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La loi des séries

Serial rivers.Le fleuve et le narrateur dans les Métamorphoses d’Ovide

Serial rivers. The River and the Narrator in Ovid’sMetamorfosis
FlorianRacine
p. 81-94

Résumés

Le dieu-fleuve est une figure peu étudiée dans lesMétamorphoses d’Ovide ; aucune synthèse d’ensemble ne semble avoir été proposée. Pourtant, en tant que divinité métamorphique et parce qu’elle joue le rôle du narrateur aux chants VIII et IX desMétamorphoses, Ovide semble lui donner une fonction réflexive. Par cette figure, il tente de se démarquer de Virgile pour proposer une esthétique qui lui est propre fondée sur le principe de variation et d’auto-citation, de sorte que le poème paraît inépuisable.

There are not many studies about river gods in Ovid’sMétamorphoses, and none are comprehensive. As shape-shifting deities, river gods perfectly fit for the poem’s subject. InMétamorphoses 8 and 9, Achelous plays the role of narrator. As a consequence, we might guess that Ovid gives him a reflexive function. Through this figure, he attempts to stand out from Virgil in order to show that his poetry is built on variation and self-citation, so that the poem seems inexhaustible.

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Texte intégral

  • 1 Ce sera en partie l’objet d’une thèse de doctorat ; cet article cherche à proposer des pis(...)
  • 2 Voir, par ex. l’article de Newlands, 1992, qui s’interroge sur les caractéristiques et la(...)
  • 3 Voir par ex. Rosati, 2002.

1Chercher une série dans lesMétamorphosesd’Ovide peut sembler une gageure, tant ce texte foisonnant avance apparemment « à sauts et à gambades », sans que l’on sache très bien, à première lecture, où le poète souhaite nous amener, ni ce que sont ses intentions. Il est pourtant une figure qui apparaît régulièrement tout au long du poème, souvent de façon discrète, parfois avec une présence plus notable : le dieu‑fleuve. Cette divinité protéiforme n’a, à notre connaissance, pas fait l’objet d’une étude synthétique1 ; pourtant, la labilité de sa représentation (prédateur érotique ou amant parfait, fleuve ténu aux eaux claires ou torrent limoneux, lieu agréable ou au contraire dangereux) semble parfaitement convenir à la thématique desMétamorphoses. Plus intéressant encore, Ovide fait du fleuve aux chants VIII et IX un de ses avatars poétiques. La question du narrateur dans les œuvres d’Ovide en général2, et dans lesMétamorphoses3 en particulier, est pour le moins épineuse tant Nason aime jouer avec ses lecteurs eta fortioriavec ceux qui font profession de le commenter, et il n’est pas question dans le présent article d’aborder l’ensemble des narrateurs desMétamorphoses. Mon propos sera plutôt d’essayer de voir de quoi le dieu-fleuve est le nom, ou pour le dire autrement : le fleuve, en tant que figure métamorphique, est-il exemplaire de la poétique ovidienne ? Nous verrons dans un premier temps qu’Ovide exploite toutes les potentialités métamorphiques du dieu-fleuve pour en faire, en apparence du moins, un avatar quasi parfait de sa poésie ; dans un deuxième temps, nous nous intéresserons plus particulièrement au seul dieu-fleuve narrateur desMétamorphoses pour montrer qu’il est construit à l’opposé du Tibre virgilien ; enfin, nous reviendrons à une échelle plus large pour proposer des pistes de réflexion concernant l’interprétation métapoétique des dieux‑fleuves.

1. Un dieu en ses métamorphoses

1.1. L’hybridité du dieu-fleuve

  • 4 En ce qui concerne son hybridité, voir Larson, 2007, p. 64-66 ;Aston, 2011, p. 55-8(...)
  • 5 Voir Aston, 2011, p. 261-285.
  • 6 Voir Sophocle,Trachiniennes, v. 9-14 (prologue de Déjanire) ; v. 507-530 (antistro(...)

