis sûr!… La voix part de là-bas, du coin où la morte gîtsur le lit, et il n'y a que moi de vivant dans cette chambre… Ilme semble qu'elle vient de s'agiter sur sa couche, cette morte;oui, on dirait qu'elle remue… J'écarte le rideau, pour mieuxvoir, car je me demande si je rêve.
Ha! je ne rêve qu'à moitié… La phrase que j'ai cru entendre abien été prononcée, je n'ai point été victime d'une illusion quandj'ai remarqué les mouvements imprimés au matelas sur lequel lecadavre est étendu. Je ne rêve même pas du tout — car j'aperçois,à ma grande stupéfaction, une tête d'homme sous le lit. — Une têteque je reconnais; une tête basanée, aux cheveux noirs, auxmoustaches cirées… la tête du mouchard…
Le mouchard! Je vois ses épaules, à présent, et ses bras, et sontorse; et le voici sur ses pieds. Il s'avance lentement vers moi.
— Bonsoir, cher Monsieur. Comment vous portez-vous? Dites-moi doncdeux mots aimables. Il y a une grande demi-heure que j'attendspatiemment, sous ce lit, le plaisir de faire votre connaissance…
Je me ramasse sur moi-même pour me jeter sur lui de toute maforce, car il faut que je lui passe sur le ventre, coûte quecoûte, afin de m'échapper d'ici.: Mais il a vu mon mouvement, etétend la main.
— N'aie pas peur! Je n'ai pas besoin de te demander ce que tu faisici, n'est-ce pas? Et quant à moi, bien que tu ne me connaissespas, je vais te dire mon nom et tu verras que tu n'as rien àcraindre. Je m'appelle Canonnier.
— Canonnier! C'est vous, Canonnier?… C'est vous?…
— Oui, moi-même en personne. Ça t'étonne?
— Un peu. J'ai souvent entendu parler de vous…
— Ah!… Comment t'appelles-tu?
— Randal.
— Alors, moi aussi j'ai entendu parler de toi. J'avais mêmel'intention de te voir et de te proposer, quelque chose. Parexemple, je ne m'attendais pas à te rencontrer à Malenvers. Lehasard est un grand maître. Ah! j'ai bien ri, en moi-même, quandje t'ai vu entrer ici et te cacher derrière le rideau; il n'yavait pas trois minutes que j'étais sous le lit. Il faut dire quej'ai fait une sale grimace quand on m'a apporté ce paquet-là surle dos. On a beau être obligé de s'attendre à tout, dans notremétier…
— À propos de métier, dis-je, puisque nous devons faire le coup ànous deux, maintenant, il ne faut pas perdre de temps.
— Au contraire, dit Canonnier. Ne nous pressons pas. Attendons lecommencement du feu d'artifice pour nous y mettre. C'est plusprudent. Nous serons sûrs de n'être pas dérangés. C'est pour huitheures; nous avons encore dix minutes.
Il s'assied, très tranquillement, sur la chaise que vient dequitter Jérôme, et se met à hausser les épaules.
— Regarde-moi ce cadavre, là, ce corps de vieille femme que sesenfants auraient mise dans la soue aux cochons si un voyageuravait voulu leur louer ce cabinet de débarras. Ce qu'elle a dûtrimer, la malheureuse, et faire de saletés, et dire de mensonges,et voler de monde, pour en arriver là! Voilà des gens quidéfendent la propriété et l'héritage! Pendant leur vie, ils sesupplicient eux-mêmes et torturent les autres de toutes les façonsimaginables et, après leur mort, leurs héritiers jettent leurscadavres, pour cent sous, dans la boîte aux ordures. Et l'onreproche amèrement au malfaiteur de manquer de sentimentalisme!…Ah! assez d'oraison funèbre. Dis donc, je ne pense pas que ce soitspécialement pour voler les honnêtes propriétaires de cette boîteque tu es venu à Malenvers?
— Non, c'est une idée que j'ai eue tout d'un coup, je ne saiscomment. La vérité, c'est que j'ai suivi ici une jeune personnequi n'est pas complètement libre, et avec laquelle j'ai rendez-vous ce soir.
— Mes félicitations. Moi, je suis venu à Malenvers afin de pouvoiren partir. Tu vas me comprendre. J'ai quitté les États-Unis, il ya trois semaines, à bord d'un navire de commerce qui m'a amené àSaint-Nazaire. De là, je me suis rendu à R., une petite ville àdix lieues environ au-dessus de Malenvers, et j'y attendais depuisdeux jours une occasion de rentrer à Paris…
— Comment, une occasion?
— Naturellement. Mon départ d'Amérique a été signalé à la police,qui ne sait ni où j'ai débarqué ni où je me trouve, mais qui sedoute bien des raisons qui m'appellent à Paris. Tu sais comme lesgares de la capitale sont surveillées; ce sont de véritablessouricières. Du reste, l'absurde réseau français, qui force unhomme qui veut aller de Lyon à Bordeaux, ou de Nancy à Cette, àpasser par Paris, n'a point d'autre raison d'être que la facilitéde l'espionnage. Or, étant donné que je suis connu comme le loupblanc par le dernier loustic de la police, j'étais sûr, si j'avaispris un train ordinaire, d'être filé en arrivant et arrêté deuxheures après. J'ai donc envoyé mes bagages à Paris chez quelqu'unque je connais et, ainsi que je te le disais, j'ai attendutranquillement à R. l'occasion de les suivre. Cette occasion, levoyage de Courbassol me l'a fournie. J'ai pris à R., ce matin, letrain qui vous amenait ici et je partirai ce soir avec lesreprésentants du peuple et leur suite. C'est bien le diable si lesroussins songent à m'aller découvrir parmi ces honorablespersonnes. D'ailleurs, je me suis fait une tête de mouchard depremière classe et ils me prendront, s'ils me remarquent, pour uncollègue de la Sûreté Générale; mais, en temps ordinaire, je ne meserais pas fié à ce déguisement; ils ont trop d'intérêt à memettre la main au collet…
— Ma foi, dis-je, je dois t'avouer que je t'avais pris, moi aussi,pour un mouchard. Et l'idée t'est venue subitement de faire uncoup ici?
— Oui, subitement, comme à toi. C'est assez curieux, mais c'estcomme ça. Au fond, je ne pense pas que ça nous rapportera desmillions; mais je me trouve depuis ce matin dans une telleatmosphère d'honnêteté politique et privée…
Le sifflement d'une fusée lui coupe la parole; et, tout aussitôt,on entend crépiter une pièce d'artifice. C'est la préface; lestrois coups des pyrotechniciens.
— Allons, dit Canonnier en se levant; c'est le moment. La nuitcommence à tomber, mais nous verrons encore assez clair.
Nous sortons, jetant tous les deux un regard de pitié vers laforme blanche allongée sur le lit de fer; nous fermons doucementla porte; nous nous glissons dans le corridor; et nous voicidevant le bureau de l'hôtel. La porte n'en est pas fermée à clef.C'est charmant! Nous entrons.
— Le bureau; bon, fait Canonier. Et qu'est-ce que c'est que cetteseconde pièce? La chambre à coucher de Monsieur et de Madame, sansdoute… Tout juste. Nous allons nous partager la besogne; ladivision du travail, il n'y a que ça… Tiens, tu as un outilaméricain, continue-t-il pendant que je visse les unes aux autresles trois parties de ma pince; j'ai le même exactement; mais onfait mieux que ça, à présent. Et puis, Edison a inventé une petitebatterie électrique qui travaille pour vous tout en vouséclairant, pour percer et scier les parois des coffres-forts; çase place dans un étui à jumelle qu'on porte en bandoulière; trèspratique. J'en ai une dans ma malle; je te ferai voir… Voyons,toi, va dans la chambre et mets le secrétaire à la question; moi,je vais rester ici pour tâter le pouls à la caisse. Nous n'enaurons pas pour longtemps.
En effet, cinq minutes après, juste comme j'ai vérifié le contenudu meuble auquel je me suis attaqué. Canonnier entre dans lachambre avec des billets de banque dans la main gauche et, dans lamain droite, son chapeau où sonnent des pièces d'or.
— Voici ma récolte, dit-il; six mille francs de billets, pourcommencer. Tiens, en voici trois mille; ne les change ni ici ni àParis, à cause des numéros. Quant à l'or, nous n'avons pas letemps de compter.
Il vide son chapeau sur le lit et fait deux tas de louis, à peuprès égaux.
— Prends celui que tu voudras. Celui de gauche? Parfait. Je metscelui de droite dans ma poche. Douze cents francs chacun, à peuprès… Et toi, qu'as-tu trouvé?
— Des valeurs. Les voici.
— Bien. Je vais les emporter, puisque tu restes à Malenvers. Ellespartiront pour Londres demain matin à l'adresse de Paternoster. Cebrave Paternoster! Il m'a écrit plusieurs fois à ton sujet… Jet'expliquerai pourquoi. Pour le moment, je me demande où je vaismettre ces titres. Un paquet, ce n'est pas possible. Encataplasme, sur mon ventre? Oui; mais il faudrait quelque chosepour les faire tenir… Ah! ça…
Des drapeaux, qu'on a jugés superflus pour la décoration del'hôtel, sont appuyés contre le mur. Canonnier en prend un,arrache l'étoffe de la hampe, et s'en confectionne une sorte deceinture tricolore que je lui attache fortement derrière le dos,et dans laquelle nous insérons les papiers.
— À merveille, dit Canonnier en boutonnant son gilet. Je faisconcurrence à M. le maire, intérieurement; et il se met à reniflerd'une façon singulière. Tu te demandes si je suis enrhumé? ajoute-t-il. Non, pas du tout. Je flaire l'argent. Je pense que nous n'enavons pas trouvé beaucoup, et qu'il doit y en avoir d'autre.Laisse-moi flairer encore un peu; je te dis que je sensl'argent… Tiens, là.
Il se dirige vers la cheminée, passe sa main entre la glace qui ladécore et le mur; et retire un vieux portefeuille.
— Ah! ah! dit-il en s'approchant de la fenêtre. Je te le disaisbien!… Des billets de mille; mazette!… Quatre, cinq… Neuf,dix. Dix mille francs, mon bon ami. Voilà ce que c'est que d'avoirdu nez. Quand tu auras mon expérience, tu en auras autant quemoi… Voici cinq billets. Mets-les dans ta poche, et allons-nous-en.
Nous rentrons dans le bureau.
— Je leur ai laissé toute la monnaie blanche, fait Canonnier enpassant devant la caisse fracturée.; ils ont de la chance que jene sois pas bimétalliste… Plus un mot, à présent et sortons parles jardins. Il y a une petite porte, au fond, qui donne dans unerue déserte.
Nous sommes dans la rue déserte. Les fusées du feu d'artifices'épanouissant en gerbes multicolores, rayent le ciel qui s'estobscurci. Nous nous dirigeons vers la grande place et nous avonsla joie d'assister aux transports de la foule devant les soleilstournants, les chandelles romaines, et surtout les pluies d'or.Divertissements innocents, plaisirs purs…
Un temps d'arrêt. C'est le bouquet qu'on va lancer, et il fautlaisser à l'enthousiasme la pause nécessaire aux préparations d'unélan suprême. Oui, c'est le bouquet! Il éclate, éblouissant, aumilieu d'acclamations frénétiques. Et, parmi les jets de feu etles rayons dorés, s'élève la forme, plus lumineuse encore, d'unefemme coiffée d'un casque qui semble une mitre; armée d'un glaivepareil à un grand couteau à papier: et piétinant une deviselatine:Pax et Labor.
— À quoi pensais-tu pendant ce feu d'artifice? demandé-je à Canonnier comme nous quittons la grande place.
— Je pensais qu'il est fort heureux pour la Société que lesmalfaiteurs soient des gens simplement préoccupés de leurs besoinsmatériels, des utilitaires, si l'on peut dire, et n'aient pas degoûts artistiques. Autrement, les crimes pour la sensation, lesforfaits pour le plaisir… Mais ça viendra. Les honnêtes genspossèdent déjà ces sentiments-là; les criminels les aurontbientôt. Le maire de Chicago, pendant la terrible conflagration dela ville, réfugié au bord du lac avec les habitants impuissantsdevant les flammes, s'écriait en un accès de voluptueux orgueil:«Qu'on vienne dire, à présent, que Chicago n'est pas la premièreville du monde!» Faudra-t-il s'étonner, après cela, si les_tramp_s d'Amérique, qui se contentent jusqu'ici de fairedérailler les trains pour piller les morts et les blessés qu'ilsachèvent, se forment une conception plus haute de leur raisond'être; et s'ils se mettent à faire sauter des bourgades ou àincendier des villes, simplement pour l'attrait du spectacle,forthe fun of the thing?
— En Europe, on n'en est pas là.
— Pas encore. Mais qu'importent les procédés, après tout? Danstous les pays, la société actuelle mourra de la même maladie: dela disproportion entre ses aptitudes et ses actes; du manqued'équilibre entre sa morale et ses besoins… La Société! C'est lacoalition des impuissances lépreuses. Quel est donc l'imbécile quia dit le premier qu'elle, avait été constituée par des Forts pourl'oppression des Faibles? Elle a été établie par des Faibles, etpar la ruse, pour l'asservissement des Forts, C'est le Faible quirègne, partout; le faible, l'imbécile, l'infirme; c'est sa maind'estropié, sa main débile, qui tient le couteau qui châtre…
Nous arrivons devant la Halle aux Plumes.
— Quel tas de lugubres bavards, là-dedans! murmure Canonnier, ilsvont être gavés, bientôt, et se mettront à débiter leursmensonges… Il y aurait tout de même quelque chose à faire enpolitique, vois-tu, ajoute-t-il d'une voix plus, basse; quelquechose de grand, sans doute. Pas un des sacripans gouvernementauxattablés là qui n'ait, comme l'enfant de Sparte, un renard qui luironge le ventre… Et quelqu'un qui aurait des documents… Tucomprends, hein? Tu comprends?… Quelqu'un à qui on fourniraittoutes les preuves… et qui aurait le courage et la force deprendre çà à la gorge… Enfin, nous nous reverrons et nous auronsle temps de causer; je t'ai déjà dit, n'est-ce pas? que j'avaisl'intention de te voir… Tu reviens à Paris demain matin?
— Oui.
— Eh! bien, tu me trouveras demain soir à dix heures, sur la placedu Carrousel, devant le monument de Gambetta. Convenu? Bien. Je tequitte; je vais aller manger dans un café, près de la gare et, àonze heures, je pars avec ces messieurs. Au revoir.
Neuf heures sonnent au clocher d'une église. Pendant une heure, aumoins, je me promène par la ville, songeant à ce que m'a ditCanonnier, à ce qu'il m'a laisse entendre. C'est extraordinaire,que j'aie rencontré cet homme ici; et plus extraordinaire encorequ'il ait déjà songé à moi pour… Et pourquoi ne serait-ce pas lemalfaiteur, au bout du compte, qui délivrerait le monde du jouginfâme des honnêtes gens? Si ç'avait été Barabbas qui avait chasséles vendeurs du Temple — peut-être qu'ils n'y seraient pasrevenus…
Ma marche sans but m'a ramené près de la Halle aux Plumes. J'yentre; car on en a ouvert les portes afin de permettre aux bonnesgens de Malenvers qui n'ont point pris part au banquet de serepaître, au moins, de la délicieuse éloquence de leur cherdéputé.
La Halle, éclairée par de grands lustres qui pendent du toit aubout de câbles entourés de haillons rouges, a un aspect sinistre.On dirait un bâtiment d'abattoir transformé à la hâte en salle defestin; ou bien, plutôt, un grand magasin de receleur dont toutesles marchandises volées auraient été enlevées sous la crainted'une descente de police, et où se seraient attablés, dans le vainespoir de tromper les argousins sur la destination de l'immeuble,des individus suspects endimanchés à la six-quatre-deux. Destrophées de drapeaux sont accrochés aux murs qui suintent; et,tout au fond, éclatant en sa blancheur froide de fromage mou, ondistingue le buste d'une bacchante de la Courtille étiquetée R.F., un buste couronné de lauriers — coupés au bois où nous n'ironsplus.
Autour de l'énorme table, les hommes publics, très rouges,semblent cuver un vin très lourd; les citoyens de Malenverstendent leurs oreilles en feuilles de chou; leurs dames écoutent,très attentivement, aussi, pleines de componction, ainsi qu'àl'église; les cocottes prennent de petits airs détachés (maiselles sont émues tout de même, les gaillardes; je vois bien çà);les sténographes des agences noircissent du papier avec unerapidité terrifiante; les journalistes prennent des notes; lafoule,vulgum pecus qui se presse le long des murs, baved'admiration; et, vers le milieu de la table, debout, avec desgestes de calicot qui mesure du madapolam, Courbassol parle,parle, parle…
Sa figure? Ah! je ne sais pas! Je n'en vois rien; on n'en peutrien voir. Il n'y a que sa bouche qui soit visible; sa bouche, sagueule, sa sale gueule. Et même pas sa bouche: sa lèvre inférieureseulement. Oui, on ne voit que ça, dans la face de Courbassol. Onne peut pas y voir autre chose que sa lèvre intérieure!
Cette lèvre est une infamie. Un bourrelet épais, violacé, qui faitsaillie en bec de pichet ébréché; une chose molle, humide, surlaquelle les paroles paraissent glisser comme un liquide visqueuxet dont les contractions spasmodiques semblent sucer la salive;qui fait songer, malgré soi, à un débris sexuel de Hottentote.Cette lèvre-là, c'est une gargouille: la gargouilleparlementaire… Et des mensonges en tombent sans trêve, et desâneries, et des turpitudes…
Le saltimbanque attaque sa péroraison. Il la déclame, non pas enRobert-Macaire, ni même en Bertrand, mais en Courbassol. La voixest lourde, monotone, fausse, peureuse; une voix de lâche: la voixparlementaire.
— Oui, citoyens, le jour va luire enfin où c'en sera fait descompromissions indignes; où le grand parti républicain vareprendre conscience de lui-même et voguer de ses propres ailes.La France est lasse de se voir gouvernée par des hommes qui, sousde vains prétextes de sagesse et de prudence, s'efforcent de laretenir dans l'ornière de la routine en attendant qu'ils laplongent dans l'abîme de la réaction. Il ne leur a que trop étépermis, déjà, d'accomplir leur oeuvre néfaste; leurs satellites,qu'ils ont pourvus de toutes les places en dépit des droits acquiset des services rendus par de plus dignes, ont submergé le payssous leurs détestables doctrines. Mais cette inondationréactionnaire, citoyens, a mis le feu aux poudres! Et demain, j'enai la conviction profonde, la Chambre va montrer par son votequ'elle n'entend pas être victime et qu'elle se refuse à êtredupe. La France veut être libre, citoyens! Berceau du progrès, sonbras n'abdiquera jamais le droit de tenir haut et ferme cettetorche de la liberté que nos aïeux jetaient, enflammée et sublime,à la face de l'Europe!
Alors, c'est du délire. Des applaudissements frénétiques fonttrembler la Halle aux Plumes sur sa base. On veut porterCourbassol en triomphe. Et c'est entourés d'une foule hurlante quelui et ses amis arrivent au Sabot d'Or où les propriétaires, parune marche forcée, les ont précédés d'une demi-minute.
— Vive la République! Vive Courbassol! hurle la foule tandis quenous pénétrons dans l'hôtel et que Margot profite de la confusionpour me serrer la main, en signe d'intelligence.
Mais, dans la maison, des cris désespérés s'élèvent:
— Au voleur! Au voleur!… À moi! Au secours!…
— Qu'y a-t-il? Qu'y a-t-il? demandent Courbassol, Machinard etplusieurs autres en se précipitant dans le bureau où l'hôtelier etsa femme font un affreux vacarme.
— Tenez, Messieurs, tenez! Regardez la caisse! Voyez lesecrétaire! Les voleurs sont venus… Ils nous ont tout pris,tout! Ah! les coquins!… Mon Dieu! quel malheur!…
Courbassol, Machinard et plusieurs autres font pleuvoir lesconsolations, accueillies par les jurons de l'hôtelier et lessanglots de l'hôtelière. Cependant, il est onze heures moins vingtet les véhicules qui nous ont amenés ce matin arrivent devant lamaison. Les voyageurs ont juste le temps de monter chercher leursmanteaux, et leurs parapluies, et leurs cannes. Margot ne les suitpas; elle vient de déclarer à Courbassol que l'émotion lui a briséles nerfs et qu'elle ne serait pas en état de supporter le voyage.Courbassol a affirmé qu'il comprenait ça; les nerfs des femmes…Margot passera la nuit au Sabot d'Or et prendra le train demainmatin.
Les voyageurs descendent. Quelques-uns règlent leurs notes, tousfont leurs compliments de condoléance aux victimes gémissantes dela perversité humaine, et ils montent dans les véhicules quis'ébranlent au bruit des acclamations populaires. Je les regardepartir. Dans un quart d'heure, Ils rouleront vers Paris, encompagnie d'un homme qui les attend là-bas, dans un café près dela gare, et qui porte autour du ventre un drapeau tricolore.
J'entre dans le bureau de l'hôtel. Margot, assise à côté del'hôtelière qui sanglote, cherche à la réconforter et partage sadouleur, car de grosses larmes coulent sur ses joues.
— Ma pauvre dame, dit-elle, comme je vous plains!… Mais je vousjure que je ferai tout ce que je pourrai pour vous. Courbassolm'accordera ce que je lui demanderai. Qu'est-ce que vous voulez?Un bureau de tabac? Un kiosque à journaux? Enfin, dites… Je suissa maîtresse, sa maîtresse en titre, je vous dis. C'est plus quesa femme, n'est-ce pas? Ainsi…
L'hôtelier, dans un coin, s'arrache les cheveux, de la maingauche; de la main droite, il tient le vieux portefeuille queCanonnier a découvert derrière la glace.
— Ah! Monsieur, que nous avons du malheur! me dit-il comme je luidemande une chambre. C'est affreux! C'est épouvantable!… Et cescoquins de gendarmes qui sont restés toute la soirée à la porte dela Halle aux Plumes au lieu de patrouiller les rues! Je vaisdemander leur cassation… Donnez le numéro 8 à Monsieur, ordonne-t-il à Annette qui vient d'arriver avec une bougie. Et préparez-vous à comparaître demain matin devant le juge d'instruction,petite scélérate; s'il ne vous met pas pour six mois en prisonpréventive, vous et Jérôme, je lui ferai donner de mes nouvellespar M. Courbassol…
Annette, tout en larmes, me conduit à ma chambre; ce n'est pascelle où est morte la vieille femme; tant mieux; quoique je pensel'habiter très peu, cette chambre. J'ai vu la clef du numéro 10,dont la porte fait face à la mienne, se balancer aux doigts deMargot…
— Tu ne trouves pas que c'est curieux? me demande Margot dans letrain qui nous ramène à Paris. Nous n'avons passé que deux nuitsensemble et, chaque fois, on a découvert un vol dans la maison.
— Oui, dis-je, il y a des coïncidences bizarres.
—Pour sûr. Ah! maintenant, nous pouvons causer; car nous n'avonspas eu le temps de nous dire deux mots, depuis hier soir. Qu'est-ce que tu fais, toi?… Ah! oui, tu es ingénieur. Tu es toujours,dans les écluses?
—Toujours.
— Il en faut donc beaucoup?
— Il en faut partout.
— Ça doit bien gêner les poissons… Ah! à propos, tu ne sais pasla vérité sur le vol d'hier? C'est la femme de chambre qui m'araconté ça ce matin… Figure-toi que les aubergistes avaient chezeux la mère de la femme, une vieille qui était morte dans l'après-midi. — Le cadavre était dans la maison. Quelle horreur! — Toutesles valeurs de la vieille étaient dans le secrétaire; et, comme ily a beaucoup de parents, les hôteliers ont simulé un vol pourn'avoir pas à partager l'héritage. Il est bien facile de voir quec'est là la vérité; toute la ville la connaît à l'heure qu'il est,et tu penses si l'on doit rire à Malenvers. Le coup était malmonté, à mon avis; car enfin, le mari et la femme qui s'absententensemble, l'hôtel complètement abandonné, est-ce que ça peutsembler naturel?
— Pas un instant.
— Quelles canailles! La famille va leur faire un procès. Et direque la politique vous force à frayer avec des gens pareils!…
Et Margot pousse un gros soupir.
XV — DANS LEQUEL LE VICE EST BIEN PRÈS D'ÊTRE RÉCOMPENSÉ
Je viens d'aller regarder l'heure, à la lueur d'un des becs de gazde la place du Carrousel. Dix heures un quart. J'attends Canonnierdepuis vingt minutes, et je ne le vois pas paraître. Il n'estguère exact… J'allume un cigare et je m'amuse à dévisager lespassants, pour tuer le temps; ils sont rares, ces passants, et ilsmarchent vite en traversant cette grande place à laquelle ladisparition des Tuileries a donné l'aspect d'un désert.
Dix heures et demie. Ah! ça, Canonnier aurait-il oublié le rendez-vous qu'il m'a donné? Non, ce n'est pas possible. Alors?… Alors,je ne sais vraiment que penser. Attendons encore. Je me mets àexaminer, sous la lumière crue de la grande lampe électrique quis'érige au milieu de la place, le monument de Gambetta. Quellechose abjecte, cette colonne Vendôme de la Déroute! Cette pierre àaiguiser les surins, vomie par les carrières d'Amérique, ce piloride N'a-qu'un-OEil sur lequel Marianne, coiffée d'un bas de laine,enfourche à cru une chauve-souris déclouée de la porte du Grenierd'Abondance — qui n'a plus besoin de porte, à présent!
Il va être onze heures, et toujours pas de Canonnier, C'estembêtant; j'aurais bien voulu le revoir, et je ne puis pasrevenir, comme cela, l'attendre tous les soirs pendant un mois surla place du Carrousel. J'ai reçu, en rentrant chez moi, une lettrede Roger-la-Honte qui me demande de me trouver à Bruxelles danstrois ou quatre jours… Non, j'ai beau regarder du côté desguichets qui donnent sur le quai et du côté de ceux de la rue deRivoli, je n'aperçois pas mon homme. Je ne vois que lefactionnaire qui monte la garde, là-bas, devant le ministère desfinances, et la statue de pierre du Grand Tribun dont le brasvengeur désigne la trouée des Vosges — à l'ouest.
Allons-nous-en. Demain, j'irai voir chez Ida si elle a desnouvelles, sans lui faire part de ma déconvenue de ce soir, au casoù elle ne saurait rien. Il ne faut point mettre les gens aucourant de nos déceptions. Pensons-y toujours, n'en parlonsjamais.
J'arrive chez Ida, rue Saint-Honoré, vers une heure de l'après-midi.
— Ah! s'écrie-t-elle dès qu'elle pénètre dans le salon où jel'attends, il y en a, du nouveau! Canonnier est ici, et sa filleaussi…
— Vraiment! sa fille! Et depuis quand?
— Depuis hier soir, répond Canonnier qui a reconnu ma voix et quifait son entrée. Dis donc, je t'ai laissé poser, hier soir;excuse-moi, car je n'ai pu faire autrement.
Il m'explique ce qui est arrivé. Il est entré sans encombre àParis, l'avant-dernière nuit. Hier matin, il a chargé Ida de faireremettre une lettre à sa fille; et, toute la journée, il a attenduvainement une réponse. Mais cette réponse, c'est Hélène elle-mêmequi l'a apportée, vers sept heures du soir.
— Et elle déclare qu'elle suivrait son père au bout du monde,s'écrie Ida, et que son devoir est de tout lui sacrifier. Ah!qu'elle est charmante! Aussi innocente que l'enfant qui vient denaître… Elle est restée ici depuis hier soir. Elle est désoléede causer du chagrin, par son départ, à ces Bois-Créault qui onttoujours été si parfaits pour elle; mais son père, dit-elle, doitpasser avant tout. Elle le croit menacé…
— Oui, dit Canonnier. Je lui avais appris dans ma lettre, afin dela décider, que j'étais poursuivi pour mes opinions politiques; et— vois si elle est intelligente — elle a fait une remarque qui m'aempêché sans doute de me faire pincer en allant te retrouver hiersoir.
— Ah! bah! dis-je; et comment cela?
— On savait, continue Canonnier, que c'était pour venir chercherma fille en France que j'avais quitté l'Amérique. On le savait;j'ai été trahi par quelqu'un… Mais je te raconterai ça plustard. Et, comme on ignorait ou j'étais passé depuis mon départ desÉtats-Unis, on faisait surveiller l'hôtel de M. de Bois-Créault,où demeurait Hélène. Ma fille, hier, en quittant cet hôtel, aremarqué qu'un individu qu'elle voyait depuis plusieurs joursdevant la maison s'était mis à la suivre. Elle a essayé de ledépister, mais vainement; c'est un malin. Elle m'a prévenu de lachose; j'ai vu le personnage en faction sur le trottoir d'en face,et tu comprends que je ne suis pas sorti.
— Et la surveillance continue-t-elle?
— Je te crois, répond Canonnier. Si tu veux voir l'individu, viensici…
Il va, tout doucement, lever le coin du rideau d'une fenêtre et medésigne, dans la rue, un Monsieur qui porte un lorgnon.
— Attends un peu, dis-je, laisse-le moi regarder attentivement… Bon. Ça suffit. Cet homme-là n'est pas un mouchard.
— Comment! s'écrie Canonnier; ce n'est pas…
— Non, mille fois non. Si c'est lui qui t'effraye, tu as tortd'avoir peur. D'ailleurs, je vais t'en donner bientôt la meilleuredes preuves… Mais, d'abord, qu'as-tu l'intention de faire?Quitter le plus vite possible Paris et la France avec ta fille, jeprésume? Oui. Et aller à Londres, car il est bien improbable quel'Angleterre accorde ton extradition, si le gouvernement françaisla demande, car tu n'es pas condamné, mais simplement relégué.
— J'irai peut-être à Londres; mais ça dépend. Où va-tu, toi?
— Moi, je vais à Bruxelles.
— Eh! bien, moi aussi j'irai à Bruxelles.
— C'est de la folie! La Belgique t'arrêtera et t'extradera sans lamoindre hésitation.
— Peut-être, si l'on sait que je suis à Bruxelles; mais si onl'ignore? Car, si tu ne te trompes pas, si cet homme qui croisedevant la maison depuis ce matin n'est pas un roussin…
— C'est si peu un roussin, dis-je, que je vais t'en débarrasserpour toute la journée. Je vais descendre et l'emmener avec moi.Regarde par la fenêtre. Une fois que tu m'auras vu partir en sacompagnie, tu seras libre de tes mouvements.
— Bon. Je prendrai avec Hélène le train de Belgique cette après-midi même. Quand seras-tu, à Bruxelles, toi?
— Je partirai demain matin. Maintenant, ne quitte pas là fenêtre,surveille bien mes mouvements et tu verras que tu n'as rien àcraindre.
Je descends. Du coin de l'escalier, je guette le moment où l'hommeque Canonnier prend pour un mouchard aura le dos tourné. Voilà. Jesors, je remonte un bout de la rue, à gauche, je la traverse, etje me trouve nez à nez avec l'individu, qui vient de se retourner.
— Eh! bien, lui dis-je en lui donnant Un grand coup sur l'épaule,comment vous portez-vous, Issacar?
— Comment! c'est vous! s'écrie Issacar absolument abasourdi; ah!vraiment, je ne m'attendais guère…
— Moi non plus; et je suis bien heureux de vous rencontrer; j'aibeaucoup de choses à vous dire. Laissez-moi vous emmener déjeuneret nous pourrons nous donner de nos nouvelles réciproques tout ànotre aise.
— Je regrette beaucoup d'être obligé de refuser votre invitation,répond Issacar; mais en ce moment je suis fort occupé…
— Occupé! dis-je très haut, car je commence à croire qu'il y a dulouche dans la conduite d'Issacar. Occupé! Vous osez me raconterde pareils contes, à moi qui vous trouve dans la rue Saint-Honoré,le nez en l'air, rimant un sonnet à votre belle, alors que je vouscrois aux prises avec les cannibales du Congo.
Je fais signe à un cocher dont la voiture vient s'arrêter devantnous.
— Allons, Issacar, dis-je en le prenant par le bras et en lepoussant dans la voiture, vous me semblez avoir complètementoublié les usages européens dans ce Congo où vous avez sans doutefait fortune.
— Hélas! non, répond-il tandis que je donne au cocher l'adressed'un restaurant de la rue Lafayette.
— Non, me dit Issacar au dessert, non, je n'ai point fait fortuneau Congo; tant s'en faut. J'y ai perdu tout l'argent que j'aivoulu, et j'ai été obligé de revenir en France il y a un mois.
— Je croyais pourtant que vous aviez une belle idée…
— Oh! superbe! Seulement, je n'ai pas pu la réaliser. Je m'y étaispris trop tôt. Celui qui pourra, dans deux ans, tenter ce que j'aiessayé, fera certainement une fortune.
— Vous n'avez pas de chance.
— Non. J'ai des idées excellentes, mais je ne puis jamaisreconnaître le moment propice à leur exécution. Je m'y prends troptôt ou trop tard. Je sais combiner, mais pas entreprendre. Je suisun incomplet…
— Oui, je le crois; et vous n'êtes pas le seul aujourd'hui.
— Non, certes. Le nombre des gens auxquels il manque quelquechose, une toute petite chose, un rien, pour réussir, estconsidérable. Tout le monde a du talent, à présent; mais c'est dugénie qu'il faut. Et le génie ne s'acquiert pas. C'est un don, unpouvoir qu'on apporte en naissant de concevoir lucidementcertaines choses et de rester complètement fermé à d'autres,presque une faculté animale. Et puis… vous parlez desincomplets. C'est chez les Juifs surtout qu'ils se rencontrent. Jesuis Israélite et j'en sais quelque chose. La race juive, malgréla barbarie sanglante de ses origines, et peut-être en raison deces origines mêmes, n'est pas une race abjecte, quoi qu'on endise. Les Juifs — cela peut vous paraître étrange, mais c'est vrai— les Juifs sont absolument dépaysés dans la civilisationactuelle. Ce sont des gens qui vivent dans un monde qu'ils n'ontpoint fait et qu'ils détestent, dont quelques-uns d'entre eux — etvous connaissez leurs noms aussi bien que moi — ont démontré, avecune éloquence qu'on n'égala pas, la misère et la bêtise; dont leplus grand nombre met en pleine lumière, par ses actes,l'absurdité et l'infamie.
— En en profitant de son mieux.
— Naturellement. Je vous parle du plus grand nombre. Vous n'irezpas chercher la compréhension et la moralité hautes, même chez unerace qui a connu la persécution, dans la majorité… Ce plus grandnombre, auquel les circonstances — ou la volonté bien arrêtée deschrétiens, car il y aurait de singulières choses à dire là-dessus— ont donné, il y a cent ans, la direction des affaires despeuples, ce plus grand nombre peut se diviser en deux parties.D'abord, une minorité douée de génie, d'un génie pratique pour lemaniement et l'utilisation de l'argent, mais qui ne se rattache aujudaïsme que par les liens extérieurs des pratiques religieuses.Il y a autant de différence entre les préoccupations morales deces gens-là et celles d'Israélites qui ont la notion du caractèreet des tendances de leur race, qu'on peut en trouver entrel'existence d'un prince de la finance et celle de Spinoza vivant àLa Haye, sur le Spui, dans l'humble maison où il gagnait sa vie —un peu de pain et de lait — à polir des verres,
— Et ces Israélites qui ont, d'après vous, la notion du caractèreet des tendances de leur race…?
— Ils sont nombreux. Pas un parmi eux, qui ne se rendeparfaitement compte, au fond, du fonctionnement imbécile de lamachine sociale, et qui n'en connaisse la cause. Pas un qui nesoit disposé à la mettre en pièces, cette machine. Maisl'entreprise n'est pas facile; et, s'il se rencontre dans leursrangs des hommes comme Lassalle, Il s'y trouve encore plus souventdes gens comme moi. Que voulez-vous? Lorsqu'on juge une situationdésespérée, et qu'on ne peut l'améliorer, le mieux est d'essayerd'en tirer tout le parti possible, sans s'occuper du choix desmoyens. Aujourd'hui coupeur de bourses, demain gendarme. Notrelogique est dans nos idées — nos idées à nous — mais pas dans nosactes. La connaissance nette des choses est déjà pour nous uneentrave assez gênante, la condition du monde actuel, en oppositionconstante avec nos aspirations et nos rêves, paralyse à tel pointnotre énergie, que nous serions bien sots de nous embarrasser,encore, du poids écrasant des scrupules. Oui, nous sommes desincomplets; propres à rien, peut-être parce qu'il n'y a rien depropre, et bons à tout, peut-être parce que votre société, où ilest défendu d'agir individuellement, ne peut se passerd'intermédiaires. Pourquoi voudriez-vous, s'il vous plaît, quenous prissions parti, consciencieusement, pour telle coterie oupour telle clique? Pourquoi voudriez-vous que nous eussions desconvictions? Nous sommes indifférents à vos conflits dérisoires.Ce n'est pas notre faute, si l'homme se glorifie de panteler surune croix d'or, le flanc percé, la tête couronnée d'épines…Ecce homo!… Hé! qu'il reste à son gibet, si cela lui faitplaisir! Comme au supplicié du Golgotha, nous lui disons: «Sauve-toi toi-même.» Et nous lui apportons du fiel et du vinaigre surune éponge, s'il a soif, au bout du glaive de la Loi!
— Et, dites-moi, Issacar, n'avez-vous pas les doigts, en cemoment, sur la poignée de ce glaive-là?
— Toute la main, répond Issacar. Je ne veux pas vous le cacher… Vous savez que le ministère a démissionné hier?
— Certes. Les camelots se sont chargés de me l'apprendre; mesoreilles en souffrent encore.
— C'est Courbassol qui va être nommé président du Conseil, demainou après-demain au plus tard; l'Élysée essaye aujourd'hui une oudeux combinaisons, mais ce n'est pas sérieux… Vous me direz queCourbassol ne l'est guère non plus; mais ça n'a pas la moindreimportance. Les hommes mêmes remarquables dans la conduite deleurs affaires privées ont leurs acuités submergées, dès qu'ilsarrivent, au pouvoir, sous un flot de cynisme politique,d'indifférence au bien général, d'incompréhension absolue, qui aquelque chose d'effrayant. Mais du moment qu'ils ont de la poigne,comme on dit, la France est satisfaite; en fait de liberté, ellen'a jamais connu que la liberté des moeurs, et elle demande àcontinuer… Que vous disais-je? Ah! oui… Dès que Courbassolsera installé, on procède à l'épuration générale du personnel.C'est décidé. On nettoie les écuries d'Augias…
— Ah! et vous aurait-on laissé entrevoir une place au râtelier,après le nettoyage?
— Oui; on m'a promis de me nommer préfet.
— Vraiment! Mes compliments. Mais qu'avez-vous fait pour mériterde pareilles faveurs?
— J'ai rendu des services, dit Issacar… des services… depuisque je suis revenu. Oui; on m'a chargé de deux missionsimportantes qu'on ne pouvait pas confier à tout le monde, et jeles ai menées à bonne fin. À vrai dire, quand vous m'avezrencontré, je m'occupais d'une troisième affaire… Ah! si je laréussissais, celle-là!…
— C'est donc bien important?
— Très important. Il s'agit de s'assurer de la personne d'unindividu qui s'est approprié des documents compromettants pour dehauts personnages; on l'avait déjà mis hors d'état de nuire,mais…
— Comment m'écrié-je, avec un grand geste d'indignation. Comment! Issacar, vous en êtes là!… Vous faites ça!…
— Pourquoi pas? répond Issacar. Vous êtes admirable, vraiment!Parce que j'ai commis des actes contraires aux prescriptions duCode, je serais condamné à n'en jamais commettre d'autres? Il meserait interdit d'étayer l'autorité établie sous prétexte que jel'ai autrefois battue en brèche? Ah! non; je n'engage ma liberténi à droite ni à gauche; je méprise assez les lois pour lesnarguer le matin et pour leur prêter le soir le concours de monexpérience, si j'y trouve mon intérêt… Voyez-vous, ajoute-t-il,il n'existe plus, au fond, que deux types aujourd'hui: le voleuret le policier; quant à l'homme d'État, c'est un composé des deuxautres. Il y a aussi l'Artiste; mais, dans la Société actuelle,c'est un monstre.
Peut-être, après tout. Ah! Et puis…
— Vous le savez, continue Issacar, je suis Juif; et parconséquent, tout à fait indifférent à bien des choses qui vouspassionnent. Ce détachement absolu n'est cas une manière d'être:c'est une raison d'être. Le Juif… Figurez-vous une caravane quipasse à travers un univers malade, apportant des remèdes dont onne veut pas, et des poisons qu'on lui demande… Le Juif, à monavis, n'a pas encore joué son rôle — le rôle qu'il jouera. — Iltraversera l'épreuve de la tolérance comme il a traversé l'épreuvede la persécution. Toutes les races ont leur fonction dans laphysiologie de l'humanité.
J'ai fait durer le déjeuner aussi longtemps que possible; il n'y acertainement pas moyen de retenir Issacar davantage. N'importe;Canonnier et sa fille ont pu mettre le temps à profit et sontdéjà, sans doute, à la gare du Nord, il faudra que je prenne letrain de Bruxelles Ce soir, et que je les décide à partir demainpour Londres; je n'ai pas confiance en l'hospitalité belge.
Nous sortons du restaurant. Un embarras de voitures, omnibus,fiacres, fardiers, camions, nous arrête au bord du trottoir aumoment où nous allons traverser la rue; les cochers jurent, lesvoyageurs tempêtent; et l'un d'eux, là-bas, met la tête à laportière d'un fiacre à galerie chargé de malles, pour se rendrecompte de ce qui se passe… Dieu de Dieu! C'est Canonnier! Pourvuqu'Issacar…
Mais Issacar n'est plus là. Il a sauté dans une voiture quipassait à vide, et qui suit au grand trot, à présent, le fiacre àgalerie qui s'est remis en marche. Il se retourne, de loin, pourm'envoyer un salut accompagné d'un geste vague…
Que faire? Que faire?… Courir à la gare?… C'est inutile. Letrain sera parti avant que j'y puisse arriver, un train précédéd'une dépêche envoyée par Issacar aux mouchards de la frontière…Que faire?… Rien. J'ai beau me creuser la, tête, je ne vois rienà tenter. Ah! pourquoi n'ai-je pas expliqué les choses à Issacar,tout à l'heure?… Il n'a pas oublié qu'il me doit vingt millefrancs et je suis convaincu qu'il aurait aidé Canonnier àéchapper, si je lui avais demandé de le faire. Oui, pourquoi n'ai-je pas parlé?… Ce qui doit arriver arrive, malgré toutes lesmesures qu'on peut prendre, malgré toutes les combinaisons — ettous les stratagèmes… Ah! il est bien inutile que je prenne letrain ce soir, pour me croiser en route, avec celui qui ramèneraCanonnier…
Je suis navré et énervé au point de ne pouvoir tenir en place. Ilm'est impossible de rester chez moi, où je suis rentré tout àl'heure; la solitude redouble mon ennui. Sept heures. Je sors. Jevais aller inviter Margot à dîner; son bavardage me distraira…
Mais Margot refuse ma proposition, telle ce Grec incorruptible quirepoussa les présents d'Artaxercès. C'est elle qui tient àm'offrir à dîner.
— Je sais bien que ça te semble le monde renversé…
À moi? Oh! pas du tout. Je ne demande qu'à me laisser faire.
Je dîne donc chez Margot; et même, j'aurai largement le temps d'ydigérer à mon gré, car Margot est veuve jusqu'à demain. Courbassola fait annoncer qu'il ne viendra pas ce soir; il jette le mouchoirà une indigne rivale.
— Oui, mon cher. Il me trompe avec une actrice; je le sais. Unhomme marié! C'est dégoûtant… Enfin, il va être ministre, etj'aurai un cocher à cocarde tricolore à ma porte quand je voudrai.Ah! ce que Liane va rager!…
Mais si, par hasard — car tout arrive, même ce qui devrait arriver— si Courbassol n'était pas nommé ministre?
— C'est impossible! s'écrie Margot. Le président est forcé derappeler. Mais qui veux-tu qu'on prenne, mon ami? Réfléchis unpeu. Qui? Ils ne sont pas nombreux, en France, les gens à qui l'onpeut confier un portefeuille. Tiens, tu ne connais rien à ceschoses-là. Quand je t'entends parler politique, j'ai envie det'envoyer coucher.
— Ne te gène pas; et si tu me montres le chemin, je serai capablede ne pas me réveiller avant demain.
C'est, ma foi, ce que j'ai fait. Nous dormons encore tous deuxlorsqu'un carillon épouvantable retentit dans la maison. Uninstant après, le bruit d'une grande discussion parvient jusqu'ànous.
— Qu'y a-t-il donc? demande Margot.
Moi, je ne sais pas… Mais les voix se rapprochent; et l'oncommence à distinguer les paroles prononcées par plusieurs hommesdans le petit salon qui précède à chambre à coucher.
— Si, si, nous savons qu'il est ici!
— Mais non, Monsieur, je vous jure, répond la voix de la femme dechambre. Madame est toute seule.
— Voyons, voyons, ma petite, c'est inutile de nous faire descontes. Du moment qu'il n'est pas chez lui, il est ici; c'estforcé.
Et, une seconde après, on frappe à la porte de la chambre.
— Réponds, murmure Margot; sans ça, ils ne s'en iront pas. Et ellemord les draps pour ne pas éclater de rire, pendant que je pousseun rugissement.
— Humrrr!…
— Bien, bien, répond Machinard. C'est tout ce que je voulaissavoir. Ne vous dérangez pas… Il faut vous rendre à l'Élyséepour midi. Le président vous fait appeler pour vous offrir laprésidence du Conseil et le portefeuille de la Justice. Je comptesur votre exactitude, n'est-ce pas?
— Humrrr!…
— Et mes félicitations. Rappelez-vous que c'est l'Intérieur qu'ilme faut.
— Humrrr!…
— Et mes compliments, vient dire Chose à travers la porte. Souvenez-vous bien de me réserver la Marine.
— Humrrr!…
— Et mes congratulations, reprend Un Tel par le trou de laserrure. N'oubliez pas de me désigner pour l'Agriculture.
— Humrrr!…
Puis, on entend leurs pas qui s'éloignent. Margot se tord de rire;et moi je saute à bas du lit. Vite, vite, il faut partir, quitterParis…
— Qu'est-ce que tu fais? demande Margot. Tu t'habilles? Tu pars?
— Tu le demandes! Un pays où l'on veut faire de moi un ministre dela Justice!
— Et puis, après? dit Margot qui rit encore. Pourquoi pas toiaussi bien qu'un autre?
Ah! la malheureuse! C'est vrai, elle ne sait rien… Laissons-ladans son ignorance.
Quand je la quitte, elle me demande mon adresse à Londres; elleviendra peut-être me faire une visite dans quelque temps… J'enserai enchanté. Je lui donne une carte. Et elle sonne sa femme dechambre pour lui ordonner d'aller porter à Courbassol, chezl'indigne rivale, la nouvelle du bonheur qui l'attend.
Ah! oui, il va être heureux, Courbassol. Ministre de la Justice! Quel honneur! — Quel honneur même pour la Justice, car enfin Courbassol n'est peut-être encore que l'avant-dernier des Courbassols…
Je me hâte de rentrer chez moi, de déjeuner et de me préparer àpartir. Je veux être à Bruxelles ce soir car une pensée, tout d'uncoup, m'a traversé le cerveau. Canonnier a été arrêté, c'estcertain; mais qu'est devenue sa fille?
XVI — ORPHELINE DE PAR LA LOI
Nous ne sommes plus qu'à une demi-heure de Bruxelles et levoyageur qui me fait face, dans le compartiment où nous sommesseuls, vient de céder au sommeil. C'est un homme de soixante ans,environ, au front haut, aux traits impérieux, aux cheveux trèsblancs, à la face complètement rasée. Grand, maigre; des mainsfines; et ses, yeux, qu'il vient de fermer, éclairaient saphysionomie de la lueur de l'intelligence. À présent, c'estseulement de la lassitude, une expression de fatigue et de chagrinintense qui se lit sur sa figure. Souffrance toute morale, sansdoute, car cet homme-là doit être riche; je me permets, tout aumoins, de le supposer. Son costume de voyage, très simple, sonmanteau sombre, son chapeau de feutre, ne me livrent aucunrenseignement sur sa position sociale; et une jolie petite valiseà fermoirs d'argent, aux initiales J.-J.B., qu'il a déposée dansle filet au-dessus de sa tête, ne m'en donne pas davantage. Qu'ya-t-il, dans cette valise?
Je tire mon mouchoir de ma poche, non pas que j'aie l'intention dem'en servir — je risquerais de réveiller cet honorable vieillard —mais pour l'imbiber de quelques gouttes d'un liquide contenu dansune petite fiole que je portais dans mon gousset. Ce liquide,c'est du chloroforme, toujours utile en voyage. Et, maintenant quele mouchoir en est suffisamment imprégné, je me lève toutdoucement et je l'applique sous les narines du vieux monsieur. Latête du vieux monsieur se rejette en arrière, la bouches'entr'ouvre pour laisser passer une plainte sourde, les paupièresbattent, et c'est tout. Le vieux monsieur se réveillera deux outrois minutes après l'arrivée du train à Bruxelles. J'ai unegrande expérience de ces choses-là.
Je lance par la portière le mouchoir et la fiole de chloroforme,par mesure de précaution; je reprends ma place et je déplie unjournal où l'on parle — quelle coïncidence! — d'un nouveau systèmede sonnette d'alarme qu'on doit bientôt mettre en usage sur laligne du Nord. Allons, il ne sera pas trop tôt; le besoin s'enfait sentir, comme on dit dans la presse…
Le train ralentit son allure, pénètre sous la voûte de verre de lastation; il va s'arrêter. Je jette un regard sur le vieuxmonsieur; ses mains se crispent et il semble faire des effortsdésespérés pour ouvrir les yeux. Il est temps. Je tourne lapoignée de la portière, je saisis mes deux valises — la mienne etl'autre — et je descends avec la légèreté qui me caractérise. Uneminute après je suis dans un fiacre; et un quart d'heure ne s'estpas écoulé que je fais mon apparition, à l'hôtel du Roi Salomon.
