L’islam populaire d’Asie centrale vit une conjoncture particulière. Considéré par les pouvoirs autoritaires établis comme un instrument modéré de consensus social et un rempart contre l’islamisme radical, il est investi par des courants d’islamisation multiples. En s’habillant de codes islamiques qui le justifient d’un point de vue moderniste, le chamanisme islamisé connaît une vigueur renouvelée. Il ne renonce pas à la juxtaposition et au bricolage qui l’ont toujours caractérisé. Les figures néo-chamanes qui en résultent sont teintées de postmodernisme.
Though subject to multifarious Islamic influences, Popular Islam in central Asia is construed by local authorities as a consensual counter to radical Islam. In particular an islamized but modernizing form of shamanism has encountered some success. Picking and choosing as they have always seen fit, neo-shamanic figures even take on a post-modern colouring.
1Lebakhsi kazakh se présente traditionnellement comme un chamansoufi. Depuis la dissolution de l’URSS et les indépendances des années 1990, ce terme connaît un glissement de sens et, par extension, tend à désigner tous les guérisseurs, devins, zoroastriens, ainsi que certainsmollahs considérés comme ayant des pouvoirs de guérison et dont les pratiques se révèlent empreintes d’influences locales et globales. Le néo-chamanisme et le néo-soufisme deviennent des réalités prégnantes du quotidien desbakhsis appartenant à la nouvelle vague post-soviétique. À partir de l’observation des pratiques religieuses et thérapeutiques contemporaines1, cet article étudie les transformations que connaît le chamanisme islamisé confronté, d’une part, à diverses attentes et injonctions locales et, d’autre part, à des influences mondialisantes. Ceci donne lieu à des “paysages mobiles” du religieux contemporain en Asie centrale, car entre sociétés laïques, confrériessoufies et pratiques chamaniques, les frontières du religieux apparaissent fluctuantes et empreintes d’une dynamique propre à l’héritage soviétique.
2Les transformations contemporaines de la tradition religieuse chamanique au Kazakhstan et en Ouzbékistan ne peuvent être comprises qu’en les situant, d’une part dans l’histoire des influences religieuses de ces régions et, d’autre part, dans le contexte récent des transformations post-soviétiques.
3Les études historiques sur l’Asie centrale convergent sur ce constat : la composante globalisante et pluriculturelle n’est nullement un phénomène récent dans ces régions, aussi bien sur le plan économique que sur les plans politique, religieux et socioculturel.
4À la faveur des invasions, des voyages d’émissaires entre l’Orient et l’Occident, des mouvements de populations et surtout des échanges de tous ordres qui se sont développés le long des routes de la soie, les sociétés centre-asiatiques ont subi et intégré de nombreuses influences religieuses, politiques et sociales. Depuis l’empire romain et jusqu’aux XVe et XVIe siècles (dynastie des Ming), se succèdent sur un terrain chamanique (s’étendant au nord, de la Sibérie aux confins du Japon et au sud, de la Hongrie au Tibet) la religion zoroastrienne, le christianisme (importé à l’origine par les nestoriens qui fuyaient Rome), le manichéisme (mélange complexe de zoroastrisme et de christianisme), le bouddhisme (transmis par les moines venus d’Inde et qui se sont disséminés de part et d’autre de la chaîne de l’Himalaya) et enfin, à partir du VIIIe siècle, l’islam2 (introduit par des guerriers venus d’Arabie). Le nord du Kazakhstan fait toutefois exception et s’islamisera plus tardivement, aux IXe et Xe siècles.
5Au VIIIe siècle, les Arabes s’allient aux populations turcophones du sud du Balkhach et aux Tibétains pour lutter contre l’invasion chinoise. Du IXe au XIe siècle, les empires arabes se succèdent jusqu’à l’arrivée de Gengis Khan. L’empereur mongol détruira une large part des réalisations de ses prédécesseurs arabes. Ses descendants accepteront tardivement de se convertir à l’islam. Il faut attendre le XIVe siècle et le règne de Timour, lui-même d’ascendance mongole, pour qu’un empire musulman s’étende de la Volga à l’Inde et de la Syrie à la Chine. Aux XVe et XVIe siècles, l’empire des timourides se déchire. Au XVIe siècle, une guerre sainte éclate entre les Ouzbeks, qui se disent les seuls vrais Musulmans et les Kazakhs, qui continuent à résister à l’islamisation. Ces derniers finissent cependant par assimiler l’islam à la religion des ancêtres.
6Il faut ajouter que l’islam qui a pris pied à travers les siècles en Asie centrale est un islam “hétérodoxe”. Le soufisme issu de Perse et l’influence de la confrérie des Naqshbandi sont restés vivaces, même durant la répression soviétique. Le chamanisme et le soufisme ont traversé les crises sociopolitiques et ont résisté à la soviétisation. Survivront-ils aux transformations contemporaines et à ce qu’il est désormais convenu d’appeler la ré-islamisation ?
7Depuis 1991, la chute du régime soviétique a permis un retour du religieux et notamment de l’islam sur la scène publique.
8Mais plus généralement, l’Asie centrale est devenue un champ d’investissement pour de nombreuses religions. C’est le cas des nouvelles Églises charismatiques, pentecôtistes et autres, arrivées dans la région à partir de l’Asie du Sud-Est et plus particulièrement de la Corée du Sud, mais également à partir de l’Occident. Comme le signalent Marlène Laruelle et Sébastien Pérouse :
Le discours officiel sur le renouveau religieux s’est doublé de la construction de nombreux édifices de culte : après l’indépendance ont été érigées dans les cinq républiques des milliers de mosquées, ainsi que de nombreuses églises, orthodoxes, protestantes et catholiques. Sont également présents quelques communautés juives et courants religieux comme Bahaï, Hare Krishna, etc. Cette diversité donne lieu à une activité missionnaire relativement intense, laquelle contraste avec les longues années d’interdits du régime soviétique (Laruelle/Pérouse, 2006 :50-51).
