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RETOUR : Contributions à la théorie de la littérature

 

Réflexions sur l'article « Beau » écrit par Diderot pour l'Encyclopédie,par François-Marie Mourad.
Mis en ligne le 16 janvier 2009.
© : François-Marie Mourad.

François-Marie Mourad, professeur agrégé des Lettres, docteur en Littérature et civilisation françaises, est Professeur de Chaire Supérieure enKhâgne au Lycée Montaigne de Bordeaux.
Il est l'auteur deZola critique littéraire (Champion, 2003), de la présentation duRoman expérimental de Zola (Flammarion GF, 2006), de la présentation du recueil des nouvelles de Zola, en deux volumes (Flammarion GF, 2008), et de nombreux articles sur le naturalisme. Il est membre de l'équipe Zola de l'ITEM/CNRS.
Autres pages de François-Marie Mourad sur le site À la littérature… :
Commentaire d'un texte d'Agrippa d'Aubigné
Commentaire d'un texte de Baudelaire :LeSpleen de Paris À Arsène Houssaye
Commentaire suivi d'un passage de Malebranche
Commentaire d'un passage de Zola dansL'Œuvre(1886)
Corrigé d'une composition française, sur la critique littéraire
Autre corrigé de composition française, sur la notion de génie
Mesure et démesuredansDom Juande Molière
Mesure et démesure dansGorgias de Platon
Zola, critique et vérité, allocution à Médan


Quelques réflexions sur l'article « Beau »
écrit par Diderot pour l'Encyclopédie

L'article « Beau » faisait partie dudeuxième tome de l'Encyclopédie(1752,texte intégral sur le site de l'atilf, analyse et traitement informatique de la langue française, Nancy-Université).

La thèse centrale est que le beauest une « perception de rapports ». Dès 1748, avant l'emprisonnementde Vincennes, Diderot disait dans sesMémoiressur différents sujets de mathématiques : « Le plaisir, engénéral, consiste dans la perception des rapports. Ce principe a lieu enpoésie, en peinture, en architecture, en morale, dans tous les arts et dans toutes les sciences. Une belle machine, un beau tableau, un beau portique ne nous plaisent que par les rapports que nous y remarquons. […] La perception des rapports est l'unique fondement de notre admiration et de nos plaisirs. […] Ceprincipe doit servir de base à un essai philosophique sur le goût s'il setrouve jamais quelqu'un assez instruit pour en faire une application générale àtout ce qu'il embrasse ». Diderot passe ainsi d'une définitionpsychologique du goût à une définition logique de la beauté :« J'appelle doncbeauhors demoi, tout ce qui contient en soi de quoi réveiller dans mon entendement l'idéede rapports ; etbeau parrapport à moi, tout ce qui réveille cette idée ».