— Ah! monsieur Randal! s'écrie l'hôtelière dès qu'elle m'aperçoit. On ne parle que de vous, depuis ce matin.
— Qui cela?
— Mais, une charmante jeune fille…
— Et puis, et puis!… M. Canonnier, l'avez-vous vu?
— M. Canonnier? Je crois bien, que je l'ai vu! Il est là-haut, aupremier étage; il vous attendait ce matin pour déjeuner…
Je ne l'écoute plus; je grimpe l'escalier au plus vite. Canonnierest ici!… Alors, qu'est-ce que c'était que cette comédie jouéehier par Issacar? Avait-il deviné le but de la manoeuvre quej'avais exécutée, et avait-il voulu, pour se venger à moitié, mefaire une fausse peur sans nuire à l'homme que je voulais sauver?C'est bien possible… Je frappe à la porte qu'on m'a indiquée.
— Enfin! c'est toi, dit Canonnier qui vient m'ouvrir. Jecommençais à désespérer. Qu'est-ce qui t'a retenu à Paris?
Autant ne point le lui avouer. À présent que le danger est passé,il vaut mieux ne pas parler de mes craintes.
— J'ai manqué le train du matin, dis-je; on m'avait réveillé, troptard. Et il ne faudra pas m'imiter demain, car il est nécessairede partir pour Londres à la première heure. J'ai à faire ici dansdeux ou trois jours, mais je t'accompagnerai, quitte à revenir lelendemain, afin de vous, installer chez moi, toi et ta fille.
— Tu es bien aimable; je pense aussi que l'Angleterre vaut mieuxpour moi que la Belgique, et j'étais décidé à ne pas rester icibien longtemps. J'ai déjà fait porter mes bagages à la consigne dela gare du Nord et j'ai télégraphié à Paternoster de garder lavaleur des titres que je lui ai expédiés jusqu'à ce que toi ou moiallions chercher cet argent. Tu sais ce qu'il donne? Mille livressterling. Il n'y a pas à se plaindre; je n'espérais pas davantage.D'ailleurs, Paternoster n'aurait aucun intérêt à me rouler…
On frappe. C'est une servante qui vient demander où nous désironsdîner.
— Ici, répond Canonnier; dans ce salon. Nous serons mieux à notreaise pour causer… Hélène est là, continue-t-il en indiquant uneporte qui donne dans la pièce où nous nous trouvons. Moi, j'ai unechambre au second. Et toi?
— Moi, je ne sais pas encore, mais peu importe. Je suis monté icidirectement et j'ai même apporté ma valise…
— Tes valises, tu veux dire.
— Si tu y tiens; quoique la petite ne soit en ma possession quedepuis très peu de temps.
—Ah! tu l'as fabriquée dans le train. On fait ça de temps entemps, pour s'amuser; car autrement… Généralement, on y trouveun rasoir et un tire-bottes. Qu'est-ce qu'il y a dans celle-là? Tune sais pas? Ce n'est pas la peine de regarder à présent; nousverrons plus tard.
Et il va déposer la petite valise à initiales sur la mienne, dansun coin, près d'une fenêtre, tandis qu'une servante met le couvertsur la table du salon.
— Je vais te présenter à Hélène dès que cette fille sera partie,me dit-il en revenant vers moi. Elle est très, très gentille, maisun peu enfant; tu comprends, élevée comme elle l'a été! Elle mesemble un peu réservée aussi, un peu circonspecte, si tu veux.
— C'est assez naturel; elle ne sait rien de toi ni de tes projets. Et quelles sont ses dispositions envers toi?
— Oh! elle m'est toute dévouée; elle me l'a répété dix fois depuishier — peut-être pour me décider à lui faire part de mesintentions à son égard…
— Et quelles sont tes intentions?
—Cela, mon cher, c'est compliqué. Mais je ne veux pas t'en faireun mystère; d'autant moins que je désire t'intéresser largement àmes combinaisons. J'ai besoin d'un homme instruit, audacieux, quiserait assez bien élevé pour pouvoir se conduire en sauvage, etqui aurait assez étouffé de scrupules pour oser se permettred'agir en honnête homme. On m'a donné des renseignements sur toi;je t'ai vu suffisamment pour m'être fait, à ton endroit, quelquesopinions qui, je pense, ne sont pas fausses; et je crois que tu esl'homme que je cherche. Si nous nous entendons, le cambriolage quenous avons exécuté ensemble à Malenvers aura été le dernier auqueltu auras participé. Il ne s'agira plus de forcer les secrétairesdes bourgeois mais…
Un grand geste, qui semble vouloir balayer un monde, achève laphrase.
— D'autre part, reprend Canonnier, il faut une femme jeune, jolie,intelligente, adroite. Cette femme, ce sera Hélène. J'ignore quelssont ses sentiments actuels, et jusqu'à quel point le milieuimbécile dans lequel elle a vécu a influé sur elle; mais je saisquelles seront bientôt ses convictions. Qu'elle soit l'élève dequi on voudra, peu m'importe; c'est ma fille; elle a du sangd'instinctif et d'indépendant dans les veines. Elle est assezjeune pour le sentir et pour voir clair, tout d'un coup, dès queje lui aurai dessillé les yeux… Ah! je vais l'amener, continue-t-il comme la servante se retire pour aller chercher le potage.Bien entendu, pas un mot qui puisse lui laisser deviner ce quenous sommes l'un, et l'autre. Elle me prend pour un agitateurtraqué à cause de ses opinions, et je lui ai parlé de toi commed'un ingénieur qui écrit, de temps en temps, dans les revues. Ilne faut point l'effaroucher du premier coup, mais la conduiregraduellement à entendre ce qu il est nécessaire qu'ellecomprenne. Je reviens…
Canonnier disparaît derrière la porte qu'il m'a désignée tout àl'heure. Qu'y a-t-il donc, dans cet homme-là? Que rêve-t-il, etquels sont, au juste, ses projets? J'entrevois une combinaisongrandiose et basse, chimérique et pratique, inspirée par la hainede l'iniquité et par la soif du butin, par le désir de la justiceet la passion de la vengeance; toutes les idées révolutionnairesplacées sur un nouveau terrain; la désagrégation de la Sociétésous le vent du scandale, sous la tempête des colères personnelleset des rancunes individuelles; et l'hallali sans pitié sonné, nonplus par la trompe de carnaval des principes, mais par le clairondes instincts, contre les exploiteurs mis un par un en face deleurs méfaits et rendus, enfin, responsables… Un rêve debarbare, peut-être. Et pourtant… Je songe au sort d'un ami deRoger-la-Honte, qui s'était introduit, il y a trois mois, dans lamaison d'un bourgeois. Le bourgeois, qui l'a surpris la pince à lamain, lui a brûlé la cervelle. On ne l'a point poursuivi. Il étaitdans son droit. Il était chez lui.
Où donc sont-ils chez eux, les pauvres?…
Hélène est devant moi.
Une grande jeune fille, belle. Malgré la masse de ses cheveux,d'un superbe blond aux reflets verdâtres, elle semble plutôt unéphèbe qu'une femme. Rien d'accusé en elle; tout est à deviner,mais tout est rythmique. Chose rare chez la Française,l'expression de la tête ne contredit point celle du corps; ellen'a pas une tête apathique de chérubin de sacristie équivoque, auxlèvres lourdes, au petit nez épaté, aux yeux d'animal stupéfait,sur un corps d'automate en fièvre. Elle a l'harmonique beauté desstatues. Je regarde ses yeux, pendant qu'elle me parle; ils mefont penser, d'abord, à ces oiseaux dont le vol se suspend sur lamer, qui prennent en frôlant les flots la teinte sombre del'océan, et qui se colorent d'azur lorsqu'ils s'approchent de lanue. Mais, non; la nuance de ces yeux-là n'est point variable, etleur silence ne se dément pas. Ils ont la couleur du ciel bleureflété par une lame d'acier. Ni lumière ni ombre — ni lumière dejoie ni ombre de tristesse — n'en viennent troubler la surfacecalme. Mais on a conscience, derrière cet inflexible dédaind'expression, de quelque chose d'infiniment doux, intelligent etféminin. J'ignore son nom, à ce quelque chose; mais il est là, siloin que ce soit, masqué par la fixité fière et froide de cesgrands beaux yeux taciturnes.
Hélène m'a adressé quelques phrases aimables que je lui airendues, Canonnier a déclaré qu'il était très heureux de monarrivée, et nous nous sommes mis à table.
— Non, Monsieur, répond Hélène à une question que je lui pose, jen'ai pas beaucoup voyagé J'ai été deux fois à Dieppe, trois fois àDinard, une fois à Nice et au Mont-Dore. Voilà tout. Mais,maintenant, j'espère bien faire le tour du monde.
— Tu as raison de l'espérer, dit Canonnier; nous partirons demainmatin pour l'Angleterre; c'est un commencement.
— Vraiment? Que je suis contente! La Belgique n'est pas bienintéressante, n'est-ce pas?
— On ne sait pas; on n'a pas le temps de s'en apercevoir, enmarchant vite.
— Est-ce votre avis, monsieur Randal?
— Oh! si tu demandes à Randal… Il va te parler viaducs, rampeset canaux. Ces ingénieurs! Ils ne songent qu'au nivellement de laSuisse.
— Et ces utopistes politiques! dis-je; ils ne rêvent que dechimères. Figurez-vous, Mademoiselle, que votre père avait trouvérécemment la solution de la question d'Alsace-Lorraine. Ilproposait qu'on y reconstituât le royaume de Pologne. LesAlsaciens seraient rentrés en France et les Prussiens enAllemagne. Le tout, bien entendu, soumis à l'approbation du czar.Que pensez-vous de cette idée-là?
— Elle en vaut bien une autre. Mais n'avez-vous pas soutenu aussi,comme écrivain, des thèses un peu paradoxales? J'ai ludernièrement, dans la «Revue Pénitentiaire», un article de vousintitulé: «La Kleptomanie devant la machine à coudre» où vous mesemblez avoir soutenu des opinions bien hardies.
— Elles peuvent paraître telles en France, Mademoiselle, dis-jeeffrontément; mais en Angleterre, je vous assure…
— Soit; je verrai, puisque je serai à Londres demain.
— Tu sais donc l'anglais? demande Canonnier.
— Assez bien, père. Je lis couramment les auteurs britanniques; jecrois même que s'ils ne faisaient jamais de citations françaises,je les comprendrais encore plus facilement.
— Ta mère ne m'avait jamais dit, je crois, que l'on t'enseignaitles langues vivantes au couvent.
— Oh! j'ai appris toute seule. Au couvent, c'était très gentil. Les soeurs venaient nous réveiller le matin en criant: Vive Jésus! Nous répondions: Vive Jésus! les yeux encore mi-clos, et ça continuait toute la journée à peu près sur le même ton.
Canonnier fait la grimace.
— L'instruction est une belle chose, dit-il.
— Oui, répond Hélène. L'instruction qu'on donne aux jeunespersonnes, surtout. Elle les met merveilleusement en garde contretoutes les tentations du monde. Cependant, il n'y a pas de systèmeinfaillible… Ainsi, une de mes amies de couvent, qui s'étaitmariée à dix-huit ans, vient de faire parler d'elle d'une façondésagréable; son mari demande le divorce. Il faut qu'elle ait cédéà des entraînements… Certains hommes manquent tellement de sensmoral, parait-il!… Et, même dans la nature, on voitmalheureusement ces choses-là; car le coucou annexe le nid duvoisin. C'est un bien vilain oiseau. Mais il a l'air de se vantersi joyeusement à vous de son infamie, quand on se promène dans lesbois…
— Pendant que le loup n'y est pas.
— Le loup n'y est jamais, dit Canonnier; il est dans la bergerie,en train de se faire tondre par les moutons.
— Tu sembles bien misanthrope, père; mais tu as certainement vu lemonde autrement que moi. Moi, je n'ai jamais connu que de beauxcaractères.
— Oh! il n'en manque pas, assure audacieusement Canonnier. Dieumerci! il y a encore des gens d'honneur.
L'honneur! Un noyé qui revient sur l'eau… Hélène continue, de savoix riche, captivante, où vibre pourtant une émotion étrange,comme la nervosité amère de l'ironie qu'on dompte, comme lefrémissement lointain de colères qu'on ne veut pas évoquer.
— Je dois dire que je n'ai guère vu que des gens riches; et lespersonnes qui possèdent la fortune sont toujours si aimables!Quant aux autres, je ne sais pas… On dit qu'il y a beaucoup demalheureux, mais on exagère peut-être… Il doit exister unecertaine somme de souffrance, pourtant, puisque les pauvres sesont révoltés à plusieurs reprises… Mais, chaque fois, ils sesont si bien conduits! Ils n'ont jamais déshonoré leur victoire…Père, est-ce que tu n'as pas aussi de la sympathie pour lesfaibles, pour les malheureux?
— Si j'allais avec les déshérités, s'écrie Canonnier qui oublieson rôle, ce ne serait pas parce qu'ils sont les plus faibles,mais parce qu'ils sont les plus forts! On se conduit bienlorsqu'on se conduit intelligemment. Il n'y a qu'un moyen de nepas déshonorer la victoire: c'est d'en profiter.
Un éclair brille dans les yeux d'Hélène.
— Père, demande-t-elle en se penchant anxieusement vers lui, tucrois à la force?
— Mon Dieu! mon enfant, répond Canonnier, je… je…
— C'est le droit seul, dis-je en venant à son secours, quilégitime l'usage de la force; par conséquent, les lois étantl'expression du droit…
— Ah! s'écrie Hélène en riant, il me semble être encore dans lesalon de Mme de Bois-Créault; on y parlait comme vous le faites…C'était charmant… Certes, je suis très heureuse de suivre monpère, et c'est mon devoir strict; je ne regrette rien. Mais monexistence était tellement délicieuse, chez Mme de Bois-Créault! Jene manquais pas une première; toujours en soirée, au bal, comme sij'avais été sa propre fille!
Je me hâte de prendre la parole, car je m'aperçois que lesémotions du souvenir vont gagner Hélène, au déplaisir certain deson père.
— Je vois, Mademoiselle, que vous étiez fort occupée; il vousrestait sans doute bien peu de temps… pour lire, par exemple?
— Oh! si, Monsieur, je lisais beaucoup. Même des romans. Desromans convenables, surtout; mais aussi quelquefois des histoiresd'aventures dans lesquelles évoluent de belles dames, des jeunesfilles persécutées, des traîtres abominables, de grands seigneurstrès braves, et aussi des voleurs généreux qui donnent aux pauvresce qu'ils prennent aux riches.
— Ce sont des hommes d'ordre, dit Canonnier; ils veulent mettreles pauvres en mesure de payer leurs impôts.
— Mais je n'ai pas lu d'autres romans, reprend Hélène en souriant.On dit qu'il y a des auteurs si intéressants, aujourd'hui! quivous font voir la vie telle qu'elle est et qui sont arrivés àdémonter le mécanisme des âmes avec une précision d'horlogers.
— Oui; ils sont de deux sortes: ceux qui aident à tourner la meulequi broie les hommes et leur volonté; et ceux qui chantent lacomplainte des écrasés. En somme, ils écrivent l'histoire de lacivilisation.
— Qu'est-ce que c'est que la civilisation?
— C'est l'argent mis à la portée de ceux qui en possèdent, dit Canonnier.
— Et qu'est-ce que c'est que l'argent, père?
— Demande à Randal.
— Non, Mademoiselle, ne me le demandez pas. Je ne pourrais pasvous répondre; et d'autres ne le pourraient pas non plus. On nesait point ce que c'est que l'argent.
Deux servantes, qui apportent le dessert, entrent dans le salon.
— Eh! bien, dit Canonnier dès qu'elles sont sorties, puisque noussommes entre la poire et le fromage, comme on dit, et que c'est lemoment généralement choisi pour parler à coeur ouvert, je veuxvous exposer à tous deux, et surtout à toi, Hélène, mes idées surla civilisation et sur l'argent. Je veux vous dire, ajoute-t-ilpendant que le visage de sa fille s'éclaire de joie, non seulementce que je pense, mais ce que j'ai l'intention…
Trois coups secs frappés à la porte lui coupent la parole.
— Entrez, dit-il.
Et quatre hommes, le chapeau sur la tête, font irruption dans lesalon. Nous nous levons tous les trois. L'un des hommes, qui tientun papier de la main gauche et dont la main droite, dans la pochedu pardessus, serre la crosse d'un pistolet, s'approche deCanonnier.
— Vous êtes le nommé Canonnier, Jean-François?… J'ai un mandatd'arrêt décerné contre vous. Empoignez cet homme! dit-il à deux deses acolytes qui saisissent chacun un des bras du père d'Hélène.
Et Canonnier sort d'un pas ferme, entre les argousins, sans unregard, sans un mot.
Ah! oui, il doit croire à la force, cet homme qui voit ainsitoutes ses espérances brisées devant lui à l'heure même où il peutles transformer en actes, et qui a le courage de partir sanstourner la tête, l'oeil sec, la bouche close. Et c'est à la mortqu'il va; car c'est la mort, la mort lente, hideuse et bête, quecette relégation pour jamais dans les marécages de Cayenne. Maisil sait qu'il est inutile de s'indigner contre le sort et qu'ilest lâche de gémir sur les débris des rêves. Le destin, qui estdur pour lui, pourra se montrer clément envers sa fille. Mais lui,qui ne peut plus rien pour elle, lui a donné en partant, par sonsilence même, la réponse à la question qu'elle lui posait tout àl'heure. Oui, il croit à la force. — Et elle y croira peut-être,elle aussi…
On frappe à la porte. Hélène se lève de la chaise sur laquelleelle s'est laissée tomber, pâle comme une morte.
— Entrez, dit-elle.
C'est le mouchard, celui qui vient d'arrêter Canonnier. Cettefois-ci, il salue obséquieusement.
— Mademoiselle, je suis chargé d'une mission par votre famille…c'est-à-dire des personnes qui s'intéressent à vous et qui…
— Avez-vous aussi un mandat contre moi? demande Hélène dont lavoix tremble de colère.
— Non, certainement, Mademoiselle, mais…
— Eh! bien, je vous prie de ne m'adresser la parole que lorsquevous aurez ce mandat.
XVII — ENFIN SEULS!…
Après le départ du policier, Hélène a regagné sa chaise; et ellereste là, les bras ballants, les yeux perdus dans le vide, muette,en une attitude de douleur intense et de désespoir profond.Certes, sa situation est atroce. Que va-t-elle devenir, àprésent?… Son père lui aura préparé, malgré lui c'est vrai, maisinévitablement, l'avenir qu'Ida avait prophétisé: une vied'aventures, une existence faite de tous les hasards… Sesprotecteurs la recevraient-ils chez eux, à présent? Peut-être, carla proposition ébauchée par le policier était certainement faiteen leur nom; mais comment l'accueilleraient-ils? Et oserait-elle,même, retourner chez les Bois-Créault? Non, sans doute; autrement,elle n'aurait point répondu comme elle vient de le faire.Alors?… En tous cas, il faut qu'elle prenne une décision dans unsens ou dans un autre. Je me résous à rompre le silence.
— Mademoiselle, dis-je pendant qu'elle semble revenir à elle,sortir d'un rêve, permettez-moi de troubler votre chagrin…
Elle m'interrompt.
— D'abord, Monsieur, je vous en prie, veuillez me dire s'il estpossible de faire quelque chose pour mon père.
Hélas! elle ignore la vérité, cette vérité terrible que je ne puislui apprendre; mais je ne veux pas, non plus, lui forger un conte,lui donner des espoirs dont l'irréalisation forcée ne pourrait quela faire souffrir.
— Non, Mademoiselle, il n'y a rien à tenter en faveur de votrepère, au moins pour le moment. Rien, absolument rien. Plus tard,très probablement…
— Merci, Monsieur, répond-elle d'une voix ferme. Plus tard,bien… Soyez sûr que je ferai l'impossible, le moment venu. Mais,plus tard, c'est l'avenir… Voulez-vous que nous nous occupionsdu présent?
— Certainement, Mademoiselle; je n'ai point l'honneur d'être connude vous depuis bien longtemps, mais j'étais très lié avec votrepère, et je vous assure de tout mon dévouement. Si vous voulez mefaire part de vos intentions, quelles qu'elles soient, et si vouscroyez que je puisse vous être utile…
— Je vous remercie de tout coeur; mais je ne puis vous confier mesprojets, car je n'en ai point. Non, réellement, je ne saisabsolument que faire.
— D'après ce que je vous ai entendu répondre à cet homme, il n'y aqu'un instant, vous appréhendez de retourner chez Mme de Bois-Créault; vous pensez sans doute qu'elle vous pardonneraitdifficilement votre départ…
Hélène sourit.
— Monsieur, me demande-t-elle, connaissez-vous la famille de Bois- Créault?
— Pas personnellement. Mai j'en ai entendu souvent parler. Ce sontdes gens très honorables et très riches. M. de Bois-Créault est unancien magistrat, un ex-procureur général fort connu. Il vit trèsretiré et on le voit rarement dans le monde. Il travaille à ungrand ouvrage qui paraîtra sous ce titre: «Du réquisitoire àtravers les âges.» Vous voyez que je suis bien renseigné. Sonfils, M. Armand de Bois-Créault, n'a point d'occupation définie etse contente, je crois, de mener la vie à grandes guides. Quant àMme de Bois-Créault, c'est une femme dont le caractère esthautement apprécié. Je me la figure un peu comme l'Égérie vieilliede Numas en simarres, et il me semble apercevoir des spectres deRhadamantes modernes autour de sa table à thé.
— Je ne sais pas si c'est une Égérie, dit froidement Hélène, Jesais que c'est une maquerelle.
Je sursaute sur ma chaise.
— Une…?
— Oui; vous avez bien entendu… Excusez-moi d'avoir employé unpareil terme, mais c'est le seul qui convienne, en bonne justice,à cette dame dont le caractère est si hautement apprécié… Jevous prie encore, Monsieur, de ne point vous formaliser si je vousfais des révélations dont l'ignominie vous surprendra. Ni votreéducation ni votre situation sociale ne vous ont habitué àentendre des choses comme celles que j'ai à vous dire. Pourtant,ces choses, il faut que je vous les apprenne. Vous m'avez offertvotre appui pour l'avenir et il est juste, puisque je l'aiaccepté, que vous n'ignoriez rien de mon existence passée.
Je m'incline et Hélène poursuit:
— Mon père vous a appris, j'en suis sûre, que ma mère est morte ily a quatre ans environ; vous savez aussi qu'elle était au servicede Mme de Bois-Créault et que je me trouvais chez cette dame aumoment où ce malheur survint. Mme de Bois-Créault résolut de neplus me renvoyer au couvent et de me garder chez elle. On l'a fortlouée de sa bonne action; on admirait qu'elle me traitât comme safille et qu'elle m'eût, par le fait, adoptée; et, à l'heureactuelle, on me reproche amèrement ma coupable ingratitude…J'avais à peu près quinze ans quand je vins habiter chezMme de Bois-Créault; j'étais jolie, amusante; elle avait remarquéqu'un de ses amis, fidèle habitué de la maison, tournait beaucoupautour de moi, semblait porter à ma jeunesse et à ma beautéfraîche un intérêt tout spécial… Vous avez entendu parler deBarzot?
— Le premier président à la Cour des Complications?
— Lui-même. Depuis trois ans, il est mon amant. Mme de Bois-Créault, cette femme si honorable, m'a vendue à lui, Monsieur.Comment le marché fut conclu, je l'ignore. Comment il fut exécutéla première fois, je ne le sais pas davantage. J'ai entendu direque les voleurs, pour dépouiller leurs victimes sans qu'ellespuissent se défendre ou crier à l'aide, leur font respirer duchloroforme. Mme de Bois-Créault connaissait apparemment lesprocédés des voleurs… Depuis… Depuis, j'ai tout subi sans riendire… Quand je m'étais réveillée pour la première fois, souilléeet meurtrie, entre les bras de ce vieillard lubrique, j'avaiscompris, tout d'un coup, l'infamie du monde; mais j'avais euconscience, en même temps, de mon néant et de mon impuissance…Que pouvais-je faire? Ah! j'ai songé à m'enfuir, à m'échapper decette maison comme on s'évade d'une geôle de honte. Mais j'étaissans amis, sans famille, sans personne au monde pour prendre pitiéde moi; mon père — je le croyais alors — m'avait abandonnée; et jen'aurais pu échanger le déshonneur doré que contre le déshonneurfangeux. Ah! j'ai pensé à dire la vérité, aussi; à la crier dansles rues; à la hurler à l'église où il fallait faire sesdévotions, au théâtre où je voyais représenter des drames qui meparaissaient si puérils! Mais on m'aurait prise pour une aliénée.On m'aurait enfermée comme folle, peut-être, et fait mourir sousla douche!
Hélène s'arrête, la gorge serrée par l'étreinte de la colère.
— J'ai donc résolu d'attendre, continue-t-elle au bout d'uninstant. Attendre je ne savais quoi. Le moment où je pourrais mevenger, oui! J'ai espéré que je le pourrais, jusqu'à ce soir…Barzot a fini par croire que je m'étais donnée à luivolontairement et que j'éprouvais, pour sa passion de satyre,autre chose que de la haine et du dégoût; Mme de Bois-Créaultaussi, à la longue, s'était persuadée que j'avais de l'affectionpour elle, l'ignoble gueuse; et j'étais seule à connaître lespensées que je roulais dans mon coeur, amères comme du fiel etrouges comme du sang…
— Tout cela est affreux, dis-je; c'est absolument abject. Cettefemme… ha!… Mais quels étaient donc les motifs qui lapoussaient à commettre ces turpitudes? Ils sont riches, ces Bois-Créault.
— Oui, répond Hélène; mais pas assez. Ils ne le seront jamaisassez. Le fils dépense tellement, voyez-vous! Il lui faut tantd'argent! Il mettrait à sec les caves de la Banque. Et sa mère enest folle; elle l'adore; il est son dieu. Elle ferait tout poursatisfaire ses fantaisies, pour subvenir à ses caprices. Elleassassinerait… Ah! j'ai dû coûter cher à Barzot.
— Mais, dis-je, M. de Bois-Créault, le père, ne s'est jamaisaperçu de rien? C'est inconcevable…
— Lui! s'écrie Hélène en se levant et en marchant nerveusement: àtravers la pièce. Lui! Mais il est mort, il est fini, anéanti,éteint, vidé; il n'y a plus qu'à l'enterrer. C'est une ombre,c'est un fantôme — c'est moins que ça. — C'est un prisonnier,c'est un emmuré. Il est séquestré. Son cabinet de travail, c'estune mansarde où sa femme vient lui apporter à manger quand elle ypense et le battre de temps en temps. Son livre, le grand ouvrageauquel il travaille et dont s'inquiètent les journaux, il n'en ajamais écrit une ligne. Il a un métier à broder et il fait de labroderie, du matin au soir, pour les bonnes oeuvres de sa femme.Quand elle donne une soirée, on permet au brodeur de s'habiller,de sortir de son réduit et de venir faire le tour des salons; ilest très surveillé pendant ce temps-là, car une fois il a volé desallumettes et a essayé de mettre le feu à l'hôtel, le lendemain.Il s'ennuie tant, dans son ermitage! Il y couche; on lui a dresséun petit lit de sangles, dans un coin. Quant à sa chambre, elleétait pour moi, lorsque Barzot venait. Il y avait un portrait deTroplong en face du lit…
— C'est à ne pas croire! dis-je pendant qu'Hélène s'arrête pourjeter un coup d'oeil sur mes bagages que son père a déposés dansun coin, près d'une fenêtre; c'est extraordinaire! Les souffrancesdes orphelines persécutées dans les romans-feuilletons pâlissent àcôté des vôtres; et quelle âme de traître de mélodrame a jamaisété aussi visqueuse et aussi noire que celles de cet homme quivous a achetée et de cette femme qui vous a vendue?… Quellescrapules!… Et elle a l'audace de vous proposer de retourner chezelle! Et demain, peut-être, elle va envoyer Barzot faire appel àvos sentiments reconnaissants, en bon pasteur qui s'efforce deramener au bercail la brebis égarée…
— Elle n'attendra pas à demain, dît Hélène. Barzot est déjà à Bruxelles.
— Il est ici? Vous le savez?
— Oui, je le sais… C'est cette valise qui me l'apprend,continue-t-elle en désignant le petit sac dont les ornementsd'argent scintillent sous la lumière du gaz; cette valise, là, quiporte ses initiales et que je sais lui appartenir — cette valiseque vous lui avez volée.
Ah! bah!… Ah! bah!… Mais elle est pleine d'expérience, cetteingénue; elle est très forte, cette innocente… Et c'est unpremier président que j'ai volé?… Comme c'est flatteur pour monamour-propre!
— Vous ne m'en voulez pas d'avoir mis les points sur les i?demande Hélène. Il vaut mieux parler franchement, n'est-ce pas? Etil est inutile de vous laisser m'apprendre ce que je n'ignorepoint… Non, mon père ne m'a rien dit à votre sujet, ni au sien,et je n'ai pas eu l'occasion, non plus, de le mettre au courantdes faits que je vous ai révélés. Il se défiait de la profondeignorance du monde qu'il supposait en moi, et je pouvaisdifficilement faire le premier pas… Du reste, je croyais avoirle temps de lui tout avouer… Mais je savais, depuis longtemps,qu'il était un voleur. Pensez-vous que Mme de Bois-Créault mel'avait laissé ignorer? «Vous êtes la fille d'un voleur, medisait-elle lorsque, écoeurée des vagues de boue qu'il me fallaitengloutir, je me déclarais révoltée et prête à fuir la maisoninfâme. Vous êtes la fille d'un voleur. En voici la preuve. Votrepère est relégué au bagne pour ses crimes. Si vous partez,espérez-vous pouvoir rencontrer quelqu'un disposé à s'intéresser àl'enfant d'un pareil scélérat? Tel père, telle fille; voilà cequ'on vous répondra partout. Et vous ne trouveriez pas même unrefuge dans la rue. Je vous y ferais pourchasser et arrêter aupremier faux-pas, et même sans raison. La police n'y regarde pas àdeux fois, en France; vous le savez; j'ai soin de vous faire liretoutes les semaines, dans les journaux, les récits d'arrestationsd'honnêtes femmes, et vous ne seriez pas la première jeune fillequ'aurait déflorée le spéculum des médecins, si c'était encore àfaire. Vous pourriez essayer de vous défendre, allez! avec lesantécédents de votre père, qui sont les vôtres, et le témoignageque portera de vos moeurs l'état de votre virginité. Avant huitjours, vous seriez une prostituée en carte, ma chère, une choseappartenant à l'administration qui la fourre à Saint-Lazare à songré — et je vous y ferais crever, à Saint-Lazare!»
— Quelle honte! Ah! toutes ces atrocités n'auront-elles pas unefin?…
— Je voulais seulement vous faire voir, reprend Hélène d'une voixplus calme, que je savais à quoi m'en tenir sur mon père. De là àsupposer que vous…
— Oui, dis-je, je suis un voleur. Je ne veux pas vous faire undiscours pouf réhabiliter le vol, car vous avez assez fréquentéles honnêtes gens pour vous douter de ce que j'aurais à vous dire.Soyez convaincue, seulement, que la morale n'est qu'un mot,partout; et que le civilisé, hormis sa lâcheté, n'a rien qui ledistingue du sauvage. Je suis un voleur. Mme de Bois-Créault avaitoublié les voleurs quand elle vous a dit que vous ne trouveriezpersonne prêt à s'intéresser à vous. Pour moi, je me metsentièrement à votre disposition, et cela sans arrière-penséed'aucune sorte, d'homme à femme… Voyons, répondez-moi. Vousn'avez pas d'argent?
— Pas un sou, pas une robe. Je n'avais rien emporté en quittantl'hôtel de Bois-Créault. Mme Ida m'a donné un peu de linge lorsqueje l'ai quittée, et c'est tout ce que je possède au monde.
— Non, vous possédez davantage. Votre père est riche.Malheureusement, sa fortune est en Amérique et vous ne pouvez, aumoins quant à présent, en distraire un centime. Mais, d'uneopération que nous avons faite récemment ensemble, il nous estrevenu mille livres sterling, qui sont déposées à Londres à madisposition, et dont la moitié lui appartient. Vous avez donc, dèsmaintenant, douze mille cinq cents francs. Je vous remettrai cettesomme le plus tôt possible; elle ne vous suffira pas,certainement, quoi que vous vouliez entreprendre, mais, je vousl'ai dit, vous pouvez compter sur moi. En attendant, faites-moi leplaisir d'accepter ceci.
Et je lui tends trois billets de mille francs.
— Merci, dit-elle en souriant. Et, dites-moi, êtes-vous riche,vous?
— Moi? Non. Ai-je cinq cent mille francs, seulement? Je ne croispas.
— Avec les cinq cent mille qui sont dans la valise de Barzot, celafera un million. Pourquoi n'avez-vous pas ouvert cette valise?
— Je ne sais pas. Je n'ai pas eu le temps. Mais si vous êtescurieuse de voir ce qu'elle contient…
— Oui, très curieuse… Et avez-vous exploré les poches de Barzot,par la même occasion?
— Non, dis-je en faisant sauter les serrures de la valise que j'aiplacée sur une chaise. Non, j'ai travaillé en amateur ce soir…Voilà qui est fait. Videz le sac vous-même, pour être sûre que jene ferai rien glisser dans mes manches.
— Si vous voulez, répond Hélène en riant; ce sera plus prudent. Ah! je crois bien que nous ne trouverons pas grand'chose.
Pas grand'chose, en effet. Des objets de toilette, des journaux,un numéro de la «Revue Pénitentiaire», et un grand portefeuillequ'Hélène se hâte d'ouvrir.
— C'est ici, dit-elle, que nous allons trouver les cinq cent millefrancs.
Non, pas encore; le portefeuille ne contient que des lettres, destas de lettres. Mais elles paraissent intéresser prodigieusementHélène, ces épîtres; elle a tressailli en en reconnaissantl'écriture, et elle se met à les lire avec un intérêt des plusvisibles, les lèvres serrées, les doigts nerveux faisant craquerle papier.
— C'est suffisant, dit-elle en s'interrompant; je n'ai pas besoind'en lire davantage pour le moment. Écoutez — et elle frappe surles papiers répandus sur la table — il y a là les preuves detoutes les infamies dont je viens de vous parler et, de plus,toutes les évidences d'un honteux chantage. Ces lettres ont étéécrites à Barzot par Mme de Bois-Créault, depuis trois ans. Il n'ya pas eu un marché, ainsi que je vous l'ai dit; il y en a eu descentaines; il y a eu un marché chaque fois. Ah! oui, je lui aicoûté cher, à Barzot; et il ne m'a pas eue comme il a voulu…
— Mais pourquoi diable transportait-il ces lettres avec lui?
— Je ne sais pas. Probablement pour me décider à revenir. Ilsétaient arrivés à croire que j'avais de l'affection pourMme de Bois-Créault, je vous dis… Et puis, est-ce qu'on sait?Barzot ne doit pas avoir la tête à lui, maintenant. Il était foude moi… Croyez-vous qu'on pourrait tirer parti de ces lettres?
— Si je le crois!
— Alors, que faut-il faire?
— Il faut commencer par quitter cet hôtel, vous et les lettres.
— Je suis prête, dit Hélène en se levant; je n'ai qu'à mettre monchapeau.
— Attendez! Il est nécessaire de savoir où vous irez, d'abord, etensuite comment nous sortirons d'ici. La maison est surveillée,certainement. Si nous n'avions pas fait la découverte que nousvenons de faire, tout se passait très simplement; nous partionsdemain matin pour l'Angleterre, au nez des policiers qui n'avaientaucun droit de nous empêcher de prendre le train pour Ostende etle bateau pour Douvres; j'aurais prié l'hôtelier de brûler lavalise, comme je vais le faire dans un instant, et l'on n'avaitpas un mot à nous dire; rien dans les mains; rien dans les poches.Mais à présent, avec ces lettres que nous ne pouvons pas détruireet qu'il ne faut point qu'on trouve en notre possession… Ah!bon, je sais où vous irez. Je connais une dame, à Ixelles, quitient un pensionnat de jeunes filles. C'est une Anglaise dont lemari, estampeur de premier ordre, s'est fait pincer l'an dernierpour une escroquerie colossale et a été mis en prison pourplusieurs années; cette pauvre femme s'est trouvée subitement sansgrandes ressources; mais, quelques camarades et moi, nous sommesvenus à son aide. Elle désirait monter un pensionnat à Bruxellespour les jeunes misses anglaises; nous lui avons facilité la choseet l'un de nous, faussaire émérite, lui a confectionné desdocuments qui la transforment en veuve d'un colonel tué au Tonkinet tous les papiers nécessaires à la formation d'une belleclientèle. Ses affaires prospèrent; elle a un cheval et deuxvoitures… Justement, c'est dans une de ces voitures qu'il fautpartir d'ici, car si nous partons à pied ou dans une roulotte delouage, nous serons filés sans miséricorde… Mais qui irachercher la voiture? L'hôtelier; je vais l'envoyer à Ixelles; onne le suivra sans doute pas… Tenez, Hélène, entrez dans votrechambre, serrez soigneusement toutes ces lettres et préparez-vousà partir.
Je sonne tandis qu'Hélène, après avoir ramassé les papiers,disparaît dans sa chambre.
— Prévenez le patron que j'ai besoin de lui parler, dis-je à laservante qui se présente.
L'hôtelier entre, la tête basse, l'air déconfit.
— Ah! monsieur Randal, dit-il, quel malheur! Une arrestation chezmoi!… Qu'est-ce que ces Messieurs vont penser de nous? L'hôteldu Roi Salomon est déshonoré, pour une fois… Ma femme est dansun état!… On peut le dire, depuis vingt ans que nous tenons lamaison, jamais chose pareille n'était arrivée. La police nousprévient toujours… Il faut qu'il y ait eu quelque chose despécial contre M. Canonnier, savez-vous…
— Ne vous faites pas de bile, dis-je. Il n'y a pas de votre faute,nous le savons. Écoutez, vous allez faire une course pour moi…
— Bien, monsieur Randal; tout de suite. Ah! j'oubliais: M. Rogervient d'arriver…
— Roger-la-Honte?
— Oui, monsieur Randal.
— Dites-lui qu'il monte immédiatement. C'est lui qui fera macourse.
— Ah! gémit l'hôtelier, la larme à l'oeil, je vois bien que vousne vous fiez plus à moi.
— Mais si, mais si. Tenez, pour vous le prouver, je vous faisprésent de cette valise et de ce qu'elle contient; mettez tout çaen pièces et vite, dans votre fourneau; qu'il n'en reste plustrace dans cinq minutes.
— Bien, monsieur Randal; comptez sur moi, pour une fois, et pourla vie.
L'hôtelier descend; et tout aussitôt j'entends Roger-la-Hontemonter l'escalier. Il entre, la bouche pleine, la serviette autourdu cou.
— Te voilà tout de même! me dit-il; on te croyait perdu, depuis letemps… Qu'est-ce que tu faisais donc à Paris? Broussaille disaitqu'on t'avait nommé juge de paix… Et, dis donc, il en estarrivé, des histoires!… Canonnier arrêté… Ah! vrai!… Safille est ici? Je n'avais pas osé vous déranger en arrivant… Tusais, il y a un fameux coup à risquer. C'est pour ça que jet'avais écrit de venir à Bruxelles…
— Roger, dis-je, il faut que tu fasses quelque chose tout desuite. La fille de Canonnier est en danger ici et je veuxl'emmener sans qu'on puisse nous suivre. Il y a un roussin devantl'hôtel?
— Deux, répond Roger-la-Honte; je les ai vus; ils montent lafaction de chaque côté de la porte.
— Bon. Tu vas aller à Ixelles, rue Clémentine; tu sais?
— Parbleu!
— Les roussins ne te fileront pas; prends un fiacre, mais quitte-le avant d'arriver à la maison.
— Bien sûr.
— Tu diras à l'Anglaise de faire atteler son petit panier, et tule conduiras ici. Dès que tu seras arrivé, je prendrai ta placeavec la petite et nous partirons. Quelle heure est-il? Neufheures. Préviens l'Anglaise que je serai chez elle vers onzeheures et demie. Dépêche-toi. Tâche d'être revenu dans troisquarts d'heure au plus tard.
— Sois tranquille, dit Roger; tu me coupes mon dîner en deux, maisça ne fait rien.
Il descend l'escalier en courant.
— Eh! bien, dis-je à Hélène qui vient de sortir de sa chambre,j'ai trouvé le moyen de sortir d'ici sans nous faire suivre…
— Et moi, répond-elle, j'ai trouvé le moyen d'utiliser leslettres. Voici mon plan: je vais exiger de Mme de Bois-Créault,sous la menace d'un scandale meurtrier, qu'elle envoie son fils medemander ma main.
— Son fils! Vous marier avec son fils?…
— Oui, dit Hélène dont toute la physionomie exprime une force devolonté extraordinaire et dont la voix vibre comme la lame fined'une épée. Écoutez-moi bien et vous me comprendrez. Je suisambitieuse et je veux me venger du mal qu'on m'a fait. Je suisjeune, je suis belle, je crois à la force. C'est très bien, maisça ne suffit pas. Je n'ai pas de nom. Je puis m'en faire un? Unsobriquet, comme les cocottes, oui. Mais je ne veux pas être unecocotte; je veux être pire; et, pour cela, j'ai besoin d'un nom,d'un vrai nom. Je suis Mlle Canonnier. Il faut que je soisMme de Bois-Créault. — Ne me dites pas que ces gens-là refuseront.Ils n'oseront pas refuser. Un refus les mènerait trop loin. Voussavez combien on est avide de scandale, en France, et combien lesjournaux seraient heureux de traîner dans la boue toute unefamille appartenant à la noblesse de robe, et surtout Barzot!…Barzot! Il faut qu'il soit mis au courant de mes volontés le plustôt possible, et que ce soit lui qui aille porter mes conditionsaux Bois-Créault… Le mariage et le silence, ou bien ledéshonneur le plus complet, le plus irrémédiable… Oh! soyeztranquille, continue Hélène, ce n'est que le mariage considérécomme acte d'état civil qu'il me faut. M. Armand de Bois-Créaultne sera mon mari que de nom, ainsi que dans certains romans. Nonpas que j'aie le culte de ma vertu, oh! pas du tout. Une femme quis'est laissée toucher une fois, une seule fois, par un hommequ'elle n'aime pas, sait assez dédoubler son être pour n'attacheraucune importance à des actes auxquels son âme reste étrangère etauxquels son corps, même, ne participe que par procuration. Maisil ne faut pas que je sois enceinte de cet être-là. Celadérangerait mes projets… Remarquez bien que tout peut se fairele plus simplement du monde. Les Bois-Créault, qui ont l'espoir deme voir revenir, — et ils ne se trompent plus maintenant — n'ontguère ébruité mon départ. Si l'on s'en est aperçu, on l'expliquerapar les tentatives audacieuses du fils contre mon innocence, etpar la révolte un peu sauvage de ma pudeur alarmée. Mais le filsaura reconnu ses torts à mon égard, j'aurai pardonné, un mariageformera le dénouement indispensable, et tout le monde seracontent.
— Même Barzot, dis-je; car il sera certain, après cela, que Mme de Bois-Créault ne le fera plus chanter.
— En effet, murmure Hélène; dorénavant, c'est moi qui me chargeraide ce soin.
— Ah!… Ah!
— Naturellement, puisque j'ai les lettres. Ces lettres, il faudraque vous les mettiez en lieu sûr, pendant le mois que je passeraià l'hôtel de Bois-Créault.
—Vous n'y resterez qu'un mois?
— Pas plus. Après quoi, nous romprons toutes relations, mon mariet moi. Incompatibilité d'humeur, vous comprenez? Du reste, sevrécomme il le sera, il faudra bien qu'il prenne sa revancheailleurs; et je profiterai du premier prétexte. Je serai uneépouse déçue, outragée, séparée d'un mari indigne. Mais je nedemanderai point le divorce, car mes principes religieux mel'interdisent. Je resterai Mme de Bois-Créault, honnête etmalheureuse femme — et femme intéressante, j'espère. — J'écrirai àBarzot demain matin.
— Non, Hélène, il ne faut pas lui écrire. Il y a des choses qu'onn'écrit pas. Savez-vous s'ils ne pourraient point tirer parti devotre lettre, à leur tour? Et d'abord, comment la rédigeriez-vous,cette lettre? Réfléchissez.
— C'est vrai: Alors, comment faire!
— Il faut aller voir Barzot et lui parler.
— Moi?
— Non, pas vous. Vous devez rester où je vais vous conduire cesoir et ne vous faire voir nulle part jusqu'à ce que l'affairesoit terminée.
— Mais qui peut aller parler à Barzot?
— Moi, si vous voulez.
— C'est impossible! s'écrie Hélène. Vous qui l'avez volé dans letrain qui l'a amené ici! Mais il vous reconnaîtrait…
— Et puis? Que pourrait-il faire? Où sont les preuves?… Oui,j'irai demain matin. Cela ne me déplaira pas… Mais laissez-moivous faire tous mes compliments. Vous êtes très forte,
— Non! s'écrie-t-elle en me jetant ses bras autour du cou et enfondant en larmes; non, je ne suis pas forte! Je suis unemalheureuse… une malheureuse! Je suis énervée, exaspérée, maisje ne suis pas forte… je donnerais tout, tout, pour n'avoir pasl'existence que j'aurai, pour avoir une vie comme les autres… Jeme raidis parce que j'ai peur. Il me semble que je suis unedamnée… N'est-ce pas, vous serez toujours mon ami?
— Oui, dis-je en l'embrassant; je vous promets d'être toujoursvotre ami… Maintenant, descendons, Hélène; il est neuf heures etdemie et la voiture que j'ai envoyée chercher va arriver.
Nous attendons depuis cinq minutes à peine dans un salon du rez-de-chaussée quand j'entends le bruit du petit panier del'Anglaise.
— Les roussins viennent de faire signe à un fiacre, entre me direl'hôtelier.
— Bien. Allons.
Hélène prend le petit sac qui contient son linge et les lettres,et nous sortons de la maison juste comme Roger-la-Honte descend dupanier.
—Je n'ai pas été long, hein?
— Non. Attends-moi vers minuit.
Je saute dans la voiture où Hélène a déjà pris place, je touche lecheval de la mèche du fouet et nous partons. Pas trop vite. Ilfaut laisser aux mouchards, dont le fiacre s'est mis en route, lapossibilité de nous escorter. Ixelles est à gauche. Je prends àdroite.
— Nous sommes suivis, dis-je à Hélène, mais pas pour longtemps.Quand nous arriverons aux dernières maisons de la ville, jecouperai le fil.
Nous y sommes. Je me retourne; le fiacre est à cent pas enarrière, et j'aperçois un des policiers qui excite le cocher àpousser sa bête. Imbécile! La campagne est devant nous, trèssombre. Tout d'un coup, j'enlève le cheval d'un coup de fouet etle panier roule à fond de train, file comme une flèche. Leslanternes du fiacre paraissent s'éteindre lentement dans la nuit;on finit par ne plus les voir. Je prends une route à gauche, jeralentis l'allure du cheval; et, pendant vingt minutes environ,nous roulons dans les ténèbres. Mais voici des lumières, là-bas;c'est Ixelles.
— Dans un quart d'heure, dis-je à Hélène qui a gardé le silencedepuis notre départ de l'hôtel, nous serons arrivés. À moins quele cheval ne sache parler, celui qui pourra dire où vous passerezla nuit sera malin.
— Vous irez voir Barzot demain matin? me demande t-elle.
— Oui; et le soir je viendrai vous rendre compte du résultat del'entrevue.
— Écoutez, dit-elle en se serrant contre moi; écoutez et répondez-moi: Croyez-vous que je fasse bien d'agir comme je veux le faire?Pour moi-même, j'entends. Croyez-vous que je fasse bien? Il m'asemblé voir tout mon avenir, tout à l'heure, quand nous passions àtoute vitesse dans ces chemins sombres que rougissaient devantnous les rayons des lanternes. Ce sera ma vie, cela. Une courseeffrénée dans l'inconnu, avec les reflets sanglants de la colèreet de la haine pour montrer la route, à mesure que j'avancerai. Nepensez-vous pas que ce sera horrible? Ne pensez-vous pas quej'aurais une existence plus heureuse si je brûlais ce soir leslettres qui sont là, et si…
Sa main glacée se pose sur la mienne.
— Oh! si vous saviez comme je voudrais être aimée! Je levoudrais… C'est à en mourir! Je m'étourdis avec des mots… Oui,c'est ça que je veux: qu'on m'aime!… Voulez-vous m'aimer, vous?Voulez-vous me prendre? Dites, voulez-vous me prendre? Me garderavec vous, toute à vous, toujours à vous? je serais votremaîtresse et votre amie… et une bonne et honnête femme, je vousjure. Je serais à vous de toute mon âme… vous n'êtes pas faitpour être un voleur; vous avez assez d'argent pour que nouspuissions vivre heureux, et peut-être que je serai riche plustard… Je suis intelligente et belle… Embrassez-moi fort…encore plus fort… et dites-moi que vous voulez bien…
Elle est affolée, nerveuse, surexcitée jusqu'au paroxysme par lesémotions de la soirée. Certes, elle est intelligente et belle, etje me sens attiré vers elle, et je crois que je l'aimerais si jene m'en défendais pas; mais je ne veux pas profiter de l'état danslequel elle se trouve et la pousser à sacrifier son existenceentière à la surexcitation d'un instant. Et puis, des souvenirssemblent se dresser devant moi, comme elle parle. Sa voix… elleva éveiller dans ma mémoire l'écho lointain d'une autre voixdésespérée, que je n'ai point cessé d'entendre, et qui s'est tuepour jamais…
— Je ferai ce que vous voudrez, Hélène; mais calmez-vous. Nousparlerons de tout cela demain soir, voulez-vous?