9Pour ce qui est de l’islam, les études centre-asiatiques ont parlé de “ré-islamisation”. L’emploi de ce terme, qui se transforme à tort en un concept, sous-entend que l’islam a été vivace, qu’il a disparu et qu’il est en train de renaître, soit dans sa forme traditionnelle, soit dans une forme renouvelée, plus contemporaine.La réalité est plus complexe.
10En réalité, l’islamsoufi ne renaît pas, il n’a jamais disparu : ce qui se joue aujourd’hui, c’est la rencontre entre un islamsoufi et un islam importé de sources multiples.
11Depuis les indépendances, les Républiques centre-asiatiques sont devenues un territoire de conquête pour diverses agences islamiques transnationales. Elles proviennent principalement de trois pays : la Turquie, l’Iran et l’Arabie Saoudite.
12La Turquie se positionne comme le pays frère, celui dont on parle la même langue ou une langue dérivée, sauf au Tadjikistan persanophone. Elle construit des mosquées et envoie des enseignants et des prédicateurs. Les Kazakhs reçoivent avec réticence ceux qui s’imposent comme l’exemple à suivre. Les Ouzbeks par contre s’ouvrent d’autant plus volontiers que les échanges économiques avec les Turcs permettent un accès au marché européen. On peut se demander si le clivage sédentaires/nomades n’est pas à l’œuvre dans les résistances qu’opposent les Kazakhs à la présence de populations étrangères qui noyautent rapidement les grands marchés et les bazars.
13L’Iran accueille dans le cadre d’échanges d’étudiants de jeunes enfants qui retourneront quelques années plus tard au pays pour prendre la direction de nouvelles mosquées. Étrangement, le fait d’être formé en Iran donne une certaine notoriété à ceux qui se réinstallent au Kazakhstan. Il faut peut-être y voir la trace d’anciens liens qui perdurent à travers les pratiquessoufies.
14L’Arabie Saoudite investit quant à elle dans des projets de coopération gouvernementale à plus grande échelle ; elle ouvre également des universités et construit des mosquées.
15À ces influences majeures viennent s’en ajouter aujourd’hui de nouvelles : cellesdes Philippines, du Pakistan, de l’Indonésie. Il est encore difficile d’évaluer leur portée.
16Mais la rencontre entre l’islam traditionnel kazakh et ces nouvelles formes d’islam ne va pas de soi. Depuis plus de dix ans, durant mes enquêtes de terrain au Kazakhstan, j’ai rencontré des personnes affirmant : « Nous les Kazakhs, nous sommes des Musulmans, mais nous ne savons pas comment être musulmans ». Ce subtildistinguo entre “être un Musulman” et “être musulman” me semble porteur de sens bien au-delà des frontières kazakhes. Il souligne ici la difficulté pour un Kazakh d’accepter l’identité d’un islam imposé par une présence étrangère alors qu’il est enfin légitime d’entrer en religion par les pratiques ancestrales et les confréries soufies.
17Le tableau se complexifie davantage. Après le premier moment d’oùverture aux religions observé au moment des indépendances, les années passant et les régimes autocratiques se renforçant, les autorités deviennent méfiantes à l’égard du religieux et notamment de l’islam. Une chasse systématique à la nouvelle figure de l’ennemi, l’islamiste, finit par s’organiser. Si des facteurs endogènes, et particulièrement la volonté des dirigeants de concentrer un maximum de pouvoir entre leurs mains afin d’instaurer leur clan à la tête de l’État sont indéniables, il est important de prendre en compte les enjeux internationaux pour comprendre la volonté politique de lutter contre les terroristes et de faire barrage aux islamistes. Obtenir la reconnaissance et le soutien de l’Occident suppose de participer à ce vaste programme. S’ensuivent une série de mesures répressives dont les plus médiatisées concernent l’Ouzbékistan.
18Ainsi, alors que les mouvements radicaux sont craints et pourchassés, les pratiques desbakhsis et les pèlerinages sur des tombeaux de saints transformés en “petite Mecque” locale sont aujourd’hui tolérés voire encouragés par les autorités. Les critères de reconnaissance officielle du “religieusement correct” s’avèrent difficiles à cerner. Force est de constater que les réseaux clientélistes, si chers au système soviétique, perdurent et ouvrent à certains des espaces de liberté qui sont refusés à d’autres.
19La recomposition des pratiques religieuses va de pair avec une approche thérapeutique. Le mal, le malheur et la maladie forment un complexe indissociable en Asie centrale. À partir du moment où le désordre s’introduit dans le monde des humains, il faut trouver le moyen d’y remédier en faisant appel aubakhsi ou en entreprenant un pèlerinage guérisseur. Cet article se concentrera sur les pratiques de deux femmesbakhsis ; l’une vit au Kazakhstan, l’autre en Ouzbékistan.
20Le recours auxbakhsis est très fréquent et, par conséquent, leur renommée est considérable. Les rumeurs relatives à des gens soignés miraculeusement circulent constamment. Tous mes informateurs témoignent qu’eux-mêmes ou leur famille ont toujours eu recours auxbakhsis, même durant la période soviétique. Nombreuses sont les personnes qui déclarent avoir reçu un “don” et posséder le pouvoir de guérir. L’autoproclamation n’est toutefois pas suffisante : s’il se trouve de plus en plus debakhsis, tous ne sont pas reconnus d’égale puissance.
21En pratique, la règle du secret ou, tout au moins, de l’extrême prudence reste de mise malgré le changement de régime et la fin des persécutions et des déportations debakhsis et de guérisseurs. Il faut une introduction locale pour pouvoir rencontrer unbakhsi ou une personne assimilée. Aussi, durant ces enquêtes, même lorsque je me présente à des “consultations”3 ouvertes à tous, je dois me justifier et assurer que je ne travaille pas pour les autorités.