2Le dieu-fleuve est marqué du sceau de l’hybridité : à la fois personnification d’un élément de paysage et divinité anthropomorphique, il est aussi au nombre des dieux thériomorphes4. De fait, cette souplesse dans la figuration, qui permet de représenter l’irreprésentable – un élément naturel par définition changeant –, est connexe de la question de la métamorphose5 ; la dimension protéiforme du dieu-fleuve est d’autant plus fortement ancrée qu’Achélôos – seule divinité fluviale à avoir vu son culte atteindre une dimension panhellénique – change à trois reprises de forme au cours de son affrontement avec Héraclès6.

3Le métamorphisme inhérent au dieu-fleuve se trouve exploité tout au long desMétamorphosespar Ovide qui s’emploie à brouiller les frontières entre ces différentes représentations possibles. Ainsi, dès le chant I, alors que les fleuves se sont réunis pour consoler le Pénée qui s’est trouvé contraint de changer sa fille Daphné en laurier pour mettre un terme aux assauts d’Apollon, peut-on lire :

Inachus unus abest imoque reconditus antro
fletibus auget aquas natamque miserrimus Io
luget ut amissam
[…].

  • 7Mét.,I, v. 583-5. Toutes les traductions desMétamorphoses sont celles de(...)

« Seul l’Inachus est absent ; retiré au fond de son antre, il grossit ses eaux de ses larmes ; l’infortuné pleure Io, sa fille, comme s’il l’eût perdue.7 »

  • 8 VoirBömer, 1969, p. 185 : « Götter können nach antiker Auffassung nicht weinen. »
  • 9Mét., I, v. 569-573.
  • 10 DDSDDS. D = dactyle ; S = spondée.
  • 11 Pour la scansion du v. 583 :Inachus |unus a|best// i|moque re|conditus |antro. Les(...)

4La transition entre les deux épisodes est assurée ici par la représentation en miroir du Pénée et de l’Inachus en « patres dolorosi », pour ainsi dire. Bömer a vu dans ce passage une « groteske Übertreibung » en ce que les dieux ne peuvent pleurer8. Cette légère entorse semble plutôt souligner la labilité du fleuve illustrée par une indécision entre les natures divine et élémentaire. Si le nom mêmeInachus est ambigu – puisqu’il peut renvoyer tout autant au cours d’eau qu’à sa personnification divine –, la suite du v. 583 ne fait rien pour lever le doute. Le premier hémistiche renvoie indubitablement, par l’usage du verbeabest, à une conception anthropomorphique du fleuve, tandis que le second hémistiche est plus ambigu : le participereconditus peut certes désigner une personne se cachant, mais aussi un lieu reculé, quasi secret ou difficile d’accès. Cette indistinction est renforcée par l’emploi du motantro ; le substantif fait référence à la grotte où vit la divinité fluviale, mais Ovide l’a explicitement associée à la source du cours d’eau9 peu avant cet extrait. Le second hémistiche induit donc une ambiguïté qui crée un effet d’équilibre entre les deux natures du dieu-fleuve. Cette impression se trouve renforcée par la coupe penthémimère qui répartit équitablement les temps forts entre les deux hémistiches (3+3) et par l’enchaînement des pieds10 qui produit un effet de symétrie11. Le v. 584 exploite l’indistinction mise en place au v. 583 ; en effet, chaque nature y est représentée par un terme mis en valeur dans le vers :fletibus à l’initiale (anthropomorphe) etaquas à la coupe penthémimère (élémentaire). Le verbeauget fonctionne comme un lien entre ces deux natures et crée l’image – frappante – d’une sorte de métamorphose en miniature, où les larmes se transforment en eaux ; le fleuve semble ainsi se changer en lui-même.