Et j'accélère le trot du cheval, car nous entrons dans Ixelles, etje désire qu'on nous remarque le moins possible.
— Demain, il sera trop tard, répond-elle.
Je garde le silence; et bientôt nous pénétrons dans la cour dupensionnat dont l'Anglaise a ouvert la grille.
— N'ayez pas d'inquiétude, monsieur Randal, me dit cette veuve decolonel quand je la quitte après avoir souhaité une bonne nuit àHélène et, après avoir, aussi, mis le cheval à l'écurie — car ilvalait mieux ne point réveiller le cocher-jardinier del'établissement — n'ayez pas d'inquiétude, cette dame ne manquerade rien; et chaque fois que je pourrai vous être utile… Jen'oublierai pas que vous m'avez rendu service.
En rentrant à l'hôtel du Roi Salomon, j'aperçois les deuxpoliciers qui se font face sur le trottoir; je vois, à la lueurdes becs de gaz, leurs yeux s'agrandir démesurément à mon aspect.Ils ont sans doute envie de me demander pourquoi je reviens toutseul…
— Me voici de retour, dis-je à Roger-la-Honte qui m'attend enaccumulant des croquis sur un album qu'il a acheté, en passant,dans les Galeries Saint-Hubert. Tout a été pour le mieux.
— Chouette! dit Roger. Tu me raconteras tout ça en détail. Mais,d'abord, je veux te parler du travail. Le coup est à faire, nonpas à Bruxelles, mais à Louvain. C'est Stéphanus qui me l'aindiqué… Tu sais bien, ce Stéphanus dont je t'ai parlé souvent,et qui est employé ici chez un banquier, un homme d'affaires…
— Ah! oui; je me souviens. Dis donc, y a-t-il moyen de retarder lachose pendant cinq ou six jours?
— Certainement. Huit, dix, si l'on veut. Tu es occupé? Pour lapetite, au moins?
— Oui, il faut que je fasse quelques démarches ces jours-ci. Etmême, comme j'ai quelqu'un à voir demain matin de bonne heure, jevais aller me coucher, avec ta permission.
— Va, dit Roger. Nous aurons le temps de causer à notre aise sinous restons ici une semaine à nous tourner les pouces. Mais lafille d'un camarade, c'est sacré… Bonsoir.
C'est surtout pour réfléchir que je veux me retirer dans machambre. Mais le sommeil a bien vite raison de mes intentions…
Il est huit heures, quand je me réveille. J'ai juste le temps dem'habiller pour courir surprendre Barzot au saut du lit, Tiens, àpropos… Mais où perche-t-il, Barzot?… Diable! il va falloirfaire le tour des hôtels… Je vais commencer par l'hôtelMengelle.
J'ai la main heureuse. C'est justement à l'hôtel Mengelle qu'estdescendu le premier président Barzot.
Je lui fais passer ma carte:
Georges Randal Ingénieur Collaborateur à la Revue Pénitentiaire
XVIII — COMBINAISONS MACHIAVÉLIQUES ET LEURS RÉSULTATS
En m'apercevant, Barzot ne peut réprimer un mouvement de surprise.
— Êtes-vous bien sûr, Monsieur, me demande-t-il d'une voixtranchante, de porter le nom qui est inscrit sur cette carte?
— Parfaitement sûr, dis-je sans m'émouvoir car je savais bienqu'il me reconnaîtrait du premier coup et je m'amuse énormément,en mon for intérieur, de la situation ridicule dans laquelle va setrouver ce magistrat impuissant devant un voleur. Parfaitementsûr.
— Je connais beaucoup un M. Randal…
— M. Urbain Randal? C'est mon oncle. Je sais en effet, Monsieur,qu'il a l'honneur d'être de vos amis. Si j'avais eu plus de goûtpour la campagne, j'aurais profité plus souvent de l'hospitalitéqu'il m'offrait dans sa villa de Maisons-Laffitte et j'aurais eucertainement l'occasion d'y faire votre connaissance plus tôt.
— Veuillez m'excuser, dit Barzot en m'engageant à prendre un siègeet en s'asseyant dans un fauteuil, je… vous offrez uneressemblance frappante avec une personne…
— Une personne que vous avez remarquée, hier, dans le train quivous amenait de Paris? C'est encore moi. Vous ne vous trompez pas.
— Alors!… dit Barzot en se levant et en faisant un pas vers untimbre…
Je le laisse faire. Je sais très bien qu'il ne sonnera pas. Et ilne sonne pas, en effet. Il se tourne vers moi, l'air furieux, maisanxieux surtout.
— Voulez-vous m'exposer l'objet de votre visite?
— Certainement. Je suis envoyé vers vous par Mme Hélène Canonnier.
Barzot ne répond point. Son regard, seul, s'assombrit un peu plus. Je continue, très lentement:
— Mlle Canonnier se trouvait à Bruxelles depuis avant-hier avecson père. Je dois vous dire que j'ai l'honneur, le grand honneur,d'être très lié avec M. Canonnier; nous nous sommes rendu desservices mutuels; je ne sais point si vous l'avez remarqué,Monsieur, mais la solidarité est utile, j'oserai même direindispensable, dans certaines professions. Si l'on ne s'entraidaitpas… Il y a tant de coquins au monde!…
— Hâtez-vous, dit Barzot dont l'attitude n'a pas changé mais dontje commence à ouïr distinctement, à présent, la respirationsaccadée.
— Je connaissais donc M. Canonnier. Mais je n'avais jamais eu leplaisir de voir sa fille. Elle avait vécu, jusqu'à ces joursderniers, chez des gens qui passent pour fort honorables, mais quisont infâmes, et qui reçoivent d'ignobles drôles, généralementtrès respectés.
Les poings de Barzot se crispent. Comme c'est amusant!
— Du moins, dis-je avec un geste presque épiscopal, telle estl'impression que ces personnes ont laissée à Mlle Canonnier. Lahaute situation que vous occupez, Monsieur, et qui vous laisseignorer bien peu des opérations exécutées au nom de la Justice,vous a certainement permis d'apprendre comment M. Canonnier futravi, hier soir, à l'affection de son enfant. Je fus témoin de cetévénement pénible. Mlle Hélène Canonnier, restée seule, avec moi,m'avoua qu'elle redoutait beaucoup les entremises de certainsindividus en la loyauté desquels elle n'avait aucune confiance.Elle me fit part de son désir de mettre en lieu sûr, non seulementsa personne, mais encore une certaine quantité de lettres fortintéressantes…
— Que vous m'avez volées! hurle Barzot. Ah! misérable!
Je hausse les épaules.
— Réellement, Monsieur? Misérable?… Dites-moi donc, s'il vousplaît, quel est le plus misérable, de l'homme qui emploie lechloroforme pour détrousser son prochain ou de celui qui s'en sertpour violer une jeune fille?
Barzot reste muet. Il vient s'asseoir sur une chaise devant unetable, et prend son front dans ses mains.
— Combien exigez-vous de ces lettres? demande-t-il. Combien? Quelle somme?
— Je vous ai dit que je me présentais à vous au nom deMlle Canonnier, et pas au mien. Ce n'est pas moi qui possède ceslettres; c'est elle. Elle n'a pas l'intention de vous les vendre.
Barzot lève la tête et me regarde avec étonnement. J'ajoute:
— Elle n'a pas l'intention de vous les vendre pour de l'argent.
— Ah! dit-il. Ah!…
Et il attend, visiblement inquiet — car sa belle impassibilité dudébut l'a complètement abandonné — que je veuille bien luiapprendre ce qu'Hélène réclame de lui.
— Mlle Canonnier, dis-je, n'a point de position sociale; elledésire s'en faire une. Elle veut se marier.
— Elle veut se marier? demande Barzot dont les yeux s'éclairent etdont les joues s'empourprent. Elle veut se marier?… Eh! bien…Tenez, Monsieur, continue-t-il étendant la main, j'oublie ce quevous êtes, ce que vous avouez être, et je me souviens seulementque j'ai devant moi le neveu d'un homme que j'estime…
— Vous avez tort, dis-je; mon oncle est un voleur. S'il ne m'avaitpoint dépouillé du patrimoine dont il avait la garde, je ne seraispeut-être pas un malfaiteur.
— Alors, reprend Barzot d'une voix plus grave, je vous parleraid'homme à homme. J'ai beaucoup réfléchi depuis trois jours, depuisle moment où j'ai appris que Mlle Canonnier avait quitté Paris,les pensées que j'ai agitées n'étaient pas nouvelles en moi, caril y a longtemps, très longtemps, que je sais à quoi m'en tenirsur la signification et la valeur de notre système social; mais jen'en avais jamais aussi vivement senti la turpitude. Nous vivonsdans un monde criminellement bête, notre société est anti-humaineet notre civilisation n'est qu'un mensonge. Je le savais. J'étaisconvaincu que le code, cette cuirasse de papier des voleurs qu'onne prend pas, n'était qu'une illusion sociale. Cependant… Ah!j'ai compris combien il faut avoir l'honnêteté modeste!… J'ai vudéfiler bien des scélérats devant moi, Monsieur; j'ai entendu lerécit de bien des crimes. Mais que d'autres bandits qui jouissentde la considération publique! Combien de forfaits qui restentignorés, éternellement inconnus, parce que les lois sontimpuissantes, parce que les victimes ne peuvent pas se faireentendre. Hélas! la Justice est ouverte à tous. Le restaurantPaillard aussi… Et puis, la Justice, les lois… Des mots, desmots!… Je me demande, aujourd'hui, comment il ose exister,l'Homme qui Juge! Il faudrait que ce fût un saint, cet homme-là.Un grand saint et un grand savant. Il faudrait qu'il n'eût rien àfaire avec les rancunes de caste et les préjugés d'époque, que soncaractère ne sût pas se plier aux bassesses et son âme auxhypocrisies; il faudrait qu'il comprît tout et qu'il eût les mainspures — et peut être, alors, qu'il ne voudrait pas condamner…
J'écoute, sans aucune émotion. Des blagues, tout ça! Verbiagepitoyable de vieux renard pris au piège. S'il n'avait pas peur demoi, il me ferait arrêter, en ce moment, au lieu de m'honorer deses confidences. Quand on raisonne ainsi, d'abord, et qu'on n'estpas un pleutre, on quitte son siège et l'on rend sa simarre, endisant pourquoi.
— En venant ici, continue Barzot, j'avais pris une granderésolution. Je crois que tout peut se réparer; l'expiation rachètela faute et fait obtenir le pardon. J'étais décidé à donner madémission le plus tôt possible; et à offrir à Mlle Canonnier tellesomme qu'elle aurait pu souhaiter, ou bien, dans le cas — quej'avais prévu — où elle aurait refusé toute compensationpécuniaire… Vous venez de me dire, Monsieur, que Mlle Canonnierdésire se créer une position sociale, et qu'elle veut se marier.Eh! bien, moi aussi j'avais pensé qu'un mariage était la seuleréparation possible, et j'y suis prêt…
J'éclate de rire.
—Vous y êtes prêt! Et vous espérez — non, mais, là, vraiment? —vous croyez qu'elle voudrait de vous?… Mais, sans parlerd'autres choses, vous avez soixante ans, mon cher Monsieur, dontquarante de magistrature, qui plus est; et elle en a dix-neuf. Etvous pensez qu'elle irait river sa jeunesse à votre sénilité, etenterrer sa beauté, dont vous auriez honte, dans le coin perdu deprovince où vous rêvez de la cloîtrer?… C'est ça, votresacrifice expiatoire? Diable! il n'est pas dur. À moins que vousn'ayez l'intention d'instituer légataire universelle votrenouvelle épouse, et de vous brûler la cervelle le soir même dumariage?
— Si je le pouvais, dit Barzot, très pâle, je le ferais, Monsieur,Mais j'ai une fille, une fille qui a dix-huit ans, et dont je doispréparer l'avenir…
— Et vous n'hésiteriez pas, m'écrié-je, à donner à votre enfantune belle-mère de son âge! Et vous prépareriez son avenir, commevous dites, en vous alliant à la fille d'un malfaiteur! Mais c'estinsensé!
Barzot baisse la tête. Le monde doit lui sembler bien mal fait,réellement.
— Qu'il vous est donc difficile, dis-je, de voir les choses tellesqu'elles sont! Il faut toujours, même quand vous êtes sincères,que vos intérêts s'interposent entre elles et vous. Vous avez beauvouloir agir avec bonté, vous restez des égoïstes; vous avez beauvouloir faire preuve de pitié, vous demeurez des implacables. Etvous espérez trouver chez les autres ce qu'ils ne peuvent trouverchez vous. L'expiation!… Vous êtes-vous seulement demandé ce quecette jeune fille, que vous avez achetée, a souffert? Savez-vousce qu elle a éprouvé, hier soir, lorsqu'on est venu arrêter sonpère, sur vos ordres sans doute, — son père relégué au bagne endépit de toute équité, et pour satisfaire les rancunes demalandrins politiques? — Vous doutez-vous de ce que devrait êtrevotre expiation, pour n'être pas une pénitence dérisoire?… Etavez-vous pensé, aussi, que votre victime vous laisserait là, vouset votre complice, sans plus s'inquiéter de vous que si vousn'aviez jamais existé, si elle trouvait une sympathie assez grandepour lui emplir le coeur?… Non, ce sont là des choses que vousne pouvez imaginer; elles sont trop simples… Rien ne se répare,Monsieur, et rien ne se pardonne. On peut endormir la douleurd'une blessure, mais la plaie se rouvrira demain, et la cicatricereste. On peut oublier, par fatigue ou par dégoût, mais on nepardonne pas. On ne pardonne jamais… Voyons, Monsieur. MlleCanonnier désire se marier et elle vous demande, en échange dusilence qu'elle gardera, de vouloir bien assurer ce mariage dansle plus bref délai; cela vous sera facile, car vous aurez à vousadresser à des gens qui ont autant d'intérêt que vous à éviter unscandale. C'est avec M. Armand de Bois-Créault que mad…
— Jamais! s'écrie Barzot qui se lève en frappant la table dupoing. Jamais!… Qu'il arrive n'importe quoi, mais cela ne serapas!… Vous entendez? Jamais!…
— Comme vous voudrez, dis-je très tranquillement — car je ne peuxvoir, dans l'emportement de ce premier président grotesque, autrechose que la fureur de la vanité blessée. — Comme vous voudrez.Mlle Canonnier fera son chemin tout de même. Elle est jeune, jolieet intelligente; l'argent ne lui manquera pas; et, ma foi… elleaura le plaisir, pour commencer, de se payer un de cesscandales… Il me semble déjà lire les journaux. Le viol, ledétournement de mineure, le proxénétisme, etc., etc., sont prévuspar le Code, je crois? Quelle figure ferez-vous au procès,Monsieur?
Barzot ne répond pas. Appuyé au mur, la face décolorée parl'angoisse, la sueur au front, il fixe sur moi ses yeux hagards,des yeux d'homme que la démence a saisi. S'il devenait fou, parhasard? Il faut voir.
— Voudriez-vous au moins, Monsieur, m'apprendre pour quelle raisonvous vous refusez, contre tous vos intérêts, à tenter la démarcheau succès certain que réclame de vous Mlle Canonnier?
— Je l'aime! crie Barzot. Je l'aime! Je l'aime de tout mon, coeur,de toute ma force, comprenez-vous?… Ah! c'est de la folie etc'est infâme, mais vous ne pouvez pas savoir le vide, le néant, lerien, qu'a été toute mon existence! Non, vous ne pouvez passavoir… Un forçat, courbé sur la rame qui laboure le flotstérile et enchaîné à son banc, loin des hublots, dans l'entrepontde la galère… On finit par douter du ciel… Je n'avais jamaisaimé, jamais, quand j'ai connu cette enfant. Et, tout d'un coup,ç'a été comme si quelque chose ressuscitait en moi; quelque chosequi avait si peu existé, si peu et il y avait si longtemps! Tousles sentiments étouffés, toutes les effusions étranglées, toutesles affections meurtries et tous les élans brisés — toutes lespassions, toutes les grandes, les fortes passions… Ah! tout celan'était pas mort! Mon coeur desséché, racorni, s'était remis àbattre; il me semblait que je commençais à vivre, à soixanteans… Oui, je l'ai aimée, bien que ç'ait été atroce et ignoble,malgré le mépris et le dégoût que j'avais pour moi-même, malgréles ignominies qu'il fallait subir pour la voir, malgré tous leschantages… Oui, je l'ai aimée, bien que je n'aie pu la délivrerde la servitude indigne qui pesait sur elle… Combien de fois ai-je voulu l'arracher de là!… Mais j'avais peur du déshonneur donton me menaçait alors comme elle m'en menace aujourd'hui… cettecrainte du déshonneur qui fait faire tant de choses honteuses!…Oui, Je l'aime, et je ne peux pas… Oh! c'est terrible!… Et jel'aime à lui sacrifier tout, tout! Je l'aime à en mourir, à encrever, là, comme une bête…
Il se laisse tomber sur la chaise, cache sa tête dans ses mains,et des sanglots douloureux font frissonner ses épaules… Ah!c'est lamentable, certes; mais ce n'est plus ridicule. Non, pasridicule du tout, en vérité. Il a presque cessé d'être abject, cevieillard, ce maniaque de la justice à formules dont le coeur futécrasé sous les squalides grimoires de la jurisprudence, quis'aperçoit, lorsque ses mains tremblent, que ses cheveux sontblancs et que la mort le guette, qu'il y a autre chose dans la vieque les répugnantes sottises de la procédure, — ce pauvre être quia vécu, soixante années, sans se douter qu'il était un homme…
Brusquement, il relève la tête.
— Monsieur, dit-il d'une voix qu'il s'efforce d'affermir, mais quitremble, vous pourrez dire à Mlle Canonnier que je ferai selon sondésir et que j'irai voir, dès ce soir, Mme de Bois-Créault. Vousne voulez pas, sans doute, me donner l'adresse de Mlle Canonnier?Non. Bien. C'est donc sous votre couvert que je lui ferai part durésultat de ma démarche. J'ai votre carte… Les lettres meseront-elles rendues si je réussis? ajoute-t-il anxieusement.— Mon Dieu! Monsieur, dis-je en souriant, vous vous entendrez à cesujet avec Mlle Canonnier quand elle sera Mme de Bois-Créault.Vous ne manquerez pas, j'imagine, d'aller lui présenter voshommages. Et je ne vois point pourquoi elle ne vous remettrait pasces lettres — au moins une par une.
— La vie est une comédie sinistre, dit Barzot.
C'est mon avis. Mais je me demande, en descendant l'escalier, siBarzot n'était pas très heureux, ces jours derniers encore, d'yjouer son rôle, dans cette comédie que ses grimaces n'égayaientguère. Allons, j'ai probablement baissé le rideau sur sa dernièreculbute.
Et c'est Hélène qui va paraître sur la scène, à présent, en pleinelumière, saluée par les flons-flons de, l'orchestre, auxapplaudissements du parterre et des galeries.
Je l'ai mise au courant de ce qui s'était passé entre Barzot etmoi. Elle m'a écouté avec le plus grand calme, sans manifesteraucune émotion.
— Vous rappelez-vous ce que je vous ai dit hier soir, m'a-t-elledemandé quand j'ai eu fini mon récit? Hier soir, dans la voiturequi m'a amenée ici? Vous m'avez dit que nous causerions de toutcela aujourd'hui, et je vous ai répondu qu'il serait trop tard.
— Non… Mais vous vous souviendrez peut-être, et moi aussi, de ceque je vous ai proposé.
— Je souhaite que vous soyez toujours assez heureuse pour nejamais vous en souvenir. Et j'espère que vous ne m'en voudrez pasd'avoir manqué de confiance en moi-même.
— Pourquoi n'avez-vous pas confiance en vous? Je crois le deviner.Lorsque vous avez résolu d'adopter votre genre actuel d'existence,vous vous étiez aperçu que, dans tous les conflits avec le monde,la sensibilité de la nature et la délicatesse du caractèreentravent le malheureux qui en est béni ou affligé bien plus quene pourrait faire l'accumulation en lui de tous les vices; et vousvous êtes décidé à faire table rase de toute espèce de sentiments.Peut-être est-il nécessaire d'agir ainsi. Je ne sais pas, maisj'en ai peur. Oui, c'est ce qui me fait redouter cette existenced'aventurière que je vais commencer. S'il ne fallait que rester àl'affût des occasions ou les faire naître, demeurerperpétuellement sur la défensive devant les entreprises desautres, cela irait encore. Mais se méfier sans trêve de soi-même,se tenir en garde contre tous les entraînements de l'esprit et lesélans du coeur… Quelle vie! C'est agir comme les Barzot quidéplorent, quand ils sont vieux, la sécheresse de leur âme. Oui,dans un sens contraire, c'est agir comme eux… Enfin, ce qui estfait est fait. Amis tout de même, n'est-ce pas?
Oh! certainement. D'autant plus qu'elle n'a pas tort. Mais…mais…
Je l'ai revue tous les jours pendant cette semaine, la blonde. Sescheveux d'or très ancien relevés sur la blancheur satinée de lanuque, sa carnation glorieuse qui crie la force du sang fiergonflant les veines, les molles ondulations et les inflexionslongues de sa chair qui s'attend frémir, toute sa grâce de fleurprintanière, la splendeur triomphante de sa jeunesse radieuse…Ah! si elle avait dit un mot, encore! Mais ses lèvres s'étaientscellées et ses beaux yeux sont restés muets.
— Qu'importe! me disais-je quand je l'avais quittée. Elle estassez belle et assez adroite pour se créer rapidement une autreexistence que celle que je pourrais lui faire. Et pour moi… Riende plus ridicule que d'être le second amant d'une femme, d'abord;quand on n'a pas été le premier, on ne peut succéder qu'ausixième…
Et des tas de bêtises pareilles. Quelle joie on éprouve à semartyriser…
Barzot a écrit. Les Bois-Créault se sont décidés au mariage.Parbleu! Canonnier, de Mazas où il se trouve, a donné sonconsentement, et les bans sont publiés.
— Mon pauvre père! a dit Hélène en pleurant; croyez-vous que nouspourrons le faire évader?
— Sans aucun doute; mais pas maintenant, malheureusement; il fautattendre qu'il ait quitté la France. Je serai renseigné et vouspréviendrai, le moment venu.
Qu'a pu penser Canonnier du mariage de sa fille? Je donnerais grospour le savoir. En tous cas, il lui aura, sans s'en douter,constitué une dot. Roger-la-Honte, que j'avais envoyé Londresafin de déposer les lettres àChancery Lane, est revenu avec lescinq cents livres que j'ai prié Paternoster de lui remettre.Hélène n'a rien voulu accepter, en dehors de cette somme.
Et même aujourd'hui, au moment où je lui fais mes adieux chezl'Anglaise, elle me remercie de mes offres.
— Non, dit-elle, j'ai, assez d'argent. Je m'arrangerai pour vousfaire donner de mes nouvelles par Mme Ida; et si par hasardj'avais à me plaindre de quelque chose, elle serait informée; etje compte sur vous. Mais je suis sûre qu'ils se conduiront bien.Ils sont si lâches!
Elle me tend la main, monte dans la voiture qui l'attend et quipart au grand trot. Elle va retrouver Mme de Bois-Créault qui estvenue ce matin la chercher à Bruxelles, et qui l'a priée, par unbillet que j'ai reçu il y a une heure, de venir la rejoindre àl'hôtel Mengelle. Elle sera ce soir à Paris… Quel avenir luiprépare la vie, et quelles surprises?…
Et que me réserve-t-elle, à moi? Il me semble qu'Hélène m'aapporté quelque chose, et m'a, pris quelque chose aussi; qu'elle aévoqué en moi des sentiments et des souvenirs que j'avais bannisde toute ma force; et qu'elle a réduit à néant mon parti prisd'indifférence. Où vais-je?… Je me rappelle que j'avais fait unrêve autrefois. J'avais rêvé de reprendre ma jeunesse, ma jeunessequ'on m'avait mise en cage. Et elle vient de se présenter à moi,cette jeunesse, en celle de cette femme qui s'offrait et que jen'ai pas voulu prendre. Le sable coule grain à grain dans lesablier… Où vais-je?
Ce soir, ce sera le cambriolage à Louvain, avec Roger-la-Honte,sur les indications du nommé Stéphanus, employé de banque. Etdemain… Et après?… Et ensuite?…
Quand on descend dans une mine, après le soudain passage de lalumière aux ténèbres, après l'émotion que cause la chute dans lepuits, la certitude vous empoigne — la certitude absolue — quevous montez au lieu de descendre. Cette conviction s'attache àvous, s'y cramponne, bien que vous sachiez que vous descendez, etvous ne pouvez vous en défaire avant que la cage vous dépose aufond. Alors…
J'y suis, au fond.
XIX — ÉVÉNEMENTS COMPLÈTEMENT INATTENDUS
«… Décidément, mon cher, on ne connaît sa puissance quelorsqu'on l'a essayée; et vous aviez raison, à Bruxelles; je suistrès forte. Si vous aviez pu me voir aujourd'hui, vous auriez étéfier de la justice de vos appréciations. Vous ne vous seriez pasennuyé, non plus. Oh! la cérémonie n'a rien eu de grandiose; onavait profité de la mort d'un cousin éloigné pour faire les chosestrès simplement, sous couleur de deuil de famille. Un vicaire etun adjoint ont suffi à confectionner le noeud nuptial, et c'est unnoeud très bien fait, car ils sont gens d'expérience. Mais auriez-vous ri, vous qui êtes au courant de tout, de m'entendre prononcerle oui solennel, devant Dieu et devant les hommes, d'une voix quitrahissait toute l'émotion nécessaire, tandis que mes yeuxbaissés, indices de ma modestie, contrastaient avec la rougeur demes joues, signe certain d'une félicité intense! Auriez-vous ri dela contenance de mon heureux époux, de l'expression de joie outréeépanouie sur le visage de ma belle-mère, de l'air ahuri de monbeau-père le brodeur qui semblait vraiment s'être échappé, effaréet surchargé de citations latines, du «Réquisitoire à travers lesAges!» Auriez-vous ri des félicitations, et des voeux, et descompliments, et des demandes, et des réponses, et des mensonges —et des mensonges! — Il en pleuvait. Pensez si je contribuais àl'averse!… Enfin, c'est fait. Je suis Madame de Bois-Créault.L'église le proclame et l'état civil le constate. L'anneauconjugal brille à mon doigt. Ah! elle a été dure à conquérir,cette bague! Que de luttes, pendant ces quinze jours! Que decomédies et de drames, dont vous ne vous douter pas! Heureusement,je ne suis plus la petite femme apeurée qui se pressait contrevous — vous souvenez-vous? — et qui tremblait devant les gros yeuxque lui faisait l'avenir. Je suis une vraie femme — la femme fortede l'Évangile, mon cher. — Et, tenez, pour vous le prouver, ilfaut que je vous fasse le récit de tout ce qui s'est passé, àprésent que je suis retirée dans cette chambre nuptiale quej'habite seule, naturellement, et dont je viens de fermer la porteà clef. Il est minuit et je n'aurai pas fini avant trois heures,car c'est un roman que j'ai à vous écrire, un roman des pluscurieux, des plus bizarres et des plus mouvementés, un romanromanesque. Je commence… Mais laissez-moi d'abord aller arracherà mon immaculée robe blanche une de ces fleurs d'oranger, symbolede pureté et d'innocence, image de mon coeur, que je veux mettredans l'enveloppe, une fois mon roman terminé…»
Je relis la lettre par laquelle Hélène, il y a trois semaines,m'annonçait son mariage. J'en ai reçu une autre, d'elle aussi,tout à l'heure; elle m'y apprend qu'elle vient de quitterirrévocablement l'hôtel de Bois-Créault et qu'elle va partir pourla Suisse. D'ailleurs, elle ne me donne aucun détail sur lescirconstances qui ont servi de prétexte à son départ, ni sur sesintentions. «Ne soyez point inquiet de moi, me dit-elle; je suisprête à engager la grande lutte de l'existence et les munitions neme manquent pas, au moins pour commencer.»
Je jette les lettres dans un tiroir, et je ramasse la fleurd'oranger qui vient de tomber à terre et sur laquelle j'ai mis lepied… Ah! si l'on pouvait les araser ainsi, tous les souvenirsdu passé! Papier peint, carton, fil de fer, bouts de chiffonspoissés de colle — saleté — on met ça sous globe, en France, surun coussin de velours rouge orné d'une torsade d'or, comme si lescaroncules myrtiformes ne suffisaient pas… Souvenirs!Souvenirs!… Et tous les autres, les souvenirs, conservés dans lamémoire comme en un reliquaire, ces vestiges du passé pendus auxparois du cerveau ainsi que les défroques des noyés aux muraillesde la Morgue, ces débris de choses vécues qui secouent leurodieuse poussière sur les choses qui naissent pour les ternir etles empêcher d'être, couronnes mortuaires, couronnes nuptiales,épithalames et épitaphes — Regrets éternels… Oui, éternels, lesregrets et les aspirations. Et quant au Présent… Je lance lafleur dans le feu qu'Annie vient d'allumer car l'automne estarrivé, l'automne pluvieux et noirâtre de Londres.
Une lueur blafarde et lugubre tombe d'un ciel bas comme une voûtede cave, lueur de soupirail agonisant sans reflets dans la bouehostile et spongieuse. S'il faisait nuit, tout à fait nuit!…Voilà la tonalité de mon esprit, depuis un mois, depuis que noussommes revenus de Belgique, Roger-la-Honte et moi, après avoirfourni la matière d'un beau fait-divers aux journalistes deLouvain. Triste! Triste!… Non, Hélène n'est plus la petite femmequi se pressait contre moi; elle ne sera plus jamais cette femme-là. Qu'elle triomphe ou qu'elle échoue, que la vie lui soitmarâtre ou bonne mère, elle ne sera plus jamais cette femme-là —la femme que j'aurais voulu — qu'elle fût toujours. — C'est drôle:on dirait que je lui garde rancune d'avoir agi comme je l'aifait… d'avoir refusé l'existence qu'elle me proposait, existencepossible après tout, avec la liberté assurée, et non sans douceurcertainement. On rêve de la femme par laquelle l'univers se révèle— effigie qu'on traîne derrière soi, image qui s'estompe dans leslointains de l'avenir —; et, toujours hantée par le spectre dusouvenir et la préoccupation du futur, la pensée se prend devertige devant Celle qui a la bravoure de s'offrir; elle semble,Celle-là, la mystérieuse prêtresse d'une puissance redoutée. LePrésent effraye.
Je ne devrais pas en avoir peur, pourtant, moi qui ai voulu vivredroit devant moi, en dehors de toute règle et de toute formule,moi qui n'ai pas voulu végéter, comme d'autres, d'espoir toujoursnouveau en désillusion toujours nouvelle, d'entreprise avortée ententative irréalisable, jusqu'à ce que la pierre du tombeau serefermât, Avec un grincement d'ironie, sur un dernier et ridiculeeffort… Vouloir! la volonté: une lame qu'on n'emploie pas depeur de l'ébrécher, et qu'on laisse ronger par la rouille… Ah!il y a d'autres liens que la corde du gibet, pour rattacherl'homme qui se révolte à la Société qu'il répudie; des liens aussicruels, aussi ignoble, aussi inexorables que la hart. Libre autantqu'il désirera l'être, si hardie que soit l'indépendance de sesactes, il restera l'esclave de l'image taillée dans le cauchemarhéréditaire, de l'Idéal à la tête invisible, aux pieds putréfiés;il ne pourra guérir son esprit de la démence du passé et du déliredu futur; il ne pourra faire vivre, comme ses actions, sa penséedans le présent. Il faudra toujours qu'il se crée des fruitsdéfendus, sur l'arbre qui tend vers lui ses branches, et qu'ilcroie voir flamboyer l'épée menteuse du séraphin à l'entrée desparadis qui s'ouvrent devant lui. Et son âme, fourbue d'inaction,ira se noyer lentement dans des marécages de dégoût… Dessanglots me roulent dans la gorge et éclatent en ricanements…Allons, il faut continuer, sans repos et sans but, faire face à ladestinée imbécile jusqu'à la catastrophe inévitable — dont jeretirerai une moralité quelconque, inutile et bête, pour tuer letemps, et si j'ai le temps.
Cependant, il ne faut rien prendre au tragique. C'est pourquoij'écarte les suggestions de Roger-la-Honte qui voudrait; m'emmenerà Venise. Qu'y ferais-je, à Venise? Je m'y ennuierais autantqu'ici, d'un ennui incurable. Je me désespère dans l'attente dequelque chose qui ne vient pas, que je sais ne pas pouvoir venir,quelque chose qu'il me faut, dont je ne sais pas le nom, et quetout mon être réclame; tel l'écrivain, sans doute, qui formule desparadoxes et qui se sent crispé par l'envie, chaque fois qu'ilprend sa plume de sarcasme, de composer un sermon; un sermon où ilne pourrait pas railler, où il faudrait qu'il dise ce qu'il pense,ce qu'il a besoin de dire — et qu'il ne pourrait pas dire, peut-être.
Non, je n'irai pas à Venise. Tant pis pour Roger-la-Honte; ilattendra. Je n'irais pas à Venise même si j'étais sûr d'y trouverencore un doge et de pouvoir le regarder jeter son anneau dans lesflots de l'Adriatique. J'aime mieux passer mon anneau à moi, sansbouger de place, au doigt de la première belle fille venue. Quiest là? Broussaille. Très bien. Affaire conclue.
Nous sommes mariés, collés. C'est fini, ça y est; en voilà pourtoute la vie. Si vous voulez savoir jusqu'où ça va, vous n'avezqu'à tourner la page.
Après elle, une autre; et celle-ci après celle-là. Toutes trèsgentilles. Pourquoi pas? Je ne les aime que modérément; «l'amourest privé de son plus grand charme quand l'honnêteté l'abandonne»,a dit Jean-Jacques, et c'est assez juste, de temps en temps.Pourtant, je leur donne, tout comme un autre Français, des nomsd'animaux et de légumes, dans mes moments d'expansion: Ma poule,mon chat, mon chien, mon coco, mon chou. Je ne m'arrête même pasau chou rose, et je vais jusqu'au lapin vert — à la française. —De plus, je fais tous mes efforts pour leur plaire; et j'ai, commeautrefois Hercule, des compagnons de mes travaux. Ma foi, oui. Oh!ce n'est pas que j'en aie besoin, mais je n'aime pas déranger leshabitudes des gens; et, aussi, il vaut mieux «intéresser le jeu»,ainsi que disent les vieux habitués du café de la Mairie, enprovince — rentiers à cervelas qui jouent une prise de tabac encent-cinquante, au piquet, et qui savent vivre.
Ces dames ont elles-mêmes, d'ailleurs, leurs habitudes et leursmanies. Je tiens compte des unes et des autres. Je fréquente descénacles de malfaiteurs, des clubs d'immoraux, dont elles aiment àrespirer l'air vicié. Des maisons où la lumière du jour ne pénètrejamais, aux triples portes, aux fenêtres aveuglées par desplanches clouées à l'intérieur; de mystérieuses boutiqueséternellement à louer, aux volets toujours clos, où l'on se glisseen donnant un mot de passe; des caves aux voûtes enfumées dont lespiliers n'oseraient dire, s'ils pouvaient parler, tout ce qu'ilsont entendu. Les hors-la-loi de tous les pays, les réprouvés detoutes les morales, grouillent dans ces repaires du Crimecosmopolite; tous les vices s'y rencontrent, et tous les forfaitss'y font face; on y complote dans tous les argots, on y blasphèmedans toutes les langues; la prostitution dorée y tutoie ladébauche en guenilles; le cynisme aux doigts crochus y heurtel'inconscience aux mains rouges. Ce sont les Grandes Assises del'immoralité tenues dans les sous-sols de la tour de Babel.
Intéressant? Certainement.Homo sum et… et ce sont des hommes,après tout, ces gens-là. Pas plus vils que les voleurs légaux, cesoutlaws. Je ne crois pas qu'on ait dit moins d'infamies dans lescouloirs du Palais-Bourbon, cette après-midi, que je n'en aientendues cette nuit dans le souterrain dont je vais sortir; etpeut-être y a-t-on conclu des marchés aussi honteux. Pas plusignobles, ces filles de joie, que les épouses légitimes de biendes défenseurs de la morale, bêtes comme Dandin et cocus commeMarc-Aurèle. Ignominie d'un côté; infamie de l'autre. Tout setient et tout arrive à se confondre. Est-ce la cocotte qui aperverti l'honnête femme, ou l'honnête femme la cocotte? Est-ce levoleur qui a dépravé l'honnête homme ou l'honnête homme qui aproduit le voleur?… Vie abjecte, qu'elle soit avouée ouclandestine; plaisirs bas, qu'ils soient cachés ou manifestes…Quelle différence, entre une orgie bourgeoise et une ripailled'escarpes? Mais les bourgeois s'amusent avec leur argent! Eh!bien, nous aussi, nous nous amusons avec leur argent — leur argentà eux, à ceux qui se laissent arracher de la bouche, par la maindes moralistes, le pain que nous allons reprendre dans la poche dePrudhomme… Hélas! on devient fou, mais on naît résigné…
De moins en moins, pourtant. Mais c'est comme si le cri de larévolte, douloureux et rare, faisait place à un ricanement facileet général, à un simple haussement d'épaules.
Je les regarde, ces souteneurs. Mon Dieu! ce ne sont pas du toutles énergumènes du vice, les fanatiques de la dépravation qu'on ena voulu faire. Ce sont des êtres placides, à peine narquois, quiparaissent se rendre compte qu'ils ont une fonction, et non sansimportance, dans l'organisme social. Ils échangent, avec deshochements de tête mélancoliques, des histoires bien pitoyables;histoires racontées à leurs femmes, histoires qu'aime à débiter lemonsieur qui paye à la marchande d'amour. Il parie à coeur ouvert,ce monsieur-là. Secrets de famille et d'alcôve, habitudes etpréférences de l'épouse trahie, et ses sentiments et sessensations, et ses charmes particuliers et ses défauts physiques,il livre tout à la prostituée. Le marlou, confident naturel de cesconfidences, semble penser que les rapports du monsieur qui payeavec la courtisane sont surtout anti-esthétiques; et il caresse samaîtresse pour lui faire oublier les révélations odieuses faitespar les clients, révélations qui dégoûteraient de la vie, à lalongue; il la caresse même très gentiment. Ce n'est pas uneraison, parce qu'on a le dos vert, pour qu'on n'ait pas l'âmebleue. Non, les souteneurs n'ont pas l'air dépaysé dans la sociétéactuelle. Ils se sont mis au diapason. Leurs femmes payent leurdot après, et par à-comptes; voilà tout.
Ah! ne mangez jamais, jamais de ce pain-là!…
Ils ne répondent pas; Ils ont la bouche pleine. Heureusement! Ilsauraient trop à dire.
Je les regarde, ces voleurs; et je cherche parmi eux l'être aufront bas, aux yeux sanglants, au visage asymétrique. Lombroso adû le mettre dans son armoire, car je ne peux le découvrir. CesVoleurs sont des hommes comme les autres; moins vilains, tout demême; on ne voit pas, sur leurs faces, les traces de la lutte avecla morale qui balafrent tant de figures, aujourd'hui. De beauxtypes; ou bien des visages qui semblent truqués, des physionomieshabituelles sur la scène du Français, lorsqu'on joue le répertoireclassique. Autrefois, paraît-il, les voleurs se distinguaient,dans les milieux qu'ils fréquentaient, par leur exubérance, leursurexcitation, leur âpreté de jouissance nerveuse. On sentaitqu'ils volaient leur liberté. Ils se disaient d'»anciens honnêtesgens», ce qui laissait supposer qu'ils se souvenaient confusément,mais douloureusement, de leur honnêteté — à peu près comme desdamnés se rappelleraient les choses de la terre. — À présent, rienne les sépare plus, à l'oeil nu, du commun des mortels. Ce sontdes gens d'allures indifférentes, qui ignorent la fièvre etl'enthousiasme. On sent qu'ils prennent leur liberté. La viequ'ils mènent est pour eux toute simple; et, loin de la déplorer,ils ne songent même point à s'en faire gloire. Les condamnations?Un danger à courir, une blessure à risquer — mais même pas uneblessure d'amour-propre, ni un sujet de vanité. — Les sentencesqu'on peut prononcer contre eux n'entraînent avec elles aucuneffet moral. En dehors de leur caractère afflictif, elles n'ontpas de signification pour eux. On me dira que les voleurs n'ontqu'à lire les journaux relatant les faits et gestes des hommes aupouvoir pour se sentir fiers de leur conscience. Soit. Maisentendons-nous bien…
Et, puis, à quoi ça sert-il, qu'on s'entende?
J'aime beaucoup mieux rentrer chez moi — tout seul, cette fois-ci.— Je viens de rompre avec une Allemande qui m'annexait depuisquinze jours, et je refuse de la remplacer par une Danoise. Jeveux avoir le temps de pleurer mes veuves.
Pleurs de commande! larmes de crocodile! — Pas du tout! —Affliction candide; deuil sincère… Hé! quoi! vous prenez bien laVie de Bohème au sérieux, et vous mouillez vos mouchoirs quandMusette quitte Rodolphe, à tous les coins de page, pour allercueillir la fraise chez des banquiers, lorsque Mimi lâche Marcelsous des prétextes qui n'en sont pas. Et vous refuseriez de croireà ma douleur profonde parce que mes petites amies ne me donnaientpas les raisons de leurs sorties, parce que je ne vous ai pas ditqu'elles étaient phtisiques, parce que je n'essaye point de fairecroire que mes barbouillages sont des tableaux et mes rébus demirlitons, des vers? C'est bien curieux!
D'ailleurs, ça m'est égal. J'ai la larme à l'oeil, et c'est unfait. Mais oui, il y a toujours eu de la vie, dans ces liaisonspeu dangereuses, mais passagères; c'est mort vite, mais ça a vécu.Et de la poésie aussi, si vous voulez le savoir; car ils n'étaientpas plus vulgaires, ces mariages à la colle, que bien des mariagesà l'eau bénite. Et j'ai des corbillards de souvenirs…
Ah! voilà le chiendent, les souvenirs! L'un ne chasse pas l'autre,au contraire… Ils s'attachent à votre peau comme la tunique duCentaure.
— C'est bien fait, me dit Paternoster à qui je vais confier meschagrins, avec le vague espoir qu'il me payera très cher, pour meconsoler, un paquet de titres que je lui apporte. C'est bien fait.Ça vous apprendra à jouer à l'homme sensible, à aller chercher desfleurs bleues dans le ruisseau au lieu d'arracher des pommes d'ordans les jardins qui ont des grilles.
Paternoster commence à m'embêter. Je n'aime pas beaucoup sessermons et les questions qu'il me pose, depuis quelque temps, medéplaisent infiniment. Il a lu mes articles dans la «RevuePénitentiaire» et prétend que j'ai un beau talent d'écrivain. Neserais-je pas heureux de l'utiliser? Ne saurais-je point parler enpublic? La politique ne m'attirerait-elle pas, si les moyensm'étaient donnés de jouer un rôle à sensation sur la scèneparlementaire? Ai-je oublié, par exemple, que Danton était unvoleur? Et un tas d'autres interrogations qui me rappellent, je nesais pourquoi, les propositions voilées que m'a faites cemalheureux Canonnier. Mais je ne me fie pas à Paternoster. Je saisqu'il a pris des renseignements sur moi et je lui en veux, s'il ades intentions à mon endroit, de manquer de franchise. Du reste,il devient d'un pingre!… C'est un Turc. Bientôt, on ne pourraplus rien faire avec lui. L'autre jour, il a refusé quarantelivres à un camarade qui en avait besoin pour faire un coup. Ilfinit peut-être par se croire honnête; et il se mettrait auservice de la police que je ne m'en étonnerais pas.
— Si vous aviez deux sous de bon sens, me dit-il, vous feriezcomme moi et les femmes ne vous tourmenteraient guère. Savez-vouscomment je m'y prends, moi? J'ai fait la connaissance d'uneAnglaise, une de ces malheureuses petites filles, esclaves de lamachine à écrire, qui se flétrissent avant l'âge dans les bureauxde la Cité et se nourrissent de thé et de pâtisseries équivoques.Je l'ai installée dans un logement que je lui ai meublé près deWaterloo Road, où elle vit fort satisfaite. Je passe pour un bonpapa, veuf et pas très riche, point exigeant non plus; je vais lavoir tous les soirs, à six heures, en sortant de l'office; je dîneavec elle, je la quitte vers les onze heures et je rentre chez moià pied. La promenade me fait du bien, et je vous garantis…
— Oui, dis-je; et vous passez sur Waterloo Bridge, un pont qui nes'appelle pas pour rien le Pont des Soupirs, avec votre éternelsac qui contient souvent une fortune. Un de ces soirs vous serezattaqué par quelque bandit qui vous enverra dans la Tamise, par-dessus le parapet, et le lendemain matin votre cadavre fera laplanche à Gravesend.
Paternoster hausse les épaules.
Il a raison, en fin de compte. Ta destinée cherche après toi, ditle calife Omar; c'est pourquoi ne la cherche pas. Tournez àgauche, tournez à droite, vous êtes toujours sûr, à l'heuremarquée, de trouver la mort au bout du fossé — ou au bout d'unecorde.
Roger-la-Honte ne pense pas autrement. Il me l'a déclaré au coursd'un petit voyage que nous venons de faire en Hollande, et quenous ne regrettons pas d'avoir entrepris. Il a pris ce matin lebateau pour l'Angleterre, avec le produit de nos honteux larcins;et moi je suis venu à Anvers où, si j'en crois la rumeur publique,une jolie somme dort paisiblement dans la sacristie d'une certaineéglise.
Est-ce un conte? Je vais m'en assurer. Car j'entends justementsonner minuit, l'heure des crimes, et je franchis lestement lepetit mur qui protège le jardin sur lequel s'ouvre la porte de lasusdite sacristie. À dire vrai, cette porte s'ouvre difficilement;mais ma pince parvient à la décider à tourner sur ses gonds.
Me voici dans la place. Il y fait noir comme dans un four, mais…Ah! diable! Il me semble que j'entends remuer. Oui… Non.Pourtant… Si, quelqu'un est caché ici; j'en mettrais ma main aufeu. Curé, vicaire, suisse, bedeau ou sacristain, il y a un hommede Dieu en embuscade dans cette pièce… Après tout, je me faispeut-être des idées… Il faut Voir; je vais allumer ma lanterne.Homme de Dieu, y es-tu?
Boum!…
C'est un coup de pistolet qui me répond, comme j'enflamme uneallumette.
Je ne suis pas touché; c'est le principal. D'un saut, je suis dansle jardin; d'un bond, je passe par-dessus le mur; et je cours dansla rue, de toute ma force.
Mais l'homme de Dieu est sur mes talons, criant, hurlant.
— Au voleur! Au voleur! Arrêtez-le!…
Des fenêtres s'ouvrent, des portes claquent. Des gens se joignentà l'homme de Dieu, galopent avec lui, crient avec lui. La meuteest à cinquante pas derrière moi, pas plus. Ah! que cette rue estlongue! Et pas un chemin transversal; un quai seulement, tout aubout… Il me semble apercevoir la prison, la cagoule, tout lebataclan…
Je cours, je cours! J'approche du quai. Il n'y a personne devantmoi, heureusement… Si! un homme, un homme couvert d'un pardessuscouleur muraille, vient d'apparaître au bout de la rue, s'estarrêté aux cris des gens qui me pourchassent, et va me barrer lepassage. J'ai ma pince à la main; je peux lui casser la figureavec… Ah! non! Pas jouer ce jeu-là; ça coûte trop cher! Un coupde poing ou un coup de tête, mais rien de plus. Je jette lapince… L'homme est à cinq pas de moi; il s'arc-boute sur sesjambes, les yeux fixés sur ma figure qu'éclairent en plein lesrayons d'un réverbère. Tant pis pour lui, s'il me touche… Mais,brusquement, il s'écarte.
Je suis sauvé! Le quai, un lacis de petites ruelles, à droite, etune place où je pourrai trouver une voiture. Je suis sauvé…
Non! L'homme au pardessus couleur muraille s'est mis à courirderrière moi. Je suis éreinté, à bout de souffle. Il m'atteint, ilest sur moi. J'ai juste le temps de me retourner…
— N'ayez pas peur! dit-il. Et venez vite, vite!
Il me prend par le bras, m'entraîne. Nous descendons la rue àtoute vitesse.
— Ici!
Il a ouvert la porte d'une maison, me pousse dans le corridorobscur, referme la porte sans bruit.
— Au voleur! Au voleur! Arrêtez-le!… Par ici!… Par là!… Auvoleur!…
La meute continue la poursuite, vient de s'engager dans la rue,passe devant la maison en hurlant; les grosses bottes de lapolice, à présent, sonnent sur le pavé. Puis, le bruit diminue,s'éteint. Nous restons muets, sans bouger, dans les ténèbres,l'homme au pardessus couleur muraille et moi.
— Suivez-moi, dit-il en frottant une allumette; tenez, voicil'escalier.
Nous montons. Un étage. Deux étages.
— Attendez-moi ici, me dit-il tout bas, sur le palier. Il ouvreune porte et, tout aussitôt, j'entends la voix d'une femme.
— C'est toi! Bonsoir. Qu'y avait-il donc, dans la rue?
Puis, une conversation entre elle et lui, dont je ne parviens pasà saisir un mot. Ça ne fait rien'; cette voix de femme m'a donnéconfiance, je ne sais pourquoi; je suis sûr, à présent, que je neserai pas trahi. L'homme revient vers la porte qu'il a laisséeentrebâillée.
— Entrez, dit-il.
J'entre. Une salle à manger très propre, mais pauvre. L'homme estdebout, tête nue, sous la lumière crue de la lampe suspendue qu'ilvient de remonter. Et, tout d'un coup, je le reconnais.
C'est Albert Dubourg, mon ami d'enfance, mon camarade de jeunesse,celui dont le père avait commis des détournements, autrefois, etqu'on m'avait défendu de fréquenter.
—Albert! m'écrié-je. Albert!