Dans son souci d'universaliser laquestion du beau, Diderot l'étend donc à la perception des rapports. C'est sansdoute à la fois trop et trop peu. À ce compte, la rhétorique philosophique, lagéométrie, toutes les activités et toutes les sciences produiraient de labeauté, sans le vouloir, remarquons-le, tandis que le peintre, le sculpteur oul'écrivain, qui font un usage plus habituel de ce mot, s'efforcent sans douted'en enrichir la portée, au-delà du constat qu'ils obéissent à des lois etexploitent des « correspondances ». Mais la définition de Diderot ale mérite d'annoncer, comme le font les logiciens analytiques,quand il y a du beau. Le principalrapport est celui qui s'instaure entre le connaissant et le connu. C'est lathèse ancienne d'Aristote et de Thomas d'Aquin. Le beau est extrinsèque etrelationnel : s'il existe « hors de moi », pour être saisi il exigeun récepteur doté des qualités qui lui correspondent. « Nous naissons avecla faculté de sentir et de penser » et « avec des besoins qui nouscontraignent de recourir à différents expédients » susceptibles desatisfaire notre vocation anthropologique (envie de jouir, désir de comprendre,sens des valeurs, goût des œuvres, respectivement vocations physiologique,épistémique (cognitive), éthique, esthétique), avec une visée arétique. Laquête effrénée du beau équivaut à l'intensité que nous déployons à viser leBien et à trouver le Vrai. Ce sont les horizons ouverts à la réalisation de nosfacultés. Une vie est réussie lorsqu'elle parvient à équilibrer cette pluralitéd'aspirations conformes à notre êtrepouretavec. Il importe que le beau soithors de moi, car « il faut bien distinguer les formes qui sont dans lesobjets, et la notion que j'en ai ». Il importe aussi qu'une relations'établisse entre moi, le monde naturel et l'artefactuel. Cette coïncidencerend seule compte de mon existence dans le monde, elle en présupposel'harmonie, et, à ce titre, les sciences et les arts établissent un mêmeconstat, partagent une même ambition, selon des perspectives différentes, maiscomplémentaires. La raison est privilégiée dans les sciences, l'émotion dansles arts, mais cette distinction est finalement superficielle, comme nousl'enseignent l'épistémologie et l'esthétique, qui nous éclairent un peu surl'entremêlement des idées, des théories et des affects mis en jeu dans cesproductions humaines. « C'est l'indétermination des rapports, la facilitéde les saisir et le plaisir qui accompagne leur perception, qui ont faitimaginer que lebeauétait plutôt uneaffaire de sentiment que de raison. » C'est une façon de reconnaître leprimat de la sensibilité dans l'expérience esthétique et la facilité aveclaquelle un individu peut être affecté par les œuvres. La plupart desthéoriciens de l'art, des philosophes, des penseurs et des professeurs traitentcette empathie avec condescendance et décrètent qu'elle doit être évitée,oubliée ou dépassée, qu'elle est d'une nature instinctive et primaire, alorsqu'elle est déjà un phénomène d'appréhension largement conditionné par laculture et l'éducation. Il y a une continuité possible de l'expérienceesthétique. Diderot fait ainsi intervenir l'habitude et un principe dereconnaissance, qu'il complète en ayant recours au discernement. Cette facultéprend le relais dans les cas où le rapport qui existe entre les qualités del'objet esthétique n'est plus perçu intuitivement : « J'ose assurerque toutes les fois qu'un principe nous sera connu dès la plus tendre enfance,et que nous en ferons par habitude une application facile et subite aux objetsplacés hors de nous, nous croirons en juger par sentiment ; mais nousserons contraints d'avouer notre erreur dans toutes les occasions où lacomplication des rapports et la nouveauté de l'objet suspendront l'applicationdu principe ; alors le plaisir attendra, pour se faire sentir, quel'entendement ait prononcé que l'objet estbeau. »Beau, dit ensuite Diderot, est une qualification générale affectée à desdomaines ou des réalisations diverses : il y a un beau moral, un beaulittéraire, un beau pictural, un beau musical, un beau naturel… Dont acte,mais qu'est-ce qui permet, sur la base d'une saisie des rapports, de décréterque telle chose est belle et telle autre laide ? Pour fonder ce qu'il fautbien appeler des critères, il est significatif que Diderot, après Montaigne[1],se tourne vers la « belle nature » puisque, pour un matérialiste, il n'ya pas pour l'homme de paradis ailleurs que sur la terre. La nature étantad vitam aeternamle lieu où sont lemieux établis les rapports qui provoquent invariablement et communément le sensdu beau, Diderot en infère que « selon la nature d'un être, selon qu'ilexcite en nous la perception d'un plus grand nombre de rapports, et selon lanature des rapports qu'il excite, il estjoli,beau, plus beau, très beauoulaid ;bas, petit, grand, élevé, sublime, outré,burlesqueouplaisant ».S'ensuit une distinction entre lebeauréel, qu'on pourrait dire tout aussi bien absolu — « tout ce quicontient en soi de quoi réveiller l'idée de rapport » — et unbeau relatif, qui convient « à toutce qui réveille des rapports convenables avec les choses auxquelles il en fautfaire la comparaison ». Les qualités esthétiques sont en fait toujoursrelatives ou relationnelles, si l'on accepte d'entendre et d'étendre cette loides rapports observée par Diderot : l'expérience esthétique ne peutd'abord naître que de la mise en présence et de la confrontation de l'hommeavec l'objet ; ensuite l'entendement appréhende des qualités « qu'unêtre constitué de corps et d'esprit comme moi ne pourrait considérer sanssupposer l'existence ou d'autres êtres ou d'autres qualités, soit dans la chosemême soit hors d'elle », d'où la distinction entre les rapports réels,faciles à attesterin praesentia etles rapport aperçus, qui renvoient à mes connaissances et à des expériencesantérieures. « Mais il y a une troisième sorte de rapports ; ce sontles rapportsintellectuelsoufictifs ; ceux que l'entendementhumain semble mettre dans les choses. » Par exemple, un statuaire, devantun bloc de marbre, imagine la figure qu'il pourrait en extraire. La toileblanche, les brosses et les couleurs suffisent aussi au peintre pour faireadvenir letableau, comme l'exprimede façon saisissante ce propos de Braque : « Quand je commence, il mesemble que mon tableau est de l'autre côté, seulement couvert de cettepoussière blanche, la toile. Il me suffit d'épousseter. J'ai une petite brosseà dégager le bleu, une autre le vert ou le jaune : mes pinceaux. Lorsquetout est nettoyé, le tableau est fini. » (Braque)