22Les néo-bakhsis4 semblent construire de nouvelles identités à la frontière entre la tradition kazakhe, la nouvelle islamisation et les codes qui relèvent du néo-chamanisme. La position dubakhsi ou du néo-bakhsi change et s’étoffe, ce dernier s’inscrivant dans un renouvellement complexe des identités. Ce qui est à l’œuvre, ce n’est pas l’émergence, sous l’influence de la mondialisation, de la raison instrumentale, puisque celle-ci était déjà présente dans la médecine soviétique. Il s’agit de la simple constatation que lesbakhsis participent aux transformations socioculturelles actuelles en adoptant certaines techniques occidentales alternatives.
23À Karnak, non loin de la ville de Turkestan, vit Khaiat, jeune fillebakhsi qui présente un exemple intéressant de cheminement entre les religions préislamiques, l’islamsoufi centre-asiatique et l’islam contemporain qui se compose.
24Khaiat est contactée pour la première fois par des figures d’esprits alors qu’elle est en première année scolaire. Un homme cyclope lui apparaît et depuis, chaque année, une nouvelle figure d’esprit vient lui enseigner une sourate. Elle dit être accompagnée aujourd’hui de onze figures d’esprits vêtues de vêtements blancs et de calots blancs. Outre ces différents personnages, interviennent parfois des figures vêtues de noir, qu’elle considère comme maléfiques et contre lesquelles elle lutte. Son grand-père paternel, lui-même guérisseur, lui avait aussi parlé d’un cyclope qui l’accompagnait. À la mort de son grand-père, Khaiat a rencontré le cyclope. À l’âge de quatorze ans, elle est tombée gravement malade, elle est devenue temporairement sourde et muette et tous ses organes ont été atteints l’un après l’autre. À l’époque, son père buvait et quand un alcoolique venait à la maison elle hoquetait sans arrêt.
25Ses premiers maux ont disparu grâce à l’intervention de deuxbakhsis d’un autre village, accompagnés dedjinns5 puissants. Ils lui ont donné successivement quatre sucres blancs à avaler. Le premier jour, le premier sucre lui a rouvert une oreille ; le deuxième jour, le deuxième sucre a agi sur l’autre oreille ; sa voix est ensuite revenue et, finalement, ses divers maux ont disparu. Pour parachever le traitement, les deuxbakhsis ont tenté de la battre avec un fouet pour extraire définitivement lesdjinns maléfiques qui l’avaient investie, mais elle s’est saisie du fouet et a battu les deux hommes. Il fut ainsi reconnu que les figures d’esprits qui accompagnaient Khaiat étaient plus puissantes que les aides des deuxbakhsis et le fouet est devenu le premier instrument de la jeune femme. Celle-ci a alors commencé son travail debakhsi après avoir reçu unebata (une bénédiction) d’un troisièmebakhsi de la région.
26Les onze esprits-aides de la jeune fille sont tous des figures masculines et, bien qu’elle ne soit pas mariée, ils la laissent libre. Elle dit qu’elle préfère ne pas se marier parce que quand elle doit intervenir contre desdjinns maléfiques puissants, elle est très malade durant plusieurs jours. De plus, il faudrait que le mari potentiel ne fume pas, ne boive pas et récite les cinq prières quotidiennes. Khaiat insiste sur le fait qu’elle n’a pas choisi cette position sociale debakhsi, mais qu’elle ne peut faire autrement. Elle doit assumer son rôle, sans quoi elle tombe malade.
27Cette première phase d’initiation a été complétée par une seconde, quelques années plus tard.
28Une première analyse permet de relever que la succession des événements qui émaillent la vie de cette jeune fille, reconnue et désignée par des figures d’esprits, est semblable aux autres exemples connus sur ces terrains centre-asiatiques. On songe, entre autres, aux processus décrits par Vladimir Basilov dans le cadre du terrain, plus méridional, de l’Ouzbékistan : désignation par des figures d’esprits, maladie, acceptation de celle-ci, guérison, initiation duale par les esprits d’une part et par desbakhsis expérimentés d’autre part (Basilov, 1970, 2000, 2001). La reconnaissance et la bénédiction d’anciensbakhsis achèvent et soulignent toujours la désignation par les figures d’esprits.
29Les interdits sont très fréquents. Ils portent sur l’alcool, le tabac, le chanvre… (Vuillemenot, 1997, 1998). Ils appartiennent auxhabitus sans être vécus et décrits spécifiquement par les protagonistes comme des interdits islamiques. L’utilisation du sucre en lieu et place du sel est intéressante. L’usage d’aliments blancs, sel ou farine, qui permettent d’attirer le mal à l’extérieur du corps en capturant lesdjinns maléfiques, est courant et n’est nullement réservé aux seulsbakhsis. Ces aliments sont généralement déposés dans une coupelle à proximité de la personne atteinte. Le sucre qui guérit est par contre systématiquement ingéré, c’est à l’intérieur de la personne qu’il s’imprègne des maléfices et qu’il en dissout les effets.
30Ak, le blanc, est la couleur d’un certain type de purification, mais aussi celle de la noblesse puisque la société coutumière kazakhe se divisait en os blancs (les nobles) et os noirs : « The white bone was composed of khans and their offspring » (Hudson, 1938 :55). Les chefs religieux et les sages mahométans furent assimilés par la suite à des os blancs. En utilisant des aliments ou des objets d’une couleur noble, les humains trompent lesdjinns et leur offrent d’autres cibles.
31Il faut noter également l’impossibilité pour Khaiat de se marier et donc de devenir une belle-fille. Dans d’autres travaux (Vuillemenot, 1997), j’ai montré que les positions dubakhsi et de la belle-fille sont complémentaires et vitales pour le maintien des équilibres de la société kazakhe ; toutes leurs actions tendent à perpétuer et à préserver le dialogue entre le monde des humains et les autres mondes habités par diverses divinités et figures d’esprits. Une même personne ne peut assumer concomitamment les conditions debakhsi et de belle-fille ; par ailleurs, seules les jeunes filles ou les femmes âgées ont accès à l’ensemble des rites conduits par lesbakhsis.