— Oui, dit-il en souriant d'un sourire triste. C'est moi. Tu net'attendais pas à me rencontrer ce soir, n'est-ce pas? Moi, nonplus. Enfin, je suis heureux d'avoir été là…
— Figure-toi, dis-je en m'efforçant d'inventer une histoire,figure-toi…
— Ne me dis rien. J'aime mieux que tu ne me dises rien. À cause dema femme, d'abord; elle pourrait nous entendre, et c'est inutile.Je lui ai dit que tu étais traqué à cause de tes opinions, et tupeux compter sur elle comme sur moi. Qu'as-tu l'intention defaire? Quitter Anvers le plus tôt possible, je pense?
— Oui; pour l'Angleterre.
— Alors tu prendras le bateau demain soir. D'ici là, reste chezmoi; c'est plus prudent. Nous ne sommes pas riches, mais nouspouvons toujours t'offrir un lit… Je vais chercher ma femme.
Il sort et reparaît avec elle une minute après. Une petite blonde,plutôt maigre, gentillette, l'air timide. Très aimable aussi, bienqu'elle paraisse un peu troublée devant un étranger; — un étrangerqu'on lui a présenté comme un conspirateur. — Il est entendu queje coucherai dans la chambre de sa soeur, une jeune personne quidemeure avec eux mais qui est absente pour le moment.
Albert m'y a conduit, dans cette chambre où je vais dormir, moiqui viens d'échapper au grabat de la cellule, dans un lit de jeunefille. Et nous avons causé longtemps. Il m'a raconté la tristehistoire que je pressentais: le père, privé de ses droits à laretraite et presque ruiné par le remboursement des sommesdétournées, se décidant à quitter la France et mourant bientôt dechagrin, en Belgique, sans avoir pu trouver d'emploi nulle part.La mère parvenant, par un travail de mercenaire, à élever sonfils, à lui faire terminer ses études, tant bien que mal, etsuccombant à la tâche avant qu'il lui fût possible, à lui, del'aider. Et personne pour tendre la main à ces malheureux, pourleur faire même bonne figure; personne. Et Albert, après avoiraccompli son temps de service militaire en France, car il a tenu àrester Français, revenant en Belgique et finissant, avec bien dumal, par trouver une place dans les bureaux d'une Compagnie deNavigation, qui lui permet de vivre, tout juste. Il n'a pas voulume laisser m'expliquer sur ma situation, qu'il devine; il n'a faitpreuve d'aucune curiosité et ne s'est pas permis un mot de blâme.Non, elle n'a point été gaie, cette conversation entre l'honnêtehomme, fils du voleur, et le voleur, fils de l'honnête homme,
— J'ai éprouvé ma première joie, me dit-il en se retirant, lorsquej'ai connu la jeune fille qui est devenue ma femme. Elle étaitpauvre, mais bonne et courageuse; et, de nos deux pauvretés et denotre amour, nous essayons de faire du bonheur.
Ils y réussissent, je crois. J'ai passé la journée du lendemainavec eux, car Albert avait demandé à la maison qui l'emploie delui donner congé pour un jour. Ils ont été charmants envers moi,mettant les petits plats dans les grands — de grands plats qui nedoivent pas servir souvent, hélas! — Ils s'aiment, malgré tout,sont pleins d'attentions et de prévenances l'un pour l'autre; etje me trouve très attendri devant le spectacle de cette existencehumble et terne, mais qu'illumine pourtant, comme un rayon desoleil, le charme d'une affection sincère. C'est vrai, ça m'émeuttout plein…
…Hé! qui peut direQue pour le métier de moutonJamais aucun loup ne soupire?
Et le soir, quand je les ai eu quittés devant le bateau où ilsm'avaient conduit, pendant que le navire descendait l'Escaut, jeme suis pris à me prôner à moi-même et à envier, presque, leurbonheur…
Leur bonheur! Est-il réel, ce bonheur-là? Est-il possible,seulement, avec une vie besogneuse, faite du souci du lendemain,des humiliations du jour et des privations de la veille? N'est-cepas une illusion, plutôt? Leur amour n'est-il pas lui-même unechimère, le voile d'un rêve d'or devant les hideurs de la réalité,un mirage vers lequel ils tendent fiévreusement leurs yeux,effrayés de regarder autre part?… Fantôme de bonheur! Simulacred'amour!
Vie modeste, mais heureuse… Des blagues! Elle a aussi, cetteexistence-là, ses ennuis qui la harassent, ses chagrins quil'assaillent. Ennuis vulgaires, chagrins prosaïques, mais cruels,tout aussi douloureux que les plus grandes souffrances. — Amour…Pas vrai! Vision décevante, dont ils ne sont qu'à moitié dupes, aufond. Leurs baisers dévorent sur leurs lèvres des paroles qu'ilsont peur de prononcer et leurs mains, étendues pour les caresses,ne peuvent obéir aux frissons de colère qui voudraient lescrisper. Galériens par conviction, tous les deux, l'homme et lafemme, qui ne veulent pas voir les murailles du bagne et quitraînent, les yeux fixes sur le spectre de la passion menteuse, leboulet de la bonne entente, la chaîne de la cordialité… Pas debonheur, dans la misère; et pas d'amour, jamais. Jamais.
Pauvre Albert!… Voilà que je le plains, à présent… Allons. De Londres, j'enverrai un cadeau à sa femme, et j'oublierai tout ça.
D'autres choses, que je voudrais oublier. J'y parviendrai peut-être, avec le temps. Enfin, mon coeur va aussi bien qu'on peutl'espérer; et je ne publierai plus de bulletins.
— Tant mieux! me dit Annie. Vous commenciez à maigrir.
Quel dommage! Après tout, je ne ferais pas mal, peut-être,d'écouter Roger-la-Honte et de l'accompagner à Venise. Jel'attends justement ce soir, Roger. Il est parti en France, voicitrois jours, pour une expédition que j'avais préparée ces tempsderniers Dix heures et demie. On dirait qu'on entend rouler uncab, dans la rue. Oui; il s'arrête devant la maison — et l'onfrappe à la porte. — Annie a été se coucher de bonne heure et legaz est éteint dans l'escalier. Je prends une lampe et je descendsouvrir. Ce n'est pas Roger…
Une femme est sur le seuil, une femme vêtue de noir, qui tient unpaquet dans ses bras. D'une main, elle relève un peu sa voilette.
— Tu ne me reconnais pas, Georges? dit-elle.
J'approche la lampe. Ciel!… C'est Charlotte.
XX — OU L'ON VOIT QU'IL EST SOUVENT DIFFICILE DE TENIR SA PAROLE
Je suis assis auprès du feu, devant la chaise que vient de quitterCharlotte, confondu d'étonnement, accablé d'horreur. Ah! lemensonge des conjectures, la fausseté des suppositions! Toutes meshypothèses sont renversées, toutes mes prévisions en déroute. Lavie est donc plus atroce encore qu'on ne peut le présager, plusabjecte et plus cruelle!… Et je reste éperdu de stupeur devantl'inattendu — devant la réalité toujours implacable et toujoursimprévue…
Non, Charlotte ne s'est pas mariée. Non, rien de ce que j'avaisimaginé ne s'est accompli. Et ce qui est arrivé… oui, celadevait être, cela, et cela seulement. Pas autre chose n'étaitpossible. Oh! je n'y puis croire encore, pourtant… Charlottechassée par son père, le jour même où eut lieu la scène affreusequi nous a séparés; son courage devant l'affliction, sa fermeté decoeur devant l'épreuve, sa foi en elle-même; et la résolutionfière qu'elle sut prendre de maîtriser sa douleur et de refoulerses angoisses, et d'affronter le malheur avec la dignité dusilence… Ha! le dégoût de moi qui me saisit, d'avoir désertécette vaillante! Toutes les choses qui auraient pu être semblentpasser devant mes yeux ainsi qu'en une brume de rêve… C'a dûêtre horrible, le déchirement de cette âme, ce navrement de femmeabandonnée par tous… Et la détresse, la noirceur de cetteexistence de mercenaire qui est la sienne depuis vingt mois,qu'elle accepta, cette fille riche la veille, et qui lui mesura lepain qu'il lui fallait, à elle et à son enfant — à notre enfant…
Notre enfant!… Elle est la, à côté, reposant sur un lit que samère, aidée par Annie, lui a préparé dans ma chambre. Une joliepetite fille, blonde, avec des yeux comme des pervenches, — et quej'ai à peine osé regarder, à peine, car j'ai été pris d'une honteindicible quand j'ai vu quel était le fardeau que Charlotteportait dans ses bras…
Elle s'est déjà levée trois fois depuis que l'enfant repose, pouraller surveiller son sommeil, interrompant le récit qu'elle mefait, d'une voix grave, mais où ne vibre pas la colère où negrince pas la rancune. A-t-elle dû souffrir, cependant! Lapauvreté et les chagrins n'ont pas encore mis leur marque sur sonbeau visage, mais ses yeux brillent de l'éclat étrange des yeuxdésespérés, l'éclat vif et glacial du givre. Et ses vêtements, lemanteau de confection qu'elle a quitté, sa triste robe noired'ouvrière… Ah! Dieu de Dieu!…
La voici. Elle rentre, tout doucement, reprendre sa place sur lachaise, au coin du feu.
— Elle dort; elle dort d'un sommeil de plomb. Mais elle ne seplaint, pas en dormant et elle ne porte plus les mains à sa tête,comme elle faisait à Paris. J'ai eu si peur avant-hier, hier et cematin encore!… J'étais affolée. Il faut que je te raconte…Quand j'ai vu qu'elle souffrait de maux de tète, que son frontétait brûlant, qu'elle avait perdu l'appétit… et surtout cessomnolences continuelles, tu sais… je me suis décidée à allerchercher un docteur. Un bon médecin, habitué à soigner lesenfants. Il est venu avant-hier chez moi, a examiné attentivementla petite, n'a sien voulu prescrire, n'étant encore sûr de rien,mais m'a dit de le rappeler si des symptômes nouveaux seproduisaient. «Je pense que ce ne sera pas sérieux, m'a-t-il dit;mais si je craignais quelque chose, ce serait une méningite.» Tupenses si j'ai été effrayée! Une méningite! C'est tellementterrible, surtout à cet âge-là!… J'ai passé la nuit dans lestranses. Hier, elle n'allait pas mieux; elle tournait etretournait sa tête sur l'oreiller, y posait désespérément sespetites mains. Je suis sortie, j'ai couru chez le docteur qui m'apromis de venir le soir. Je rentrais chez moi bien anxieuselorsque, avenue de l'Opéra, j'ai rencontré Marguerite —Marguerite, tu te souviens? l'ancienne femme de chambre deMme Montareuil. — Elle ne savait rien de ce qui m'était arrivé,s'étonnait de me voir si modestement vêtue et la mine tellementdésolée. Pendant qu'elle me parlait, une crainte affreuse m'asaisie, une crainte que je n'avais jamais éprouvée jusque-là, lacrainte de la pauvreté. J'ai eu peur, tout d'un coup, une peurterrible, de n'avoir pas assez d'argent pour soigner mon enfant;je l'ai vue arrachée de mes bras, emportée à l'hôpital… Oh! jene peux pas te dire! Il m'a semblé que j'allais me trouver mal…Je ne pouvais plus écouter Marguerite; et je ne suis revenue àmoi, pour ainsi dire, que lorsque je lui ai entendu prononcer tonnom. Elle disait qu'elle t'avait vu il y avait peu de temps, quetu étais riche… que sais-je? Alors, j'ai pensé que tu voudraisbien m'aider à sauver l'enfant. J'ai demandé à Marguerite si elleavait ton adresse. Elle me l'a donnée… J'ai voulu, t'écrire, enrentrant; puis, j'ai hésité. La petite paraissait ne plussouffrir. Le docteur, lorsqu'il est venu l'a trouvée plus calme etm'a dit de me tranquilliser. Mais, ce matin, elle a eu une crise:une crise qui n'a pas duré bien longtemps, c'est vrai; mais j'aiperdu la tête… je ne raisonnais plus. J'ai pris le train pourLondres…
— Il y a longtemps, dis-je sans peser mes paroles qui suivent lecours des idées qui roulent en mon cerveau, il y a longtemps quetu aurais dû venir.
Charlotte me regarde avec étonnement.
— j'aurais dû!… Mais ne savais-tu pas, toi?…
— Je savais, oui… mais comment aurais-je pu deviner tout ce quis'est passé depuis? Il m'aurait été facile de me renseigner? Jen'ai pas osé… On m'en a dissuadé. J'ai pensé…
— Quoi? demande Charlotte d'une voix nerveuse. Quoi? continue-t-elle, car je ne réponds pas. Qu'as-tu pensé de moi?
— Je ne veux pas te le dire, et je ne veux pas mentir. Je suis unmalheureux, voilà tout.
— J'espère, répond-elle au bout d'un instant et en changeant deton, que je me suis alarmée à tort et que la petite va allermieux; mais si, par malheur… tu feras tout pour la sauver,n'est-ce pas?
— Tout ce que je possède est à elle, dis-je, et à toi aussi.
Et je me mets à tisonner les charbons parce que je crois sentirmes yeux se mouiller un peu.
— Écoute, dit Charlotte; ce n'est pas ta maîtresse qui est revenueà toi, mais la mère de ton enfant. Je ne te demande rien pour moiet je voudrais ne rien demander pour ma fille non plus; mais…Voyons, Georges, regarde-moi. Pourquoi pleures-tu?… Dis?…
Elle se penche vers moi, m'attire à elle.
— Ah! fou, fou! Tu n'es pas méchant et tu es si dur pour ceux quit'aiment… et que tu aimes aussi, peut-être… Embrasse-moi…N'est-ce pas, elle est jolie, ta fille? As-tu vu comme elle teressemble? Dis-moi si tu l'aimeras.
— Non; tu serais jalouse… Mais tu ne m'as pas seulement apprisson nom…
— J'avais d'abord songé à lui donner le tien, répond Charlotte enrougissant, à l'appeler Georgette; et puis, je n'ai plus voulu, jene sais pourquoi… Elle se nomme Hélène.
Brusquement, je retire ma main que Charlotte tient dans lessiennes; et un grand frisson me secoue.
— Qu'as-tu? demande-t-elle, attristée; et se méprenant,naturellement, sur la cause de mon émotion, Qu'as-tu? Oui,j'aurais mieux fait de suivre ma première idée, et de l'appelerGeorgette. Mais, Hélène, c'est un joli nom aussi. Tu ne trouvespas? Tu m'en veux?
— Non; pas du tout… Mais tu dois être très fatiguée, Charlotte.Il va être une heure du matin; tu ferais bien d'aller te coucheret d'essayer de dormir. Moi, je reste ici; si j'entends l'enfantse plaindre, j'irai te prévenir. Va, sois raisonnable, je vaisrouler un fauteuil devant le feu… il faut l'entretenir, car lanuit est froide.
— Demain matin, tu enverras chercher un médecin?
— Oui, certainement. Demain matin ou plutôt ce matin, car noussommes à dimanche depuis cinquante minutes.
— Et c'est lundi Noël, dit Charlotte en soupirant. Mon Dieu!pourvu que mes craintes aient été folles! Bonsoir…
Elle se retire, ferme doucement la porte; et je reste seul,regardant mes pensées, à mesure qu'elles passent, se réfléchir enformes fugitives dans les charbons ardents du foyer… Ma filles'appelle Hélène… Ah! qu'elle est amère, cette perpétuelleironie des choses!…
Je descends à la salle à manger, au rez-de-chaussée. Je remonteavec une bouteille d'alcool et je me fais des grogs très forts,toute la nuit. Vers six heures, je m'endors…
C'est Charlotte qui m'a réveillé, à neuf heures. Et, toutaussitôt, j'ai envoyé Annie chercher un médecin qui lui a promisde venir sans tarder. Onze heures sonnent, et il n'est pas encorearrivé. Mais on frappe; ce doit être lui. Non, c'est untélégraphiste qui apporte une dépêche. Un télégramme envoyé parRoger-la-Honte qui m'apprend qu'il ne sera de retour que vers lemilieu de la semaine… Mais quand viendra-t-il donc, ce médecin?
Charlotte m'appelle auprès de la petite malade qui vient de sortird'un de ces lourds sommeils si inquiétants pour sa mère. Commeelle est pâle! Ses yeux me semblent avoir perdu l'éclat qu'ilsavaient hier soir; ils sont ternis, éteints sous les larmes,lassés de douleur, s'ouvrant largement, pourtant, ainsi que pourune supplication pleine d'angoisses. La jolie petite bouche laissepasser des plaintes monotones et navrantes.
— Maman, bobo… Maman… bobo…
Charlotte la prend dans ses bras, essaye de la consoler, lacaresse.
— Le plus terrible, me dit-elle, c'est qu'elle refuse toutenourriture, je ne peux presque rien lui faire prendre. Et si tul'avais vue il y a quatre ou cinq jours seulement! Elle était sigaie, si amusante!…
Mais l'enfant dégage ses mains d'un geste désespéré, appuie sesdoigts crispés à son front et ses membres se convulsent et sa faceblêmit affreusement; elle gémit d'une façon lamentable…
— Monsieur, vient dire Annie, le docteur est en bas.
— Qu'il monte, vite!
Il est monté, a assisté aux convulsions qui ont saisi l'enfant etl'a examinée avec soin dès que la prostration a succédé à lacrise.
Il est dans le salon, maintenant, seul avec moi, rédigeant sonordonnance.
— Il faut couper les cheveux, appliquer un vésicatoire sur lanuque, poser de la glace sur le front…
—Est-ce la méningite?
— Oui, certainement, c'est la méningite.
— Y a-t-il de l'espoir?
— Très peu, répond le docteur en hochant la tête. Je ne veux pasvous donner de fausses espérances. À l'âge qu'a votre enfant,cette maladie est presque toujours fatale; la mort survientrapidement au milieu d'une convulsion. Oui, à moins d'unmiracle…
— Dites-moi franchement, docteur: votre science est-elle capabled'effectuer ce miracle?
— Non, en vérité. Au moins, personnellement, je dois vousrépondre: non… Mais j'ai des confrères, de grands confrères,dont l'expérience, ou la réputation si vous voulez, dépasse lamienne de cent coudées; peut-être vous tiendraient-ils un langageautre que le mien. Essayez-en… Le docteur Scoundrel par exemple.C'est la plus haute autorité…
— Et, dis-je en hésitant — car une pensée fâcheuse se présente àmoi comme je pose sur la table le prix de la visite — savez-vousquelle somme le docteur Scoundrel exigerait pour venir…— Oh! répond le médecin en souriant, il ne se dérange jamais àmoins de cinquante livres payées comptant. C'est une célébrité,voyez-vous…
— Cinquante livres sterling?
— Oui; et aujourd'hui, dimanche, veille de Noël, il en demanderaitpeut-être soixante… quatre-vingts… cent.
Le docteur sort et Charlotte, immédiatement, entre dans le salon.
— Eh! bien? demande-t-elle d'une voix qui trahit son anxiété. Qu'a-t-il dit? Est-ce la méningite?
— Il ne sait pas; n'est pas sûr… C'est très difficile de sefaire une certitude. Il m'a conseillé de consulter un de sesconfrères, un spécialiste renommé…
— Il faut l'envoyer chercher tout de suite, dit Charlotte.
— Oui, mais…
— Mais quoi? Dis! Quoi?
— Ce spécialiste veut être payé d'avance… une grosse somme; etje n'ai pas d'argent.
— Tu n'as pas d'argent! s'écrie Charlotte.
— Non, je n'en ai pas ici. Tout ce que je possède est à la banqueet je n'ai pas vingt livres à la maison. Les banques sont ferméesaujourd'hui, demain et après-demain. Il faut trouver un moyen…Tenez, dis-je à Annie qui entre, allez chercher ces médicaments etde la glace; et, en même temps, tâchez de me faire escompter ceschèques par les commerçants dont les boutiques sont restéesouvertes.
Et je lui remets quatre chèques de vingt-cinq livres que j'aisignés à la hâte.
— C'est singulier, dit Charlotte, que tu n'aies pas d'argent cheztoi.
— Je fais comme tout le monde; c'est l'habitude, ici. On a trèspeur des voleurs, à Londres.
Charlotte sourit d'un sourire triste.
— Crois-tu qu'Annie réussira à avoir de l'argent?
— Je l'espère.
J'ai tort. Elle rentre, une demi-heure après, sans avoir putrouver personne disposé à escompter mes papiers. Les commerçantsdisent qu'ils ne peuvent pas, pour le moment; ah! si c'était aprèsles fêtes, ils ne demanderaient pas mieux. Annie a les larmes auxyeux; quant à Charlotte, elle se laisse tomber sur une chaise etéclate en sanglots.
— Mon Dieu! dit-elle, c'est affreux! Tout est contre moi… Cemédecin l'aurait peut-être sauvée!…
— Ne te désole pas, lui dis-je en prenant mon manteau et monchapeau. Je vais sortir; je sais où trouver l'argent nécessaire…Occupe-toi de faire ce qu'a ordonné le docteur. Peut-être cevésicatoire suffira-t-il… Mais ne te tourmente pas, surtout. Ilest une heure et demie; je reviendrai le plus tôt possible et passans l'argent, je te promets. Ce ne sera pas difficile.
Ah! si, c'est difficile. Très difficile. Les gens que je vais voirsont absents; ou bien, pleins de bonne volonté, ils se trouventdans le même cas que moi et ne peuvent m'offrir que des sommesdérisoires. Et voilà trois heures que je suis en route!… Quipourra m'avancer la somme dont j'ai besoin?… Broussaille. Je mefais conduire à Kensington. Pourvu qu'elle soit chez elle!
Elle y est. Rapidement, je la mets au courant des choses.
— Si ton frère était revenu hier soir ou ce matin comme jel'espérais, dis-je, je ne serais pas aussi embarrassé. Mais je nesais où donner de la tête.
— Ah! quel malheur! s'écrie Broussaille. Si j'avais pu savoir!…Hier matin, j'ai porté soixante livres à la banque… Et tu as uneentant! Je voudrais bien la voir. Elle doit être belle comme tout;et dire qu'elle est si malade!… Tiens, voilà tout ce que j'aiici: quatorze livres; quatorze livres et cinq shillings. Prendsles quatorze livres…
— Merci, dis-je; mais cela ne peut me servir à rien.
— Eh! bien, veux-tu m'attendre? demande-t-elle. Je vais aller voirquelqu'un de qui j'aurai certainement cinquante livres, même cent.Cinq minutes pour m'habiller, je pars, et je reviendrai dans troisquarts d'heure. Je vais te faire donner à manger pendant ce temps-là, puisque tu n'as pas déjeuné.
Elle sort, et je l'attends, sans pouvoir presque toucher,tellement je suis énervé, aux plats que la servante m'apporte. Jel'attends pendant une heure…
Mais la voici. Elle entre, les yeux rouges d'avoir pleuré, sonmouchoir à la main.
— Oh! je suis désolée, désolée! Mon ami venait de partir de chezlui quand j'y suis arrivée. Quelle déveine!… Mais si tu pouvaispatienter jusqu'à ce soir? Il va tous les jours à son club, à dixheures précises; je l'y ferais demander et il me donnerait centlivres, sûrement. Veux-tu?
— Non, je ne peux pas attendre; et puis, il me vient une idée. Seulement, il faut que je me dépêche. Je te remercie tout de même, Broussaille. Au revoir.
Sitôt dans la rue, je prends un cab et je donne au cocherl'adresse du bureau de Paternoster. Je me suis souvenu,subitement, que cet honnête homme a l'habitude d'être présent àson office, tous les dimanches et jours de fête, de cinq heures àsix; ses clients, en effet, observent peu les chômages indiquéspar les almanachs et il peut espérer conclure un bon marché aussibien le jour de Pâques que celui de la Trinité. Il est six heuresmoins un quart et j'espère arriver à temps dans la Cité. Le cabroule rapidement… Six heures moins deux à Saint-Paul's… Mais,au coin de Queen Victoria Street et de la petite rue où trafiquel'ancien notaire, le cheval glisse sur le pavé, s'abat. Pas uneminute à perdre. Je descends du cab, je paye le cocher et jem'engage dans la petite rue. Trop tard! Tout au bout, là-bas,j'aperçois Paternoster qui s'en va et je le vois disparaître autournant de Cheapside. Je marche sur ses traces à grandesenjambées.
Plus si vite, à présent. Un dirait que j'ai peur de l'aborder. Oui, j'en ai peur.
S'il me refusait ce que je veux lui demander, par hasard? S'il nevoulait rien entendre?… Il a bien refusé une poignée de piècesd'or, dernièrement, à un camarade qui lui en avait fait gagner dessacs… Il n'a pas de coeur, d'abord, ce vieux-là. N'a-t-il pasune fille, lui aussi? qu'il a abandonnée, à ce qu'on m'a dit, pourconclure ce second mariage qui a abouti à un divorce… Il n'aimeque l'argent. C'est une sale crapule… Et s'il ne voulait pasm'avancer la somme dont j'ai besoin… Ah! bon Dieu!… Mais,pourtant, si je ne l'obtiens pas de lui, cet argent, d'oùl'obtiendrai-je? Et il me le faut, il me le faut! J'ai promis dele rapporter; et la petite mourra, sans ça… Peut-être que lecharlatan qui se fait payer si cher ne pourra rien contre le mal;mais peut-être qu'il la sauvera, ma fille… Je ne veux pasqu'elle meure, cette enfant! Pour Charlotte et pour moi, il fautqu'elle vive. Je sens que ce sera encore plus terrible, si ellemeurt… Ah! je ne pense pas à revenir au bien, comme ils disent.Le bien, le mal — qu'est-ce que c'est? — Mais, mais… Voyons,Paternoster n'osera pas me refuser; il sait que j'ai de l'argent àla banque; il sait…
Il se retourne et, un instant, je crois qu'il me reconnaît. Non,il ne m'a pas vu. Mais moi, j'ai aperçu sa figure, sa face dure etrusée d'impitoyable.
Sans savoir pourquoi, je ralentis le pas, je laisse augmenter ladistance qui nous sépare… C'est curieux, ce n'est plus la mêmeidée qui me meut, maintenant. Je ne pourrais dire ni ce quej'espère ni ce que je veux faire; mais sûrement, je ne veux pasaborder Paternoster pour lui demander un service. Non, je ne lepourrais pas. C'est une force que je ne connais point, à présent,qui me pousse sur ses pas. Je le suis de loin, le guette comme lefauve doit épier sa proie, sans avoir l'air d'attacherd'importance à mon acte. Je m'intéresse à ce qui se passe autourde moi; aux rues, pleines de foules joyeuses, se hâtant, car ilfait froid, et se bombardant de «Merry Christmas»; aux voitures degui et de houx, aux vendeurs des numéros spéciaux de journauxillustrés; aux enluminures des cartes symboliques; aux festons dedindes, aux guirlandes d'oies, aux pyramides de puddings, auxmontagnes d'oranges… Ludgate Hill, Fleet Street, Strand, «MerryChristmas»…
Je viens de traverser la Tamise et, sur les traces de Paternosterqui tient à la main son éternel sac, je descends Waterloo Road.Brusquement, il tourne à droite et disparaît derrière la ported'une maison. J'ai à peine eu le temps de l'y voir entrer… Quefaire, maintenant? Oh! c'est bien simple. Je vais me présenterdans cette maison tout à l'heure, demander à parler au vieuxgentleman; et, devant la jeune femme qui est sa maîtresse et quile prend pour un brave homme, il n'osera pas refuser; non, il nepourra point faire autrement…
Il est onze heures; et je suis toujours à la même place, au coinde la rue et de Waterloo Road, à l'endroit d'où j'ai vuPaternoster entrer dans la maison dont il sort justement àprésent. Je m'en suis approché dix fois de cette maison, pendantces longues heures d'attente fiévreuse et presque inconsciente, etje n'ai pu me résoudre à frapper à la porte. C'a été plus fort quemoi; je n'ai pas pu…
Je fais quelques pas en descendant, afin de n'être pas remarqué;et, dès que Paternoster s'est engagé sur la route, dans ladirection du pont, je me retourne et je le suis.
Il marche rapidement; les passants sont rares; le froid a augmentétout d'un coup, un vent épouvantable s'est élevé, précurseur d'unetempête de neige… Que vais-je faire? Oh! je le sais, en cemoment; mais je le sais seulement maintenant. L'idée nette del'acte à accomplir se découvre à moi, se précise à l'instant mêmeoù le souvenir de résolutions prises autrefois se présente à monesprit: ne pas tuer, ne jamais me livrer à des violences contreles personnes… Tuer! Je ne veux pas tuer; je n'ai pas d'arme,d'abord. Violence… oui. Il me le faut, le sac que portePaternoster.
Les trois policemen préposés à la garde de Waterloo Bridge se sontrepliés à l'entrée de la route, derrière le petit mur, jugeantsans doute impossible de rester à leur poste. Le pont, noir,sinistre, chemin tragique qui semble se perdre dans les ténèbrescompactes, est balayé par des rafales hurlantes qui font cligneret paraissent vouloir éteindre les lueurs pâles des becs de gaz.Je passe devant les policemen…
Je n'aperçois plus, à présent, que la silhouette de Paternoster,là-bas. Il se hâte, une main assurant son chapeau, l'autre serrantcontre lui le petit sac. Le vent, qui me frappe la face, le bruitassourdissant des flots sous nos pieds, ne lui permettront pas dem'entendre… Je cours. Je l'atteins. D'un coup terrible, jel'envoie rouler sous l'un des bancs de pierre encastrés dans leparapet. Le sac lui échappe, tombe sur le trottoir. Je le ramasseet je m'élance en avant. Dieu! qu'il est large, ce fleuve!
Attention! Il ne faut plus courir… Quelqu'un qui vient… Unvagabond, écumeur du Pont des Soupirs, qui a vu mon sac et arrivesur moi, tête baissée. D'un coup de pied, je lui relève la figure.Tant pis pour lui! Si les loups se mettent à se manger entreeux… Devant Somerset House, je saute dans un cab.
— Enfin! te voilà, s'écrie Charlotte. J'ai cru que tu nereviendrais jamais. C'est affreux! La petite a eu deux criseshorribles… As-tu l'argent, au moins?
— Je l'espère, dis-je.
Je pose le sac sur une table et je saisis le tisonnier. Je n'aipas besoin de me gêner devant Annie, qui m'a suivi au premierétage; et quant à Charlotte… Je fais sauter la serrure. Desrouleaux d'or, une liasse de bank-notes. Cinq cents livres, sixcents peut-être.
—Good job! s'écrie Annie chez qui triomphent les magnifiquesinstincts de piraterie qui caractérisent sa race. Bonne affaire!
— Tenez, vieille femme, voici cinquante livres; prenez un cab,allez chez le docteur Scoundrel, dans Harley Street, donnez-lui çad'avance et ramenez-le coûte que coûte. Dites, lui qu'il aura centlivres, deux cents, cinq cents, tout ce qu'il voudra…
Annie a descendu l'escalier quatre à quatre, et j'entends déjàs'éloigner la voiture qui l'emmène. Je mets les billets de banquedans ma poche et je vais déposer les rouleaux d'or au fond d'untiroir. En me retournant, je vois Charlotte, très pâle, appuyée àun meuble, qui fixe sur moi des yeux égarés.
— Qu'as-tu fait, Georges? me demande-t-elle d'une voix qui sembleavoir peur d'elle-même.
Je hausse les épaules.
— Il fallait de l'argent, n'est-ce pas?
Je m'assieds devant la cheminée et je jette au feu, un à un,quelques papiers et des carnets qui sont restés au fond du sac;rien d'intéressant; et autant ne point garder des objets quipourraient me compromettre… quoique… Ah! il est bien certainque Paternoster est sur ses jambes depuis longtemps… chez lui,sans doute, en train de se faire frictionner les côtes. Il aura euplus de peur que de mal, le vieux scélérat… Je regarde lesflammes mordre les papiers et les consumer lentement.
Mais Charlotte vient me jeter ses bras autour du cou.
— Pardonne-moi, me dit-elle pendant que de grosses larmes roulentsur ses joues. Comment puis-je te faire des reproches, à toi quiviens de risquer ta liberté, peut-être plus, pour sauver tonenfant… Mais je suis tellement tourmentée, tellement énervée,vois-tu!… Je n'ai plus la tête à moi. J'ai des pressentiments sinoirs!…
— Tu as tort, dis-je en l'embrassant. J'espère que le médecin quiva venir pourra te rassurer.
— Elle est si mal, si mal! Elle est assoupie, pour le moment; maissi tu avais vu ces crises… Viens la voir.
Ah! c'est effrayant… Mais ce n'est plus là l'enfant que j'ai vuehier soir, que j'ai vue ce matin encore! On dirait qu'on a mis unmasque, un masque de vieillard, sur cette petite figure; il y ades rides, sur cette face de bébé dont on a coupé les bouclesblondes, fines comme des flocons de soie; et un cercle noir caveles yeux.
— Est-elle changée! murmure Charlotte en sanglotant. Crois-tu?… Et elle ne pouvait presque plus parler… Comme elle a grandi! Regarde. On croirait qu'elle a trois ans…
Annie entre dans la chambre.
— Monsieur, dit-elle, le docteur vient tout de suite; il veutavoir cent livres.
Il les aura. Puisse-t-il faire quelque chose, mon Dieu!… Minuit. Les cloches, de tous les côtés, se mettent à sonner joyeusement.
— Noël! dit Charlotte en se laissant tomber sur une chaise. Seigneur! Seigneur! que je souffre! Oh! c'est affreux…
Oui, Noël, sainte journée. Jour de paix et de bonne volonté…
Le docteur monte l'escalier. Je vais lui ouvrir la porte du salon.Une face blafarde, chauve, glabre; une tête de veau au blancd'Espagne.
— Monsieur, me dit-il, j'ai prévenu votre servante, qui est venueme chercher, que je demandais cent livres. Aujourd'hui, Noël, vouscomprenez… Elle m'a remis cinquante livres; et, avant touteautre chose…
— En voici cinquante autres.
— Merci, Monsieur, dit le docteur Scoundrel avec un sourirelivide, et en plaçant les billets dans un portefeuille qu'ilglisse dans une poche de sa redingote. Par ici, n'est-ce pas?
La petite fille se réveille, comme il entre. Et j'ai une vision decellule de condamné à mort, au moment où y pénètre lefonctionnaire qui vient annoncer le rejet du recours en grâce…
Je viens de suivre le docteur dans le salon.
— Il n'y a plus d'espoir, me dit-il. Cette enfant est épuisée, àbout de forces. Il y a déjà paralysie de la langue et d'un oeil. Àla première convulsion, elle vous quittera. Je vous souhaite depouvoir trouver, en ce saint jour qui commence, au souvenir de ceque Dieu…
Je l'interromps.
— Si je vous avais fait appeler hier, avant-hier, auriez-vous pusauver ma fille?
— Pas plus qu'aujourd'hui. À un âge aussi tendre… Au moment dela conception, les parents devaient avoir de vives contrariétés,de grands chagrins… Non, dès le début, tout était vain.
— Vraiment?
— Sur l'honneur, Monsieur! dit-il en frappant de la main la pochequi contient le portefeuille où il a serré mes bank-notes.
Je le reconduis jusqu'à la porte. Et quand je rentre dans lachambre, je vois qu'il est inutile de parler.
Des convulsions terribles ont saisi la petite martyre; les membresse crispent, veulent se retourner, on dirait, par des effortsdésespérés; et la peau bleuit comme si les extrémités, déjà,commençaient à se glacer. Elle essaye de se lever, de se frapperla tête contre quelque chose, sa tête blême dont un oeil seul,vitreux, est grand ouvert, et dont la bouche devenue muette nelaisse plus échapper que des plaintes inarticulées, des râlesqu'arrache une douleur sans nom… Ha! Horrible, cette agonied'enfant…
Mais les plaintes s'affaiblissent, s'éteignent. Le petit corps gîtlourdement, semble peser de plus en plus sur le lit — et c'estcomme si quelque chose s'en allait peu à peu, voguait, toujoursplus loin, vers des océans cruels, sur de grandes vagues desolitude…
Charlotte, agenouillée devant le lit, se relève tout à coup, lesyeux hagards, et recule jusqu'au mur.
— Elle est morte! crie-t-elle.
Et debout, après ce grand cri, elle contemple sans un mot, sansune larme, cette entant que son étreinte ne réchauffera plus…Elle reprend:
— Tu vois! Tu vois!… Elle est morte!
Puis, elle se précipite vers le petit cadavre, essaye de luirendre, dans un embrassement suprême, le souffle envolé pourjamais.
Et un grand silence, troublé seulement par les sanglote d'Annieagenouillée dans un coin, règne dans cette chambre où vient des'accomplir l'irréparable.
XXI — ON N'ÉCHAPPE PAS À SON DESTIN
— Oui, je suis à Londres depuis une douzaine de jours. J'ai quittéParis au reçu de la dépêche qui m'annonçait le malheureuxévénement et vous comprenez que je n'aie pu trouver, depuis, uneminute pour vous venir voir. Il a été enterré hier.
C'est l'abbé Lamargelle qui parle; et je l'écoute en m'efforçantde dissimuler, derrière l'expression mimée de ma stupéfaction, lessentiments qui m'agitent.
— Il a été enterré hier!
— Hier; les formalités à, remplir, l'enquête ducoroner… Maisvous ne lisez donc pas les journaux?
— Très rarement.
— C'est dommage. Vous y auriez vu comment on l'a trouvé surWaterloo Bridge, la nuit de Noël, ce pauvre Har… Mais vous ne leconnaissiez que sous le nom de Paternoster?
— Seulement.
— Moi, j'étais lié avec lui depuis des années… Oui, la policel'a découvert sur le pont, un peu après onze heures, Il avait étéattaqué par un bandit qui n'avait pas eu le temps, sans doute, dele jeter dans cette Tamise qui charrie tant de cadavres. Il étaitévanoui, avec une large blessure an front; l'assassin avait dû luifrapper la tête sur la pierre du parapet. On l'a transporté chezlui, où il a repris connaissance et m'a fait envoyer untélégramme. Je l'ai trouvé bien bas lorsque je suis, arrivé, lelendemain; il a eu la force, pourtant, de faire son testament etde me communiquer ses dernières volontés; il a aussi refusé dereconnaître comme son agresseur un voyou que la police lui aprésenté et qu'on avait arrêté sur le pont, la figure en sang.C'était le coupable, certainement; mais je suis heureux que lacorde lui ait été épargnée… Puis, le délire a saisi Paternosteret son agonie a duré prés de trois jours. L'enquête n'a rienrévélé, naturellement, et le jury a rendu un verdict ouvert…
— Avait-il de l'argent sur lui? demandé-je pour dire quelquechose; a-t-il été volé?
— Bien entendu, dit l'abbé, il a été volé; de cinq cents livres,environ. Cette somme vaut-elle la vie d'un homme? Je ne sais pas.Il faudrait demander ça aux pasteurs des peuples, qui s'yconnaissent… Ah! quelles canailles que les canailles! Mais quiles fait? Et puis, canailles… Est-ce que la bourgeoisie, pourarriver au pouvoir et s'y maintenir, a mis en oeuvre d'autresprocédés que ceux qu'emploient les malfaiteurs? Et Église?Assassinat et vol, vol et assassinat. L'homme qui a tuéPaternoster…
—Il ne cherchait peut-être pas à le tuer dis-je.
— C'est bien possible, répond l'abbé; en tous cas, il ne prêchaitcertainement point ce respect de la vie humaine que lesexploiteurs d'existences prennent pour texte de leurs sermons. Unpeu plus de brutalité, un peu moins d'hypocrisie, il vaut sescontemporains, et ils le valent. Nous sommes tous bons à mettredans le même panier, aujourd'hui, — le panier qu'on capitonne avecde la sciure de bois. — Quel monde! Ah! les enfants qui meurent auberceau sont bien heureux…
—Non! dis-je, ils ne sont pas heureux. Ils sont nés pour vivre; etpourquoi meurent-ils! Parce que la misère a tari le lait dans lesmamelles de leurs mères, parce que les tourments moraux de leurspères ont pénétré leur chair d'un germe meurtrier. Heureux! Maisils souffrent autant, pour quitter la vie, que les hommes dont ilsn'ont point la force, que les gens qui succombent à la veille dusuccès, au moment où leurs rêves vont se réaliser. Ce sont lesseuls êtres à plaindre, les enfants qui meurent au berceau, car cesont les seules victimes humaines qui ne puissent pas se défendre,lutter contre le bourreau qui les torture. Heureux? De ne pasconnaître les affreuses conditions d'existence que nous sommesassez vils pour accepter? Est-ce cela? Il faut croire, alors, quenous en sommes bien honteux, de la vie que nous menons; et quenous sommes bien lâches, pour ne pas nous en faire une autre! Maisquel est, l'animal, quelle est la bête farouche qui se réjouira dela mort de son petit, sous prétexte que les proies sont rares etque la chasse est pénible? Et elle ne serait ni difficile nilongue, pourtant, la battue à opérer dans cette forêt de Bondy oùfont ripaille les hyènes du capital! Et il y aurait du pain et dubonheur pour tous, si l'on voulait!…
— Oui, dit l'abbé; vous avez raison. Si l'on voulait! Mais… Ah!quelle servilité! Qui donc écrira l'»Histoire de l'esclavagedepuis sa suppression»?… Je crois qu'on a dit quelque part quel'homme avait été tiré du limon; il n'a point oublié sonorigine…
— Si, il l'a oubliée, pour son malheur, du jour où il s'est cruune âme et a désappris qu'il avait des instincts.
—Consensus omnium, ricane l'abbé. Cet acquiescement général nedevait-il point être le prélude de la concorde universelle?…«Paix sur la terre, bonne volonté parmi les hommes.» Je pensais àcela, aussi, ce matin de Noël où je me suis mis en route à l'appelde Paternoster.
— Le sort de Paternoster ne m'émeut pas énormément, dis-je — carcette conversation m'énerve et j'enverrais volontiers l'abbé àtous les diables. — S'il mérite d'être mis au rang des saints etdes martyrs, demandez sa canonisation.
— Je m'en garderai bien, dit l'abbé; il aurait ses fidèles avanthuit jours, car vous savez qu'on demande à croire, aujourd'hui, etque c'est d'un grand besoin de foi que souffre notre époque…Mais si ce n'était pas un saint, c'était un homme, ce qui estencore plus rare. Vous vous en seriez aperçu avant peu, car ilavait des desseins sur vous; vous lui inspiriez une grandesympathie…
— Cela m'est complètement indifférent.
— Ce qui n'empêche pas le fait d'avoir existé… Il avait desprojets qui n'étaient pas sans grandeur, et son assassin…
— Son assassin a bien fait! Oui, même s'il a tué de parti-pris,même s'il a prémédité son crime. Pourquoi aurait-il pris souci del'existence de ses semblables, qui n'ont jamais mis d'autre traitd'union entre eux et lui que le sabre du gendarme? Dans un mondede serfs et de brutes hypocrites, il a agi en franc sauvage. Lecoup de couteau du meurtrier répond aux déclamations des Tartufesde la fraternité qui mènent l'humanité à l'abattoir à coups dediscipline.
— Il vaudrait mieux que la réplique fût plus générale et moinssanguinaire, dit l'abbé. Mais puisque l'argent est le seul lienqui attache les hommes les uns aux autres; puisque c'est chacunpour soi et Dieu pour tous… Naturellement, Dieu pour tous! SansDieu, ce ne serait pas chacun pour soi… La bassesse estobligatoire, et le malheur aussi. En haut et en bas, partout.Certes, comme je le disais tout à l'heure, nous nous valons tous;et notre misère est égale. Et nous, même, nous qui faisons état demépriser toute règle et de cracher au nez de l'imbécile Sociétéqui nous refuse le bonheur, nous sommes aussi malheureux, au fond,que les forçats courbés sous son joug…
Oui, autant. C'est à se demander si nous n'avons pas, tous, perdule sentiment du temps où nous vivons! On agit en dehors de soi,sans la compréhension des actes qu'on accomplit, sans laconception de leurs résultats; le fait n'a plus aucun lien avecl'idée; on gesticule machinalement sous l'impulsion de la névrose.On semble exister hors de la vie réelle, hors du rêve même — dansle cauchemar. — Je songe à cet homme que j'ai assailli, sur lepont; à cette entant qui est morte, avec une telle douleur, dansla chambre, là, à côté; je songe à la longue semaine que je viensde passer avec cette femme désespérée, qui ne veut pas qu'on laconsole, qui m'aime, et que je ne peux pas aimer. Oh! je voudraisl'aimer, pourtant! L'aimer assez pour ne plus voir qu'elle, neplus rêver qu'elle, pour oublier toutes les choses dont je ne veuxpas me souvenir, toutes les images qui me harcèlent — l'aimerassez pour que je puisse être heureux de son bonheur et qu'ellepuisse être heureuse du mien…
Et, longtemps après que l'abbé m'a quitté, je reste seul avec lespensées désolées et confuses qui tremblotent devant mes yeuxlassés.
Mais Charlotte, qui est entrée sans que j'aie pu l'entendre, vientposer sa main sur mon épaule.
— Qu'as-tu? demande-t-elle. Que t'a dit ce prêtre?
— Rien.
— Comme tu me réponds!… Il y a si longtemps que tu es seul ici,tu as l'air tellement absorbé!…
— Non, il ne m'a rien dit d'intéressant. D'ailleurs, tu le connaiset tu sais qu'à part ses anecdotes et ses plaisanteries de pince-sans-rire…
— Il m'a toujours semblé extraordinaire. C'est un être étrange; iln'est pas antipathique, mais il fait peur; et il y a en lui,sûrement, autre chose que ce qu'il laisse paraître. Que fais-tuavec lui?
— Pas grand'chose. Des cambriolages, de temps en temps.
— Mon Dieu! s'écrie Charlotte. Est-ce possible!
— Tout est possible. Il est singulier que tu ne t'en sois pasencore aperçue. Les épreuves par lesquelles tu as passé auraientdû t'ouvrir les yeux; mais tu raisonnes toujours, hélas! ainsi quetu le faisais, autrefois.
Je lève la tête pour regarder Charlotte, en terminant ma phrase,et je rencontre ses yeux fixés sur moi, ses yeux brillant d'un feuintense, éclatant d'une expression d'énergie ardente que je neleur connais pas. Elle est très pâle et ses lèvres frémissent,comme épouvantées des paroles qu'elles ont à laisser passer?
— Tu te trompes, Georges, je raisonne autrement aujourd'hui. Ou,plutôt, je n'ai jamais eu les pensées que tu m'as supposées. Tu nem'as pas comprise. Certes, j'ai été et je suis encore effrayée etrévoltée du genre d'existence que tu t'es décidé à choisir; maisla vie qu'on mène ailleurs ne me répugne pas moins et, au fond,m'épouvante autant. Je n'ai jamais fait de différence entre lesinfamies que la loi autorise et celles qu'elle interdit; le crime,pour être légal ne cesse point d'être le crime, et je savais quesi l'on n'est pas un criminel, aujourd'hui, on est un esclave. Et,depuis que je vis seule, pendant ces mois où j'ai subsisté à lasueur de mon front, j'ai vu à quelle guerre intestine, sournoiseet sans quartier, se livrent ces esclaves; j'ai vu dans quellehorrible confusion, intellectuelle et morale, ils dévorent lemorceau de pain qu'ils s'arrachent. Non, la vie ne vaut pas lapeine d'être vécue, ni en bas ni en haut, s'il n'existe rien quipuisse en dissimuler les horreurs, en adoucir l'amertume. Voilà ceque je pensais, l'autre jour, après l'enterrement de notre enfant,lorsque j'ai voulu partir et que tu m'as retenue; voilà ce que jepensais lorsque mon père m'a chassée de chez lui; ce que jepensais aussi, le même jour, une heure avant, lorsque tu medemandais de te suivre…
Elle s'arrête, vaincue par l'émotion. Mais comme j'ouvre la bouchepour parler, elle me fait signe de me taire et reprend d'une voixvéhémente:
— Sais-tu pourquoi j'ai refusé de partir avec toi, ce jour-là? Tel'es-tu jamais demandé, seulement? J'avais peur, c'est vrai; maisje ne suis pas une lâche, et je t'aurais suivi — je t'aurais suivisi tu m'avais aimée… Non, ne dis rien! Je savais que tu nem'aimais pas, que tu ne m'aimais pas comme je l'aurais voulu,toujours! Tu ne croyais même pas à mon amour… Tu m'as dit… —Oh! tu m'as dit et je m'en souviens comme si tes paroles vibraientencore dans l'air, et c'est navrant, navrant… — tu m'as dit queje m'étais donnée à toi par pitié! Mais dans quels romans as-tudonc appris la vie, toi qui prétends la connaître? Comment as-tupu croire qu'une femme saine, intelligente, et qui n'est pasvénale, puisse se livrer à un homme qu'elle n'aime pas?… Vouslui faites jouer un bien grand rôle, à la pitié, vous qui n'enavez pour personne!… Je m'étais donnée à toi parce que jet'aimais, voilà tout… Ah! je ne le sais, pas, pourquoi jet'aimais… et je t'aurais suivi parce que je t'aimais, sanssonger à discuter tes projets et sans rien exiger de toi, sij'avais senti chez toi, pour moi, la moitié de l'amour dont moncoeur était plein. Tu aurais deviné ce que j'éprouvais, ce jour-là, si tu m'avais aimée; ce que je n'osais pas te dire… Maisj'ose, à présent. Oui, je veux être aimée; charnellement,bestialement, si ton amour n'est que l'amour d'une bête, maiscomplètement; oui, j'ai besoin d'être aimée; oui, j'en ai soif,j'en meurs d'envie. Et je préfère mourir tout à fait et tout desuite, tu m'entends? que de mener une existence dont la seulejoie, la seule, ne m'est pas accordée. Oui, je préfère ça…
Elle s'interrompt un instant et continue.