5De la même façon, Ovide exploite la nature animale des dieux‑fleuves : si l’Achéloüs constitue l’exemple le plus marquant avec, au chant IX, sa transformation en serpent, puis en taureau, pour affronter Hercule, on retrouve cette double référence animalière au chant XIV, lorsque Vénus invite le fleuve Numicius à nettoyer Énée de sa part mortelle :

Fatus erat ; gaudet gratesque agit illa parenti ;
perque leues auras iunctis inuecta columbis
litus adit Laurens, ubi tectus harundine
serpit
in freta flumineis uicina Numicius undis.
Hunc iubet Aeneae, quaecumque obnoxia morti
abluere et tacito deferre sub aequora cursu ;
corniger exsequitur Veneris mandata.

  • 12Mét.,XIV, v. 596-602. Nous soulignons.

« Il avait dit ; Vénus, joyeuse, rend grâce à son père ; elle fend les airs légers sur son char attelé de colombes et descend sur le rivage de Laurente, où caché sous les roseaux, le fleuve du Numicius conduit ses eauxen serpentant à la mer voisine. Elle lui ordonne de laver tout ce qui chez Énée est soumis à la mort et d’emporter cette dépouille vers le large dans son cours silencieux ;le fleuve au front armé de cornes exécute les ordres de Vénus12. »

  • 13 Pour l’association de la corne de taureau à la fertilité, voirMét., IX, v. 89-92,(...)
  • 14 Pour l’association du serpent au renouveau, voirMét., IX, v. 266-7. L’image du serpent qui(...)

6Ici, Ovide évoque la nature thériomorphe du dieu-fleuve au moyen de jeux de polysémie, plus précisément de glissements du sens propre vers le sens figuré etvice versa. Ainsi, le verbeserpere (v. 598) renvoie en propre au mouvement des animaux rampants (et en premier lieu des serpents), mais peut aussi désigner métaphoriquement l’écoulement serpentin d’un cours d’eau. Si l’association du fleuve à la figure du serpent se fait par un glissement du sens propre vers un sens métaphorique, Ovide emploie le procédé inverse pour évoquer sa nature taurine. En effet, l’adjectifcorniger, mis en valeur par sa position initiale au v. 602, renvoie à l’attribut habituel des dieux-fleuves, mais n’est pas sans évoquer le double du substantifcornu – tout autant la corne d’un animal que les méandres du fleuve. Cette double nature thériomorphe – serpent et taureau – fait du fleuve une figure de fertilité13 et de renouveau14 qui sied particulièrement à une scène d’apothéose.

7Autrement dit, dans lesMétamorphoses, si Ovide exploite la nature protéiforme du fleuve, lui-même sujet à changements et à variations, il n’est pas seulement sujet de la métamorphose, mais par moment l’agent, comme le laisse penser cet extrait rapidement commenté.

1.2. Un dieu cause de métamorphoses

  • 15 Pour une analyse des apothéoses chez Ovide et de leur ambivalence, voir Vial, 2010,(...)
  • 16 Les fleuves ont dès l’épopée homérique un statut ambigu. Si leur divinité est recon(...)

8Outre l’apothéose d’Énée au chant XIV, que l’on peut considérer comme une métamorphose15, on trouve d’autres transformations causées par des dieux-fleuves : au chant I, le Pénée donne à sa fille Daphné la forme d’un laurier, pour lui épargner les assiduités non‑désirées d’Apollon, tandis qu’au chant IX Achéloüs change les Échinades en îles. Chaque métamorphose constitue en soi une (ré)affirmation de la puissance divine des fleuves16.

9Ainsi Daphné interpelle-t-elle son père en ces termes :

Viribus absumptis expalluit illa citaeque
uicta labore fugae, spectans Peneidas undas :
« Fer, pater » inquit « opem, si flumina numen habetis ;
qua nimium placui, mutando perde figuram
. »

  • 17Mét., I, v. 543-7.