32Le récit de la seconde initiation de Khaiat comprend une juxtaposition très intéressante, où l’islam se révèle comme la justification de toute cette construction symbolique.
33Khaiat raconte qu’elle a passé 41 jours sans sortir, dont 11 jours durant lesquels elle est restée allongée sans pouvoir faire le moindre mouvement. Elle décrit sa captivité auprès des esprits initiateurs avant que ces derniers ne la “relâchent” une fois la phase majeure de l’initiation accomplie. Durant cette période où elle apparaît à sa famille comme luttant entre la vie et la mort, Khaiat dit avoir voyagé jusqu’à la Mecque, où les esprits l’ont entraînée. La preuve de ce voyage est qu’à son réveil ses voûtes plantaires et ses talons étaient couverts d’ampoules tandis que ses jambes étaient œdémateuses. De plus, des villageois s’étant effectivement rendus en pèlerinage sur le tombeau du prophète reconnaissent dans ses descriptions ce qu’ils ont vu de leurs propres yeux. À la suite de cette épreuve, Khaiat a reçu des esprits un couteau qui est devenu son second instrument, celui qu’elle utilise pour nettoyer les maisons desdjinns maléfiques ou pour lutter contre les maladies mentales.
34Quand elle doit se battre contre desdjinns puissants, elle récite une des sourates apprises afin de se protéger, comme si elle se plaçait derrière un mur l’isolant des maléfices. Elle emploie son fouet, son couteau et du sucre pour chasser lesdjinns dangereux. Elle note dans un cahier tout ce que ses aides invisibles lui transmettent, mais personne d’autre qu’elle ne doit avoir accès à ces écrits. Le vendredi est le seul jour où elle se retrouve libre et seule, c'est-à-dire libérée de la présence et de l’influence constante de ses aides. Elle peut alors s’habiller comme elle l’entend et se maquiller.
35Khaiat ne reçoit que des croyants, quelle que soit leur confession ; elle se protège des incroyants et desdjinns qui les accompagnent. Elle peut voir le futur mais ses aides lui interdisent d’en parler. Elle ne soigne pas tous les maux, et quand ceux-ci ne sont pas de son ressort, ses aides invisibles lui conseillent d’envoyer les personnes chez un médecin ou à l’hôpital.
36Ses figures d’esprits accompagnatrices lui ont demandé de subir une troisième initiation mais jusqu’ici elle s’y refuse par peur de devoir endurer des souffrances encore plus intenses. Elle parle d’énergie et de transfert d’énergie pour évoquer une partie de ce que ses aides lui transmettent.
37Khaiat reçoit dans une petite bâtisse d’une seule pièce, en dehors de la maison familiale. La jeune fille se présente et se vit comme l’instrument de ses aides invisibles qui établissent un diagnostic, prescrivent, conseillent, solutionnent à travers elle.
38Reprenons les éléments de ce récit un à un. D’abord le chiffre 41. Si le chiffre 40 évoque un certain nombre de référents bibliques et coraniques, le chiffre 41 est lié, au Kazakhstan, aukymalak. Lekymalak est une pratique prédictive répandue en Asie centrale qui utilise 41 haricots ou 41 petites pierres. Le devin ou la devineresse, après avoir mélangé les haricots en prononçant le nom de la personne concernée, aligne trois fois trois tas de haricots sur des lignes superposées et parallèles, formant ainsi un carré et ce, en laissant ses mains séparer les éléments de manière automatique.
39La position et le nombre d’éléments dans chaque tas sont ensuite interprétés par celui qui pratique la divination. Le devin se concentre sur les grands thèmes récurrents de la vie quotidienne et tente parfois de répondre à une question précise. Alors que Khaiat se dit liée à l’interdit, dicté par ses aides invisibles, de dévoiler l’avenir, son expérience s’inscrit dans des référents symboliques totalement liés à l’univers prédictif.
40Le 11 ne semble pas révéler de référent particulier, si ce n’est que la tradition kazakhe attribue à chaque famille un jour et un chiffre porteurs de “chance” et de potentiel de bonheur.
41L’évocation des sourates transmises et apprises par l’intermédiaire des aides invisibles souligne l’emploi d’un terme appartenant à l’islam, alors que le texte de ces récitations ne correspond pas aux sourates proprement dites. Il s’agit plus spécifiquement d’une série d’onomatopées répétées et récitées par Khaiat suivant les cas qui se présentent à elle. Le sens même de ces paroles semble tout à fait accessoire, l’important étant qu’elles appartiennent aucorpus des paroles employées pour s’adresser aux dieux (ici à Allah). Bien sûr, nous sommes sur un terrain où l’usage d’euphémismes reste fréquent, où la parole recèle le pouvoir de faire basculer l’ensemble de l’organisation sociale, mais Khaiat tient à insister sur l’appartenance de sa pratique à l’islam des anciens.
42Il me semble intéressant de mettre en lien l’usage d’euphémismes oraux et l’écriture secrète du cahier de la jeune fille. Dans le cas des écrits d’autresbakhsis que j’ai pu étudier, il s’agit systématiquement d’ensembles de signes que seuls ces derniers et leurs aides invisibles sont à même de décrypter : des euphémismes picturaux en quelque sorte.
43L’ensemble de ce récit juxtapose les croyances et les pratiques préislamiques, notamment chamanistes, aux justifications islamiques. Les stades de plus en plus éprouvants de son initiation montrent bien que Khaiat est l’instrument de figures d’esprits, qu’elle est à leur service, en échange de quoi ces derniers lui permettent de guérir, de soigner, de soulager le malheur et de résoudre divers problèmes présentés par ceux qui viennent la consulter. Le fait qu’elle en parle en termes de captivité souligne sa difficulté à accepter encore pleinement la charge énorme qui pèse sur elle. En effet, rares sont ceux qui désirent devenirbakhsi. Cette position relève d’une désignation qui ne peut se refuser, mais qui se révèle très contraignante. Il ne s’agit pas de concentrer du pouvoir, mais d’accepter son devoir et d’accomplir les tâches demandées.