— Pourquoi m'as-tu dit de rester, la semaine dernière, quand jevoulais m'en aller? Pourquoi, puisque tu ne m'aimes pas? Penses-tuque je n'aie point eu assez de souffrances, déjà, et veux-tu m'eninfliger d'autres? Ne sais-tu pas que c'est intolérable, ce quej'endure? que c'est affreux et insultant, cette affectiondérisoire que tu te fais violence pour me témoigner?… Etpourquoi ne m'aimes-tu pas, d'abord? s'écrie-t-elle. Ne suis-jepas belle? Mais tu connais toutes les femmes qu'on appelle desbeautés, à Paris; et je les ai vues aussi; je n'ai rien à leurenvier. Est-ce parce que je suis pauvre? Mais pour qui le suis-jedevenue? Et tu n'aspires pas, je pense, à la main d'une héritière.Est-ce parce que je suis honnête? Mais je cesserai de l'être, situ veux; il n'y a pas de crainte que je ne sois prête à vaincre,je surmonterai tous les dégoûts. Oui, s'il faut être uneprostituée pour être aimée d'un voleur…
— Tais-toi, tais-toi! lui dis-je en lui fermant la bouche. Non, jene t'ai pas aimée comme je l'aurais dû, Charlotte, mais je n'aijamais aimé que toi; et je t'aimerai tant, maintenant, que tu mepardonneras tout le mal que je t'ai fait.
— Ah! dit-elle, si tu m'aimes, est-ce que je me rappellerai quej'ai souffert?
Nous sommes partis, le soir même, pour le midi de la France. Nousy avons passé trois mois; trois mois de bonheur que je ne décriraipas, certes, en ce récit où frémit la douleur d'être, où fredonnela bêtise de l'existence. Ils furent comme une oasis dans undésert labouré par le simoun; et je souhaite, lorsque je seraicouché pour mourir, que ce soit leur souvenir seul qui passedevant mes yeux avant que l'ange des ténèbres abaisse leurspaupières d'un coup d'aile.
Nous avons vécu isolés, l'un à l'autre, sans nous mêler aux fêtesbruyantes, sans jamais entrer dans ces temples de la joie oùl'anxiété humaine cherche à tromper sa misère. Un jour, pourtant,j'ai voulu conduire Charlotte à Monte-Carlo, qu'elle n'avaitjamais vu. Moi, je le connais, le Casino célèbre. Je lui ai renduvisite plusieurs fois, au hasard de mes courses; et, malgré leproverbe qui affirme que ce qui vient de la flûte retourne autambour, je dois dire que mon argent n'a jamais beaucoup vu sescaisses. L'or qui roule sur ces tables, et que je volerais avecplaisir, je serais presque honteux de le gagner, de le devoir aucaprice de la chance.
Je n'éprouve pas du tout, en entrant dans ce château-fort du Jeu,l'impression que ressentit Aladin en pénétrant dans le souterrainfameux. Oh! non; ils me font plutôt l'effet, ces salons,d'appartements d'une habitation royale transformés en tripot,pendant l'absence du souverain, par des ministres prévaricateurs.Sous les riches plafonds, entre la splendeur des décorations etdes tentures, on dirait des transactions hâtives et inavouables,des affaires louches brassées à la hâte, dans la crainte du retourinopiné du maître. C'est risible et pitoyable. Et c'est toujoursle même aspect général, l'inquiétude planant sur les toilettesfraîches, les défroques, les chairs nues et les pierreries, lescrânes chauves et les oripeaux — la perplexité maladivetourmentant ces honnêtes gens et ces filous, ces grandes dames etces putains, ces oiseaux de proie et ces oiseaux de paradis. —Toujours les mêmes physionomies, aussi. Faces pâles, défaites, dejeunes femmes aux yeux dilatés, aux lèvres amincies parl'angoisse; visages de vieilles aux petits yeux vrillonnants, auxhachures de couperose; attitudes sévères de personnagesconvaincus, amis des martingales, dévots de systèmes aussicompliqués que les théories socialistes et qui regardent, d'unoeil où continue à briller l'éclair de la foi, leur argents'écouler suivant la loi d'airain des moyennes. Et puis, chosetrès comique, les rages violentes et les désespoirs mornes, lesfigures congestionnées ou couleur de cendre, les cheveux dresséssur les fronts et les bouches entr'ouvertes pour des juronsgrotesques, les cravates de travers, les plastrons de chemisescassés par les doigts nerveux. Ah! les imbéciles!… Allez, allez,vous pouvez jouer. Vous finirez par gagner tous soit avec le noir,soit avec le rouge. Beaucoup de noir et beaucoup de rouge, c'estmoi qui vous le dis. Et vos têtes iront rouler — ainsi que labille qui s'élance maintenant, saute, bondit avec un énervantclic-clac — sur le zéro fatidique, le zéro que vous laissez de sibon coeur aux autres, ailleurs qu'ici, et qui vous réserve devilaines surprises, ailleurs qu'ici…
— Je vais risquer quelques sous pour m'amuser, dis-je à Charlotte. Ne veux-tu pas jouer un peu, toi aussi?
— Non, non, répond-elle avec une petite moue de mépris.
Je m'approche d'une table et je place quatre ou cinq louis auhasard… Mon numéro gagne. Je ramasse mon or; mais j'ai à peineeu le temps de prendre la dernière pièce que Charlotte me saisitle bras.
— Viens, viens, me dit-elle d'une voix sourde; allons-nous-en…
Je la regarde et je reste stupéfait. Elle est affreusement blêmeet ses yeux, agrandis par l'effroi, se fixent désespérément surles miens, comme pour s'interdire de se porter vers quelque chosequ'ils viennent de voir.
— Qu'est-ce que tu as? Te trouves-tu mal?
— Un peu… Viens, je t'en prie…
Elle s'appuie à mon bras pour sortir; et je la sens frissonner,lutter encore contre l'émotion subite qui l'a envahie et dont jene m'explique pas la cause.
— J'espère que tu te sens mieux à présent, dis-je en traversantles jardins. Veux-tu te reposer ici un instant?
— Non, merci; je suis tout à fait remise, répond-elle ens'efforçant de sourire. Je ne sais ce que j'ai éprouvé, tout d'uncoup… J'ai eu comme un éblouissement.
— La chaleur, peut-être…
— Oui, sans doute… et puis, voici déjà trois mois que noussommes à Nice. J'ai entendu dire que lorsque l'hiver finissait…Si tu voulais, nous partirions… Nous partirions demain.
— Demain? Et où irions-nous? À Londres?
— Oui, à Londres; où il te plaira… Je voudrais aller loin d'ici,très loin…
— Quelle drôle d'idée! Enfin, si tu y tiens…
— Tu ne m'en veux pas? demande-t-elle en se serrant contre moi. Tuaurais peut-être désiré rester encore ici quelque temps, et jesuis bien égoïste et bien capricieuse…
— Mais non, petite femme, je ne t'en veux pas; je n'étais contentd'être ici que parce que tu y semblais heureuse; et puisque tu ascessé de t'y plaire, il faut nous en aller; voilà tout.
C'est égal, je serais bien aise de savoir ce qui a pu se passer…Oh! rien du tout, probablement. Charlotte est la franchise même etdu moment qu'elle ne parle pas… Fantaisie de femme, toutsimplement… lubie…
Il y a presque trois mois que nous sommes revenus à Londres, et jen'ai guère passé plus de six semaines avec Charlotte J'ai étéobligé de la quitter à plusieurs reprises. Les affaires!… Ellesne vont pas mal, en ce moment. Nous avons fait trois ou quatrepetits coups, Roger-la-Honte et moi, qui n'étaient vraiment pas àdédaigner, et nous en avons encore deux autres, assez jolis, surla planche. Le premier est pour après-demain, à Orléans, et ilfaut nous mettre en route ce soir. Eh! bien, j'ai peur departir…
J'ai peur parce que je sens les craintes terribles de Charlotte megagner et s'emparer de moi irrésistiblement. Son effroi devantl'inconnu finit par me glacer et son épouvante m'énerve. Chaquefois, lorsque j'ai été sur le point d'entreprendre une expédition,une frayeur intense, qu'elle a fait de vains efforts pourmaîtriser, l'a saisie et comme affolée. Des convulsions de terreurla bouleversent et les tentatives auxquelles je me livre pour lacalmer et la rassurer me fatiguent les nerfs et m'irritent. Et,quand je reviens, ce sont des transports de joie, des emportementsde bonheur, dont la violence me révèle toutes les angoisses parlesquelles a passé, pendant mon absence, cette femme qui m'aime etqui tremble de me perdre. Oui, son effarement se communique à moi,me trouble; et aujourd'hui, je sens m'éteindre invinciblement lesappréhensions qu'elle éprouve, je sens la peur qui la secouepalpiter en moi et pétrifier ma volonté, peser sur mon esprit d'unpoids insupportable. Ah! si elle parlait, au moins! Si elle medisait de rester là, de ne pas partir; si elle prononçait uneparole… Mais elle est muette et ses larmes seules, qu'elleessaye vainement de me cacher, m'apprennent quelles inquiétudes latenaillent. Tout à l'heure, au moment où je partais, elle a étésur le point de s'évanouir et je n ai pu réprimer un mouvement dedépit.
— Tu veux donc me faire prendre! me suis-je écrié. Tu le voudrais,en vérité, que tu n'agirais pas autrement. Elles sontcontagieuses, tes terreurs folles, et je finis par avoir aussi, maparole, le pressentiment d'une catastrophe! À force de prévoir lemalheur on le fait venir, tu sais. Et si je suis pris tu pourraste dire… Tiens, tu me mettrais en colère, tellement tes frayeursme crispent et me découragent, tes frayeurs sans raisons et qui mefont honte, si tu veux que je te le dise…
Et je suis sorti de la maison, furieux, sans vouloir permettre à Charlotte de m'accompagner à la gare, sans même l'embrasser.
C'est très bête, tout ça. C'est stupide. Je me le répète sur lepont du bateau que j'ai pris à Saint-Malo, tout seul, Roger-la-Honte étant parti pour Bordeaux une fois le coup fait à Orléans.Oui, c'est insensé. Charlotte doit être dévorée d'angoisses depuisces trois jours que je l'ai quittée en lui reprochant, ainsiqu'une brute, des pressentiments qu'elle n'aurait point si elle nem'aimait pas; C'est tout naturel que le hors-la-loi, l'hommehabitué à voler son existence, ainsi que le cheval dressé à sauterles obstacles, ne ressente aucun émoi devant les actes les plusdangereux; c'est un mithridaté, un halluciné qui ne songe mêmeplus à la possibilité d'un accident funeste. Mais la femme, lafemme qui aime, confidente alarmée de projets qui lui semblentmonstrueux, a l'intuition du malheur probable, plus empoignante etplus cruelle que la certitude même; elle est torturée deprévisions terribles. Elle souffre atrocement, tous les sensdouloureusement exaspérés, halète devant le spectre desdénouements tragiques.
— Madame se meurt de peur quand vous n'êtes pas là, m'a dit Annie.
Ah! je me demande pourquoi je lui inflige un supplice pareil,puisqu'elle m'aime, puisque je l'aime aussi, maintenant. L'amourne court pas les rues, pourtant, et je sacrifierais tout avec joiepour que rien ne puisse me séparer de Charlotte. Et qu'aurais-je àsacrifier, d'abord? Qu'est-ce donc qui me pousse à foulercontinuellement aux pieds toutes les affections, tous lessentiments humains? On dirait vraiment que je rêve d'assurer letriomphe d'une idée fixe! Et je n'en ai pas, d'idée. Je n'ai pasmême un but. L'argent? J'en possède assez pour vivre; et que jel'aie grinchi avec la pince du voleur au lieu de le gagner avec lefaux poids du commerce, je suis seul à le savoir. Alors?… J'aipeut-être vu quelque chose, autrefois; mais aujourd'hui…Aujourd'hui, je m'aperçois que j'ai à employer d'autres moyens queceux dont je me sers pour affirmer mon idéal, si j'arrive àl'arracher de la gueule des chimères. D'autres moyens; et jen'aurai besoin ni de Canonnier ni de Paternoster pour m'aider,quand cela me plaira. J'ai vendu mon droit d'aînesse pour un platde lentilles; mais je le reprendrai, à présent que j'ai vidé leplat. Il existe, le droit d'aînesse. Et je me laisse voler, voleurque je suis, et voler par une idée creuse…
Dans deux heures je serai à Southampton, et ce soir à Londres.C'est bon. Je parlerai à Charlotte; elle ne pleurera pas enm'écoutant, pour sûr. Et nous partirons, et nous irons vivreheureux dans un coin, quelque part, où elle voudra; et je pourraipeut-être faire quelque chose de beau — oui, oui, de beau — unefois dans ma vie. Pourquoi pas? Il y a bien des bourgeois quifinissent par le suicide.
Je descends du cab que j'ai pris à Waterloo Station, et je faisrésonner de toute ma force le marteau qui pend à ma porte, Annievient m'ouvrir.
— Bonsoir, Annie. Madame est là-haut?
— Monsieur… je… Monsieur…
Sa figure s'effare; elle bégaye.
— Qu'y a-t-il? crié-je en montant rapidement l'escalier. Charlotte! Charlotte!
Personne ne répond. J'arrive au premier, j'ouvre violemment lesportes. Les pièces sont vides… Annie, qui m'a suivi, me regardetoute tremblante.
— Qu'y a-t-il, vieille folle? Allez-vous parler, à la fin, nom de Dieu? Où est Madame?
— Elle est partie hier, répond Annie en sanglotant… Je luidisais… Je lui disais… Elle a laissé une lettre… cettelettre…
Je déchire l'enveloppe.
«……… Notre vie à tous deux serait un martyre, si je restais.Tu me l'as dit et je le crois, je te deviendrais funeste. Il nefaut pas m'en vouloir, vois-tu; je ne suis pas assez forte; je nepuis arriver à dompter mes nerfs, et ma détresse est tellementgrande, lorsque je te sens en péril, que je ne puis pas la cacher.Oh! c'est navrant! Il est écrit que quelque chose doit toujoursnous séparer… J'ai le coeur serré dans la griffe d'une destinéeimplacable, et c'est un tel déchirement de te quitter pourjamais!… Mais il vaut mieux que je parte. Je te porteraismalheur… Tu m'oublieras… Ah! pourquoi ai-je voulu revenir àLondres? Pourquoi ont-ils passé si vite, ces trois mois où nousavons connu le bonheur d'être, où tu m'as aimée, ces mois quifurent une grande journée de joie dont le souvenir me supplicie enécrivant ces lignes, dans les affres de mon agonie….»
XXII — «BONJOUR, MON NEVEU»
— Qu'est-ce que tu me donneras si je t'apporte une nouvelle? medemande Broussaille qu'Annie vient d'introduire dans la salle àmanger, au moment où je vais me mettre à table.
— Tout ce que tu voudras, surtout si ta nouvelle est bonne; je n'ysuis plus habitué, aux bonnes nouvelles… Mais d'abord assieds-toi là; tu me raconteras ce que tu as à me dire en déjeunant.J'aime beaucoup t'entendre parler la bouche pleine.
— Une passion? Tu sais, rien ne me surprend plus… Donne-moi àboire; je meurs de soif. Merci… Eh! bien, mon petit, j'ai vu tonpère!
— Mon père! Mais il est mort depuis bientôt quinze ans!
—Ah! dit Broussaille très tranquillement. C'est que je me suistrompée, vois-tu. Ça arrive à tout le monde. Enfin, laisse-moi teraconter… Je viens de passer huit jours à Vichy. J'y serais mêmerestée plus longtemps si ma soeur Eulalie n'avait pas été là; maisavec ses sermons, ses efforts pour me ramener au bien, comme elledit… j'ai mieux aimé m'en aller. Je suis revenue hier soir… Tusais que mes parents tiennent un hôtel à Vichy?
— Oui, ton frère me l'a appris il y a longtemps.
— Ils n'avaient qu'une maison de second ordre, d'abord; mais leursaffaires ont prospéré, Roger et moi nous les avons aidés un peu,et cette année ils ont pris un établissement superbe, un des plusbeaux de Vichy, l'hôtelJeanne d'Arc.
— Ah! oui, je vois ça; sur le parc, n'est-ce pas?
— Justement. Parmi les personnes qui séjournaient chez eux setrouvait un vieux monsieur, d'une soixantaine d'années, environ;il était arrivé avec une grande cocotte de Paris, Melle…Melle… je ne me souviens plus du nom — qui lui faisait dépenserl'argent à pleines mains. — Comme il s'appelle M. Randal, j'avaispensé…
— Urbain Randal?
—Oui, c'est ça; Urbain Randal.
— C'est mon oncle, dis-je; ah! il est à Vichy…
— Oui, avec la cocotte en question; je te prie de croire qu'ellele mène tambour battant et qu'elle s'entend à faire danser sesécus. C'est dommage que je ne me rappelle pas… Mais qu'est-ceque tu as? Tu fais une mine! On dirait qu'aux nouvelles quej'apporte tes beaux yeux vont pleurer… Ah! je sais! Tu penses àl'héritage. Dame! mon vieux, tu peux te préparer à le trouverécorné; elle a de belles dents, la cocotte…
Non, ce n'est pas à l'héritage que je pense. C'est une autre idéequi m'est venue, et qui se cramponne à moi, de plus en plusfortement, depuis que Broussaille m'a quitté. Voilà trois heuresqu'elle a commencé à m'assaillir, cette idée, et elle a fini partriompher. Mon parti est pris. Je vais me mettre en route pourVichy ce soir, empoigner mon oncle demain, et lui tordre le cou…Et il y a longtemps, à vrai dire, que cette pensée de vengeance,qui se formule seulement à présent d'une façon précise, a germé enmoi, erre dans mon cerveau, s'éloigne pour reparaître et nes'obscurcit que pour rayonner d'un éclat plus vif, ainsi qu'unphare couleur de sang.
Depuis trois semaines, au moins, je songe à des représailles, sansoser me l'avouer; depuis le jour où j'ai trouvé ma maison vide eny rentrant… Ah! je ne pourrai pas dire quels ont été mondésespoir et ma rage quand j'ai eu la certitude du départ deCharlotte; et ensuite, après toutes les démarches vaines, toutesles recherches infructueuses, toutes les tentatives sans résultatque j'ai faites pour retrouver sa trace, maintenant qu'il fautperdre toute espérance de la revoir jamais et qu'il faut merésoudre à ignorer son sort, si affreux qu'il ait été — je ne puispas dire, non plus, quelles amertumes et quelles rancoeurs que jecroyais mortes ont ressuscité en moi, m'ont envahi et me hantent.— Toutes les angoisses et toutes les colères de ma jeunesse sesont mises à gronder ensemble, comme en révolte contre monindécision et ma lâcheté. Pourquoi n'ai-je pas levé la main, lejour où j'aurais dû frapper, où je m'étais promis de frapper?Pourquoi ai-je voulu prendre ma revanche ailleurs, quand elles'offrait à moi, là? Si j'avais traité le voleur qui medépouillait comme je m'étais juré de le faire, si je lui avaisdonné à choisir, séance tenante, entre sa vie et mon argent, riende ce qui est arrivé n'aurait existé — et, peut-être serait-ilplus heureux lui-même, l'odieux coquin, car il aurait restitué,ayant peur, et n'aurait point à traîner sa vieillesse solitairedans la fange où disparaît son or.
Oui, si j'avais agi, ce jour-là, que de misère eût été évitée, etd'horreurs et d'abjections!… Trop tard! — le mot desrévolutions, faites à moitié, toujours. — Oh! je m'en souviens, jem'en souviens… je me croyais très fort, de résister à ma fureur,d'écouter les mensonges sans rien dire et de mettre tranquillementma signature au bas d'un sale papier au lieu d'appliquer ma mainsur le visage du misérable… Je regardais s'en aller mon énergie,joyeusement, ainsi qu'on regarde l'eau couler… Il me semble queje me réveille d'une hallucination. Mon coeur se gonfle à éclater,comme autrefois, et les larmes de plomb que j'ai versées, je lesverse encore. Projets, rêves, plans ébauchés, abandonnés, repriset rejetés… J'ai fait autre chose que ce que je voulais faire;j'ai fait beaucoup plus et beaucoup moins. Pourquoi? Mélange deviolence et d'irrésolution, de mélancolie et de brutalité… unhomme.
N'importe. Si je n'ai pas eu le courage d'agir autrefois, jel'aurai aujourd'hui; et bien qu'on dise qu'il y a une destinée quipèse sur nous et contrôle nos actes, je ne m'inquiète guère desavoir si c'est écrit, ce qui va arriver. Ah! le vieux gredin! labrute hypocrite et lâche! Je vais lui faire voir qu'il existed'autres lois que celles qui sont inscrites dans son code; jevais… Non, je n'ai rien à lui faire voir, ni à montrer àd'autres. Les représailles n'ont pas besoin d'explications et ilest puéril de rouler ma colère, encore une fois, dans le coton desarguties sociologiques. Aux simagrées des Tartufes de lacivilisation, aux contorsions béates des garde-chiourmes du bagnequi s'appelle la Société, un geste d'animal peut seul répondre. Ungeste de fauve, terrible et muet, le bond du tigre, pareil àl'essor d'un oiseau tragique, qui semble planer en s'allongeant ets'abat silencieusement sur la proie, les griffes entrant d'un coupdans la vie saignante, le rugissement s'enfonçant avec les crocsen la chair qui pantèle — et qui seule entend le cri de triomphequi la pénètre et vient ricaner dans son râle. — À crime d'eunuquebavard, vengeance de mâle taciturne. Plus rien à dire, àprésent… Je partirai ce soir.
Il est onze heures du matin, environ, quand j'arrive à Vichy. Untrain quitte la gare au moment où celui qui m'amène y entre. Jedescends rapidement du wagon et je traverse le quai.
— Bonjour, mon neveu!
C'est une femme… — Margot! c'est Margot! — qui m'accueille avecune grande révérence et un gracieux sourire.
— Dis-moi donc bonjour! Comme tu as l'air étonné de me voir!…Pourtant, mon cher, il n'y a pas deux minutes que tu aurais pum'appeler «ma tante.»
— Ah! c'est toi, dis-je comme dans un rêve, c'est toi… Et oùest-il, lui?
— Ton oncle? Il vient de partir, de me quitter, de m'abandonner;et je suis comme Calypso. Tu vois que j'ai fait des progrès,hein?… Oui, il est dans ce train qui s'en va là-bas, l'infidèle.C'est une rupture complète, un divorce. Entre nous, tu sais, jen'en suis pas fâchée. Quel rasoir!… Mais tu as l'air toutdésappointé… Ah! je devine: tu venais lui emprunter de l'argent.N'est-ce pas, que c'est ça? Embêtant! Si tu étais arrivé hier,seulement… Enfin, si c'est pressant, et que tu veuilles de moipour banquier… Entendu, pas? Tu me diras ce qu'il te faut. Oùvas-tu, maintenant?
— Je ne sais pas, dis-je, encore tout déconcerté de ce départ quimet en désarroi mes projets; je ne sais pas… Et il est partisubitement?
— Tout d'un coup; l'idée lui en est venue hier soir. Du reste, jene suis pas la première avec qui il ait agi de cette façon;généralement, au bout d'un mois, quinze jours quelquefois, il aassez d'une femme et la laisse en plan sans rime ni raison. Moi,il m'a gardée depuis février; cinq mois! Toutes mes amies enétaient étonnées…
— Et tu ne sais pas où il est allé?
— Pas du tout. Il m'a dit qu'il partait pour la Suisse, mais cen'est certainement pas vrai; il a trop peur que je coure aprèslui; en quoi il a grand tort. Beaucoup d'argent, oui, mais cequ'il est cramponnant!… Non, vois-tu, il est bien difficile desavoir vers quels rivages il a porté ses plumes, ce pigeonvoyageur. Toujours par voies et, par chemins. Nous l'appelons leJuif-Errant. Il ne se plaît nulle part. Il y a des jours où je medemandais s'il n'était pas fou… Mais toi aussi, mon pauvre ami,tu as l'air toqué, ajoute-t-elle en me regardant. Si tu pouvaisvoir quelle figure tu fais! Ça tient peut-être de famille? Ilfaudra que je te soigne. Voyons, fais risette… Puisque je t'aidit de ne pas te tourmenter… Et puis, ne restons pas à nouspromener devant la gare; on nous prendrait pour deuxconspirateurs. J'ai ma voiture là. Viens. Je t'enlève.
Je me laisse faire et nous roulons vers la ville.
— Écoute, dit Margot en frappant des mains. Je devine la vérité. Ton oncle est parti parce que tu l'avais averti de ta visite.
— Ah! non, par exemple, dis-je en riant; je ne l'avais pasprévenu.
— C'est qu'il te déteste tant! reprend Margot. Il faut dire,aussi, que tu lui as joué de vilains tours. Séduire sa fille…
— Comment sais-tu?… Il t'a dit?…
— Oh! rien du tout; mais ce n'était pas nécessaire. J'ai de bonsyeux.
— Je ne te comprends pas.
— C'est vrai, tu ne t'es aperçu de rien, ce soir-là; mais jepensais que Mlle Charlotte t'avait mis au courant… En tous cas,tu te souviens d'être venu avec elle à Monte-Carlo, vers la fin del'hiver dernier?
— Oui. Eh! bien?
— Eh! bien, j'y étais aussi, moi, avec ton oncle; et si tu ne l'aspas vu, toi, je t'assure que Mlle Charlotte a bien reconnu sonpère. Elle est devenue pâle comme une morte et n'a pas mislongtemps à t'emmener… Tu ne t'étais jamais douté de larencontre? C'est curieux. Moi, je soupçonnais bien quelque choseentre vous car quelque temps auparavant, à Paris, j'avaisrencontré…
Je n'écoute plus. Je me rappelle cet épisode de notre existence; àCharlotte et à moi, cet incident auquel j'attachai si peud'importance alors, et qui a eu une telle influence sur notre vieà tous deux. Je me rappelle mon étonnement lorsque je la trouvai,en me retournant, toute blême et frissonnante, son émotionprofonde, son insistance à quitter les salons du Casino. C'étaitson père qu'elle avait vu!… Son père, qui l'avait chassée bienmoins par colère que pour garder l'argent mis en réserve pour sadot, et qu'elle retrouvait la, honte et dégoût indicibles! jetantl'or à pleines mains sur le tapis vert, au bras de cette femme dechambre devenue horizontale… Ah! l'être horrible! Il faut que jele retrouve, quand le diable y serait!
— Tu sais, continue Margot, il ne s'est livré à aucun commentairemalveillant. Il est resté très calme. Il a joué toute la soirée eta gagné beaucoup. Quand nous sommes partis, seulement, il m'a dit:«Ils m'ont porté chance tous les deux; c'est la première fois.»
Chance! Il appelle ça la chance, le misérable! Et c'est pour çaqu'il m'a volé et qu'il a renié son enfant. Pour ça! Pour courirles villes d'eaux avec des cocottes, pour placer des billets debanque sous les râteaux des croupiers, sur les tables de nuit desputains! Pour ça! Quelle chance! Quelles joies! Quels bonheurs!Cette bourgeoisie… L'exploitation sans merci de toutes lesdouleurs, de toutes les faiblesses, de toutes les confiances et detoutes les bontés — pour ça… Des fils qui jettent l'argent àl'égout, des filles qui le portent à des gredins titrés et ruinés,des vieillards qui ont menti, triché, pillé toute leur vie pourdevenir, à soixante ans, les peltastes du vice…
— Je t'ai fait de la peine en te racontant ça? demande Margot.Pardonne-moi; je ne me doutais pas… Tu sais que je ne suis pasméchante…
— Non, dis-je en lui prenant la main, tu n'es pas méchante,Marguerite; malheureusement, beaucoup de gens ne te ressemblentpas.
— Eh! bien, ceux-là, il faut les laisser de côté, voilà tout. Moi,je n'agis jamais autrement. Ce ne serait pas la peine d'être aumonde s'il fallait toujours se casser la tête à méditer sur lesdires de Pierre ou les actions de Paul… Tâche de te remettre aubeau fixe d'ici ce soir, n'est-ce pas? Sans ça, je me fâcherai. Jevoudrais bien rester à déjeuner avec toi, mais je ne peux pas. Jesuis attendue à Cusset; je suis très demandée en ce moment… Jereviendrai vers dix ou onze heures, Tiens, voici l'hôtelJeanned'Arc, où j'habite; prends-y une chambre; les propriétaires sontcharmants…
— Je le crois. J'ai justement une commission à leur faire. Leursenfants demeurent à Londres.
— C'est vrai, dit Margot, la fille était ici avant-hier encore, ouil y a trois jours; une petite blonde très jolie. Elle estmodiste, paraît-il. Moi, je crois qu'elle est modiste comme moi;enfin, c'est son affaire. Et tu la connais, scélérat?
— Un peu. Son frère est mon associé.
— C'est bien drôle, tout ça! dit Margot comme la voiture s'arrêtedevant l'hôtel. Il faudra que j'aille faire un tour à Londres,pour voir. Je crois que tu me trompes indignement, et j'exige quetu me donnes des explications ce soir.
— C'est entendu, dis-je en descendant, tandis qu'un garçon del'hôtel se précipite vers ma valise. À dix heures moins un quart,je commencerai à préparer un roman à ton intention.
Margot me fait un signe menaçant avec son ombrelle, et la voiturerepart au grand trot.
Ils sont réellement charmants, ces propriétaires de l'hôtelJeanne d'Arc. Ils ont été enchantés d'apprendre que je leurapportais des nouvelles de leurs enfants, surtout de Roger qu'ilsn'ont pas vu depuis plusieurs mois. Ils m'ont prié d'accepter àdéjeuner avec eux, en regrettant vivement que leur fille aînée,Eulalie, eût été invitée chez M. le curé.
— Si elle avait pu prévoir votre arrivée, elle se serait excusée,certainement, dit Mme Voisin; elle aurait été si heureuse de vousentendre parler de son frère et de sa soeur! Elle les aime tant!
Peut-être bien. Mais, moi, je ne suis pas fâché de n'avoir point àaffronter tes sermons de la demoiselle. Après tout, elle aurait pume convertir; qui sait? Pour ce que le Diable me paye ma peau, jeferais aussi bien de la vendre à Dieu.
Pas avant déjeuner, pourtant! L'abstinence serait peut-être derigueur, et je meurs de faim. Heureusement, Mme Voisin vient nousarracher, son mari et moi, à un certain vermouth qui creuseénormément l'estomac. À table! Nous voici à table! Je dévore; etles parents de Roger-la-Honte ont le bon esprit de ne pointengager sérieusement la conversation avant que mon appétitcommence à se calmer; il semble s'apaiser à l'arrivée de lavolaille et la salade le pacifie tout à fait. Quels braves gens,ces époux Voisin! Et quelle bonne cuisine ils font!
Le père, avec sa face réjouie, encadrée de favoris poivre et sel,à l'air d'un bien digne homme, sans un brin de méchanceté nid'hypocrisie; très paternel, surtout. La mère, qui a dû être fortjolie, grasse et ronde, les cheveux tout blancs et le teint rosé,a l'air d'une bien digne femme, affable et franche; trèsmaternelle, surtout. Je voudrais bien qu'ils fussent mes parents,tous les deux. Oui, je voudrais bien… Ils s'inquiètent del'existence que nous menons à Londres. Ils s'en inquiètent avecintelligence.
— Avez-vous des distractions suffisantes? Les divertissements sonttellement nécessaires! Vous amusez-vous? demande M. Voisin.
— Oui, Monsieur, beaucoup.
— Allons, tant mieux! répondent-ils ensemble. Encore un verre dece vin-là!
Voilà de bons parents!
— Et les affaires marchent-elles à peu près? demande M. Voisin.
— Oui, Monsieur, pas mal.
— Et vous prenez toujours bien vos précautions? demande Mme Voisin.
— Oui, Madame, toujours.
— Allons, tant mieux! répondent-ils ensemble. Encore un verre dece vin-là!
Voilà de bons parents! Ils veulent qu'on mange, qu'on boive, qu'ondorme, qu'on s'amuse et qu'on suive librement sa vocation. Si tousles parents leur ressemblaient, la famille ne serait pas cequ'elle est, pour sûr.
— Voyez-vous, Monsieur, me dit Mme Voisin comme un garçon vientchercher son mari, un instant après qu'on a servi le café, voyez-vous, nous sommes plus heureux que nous ne pourrions dire,depuis… depuis que nous nous sommes résolus à ne plus nouslaisser guider par des préceptes qui nous condamnaient à la misèreperpétuelle. Tout nous a réussi. Nous ne nous permettons pas, bienentendu, de rire au nez des personnes qui pensent autrement quenous, mais nous continuons notre petit bonhomme de chemin sansattacher aucune importance à ce qui se passe autour de nous. Je neveux point dire que nous sommes des égoïstes; non: mais nous neprenons pas parti. L'un nous dit blanc; c'est blanc. L'autre nousdit noir; c'est noir. Que voulez-vous que ça nous fasse? Et,tenez, sans aller si loin: Broussaille me raconte comment elle aplumé un pigeon; je ris avec elle. Eulalie vient me parler despeines et des récompenses d'une vie à venir; je m'émeus avec elle.Roger m'apprend ce que lui a rapporté sa dernière expédition; jeme réjouis avec lui… Ces chers enfants! Ils nous donnent tant desatisfactions! Même Eulalie; elle prie pour nous. Ça peut servir;on ne sait jamais… Quant à Broussaille et à Roger, je ne vouscache pas que j'étais dans les transes, les premiers temps. Jelisais le journal, tous les matins, avec une anxiété! Mais, peu àpeu, je m'y suis faite. Chaque métier a ses périls; et la seulechose importante est de choisir celui qui vous convient le mieux.L'esprit d'aventure existe encore, quoi qu'on en dise; et tous leshommes ne peuvent pas être chartreux ni toutes les femmesreligieuses. Du reste, voyez la nature; certains animaux senourrissent de chair, d'autres mangent de l'herbe, et d'autres…autre chose. Mon avis est qu'il faut laisser aux aptitudes touteliberté de se développer. Je sais bien qu'il y a des lois. Mais,Monsieur, pourquoi n'y en aurait-il pas? Le tonnerre existe bien,et les inondations, et les maladies, et toutes sortes de fléaux.Ce sont des maux peut-être nécessaires; propres, en tous cas, àmettre en relief l'industrie et la variété des ressources dechaque individu. Il faut se faire une raison, et prendre le mondetel qu'il est — pas trop au sérieux. — La seule chose quim'inquiète, à propos de Broussaille et de Roger, c'est leur santé.Ce qui me fait peur, chez Broussaille, c'est la vivacité de sontempérament. Elle était si impétueuse, si animée, si primesautièreétant enfant! Et je sais par expérience que les natures de femmesexistent en germe dans les dispositions de petites filles. Ça usesi vite, l'exaltation, dans ces choses-là!… De la verve, dubrio, je ne dis pas non; mais la frénésie… Après tout, je mefais peut-être des idées… Dites-moi la vérité. Je suis sûre quevous savez… Non? Vous voulez être discret? Enfin… c'est queces Anglais sont si brutes, et c'est tellement délicat, une femme!Mais Broussaille est une petite risque-tout. Jolie, hein? Danscinq ou six ans, nous la marierons; mais pas avant. Ça ne vautjamais rien, de se marier trop tôt… Quant à Roger, je ne melasse pas de lui recommander de mettre des gants fourrés en hiver;il est très sujet aux engelures. Et puis, dans votre profession,on est exposé à se voir poursuivi, à être obligé de courir; dites-lui, de ma part, de porter toujours de la flanelle; une fluxion depoitrine est si vite attrapée… À propos, c'est votre parent, ceM. Randal qui est si riche et qui est parti ce matin? Il m'asemblé vous entendre dire à mon mari que c'est votre oncle?
— Oui, dis-je. Et c'est un voleur.
— Ah! répond Mme Voisin fort tranquillement; je n'aurais pas cru.Il a plutôt l'allure inquiète des honnêtes gens. Un voleur àl'américaine, peut-être? Il y a tant de genres de vol!… Ditesdonc, c'est cette dame qu'il a amenée ici, Mlle de Vaucouleurs,qui va regretter son départ! Si vous saviez l'argent qu'elle luifaisait dépenser! Elle doit être désolée…
— Je la consolerai ce soir.
— Vous faites bien de m'avertir, dit Mme Voisin sans s'émouvoir;je vais vous faire changer de chambre et vous en donner une dontla porte ouvre dans le salon de Mlle de Vaucouleurs; ce sera pluscommode pour vous deux. Je l'aime beaucoup, cette petite dame;elle est charmante; et puis, je serais bien contente qu'on fûtcomplaisant pour Broussaille, quand elle voyage… Un petit verrede chartreuse? De la verte, n'est-ce pas?… Je crois, Monsieur,que rien ne peut vous rendre philosophe comme de tenir un hôtel.On entend tout, on voit tout, on apprend tout. On arrive à ne plusfaire aucune distinction entre les choses les plus opposées, etl'on devient indifférent au bien comme au mal, au mensonge comme àla vérité, à la vertu comme au vice. Si cette maison pouvaitparler! Combien de gens honnêtes qui s'y sont conduits en forbans,combien de filous qui ont été des modèles de droiture! Que decocottes qui s'y sont comportées en femmes d'honneur, et que defemmes mariées qui ont mis leur vénalité aux enchères! Et que defilous qui ont été des coquins, que d'honnêtes gens qui sontrestés intègres, que de cocottes qui furent des courtisanes et qued'épouses qui restèrent pures! C'est encore plus étonnant…Décidément, le monde est semblable aux braises du foyer: on y voittout ce qu'on rêve. Et le mieux est de rêver le moins possible,car on finit par croire à ses rêves, et ils n'en valent jamais lapeine. La vie, voyez-vous, c'est comme une baraque de la foire,devant laquelle se trémoussent des parades burlesques, tandisqu'on joue des drames sanglants à l'intérieur. À quoi bon entrer,pour assister aux souffrances de l'orpheline et souhaiter la mortdu traître, quand vous pouvez vous distraire gratis aux bagatellesde la porte? La tragédie, c'est pour les cerveaux faibles…Bon… voilà que je fais des phrases… Un petit verre dechartreuse?
Non. Mme Voisin s'échauffe un peu, et je préfère lui laisser letemps de se calmer. Je déclare que je désire faire un tour auparc; et M. Voisin, que je rencontre dans le vestibule, mesouhaite beaucoup de plaisir.
Du plaisir!… Dame! Pourquoi pas?… C'est plein de bon sens, ceque vient de me dire cette brave femme. C'est plein de bon sens…Les braises du foyer et la sottise des rêves, la parade de lafoire et la tragédie pour les cerveaux mal trempés… Très vrai!Très vrai!… Je crois que si je rencontrais mon oncle, dans cetteallée où je me promène, je ne lui donnerais guère que deux outrois coups de pied quelque part. Non, je n'irais pas plus loin…
Bien mesquin, ce parc, avec ses pelouses galeuses, ses allées augravier déplaisant, ses arbres sans majesté. Le Casino là-bas,tout au bout; le Kiosque à musique, à côté, où grince undiscordant orchestre cerclé de plusieurs rangées d'honnêtes femmesqui semblent empalées sur leurs chaises, tandis que des bataillonsde cocottes multicolores tournent derrière leur dos, dans lesentier circulaire, talonnées par les hommes, avec des airs degénisses qui regardent passer des trains…
C'est pas tout ça. Je ne suis pas venu dans ce parc pour faire desdescriptions vives — des hypotyposes, s'il vous plaît — mais pourréfléchir. Réfléchissons… Je réfléchis; et je ne sais pasjusqu'où iraient mes réflexions si je ne me trouvais, tout d'uncoup, devant l'abbé Lamargelle. Rencontre bizarre, inattendue,presque providentielle! Sera-ce la dernière? Peut-être que non.Mais n'anticipons pas…
L'étonnement et la joie que nous éprouvons l'un et l'autre étantexprimés d'une façon suffisante, nous nous installons paisiblementà l'ombre, pour causer de nos petites affaires. Nous voyez-vousbien, tous les deux? Nous sommes là, à gauche de l'allée centrale,assis sur des chaises de fer, au pied d'un gros arbre. C'est moiqui porte ce costume de voyage dont l'élégance et la coupeanglaise indiquent une honnête aisance et des goûts cosmopolites,et qui suis coiffé de ce léger chapeau de feutre, signeincontestable de tendances artistiques et d'exquise insouciance.Je parais avoir vingt-cinq ans, pas plus; je suis rose, blond,vigoureux, gentil à croquer… Oui, je sais: j'ai l'air de menommer Gaston; mais c'est moi tout de même. Tenez, je suisjustement occupé à chasser les cailloux avec ma canne, dans desdirections diverses, tout en parlant à l'abbé. Quant à l'abbé,vous l'apercevez aussi, j'espère; et maintenant que vous l'avezvu, vous n'oublierez jamais sa physionomie. Il est donc bieninutile que je vous fasse son portrait. Tous avez été frappés,j'en suis sûre, par l'expression d'énergie froide empreinte surson masque bronzé, dans ses profonds yeux noirs, dans ses longsdoigts nerveux, sans cesse en mouvement, dont les ongless'enfoncent dans le bréviaire qu'il tient à la main. Remarquezcomme ses narines palpitent, pendant qu'il m'écoute; on diraitqu'il aspire mes paroles avec son grand nez… Et maintenant,franchement, dites-moi si l'on nous prendrait pour des voleurs.Non, n'est-ce pas? Je donne l'impression d'un bon jeune homme, unpeu trop gâté par sa famille et coupable de fredaines assezvénielles, qui vient de demander à son ancien précepteur de l'ouïren confession; l'abbé, lui, fait l'effet d'un prêtre autoritaire àla surface, mais libéral au fond, d'un bourru bienfaisant. Etpourtant!… Dieu sait ce que diraient nos consciences, si ellespouvaient parler!
Mais elles auraient tort d'essayer. Leurs voix se perdraient dansle fracas occasionné par l'infernal orchestre, là-bas, qui termineavec rage une effroyable symphonie à la gloire de la Discorde. Ilm'avait semblé tout d'abord que le tambour, gravement insulté parun couac de la clarinette, appelait à son aide le cornet à piston;mais je m'aperçois maintenant que c'est le tambour lui-même quiavait tort et que la flûte, le violon, le trombone, la contrebasseet le cor anglais, après de vains efforts pour rétablirl'harmonie, prennent le parti d'étouffer, sous l'explosioncombinée de leurs colères individuelles, les protestations desantagonistes.
— Un peuple qui admet qu'on lui joue de pareille musique est tombébien bas, dit l'abbé du ton peu convaincu d'une personne qui parlepour parler, tout en songeant à autre chose qu'à ses paroles…Quant à ce que vous venez de m'apprendre, ajoute-t-il, je ne puisvous dire qu'une chose: c'est qu'il est fort heureux que lescirconstances vous aient servi comme elles l'ont fait. Comprenez-moi bien: vous auriez trouvé, votre oncle ce matin, et vousl'auriez tué comme un chien, que j'aurais approuvé votre acte,tout en le regrettant, pour vous. Mais puisque le sort a vouluqu'il quittât Vichy juste au moment où vous y arriviez, je penseque ce serait de la folie pure que de vous mettre à sa recherche.Oh! je conçois la vengeance, certes! Elle est à la base de tousles grands sentiments, sans excepter l'amour. Mais je n'admets sonexercice que sous l'impulsion d'une colère qui frappe de cécitémorale; ou bien, de sang-froid, lorsqu'on est assuré del'impunité. Ce n'est pas un raisonnement de lâche que je voustiens là; c'est un raisonnement d'homme. Du moment que vous avezcessé d'être aveuglé par la passion, l'idée abstraite du meurtrepour le meurtre vous abandonne et vous avez devant vous, au lieud'une entité vague, un être dont vous êtes obligé de juger lavilenie, dont vous savez, la bassesse; et vous êtes forcé de vousrendre compte que la vie de cet être-là ne vaut point la vôtre. Sivous vous obstinez dans votre dessein de représailles à tout prix,c'est une espèce de fausse honte vis-à-vis de vous-même, unentêtement fanatique, seuls, qui vous poussent. Vous vous êtesjuré à vous-même de commettre une certaine action, et vous voulezvous tenir parole. Eh! bien, je crois qu'il ne faut se laisserlier par rien, surtout par les serments qu'on se fait à soi-même.Ils coûtent toujours trop cher… Vous me direz qu'il y a unegrande faiblesse à reculer devant les conséquences d'un acte qu'ondésire accomplir. C'est vrai. Mais, au moins lorsque cesconséquences doivent causer plus de peine que l'acte ne doitproduire de joie, je trouve cette faiblesse-là très humaine, trèsintelligente et même très courageuse. Elle procède de laconscience nette des choses et de la répudiation de l'idéalmenteur. Les stoïciens prétendaient que la souffrance n'est pointun mal. Les stoïciens étaient de grotesques imbéciles. Lasouffrance est toujours un mal. Ne pas reculer devant la douleur,soit — et encore! — Mais la rechercher, c'est être fou, si elle nevous donne pas, pour le moins, son équivalent de plaisir. Nedisaient-ils pas aussi, ces stoïciens, que la force ne peut riencontre le droit? La force ne peut rien contre le droit, sinonl'écraser, — sans trêve. — Le droit! Qu'est-il, sans la force? Etqu'est-il, sinon la force — la vraie force? — Vieilleries, toutça; bêtises… Voyez-vous, l'âge est passé où l'on croyait destémoins «qui se font égorger.» Des témoins qui veulent vivre, çavaut mieux. Ils finiront peut-être par apprendre aux autres àvouloir vivre, aussi. Et ça suffira… Vengez-vous pendant que lafureur vous barre le cerveau; ou bien, cherchez l'ombre; ou bien —attendez. — Votre oncle est un scélérat, oui. Il y a longtemps queje lui ai donné mon opinion sur lui; mais… Je l'ai aperçu cesjours-ci, continue l'abbé en portant un doigt à son front.Paralysie générale ou suicide, avant peu. Attendez… Pour lemoment, ne pensez plus à tout cela, et n'en parlons plus… Avez-vous l'intention de rester ici quelque temps?
— Je ne sais pas; c'est possible.
— Moi, je suis arrivé il y a une quinzaine de jours, dit l'abbé ensaluant coup sur coup trois ou quatre des nombreux ecclésiastiquesqui se promènent dans le parc. Je n'ai pas perdu mon temps. Maisil n'y a plus grand chose à faire et je commence à m'ennuyer. Oùêtes-vous descendu?
— À l'hôtelJeanne d'Arc.
— Excellente idée que vous avez eue là. Vous me fournissez unprétexte plausible pour y transporter mes pénates. Jusqu'ici jelogeais àSaint-Vincent de Paul, avec la majorité de ces hommesnoirs. Question d'affaires, vous comprenez.
— Quelles affaires?
— Le jeu. Depuis quinze jours, je tiens les cartes quinze heuressur vingt-quatre, en moyenne. Et je vous assure que ce n'est pasune petite occupation, et qu'il fout ouvrir l'oeil, avec cesmessieurs.
— Ils trichent?
— Comme le roi de Grèce. Je suis d'une adresse à rendre des pointsà Robert-Houdin et mon doigté est simplement merveilleux; eh!bien, mon cher, c'est avec la plus grande difficulté que j'arriveà gagner. J'y parviens, cependant; et j'ai fait une assez bellerécolte. Au bout de la première semaine on envoyait déjà destélégrammes suppliants aux bonnes dévotes et aux chères pénitentesqui ne se faisaient point prier pour mettre leurs offrandes à laposte. Mais, à présent, elles n'expédient plus que des pots deconfitures;
— Vous me donnez là, dis-je, une singulière idée des moeurs duclergé.
— Je vous en donnerais bien d'autres!… Il est difficile, engénéral, d'imaginer des drôles plus fangeux que ces hommesd'église. Ils sont les dignes pasteurs des âmes contemporaines.Leurs moeurs! Comment voulez-vous qu'ils en aient? La moralepétrifiée dont ils sont les gardiens et les docteurs ne sauraitfaire d'eux que des saints ou des fripons. La moralité peutseulement exister avec la liberté; elle doit sortir de cetteliberté, et s'y greffer, non pas immuable, mais variable, enconcordance avec l'état général de culture de l'humanité. Il y ades saints, dans le clergé; très peu, mais il y en a. Ce sont desmonstres, à mon avis. Quant au reste…
— Je serais bien aise de savoir quels sont les sentiments de vosconfrères à votre égard?
— Ils me haïssent; ils ne me connaissent pas, mais ils medevinent; ils me sentent, pour mieux dire. Pas un de ceux dontj'ai vidé l'escarcelle, ces jours derniers, qui n'ait rêvé dereprésailles atroces. Mais ils n'osent pas agir; ils dévorent leurjalousie et leur rage. Se plaindre! À qui? À l'archevêque?L'archevêque me doit son siège; et c'est moi qui lui ai rédigé, ily a trois mois, ce fameux mandement qui va lui valoir le chapeaude cardinal. Ah! ils savent que j'ai l'oreille de monseigneur! Dureste, ils peuvent aller à Rome, si le coeur leur en dit.
— Vous êtes bien mystérieux, l'abbé.
— Je le serais moins si mes révélations pouvaient vous êtreutiles; mais à quoi vous serviraient-elles? Si pourtant vous êtescurieux de détails biographiques, venez déjeuner, avec moi demainmatin à l'hôtelSaint-Vincent de Paul. Je vous présenterai, devous à moi, quelques types assez intéressants. C'est entendu? Lemenu ne vous effrayera pas: consommé au rosaire, soles àl'immaculée, tournedos à la vierge, timbale de nouilles saintJoseph, crème terre-sainte et Château-Céleste… Je déménageraiaprès le café. Réflexion faite, je passerai encore une semaine àVichy. Après quoi, mon retour à Paris s'impose.
— Une bonne oeuvre?
— Justement. Je m'occupe de la fondation d'un asile pour lesfilles-mères aux abois. Entreprise patriotique autant quecharitable, car vous savez que la France se dépeupleeffroyablement et que la seule population qui augmente sans cesseen ce beau pays, c'est celle des prisons. Mes circulaires et mesdémarches ont produit le meilleur effet, et l'établissementouvrira ses portes avant peu, j'espère. La directrice seraMme°Boileau. Vous connaissez, je crois?