« Elle, à bout de forces, a blêmi ; brisée par la fatigue d’une fuite si rapide, les regards tournés vers les eaux du Pénée : “Viens, mon père, dit-elle, viens à mon secours, si les fleuves comme toi ont un pouvoir divin ; délivre-moi par une métamorphose de cette beauté trop séduisante”17. »

  • 18 Voir la note 1 de Lafaye (p. 26) et Bömer, 1969, p. 166-7.
  • 19 Cf. Mét., VI, v. 602.
  • 20Flumina… habetis peut certes s’entendre comme un pluriel poétique dans le cadre de(...)
  • 21 Il y a sans doute une forme d’ironie chez Ovide, puisque dans d’autres épisodes le(...)
  • 22 L’image n’est pas tout à fait nouvelle au chant I desMétamorphoses puisque le déluge déclenché(...)

10Ovide fait de la fuite de Daphné (I, v. 525-542), qui précède l’extrait cité, une scène de chasse par l’intermédiaire d’une comparaison filée (v. 533-538) qui constitue numériquement près d’un tiers de l’épisode et qui associe Apollon à uncanis Gallicus (v. 533). Si, selon Lafaye et Bömer, le syntagme pourrait désigner un lévrier18, il semble aussi que l’adjectifGallicus soit utilisé de façon suggestive : il réactive, avec cette référence à un peuple considéré comme barbare, le thème de la sauvagerie introduit par Apollon lui-même, puis nié pour convaincre Daphné de son innocuité, à travers une comparaison avec des animaux sauvages (I, v. 505-6). Le motif de la prédation érotique se trouve ici renforcé par des images de prédation animale qui viennent souligner une violence sauvage marquée, aux v. 543-4, par les conséquences sur Daphné. D’abord, Ovide réactive l’image de la proie traquée et épuisée, notamment grâce au participe apposéuictaet au syntagme à l’ablatif absoluuiribus absumptis ; par l’ampleur de ce dernier, qui constitue à lui seul le premier hémistiche du v. 543, la violence semble symboliquement envahir le vers et même l’ensemble du passage. Ensuite, la réaction physique de Daphné –expalluit –, qui traduit un blêmissement19 donne à cette scène une dimension quasi horrifique. C’est dans ce cadre qu’intervient l’imploration de Daphné, dont on perçoit la tonalité pathétique. La demande d’aide –fer… opem – est aussi une forme de défi lancé au Pénée et aux dieux-fleuves en général20. En effet, la position de la proposition hypothétique (il s’agit du second hémistiche du vers) met en valeur la limitation de la puissance fluviale et renforce l’impression de défi. La métamorphose se trouve dès lors présentée à la fois comme la délivrance d’un prédateur barbare – en cela, le fleuve se présente comme un potentiel rempart aux prédateurs érotiques21 et à la sauvagerie22 – et comme une marque de puissance (de fait, le Pénée, divinité mineure, fait obstacle à Apollon). Le texte lui-même le confirme à travers la réaction des dieux-fleuves venus consoler le Pénée :

Conueniunt illuc popularia flumina primum,
nescia gratentur consolenturne parentem.

  • 23Mét.,I, v. 577-8.

« En ce lieu, des fleuves se rassemblent, et d’abord ceux de la contrée, se demandant s’ils doivent féliciter ou consoler le père de Daphné23. »

11Ici, la proposition interrogative indirecte introduite par l’adjectifnescia, qui souligne l’impossibilité de trancher entre les deux termes de l’alternative laisse entendre que si la perte est grande, le prodige l’est tout autant.

12On trouve une construction similaire – réaffirmation de la puissance divine du fleuve confirmée par une réaction extérieure – dans l’épisode des Échinades au chant VIII. Achéloüs fait le récit de sa colère à l’encontre des Naïades qui ne l’ont pas honoré et qu’il métamorphose en guise de vengeance. Là encore la perception de la puissance du dieu-fleuve est inscrite dans le texte par l’intermédiaire d’autrui : ici ce sont Thésée et ses compagnons (à l’exception de Pirithoüs) qui s’émerveillent du prodige :

Amnis ab his tacuit. Factum mirabile cunctos
mouerat.

  • 24Mét.,VIII, v. 610-611.