44Enfin, l’utilisation que la jeune fille fait du terme “énergie” souligne l’emprunt, dans le discours international contemporain, aux thérapies dites alternatives. En effet, ce terme est en passe de devenir le « signifiant zéro » décrit par Claude Lévi-Strauss. Dans ce contexte, l’énergie recouvre des situations aussi diverses que l’état de conscience modifiée, la transe, la possession ou encore le transfert de principes vitaux.
45La difficulté que la jeunebakhsi éprouve à décrire ce qui se passe en elle au moment où ses aides invisibles interviennent pourrait aussi bien relever de la peur que de la précaution.La puissance de la parole ne peut être ignorée dans ce contexte socioculturel. Il est également possible que, en utilisant sciemment un vocabulaire transculturel, Khaiat se protège des présences qui, à ses yeux, accompagnent inévitablement l’étrangère en voyage que je suis.
46Les pratiques debakhsis et de néo-bakhsis s’inscrivent dans la quotidienneté rurale mais aussi urbaine. Elles fleurissent aux quatre coins du pays et de plus en plus de personnes dans toutes les sphères sociales se rendent à ces consultations ou ces entretiens pour trouver une issue aux problèmes engendrés par les bouleversements politiques et économiques. Loin d’interdire ces pratiques, il s’agit pour les gouvernants de les contrôler en les rapportant à la seule référence nationale et internationale qui puisse faire sens aujourd’hui : celle de leur appartenance à un monde musulman modéré. Les extrêmes sont ainsi combattus alors que l’islam populaire semble avoir de plus en plus de champ libre. L’appartenance à la modernité s’inscrit nécessairement dans un combat contre les croyances ancestrales et particulièrement contre les pratiques chamaniques qui ne sont internationalement reconnues que par un nombre restreint de chercheurs ou “d’initiés”. Une nation moderne ayant la prétention d’appartenir à la communauté internationale peut être musulmane ; en revanche, elle ne peut être chamaniste. Nous sommes donc en présence d’un étrange paradoxe : d’une part les croyances et pratiques chamaniques se libèrent, d’autre part elles doivent se cacher sous le couvert de l’islam. Lesbakhsis traditionnels deviennent malgré eux des néo-bakhsis et bâtissent leurs conditions de survie au grand jour sous le couvert de l’islam, là où, précédemment, ils en étaient réduits à œuvrer dans la clandestinité.
47Les deux figures contemporaines de l’ennemi, telles que désignées par les gouvernements d’Asie centrale, sont les terroristes et les sectes. Pour les pouvoirs en place, le meilleur moyen d’éviter le développement des uns et des autres semble être le contrôle de l’islam populaire, l’encouragement des pèlerinages sur les tombeaux de saints et la reconnaissance d’un certain nombre debakhsis patentés.
48Je voudrais poursuivre avec un exemple emprunté au terrain ouzbek et, plus particulièrement, à la vallée du Ferghana, tristement célèbre pour avoir occupé, en 2005, le devant de la scène internationale dans le registre du terrorisme islamiste lors du massacre d’Andijan.
49Une parenthèse historique sur la vallée du Ferghana s’impose. En effet, au cœur de cette vallée, le district et la ville de Namanga présentent la particularité de rassembler des populations qui, depuis le XVIe siècle, vivent un islam arabisé, sans nulle trace de soufisme (pourtant présent partout ailleurs dans ces régions). Cette enclave vivant selon un “islam des origines” est devenue le centre de toute l’attention gouvernementale depuis la crise afghane. Certains villages des alentours présentent des maisons sans ouverture sur l’extérieur, à l’exception de la porte d’entrée, et seuls les hommes parcourent les rues et se rencontrent dans les lieux publics. Au marché de Namanga, les femmes sont voilées. Cette situation est exceptionnelle dans ces républiques et la population pratiquante se fait la plus discrète possible étant donné la pression constante qu’exercent sur elle les autorités.
50Malgré cet isolat arabisé, la vallée accueille régulièrement des néo-bakhsis tandis que se développent les pratiques d’islam populaire, de soufisme et de chamanisme. Un exemple illustre ce phénomène. Il s’agit du cas de Zylfira Chamanova6 (littéralement : chamane), une femme néo-bakhsi kirghiz qui n’appartient pas à une confrérie et qui vit isolée dans un village du district de Namanga. Comme d’autres, elle s’est découvert le “don” et reçoit chez elle. Elle a été désignée et a suivi un parcours initiatique.
51Le 5 septembre 1993, Zylfira sort dans son jardin et ses quatre membres se trouvent tout à coup paralysés. Elle passe six mois à l’hôpital où les médecins diagnostiquent une maladie nerveuse. En fait, dit-elle, on lui a jeté un sort. Une nuit, à l’hôpital, un homme habillé de blanc vient lui dire en rêve qu’elle doit devenirbakhsi. En trois jours et trois nuits, les ancêtres lui enseignent ce qu’elle doit savoir et lui demandent de sortir de sa chambre. À la suite de cette expérience elle se remet à marcher et retrouve l’usage de ses bras.
52Elle est ensuite guidée, initiée et instruite par une vieillebakhsi kirghiz juive, âgée de cent cinq ans. En plus des figures d’esprits qui l’accompagnent, elle reçoit en héritage, à la mort de cette vénérable femme, certaines des figures d’esprits qui travaillaient pour cette dernière ; parmi celles-ci se trouvent 37 figures hébraïques. Zylfira se dit accompagnée de nombreux aides, dont certains sont des ancêtres (djinns atakhan) et d’autres lisent le Coran.
53Zylfira reçoit chez elle, dans une pièce qui se trouve en dehors de la maison principale. Une jeune femme, Fatima, est son élève depuis deux ans. Comme ce fut le cas pour les autres, Fatima est tombée gravement malade ; elle a été désignée et sauvée par des aides (ancêtres et autres) et depuis elle apprend auprès d’unebakhsi confirmée.