— Mme Boileau? Non; pas du tout.
— Mme Ida Boileau, rue Saint-Honoré?
— Quoi! Comment!…
— Mon Dieu! ricane l'abbé, ne faites donc pas l'enfant. Les chosesles plus simples vous plongent dans la stupéfaction.
— Vous exagérez. J'ai appris à ne plus guère m'étonner. Masurprise vient plutôt de vous voir en relations avec…
— Votre entourage?… C'est le hasard qui le veut, apparemment.Tenez, regardez là-bas, dans cette allée, ces deux messieurs etcette dame… Vous les connaissez certainement.
— En effet, dis-je après avoir tourné la tête dans la directionque m'indique l'abbé. Le personnage qui se trouve à droite senomme Mouratet; c'est un de mes amis, et la dame est sa femme;quant au troisième promeneur, je ne me rappelle pas…
— C'est M. Armand de Bois-Créault, dit l'abbé; il est l'amant deMme Mouratet et le mari d'une femme charmante qui fut obligée dese séparer de lui.
— La connaissez-vous? demandé-je anxieusement, car j'ai cessé decorrespondre avec Hélène depuis plusieurs mois et je ne sais riend'elle.
— Pas personnellement, répond l'abbé. Elle habite la Belgique etje n'ai jamais eu l'honneur de la voir, bien que j'aille souvent àBruxelles. Mais j'en ai entendu parler par un banquier belge, untrafiqueur, si vous voulez, qui se nomme Delpich et avec lequelelle fait des affaires. Elle est fort intelligente et trèsambitieuse, paraît-il… Au fait, autant vous l'avouer; je connaistoute son histoire et je n'ignore pas, non plus, celle de lafamille de Bois-Créault.
— Elle est édifiante.
— Mme de Bois-Créault aimait son fils, dit l'abbé en secouant latête; il est en train de la ruiner et elle l'aime encore. Ellel'aime à mourir pour lui ou à tuer pour lui… Écoutez: noussommes tous malades, aujourd'hui; et quelles que soient les formesqu'affecte cette maladie, la cause en est toujours identique. Noussommes condamnés par une morale surannée à passer de l'étatnaturel, directement, à l'état d'imbécillité passive,fonctionnante, et d'humiliation abjecte. Les sentimentsinstinctifs, naïfs, larges et braves, sont enchaînés par lesinterdictions légales et les anathèmes religieux. Et cesinstincts, refoulés, impuissants à se faire jour normalement, maisqui ne veulent pas mourir dans l'in-pace où les claquemure labêtise, reparaissent, défigurés jusqu'au crime ou déformés jusqu'àl'enfantillage. On parle de l'infamie actuelle; elle est forcée,cette infamie; forcée, douloureuse, immense — immense comme lasottise dont elle émane. — D'ailleurs, la folie augmente partoutdans des proportions énormes… Vous me direz que le cas deMme de Bois-Créault est un cas exceptionnel. Je vous répondrai quebeaucoup de mères font plus encore, pour leurs fils, queMme de Bois-Créault. Combien de femmes, surtout dans lescampagnes, qui tuent lentement leurs maris afin de faire exempterleurs fils du service militaire! Que de crimes ignorés a produitsce militarisme à outrance! La confession nous apprend… Mais vousme comprenez, vous; et pour ceux qui ne me comprendraient pas, jeparlerai, un jour, plus clairement. Je voudrais pourtant direceci: quand un accident déplorable met en deuil toute une ville,si un prêtre se permet de déclarer en chaire que la catastropheest un châtiment du ciel, on ne trouve pas d'invectives assezamères pour l'en accabler. On ne se demande même pas s'ilconnaissait la vie réelle des victimes, si la confession ne luiavait point révélé ce qu'ignore la foule, et s'il n'avait pas ledroit, le droit absolu, de parler de vengeance divine. Remarquezque je n'emploie les mots: châtiment du ciel et vengeance divineque comme une figure…
L'abbé s'interrompt. À vingt pas, sous les arbres, s'avance unejeune femme blonde, très jolie, vêtue de noir. Je ne saispourquoi, elle me rappelle Broussaille, une Broussaille pleine dedignité. Elle va passer devant nous. L'abbé se lève et salue d'ungrand coup de chapeau, fort éloquent. La jeune femme répond d'uneinclinaison gracieuse.
— Cette dame est réellement très bien, dis-je.
— Oui, certainement. C'est Mlle Eulalie Voisin, la fille…
— Oh! je sais; mais je n'avais pas l'honneur de la connaître.
— Elle va à la Grande Grille, dit l'abbé comme la soeur de Roger-la-Honte disparaît, au bout du parc, entre le kiosque à musique etle Casino, j'ai fort envie d'y aller aussi; j'ai deux mots…
— Vous lui faites la cour, je parie?
— Je ne vous le dirai pas, répond l'abbé en se levant. D'abord,j'ose à peine me l'avouer à moi-même; puis, les sentiments del'amour, comme ceux de la religion, perdent leur sincérité dèsqu'ils sont exprimés. Au revoir; à demain matin.
Il s'éloigne — juste au moment où s'approchent Mouratet et lesdeux adultères qui l'accompagnent. — L'adultère femelle pousse ungrand cri en m'apercevant, se précipite au-devant de moi,m'accable d'exclamations et d'interrogations; et ce n'est qu'aubout de trois minutes au moins que Mouratet parvient à me serrerla main et à me présenter à l'adultère mâle. Un bellâtre,insignifiant, prétentieux et insipide; un homme dont lesmoustaches sont partout et le reste nulle part.
Nous avons été dîner à laRestauration. Dîner médiocre, maisfort gai. Mouratet est la belle humeur en personne; il estsatisfait de tout, trouve l'univers admirable et ses habitantsdélicieux. La vie n'a que des sourires pour lui. Il n'est pasencore député, c'est vrai; mais simplement en raison de ladifficulté qu'éprouve le gouvernement à dénicher l'oiseau rarecapable de prendre sa place à là Direction des DouzièmesProvisoires, les Douzièmes Provisoires demandent à être habilementdirigés; c'est incontestable. Donc, Mouratet a consenti, par purpatriotisme, à conserver sa situation, quelque temps encore;jusqu'au printemps prochain. À cette époque, il posera sacandidature dans la Bièvre. Candidature progressiste qui serasoutenue comme il convient par les pouvoirs établis.
— Mon élection est assurée d'avance, dit-il. Et après… Il nefaudra pas t'étonner de voir, d'ici un an ou deux, le portefeuilledes Finances sous mon bras.
Je ne m'en étonnerai pas. Oh! pas du tout. Armand de Bois-Créaultaussi affirme que le fait ne le surprendra point; Mouratet, dit-il, est capable de tout.
C'est fort possible. Il est même capable, je crois, d'êtreparfaitement au courant de la conduite de sa femme et d'avoir jugéplus intelligent de ne rien dire. J'en mettrais ma main au feu,qu'il sait tout, et qu'il a pris le parti de fermer les yeux.Comment serait-il admissible, sans cela, qu'il fût seul à ne pasvoir ce qui est évident pour tout le monde? Il est vrai qu'il y ades grâces d'état; mais… Je demanderai des explications à Renée,si l'occasion s'en présente.
Elle se présente immédiatement. Armand de Bois-Créault nouspropose, à Mouratet et à moi, une partie de billard. Mouratetaccepte, mais je refuse. Je ne joue jamais au billard; c'est unjeu trop 1830 pour moi. Renée m'approuve et me prie de la menerfaire un tour de parc; ces messieurs viendront nous retrouverquand la chance se sera déclarée définitivement en faveur de l'und'eux.
— Eh! bien, dis-je à Renée une fois que nous avons traversé lasextuple rangée de cocottes attablées devant l'établissement etqui se sont mises à chuchoter à notre passage, eh! bien, je suisheureux de pouvoir vous féliciter de votre aplomb.
— Les compliments sont toujours bons à prendre, répond-elle; maismon aplomb n'a rien de particulier. Ne pas se cacher, c'est lemeilleur moyen de ne pas éveiller les soupçons de son mari. Toutesles femmes qui ont un peu d'expérience en savent autant que moilà-dessus.
— Voulez-vous me faire croire que Mouratet ne se doute de rien?
— Lui? De rien du tout. Absolument de rien, je vous assure. Vousvous apercevez de ce qui se passe, tout le monde s'en aperçoit, etlui seul continue à ne rien voir.
— Mais s'il ne continuait pas?
— C'est impossible, répond Renée avec la plus grande assurance.Lorsqu'un homme a confiance dans une femme, ça va loin. Et il aune confiance en moi! Tenez, le mois dernier, à Paris, il a reçudeux ou trois lettres anonymes; il me les a montrées en riant etles a déchirées en haussant les épaules… Qui avait écrit ceslettres, je l'ignore.
— Un soupirant évincé.
— Évincé! Vous voulez rire.
— Mécontent, alors.
— Vous voulez me faire pleurer.
— Une femme jalouse.
— Oh! s'écrie Renée, comment aurait-elle pu savoir? D'ailleurs, jen'ai pas connu plus de trois hommes mariés depuis le commencementde l'année. Voyons, ajoute-t-elle en comptant sur ses doigts; un,deux, trois… quatre… cinq. Non, pas plus de cinq. Ainsi…Armand non compris, bien entendu.
— Il est marié, pourtant.
— Si peu! Séparé de sa femme au bout d'un mois de mariage. Elleest encore demoiselle, vous savez. D'une pudibonderie à découragerun satyre. Elle a mieux aimé abandonner son mari que de luiaccorder la clef des générations, comme disait… Molière.Comprenez-vous des choses pareilles? Une vestale fin de siècle!J'ai bien ri quand Armand m'a raconté ça.
— Il y a. de quoi. Il vous fait rire beaucoup, Armand?
— Très peu. À dire vrai, il me met la mort dans l'âme. Il est sibête! Encore plus que mon mari. Seulement, qu'est-ce que vousvoulez? — elle allonge son pouce sur son index — ça, ça, toujoursça. Ah! l'argent!… Il faudra que je vous fasse faire desaffaires, cet hiver, pour me remonter une bonne fois. Figurez-vousque je n'ai plus un sou. Armand va recevoir une forte somme de samère, dans trois jours; elle vend deux ou trois fermes qu'ils onten Normandie; mais, d'ici là, je suis à sec. Et il faut toujoursune chose ou une autre. J'ai le même chapeau sur la tête depuis lecommencement de la semaine; les horizontales se moquent de moi.C'est tout naturel; vous ne pouvez pas inspirer le respect si vousportez huit jours le même chapeau… Avez-vous deux ou trois centsfrancs sur vous?
— Cinq cents seulement, dis-je en consultant mon portefeuille. Voici.
— Bon, dit-elle en glissant le billet de banque dans son corsage;je vous rendrai ça mardi. Ou, plutôt… donnez-moi votre adresse.J'irai vous dire merci demain matin.
— Je ne peux pas vous donner mon adresse, dis-je en riant. Jedemeure chez une personne qui m'a offert l'hospitalité…
— Écossaise. Oui; j'aperçois la jupe. Que vous êtes méchant! Ondirait que vous vous plaisez à me faire jouer le rôle deMme Putiphar… Tant pis pour vous! Je ne vous rendrai pas votrebillet, et vous serez le premier qui n'en aura pas eu pour sonargent.
— Il faut un commencement à tout. Dites-moi, petite Renée, ellevous amuse, l'existence que vous menez?
— Énormément! je suis faite pour ça, voyez-vous. C'est tellementdrôle, de raconter des blagues d'un bout de l'année à l'autre, den'être jamais ce qu'on parait, et de se moquer de tout le mondesans avoir l'air de rien! C'est comme si l'on ne sortait pas duthéâtre. On se regarde jouer sa comédie, vous savez, et c'estdélicieusement énervant. Des tas de sensations, mon cher! Je vousexpliquerai ça quand vous voudrez; mais je vous préviens que je nesuis éloquente qu'en chemise. C'est ma robe de professeur. Ilfaudra vous décider, si vous voulez vous instruire. Vousdéciderez-vous?
— Sans aucun doute.
— Vous aurez raison. En attendant, soyez convaincu que j'éprouveune joie intense à les tromper tous, mon mari avec Armand, Armandavec d'autres — j'ai deux rendez-vous pour demain; comment faire?— et à leur tirer des carottes — passez-moi le mot — des carottesà la Vichy.
Mais elle aperçoit son mari et Armand de Bois-Créault qui sedirigent de notre côté, et change subitement de sujet deconversation. Ils nous rejoignent. C'est Mouratet qui a gagné lapartie de billard; le proverbe a encore une fois raison.
— Je reprochais vivement à M. Randal de n'être, pas venu à Parisl'hiver dernier, dit Renée. Il m'a promis d'y faire un long séjourau commencement de l'année prochaine. Maintenant, il faut qu'ilrépète sa promesse devant témoins.
Je promets; et, comme il est dix heures et demie, je déclare queje suis obligé de me retirer. Je ne veux pas manquer de parole àMarguerite de Vaucouleurs.
XXIII — BARBE-BLEUE ET LE DOMINO NOIR
L'hiver venu, j'ai tenu la solennelle promesse que j'avais faiteaux époux Mouratet, à Vichy. J'ai quitté Londres pour Paris avecl'intention de passer quelque temps dans cette capitale du mondecivilisé. Ce n'est pas que je sois fou de Paris; non; j'y suis néet j'aimerais autant mourir ailleurs. Je n'ai aucun engouement deprovincial pour cette ville si vantée et dont le seul monumentvraiment beau se trouve à Versailles. Mais le séjour de Londresm'était devenu insupportable, vers la fin de décembre. La saisond'automne avait été morne et, à part deux ou trois expéditions peufructueuses, je l'avais passée les bras croisés. L'inaction n'estpas mon fait. Elle me pèse. Elle me semblait plus lourde encoreavec la hantise de souvenirs qui venaient croasser comme descorbeaux sinistres, à cet anniversaire d'événements dont jevoudrais avoir perdu la mémoire.
En vérité, je commence à boire pour oublier, moi qui, jusqu'àprésent, n'ai jamais bu que pour boire. Je glisse insensiblementsur la pente de l'inconduite. J'en suis tout étonné moi-même, carje n'aurais certainement pas cru… Mais sait-on ce que l'avenirnous réserve?
Qui aurait pu prévoir, par exemple, que Mouratet deviendraitjaloux? Personne. Eh! bien, Mouratet est jaloux, férocement, commeun tigre. Renée, que j'ai été voir à plusieurs reprises, m'avaitdéjà averti du fait, mais j'avais refusé d'ajouter foi à sesassertions, tellement elles me paraissaient invraisemblables. Elleavait eu beau me dire que son mari la faisait surveiller, rentraità des heures auxquelles on ne l'attendait pas, venait troubler deson apparition intempestive ses plus innocentsfive o'clock, etexigeait qu'elle lui rendit compte de son moindre mouvement,j'étais resté sceptique. Mouratet jaloux, c'est trop drôle.
Pourtant, rien n'est plus vrai. Mouratet lui-même me l'a avoué lasemaine dernière, un matin où je l'avais rencontré par hasard etl'avais emmené déjeuner avec moi. «Tu ne sais pas ce que c'est quela jalousie, m'a-t-il dit d'une voix à fendre l'âme. C'est untourment indicible et je l'endure depuis deux mois. — Deux mois!me suis-je écrié. Veux-tu me dire qu'il y a deux mois que tudoutes de la vertu de ta femme? — Hélas! oui. Je n'ai pas depreuves, il est vrai… — Eh! bien, mon ami, si tu n'as pas depreuves à l'heure qu'il est, tu as complètement tort de te mettremartel en tête. Une femme coupable ne demande pas trois semainespour se trahir; l'impunité accroît son audace et… — C'est ce queje me dis tous les jours; mais… — Ta, ta, ta; tu as toujours étédéfiant. Au collège même, je me rappelle… — Tu crois? a demandéMouratet avec un éclair de joie dans les yeux. — Comment, si jecrois! Tu es la défiance même! Tu ne t'en aperçois pas, et je nete l'aurais jamais dit si les circonstances ne m'avaient pas forcéà ouvrir la bouche; mais vraiment… — Tu pourrais bien avoirraison. Quand j'y réfléchis, en effet… Pourtant, j'ai reçu tantde lettres flétrissant la conduite de Renée… — Des lettresécrites par des femmes jalouses de sa beauté. — Peut-être. Malgrétout, il y a une chose que je ne m'explique pas. Ses dépenses detoilette sont exagérées, certainement; et je me demande d'où vientl'argent… — Ah! c'est l'éternelle question! D'où vient l'argent!Mais, des économies que sait faire ta femme, mon cher. Elleéconomise, ta femme. Elle met de côté cent sous par ici et vingtfrancs par là. Les petits ruisseaux font les grandes rivières; etlorsqu'elle a besoin d'une certaine somme pour sa modiste ou sacouturière, elle n'a pas à te la demander. Voilà. Moi, je trouvebeaucoup de tact et de délicatesse dans cette façon d'agir; elleépargne ces discussions d'intérêt toujours si malvenues dans unménage; elle épargne… Enfin, veux-tu mon avis? Ta femme est unefemme supérieure à tous les points de vue et tu as le plus grandtort de douter d'elle… — Ah! a soupiré Mouratet, je suis dansune position si délicate, vois-tu! Je serai député avant deuxmois, songes-y. Cela impose des devoirs, de grands devoirs. Unreprésentant du peuple est là pour donner l'exemple. Il faut quesa maison soit de verre, la femme de César ne doit pas êtresoupçonnée. — Naturellement, ai-je repris en faisant des effortsdésespérés pour étouffer mon rire. Mais encore faut-il que lessoupçons soient basés sur quelque chose. N'as-tu pas que desprésomptions? Te méfies-tu de quelqu'un? — Oui et non. J'avaispensé tout d'abord qu'Armand… Il était sans cesse à la maison;on l'avait vu avec Renée… Mais je lui ai fait comprendre que sesassiduités étaient poussées trop loin et il est devenu lacorrection en personne. Depuis deux mois, il n'a vu Renée quedevant moi, j'en suis sûr; quant à elle, elle ne sort presqueplus… — Eh! bien, eh! bien, tu vois!… Des apparences! Avais-jeraison de te parler de ton caractère ombrageux? Hein? Tu n'es pasbrouillé avec Armand de Bois-Créault, au moins? — Pas du tout.Nous sommes les meilleurs amis du monde. Il est même entendu quenous irons ensemble, la semaine prochaine, au bal de l'Opéra. Tu yviendras aussi, j'espère? Tu sais, nous nous travestissons tous depied en cap. Que veux-tu? Ce sont des choses que je n'aime pasbeaucoup, mais elles me seront bientôt interdites; car, lorsqu'onporte l'écharpe de député… Oui. Armand sera en seigneur LouisXIII, Renée en pierrette… elle a refusé de se faire faire uncostume plus dispendieux… — Ah! me suis-je écrié, tu devraisêtre honteux! C'est un reproche muet qu'elle t'adresse là, mais ilest éloquent. — C'est vrai, a répondu Mouratet, la larme à l'oeil;et j'ai commis une autre sottise… Figure-toi… Non, c'est tropbête! Figure-toi que, moi, je serai déguisé en Barbe-Bleue.» Cettefois, j'ai ri sans me gêner, et de bon coeur. Mouratet en Barbe-Bleue? Oh! c'est à se rouler… «Je vois bien que c'est ridicule,a-t-il continué d'une voix piteuse; mais le costume est commandé,en cours d'exécution… Alors, c'est entendu. Nous comptons surtoi; viens nous prendre mardi soir.» Et il m'a quitté, l'airjoyeux et penaud en même temps, joyeux des excellentesconsolations que je lui ai données, penaud de m'avoir fait laconfidence de sa jalousie sans motifs. Ah! triste et stupideidiot…
— Monsieur et Madame ne sont pas encore prêts, me dit ledomestique qui m'introduit, le mardi, vers onze heures du soir,dans le salon du boulevard Malesherbes.
C'est bon. Je prends un journal sur une table; mais j'ai à peineeu le temps de le déplier qu'une porte s'entr'ouvre, s'ouvre toutà fait, et que Renée, en costume de pierrette moins le chapeaublanc, s'élance vers moi.
— Vite! Vite! dit-elle, écoutez-moi. Voulez-vous me rendre deuxgrands services?
— Cent, mille, tant que vous voudrez.
— Merci. Eh! bien, d'abord, il faut vous arranger, ce soir, àéloigner de moi mon mari pendant une demi-heure. Vous voyez ça?Qu'il n'ait pas envie d'aller regarder où je suis. Je vais vous ledire où je serai. Je serai dans une loge — vous savez? au fond —avec Armand. Oui, depuis deux mois, c'est à peine s'il a pu medire qu'il m'aime plus de cinq ou six fois; et ce soir, c'estsérieux, il a un joli cadeau à me faire. Il a été fort gêné, cestemps-ci, mais sa mère vient d'hypothéquer son hôtel… Je vousraconte tout ça afin de vous faire voir comme c'est grave. Voilà.Il faut que vous écartiez mon mari pendant une demi-heure.Pourrez-vous?
— Certainement. Comptez sur moi. Mais ça, c'est le premierservice. Et le second?
— Le second… Il faut que vous m'enleviez demain.
— Hein?
— Oui. L'existence que je mène n'est pas tenable. Si vous croyezque je n'en ai pas assez, d'une vie pareille! Questionnée,tourmentée, espionnée, pas une minute de liberté! Et tout ça, jevous demande pourquoi! Parce que Monsieur a reçu des lettresanonymes. On n'en envoie qu'aux imbéciles, des lettres anonymes!Je le lui dirai ce soir, pour sûr… Alors, vous voulez bien?
— Mais, dis-je en me laissant tomber sur une chaise, je ne saisvraiment pas. En principe, l'enlèvement me sourit assez; mais jedois avouer qu'en pratique…
En pratique, non, il ne me sourit pas du tout. Ce ne sont pas lesscrupules qui me gênent, bien entendu. Les scrupules et moi, çafait deux. Mais, si légère qu'elle soit, cette petite femme, ellepèsera d'un rude poids sur mes épaules. Qu'en ferai-je, mon Dieu!D'autant plus qu'avec une écervelée pareille, on est à la mercid'une étourderie; et il faut le jouer serré, le jeu que je joue…Renée me regarde d'un air consterné.
— Vous ne voulez pas? Ce n'est pourtant pas bien difficile, ce queje vous demande. Arracher une femme au foyer conjugal, en voilàune belle affaire! Ça se fait tous les jours et cent fois parjour, rien qu'à Paris. Vrai, je n'aurais pas cru…
Elle saute sur mes genoux, me passe un bras autour du cou.
— Voyons, gros bête! Puisque je vous dis que ça ne peut pas durercomme ça et qu'il faut que je m'en aille demain car j'aurai del'argent ce soir. Si je pouvais partir toute seule… Mais je neconnais rien aux trains, aux bateaux, à tout ça… Je me perdrais.Et puis… Ah! mais, j'y suis, à présent! Ce n'est pas du tout uncollage que je vous propose, vous savez. C'est ça que vouscraigniez, pas? N'ayez pas peur. J'en ai assez, des liens sacrés,et profanes, et de tous les liens. Non. Vous ferez de moi tout ceque vous voudrez; vous me garderez un jour, ou un mois, ou pas dutout, comme il vous plaira. Une fois que vous m'aurez sortied'ici, je saurai bien me tirer d'affaires.
Pas très sûr. Ce n'est point un métier commode, le métierd'aventurière. Mais on verra. En tous cas, la situation change.
— Je croyais, dis-je, que vous ne parliez pas sérieusement; maispuisqu'il en est autrement, disposez de moi. Deux mots seulement.Vous voulez emporter vos toilettes?
— Pas toutes. Sept ou huit malles, tout au plus.
— Faites-les envoyer demain à Londres, à mon adresse. Et quant àvous, soyez chez moi vers quatre heures, et ne vous inquiétez derien.
— À la bonne heure, dit Renée. Vous êtes gentil comme tout. Tiens!embrasse-moi; il y a longtemps que j'en ai envie…
Mais elle se redresse, tend l'oreille; une porte vient des'ouvrir, au fond de l'appartement.
— Voilà Barbe-Bleue, dit-elle. Anne, ma soeur Anne…
Elle saute sur ses pieds, pirouette, fait un geste de voyou, ets'en va à grandes enjambées, les bras en l'air.
Mouratet, une seconde après, entre dans le salon; et je ne puisretenir un cri à son aspect. Il est ignoble. Ah! cette défroque decriminel — et de quel criminel — portée par ce bourgeois! Ce n'estpas ridicule, non; mais c'est tellement horrible que c'estinexprimable. Aucune description d'artiste, aucune enluminured'Épinal, si grandiose que l'ait faite la plume, si atroce quel'ait plaquée la machine, ne pourraient donner l'idée du Barbe-Bleue que j'ai devant moi. C'est quelque chose d'inouï. C'est labassesse entière de toute une espèce vile sous la dépouilleterrible de toute une race cruelle. On a un peu l'impression d'unepeau de tigre, comme peinte et fardée pour l'orgie sauvage, jetéesur la croupe fuyante d'une hyène s'évadant d'un charnier; mais ona surtout la sensation d'instincts affreux, impénétrablesd'ordinaire et transparaissant tout à coup, par dépit, sous cedéguisement qu'ils dédaignent et dont ils crèvent la cruautéincomplète de l'absolu de leur barbarie. C'est Barbe-Bleue; maisce n'est Barbe-Bleue que parce que c'est Mouratet.
— Eh! eh! s'écrie le directeur des Douzièmes Provisoires, ravi del'effet que produit sur moi son travestissement, on dirait que tume trouves réussi.
— Tout à fait, dis-je. Réellement, tu es effroyable.
— Le fait est que ce n'est pas mal, dit-il en se regardant dansune glace. Pas mal du tout… Je t'ai fait attendre…
— J'en ai profité pour lire un article qui traite du projet de loisur les retraites ouvrières, que la Chambre va discuter.
— Elle ne le votera, pas, dit Mouratet. Des retraites auxouvriers! Qu'on en accorde aux militaires, aux fonctionnaires,c'est tout naturel; ils font la grandeur de la France. Mais auxouvriers!… Où irait-on?
C'est vrai. Où irait-on?… Ah! animal! Je ne regretterai pas letour que j'aiderai demain ta femme…
Elle entre justement, coiffée de son chapeau pointu, vive et jolieau possible.
— Comment me trouves-tu? demande Mouratet.
— De face, ça va bien; voyons de dos.
Mouratet se tourne et Renée lui fait un grand pied de nez.
— C'est encore mieux.
Armand de Bois-Créault arrive. D'un Louis XIII irréprochable. Nouspartons.
Canaille, ce bal. Triste aussi, malgré toutes les exubérances, lamusique, les serpentins et les confetti. Des femmes en dominos —blanc partout en toutes les nuances —; des hommes en habit, commemoi; s'embêtant, comme moi; et venus là sans savoir pourquoi,comme moi. Les travestis; glacés du satin, clinquant despaillettes, mensonges des dentelles, Malines, pierreries etcailloux du Rhin, bijoux de prix et costumes somptueux; on ne saitpas bien. Pourquoi ces gens-là se déguisent-ils? Par nécessité?Pas tous. Le besoin de prendre une attitude vis-à-vis des autreset surtout vis-à-vis de soi, de se paraître naturel à soi-même.Ils n'ont point de personnalité et cherchent à s'en faire une,pour un soir. Et celle qu'ils arrivent à se créer, c'est la leurpropre qu'ils retrouvent, si l'on sait voir. Pour mon compte, jen'ai jamais éprouvé de surprise à voir un être se démasquer. C'esttoujours le visage que je m'attendais à trouver sous le masque quim'est apparu. Du reste, tel masque, posé sur telle figure, n'a pasdu tout le même aspect que s'il en recouvre une autre. Le masquene dissimule pas, il trahit. Une chose étonnante, c'est latendance aristocratique des travestissements; princes, princesses,seigneurs et marquises. On ne se croirait guère en paysdémocratique; ou plutôt… Cette dernière remarque était bonne àfaire — d'autant que ce n'est que l'avant-dernière. — Voici laconstatation finale: dans cette foule de courtisans, pages,écuyers, barons et chambellans, pas un roi, pas un personnageportant le diadème, tenant le sceptre à la main. Personne ne veutrégner. Tout le monde veut être de la cour. On voit ça ailleursqu'ici.
Mouratet fait sensation. Dans un couloir, une bande sympathiquel'entoure, lui demandé des nouvelles de ses femmes. Il répondmalaisément. Renée, qui s'est éloignée insensiblement, me fait unsigne et disparaît. Je donne à la bande sympathique les réponsesque ne trouve pas Mouratet et je m'arrange de telle façon qu'ellenous barre le passage pendant cinq minutes.
— Viens par ici, dis-je à Mouratet quand nous parvenons à nousdégager. Il faut que je te fasse faire la connaissance d'unepetite femme extraordinaire. Tu ne regretteras pas ton temps; tuvas voir.
Et nous nous mettons à la recherche de la femme extraordinaire,qui n'existe que dans mon imagination, naturellement.
— C'est curieux, dis-je; elle était là il n'y a qu'un instant;elle a dû tourner à gauche… Non; alors, c'est à droite… Ah! lavoici.
C'est une femme. Mais est-ce une femme extraordinaire? J'engage laconversation, pour voir. Non, c'est une dinde…
— Si vous voulez faire une bonne affaire, lui dis-je à l'oreille,dites à mon ami qu'il vous a fait peur. Répétez-le lui sans trêve.
— Ah! monsieur Barbe Bleue, s'écrie la Dinde, que vous m'avez faitpeur!
Mouratet est enchanté. Ils sont tout de suite très camarades, laDinde et lui. J'ai eu la main heureuse. Si j'étais tombé sur unefemme extraordinaire… Il y a près d'un quart d'heure que Renées'est éclipsée; allons, ça va bien. La Dinde se déclare altérée.Admirable! Nous la conduisons au buffet et je la désaltère de monmieux. Le Champagne lui délie la langue; Mouratet s'intéressebeaucoup à sa conversation.
— Ah! monsieur Barbe-Bleue, s'écrie-t-elle, que vous m'avez faitpeur! Quand je vous ai vu…
La Dinde laisse tomber son éventail. Je me baisse pour leramasser. Lorsque je relève la tête, je m'aperçois qu'une femme endomino noir s'est approchée de Mouratet, lui parle à l'oreille. Ledomino noir s'en va. Mouratet, l'air ahuri, la bouche ouverte,s'est renversé sur le dossier de sa chaise, les bras ballants.
— Es-tu malade? demandé-je. Que t'a dit cette femme?
— Rien, rien, répond-il en se levant. Attends-moi une minute; jereviens.
Il s'éloigne, suivant le chemin que vient de prendre le dominonoir.
— Ah! dit la Dinde, ce n'est pas grand'chose, allez; une farce,sans doute; un bateau qu'on lui monte. On raconte tant de blagues,ici!…
C'est certain; mais… je voudrais bien savoir ce que faitMouratet, tout de même, je prends le parti d'abandonner la Dinde àses réflexions et de sortir. J'ai à peine fait trois pas dans lecouloir que le bruit étouffé d'une double détonation parvient àmes oreilles. Je me précipite.
Mais des gardes municipaux, plus prompts que moi, se sont élancés,ont ouvert la porte d'une loge, ont empoigné Mouratet. Par laporte entrouverte, j'ai le temps d'apercevoir deux corps étendus,un corps d'homme, un corps de femme vêtue de blanc, avec une tacherouge sur la poitrine. Deux gardes entraînent Mouratet quichancelle, l'enlèvent en toute hâte, à bout de bras. Un autre semet en faction devant la porte de la loge qu'il vient de refermer.
— Circulez, Messieurs, nous dit-il à moi et à quelques autrescurieux; n'attirez pas la foule.
Deux messieurs arrivent, le commissaire et le médecin de service. Ils pénètrent dans la loge, et en sortent trois minutes après.
— Ce n'est absolument rien, dit le commissaire aux badauds; unimbécile s'est amusé à faire partir des pétards et deux dames sesont trouvées mal.
Je m'approche du docteur et l'interroge en lui donnant les raisonsde ma curiosité.
— Ils sont morts tous les deux, dit-il tout bas; l'homme vient derendre le dernier soupir et la femme a été tuée sur le coup;atteinte en plein coeur. Vengeance de mari trompé, n'est-ce pas?Ah! les cocus assassins, Monsieur!… Tenez, on enlève lescadavres, ajoute-t-il en me montrant des employés du théâtre quiemportent prestement les corps, enveloppés de toiles, par unescalier dérobé. Voyez, c'est fait. Le public ne s'est pour ainsidire aperçu de rien. Regardez ces gens qui rient et quiplaisantent, là, à côté de nous. C'est la vie. La comédie laisse àpeine au drame le temps de se dénouer. Voulez-vous venir avec moi?Vous pourrez voir les cadavres et parler au prisonnier.
— Je vous remercie, docteur; j'irai dans un instant.
Réflexion faite, je n'irai pas du tout. À quoi bon, maintenant quele crime est accompli? maintenant qu'elle gît sur la table despoliciers en attendant la dalle de l'amphithéâtre, cette petiteRenée, folle et dépravée comme son époque, mais d'une si vivanteinconscience. Oh! pauvre petit oiseau!… Et cet âne, cet imbécilequi l'a tuée, qui s'est arrogé le droit d'infliger la peine demort pour un délit que le code lui-même ne punit, au maximum, quede six mois de prison! Ce misérable qui devait tout à cette femme,sa situation et son bien-être, et les satisfactions de sa vanitégrotesque, et même la considération dont il jouissait. Et il nevoulait pas payer, pour tout cela; il ne voulait pas être cocu.Oh! oh! oh! Il ne voulait pas être cocu! Et les jurés quil'acquitteront ne veulent pas, non plus, être cocus; ni lesrépugnants spectateurs de la Cour d'assises qui applaudiront auverdict et attendront l'assassin pour le porter en triomphe. Ilstiennent à avoir la propriété de leurs femmes, ces gens-là, avecdroit de vie et de mort sur elles; et ils déclarent, à la barbedes législateurs, qu'il n'y a encore que les coups de pistoletpour maintenir l'institution du mariage… Ils ont raison, leschourineurs!
Je me dirige vers le grand escalier; mais, comme je passe auprèsd'un groupe d'habits noirs, quelques paroles attirent monattention. J'écoute, sans en avoir l'air.
— Oui, dit un jeune homme, c'est Armand de Bois-Créault qui vientd'être tué.
— C'est ce qui pouvait lui arriver de mieux, répond un autre. Ilavait fait des faux… Mais, certainement: des faux; il y a deuxmois environ, au moment où sa famille ne lui fournissait pas lesfonds qu'il lui fallait. Vous ne saviez pas? Alors, il n'y a quevous… Il aurait été poursuivi, malgré le remboursement qu'iloffrait, et déshonoré avant la fin de la semaine.
Je descends l'escalier. Déshonoré! Il aurait été déshonoré… Toutd'un coup, la confusion de faits inexplicables se débrouille, jetrouve la clef de choses que je ne pénétrais pas. Ce domino noir —ce domino noir qui est venu chercher Mouratet et lui a mis lerevolver à la main — ce domino noir, c'est Hélène… Oui, j'ensuis sûr! C'est Hélène!… Hélène qui redoutait la flétrissuredont un scandale fangeux allait marquer ce nom de Bois-Créaultqu'elle a conquis, et veut garder sans friche visible, Hélène quia pu du même coup satisfaire sa vengeance et saisir sa libertéentière — et qui défend l'Honneur du Nom…
Ah! misère!… Stupidité tragique!…
Je suis sorti du théâtre et je vais en descendre les marches. Lanuit est froide. Le ciel, pur et très haut, semble une voûted'acier sombre, où sont enchâssées des pierreries… Je mesouviens de la conversation que nous avons eue, Roger-la-Honte etmoi, au sujet des étoiles, la nuit où nous avons volél'industriel, en Belgique. Oui, si d'autres astres sont habités,les êtres qui y vivent voient rayonner notre planète, notreplanète si infâme, si hideuse et si noire — ils la voient rayonnerde l'éclat des diamants purs.
XXIV — ON DIRA POURQUOI…
J'aime autant l'avouer: je n'ai pas été à l'enterrement de Renéeet je n'ai point visité Mouratet dans sa prison. Je n'ai pas été àl'enterrement de Renée parce que cela n'aurait servi à rien, et jen'ai pas visité Mouratet parce que Mouratet me dégoûte et que soninfortune actuelle ne me touche en aucune façon. Je ne suis passentimental. C'est un défaut; mais qui n'en a pas?
Cependant, je ne me dissimule point que de grands ennuism'attendent. On sait que je fréquentais les époux Mouratet, que jeles ai accompagnés au bal de l'Opéra, que je me trouvais avec lemari tandis que la femme s'oubliait, dans une loge, en uneconversation criminelle. Je vais être appelé incessamment, enqualité de témoin, devant le juge d'instruction. Perspectivedésagréable. Je n'ai pas de préjugés contre les jugesd'instruction, ou presque pas, mais je ne tiens nullement à entreren relations avec eux. Ce sont des gens curieux par métier etsoupçonneux par habitude, qui posent des questions parfoisembarrassantes et ne se contentent pas toujours des réponses qu'onveut leur faire. Je préférerais, si c'était possible, ne pointdonner à la Justice l'occasion de contempler mon visage et, peut-être, de mettre le nez dans mes affaires. Quitter Paris sans riendire? C'est dangereux, car ça paraîtrait peu naturel. Alors?…
Je trouve un moyen. Je m'en vais d'un pas léger chez Marguerite deVaucouleurs, car je sais que Margot a repris pied dans lapolitique et que Courbassol, rappelé la semaine dernière auministère, n'a de nouveau rien à lui refuser. J'explique leschoses à Margot; je lui fais sentir quel noir chagrinj'éprouverais à me voir obligé de parler, en Cour d'assises, soitcontre une femme que j'ai respectée jusqu'au dernier moment, soitcontre un homme que je continue à estimer. Mon langage estpathétique, car, si je ne suis pas sentimental, je sais faire dusentiment quand il le faut, et même très bien. Margot m'écoute enpleurant; et, lorsque je lui ai expliqué ce que j'attends d'elle,elle me promet de s'occuper de mon affaire dès la nuit prochaine.Là-dessus, je rentre chez moi tout guilleret.
Le lendemain, je reçois un billet de Margot qui m'annonce que leschoses vont pour le mieux. Le surlendemain, un garde à chevalm'apporte une lettre qui me demande au ministère. Je pénètre dansce monument à l'heure indiquée, j'ai une conversation de vingtminutes avec un monsieur qui me complimente fort sur mes articlesà la «Revue» de Montareuil, et m'annonce que je suis chargé d'unemission par le gouvernement. On a passé, en ma faveur, surcertaines formalités. Je dois aller inspecter et étudier lesétablissements pénitentiaires de la Dalmatie, faire un rapport; etje reçois pour ma peine une somme de dix mille francs. Ce n'estpas énorme; mais ça vaut mieux que rien.
Le gouvernement m'ayant confié une mission aussi importante, jesuis obligé de partir immédiatement. J'envoie donc au juged'instruction, dont je trouve chez moi une lettre de convocation àson cabinet, ma déposition écrite; cette déposition se borne àaffirmer que je ne sais rien et que je n'ai rien vu. Après quoi,je prends le train, non pas pour la Dalmatie, mais pour Bruxelles.
Beaucoup de gens, à ma place, resteraient à Paris etfabriqueraient leur rapport, ainsi que cela se fait de tempsimmémorial, à la Bibliothèque. Mais, moi, je suis consciencieux;je me trouve dans une position spéciale; tout le monde l'ignore,mais je ne me le dissimule pas. C'est pourquoi je me mets en routepour la capitale du Brabant.
À Bruxelles, je parcours les établissements que hantent lescriminels honteux, les déserteurs; voleurs occasionnels, escrocsde hasard, caissiers déloyaux, pauvres gens qui vivent dans destranses perpétuelles, qui souffrent tellement que c'est unsoulagement pour eux que d'être arrêtés, et qui sont parfaitementconvaincus, une fois pris, que leurs angoisses ont déjà expiéleurs crimes. Peut-être n'ont-ils pas tort… Je finis partrouver, parmi eux, l'homme qu'il me faut. C'est un insoumis. Il aquitté la France pour échapper au service militaire, effrayé parcette discipline terrible qui est la force principale de l'armée,dont il n'ignore point les excès, et qu'il n'aurait pu supporter,à son avis. Car il se croit une très mauvaise tête. En réalité,c'est un mouton. Il m'avoue qu'il est bachelier et qu'il vit assezmisérablement.
— Vous auriez mieux fait d'aller au régiment, lui dis-je. La viede caserne devient de jour en jour plus attrayante; et quant à laguerre future… Avez-vous entendu parler des fours crématoiresroulants, qu'on allumera pendant que les armées se rangeront enbataille et qui seront prêts à fonctionner aux premiers coups decanon? Quel progrès!… Enfin, chacun son idée. Si vous ne voulezpas être soldat, je n'y puis rien… Maintenant, voici ce que j'aià vous proposer…
L'insoumis m'a écouté attentivement, et accepte mes offres avecjoie. Il me fera un beau rapport sur les prisons de Dalmatie, unbeau rapport dont il copiera les différentes parties à droite et àgauche, dans des livres. Les livres ne manquent pas. Il écriracinq cents grandes pages, c'est entendu, quitte à répéter dix oudouze fois les mêmes choses. Ça ne fait rien du tout. Jereviendrai chercher le rapport dans quatre mois, si je suis encorede ce monde, et j'enverrai mensuellement trois cents francs àl'insoumis. Je fais encore un joli bénéfice. Mais l'argent descontribuables français, c'est bon à garder.
Me voici donc tranquille et je puis partir pour Londres. — Déjà? Certainement. Il m'est venu une idée, idée extraordinaire, bizarre si vous voulez, mais que je veux mettre à exécution tout de suite. Je me suis mis en tête d'écrire mes mémoires.
Les raisons qui me poussent sont pures. Je sais que le commerce,dans ses grandes lignes, tend à reprendre sa forme première:l'échange. Tous les économistes sont d'accord là-dessus. Donc, siaprès avoir fait pleurer mes contemporains je parviens à lesamuser, j'aurai agi en commerçant opérant sur de grandes ligues,et je ne leur devrai plus rien. D'autre part, je ne serai pasfâché de montrer, une bonne fois, ce que c'est qu'un voleur. On sefait généralement une fausse idée du criminel. Les écrivains l'ontidéalisé afin, je crois, de décourager les honnêtes gens. Mais letemps des légendes est passé. Ce qu'il faut aujourd'hui, c'est lavérité sans voiles.
Je n'éprouve aucune honte, ni aucune fierté, à raconter ce quej'ai fait. Je suis un voleur, c'est vrai. Mais j'ai assez dephilosophie pour me rendre compte de la signification des mots etpour ne leur attribuer que l'importance qu'ils méritent. Dansl'état naturel, le voleur, c'est celui qui a du superflu, leriche, «Dans l'état social actuel, le voleur c'est celui quirançonne le riche. Quel bouleversement d'idées!» ainsi qu'on l'adit avant moi. Mais qu'importe? L'erreur n'a qu'un temps…
Au fond, je mets simplement en jeu, moi, fils et neveu debourgeois, par des actes franchement caractérisés, des aptitudesque j'ai reçues de mes parents et qu'ils développaientsournoisement, dans leur genre d'existence timide, par des actesfort rapprochés des miens. Quelles étaient ces aptitudes, innées,chez eux et chez moi, avant qu'elles eussent été modifiées,transformées, faussées, sous l'influence du milieu présent?Mystère. Mais c'étaient peut-être de belles aptitudes. Quelsactes, si le monde n'était pas ce qu il est de par la puissance dela routine lâche, auraient produits ces aptitudes? Mystère. Maispeut-être des actes très nobles. J'ai répété, avec quelquesvariantes, les actes de mes parents parce que les conditions demilieu dans lesquelles nous avons eu à vivre, eux et moi, ont étéà peu près les mêmes. Hypocrites ou brutales, légales ouillicites, bienfaisantes ou nuisibles, les actions humaines,permises par les aptitudes, sont déterminées par les milieux. Leruisseau qui s'échappe, limpide, de la source, et se teinte surson chemin de la couleur des terres dans lesquelles se creuse sonlit, de la nuance des plantes et des herbes qui en tapissent lesbords, de celle du sable fin ou de la vase immonde sur lesquels ilroule ses flots… Il existe, je le sais, un certain pédantisme declasse qui aime à protester contre cette manière de voir. Qu'ilproteste.
Une chose certaine, c'est que les matériaux ne me manquerontpoint. Ai-je déjà vu de choses, mon Dieu! — même de choses que jene dirai pas!… J'ai passé partout, ou à peu près: je connaistoutes les misères des gens, tous leurs dessous, toutes leurssaletés, leurs secrets infâmes et leurs combinaisons viles, lescorrespondances adultères de leurs femmes, leurs plans debanqueroutiers et leurs projets d'assassins. Je pourrais en faire,des romans, si je voulais!… Mais les seuls documents que jeveuille employer ici sont ceux qui me concernent. Et je me demandesi je parviendrai à les mettre en oeuvre.
Sûrement, j'y parviendrai, je ne pense pas que ce soit sidifficile que ça, d'écrire un livre; et je crois que n'importe quiréussirait à en faire un bon — n'importe quel gendarme, n'importequel voleur, — Certaines qualités me feront défaut? C'est fortpossible. La sentimentalité, par exemple. Non, je ne suis passentimental. (Voir plus haut). Tant pis pour elles.
Et tant mieux pour tout le monde, peut-être. Une petite larme detemps en temps ne fait pas de mal, c'est évident. Mais l'émotionlittéraire est tout de même trop pleurnicharde. Infirmesincurables, poitrinaires plaintifs, mères sans coeur, pères sansconscience, jeunes filles chlorotiques, lits conjugaux solitaires,couches mortuaires désertées, enfants martyrs, prostituées parforce, proxénètes par persuasion, voleurs malgré eux, pécheressesrepentantes et forçats innocents. Ouf!… Vraiment, il y a assezlongtemps qu'on s'écarte des énergies pour se tourner vers lesémotions. Il est temps que ça finisse. S'il faut une loi, qu'on lafasse!… En attendant, je vais écrire l'histoire d'un homme qui ales doigts crochus et qui ne se lamente pas trop — peut-être parcequ'il n'a pas à se plaindre, après tout. — Cette histoire-là, lelecteur superficiel croira que c'est simplement une autobiographiefactice, un passe-temps de littérateur cynique. Mais ceux quisavent voir, qui savent sentir, ne s'y tromperont pas; ilscomprendront que c'est vrai, que c'est vécu, comme on dit; que lamain qui fait crier la plume sur le papier a fait craquer sous unepince le chambranle des portes et les serrures des coffres-forts.
J'écris, j'écris. J'empile page sur page, j'use des plumes, jevide mon encrier. On dirait que je suis à la tâche. Depuis unmois, je ne me suis arrêté que deux fois.
La première, pour lire un journal. Cette feuille publique m'aappris, d'abord, que Mme de Bois-Créault mère s'est donné la mortquelques jours après l'enterrement de son fils; puis, queMme veuve Hélène de Bois-Créault s'est portée partie civile auprocès et demande au meurtrier de son mari d'énormes dommages-intérêts. Elle en aura une bonne partie, dit la gazette. Cesuicide pitoyable sur le corps de ce malheureux être, cetteexploitation de son cadavre… Ah! la vie!… Quelle farce! —jouée dans quel abattoir!…
La seconde fois que j'ai interrompu mon travail, ç'a été pourfaire une invention. Il ne faut pas laisser oublier que je suisingénieur et ma découverte, lorsque j'en publierai prochainementles détails dans une revue spéciale, me fera certainement beaucoupd'honneur. J'ai inventé l'Écluse à renversement. Ce n'est, àvrai dire, qu'un perfectionnement; fort ingénieux, toutefois. Rienn'était plus simple, je l'accorde, que d'en concevoir l'idée; maisencore fallait-il l'avoir. Mon intention n'est pas de faire ici lecompte rendu technique de ma découverte; je tiens cependant à endonner un léger aperçu. Voici la chose en deux mots: Supposonsl'écluse fermée…
— Supposons-la fermée et ne la rouvrons pas! s'écrie Roger-la-Honte qui entre sans s'être fait annoncer, au moment même oùj'écris la phrase en la prononçant tout haut. Ah! ça, qu'est-ceque tu fais là? Tu écris encore tes mémoires?
— Tout juste.
— Eh! bien, je vais te raconter une petite histoire que tu pourrassans doute utiliser; elle est assez cocasse. Figure-toi que lenommé Stéphanus — tu sais bien? cet employé d'une banque belge quinous donne des tuyaux — est venu me voir hier. Son patron, quis'appelle Delpich, veut se faire dévaliser. Un vol simulé, tucomprends, pour couvrir les détournements qu'il a l'intentiond'opérer. On me propose cinq mille francs pour aller, dans troisjours, éventrer un coffre-fort où il n'y aura plus rien et forcerdes tiroirs mis à sec.
— Je vois ça, dis-je. Mais ce coffre-fort, qui sera vide danstrois jours, doit être bien garni aujourd'hui…
— Oh! je te devine. Mais c'est impossible, mon vieux. Jusqu'àavant-hier soir, Stéphanus couchait dans les bureaux. Depuis qu'ila quitté Bruxelles — on l'a mis à la porte ostensiblement, tucomprends, pour mieux dissimuler la manigance — c'est le patronqui a pris sa place. Il sera absent, naturellement, dans troisjours; mais d'ici là, il monte la garde. Comment lui faireabandonner son poste? Je ne connais même pas son adresse…Stéphanus ne me la donnera qu'après-demain…
— C'est regrettable. Quand les honnêtes gens font des affairesavec les canailles, ce qui leur arrive souvent, ils comptenttoujours sur l'honnêteté des canailles. Et leur désappointementest tellement comique, lorsqu'ils s'aperçoivent qu'ils ont eu tortd'avoir confiance!… Oui, ç'aurait été amusant, de désillusionnerce banquier belge…
— Que veux-tu? Ce qui est impossible est impossible. Il faudra queje me contente de mes cinq mille francs… Tu ne sors pas un peu?