« Le fleuve arrêta là son récit. Une aventure si merveilleuse avait ému tous les convives24. »

13Le rejet du verbemouerat, verbe qui marque la réaction des auditeurs, provoque un effet de pause, de suspension qui fait penser au silence qu’emploie un orateur pour faire sentir son effet.

14Par conséquent, la métamorphose, lorsqu’elle est provoquée par le fleuve, se veut une réaffirmation de puissance. L’image la plus éloquente à ce sujet reste le déluge au chant I desMétamorphoses auquel participent les dieux-fleuves (sur ordre de Jupiter par Neptune interposé), ce déluge constituant une métamorphose non pas d’un être humain, mais des choses en général. Il y a une forme de progressivité dans la série de métamorphoses que nous venons d’évoquer : le laurier, parce qu’il devient un attribut d’Apollon, obtient une forme de durabilité indirecte, là où les Échinades, par leur nature même, sont vouées à perdurer ; l’apothéose d’Énée, enfin, constitue une forme d’immortalité directe. La puissance du dieu‑fleuve est donc réaffirmée aussi grâce à un crescendo dans la durabilité du résultat de la transformation.

1.3. Narrateur de métamorphoses

15Les deux sous-parties précédentes ont tenté d’esquisser deux séries qui démontrent le lien au moins bidimensionnel du dieu-fleuve avec la métamorphose. L’épisode d’Achéloüs, aux chants VIII et IX propose une troisième dimension : à la fois hors-série et à la confluence des deux précédentes, condensé des figures de dieux-fleuves et hapax dans lesMétamorphoses, il est la seule divinité fluviale à servir de narrateur. Si l’on étudie la structure de cet épisode, il est possible d’y voir d’importants échos avec les figures évoquées précédemment. En voici le déroulé :

  • Achéloüs offre son hospitalité à Thésée et à ses compagnons ; ses eaux, en crue, font apparemment obstacle à la traversée (VIII, v. 547-576).
  • Première prise de parole d’Achéloüs
    • Métamorphose des Échinades en îles parce qu’elles ont oublié de rendre hommage au fleuve (VIII, v. 577-589)
    • Périmèle est transformée en île pour échapper à Achéloüs (VIII, v. 590‑610)
  • Lélex répond au scepticisme de Pirithoüs
    • Récit de Philémon et Baucis (VIII, v. 611-726)
  • Seconde prise de parole d’Achéloüs
    • L’impiété d’Érysichthon (VIII, v. 727-884)
    • L’affrontement entre Achéloüs et Hercule (IX, v. 1-100)
  • 25 Voir Kenney, 2011, p. 306, qui parle de « superficiale continuità fornita dalla person(...)

16L’épisode d’Achéloüs fait suite à la chasse du sanglier de Calydon, qu’Ovide traite sur un mode grotesque en pervertissant les codes épiques. C’est la figure de Thésée qui sert de fil rouge entre ces deux épisodes, et au chant VIII plus généralement25. L’arrivée de Thésée et de ses compagnons, qui s’en retournent à Athènes, se fait sur les berges du fleuve en crue. Ce motif, ainsi que le récit de Philémon et Baucis qui met en scène Jupiter avant qu’il n’élimine l’espèce humaine, n’est pas sans rappeler l’épisode du déluge (I, v. 253-415). Les deux premiers récits, qui agrémentent le banquet, concernent des îles que Thésée voit au loin. Achéloüs fait ainsi le récit des Échinades, autrefois Naïades, qu’il a transformées en îles parce qu’elles avaient oublié de lui rendre hommage (VIII, v. 577-589). Ici c’est le fleuve en tant qu’agent de la métamorphose qui est mis en valeur. L’Achéloüs montre ensuite une île plus lointaine, Périmèle qui était autrefois une femme aimée de lui et qu’il a poursuivie de ses assiduités. Pour éviter la noyade à laquelle l’a promise son père, Achéloüs décide de la métamorphoser ; le motif du sauvetage par la métamorphose n’est pas sans rappeler Daphné, tandis que letopos du prédateur érotique peut faire penser à l’épisode d’Alphée et d’Aréthuse. Les deux derniers récits ne semblent pas avoir de parallèles directs avec d’autres épisodes.