54Zylfira et Fatima consultent ensemble. Assises côte à côte sur le sol, elles examinent les personnes qui se présentent individuellement ou en groupe et qui s’installent par terre en face d’elles. Zylfira choisit ou non de recevoir, un à un ou ensemble, les consultants. Elle en refuse parfois et sort pour leur signifier qu’ils ne doivent pas attendre, qu’elle ne peut rien pour eux.
55Les six premières années, Zylfira n’a reçu que des femmes ; depuis trois ans, ses aides lui permettent de recevoir également des hommes. Quand de “mauvaises” personnes lui rendent visite, sa gorge se noue et elle tombe malade trois jours durant. Ses aides invisibles se manifestent quand elle se saisit de la main droite du chapelet qui lui a été offert par la vieillebakhsi qui l’a initiée. À ce moment, ses esprits lui disent ce qu’elle doit faire.
56Zylfira enseigne à Fatima comment laisser venir ses propres figures d’esprits, comment les reconnaître et les laisser parler en elle. Labakhsi ne peut pas travailler le mardi, le vendredi et le dimanche. Le mardi et le vendredi, ses figures d’esprits accompagnatrices se rendent à la Mecque ; le dimanche elle-même se repose. Elle se sent mieux lorsque ses figures d’esprits l’accompagnent. Les jours de travail, elle ne doit rien faire d’autre.
57Comment lesdjinns maléfiques interviennent-ils et quelles sont les techniques que Zylfira emploie pour les chasser ? Comment reconnaît-elle que lesdjinns sont satisfaits et ont accepté d’abandonner leur proie ?
58Dès que la jeunebakhsi repère la présence dedjinns maléfiques, sa gorge se serre, elle se met à trembler et son pouls s’accélère. Ses aides invisibles interviennent immédiatement pour la protéger et lui indiquer ce qu’elle doit faire ; chaquedjinn ayant une couleur particulière, ils la couvrent d’un voile (virtuel) de la même couleur. Le jaune se présente le plus fréquemment, puis le vert, les autres couleurs étant plus rares. Une dent de loup et deux yeux (Zylfira ne précise pas lesquels) la protègent également. Elle se défend aussi en récitant par deux fois certaines prières ou en portant sur elle des versets écrits en arabe sur du papier ou du tissu.
59Labakhsi utilise son chapelet, des ciseaux, des poupées de tissus et un boisseau de sept branches de bois vert d’arbres fruitiers ou de bouleau. Elle chasse lesdjinns en frappant la personne atteinte à l’aide des branchages, puis fait passer le mal, le malheur ou la maladie dans une poupée qui sera ensuite enterrée près de l’habitation du consultant. Zylfira dit qu’elle ouvre des verrous et défait les liens des corps atteints. Si nécessaire, elle se déplace et nettoie les lieux de la présence dedjinns. Il lui arrive même d’utiliser une sorte de ventouse pour les déloger.
60La guérison seule ou la solution au problème posé ne sont pas suffisantes pour s’assurer que lesdjinns ont été vaincus. Avant leur départ, ces derniers doivent laisser une trace sur la peau ou des déchets sur le sol.
61La pratique de Zylfira s’accompagne de l’utilisation de plantes, de céréales réduites en poudre et d’eau de pluie. Les céréales sont dispersées au dessus de la tête du consultant et l’eau de pluie doit être bue.
62La juxtaposition de croyances et de pratiques si diverses en cette femme est surprenante, à l’image de son patronyme : “fille de chamane” ! Cette région présente une forte concentration debakhsis ou de néo-bakhsis et la majorité d’entre eux sont des femmes. Beaucoup, comme Zylfira, ont entendu l’appel des ancêtres et commencé leur pratique après l’indépendance, dans une situation économique de précarité où l’abandon des aides et des soutiens de l’État a plongé une grande partie de la population dans des difficultés quotidiennes. La vie de Zylfira s’inscrit dans une logique transfrontalière, entre l’Ouzbékistan et le Kirghizstan, où le modèle de l’URSS est encore présent et se juxtapose à l’influence de la logique marchande internationale.
63Interrogeons le récit de Zylfira. Une première constatation surprend : la cohabitation de figures d’esprits hébraïques avec des figures musulmanes et ancestrales. Cette observation semble montrer une fois de plus que la nature des aides invisibles est accessoire et que seules comptent leur présence et leur efficacité d’intervention. Il s’agit bien de trouver une issue au mal, au malheur et à la maladie, quel que soit le moyen employé. Le fait que cettebakhsi kirghiz enseigne et transmette son savoir à une jeune femme ouzbek montre que l’origine ethnique n’importe pas ; la candidatebakhsi a été désignée par les esprits et c’est l’essentiel.
64Le crédit de Zylfira est grand au sein de la profession et parmi les consultants, certains se déplacent parfois d’autres districts pour venir la rencontrer.
65L’existence de journées durant lesquelles l’exercice du don est permis ou interdit détermine systématiquement l’organisation des consultations de Zylfira. Cette alternance s’enracine dans plusieurs traditions : jour du lignage (dans ce cas le mardi), vendredi islamique et dimanche chrétien. Le départ pour la Mecque de l’ensemble des aides invisibles, toutes origines et confessions confondues, tend à confirmer que l’islam recouvre et phagocyte les différentes croyances en présence.
66Le refus de recevoir un consultant est fréquent quand lebakhsi sent qu’il ne pourra rien ou que la personne est accompagnée dedjinns trop dangereux pour lui. On ne joue pas avec le don ou le pouvoir, ce qui permet à chacun de reconnaître ses limites et de les accepter. Il ne s’agit pas de prouver que l’on peut tout résoudre, mais précisément de montrer qu’il y a un équilibre à respecter entre les différentes forces ; il ne s’agit pas de perdre la vie ou de faire basculer l’ensemble du groupe.