— Non, dis-je; j'ai quelques lettres à écrire.
— À ton aise, répond Roger. Alors, à quand tu voudras.
Et il descend l'escalier en chantant:
Belle enfant de VeniseAu sourire moqueur,Il faut que je te dise…
Delpich!… Où diable ai-je entendu prononcer ce nom-là?… Ah! àVichy, par l'abbé Lamargelle. Oui; mais avant ça, il me semble…il me semble… Oh! je me souviens!
Je vais prendre une liasse de papiers dans un tiroir et je me metsà les feuilleter avec attention. Voici la lettre que je cherche —la lettre commencée par l'industriel, dans laquelle j'étais sijoliment traité d'imbécile, que j'ai prise sur son bureau la nuitoù nous l'avons volé, et qui porte l'adresse de Delpich. — C'estparfait…
Quelle heure est-il? Sept heures. Bon. Je m'assieds devant matable, j'écris quelques mots et je sonne Annie.
— Annie, lui dis-je, servez-moi à dîner tout de suite; après quoivous préparerez ma valise. Je pars ce soir à neuf heures. Pendantmon absence, pas un mot à qui que ce soit, bien entendu.Maintenant, écoutez: voici un télégramme que vous irez porter auPost-office de Charing-Cross, demain, à sept heures du soir. Septheures précises, n'est-ce pas?
Et je lui tends une feuille de papier sur laquelle j'ai tracé lesmots suivants:
XXV — LE CHRIST A DIT: «PITIÉ POUR. QUI SUCCOMBE!…»
Tout le monde sait qu'en face du n° 84 de la rue d'Arlon, àBruxelles, se trouve un café fréquenté par des rentiers paisibleset des commerçants contents d'eux-mêmes. C'est dans ce café que jeme suis assis, tout à l'heure, à une table séparée de la rue parune simple glace; à travers cette glace, je guette, tout enfaisant semblant de lire un journal, l'arrivée du messager qui vaapporter au sieur Delpich la dépêche dont j'ai remis hier le texteà Annie et qu'elle a dû envoyer aujourd'hui à sept heures.J'attends, tranquille comme un rentier, satisfait de moi comme uncommerçant. Huit heures… Ah! j'aperçois le télégraphiste; ilpénètre dans la maison. Un grand bâtiment à quatre étages; au rez-de-chaussée, de belles boutiques vivement éclairées; au premierles bureaux de Delpich — les bureaux, seulement, car j'ai apprisque l'appartement du personnage se trouve dans un autre quartierde la ville; — au second étage, c'est un tailleur, honoré de laconfiance de la cour de Belgique, qui a élu domicile.
Mais voici le télégraphiste qui s'en va… Je quitte le café et jevais examiner les étalages des magasins, en face. Et j'examineaussi, par la même occasion, un monsieur qui sort bientôt de lamaison en toute hâte et fait signe à un fiacre. C'est Delpich,assurément. Teint blafard, taille rentassée, traits irréguliers,physionomie qui s'évade, il a I'air d'un témoin à décharge dansune affaire d'attentat aux moeurs.
Je le laisse s'éloigner dans son véhicule de louage et je m'envais, en flânant, à la gare du Nord. Il s'agit de voir,maintenant, s'il prendra le train qui part pour Ostende à 8 heures40. '
J'arrive à la gare à 8 heures 35 et, deux minutes après, je suistémoin de la précipitation avec laquelle Delpich s'introduit dansla salle d'attente et se rue vers le guichet. En deux bonds, ilest sur le quai; d'un saut, il s'élance dans un wagon. Le trainpart. Bon voyage!…
Je reviens au n° 84 de la rue d'Arlon dans le fiacre même quevient de quitter Delpich. La porte est encore ouverte; tant mieux.Je monte l'escalier en m'arrêtant deux fois, bien que je ne soispas asthmatique.! D'abord, sur le palier du premier étage, afin deprendre l'empreinte des deux serrures d'une porte sur laquellebrille une plaque de cuivre portant ces mots:Cabinet duDirecteur. La seconde fois, deux ou trois marches plus haut, pourenfoncer dans la semelle d'une de mes bottines un clou detapissier qui se trouve dans ma poche, pas du tout par hasard. Ensix enjambées j'arrive au deuxième étage et je fais résonnervigoureusement la sonnette du tailleur.
Ce commerçant vient m'ouvrir en personne, ses employés étant déjàpartis. Je m'excuse de venir le déranger à une heure indue, maisil me répond que j'exagère et qu'il est toujours à la dispositionde ses clients, savez-vous. Je déclare que j'ai besoin d'uncostume de voyage et d'un pardessus. On me fait choisir desétoffes, on me prend mesure. Je tiens à déposer des arrhes malgréles protestations du tailleur.
— Si, si, dis-je; c'est la moindre des choses, puisque vous ne meconnaissez pas. Maintenant, il faut que je vous demande unservice, j'ai une pointe dans la semelle d'une de meschaussures… Tenez, regardez…
— Ah! s'écrie le tailleur, cela doit bien vous gêner, pour unefois! Des imbéciles s'amusent à semer des clous dans les rues…Si vous permettez, je vais vous l'arracher…
— Non, non, dis-je; je ne souffrirai jamais… Donnez-moiseulement quelque chose…
— Des ciseaux?
— Non, je craindrais de me couper. Une clef, plutôt, une bonneclef.
— Voici le passe-partout de la maison; j'espère qu'il voussuffira.
— Très bien; c'est mon affaire.
Je m'assieds, je croise les jambes et je m'évertue…
Enfin, le clou est arraché — et j'ai pris une empreintesatisfaisante du passe-partout sur un morceau de cire que jetenais dans la main gauche. — Je remercie beaucoup le tailleur quime reconduit jusqu'au bas de l'escalier; et dix minutes plus tardje suis de retour à l'hôtel duRoi Salomon.
Je descends, avec l'hôtelier, dans une pièce du sous-sol qui abeaucoup l'aspect d'un atelier de serrurerie; un établi, desétaux, une petite forge, des outils de toutes sortes accrochés auxmurs, démontrent péremptoirement que la maison est une maison bientenue, confortable, désireuse de placer à la disposition desvoyageurs spéciaux qui forment sa clientèle toutes les commoditésqu'ils chercheraient en vain ailleurs.
— Voyons vos empreintes, dit l'hôtelier. Ça, c'est le passe-partout; je ne l'ai pas. Il faudra le faire. Mais pour ces deuxserrures-là, je crois bien que j'ai les clefs. Attendez un peu.
Il fouille dans des tas de ferrailles, finit par trouver ce qu'ilcherche.
J'en étais sûr. Ce sont des serrures à secret, savez-vous; et lesserrures à secret, c'est toujours la même balançoire. Ça ne vautrien du tout. Il n'y a pas de danger que j'en mette à mesportes… Quoique je sache bien qu'avec ces messieurs je n'ai rienà craindre, pour une fois… Du moment qu'on a la dimension de laserrure, on a la clef. Regardez comme ces deux-là s'adaptent à vosempreintes! Mettez-les dans votre poche; voua m'en direz desnouvelles. Quant au passe-partout, voici quelque chose qui pourrafaire l'affaire, avec des rectifications. Voulez-vous que je vousdonne un coup de main?
— Merci. J'en ai pour cinq minutes.
— Ah! monsieur Randal, s'écrie l'hôtelier, je sais bien que vousm'en remontreriez! Il n'y a qu'à vous voir pour deviner que vousêtes un fameux lapin, sauf votre respect. Vous maniez la lime quec'est un plaisir de vous regarder. On dirait que vous n'avezjamais fait autre chose. Vous me faites penser à Louis XVI. Ça nelui a pas porté bonheur, à ce pauvre roi, son amour de laserrurerie; car, enfin, sans cette armoire de fer, savez-vous…Ma foi, je crois que vous avez fini votre clef. Voyons un peu;essayons sur la cire. Mais, oui, ça y est… Allons, vous êtes sûrde pouvoir entrer dans la maison en propriétaire; et quant aureste… Il me semble que je vous vois déjà revenir avec votrebutin. Ma petite fille fait sa première communion dimanche, pourune fois; ça va vous porter bonheur, vous verrez.
— Je n'en doute pas, dis-je en sortant de l'atelier. Eh! bien,pendant que je vais me laver les mains, faites donc monter une oudeux bouteilles de champagne pour célébrer à l'avance cet heureuxévénement.
— Ah! s'écrie l'hôtelier, comme vous avez raison d'avoir dessentiments religieux, monsieur Randal. C'est tellement nécessaire,dans l'existence!… Nous disons trois bouteilles, n'est-ce pas?
Nous aurions aussi bien pu dire une douzaine. C'est à peu près lenombre de bouchons que nous avons fait sauter lorsque je sors,vers minuit et demie, mon sac à la main, pour me rendre rued'Arlon. Il est vrai que tous les locataires de l'hôtel étaientvenus nous tenir compagnie, à l'hôtelier et à moi: trois Allemandsqui ont un coup à faire la nuit prochaine, avenue Louise; unHollandais dont j'ignore les intentions; deux Françaises auxprojets indécis et une Anglaise qui m'a expliqué en détail commentelle va, d'ici trois jours, frapper la ville de Malines d'unecontribution de cent mille francs, payable en dentelles. J'aiquitté ces honnêtes gens au moment où un baccarat internationalallait resserrer les liens professionnels qui les unissent les unsaux autres, et avant d'avoir la tête lourde, heureusement.
Aussi, c'est sans trembler le moins du monde que j'introduis monpasse-partout dans la serrure du numéro 84. Il est vraiment trèsbien fait, ce passe-partout. La porte s'ouvre, j'entre, je lareferme derrière moi, et j'allume ma lanterne dans le corridor. Jemonte rapidement l'escalier.
Mais, sur le palier du premier étage, une idée se présentebrusquement à moi et j'hésite un instant. S'il y avait quelqu'undans ce bureau? Si Delpich avait eu le temps, avant de partir, deplacer une sentinelle devant son coffre-fort?… J'aurais dû mieuxprendre mes mesures, surveiller la maison… Ah! sacredié!… Maiscomment aurais-je pu m'assurer de son départ, si je n'avais pasété à la gare du Nord?…Non, le vrai, c'est que j'ai eu tort dene point faire part de mon projet à Roger-la-Honte, de ne pointl'emmener avec moi… D'un autre côté, si je l'avais fait,Stéphanus se serait douté de quelque chose, aurait prévenu sonpatron… Pas moyen d'en sortir. Quel dilemme! Et quelles cornesil a!… Après tout, pas besoin de me tourmenter. Delpich, méfiantcomme il doit l'être et pris à l'improviste, n'aura pu trouverpersonne à qui confier la garde de ses trésors, aura préférécourir le risque de les abandonner à eux-mêmes. Et puis, letélégramme a dû le surprendre, l'étonner, lui faire redouter destas de choses, le troubler profondément; d'abord, s'il avait prisle temps de réfléchir, il ne serait pas parti…
J'essaye les deux clefs que m'a données l'hôtelier. On jureraitqu'elles ont été faites pour les serrures. J'ouvre la porte, jepasse, je la referme soigneusement, je pousse une double portecapitonnée de cuir vert et je me trouve dans une grande pièce…Eh! bien… j'avais deviné juste avant d'entrer. Quelqu'un estcaché ici…
Où?… En un instant, j'ai fouillé des yeux la salle entière.Derrière les cartonniers ou le grand coffre-fort? Je fais un pas àgauche, deux pas à droite, ma lanterne au bout du bras. Non, paslà. Derrière les rideaux de la fenêtre, complètement tirés? Jem'avance vivement, je les écarte. Rien. Derrière le secrétaire? Jeme penche. Personne. Si je m'étais trompé?… Mais l'idée me vientde toucher le brûloir d'un des becs de gaz. Il est encore chaud.
Ah! diable! Non. je ne me suis pas trompé. Non, je ne suis passeul ici — bien que je sois seul dans ce cabinet. C'est dans uneautre pièce dont j'aperçois la petite porte, là bas, à côté de lacheminée, la porte au bouton de cristal, que s'est réfugié legardien que Delpich a préposé à la défense de son bien mal acquis.Oui; sûrement, il s'est tapi là quand il m'a entendu venir, et ildoit trembler de peur dans sa cachette… Ça n'empêche pas que sije m'aventure à le relancer dans sa retraite, il va m'accueillird'un coup de revolver qui me manquera probablement, mais quiréveillera la maison. Une nouvelle édition de mon histoired'Anvers! C'est assez ennuyeux — d'autant plus que je voudraisbien ne point sortir d'ici les mains vides si… Tiens! Qu'est-ceque c'est que ça?…Les rayons de ma lanterne viennent de fairebriller un objet singulier déposé sur le bureau… un ciseau demenuisier, un ciseau tout neuf, ma foi. Que fait-il là, ce ciseau?
J'examine le secrétaire. Ah! par exemple!… Un tiroir est forcé,les autres portent des traces de maladroites tentativesd'effraction, le bois du meuble est éraflé en dix endroits. Alors,c'est un confrère, qui est ici? Elle est bonne, celle-là! Au lieude mon aventure d'Anvers, c'est celle de la ville de province ouj'ai rencontré ce malheureux Canonnier qui va recommencer.Seulement, ce n'est pas un Canonnier que je vais trouver; non, cesmarques hésitantes qui baladent le secrétaire ne témoignent pas del'habileté de l'ouvrier: un débutant, sans doute, quelque conscritdu cambriolage qui n'a pas encore la main faite. Il faut voir safigure, au camarade.
À pas de loup, je me dirige vers la petite porte, je mets toutdoucement la main sur son bouton, et je l'ouvre toute grande,vivement. Je m'attends à du bruit, à un cri… Rien, j'avance unpeu, ma lanterne à la main… Une petite pièce meublée d'un lit,d'une table, de deux chaises: le repaire nocturne du Stéphanus,évidemment, lorsqu'il était de service ici; mais… Ah! oui, il ya quelqu'un dans cette chambre. Là-bas! derrière l'étroit rideaude la fenêtre. Je distingue une forme et… oui, oui, je ne metrompe pas — des cheveux de femme, un chignon blond qui dépassel'étoffe. Une femme!…
Et, tout d'un coup, je comprends. Je me rappelle ce que m'a ditl'abbé Lamargelle, à Vichy, au sujet des relations d'affaires deMme Hélène de Bois-Créault avec le trafiqueur Delpich. En un clind'oeil, toute une série de possibilités, de certitudes, se dérouleen mon cerveau. J'en suis sûr! c'est la fille de Canonnier qui estlà; je sais comment elle y est venue, pourquoi elle y est… jedevine tout, je sais tout.
— C'est vous, Hélène? dis-je à voix basse. N'ayez pas peur; c'estmoi, Randal… Randal, je vous dis… Hélène? C'est vous?…
Silence. — Il n'est pas possible que j'aie fait erreur, cependant!Je fais deux pas en ayant… Alors, une femme écarte le rideau,s'élance, se jette à mes genoux en criant:
— Grâce! Grâce! Par pitié, ne me tuez pas!…
Du drame!… Mais je ne la connais pas, cette femme-là, autant quej'en puis juger dans la demi-obscurité; je ne l'ai jamais vue. Quiest-ce? Une faucheuse?… Elle reste prosternée à mes pieds,gémissant à fendre l'âme. Dangereux, le bruit de ces sanglots; ilfaut prendre une décision.
— Madame, dis-je d'une voix rude, votre vie est entre vos mains.Cessez de pleurer, s'il vous plaît, si vous voulez que je vousépargne. Relevez-vous et donnez-vous la peine de vous asseoir,pour changer. Tenez, voici une chaise… Maintenant, veuillez medire qui vous êtes et ce que vous faites ici à pareille heure.
— Je suis madame Delpich, murmure cette femme en émoi, tout ens'essuyant les yeux; et mon mari m'a chargée de garder son bureaupendant son absence.
Bizarre! Et cette tentative d'effraction, à côté?
— Madame, dis-je sévèrement, je crois que vous ne m'avouez pastout; je vous préviens que vous courez de grands risques en mecachant quelque chose. Comment expliquez-vous, si vous êtesréellement madame Delpich, que le secrétaire se trouve dans unétat…
— Ah! interrompt-elle en cachant sa figure dans ses mains, c'estmoi qui ai essayé de le forcer. Mais si vous saviez… si je vousdisais…
— Dites-moi. Mais, d'abord, laissez-moi allumer le gaz; on ne voitpresque rien avec cette lanterne… Voilà qui est fait. Allez,Madame. Racontez-moi pourquoi vous vouliez, forcer les meubles devotre mari.
— Pour y prendre des lettres, monsieur, dit-elle, des lettres dema mère. Ma mère… c'est un secret de famille que je vous révèle,mais je vois bien qu'il faut vous dire toute la vérité… ma mèrea eu un amant. Oui, Monsieur, un amant. Ah! la pauvre femme! Ellea assez regretté un instant de folie… Elle m'écrivait tous lesjours combien elle déplorait sa faute, combien elle était désoléed'avoir contracté une liaison qu'elle ne pouvait réussir à rompre.Mon mari, qui est un misérable, je dois le dire, a pu s'emparer deces lettres et, en me menaçant de tout révéler à mon père, chercheà obtenir de moi la complète disposition de ma fortune. Je veuxvous apprendre en détail…
Oh! ces détails! C'est à faire dresser les cheveux sur la tête.Quel affreux drôle, ce Delpich! Non, il n'est pas possible quel'infamie aille aussi loin. A-t'elle dû souffrir, la malheureusefemme! Elle est de ces natures, heureusement pour elle, surlesquelles les peines et les chagrins de la vie laissentdifficilement leur empreinte. Vingt-cinq ans, environ, grasse,blonde, ronde. Un Rubens, presque. Torse en fleur, hanches debacchante, carnation glorieuse, blanche avec la transparence dusang, lèvres rouges, charnues et gloutonnes, et des yeux bleussans grande profondeur, mais où l'on croit voir étinceler quelquechose, de temps en temps — comme le reflet d'une arme courte, lapointe aiguë d'un stylet. — Une belle femme, un peu massive, unpeu moutonne, qui pourrait faire des affaires avec Shylock; unelivre de chair en moins ne la gênerait pas. En vérité, on nedirait jamais qu'elle a enduré un pareil martyre. Pourtant, lefait est réel. Elle l'affirme.
— Oui, Monsieur, je suis au supplice depuis un an. Ah! si j'avaiseu ces lettres, seulement… Ce soir, je m'étais résolue à lesenlever. Mon mari m'avait confié la garde de son cabinet etj'avais été acheter un outil, avant de venir. Mais je sais si malm'y prendre!… Oh! j'ai eu tellement peur, quand vous êtes entré!Mais, à présent, je vois bien que c'est la Providence qui vousenvoyait ici. Oui, la Providence qui veut, malgré tous les péchésque vous avez pu commettre, vous faire faire une bonne action enm'aidant…
Elle fond en larmes. Je suis touché, très touché. Je la console demon mieux.
— Voyons, Madame, calmez-vous. Vous avez raison, c'est laProvidence qui m'envoie. Je vais vous donner ces lettres si ellessont ici. Venez avec moi.
Nous entrons dans le cabinet. J'allume le gaz, j'ouvre mon sac etj'en sors une pince.
— Je vais forcer tous les tiroirs du secrétaire, puisque vousdites que les lettres que vous désirez s'y trouvent. Vous leschercherez à loisir. Pendant quoi, vous me laisserez travaillerpour mon compte, n'est-ce pas?
— Ah! dit-elle, prenez tout ce que vous voudrez. Mon mari ne sesert de son argent que pour me rendre malheureuse. Et quem'importe le reste, pourvu que j'aie ces preuves de la faiblessede ma pauvre mère!
Les tiroirs sont ouverts, Mme Delpich fouille dans les papiers, etmoi je m'occupe du coffre-fort. Je suis en train de l'éventrer.Oh! pas avec une scie et une tarière. Non; ce sont là des procédéssurannés, bons pour les criminels conservateurs. J'ai inventéquelque chose de mieux. Une sorte de moule à base de glycérine, enforme d'assiette à soupe, qui s'applique sur la paroi; par un troupratiqué à la partie supérieure, j'introduis dans la cavité uncertain mélange corrosif qui, rapidement, ronge le métal. En trèspeu de temps une ouverture est faite, et l'on a ainsi raison ducoffre-fort le plus solide, sans fatigue et sans ennui. Leprogrès! L'homme est l'animal qui a su se faire des outils, a ditFranklin.
Je suis à peine au travail depuis dix minutes que l'ouverture estpratiquée; je plonge mon bras à l'intérieur de l'incrochetable,et j'explore. Des liasses de billets de banque, très peu devaleurs — Delpich, sa fuite étant préméditée, a dû réaliser — etdes papiers, sans doute des papiers d'affaires, ficelés etcachetés. Je les emporterai aussi, car les banknotes tiennent peude place. Allez! dans mon sac. C'est une affaire faite.
Mme Delpich, qui a fini de remuer les paperasses et a dû trouverce qu'elle cherchait, s'est approchée de moi et me regarde avecadmiration.
— C'est un bien vilain métier que vous faites là, Monsieur, medit-elle. Mais comme c'est intéressant!
— Quelquefois, dis-je d'un petit air détaché, et en faisant un pasvers la porte, mon sac à la main.
— Comment! s'écrie Mme Delpich, vous partez déjà! Déjà! Et vousm'abandonnez? Vous me quittez sans même me dire ce que je doisfaire à présent… à présent que vous m'avez compromise…
— Compromise! dis-je, légèrement interloqué et en commençant à medemander s'il me sera aussi facile de sortir de la place qu'il m'aété aisé d'y entrer. Compromise!
— J'exagère peut-être un peu, reprend-elle en minaudant. Mais,vraiment, je ne sais que faire. Quand mon mari reviendra, il metuera, c'est certain. Avez-vous pensé à cela, Monsieur?:
— Pas du tout, je l'avoue. D'autant moins, Madame, que vousn'aviez point attendu mon arrivée pour…
— Ah! soupire-t-elle, vous me reprochez cruellement ma conduite,sans tenir compte du motif de mes actes. C'est ainsi que juge lemonde; il est impitoyable. Que diront les autres, si vous me jetezla pierre, vous, d'une pareille façon? Quelle sera mon existence,mon Dieu!… Je le vois bien, il va falloir quitter Bruxelles,m'exiler, partir au loin, sans parents, sans amis, sans argent…sans argent…
Je comprends. Je commence même à douter un peu de l'existence deslettres de la mère coupable, et je me demande si Mme Delpich,pressentant les projets de son mari, n'avait pas entreprisd'exécuter l'opération que je viens de mener à bonne fin. C'estpeut-être aller un peu loin. Pourtant… En tous cas, il est clairque je suis mis à contribution. Le plus sage est de m'incliner.
— Madame, dis-je en ouvrant mon sac, peut-être serez-vous en effetobligée de vous expatrier. Voici un paquet de billets de banquequi ne vous seront peut-être pas inutiles…
— Ah! s'écrie-t-elle, comment pourrai-je vous remercier? Vous êtessi généreux! Vous m'avez rendu tant de services, ce soir! Et vousvenez de m'indiquer si clairement ce que je dois faire! Oui, m'enaller, n'est-ce pas? Quitter ce mari qui me torture, chercher lebonheur ailleurs… ailleurs, avec un homme qui saura mecomprendre. Nous sommes si rarement comprises, nous, pauvresfemmes! Oh! je vous ai bien deviné, allez! Je vais sortir d'icicinq minutes après vous, n'est-ce pas? Et si l'on m'interrogedemain, je dirai que j'ai eu peur toute seule, que je suis partievers minuit et que, si les voleurs sont venus, ç'a été après mondépart. Quelle bonne, quelle excellente idée vous m'avez donnée!Vous êtes mon sauveur! mon sauveur!
Elle se rapproche de moi, me frôle de la pointe de ses seins.Qu'est-ce qu'elle a? On dirait qu'elle fait ses yeux en lune demiel…
— Oui, vous êtes mon sauveur! Ça m'est égal, que vous soyez unvoleur, Monsieur, du moment que vous savez lire dans l'âme d'unefemme et deviner son coeur. Mais dites-le moi franchement, auriez-vous fait pour tout le monde ce que vous avez fait pour moi?Dites-moi donc. Vous voyez bien que je veux savoir! Supposezqu'une autre femme… Une brune, tenez, car je sens que vous avezun faible pour les blondes… Une brune? Eh! bien… peut-êtrel'auriez-vous tuée? Dites, l'auriez-vous tuée? Comme vous avezl'air terrible, quand vous voulez! Mon mari a toujours l'air sibête!… Vous rappelez-vous, quand je me suis jetée à vos genoux,tout à l'heure?… Ici, là, continue-t-elle en m'entraînant dansla petite chambre. Vous m'aviez fait si peur! Vous le regrettez?Dites que vous le regrettez. Faites-moi plaisir. Oui? Je vois quevous rougissez…
C'est vrai. L'émotion, je crois. Et puis, la chaleur du travail… Mais Michelet assure que la femme rafraîchit. Faut voir…
— Écoute, me dit Geneviève, une demi-heure après — elle se nommeGeneviève; j'ai appris ça en me rafraîchissant — écoute, tudevrais me donner encore dix mille francs. J'ai peur de ne pasavoir assez… Bon; merci. Ton adresse, aussi; je veux te revoir,tu sais.
Je lui donne une adresse — une fausse adresse: Durand, Oxford Street, Londres.
— Durand? demande-t'elle en souriant.
— Oui, dis-je avec le plus grand sérieux. Durand. Ça t'étonne?
— Oh! non, dit-elle; seulement, c'était mon nom de demoiselle… Embrasse-moi et va-t-en. Je sortirai dans cinq minutes.
… Je suis dans la rue, portant mon sac — allégé d'unequarantaine de mille francs, cinquante peut-être. — Elle n'y vapas de main morte, Mme Delpich; et moi, pour la première foisqu'il m'arrive de laisser à une femme un souvenir négociable chezles changeurs… Mais il faut un commencement à tout…
Il est six heures du matin à peine et je dors du sommeil du juste,à l'hôtel duRoi Salomon, lorsque des coups violents frappés àma porte me réveillent en sursaut.
— Qui est là?
C'est Roger-la-Honte, qui arrive de Londres qu'il a quitté hiersoir, à peu près à l'heure où Delpich partait de Bruxelles. Jesuis très content de le voir, ce brave Roger. Je le metsrapidement au courant des choses et Dieu sait s'il s'amuse; jecrains, un instant, de le voir mourir de rire. Il est entenduqu'il va repartir pour Londres immédiatement, en emportant monsac. Réglementairement, je ne devrais lui donner que 33 pour centsur ma prise; mais je tiens à ce que nous partagions en frères.Nous établissons le compte exact; et le total nous fait loucher.Une belle affaire, décidément. Mais cette bonne fortune inespérée,après avoir réjoui le coeur de Roger-la-Honte, semble luiassombrir l'esprit. Il parle des dangers du métier, du plaisir quenous éprouverions à vivre enfin honnêtement, à aller à Venise, parexemple, etc. Une phrase qu'il prononce d'un ton convaincu,surtout, me démontre qu'il est en proie à cette mélancoliesentimentale qui suit souvent les grandes joies.
— Mon vieux complice, me dit-il, ne trouves-tu pas qu'il seraittemps de changer de vie?
Non, je ne le trouve pas du tout. Je remonte le moral de Roger. Etil prend le train de Calais à 8 heures 52. Il doit démontrer àStéphanus la nécessité de marcher contre son patron, en cas debesoin; il n'a plus rien à en attendre, en effet; et il estconvenu que nous lui graisserons la patte.
Quant à moi, je reste à Bruxelles pour quelques jours. D'abord, jeveux voir comment tourneront les choses. Puis, je tiens à avoirles vêtements que j'ai commandés. J'ai donné, des arrhes autailleur et il ne faut pas que je me laisse voler. Ce seraitridicule.
Le soir même, j'apprends que Delpich a été arrêté à la gare duNord, en revenant d'Angleterre. Trois jours après, les journauxm'apprennent que sa culpabilité ne fait pas de doute: toutl'accuse; les histoires qu'il raconte pour sa défense ne sauraientêtre prises aux sérieux. Naturellement. Il passera devant letribunal à bref délai et sera condamné sûrement à plusieurs annéesde prison. C'est bien fait. J'en veux à Delpich. Sa femme m'amordu la langue.
Vers la fin de la semaine, l'Indépendance annonce queMme Delpich, désolée du scandale qui lui rend la vie impossible àBruxelles, vient de quitter cette ville pour une destinationinconnue. Tant mieux poux elle. Je lui envoie mes meilleurssouhaits, et j'espère bien ne la revoir jamais. Elle estcharmante, ce Rubens, mais je ne m'y fierais pas.
Le lendemain, je pars pour Londres.
XXVI — GENEVIÈVE DE BRABANT
Cela ne m'a pas servi à grand'chose, de m'appeler Durand pendanttrois minutes, à Bruxelles. Le surlendemain de mon retour àLondres, Geneviève a fait irruption chez moi. Elle m'a accablé dereproches — et d'amabilités.
— Enfin! te voilà! En ai-je eu du mal, à te trouver! M'en a-t-ilfallu employer, des ruses d'Apache! Heureusement que tu m'avaisappris ton nom… Oh! pas quand tu m'as quittée. Avant. Terappelles-tu, lorsque j'étais cachée derrière le rideau? Hein? Terappelles-tu? «N'ayez pas peur. C'est moi, Randal.» Et dire que tuas eu l'audace de m'assurer, ensuite, que tu te nommais Durand!Comme c'est gentil! Après m'avoir entraînée, moi qui n'avaisjamais failli… C'était presque un viol, tu sais. Tiens, tu es unmonstre! Si j'étais raisonnable, je ne t'embrasserais même pas.Mais je préfère ne pas être raisonnable… Tu ne l'aimes donc pas,ta petite femme? ta petite femme qui t'aime tant? Tu as doncoublié ce que tu me disais pour triompher de mes dernièresrésistances? Pourquoi me le disais-tu, alors, méchant? Et pas plustôt sur tes pieds, tu me donnes une fausse adresse… Que c'estvilain de mentir!…
C'est ce que je me dis tous les jours, depuis ces trois semainesque Geneviève est venue me surprendre. C'est très vilain, dementir — et elle ne fait autre chose du matin au soir. — Lemensonge est chez elle un besoin, une habitude puissante dont ellene peut triompher qu'à certains moments, psychologiques si l'on ytient. L'histoire des lettres de sa mère? Simple invention. Lesmauvais traitements que lui faisait endurer son mari? fausseté.Elle était orpheline à douze ans, et Delpich n'a jamais maltraitésa femme… Tiens, à propos de Delpich, nous avons appris hierqu'il vient d'être condamné à trois ans de prison. J'en ai reçu lanouvelle sans aucune joie et Geneviève sans la moindre tristesse.Son mari ne compte plus pour elle.
Et pourquoi compterait-il, au bout du compte, si elle ne l'aimeplus? On dira, que Geneviève n'a pas de coeur. Je répondrai qu'onne peut pas vendre ce qu'on ne possède pas, coeur ou autre chose;et que Geneviève a l'intention de mettre le sien aux enchères. Quel'idée lui en soit venue tout d'un coup, je ne le garantis pas.L'idée de réaliser ses rêves, bien entendu. Quant aux rêves eux-mêmes ils sont nés avec elle, ont grandi avec elle, tantôt perdusdans la brume des désirs vagues, tantôt s'affirmant dans lescrispations de la révolte ou dans les spasmes de la passion.Tendances perverses ou sentiments naturels? Comme on voudra.Qu'importe, pourvu que les psychologues analysent des effets dontils ignorent les causes et qu'ils distinguent à peine, en leurstyle de sous-officiers d'académie?
Moi je n'analyse pas, je constate. Je constate qu'il me va falloirfaire les frais d'une installation à Paris. C'est là que Genevièvetient à se lancer dans la circulation… Je ne veux pas lacontrarier; qu'elle se lance et qu'elle circule. Il est entenduque nous partagerons nos bénéfices réciproques; je ne crois pasnécessaire de dissimuler un pareil arrangement, en ce temps desociétés coopératives. Geneviève se dit sûre du succès. C'est ungrand point. En attendant, comme elle a déposé ce qu'elle possèdedans une banque sérieuse, et qu'elle ne veut point déplacer, c'estmoi qui dois faire les avances nécessaires. Je ne recule pas.
Nous voilà donc à Paris, Geneviève dans un petit hôtel de la rueBerlioz, et moi autre part. Très contents tous les deux. J'avaiscru, je ne le cache pas, que les affaires seraient assez calmes,au moins pour commencer; que l'argent que j'ai soustrait à Delpichreviendrait peu à peu dans la poche de sa femme. J'avais eu tort.C'est ma poche à moi qui s'emplit. Geneviève a pris tout de suite.Geneviève de Brabant. C'est comme ça qu'on l'appelle, à présent.Je dois dire, en conscience, qu'elle y a mis du sien. Ce quidistingue d'ordinaire, dans tous les genres, les efforts desfemmes, c'est le caractère fantaisiste, capricieux, qu'elles leurimpriment. Il est bien rare qu'elles aient foi en leursentreprises, qu'elles agissent, d'emblée, comme si elles n'avaientfait autre chose, ne devaient faire autre chose que ce qu'ellesessayent de faire. Elles ont des façons d'amateur, sont portées àtout traiter, comme on dit, par-dessous la jambe. Je n'assure pasque Geneviève est incapable d'un écart; non. Mais, généralement,elle est sérieuse, posée. Elle jouit d'un esprit pondéré delocataire consciencieuse.
Elle n'a qu'un défaut: elle ne sait pas marcher. Elle marche trèsmal. Aussi lui ai-je conseillé, avec raison, de ne jamais sortirqu'en voiture. Place aux honnêtes femmes qui vont à pied! Je l'aiaperçue deux ou trois fois, au Bois. Elle est très bien, vraiment.Beaucoup de chic. Un grand confrère, un spécialiste, qui setrouvait avec moi un jour, m'en a fait des compliments.
— Une assurance remarquable! Un aplomb merveilleux! Elle a étémariée, n'est-ce pas?… Oui; je m'en doutais. Le mariage est unebonne école; c'est encore la meilleure préparation à la vieirrégulière. Une femme qui n'a pas connu l'existence du ménage nevaudra jamais grand'chose, comme cocotte…
Je crois qu'il y a beaucoup de vrai là-dedans.
Mais voici l'été venu. Belle saison; plages et villes d'eaux. Nousavons été à droite et à gauche, Geneviève et moi. Tantôt ensemble,tantôt séparés. Je puis l'abandonner à elle-même sans aucunecrainte; je sais que ce ne sera pas en pure perte.
Pour le moment, par exemple, elle est à Aix-les-Bains. Moi, jesuis à Royan. Je ne pourrais dire exactement ce que faitGeneviève; mais moi, je flâne sur la Grand'Conge. J'observequelques familles bourgeoises qui regardent la marée descendre.C'est assez amusant. Ces bons personnages examinent avec une joiebéate le continuel mouvement des flots. On dirait qu'ils lesurveillent. Ce qui les intéresse, dans la mer, c'est son activitéperpétuelle, son incessante agitation. Ce qu'ils aiment en elle,c'est son éternel travail. Ils la contemplent, boucheentr'ouverte, yeux mi-clos, avec de petits hochements de tête quisemblent dire:
— Bien, bien, Océan! Très bien. Travaille! Donne-toi du mal. Continue! Nous te regardons…
Oui ils se plaisent au spectacle de l'effort, de la peine, cesbraves gens; à la vue du labeur sans trêve. L'habitude. Ilspréfèrent la mer aux montagnes. C'est pour ça.
Un domestique de l'hôtel m'arrache à mes méditations enm'apportant un télégramme. C'est Geneviève qui me prie de venir larejoindre à Aix sans retard. Que se passe-t-il? Je prendrai lepremier train…
Que se passe-t-il? J'ai le temps de me le demander pendant levoyage, qui n'en finit pas. J'arrive enfin à Aix, dans l'après-midi du lendemain, très inquiet, me figurant ceci, cela, queGeneviève est malade, par exemple. J'aime donc Geneviève?Certainement. Qu'est-ce que c'est que l'amour, alors? C'est ledésir; ou quelque chose dans ce genre-là. D'ailleurs, nous nousentendons parfaitement, elle et moi. On a eu bien raison de direque c'est la similitude des goûts, plus que la conformité destempéraments, qui fait la félicité des unions. Nous avons le mêmegoût, tous les deux, pour l'argent d'autrui. Voila un lien.
Je suis à vingt pas de la villa qu'habite Geneviève lorsque jevois un monsieur en franchir la grille, s'éloigner. Un homme dequarante ans, environ, grand, maigre, aux longues moustachesblondes. Une minute après, je suis dans la maison et, tout desuite, en présence de ma petite femme. J'ai eu bien tort dem'inquiéter. Elle ne s'est jamais mieux portée. Elle m'a faitvenir, simplement, pour me demander conseil. Il paraît qu'unAutrichien très riche, à qui elle tient la dragée haute, luipromet des ponts d'or si elle consent à l'accompagner à Vienne.
— Tu l'as peut-être vu sortir de la maison? Il me quittait commetu es entré. Un grand, maigre…
— Oui, je l'ai aperçu, en effet; eh! bien?
— Eh! bien, voici: j'accepterais certainement, sous bénéficed'inventaire, si une proposition analogue ne m'était pas faited'un autre côté. Un vieillard, très riche aussi, me propose de lesuivre à Paris, où il rentre demain. Il est fort généreux, je lesais. Et, ce qu'il y a de plus drôle, c'est qu'il porte le mêmenom que toi. Il s'appelle Urbain Randal. Ne serait-il pas tonparent?
— Si; dis-je; c'est mon oncle.
— Ah! dit Geneviève un peu troublée… Ça ne te fait rien?
— Ça me fait plaisir. C'est une canaille. Saigne-le à blanc, mafille. C'est lui qu'il faut suivre.
— C'était mon avis. Je retrouverai toujours l'Autrichien. Mais,quant à ton oncle, comme il est usé au dernier des points… Tusais, il ne va pas bien au tout… La paralysie… Il a déjà eudes attaques…
— Tant pis.
— Et je crois qu'il n'en a pas pour longtemps.
— Tant mieux.
— Tu as l'air de lui en vouloir. Tu me raconteras pourquoi, pas?En attendant, je vais lui écrire de venir me prendre demain matin;et je vais aussi envoyer un mot à l'Autrichien pour l'avertir demon départ.
— Écris-lui avec des larmes dans la voix.
— Tu penses bien, dit Geneviève en trempant sa plume dansl'encrier. Après quoi, je fais fermer ma porte jusqu'à demain; età, nous deux, mon petit voleur chéri…:
Est-elle gentille, hein?
Le lendemain, d'un coin de la gare où je me dissimule habilement,je vois arriver la voiture qui conduit au train de Paris Genevièveet mon oncle. Ah! cette figure de vieux viveur fourbu, ce front oùs'amoncellent des ombres lugubres, ce regard qui jette à la viedes interrogations désolées et ardentes! La voiture s'arrête. Ilen descend, non sans aide, passe à côté de moi, soutenu, portépresque dans un wagon où Geneviève monte derrière lui. Il ne m'apas vu, le malheureux; mais j'ai pu le dévisager; mentontremblant; joues labourées de sillons profonds, moins encore parle temps que par la noce imbécile, échine voûtée, face anxieuseinvinciblement penchée vers la terre, comme dans l'horreur d'yvoir la fosse creusée. Ruine d'humanité; pas belle, à peinemélancolique, bête et sale — comme toutes les ruines…
Je vais m'éloigner lorsqu'un monsieur, escorté de deux laquais,entre dans la gare, se dirige vers le train qui va partir. C'estl'Autrichien. Il suit, pareil au requin qui file le navire,attendant qu'on jette le cadavre à la mer — ou la chair fraîchequi cache l'hameçon.
XXVII — LE REPENTIR FAIT OUBLIER L'ERREUR
Je n'ai passé que vingt-quatre heures à Aix-les-Bains, et je suisparti pour Londres. Cette rencontre inopinée de mon oncle, sivieilli, si cassé, si près de la tombe, a remué quelque chose enmoi. Je ne pourrais analyser ces sentiments; mais je me suisrappelé avec une certaine émotion l'époque où nos rapports étaientmoins tendus, où nous échangions une correspondance amicale, etj'ai voulu revoir ces lettres que j'ai pieusement conservées. Jeles ai lues et relues à Londres, pendant les trois jours que j'ysuis resté, et je me suis même livré à un petit travail d'écriturequi m'a rappelé le temps heureux où j'apprenais à écrire etm'évertuais à imiter, mal d'abord, puis un peu mieux, puis bien,les pleins et les déliés du modèle. Après quoi, je me suis mis enroute pour Paris.
Geneviève, que j'ai prévenue de mon arrivée, est venue me voirsans retard. Elle m'a appris que mon oncle est au plus bas, qu'undénouement fatal est probable à bref délai, et qu'il l'a suppliéede ne pas l'abandonner. Elle ne le quitte donc pas une minute,pour ainsi dire; et c'est sous les yeux de cette courtisane que cemalheureux, qui est millionnaire, qui a une famille, doit mourirs'il ne veut pas crever seul, comme un chien.
— A-t-il peur de la mort? demandé-je.
— Une peur terrible. C'en est effrayant et presque dégoûtant.Heureusement, il a eu une crise hier soir et, depuis, il ne peutplus parler; il comprend encore ce qu'on lui dit. Hier matin, il apu écrire une lettre à son homme d'affaires.
Je prends note de la date. Hier, c'était le 12. C'est ce chiffrequ'il faudra placer au bas du document que j'ai confectionné àLondres avec un si grand soin. Je recommande à Geneviève de mefaire avertir dès que la fin sera proche, et elle part reprendreson rôle de soeur de charité.
— Ce n'est pas amusant, tu sais; mais je comprends bien que maprésence ne sera pas inutile à tes intérêts — à nos intérêts car,à présent, nous ne faisons plus qu'un. C'est beau, de s'entendre,tout de même; c'est comme si on était mariés… Compte sur moi ettiens-toi prêt.
Je suis toujours prêt. Et lorsque le domestique de mon oncle, cematin, vient me chercher «de la part de son maître», c'est avecune rapidité foudroyante que je me précipite dans la rue, que jesaute dans un fiacre, et que je me fais conduire rue du Bac, chezl'abbé Lamargelle. Une demi-heure après, nous montons, cetecclésiastique et moi, l'escalier de la maison du boulevardHaussmann qu'habite mon oncle. Geneviève nous accueille dans lesalon qui précède la chambre à coucher dont la porte, restéeentr'ouverte, laisse passer les râles du moribond; elle nousquitte après que je lui ai recommandé de ne nous laisser dérangersous aucun prétexte. Je prends place dans un fauteuil et l'abbé enfait autant.
— Quelle est cette dame? me demande-t-il.
— C'est ma maîtresse, dis-je; de plus, mon oncle a dû s'efforcerd'en faire la sienne; et enfin, c'est la femme d'un certainDelpich…
— Ah! diable! s'écrie l'abbé. C'est Mme Delpich! Tiens! tiens!… Mais je devine: ce cambriolage qui fit tant de bruit à Bruxelles… Racontez-moi donc l'histoire.
Je raconte; et mon récit, coupé par les exclamations joyeuses del'abbé, est scandé, aussi, par les râles de plus en plus faiblesdu misérable qui agonise derrière le mur.
— C'est vraiment bien curieux, dit l'abbé quand j'ai fini. Cepauvre Delpich! Enfin…Fortuna vitrea… Sa mésaventure ne m'acausé aucun préjudice mais a dérangé certains de mes plans. Ilfaudra même que j'aille en Belgique d'ici quatre ou cinq jours…Vous avez dû faire une bonne affaire, ce soir-là; je ne parle pasde la femme, qui est charmante, mais… À propos d'argent, vousdoutez-vous de ce que sera le testament de votre oncle?
— Tout à fait. C'est moi qui l'ai rédigé, de sa plus belleécriture.
— J'en étais sûr, dit l'abbé. Je le voyais dans votre poche, àtravers l'étoffe de votre redingote. Avez-vous pensé à tout? Lapart à réserver à Mlle Charlotte, par exemple, si l'on vient àretrouver ses traces?
— Hélas! dis-je, on ne les retrouvera jamais, ses traces. J'aifait faire toutes les recherches possibles, et sans résultat. Maconviction est qu'elle est morte, voyez-vous. Mais si, parbonheur, je me trompais…
— Ne m'en dites pas davantage. Je sais bien que vous lui rendrieztoute la fortune de son père; et je crois aussi que vous lagarderiez, elle, n'est-ce pas? C'était une femme.
— Oui. Une vraie femme. Ah! si vous saviez ce que j'ai souffert,quand j'ai vu que je l'avais perdue! Et dire que la vieillecanaille qui crève là…
— Bah! dit l'abbé, le diable est en train de lui tirer les pieds,à votre oncle. Laissez-le faire sa besogne… En somme, le papierque vous avez préparé n'a d'autre raison d'être que de supprimertout testament antérieur et d'aplanir toute difficulté. Enattendant, vous aurez à payer les frais des obsèques…
— Ils ne seront pas fort élevés. Mon oncle demande à être conduitau champ de repos dans le corbillard des pauvres.
— Bel exemple d'humilité! dit l'abbé en riant. Sa résolution serafort commentée, n'en doutez pas, et vous épargnera quelquesbillets de banque. Et pour amuser la paroisse, le service sera dedernière classe, n'est-ce pas?
— La paroisse? Vous plaisantez. Un enterrement civil, s'il vousplaît.
— Ah! ah! ah! s'écrie l'abbé en se tordant de rire. Un enterrementcivil! C'est délicieux! J'avoue que je n'aurais pas pensé à cela.Quelle trouvaille! Mais, continue-t-il en étendant le bras versla porte de la chambre, on n'entend plus rien, là-bas. Non, plusrien. Si vous alliez voir?
J'y vais. Dans le grand lit placé en travers de la pièce une formerigide est étendue; la tête; qui creuse profondément l'oreiller,est émaciée, couleur de cire; et les narines sont pincées; et labouche sans souffle entr'ouverte et les yeux retournés dans leursorbites. Je relève le drap; rien ne bat plus à la place du coeur;la main est froide comme celle d'un… J'appelle l'abbé.
— Eh! bien? demande-t-il en entrant. C'est fini? Je m'en doutais,continue-t-il en se dirigeant vers le cadavre dont il abaisse lespaupières d'un coup de pouce. Y a-t-il un être suprême, oui ounon? Grave question que votre oncle peut maintenant débattre avecRobespierre. Bizarre jusqu'à la fin, votre oncle. Quand on vientle voir mourir, on le trouve trépassé.
— Oui, dis-je, pas de mélodrame possible. Comme ç'aurait été beauet presque neuf, pourtant, l'apparition, à l'heure dernière, duspolié devant le spoliateur!
— Ne rions pas trop fort, dit l'abbé; c'est inconvenant; et, ainsiqu'on l'a dit, la mort n'est pas une excuse. Au fond, cette mort-là, voyez-vous bien, qu'elle eût déplu à certains Grecs, estpresque un symbole. J'ai dans l'idée que la Société crèvera de lamême façon. Cette bourgeoisie, qui est venue de bien bas, netombera pas de bien haut, allez! Que de choses qui font semblantd'être, qu'on croit encore exister, et, qui sont mortes!… Maissongez-vous à votre manuscrit?
Oui, j'y songe. Je vais le placer dans le tiroir d'un petit meubleque je ferme soigneusement et dont je mets la clé dans ma poche.Puis, je sonne les domestiques. Nous sommes à genoux devant lelit, l'abbé et moi, quand ils entrent. Ils éclatent en sanglots.Un si bon maître! Mais l'abbé, qui se relève un instant après moi,essuie leurs larmes d'une seule phrase.
— Il ne faut pleurer que sur la cendre des méchants, dit-il, carils ont fait le mal et ne peuvent plus le réparer!… Commenttrouvez-vous la sentence? me demande-t-il tout bas. Elle n'est pasde moi, mais elle est si bête! Rien de tel comme consolation…
Maintenant, il faut s'occuper des formalités. Les scellés, lesdéclarations, les lettres de faire part; un mort n'est pascomplètement décédé sans toutes ces choses-là.
Le notaire de mon oncle, Me Tabel-Lion, arrive le lendemain dansl'après-midi. Le testament semble l'étonner un peu, mais lui faireplaisir.
— Je suis heureux de voir, Monsieur, me dit-il, que votre oncleest revenu avant de mourir à de meilleurs sentiments. J'avais enmon étude un testament par lequel il vous déshéritait complètementet léguait toute sa fortune à l'Institut Pasteur; il se trouveannulé de plein droit par ce document olographe. Une seule choseme chagrine dans les dernières volontés de votre oncle: cetenterrement civil. Mais enfin, il faut respecter toutes lesconvictions.
J'apprends que la fortune de mon oncle est encore considérable.Me Tabel-Lion parle à demi-voix. Sa bouche s'ouvre du nord-nord-ouest au sud-sud-est. Beaucoup d'officiers ministériels ont de cesbouches en diagonale. J'ignore pourquoi.
L'enterrement. Le corbillard des pauvres se dirigemélancoliquement vers le Père Lachaise. Quelques voituresseulement, derrière. Je suis dans la première avec l'abbéLamargelle qui a endossé des habits civils pour la circonstance;ils ne lui vont pas mal du tout. Les autres voitures contiennentune dizaine de vieux amis de mon oncle, vieux voleursprobablement, et deux ou trois dames parmi lesquelles Geneviève,en grand deuil. Je n'ai pu la dissuader de venir. Même, ce matin,elle m'a fait une scène.
— C'est honteux! m'a-t-elle dit. Tu hérites de plus d'un millionet tu fais faire à ton oncle des funérailles civiles! Oui, je saisbien que c'est toi qui as fabriqué le testament. Tout ça, c'estpour faire des économies. Ah! si ce prêtre qui est ton ami, l'abbéLamargelle, savait ce que tu es! S'il savait!…
Je l'ai laissée dire. Il y a encore de bons sentiments, chez cettefemme-là.