  • 26 Voir Secci, 2009, qui n’étudie que l’affrontement entre Hercule et Achéloüs ; Murray,(...)

17L’épisode d’Achéloüs n’a pas eu une grande fortune critique et a été rarement étudié dans son ensemble26. Il est pourtant intéressant en ce qu’il constitue à la fois le condensé et une variation autour du dieu‑fleuve. La tentation d’y voir une reproduction en miniature d’un principe de composition générale de l’ensemble du poème est grande.

2. Achéloüs, un anti-Tibre

2.1. Locus terribilis et locus amoenus

18Les commentaires de F. Bömer ou celui de Kenney ne font pas mention de l’épisode du Tibre au chant VIII de l’Énéide ; or il semblerait bien qu’il s’agisse d’un intertexte important pour étudier l’épisode d’Achéloüs. Pourtant outre la possible allusion numérique – les deux scènes se situent exactement au même chant dans chacun des deux poèmes –, il me semble qu’Ovide a constamment en tête cet épisode de l’Énéide et qu’il s’emploie à prendre systématiquement le contrepied du modèle virgilien dans une perspective de compétition métapoétique et d’affirmation de sa propre esthétique. Je tenterai donc de démontrer qu’Achéloüs constitue un anti-Tibre à la fois en tant qu’élément de paysage, que narrateur et qu’indice réflexif.

19Le Tibre est décrit au chant VIII de l’Énéide au cours d’une théophanie indirecte :

Huic deus ipse loci fluuio Tiberinus amoeno
populeas inter senior se attollere frondes
uisus : eum tenuis glauco uelabat amictu
carbasus, et crinis umbrosa tegebat harundo ;
tum sic adfari et curas his demere dictis.

  • 27Aen.,VIII, v. 31-5. Toutes les traductions de l’Énéide sont celles de(...)

« Alors, devant lui, le dieu même de ce lieu, Tibérinus au fleuve riant, se dressant entre les frondaisons des peupliers, fit son apparition, vieillard que drapait un fin tissu de voiles glauques et dont la tête était ombragée de roseaux. Le voilà qui s’adresse à Énée et qui dissipe ses inquiétudes en ces termes27. »

20Et peu après sa prophétie il ajoute :

Thybris ea fluuium, quam longa est, nocte tumentem
leniit et tacita refluens ita substitit unda,
mitis ut in morem stagni placidaeque paludis
sterneret aequor aquis, remo ut luctamen abesset
.

  • 28Aen., VIII, v. 86-9.

« Tout au long de cette nuit-là, le Tibre a apaisé ses flots tumultueux ; renversant leur cours, ses eaux silencieuses se sont arrêtées. À la façon d’un lac tranquille, d’un étang paisible, il aplanit la surface de son onde, pour que les rameurs n’aient pas à lutter28. »

21La description du Tibre est marquée par letoposdulocus amoenus. La formule employée (fluuio Tiberinus amoeno) est tout à fait suggestive : la mise en valeur d’amoeno en position finale du vers ainsi que l’emploi d’un ablatif de qualité tendent à essentialiser cette caractéristique, de sorte que les eaux du fleuve paraissent toujours plaisantes. À cela s’ajoute la majesté du fleuve, dénotée par le substantifdeus et par le comparatif à valeur méliorativesenior ; elle se trouve renforcée par le caractère holodactylique du v. 31, chose rare en poésie latine. Les v. 86-89 convoquent l’image de la crue, mais pour mieux la nier (refluens) : non seulement le Tibre est foncièrement placide, mais en plus il a une maîtrise totale sur ses propres eaux. L’évocation du Tibre convoque donc à la fois des images de sérénité et de beauté, ainsi qu’une forme degrauitas.