67Le détail de la couleur du voile virtuel protecteur, identique à celle dudjinn est également significatif : il s’agit toujours de tromper lesdjinns. L’identité de couleur vise ici à réduire leur intérêt et à détourner leur attention. La couleur jaune reste liée, en Asie centrale, aux invasions mongoles et au culte solaire que pratiquaient ces peuplades ; de plus, le jaune signifie la rupture dans les croyances populaires locales. Quant au voile virtuel, il est difficile de ne pas y voir un équivalent symbolique islamique, lequel sert à protéger du regard.
68Les aides invisibles sont systématiquement des initiateurs, des sources de pouvoir mais aussi des protections contre les dangers extérieurs. La dent de loup témoigne de la présence de figures animalières ancestralisées dont on ne peut pas affirmer, dans cette aire culturelle, qu’elles appartiennent à l’univers totémique. Cependant j’ai noté fréquemment que mes informateurs mentionnent un animal qui les protège, cette croyancen’étant pas réservée aux seulsbakhsis.
69Il faut souligner que le danger est perçu physiquement par Zylfira ; là encore la transformation de l’état de la personne dubakhsi face au danger est un phénomène récurrent.
70Les instruments de Zylfira sont également remarquables. Le chapelet musulman, les ciseaux, les poupées de tissus, le boisseau à sept branches et la ventouse relèvent d’un bricolage tout aussi inattendu qu’intéressant. Tous ces éléments issus d’univers symboliques divers interviennent dans une pratique d’exorcisme. Il s’agit en effet de faire sortir lesdjinns maléfiques du corps atteint en leur offrant une victime de “remplacement”, représentée par une ou des figurines. Le recours aux supports anthropomorphiques de substitution s’observe particulièrement dans les rites de mort les plus anciens répertoriés dans les civilisations des steppes7. Les ciseaux participent du même but : extraire, couper. Les branchages d’arbres fruitiers ou de bouleau nous font entrer en plein dans l’univers chamanique où l’arbre (le bouleau en particulier) permet, entre autres, au chaman de voyager sur l’axe vertical, celui de l’arbre des mondes. Quant à la ventouse, elle semble bien être un emprunt à la culture russe. En d’autres circonstances, j’ai pu observer Kyat, unbakhsi en train d’appliquer des ventouses sur le dos de patients afin d’extraire le mal qui les habitait.
71Enfin, ledjinn chassé laisse une trace.Ce type de situation pose la question de l’efficacité qui, en ces circonstances, est loin d’être uniquement symbolique. La guérison seule ne suffit pas. Si ledjinn est expulsé, une trace sur la peau du patient, une marque sur ses vêtements ou un signe qui s’inscrit dans le sang du sacrifice (quand il a lieu) doivent être bien visibles. Il faut souligner toute l’importance que cela revêt aux yeux de ceux qui consultent unbakhsi. Lebakhsi ou le néo-bakhsi doit en permanence prouver son efficacité, démontrer à la communauté qu’il a du pouvoir ; ceci, bien sûr, incite le praticienà une extrême prudence et l’amène à n’accepter que des tâches qu’il est sûr de mener à bien.
72Ces quelques pages ont montré la vigueur de l’islam populaire kazakh et ouzbek à travers les pratiques traditionnelles de guérison desbakhsis (chaman-soufi). Dans l’ensemble du paysage religieux, il faut souligner que ces pratiques ne sont pas isolées, qu’elles s’accompagnent de pèlerinages sur les tombeaux de saints, ainsi que d’une augmentation du nombre de ceux et celles qui prient chez eux ou à la mosquée.
73Il est remarquable que les manières d’être à l’islam en Asie centrale restent aussi diversifiées malgré la volonté des autorités d’exercer un contrôle politique, mais aussi malgré les poussées islamistes et les influences musulmanes extérieures (Iran, Turquie, Arabie Saoudite, Philippines, Pakistan, Indonésie).L’islam populaire local perdure aux côtés d’un islam plus global et d’un autre encore, plus radical.
74Au regard de l’histoire des pratiques et des croyances centre-asiatiques, l’univers rituel contemporain présente une grande cohérence. Les principes de désignation par les figures d’esprits, le parcours initiatique et la nécessité de résoudre de manière communautaire les désordres introduits par le complexe “mal/malheur/maladie” restent inchangés. La persistance d’une pluralité d’univers symboliques qui cohabitent harmonieusement permet certainement cette diversité dans les pratiques du religieux et laisse aux nouvelles tendances la possibilité d’être phagocytées.
75Dans une perspective prospective, il me semble que, plus que l’apparition d’influences musulmanes extérieures normatives ou intégristes, ce sont les difficultés socio-économiques et la volonté politique renforcée de contrôler le religieux qui sont susceptibles de faire basculer la pluralité de ce dernier vers une posture monolithique, c'est-à-dire vers un islam unique, instrumentalisé par le pouvoir en place et qui allie religion, guérison et nation.
AppaduraïA., 2005,Après le colonialisme, les conséquences culturelles de la globalisation, (trad. F. Bouillot, H. Frappat), Paris, Petite bibliothèque Payot.
Basilov V., 1970,Kylt sviatikh v islame, Moscou, Akademiia Obchestevennikh nayk, Instityt naytchnove ateizma.
Basilov V., 2000, “Malika-Apa. Peripheral Forms of Shamanism? An Example from Middle Asia”,inAigle D.,Brac De La Perrière B.,Chaumeil J.-P., Dir.,La Politique des Esprits. Chamanisme et religions universalistes, Paris, Nanterre, Société d’ethnologie, Recherches thématiques, n° 7, pp. 361-369.
Basilov V., 2001, “Spedneaziatskii etnografitcheskii sbornik”,vipysk, IV, Moscou, Rossiiskaia akademiia nayk, Instityt etnologii i antropologii NN Miklykho-Maklaia.
Bennigsen A., 1985,Mystics and Commissars: Sufism in the Soviet Union, London, Hurst.