Diderot est sensible à larichesse des dénominations linguistiques du beau, à ce que l'on appellecommunément aujourd'hui son champ lexical, ses synonymes, ses nuances (joli,grand, sublime, charmant…), mais, selon lui, cette variété estépiphénoménale : il n'y a là que des variations locales et unenrichissement prévisible du principe premier : la perception des rapportsest le fondement du beau. Les différences de perception selon les époques, lesmilieux et les individus, si elles sont avérées, ne remettent pas en cause leprincipe. D'ailleurs tout le monde convient « qu'il y a unbeau, qu'il est le résultat de rapportsaperçus : mais selon qu'on a plus ou moins de connaissance, d'expérience,d'habitude de juger, de méditer, de voir, plus d'étendue naturelle dansl'esprit, on dit qu'un objet est pauvre ou riche, confus ou rempli, mesquin ouchargé ». Quand Diderot parle du beau, il faut comprendre qu'il parle enfait dujugement esthétique, en unsens très général, c'est-à-dire d'une compétence humaine spontanée etperfectible, constative et évaluative, dans l'appréhension du réel et desobjets, qu'ils soient saisis effectivement dans la nature (globale ou spéciale,végétale, animale ou minérale), ou dans la quasi-nature des productionsartefactuelles.

Hume, dans son traité surla norme du goût (1757) rejoindraDiderot — qu'il a sans doute lu — sur la définition et ladescription de cette compétence particulière qui, lorsqu'elle est développéecorrectement, aboutit à ce que le philosophe écossais subsume sous le terme dedélicatesse. Une « première sourcede diversité » dans les jugements provient de la difficulté où l'on setrouve de les accorder, de les harmoniser à la complexité des rapports mis enœuvre par les artistes. Chacun n'aperçoit que ce que son éducation et sonexpérience lui permettent de voir. Hume évoquera à son tour les limites de laréception des œuvres que sont l'ignorance et l'envie. À l'art de concevoirdevrait toujours, dans la mesure du possible, correspondre un « artd'aimer », la patience réflexive et la sympathie éclairée que donne seuleune éducation convenable.

« L'intérêt, les passions,l'ignorance, les préjugés, les usages, les mœurs, les climats, les coutumes,les gouvernements, les cultes, les événements, empêchent les êtres qui nousenvironnent, ou les rendent capables de réveiller ou de ne point réveiller ennous plusieurs idées, anéantissent en eux des rapports très naturels, et y enétablissent de capricieux et d'accidentels ». Diderot reprend et élargitla liste des circonstances et des facteurs qui interfèrent en quelque sortetoujours peu ou prou dans l'exercice de la faculté de juger (esthétiquement).La tendance à généraliser son point de vue n'est pas oubliée. Pourtant, commele rappelle le mot du peintre Apelle,nesutor ultra crepidam[2], on nedevrait parler qu'en connaissance de cause, et pas forcément au-delà.

Comme « nos sens sont dansune état de vicissitude continuel » et que nous changeons en permanenced'humeur au fil du temps, il se peut bien que notre jugement subisse deconstantes fluctuations, à l'image de notre moi, comme l'avait déjà notéMontaigne. Et j'associe très souvent aux lieux et aux objets des connotationstoutes personnelles, des « idées accidentelles ».

« Quoi qu'il en soit detoutes ces causes de diversité dans nos jugements, ce n'est point une raison depenser que lebeauréel, celui quiconsiste dans la perception des rapports, soit une chimère ; l'applicationde ce principe peut varier à l'infini, et ses modifications accidentellesoccasionner des dissertations et des guerres littéraires : mais leprincipe n'en est pas moins constant. Il n'y a peut-être pas deux hommes sur laterre qui aperçoivent exactement les mêmes rapports dans un même objet, et quile jugentbeau au même degré ;mais s'il y en avait un seul qui ne fût affecté des rapports dans aucun genre,ce serait un stupide parfait ; et s'il y était insensible seulement dansquelques genres, ce phénomène décèlerait en lui un défaut d'économieanimale ; et nous serions toujours éloignés du scepticisme, par lacondition générale du reste de l'espèce. »



[1]Les Essais, « Des cannibales »(I, 30) : « Toutes choses, dit Platon, sont produites ou par lanature, ou par la fortune, ou par l'art. Les plus grandes et plus belles parl'une ou l'autre des deux premières : les moindres et imparfaites par ladernière. »

[2] Apellevenait de terminer un tableau. Il l'exposa aux regards du public, et se tintcaché derrière une toile pour écouter les observations auxquelles son ouvragedonnerait lieu. Un cordonnier critique la sandale d'un des personnages ;le peintre retouche cette partie de son œuvre, mais lorsque le cordonnier veutparler du reste de l'ouvrage, il l'arrête par ces mots :Ne sutor ultracrepidam !Cordonnier, pasau-delà de la chaussure ! Leçon à l'adresse de ceux qui veulent parlerdes choses qui leur sont étrangères. Voltairedisait à maître André, son perruquier, qui avait composé une tragédie et la luiavait dédiée :Maître André, faites des perruques.

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