— L'immortalité de l'âme! me dit l'abbé. Les pauvres, même, quivoudraient que l'agonie de l'existence ne finît pas au tombeau!qui portent dignement leur misère — dignement! ça se portedignement, la misère! — dans l'espoir d'une vie à venir!L'exploitation leur brocante le royaume des cieux et ils selaissent faire… Mais du moment qu'ils ne peuvent pascomprendre… vous savez que les imbéciles n'admettent que leschoses très compliquées… Savez-vous quelle est la base de lapropriété, la vraie base? C'est la croyance à l'immortalité del'âme. Méditez ça, quand vous aurez le temps.
Nous arrivons au cimetière. Le caveau de famille est ouvert,laissant apercevoir ses cases, les unes pleines, les autres vides.J'ai mon tiroir là. Il faudra que je le mette en vente. C'est d'unbon débit, paraît-il.
Les vieux amis me serrent la main à la porte du cimetière ets'éloignent. Je reviens boulevard Haussmann avec l'abbé etGeneviève, qui continue à bouder. Le déjeuner nous attend, Nousnous mettons à table; mais je suis dérangé deux ou trois fois pardes fournisseurs qui m'obligent à quitter la salle à manger. Sitôtle café pris, Geneviève, qui se prétend très lasse et très émue,déclare qu'elle veut se retirer, rentrer chez elle. Elle me priede ne pas l'accompagner, promet de venir déjeuner avec moi demain.
— Elle a un drôle d'air, dis-je dès qu'elle est partie.
— Oui, répond l'abbé. Et si vous voulez connaître sa chanson,venez donc chez moi demain matin, à neuf heures et demie. Pendantune de vos absences, tout à l'heure, elle m'a appris qu'elle avaitdes révélations à me faire et je lui ai dit que te l'attendraisdemain à dix heures. Vous écouterez. Ne vous mettez pas martel entête d'avance, sapristi!… Voyons, que joue-t-on aux Variétés, cesoir?
Il va être dix heures et, depuis cinq minutes, j'attends, postédans le cabinet de l'abbé, derrière la porte laissée entr'ouvertequi donne dans le salon où il va recevoir Geneviève, l'arrivée dema petite femme. Je voudrais bien, histoire de tuer le temps,jeter un coup d'oeil sur les nombreux papiers qui couvrent lebureau; malheureusement, c'est impossible; je ne saurai pas encorecette fois-ci quelles sont les occupations exactes de cetexcellent abbé Lamargelle. Mais j'entends résonner le timbre.Voici Geneviève; elle entre dans le salon. Je ne puis rien voir,naturellement, mais je perçois distinctement les paroles. Quelquesphrases de politesse s'échangent d'abord; puis, l'abbé demanded'une voix blanche:
— N'êtes-vous pas mariée, Madame?
— Si, répond Geneviève; je suis mariée; et si vous le voulez bien,monsieur l'abbé, je vais vous exposer d'un seul mot ma situationactuelle: que celui qui est sans péché me jette la premièrepierre!
L'abbé tousse légèrement.
— Si j'ai failli après tant d'années d'une vie sans tache, reprendGeneviève, c'est que les circonstances ont été inexorables.L'auteur de ma perte est M. Georges Randal. Il se dit votre ami,monsieur l'abbé, et vous le croyez un honnête homme. Eh! bien,c'est un voleur.
— Ciel! s'écrie l'abbé. Que m'apprenez-vous là, Madame! Un voleur!
— Oui, Un voleur. Un voleur de la pire espèce. Un vrai brigand! Jevais vous apprendre comment j'ai eu le malheur de tomber entre sesmains…
Et elle raconte notre aventure de Bruxelles, à sa façon, bienentendu. C'est à mourir de rire.
— Je ne pouvais ni me défendre ni crier à l'aide, dit-elle enterminant. Il me tenait au bout de son pistolet et m'aurait tuéeau moindre signe. Ah! certes, j'aurais bravé la mort si j'avaisété en état de grâce; mais je ne m'étais pas confessée depuis deuxmois…: Il a forcé le coffre-fort, le secrétaire; il a pris toutl'argent et, hélas! les lettres de ma mère… Ici, monsieurl'abbé, il faut que je vous révèle un secret de famille. Ma mère aeu un amant. Elle m'écrivait souvent, la malheureuse femme, pourme dire combien elle regrettait sa faute; et mon mari, qui étaitdans la douloureuse confidence, gardait les lettres dans un tiroirde son bureau. M. Randal les a découvertes, et, aussitôt, il a vutout le parti qu'il en pouvait tirer. Sous la menace de toutapprendre à mon père, il a exigé que je me livrasse à lui, que jeprisse l'engagement de ne rien dire et de venir le retrouver àLondres dans les huit jours. Que vous dire de plus? La piétéfiliale, toujours si forte dans le coeur d'une femme; l'a emportéen moi sur toute autre considération. Mon mari, que j'adorais, aété condamné malgré son innocence et je n'ose pas vous dire quelleexistence M. Randal m'a fait mener depuis. C'est la honte deshontes, murmure-t-elle à travers des sanglots.
— C'est effrayant! s'écrie l'abbé. C'est absolument effrayant!M. Randal est un misérable et s'est joué de moi d'une manièreindigne. Mais l'heure du châtiment a sonné. Je vais le fairearrêter tout de suite.
Il se lève, fait deux pas et, tout d'un coup, pousse un cri.
— Impossible! C'est impossible! Nous ne pouvons pas le fairearrêter. Ces lettres de votre mère, qu'il possède, il ne les a pasavec lui, sûrement. Un scélérat aussi endurci prend desprécautions minutieuses. Ces lettres, il les a mises en lieu sûr,les a confiées à un de ses associés; et, sitôt son arrestationopérée, votre père sera mis au courant de ce que vous tenez tant àlui cacher; un scandale terrible éclatera…
— C'est vrai, dit Geneviève de la voix rêche d'une femme prise aupiège. C'est vrai…
— Que faire? demande anxieusement l'abbé. Que faire? Mon Dieu,éclairez-nous… Voici ce qu'il faut faire, reprend-il au boutd'un instant. Je vais m'employer à livrer M. Randal à la justiceaprès lui avoir enlevé les moyens de vous nuire, à vous et auxvôtres. Mais cela demandera du temps. Dans l'intervalle, Queferez-vous, Madame? Voulez-vous me permettre de vous donner unconseil? Vous le suivrez si, comme je le crois, vous avez conservéau milieu de vos erreurs passagères ces sentiments religieux…
— Oh! certainement, interrompt Geneviève avec feu; je suis unecroyante, monsieur l'abbé.
— Eh! bien, vous n'ignorez point qu'il ne suffit pas au pécheur dedétester ses péchés, mais qu'un peu de pénitence est nécessaire.Que penseriez-vous d'aller passer quelques jours dans une maisonde retraite où je vous conduirais, où vous seriez très bien, oùvous pourriez reprendre possession de vous-même et vous préparer àune nouvelle existence?
— Oh! s'écrie Geneviève, quelle joie ce serait pour moi!… Venezme prendre demain à onze heures, je vous en prie, et menez-moidans cette maison. Voici mon adresse. Vous êtes mon sauveur,monsieur l'abbé, vous êtes mon sauveur!…
Elle se confond en remerciements et l'abbé se lève pour lareconduire.
— J'ai promis à M. Randal d'aller le voir aujourd'hui, dit-elle;devrai-je le faire?
— Certainement, répond l'abbé. Un manque de parole de votre partlui donnerait l'éveil. Mettez-le au courant de vos bonnesintentions; cela excitera peut-être en lui un repentir tardif. Etpuis, arrêtez-vous sur votre chemin à Saint-Thomas d'Aquin, etentendez la messe. Ce sera une bonne préparation…
Je n'entends plus rien. Ah! Geneviève de Brabant! Moi qui étais lepetit voleur chéri, l'autre jour, me voilà transformé en infâmeGolo… L'abbé revient.
— J'ai tout entendu, dis-je. C'est extraordinaire, vraiment.
— Oui, répond l'abbé, mais c'est naturel, dans l'état actuel deschoses. Tous les instincts ont été tellement refoulés qu'ils nepeuvent revenir à leur plan normal que par des écarts insensés.Cette femme, qui a l'âme d'une prostituée, est aussi de l'étoffedont on fait les saintes. Elle est, présentement, vierge etmartyre comme les canonisées; elle est hallucinée comme elles;elle a leur méchanceté aveugle, leur fureur de remords etd'expiation, pour elles-mêmes et pour leurs semblables, leur amourdes larmes… Que voulez-vous? C'est, aujourd'hui, en général, laguerre sournoise, lâche et bête de tous contre tous, de troupes defuyards contre des armées de déserteurs. Et, quand on sort de là,tout est en excès et en contrastes; la folie sous toutes sesformes… Enfin, je la conduirai demain dans une maison où on lagardera quinze jours, un mois, le temps qu'il faudra pour que vousterminiez vos affaires ici, ou pour qu'elle change d'idées. Quisait? Peut-être l'y gardera-t-on toujours. Les couvents de femmesvoient quotidiennement leur population s'accroître et la majoritédes malheureuses qui s'y enferment n'a pas, pour s'y cloîtrer, demeilleures raisons que votre maîtresse… Je l'ai envoyée à lamesse afin de vous laisser le temps d'arriver chez vous avantelle. Partez. Hâtez-vous. J'irai vous donner des nouvellesdemain…
Je suis chez moi depuis un quart d'heure lorsque Geneviève arrive, Elle ne boude plus; au contraire, elle est absolument charmante.
— Mon chéri, me dit-elle après déjeuner, il faut que je te fasseun aveu. Tu ne me gronderas pas; ce serait inutile. Ma résolutionest bien prise. La mort de ton oncle m'a profondément troublée,m'a convaincue de l'indignité de la vie que je mène et m'a faitmesurer l'étendue des fautes que je commets chaque jour. Je mesuis résolue à abandonner le monde; Sais-tu comment j'ai passé lamatinée? En prières, à l'église Saint-Étienne du Mont, où reposema bienheureuse patronne. C'est là que Dieu m'a parlé. Il m'a dit:«Ma fille, abaisse-toi et tu seras relevée.» Tu vois que je suisfranche avec toi. Tu m'as entraînée au mal, c'est vrai; mais je tepardonne. Jamais un mot contre toi ne s'échappera de mes lèvres.Je prierai pour toi, pour ta conversion. Oui, je renonce à Satan,à ses pompes…
Je m'y oppose formellement, au moins pour le quart d'heure.Geneviève est très alléchante dans ses vêtements de veuve et… etje pense que Samson ne devait pas s'embêter avec Dalila, chaquefois qu'elle avait tenté sans succès de le trahir.
Geneviève ne m'a quitté que vers minuit; et je me suis endormi peuaprès en pensant à cette mort inattendue de mon oncle — cet hommeque je haïssais tant — qui ne m'a causé aucune émotion, ni detristesse ni de joie, qui ne m'affecte pas plus que l'événement leplus banal de mon existence; à cette trahison ridicule deGeneviève, qui pouvait m'être si funeste et qui me laisseabsolument froid. Je crois que l'homme est comme insensibilisé, àcertains moments, et sans aucune raison. Et je songe aussi, touten cédant au sommeil, à l'abbé qui doit venir m'apprendre commentles choses se sont passées, demain, vers deux heures.
Mais il est à peine midi lorsqu'il arrive.
— Eh! bien, dit-il, l'oiseau était envolé. Je n'ai trouvé que deuxlettres; l'une d'excuses, pour moi; et l'autre qu'on me charge devous remettre.
Je déchire l'enveloppe, Geneviève m'apprend qu'elle quitte Parisavec l'Autrichien: C'est un homme qui a des sentiments religieuxtrès prononcés et elle est certaine de faire son salut avec lui.Si jamais nous nous revoyons, nous serons bons amis, Du moins,elle l'espère.
— Ma foi, dit l'abbé après avoir lu la lettre que je lui aipassée, ce qui arrive ne me surprend qu'à moitié. Je m'attendais àquelque chose d'illogique. Cette pauvre femme, voyez-vous, n'a pasbeaucoup la tête à elle. Elle vous enverrait à l'échafaud ou sejetterait dans le feu pour vous avec la même facilité. La libertédont elle jouit maintenant, et qui l'affole, lutte en elle avecles vieilles habitudes du servilisme. Son cas n'est pas rare.Toutes ses faussetés, ce sont des désirs d'actes, des pruritsd'action, qui se résolvent en impostures. L'impuissance oul'hésitation à agir créent le mensonge; voilà pourquoi il estaussi commun aujourd'hui. Au fond, que désirait-elle, votre amie,sans même en avoir conscience? Se débarrasser de vous, simplement,afin d'avoir son entière indépendance. Et voyez quels détours ellea été prendre, lorsqu'il lui était si facile — et elle le savait —de s'entendre avec vous; voyez quelles combinaisons baroques sonesprit a été chercher! Il y a là-dessous quelque chose deterrible: la crainte, la honte de l'action directe.
— Terrible, certes, mais si fréquent! Le joug vermoulu de lamorale imbécile est encore tellement lourd!
— Oui, dit l'abbé, l'esprit des hommes est peuplé de terreurs. Laloi divine, pour faire obéir à la loi humaine, et la loi humaine,pour faire obéir à la loi divine, sèment l'épouvante dans notrecoeur. La voix de ce qu'on appelle la conscience, qui ne trouvepas d'écho dans les cerveaux pleins, résonne si fort dans lescerveaux vides! Et la conscience — interprétée, ainsi qu'ellel'est d'ordinaire, comme un privilège strictement humain— laconscience, c'est la Peur… Enfin, vous voici veuf. Profitez dutemps qui vous est laissé, car votre amie pourrait avoir desremords. Elle en aura même certainement. Tâchez d'être loin quandla crise se produira et qu'elle viendra implorer votre pardon.Nolite confidere hominibus, ni aux femmes repentantes… Combiende temps pensez-vous rester à Paris?
— Quinze jours, environ. Après quoi, j'irai régler mes affaires à Londres et partirai je ne sais où.
— Excellente idée. En vous mettant en route pour ce pays-là,passez donc par Bruxelles. Vous m'y trouverez, j'y vais après-demain et j'y resterai un mois.
— Bon. Il faudra que je vous charge d'une commission auprès d'uninsoumis qui doit avoir fini un petit travail pour moi; vous luidirez de me l'envoyer. Et puis, moi, en quittant Londres, je vousapporterai des papiers que j'ai volés à droite et à gauche, quej'ai conservés sans même en prendre connaissance, le plus souvent,et qui pourront vous être utiles.
— C'est fort possible, dit l'abbé. Merci. Et merci encore,d'avance, pour le déjeuner que vous allez m'offrir quelque part;un déjeuner d'héritier, hein?
XXXVIII — DANS LEQUEL ON APPREND QUE L'ARGENT NE FAIT PAS LEBONHEUR
C'est très long à régler, ces affaires d'héritage. Les formalités,le fisc, l'enregistrement, les officiers ministériels; ça n'enfinit pas. Enfin, Me Tabel-Lion vient de m'annoncer qu'il peutmaintenant se passer de ma présence. Il conserve, d'après lestermes du testament, la part qui revient à Charlotte, au cas oùl'on retrouverait ses traces dans les délais légaux; et j'ailaissé des fonds suffisants pour défrayer toutes les recherchespossibles; sans grand espoir, malheureusement. D'après les comptesapproximatifs du notaire, qui a encore des immeubles à mettre envente, entre autres la villa de Maisons-Laffitte, la fortune demon oncle monte à un joli total. En chiffres ronds, je possède àl'heure qu'il est deux bons petits millions; dont les deux tiers,ou peu s'en faut, dus aux filouteries avunculaires et le reste àmes propres larcins. «Bien mal acquis ne profite jamais.» On verraça. Que vais-je faire de mon argent? Je suis en train de me ledemander.
L'abbé m'a fait envoyer par l'insoumis mon rapport sur lesétablissements pénitentiaires de Dalmatie, C'était un gros cahierde 500 pages couvertes d'une écriture presque illisible; pourtant,par-ci par-là, j'ai cru reconnaître des phrases deTélémaque.Saine littérature. J'ai expédié le rapport à qui de droit et, ensigne de satisfaction complète, 499 francs 75 centimes àl'insoumis. J'ai retenu le timbre, en ma qualité de capitaliste.Le rapport m'a fait songer à Montareuil, que j'ai été voir. Il m'areproché de ne lui plus rien donner pour sa «Revue», qui se vendtrès bien, mais marcherait encore mieux avec ma collaboration. Sesreproches n'ont pas été longs, par bonheur, car il était obligéd'aller se faire inoculer contre quelque chose. Je ne sais pasquoi. Le farcin.
J'ai été aussi faire deux ou trois visites à Margot, qui esttoujours au mieux avec son ministre auquel, m'a-t-elle assuré,elle a souvent parlé de moi comme d'un homme d'avenir. On n'estpas plus charmante. Je n'ai pas oublié Ida, dont les affairesprospèrent. Sa clientèle s'accroît tous les jours. Voilà ce quec'est que d'avoir abandonné le vieux système des opérations àterme. Cependant, je suis las de m'entendre féliciter sur ma bonnefortune et j'aurais déjà quitté Paris si je n'avais reçu, avant-hier, une lettre de Courbassol qui m'invite à venir lui parler auministère.
Dans dix minutes, ce sera une affaire faite. J'attends en effet,dans l'antichambre du cabinet ministériel, en compagnie desolliciteurs de différents âges et de différents sexes. Cesquémandeurs, aux figures, basses, ont l'air très content d'avoirété admis ici, d'avoir été autorisés à venir tendre leur sébile,mendier une faveur ou une aumône; oui, ils paraissent satisfaitset glorieux. Vauvenargues avait raison: la servitude abaisse leshommes jusqu'à s'en faire aimer. Une jeune femme assise en face demoi, une grande jeune fille plutôt, paraît seule ne point partagerles sentiments de ses voisins. Son beau visage, très sérieux, trèsfier, porte une tristesse qui veut rester muette; on dirait…
Mais la porte s'ouvre. Un vieillard sort du cabinet, un vieillardcassé, chancelant, à la face hâve et hagarde; un spectre, unfantôme. Il ne me voit pas; il ne voit rien; ses yeux, comme lavéspar les larmes, perdent leurs regards dans le vague. Mais, moi, jele reconnais. C'est Barzot… Un journal m'a appris, hier soir,qu'il allait donner sa démission. La grande jeune fille s'estlevée, s'approche de lui, le soutient, l'aide à traverserl'antichambre. Sa fille, sans doute; celle à laquelle il rêvait dedonner Hélène pour belle-mère. Ah! pitié…
C'est mon tour. L'huissier m'introduit en s'inclinant à 90 degrés,et je me trouve devant Courbassol. Le Courbassol que j'ai vu àMalenvers; le même regard fuyant, la même physionomie vulgaire, lamême lèvre immonde. La même voix, aussi, pendant qu'il me ditcombien il est heureux de faire ma connaissance, combien monrapport sur les prisons de Dalmatie était remarquable.
— Un travail de tout premier ordre, Monsieur! Vous avez rendu, enl'écrivant, un véritable service à l'administration. Je saisbeaucoup de gré à Mlle de Vaucouleurs, dont la famille était,paraît-il, fort liée avec la vôtre, de vous avoir désigné àl'attention du gouvernement. Mais croyez bien que son interventionn'a fait que précipiter les choses, car votre mérite est de ceuxqui ne peuvent passer inaperçus. Gouverner, c'est choisir. Etnous, qui sommes placés au pouvoir par la démocratie triomphante,ne saurions l'oublier. Vos articles dans la «Revue Pénitentiaire»ont été fort remarqués en haut lieu; et nous n'ignorons point quec'est à votre beau talent d'ingénieur que le monde doit laconstruction, à l'étranger il est vrai, de ce magnifique ouvraged'art… cet aqueduc… ce viaduc… à… à… Mlle de Vaucouleursme citait hier encore le nom de la localité…
—A Nothingabout, dis-je avec aplomb. C'est un viaduc; mais,comme il supporte une conduite d'eau, c'est par le fait unaqueduc.
— Voilà ce que je voulais dire, affirme Courbassol. Eh! bien,Monsieur, j'ai pensé qu'il ne vous déplairait peut-être pas deconsacrer au bien public votre intelligence et votre énergie.Plusieurs sièges sont actuellement vacants à la Chambre: et sivous vous décidiez à poser votre candidature dans tel ou telarrondissement, candidature vraiment démocratique, c'est-à-direprogressiste autant que modérée, l'appui du gouvernement ne vousferait pas défaut. Vous réfléchirez, si vous voulez bien; et vousvous convaincrez que votre place est parmi nous.
Il y a beaucoup de vrai là-dedans. Pourtant, je déclare que je neme sens pas mûr pour la vie politique. Quelque chose me manqueencore. Je ne saurais dire quoi.
— Vous vous réservez, dit Courbassol en souriant. Soit. Nous vousforcerons la main. Je m'arrangerai de façon à ce que vouspuissiez, pour le 1er janvier, placer quelque chose à votreboutonnière.
Je me récrie; mais le ministre me ferme la bouche.
— J'y tiens, dit-il; après les douloureux incidents de ces tempsderniers, le ruban rouge a besoin d'être réhabilité. Mais, aufait: peut-être auriez-vous préféré les palmes académiques? L'unn'empêche pas l'autre. Un mot de moi à mon collègue del'Instruction Publique…
Non, non; Mazas, si l'on y tient, mais pas ça. Le ministre,heureusement, n'insiste pas. Il me fait promettre de ne pointoublier ses réceptions. Mme Courbassol, assure-t-il, sera charméede faire ma connaissance…
Je ne puis m'empêcher de penser, en quittant le ministère, que jerencontrais tous les jours, parmi les criminels, des hommes dontl'intelligence, le savoir et la pénétration auraient fait honte àces législateurs, à ces prébendés du suffrage universel. Et quantà la probité, à la dignité personnelle… Cependant, ce sont cesgens-là qui garantissent la sécurité… Alors, pourquoi existe-t-il des Compagnies d'assurance contre le vol? Qui distribuent lajustice… Alors, pourquoi ne suis-je pas en prison, et d'autresavec moi?… Qui maintiennent l'ordre, cet ordre si beau, sigénéreux, si grand, établi pour l'éternité… Et ta soeur?
— Ma soeur, elle est heureuse, me dit Roger-la-Honte que j'ai étévoir en arrivant à Londres. Oui, Broussaille est très heureuse.Dans un voyage à Paris, elle a rencontré un vieux qui s'ennuyait,un ancien magistrat; il s'appelle… ah! M. de Bois-Créault. Tusais bien? Il y a eu un procès, un tas d'histoires; son fils a ététué, sa femme s'est donné la mort. Enfin, il s'embêtait, ce vieux;il était presque ruiné, mais il avait encore quelques sous et unepropriété en Normandie. C'est dans l'une que Broussaille est entrain de s'approprier les autres; d'ici un mois la propriété seravendue et ma soeur rentrera ici avec le produit de la vente. Quantà moi, je suis revenu au bien, pendant ton absence.
— Pas possible! Retourne donc tes poches, pour voir.
— Si tu veux. Tiens, des prospectus, des imprimés de tous lesformats. Tu vois les en-têtes?Agence internationale derenseignements commerciaux. C'est à moi, cette agence-là. Lesbureaux sont dans la Cité; mon employé de confiance, c'estStéphanus. Quelque chose de sérieux, tu sais. D'ailleurs, regarde:Maison fondée en 1837. Nous renseignons les commerçantscontinentaux sur la solvabilité des gens qui, d'ici, leurproposent des affaires…
— Et vous renseignez les gens qui proposent les dites affaires surle degré d'ingénuité desdits commerçants. Oserai-je croire quevous faites quelquefois, en-dessous, des propositions vous-mêmes?
— Tu peux tout oser, répond Roger-la-Honte. Le principal, c'estque l'affaire marche déjà; et elle marchera mieux encore avantpeu. Aussi, je vais pouvoir bientôt partir pour Venise. Monassocié s'occupera de la maison durant mon absence, À propos,sais-tu qui c'est, mon associé? Devine… Tu ne pourrais jamais;j'aime mieux te le dire. C'est Issacar.
— Issacar! Comment? Cette crapule d'Issacar?
Mais le voici justement qui entre, qui s'avance vers moi, la maintendue.
— Si vous ne voulez pas que je crache dedans, lui dis-je, vousallez m'apprendre tout de suite quel rôle vous avez joué, àl'époque où vous étiez mouchard à Paris, dans l'arrestation deCanonnier.
— Un rôle très avouable, répond Issacar d'une voix ferme. J'aifait tout mon possible, une fois que j'ai vu qu'il était votreami, pour lui permettre d'échapper. Croyez-vous que j'aie étévotre dupe, lorsque vous m'avez rencontré rue Saint-honoré et aveztant insisté pour m'emmener déjeuner? Pas un instant. Si je vousai quitté si lestement rue Lafayette, c'est parce que j'avaisreconnu votre ami dans sa voiture et que j'avais reconnu aussi unde mes collègues, à ses trousses. Un collègue qui me surveillaitmoi-même, entre parenthèses. Je l'ai empêché d'opérerl'arrestation de Canonnier à la gare du Nord et je l'ai encoreempêché de télégraphier à la frontière. Pourquoi êtes-vous restésà Bruxelles?… Si vous aviez eu confiance en moi, cher monsieurRandal, rien de ce qui s'est produit ne serait arrivé. Cetteaffaire ne m'a pas porté chance, à moi non plus. On m'avait promisde me nommer préfet et je n'ai pu obtenir qu'une place de sous-préfet.
— Où vous vous êtes fort bien conduit, du reste. Vous êtescertainement l'auteur principal de cet épouvantable crime qui aindigné le monde entier, et qui a dû vous paraître tellementodieux à vous-même que vous avez abandonné l'administration.
— Je ne veux rien discuter, répond Issacar nerveusement. Vousignorez les causes, permettez-moi de vous le dire, et vous êtesmal placé pour juger les effets. Mais, pour revenir à Canonnier,avez-vous de ses nouvelles?
— Oui, j'en ai eu à Paris.
— Alors, vous savez qu'il est encore au dépôt de l'île de Ré; onretarde autant que possible son départ pour Cayenne, car on craintune évasion. Il n'y a rien à tenter en sa faveur, quant à présent.Une fois qu'il sera là-bas, ce sera autre chose, Je serai informéet vous tiendrai au courant. Je vous serai même utile, si vous ledésirez… Pensez de moi ce que vous voudrez, mais soyez convaincude ceci: lorsque j'ai dit à un homme qu'il peut avoir confiance enmoi, je ne le trahis pas.
C'est bien possible, après tout. Qu'est-ce qui n'est pas possible,aujourd'hui?… Ainsi, cette vieille toquée d'Annie pleure commeune Madeleine parce que je viens de lui annoncer mon départdéfinitif. Je lui laisse la maison et tout ce qu'elle contient,cependant; et de l'argent. Et son fils, qui sera libéré bientôt,va revenir auprès d'elle. Malgré tout, elle pleure à chaudeslarmes. Ça n'a pas le sens commun.
— Tu devrais venir avec moi à Venise, me dit Roger-la-Honte quim'accompagne à la gare le matin où je quitte Londres.
Je devrais peut-être, mais je ne peux pas. Il faut que j'aille àBruxelles; pour porter à l'abbé Lamargelle les papiers que je luiai promis. Mais aussi pour autre chose.
Il me serait difficile d'exprimer ce que j'éprouve, depuisquelques jours. Une sensation de lassitude énorme, d'ennui sansfin. La fatigue qui fond sur vous et vous brise; tout d'un coup,quand vous arrivez à l'étape après une marche forcée. Il me sembleque de l'ombre s'épaissit, autour de moi; et, dans cette brume,les lueurs moribondes des souvenirs se ravivent étrangement.Hélène!… Je pense à elle, malgré moi, sans trêve. Il faut que jelui parle, il le faut; pour lui dire… ah! je ne sais pas pourquoi lui dire. Je sens seulement qu'elle doit éprouver un peu ceque j'éprouve; qu'elle a les travers de mon esprit et les maladiesde mon coeur; qu'elle fut, comme moi, sans enfance et sansjeunesse; et que peut-être… Toujours peut-être!…
XXIX — SI LES FEMMES SAVAIENT S'Y PRENDRE.
J'aurais mieux fait, certainement, de ne pas aller voir Hélène.J'y ai été, poussé par une force qu'une autre force semblaitdésavouer en moi, machinalement, lourdement incertain du résultatd'une tentative que je risquais presque malgré moi, avec une sortede conviction désespérée de l'inutilité de l'effort. Je ne merappelle plus ce que j'ai dit, ni comment j'ai parlé. J'ai racontédes choses vagues sur ma nouvelle situation, mon désir de menerune existence calme… et je sentais le regard narquois d'Hélènepeser sur moi, je voyais le pli de l'ironie se creuser à seslèvres, et j'avais soif que son rire éclatât, que ses sarcasmesvinssent m'arracher à moi-même, me délivrassent de la torpeurmorale qui engourdissait ma volonté.
Mais elle a laissé tomber une à une mes paroles sans couleur et,quand j'ai eu fini, m'a répondu sur le même ton. Elle m'a parlé deses affaires qui n'allaient pas trop mal, sans aller tout à faitbien; de ses projets sur lesquels il était inutile de s'étendre,car il faudrait sans doute les modifier plusieurs fois; de sesespoirs qu'elle considérait comme chimériques, par prudence. Ellem'a parlé de son père, en faveur duquel elle savait qu'il n'y arien encore à tenter; elle m'a rappelé notre aventure, le jour oùje l'ai vue pour la première fois; notre course folle, la nuit,dans la petite voiture.
— Vous souvenez-vous? Avais-je peur! Peur de cette existence quin'a rien de terrible, sinon sa platitude. J'avais bien tort, jel'avoue, et comme vous avez eu raison de traiter ainsi qu'elles leméritaient mes appréhensions de petite fille! J'étais faite pourla lutte, cette belle lutte qui vous ennoblirait si elle ne vousravalait pas autant. Elle est intéressante, je ne dis pas. Dès lepremier jour, on s'aperçoit que les positions extra-légales qu'onrêve de conquérir sont occupées par les honnêtes gens. Peu après,on découvre qu'il n'y a pas plus d'élégance dans le vice qued'originalité dans le crime. On conclut enfin que tout est bienvulgaire, à droite ou à gauche, en haut ou en bas. Pas de types.Pas de victimes naïves, de scélérats parfaits. Des réductions defilous et des diminutifs de dupes, des demi-fripons et des quartsd'honnêtes gens. Hypnotisés de la spéculation, convulsionnaires del'agiotage, possédés du Jeu, qui ne seraient pas trop méchants, aufond, s'il n'y avait pas l'argent. Mais le Maître est là. Tout çava, vient, se presse, se bouscule, s'assomme pour lui plaire. Ilfaut bien assommer aussi un peu, n'est-ce pas?… On dirait quevous frissonnez? Quoique nous ayons fait, mon cher, nous aurionstort de nous en vouloir à nous-mêmes. J'espère que vous n'avez pasde remords, hein?
Et je pensais, en écoutant cette jeune femme belle, intelligenteet gracieuse, dont la voix riche et captivante sonnait commel'harmonieuse essence du luxe dans lequel elle vit, je pensais àce vieux Paternoster, que j'ai tué, à cette petite Renée, qu'ellea tuée… Pourquoi?…
— Vous avez l'air tout drôle, a t-elle repris. Votre nouvellefortune, sans doute! Que voulez-vous? Nous, les aventuriers, noussortons de la Société pour arriver à y rentrer. C'est un peudérisoire, mais qu'y faire?… Oui, vous semblez bien préoccupé.Ne seriez-vous pas amoureux, par hasard?… Une idée! Vous m'aimezpeut-être?
— Je n'en sais rien, ai-je répondu, prononçant les mots comme enrêve.
— Vous n'en savez rien! C'est gentil. Vous me laissez del'espoir, au moins!… Voyons, voulez-vous que je vous aide àparler? Voulez-vous que je vous apprenne ce que vous vous êtes ditce matin, ou hier… mettons avant-hier? Vous vous êtes dit: «Jevais aller voir Hélène, lui raconter… n'importe quoi… Ellecomprendra; elle voudra bien: Nous partirons ensemble; nous,ferons notre nid quelque part, nous vivrons comme deuxtourtereaux…» Et vous en êtes resté là; Moi, je vais vous direla suite. Les tourtereaux ont eu trop d'aventures pour pouvoirs'aimer d'amour tendre. Leur amour ne sera pas la douce affectionqu'il devrait être, mais une halte dans une oasis trop verdoyanteet aux senteurs trop fortes, entre deux courses effrénées dans ledésert où les ossements blanchissent au-dessous du vol noir desvautours. Bientôt, ils se regarderont avec colère; ils sedonneront des coups de bec et s'arracheront les plumes; ilsrenverseront le nid et s'envoleront à tire d'aile, chacun de soncôté, blessés et meurtris pour jamais, avec le coeur ulcéré par lahaine. Oui, voilà ce qui arrivera… Allons, a-t-elle repris en serapprochant de moi, soyez raisonnable et regardez les réalités enface. La solitude vous pèse; soit. Mais la femme qu'il vous fautn'est pas une femme dont l'esprit soit alourdi et obscurci parl'amertume des souvenirs, dont le visage, ombré par les soucis etles angoisses du passé, évoquerait en vous le spectre des jourstroublés. C'est une femme qui n'aurait connu que les naïvetés dubonheur; dans les yeux de laquelle l'espoir seul rayonnerait, etnon pas la lueur ardente des souvenances que vous voulez chasser.
— Des mots! Des mots! me suis-je écrié, profondément ému par cesparoles qui traduisaient, nettement; les sentiments confus quim'avaient fait hésiter à parler, qui, en ce moment encore,entravaient ma volonté.
— Non, a repris Hélène, pas des mots. Des faits. La femme qu'ilvous faut, vous la trouverez puisque vous êtes riche; mais elle nesaurait être moi. Oh! je comprends votre état d'esprit; j'ai passépar-là, moi aussi. Tenez, je vais vous le dire: j'ai fait ce quevous faites aujourd'hui. Un jour, il y a longtemps déjà, j'étais àLondres, dans une grande détresse morale. J'ai pensé à vous. J'aipensé… ce que vous pensez à présent. J'ai voulu aller vous voir,vous dire les choses mêmes que vous désiriez me dire ce matin.Mais vous étiez absent; pour plusieurs mois, m'a-t-on assuré.D'abord, j'ai été désespérée. Puis, peu à peu, je suis arrivée àcomprendre qu'il était mieux, pour vous et pour moi, que jen'eusse pas pu vous parler. Oui, cela valait mieux…
Sa voix s'est altérée, brisée par une émotion dont elle n'étaitplus maîtresse. Elle s'est levée.
— Quittez-moi, m'a-t-elle dit; je vous en prie. Tout est gâté,souillé, il y a de l'amertume sur tout. Il faut nous taire,puisque nous le savons. Pourtant, ne croyez pas… Écoutez; sivous avez jamais besoin de moi, appelez-moi. Je vous jure que jeviendrai…
Oui, j'aurais mieux fait de ne point aller voir Hélène.
Tout semble s'être subitement desséché et endurci en moi.J'éprouve un resserrement intérieur de plus en plus étroit,torturant; Je l'aime, cette femme, et plus que je ne le croyais,sans doute… Et j'aurais pu la prendre, après tout, la voler — etle bonheur avec elle. — Il en eût valu la peine, ce dernier vol!J'aurais pu… si j'avais pu…
Si les femmes savaientSi les femmes savaient s'y prendre…
comme dit la chanson. Et les hommes, donc! — Même ceux qui sontdes hommes…
Et si tout le monde savait s'y prendre!…
XXX — CONCLUSION PROVISOIRE — COMME TOUTES LES CONCLUSIONS
— Ma foi, dit l'abbé Lamargelle comme nous achevons de déjeuner àl'hôtel duRoi Salomon, on ne mange pas mal, ici; pas mal dutout. Maison louche, mais cuisine parfaite. J'avoue que je suisgourmand et qu'un bon repas me fait plaisir. Lacordaire a parlédes «mâles voluptés de l'abstinence.» Mâles voluptés! Comme c'estmâle et voluptueux, de se priver de quelque chose! Vous ne trouvezpas?… Ce café est excellent… Voyons, ne faites donc pas cettemine-là. Prenez un air réjoui, que diable! Puisque vous êtesmillionnaire, laissez-le voir. Ce n'est qu'à-moitié déshonorant.Lorsque j'aurai trouvé dans ces paperasses les éléments d'unefortune égale à la vôtre, continue-t-il en désignant un grospaquet de papiers déposé sur une petite table, vous verrez quelleallure je saurai me donner…
— Ce sera différent, dis-je; vous avez sans doute un but dansl'existence, une idée… Moi rien.
— Je voudrais bien être à votre place, Vous n'avez pas de but dansl'existence? Continuez. Contentez-vous de vivre pour vivre. Lamaladie, assurent les hygiénistes, est une tentative du systèmepour s'accommoder aux mauvaises conditions du milieu dans lequelil se trouve. Le vol n'aura été pour vous qu'un essaid'acclimatation à la Société.
— Votre gaîté est plutôt grave.
— Je l'admets. Eh! bien, si vous tenez absolument à vous chargerd'un idéal, vous en avez un tout trouvé: continuez encore. Volez,volez. Idéal, pour idéal, du moment que nous le cherchons en-dehors de nous, le crime en vaut un autre. Et quelle lumière ilprojette sur le présent, et même sur l'avenir, et même sur lepassé! Tenez, j'ai appris hier qu'un de mes anciens élèves, unmarquis authentique, grand nom, grande noblesse, vient d'êtrearrêté à Paris en flagrant délit de cambriolage. Comprenez-vous lasignification du fait? Découvrez-vous, autrement que les gazetiersà la solde de Prudhomme, le sens de cet incident? Il me semblevoir, moi, dans l'acte courageux de ce descendant des croisés, laseule protestation vraiment grande et vraiment digne qu'ait jamaisfait entendre la noblesse dévalisée contre les spoliations despillards de 89. Acte énorme, oui, quelles que soient lesproportions auxquelles on le réduise pour le moment, qui porte unverdict sur le passé de la bourgeoisie et manifeste son futur.D'ailleurs, il est inutile de jouer sur les mots. Dans un monde oùl'Abdication n'est pas seulement une Doctrine, mais une Vie, lamarche de l'humanité, en avant ou en arrière, n'a pu et ne peutêtre déterminée que par des actes que les lois qualifient decrimes ou de délits de droit commun. Malheureusement, il ne suffitpas d'être un criminel, même un grand criminel, pour être uncaractère. L'individu, à présent, est non seulement hors la loi;il est presque hors du possible. L'humanité possède l'unité et lemoi commun dont parlait Jean-Jacques. Elle n'a plus qu'une face.Et sur cette face, pâle d'épouvante, s'est collé le masque menteurdu scepticisme, La raison d'être contemporaine? «J'ai peur de moi;donc, j'existe.» Époque de cannibalisme silencieux et craintif.L'homme ne vit plus pour se manger, comme autrefois; il se mangepour vivre. Je ne crois pas qu'en aucun siècle le genre humain aitautant souffert qu'aujourd'hui…
— C'est mon avis dis-je. Mais, vous savez, on prétend que notreépoque est une époque de transition.
— Mensonge! s'écrie l'abbé. Notre époque est une époqued'accomplissement. L'humanité le comprend vaguement; et c'est pourcela qu'elle a si peur, qu'elle est si lâche… Notre systèmesocial mourra bientôt, dans l'état exact où il se trouveactuellement, et il périra tout entier. Aucun changement nes'accomplira qui puisse établir un lien moral entre ce qui estencore pour un temps et ce qui sera bientôt. Notre civilisation?On peut la définir d'un mot; c'est la civilisation chrétienne.L'influence du christianisme? Elle n'existe point par elle-même.Sa mission a été de diviniser les anciens crimes sociaux; Sonaction n'a été que celle de la corruption des sociétés antiques,de plus en plus atroce et galvanisée par des signés de croix.L'idée chrétienne? Une nouvelle serrure à l'ergastule; centmarches de plus aux Gémonies. Le génie du christianisme? Unecamisole de force. «Jésus, dit saint Augustin, a perfectionnél'esclave.» Oh! cette religion dont les dogmes pompent la force etl'intelligence de l'homme comme des suçoirs de vampire! qui neveut de lui que son cadavre! qui chante la béatitude des serfs, lajoie des torturés, la grandeur des vaincus, la gloire desassommés! Cette sanctification de l'imbécillité, de l'ignorance etde la peur!… Et cette figure du Christ, si veule, si cauteleuse,si balbutiante — et si féroce! — Ce thaumaturge ridicule! Je disridicule, remarquez-le, parce que je crois à ses miracles. Ilssont si puérils, à côté de ceux qu'on a faits depuis, en son nom!Nourrir quatre mille hommes avec sept pains, quelle plaisanterie!Le capitalisme chrétien n'en est plus là. Avez-vous vu, parexemple, ces budgets d'ouvrières, établis par des personnescompétentes, et qui accordent à ces favorisés du ciel 65 centimespar jour pour vivre? Et l'on suppose, ne l'oubliez, pas, quellestrouvent de l'ouvrage comme elles veulent. Et il paraît qu'ellessont rassasiées. Voilà un miracle!… Avez-vous pensé quelquefois,aussi, à ce Simon le Cyrénéen, qui revenait des champs, et auquelon fit porter la croix du personnage? Il revenait des champs! Vousentendez? Eh! bien, ils en ont encore l'épaule meurtrie, de cettecroix, ceux qui travaillent!… Notre monde occidental les traînecomme un boulet, les traditions chrétiennes. Mais des races,s'éveillent là-bas, à l'Orient, libres de ces entraves etdestinées, sans doute, à nous délivrer de nos liens, de nosrêveries de ligotés au pied d'un gibet, de notre spiritualismeabject et peut-être de nos turpitudes morales. L'avenir, ça…Pour le présent, nous sommes condamnés au désolant spectacle del'harmonie du désordre et de la symétrie de l'incohérence.Rappelez-vous les événements auxquels vous avez été mêlé, lesêtres dont l'existence a coudoyé la vôtre. Des hallucinés ou desimbéciles. Tous! Tous ceux que vous avez pu voir! Et partout,démence, insanité, aberration, folie!… «La maladie est l'étatnaturel du chrétien», a dit Pascal. Hélas!…
— Si vous pensez ce que vous dites, m'écrié-je malgré moi,pourquoi portez-vous votre robe?
— Pour m en servir! répond l'abbé en se levant avec un grandgeste. Afin de m'en servir pour moi-même, pour mes intérêts, pourmes idées — des idées que j'ai et que je crois grandes,quelquefois! — Dites donc! pourquoi portent-ils des couronnes, vosrois? des armes, vos soldats? des toges, vos professeurs? dessimarres, vos juges? Moi qui suis une force, qui veux être unhomme et faire des hommes, il me serait impossible d'exister si jene portais pas cette défroque. J'aurais l'air d'exister par moi-même! Comprenez vous?…
Il reprend — et sa face s'illumine d'un éclat étrange, et songeste s'élargit et sa voix tonne.
— Mes idées! La seule idée: l'idée de liberté. Ah! je n'ignore pasles efforts tentés par des Hommes, au milieu de l'indifférenceterrifiée des foules, pour faire jaillir la grandeur de l'avenirde l'atrocité bête du présent. Tentatives généreuses qui furent etresteront sans résultats, parce qu'on ne peut évoquer les réalitésdu milieu des impostures — parce qu'il faut écraser définitivementle mensonge pour qu'apparaisse la vérité. — Âmes labourées par ladouleur, cerveaux déchirés par l'angoisse, vous demeurerezinfertiles; rien ne germera dans le sillon qu'a creusé en vous lesoc du désespoir et qui sera comme l'ornière veuve de grain oùroule la meule de torture. Il y a si longtemps que la Parole acessé d'être un Fait! que le Verbe n'est plus qu'une arme fausséedans la main gauche des charlatans!… Pourtant, j'espère. Notreépoque est tellement abjecte, elle a pris si lâchement le deuil desa volonté, notre vie est tellement lamentable, cette vie sansardeur, sans générosité, sans haine, sans amour et sans idées, quepeut-être écouterait-on un apôtre — un apôtre qui aurait lavolonté, la volonté tenace de se faire entendre. — Un apôtreserait un Individu, d'abord — l'Individu qui a disparu. — Le jouroù il renaîtra, quel qu'il puisse être et d'où qu'il vienne, qu'ilsoit l'Amour ou qu'il soit la Haine, qu'il étende les bras ou quesa main tienne un sabre, l'univers actuel sera balayé comme uneaire au souffle de sa voix et un monde nouveau s'épanouira sousses pas. C'en sera fini, de cet immense couvent de la Sottisemeurtrière dont les murs, étayés par la peur, étouffent mal lessanglots de la vanité qui s'égorge et les hurlements de la misèrequi se dévore; de ce monastère de la Renonciation Perpétuelle oùl'humanité, le bandeau de l'orgueil sur les yeux, s'est laisséepousser par la main crochue du mauvais prêtre et verrouiller parles doigts rouges du soldat; de ce cloître où les Foules, lecarcan de leur souveraineté au cou et les poignets saignant sousles menottes de leur puissance absolue, pantèlent, prosternéesdevant leur idole — leur Idole qui est leur Image — en attendantque leur Providence, qui est l'État, entrebâille le guichet parlequel, de temps en temps, elle laisse apercevoir la manne, àmoins qu'elle ne préfère ouvrir à deux battants la grande porte —celle qui conduit à l'abattoir. — Oui, le jour où l'Individureparaîtra, reniant les pactes et déchirant les contrats qui lientles masses sur la dalle où sont gravés leurs Droits; le jour oùl'Individu, laissant les rois dire: «Nous voulons», osera dire:«Je veux»; où, méconnaissant l'honneur d'être potentat enparticipation, il voudra simplement être lui-même, et entièrement;le jour où il ne réclamera pas de droits, mais proclamera saForce; ce jour-là sera ton dernier jour, ergastule des FoulesSouveraines où l'on prêche que l'Homme n'est rien et l'Humanité,tout; où la Personnalité meurt, car il lui est interdit d'avoirdes espoirs en dehors d'elle-même; ton dernier jour, bagne desPeuples-Rois où les hommes ne sont même plus des êtres, maispresque des choses — des esprits désespérés et malsains d'enfantscaptifs, ravagés de songes de désert, de rêves dépeuplés et mornes—; ton dernier jour, civilisation du despotisme anonyme,irresponsable, inconscient et implacable — émanation d'unepuissance néfaste et anti-humaine, et que tu ne soupçonnes mêmepas!…
L'abbé s'arrête. Sa figure, qui rayonnait de l'enthousiasme duvisionnaire, s'assombrit tout à coup. Il ricane.
— La folie partout, n'est-ce pas? Chez moi aussi. Les idées! Jecombats leur hallucination, mais elles m'aveuglent. Que vous dire?Quel conseil vous donner?… Que faire? C'est terrible, ce dégoûtdes autres, de tout, et de soi-même! Vous l'éprouvez et jel'éprouve, et combien d'autres avec nous!… Le monde actuel estl'abjection même. Je m'offrirais en holocauste de bon coeur pourle transformer — et des milliers d'êtres feraient comme moi — sije ne connaissais pas l'inanité du sacrifice. Malgré tout, l'idéalest en nous. C'est nous. Vous êtes un hypnotisé et un voleur; celane fait pas un homme. Tachez d'être un homme… Pour moi… Pourmoi, j'emporte ces papiers, que vous avez volés et qui mepermettront sans doute de commettre de nouveaux vols… Misère…
L'abbé m'a quitté. Je suis seul dans ma chambre et, pour échapperà l'obsession des pensées qui me harcèlent, j'écris, en attendantl'heure du départ. Je trace les lignes qui termineront cemanuscrit où je raconte, à l'exemple de tant de grands hommes, lesaventures de ma vie. J'avoue que je voudrais bien placer unephrase à effet, un mot, un rien, quelque chose de gentil, en avantdu point final. Mais cette phrase typique qui donnerait, par lesaisissant symbole d'une figure de rhétorique, la conclusion de cerécit, je ne puis pas la trouver. Ce sera pour une autre fois. Monoeuvre demeurera donc sans conclusion. Ainsi que tout le reste,après tout. Péroraisons de tribune, dénouements de théâtre,épilogues de fictions, on aime ça, je le sais bien. On veut savoircomment ça finit. C'est même une demande qui termine la vie; etles yeux, quand la bouche du moribond ne peut plus parler, ontencore la force de s'entr'ouvrir pour une dernière interrogation.On veut savoir comment ça finit. Hélas! ça ne finit jamais; çacontinue…
Conclusion? Je ne serai plus un voleur, c'est certain. Et encore!Pour répondre de l'avenir, il faudrait qu'il ne me fût paspossible d'interroger le passé… J'ai, voulu vivre à ma guise, etje n'y ai pas réussi souvent, j'ai fait beaucoup de mal à messemblables, comme les autres; et même un peu de bien, comme lesautres; le tout sans grande raison et parfois malgré moi, commeles autres. L'existence est aussi bête voyez-vous, aussi vide etaussi illogique pour ceux qui la volent que pour ceux qui lagagnent. Que faire de son coeur? que faire de son énergie? quefaire de sa force? — et que faire de ce manuscrit?
En vérité, je n'en sais rien. Je ne veux pas l'emporter et je n'aipoint le courage de le détruire. Je vais le laisser ici, dans cesac où sont mes outils, ces ferrailles de cambrioleur qui ne meserviront plus. Oui, je vais le mettre là. On l'utilisera pourallumer le feu. Ou bien — qui sait? — peut-être qu'un honnêtehomme d'écrivain, fourvoyé ici par mégarde, le trouvera,l'emportera, le publiera et se fera une réputation avec. Direqu'on est toujours volé par quelqu'un… Ah! chienne de vie!…
FIN
*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE VOLEUR ***
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