Bennigsen A.,Lemercier-Quelquejay C., 1967,Islam in the Soviet Union, New York, Praeger.
Chakhanova N. J., Ed., 1995, Kyltyrakotchevnikov na rybezhak vekov (XIX-XX, XX-XXI): problem genezisa I tranformatsii, Almaty.
Gemuev M. N.,Lvova E. L.,Oktiabrskaia I. V.,Sagalaev A. M.,Ysmanova M. S., Dir., 1988,Traditsionnoe mirovozrenie tiyrkov iyzhnoi sibiri, 3 vol. , 1988, 1989, 1990, Novosibirsk, Nayka Sibirskoe Otdelenie.
Hasluck F. W., 1929,Christianity and Islam under the Sultans (Margaret M.Hasluck ed.), Oxford, Clarendon Press.
Hudson A. E., 1938,Kazak Social Culture, New Haven, Yale University Press.
Kasabekov A., 1994,Jakin altaev kazak filosofiïasinin tarikina kerespe, Almaty, Er-Deylet.
Kemper M.,Kügelgen A. (von),Yermakov D.,Eds., 1996,Muslim Culture inRussia and Central Asia from the 18th to the Early 20th Centuries, vol. 1, Berlin, Klaus Schwarz Verlag.
Laruelle M., Pérouse S., 2006,Asie centrale, la dérive autoritaire. Cinq républiques entre héritage soviétique, dictature et islam, Paris, Autrement, Céri/Autrement.
Roux J.-P., 1984,La religion des Turcs et des Mongols, Paris, Payot.
Taizhanova G. E., Ed., 1995,Kazakhi, Istoriko-Etnografitcheckoe Iccledovanie, Almaty.
Valikhanov T., 1985,Sobranie sotchinenii,v piati tomakh, Almaty, Akademi nayk kazakhskoi SSR (1834 -1860).
Vuillemenot A.-M., 1997,Le corps immobile et silencieux, thèse de Doctorat en Sciences Sociales, Université Libre de Bruxelles.
Vuillemenot A.-M., 1998, “Chamanisme au Kazakhstan : renouveau et tradition”,Religiosiques, numéro spécial : Les marges contemporaines de la religion, 18, pp. 79-97.
Vuillemenot A.-M., 2000, “Danses rituelles kazakhes : entre soufisme et chamanisme”,inAigle D.,Brac De La Perrière B.,Chaumeil J.-P., Dir.,La Politique des Esprits. Chamanisme et religions universalistes, Paris, Nanterre, Société d’ethnologie, Recherches thématiques, n° 7, pp. 345-360.
Vuillemenot A.-M., 2003, “Un échange kazakh : quand les os circulent, la belle parole est honorée”,Recherches Sociologiques, vol. 34, n° 3, pp. 53-63.
Vuillemenot A.-M., 2005, “Quand un bakhsi kazakh évoque Allah”,inZarcone Th.,Isin E., Buehler A.,Dir.,La danse soufie,Paris, Librairie d’Amérique et d’Orient, Jean Maisonneuve successeur, Coll. Journal d’histoire du soufisme, vol. 4, pp. 131-141.
Zarcone Th.,Isin E., Buehler A.,Dir.,2005,La danse soufie,Paris, Librairie d’Amérique et d’Orient, Jean Maisonneuve successeur, Coll. Journal d’histoire du soufisme, vol. 4.
1 Les données présentées ici ont été recueillies lors de deux missions effectuées pour leCISMOC, l’une en 2003 au sud du Kazakhstan et l’autre en 2004 en Ouzbékistan, dans la vallée du Ferghana.
2 Pour les données historiques, on consultera avec intérêt les ouvrages suivants :Kemper/Kügelgen/Yermakov,1996 ;Bennigsen, 1985 ;Bennigsen/Lemercier-Quelquejay, 1967.
3 Le vocabulaire emprunté à l’univers médical participe de l’interprétation thérapeutique occidentale du chamanisme, comme l’a souligné à maintes reprises Roberte Hamayon ; il en va de même pour les pratiques soufies et le rite duzikir (dhikr) ou pour nombre de pratiques de guérisseurs centre-asiates.
4 Le débat sur chamanisme et néo-chamanisme,bakhsiet néo-bakhsi, serait trop long à exposer dans son ensemble ici. Dans ces lignes, je fais le choix d’employer indifféremment l’un ou l’autre terme parce qu’il en est ainsi pour mes informateurs qui ne s’interrogent pas sur les nuances linguistiques des appellations mais sur l’efficacité des actions dubakhsi ou du néo-bakhsi.
5 Ce terme est employé localement pour désigner aussi bien les figures d’esprits rencontrées dans tout le monde musulman que les diverses figures d’esprits locales, bénéfiques ou maléfiques. Il est parfois aussi utilisé pourévoquer les ancêtres.
6 Outre Zylfira, j’ai eu l’occasion d’interviewer beaucoup d’autres personnes mais leur présentation déborderait du cadre de cette contribution.
7 On verra à ce sujet :Roux, 1984 etValikhanov, 1985.
Haut de pageAnne-MarieVuillemenot,« L’islam populaire kazakh et ouzbek : enracinements locaux et mondialisations », Recherches sociologiques et anthropologiques, 37-2 | 2006, 63-78.
Anne-MarieVuillemenot,« L’islam populaire kazakh et ouzbek : enracinements locaux et mondialisations », Recherches sociologiques et anthropologiques [En ligne], 37-2 | 2006, mis en ligne le10 mars 2011, consulté le08 avril 2025.URL : http://journals.openedition.org/rsa/565 ;DOI : https://doi.org/10.4000/rsa.565
Haut de pageMaître de conférences à l’ULB (CECID-Institut de Sociologie). Professeur invitée à l’UCL, Unité d’anthropologie et de sociologie, Place Montesquieu 1/1, B 1348 Louvain-la-Neuve. Membre du CISMOC et du LAAP.
Haut de pageLe texte seul est utilisable sous licenceCC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page