22À l’inverse, Ovide, au chant VIII desMétamorphoses, décrit ainsi l’Achéloüs:

Interea Theseus sociati parte laboris
functus Erechtheas Tritonidos ibat ad arces.
Clausit iter fecitque moras Achelous eunti
imbre tumens. « Succede meis, » ait « inclite, tectis,
Cecropida, nec te committe rapacibus undis.
Ferre trabes solidas obliquaque uoluere magno
murmure saxa solent ; uidi contermina ripae
cum gregibus stabula alta trahi ; nec fortibus illic
profuit armentis, nec equis uelocibus esse.
Multa quoque hic torrens niuibus de monte solutis
corpora turbineo iuuenalia flumine mersit.
Tutior est requies, solito dum flumina currant
limite, dum tenues capiat suus alueus undas. »

  • 29Mét.,VIII, v. 547-559

« Cependant Thésée, après avoir partagé les épreuves de ses compagnons, revenait vers la citadelle d’Érechthée, que protège la déesse du Triton. Il fut arrêté et retardé sur le chemin du retour par l’Achéloüs dont les pluies avaient enflé le cours : “Entre, lui dit le dieu, entre sous mon toit, illustre descendant de Cécrops, et ne va pas t’exposer à la violence de mes eaux. Souvent elles charrient des arbres entiers et roulent avec fracas des rochers qui se dressaient en travers de leur passage ; j’ai vu de hautes étables, voisines des rives, emportées avec les troupeaux, et alors les bœufs n’ont trouvé aucun secours dans leur force, ni les chevaux dans leur vitesse. C’est un torrent qui, lorsque les neiges fondues se sont écoulées des montagnes, a souvent englouti même des hommes jeunes dans ses tourbillons impétueux. Il est plus sûr de te reposer jusqu’au moment où mon fleuve aura repris son cours entre ses limites habituelles et où ses eaux diminuées seront rentrées dans leur lit”29. »

  • 30 Cf. la description de la vallée d’Ampsanctus enAen., VII, v. 563-571. Hautes montagnes,(...)

23Ovide, quant à lui, fait une description de l’Achéloüs à l’exact opposé de cetopos. Son cours est d’emblée présenté comme intrinsèquement dangereux, comme le souligne l’expressionimbre tumens (qui est un équivalent syntaxique defluuio amoeno). Le rejet et la présence detumens à la coupe trihémimère met en valeur l’ensemble de l’expression. Cette image de l’enflure infuse l’ensemble de l’extrait, puisqu’au v. 552 Achéloüs est désigné par le substantiftorrens, lui-même évocateur d’unlocus terribilis30. L’image de la fonte des neiges, parce qu’elle convoque l’image du froid, voire de la glace, et celle de la hauteur des montagnes vient renforcer cetopos qui donne au lieu une dimension horrifique. La dangerosité est également soulignée à travers les éléments emportés par le fleuve : leur accumulation est doublée d’un effet de gradation (du plus naturel au plus humain), ce qui provoque un effet d’imminence du danger pour le héros et ses compagnons, puisque les conséquences ne sont pas seulement paysagères, elles peuvent aussi toucher les êtres humains. De ce fait, Ovide tend à faire des rives de l’Achéloüs un lieu inhospitalier qui contraste avec l’hospitalité affichée du dieu. À l’inverse de Virgile qui montre les flots du Tibre comme foncièrement paisibles et maîtrisés, Ovide fait de l’Achéloüs un fleuve constamment en crue –solent –et sans maîtrise sur les eaux dont il est pourtant le dieu (v. 558-9).

24Par conséquent, une des premières oppositions entre ces deux fleuves réside dans l’imaginaire auquel ils renvoient : paisible et volontiers bucolique chez Virgile, sauvage et inquiétant chez Ovide.

2.2. Faconde et concision

25La dichotomie maîtrise/absence de maîtrise se retrouve dans les interventions des dieux‑fleuves : si le Tibre se montre concis, les discours d’Achéloüs sont marqués par une inflation verbale. Cette opposition est renforcée par la nature des paroles elles-mêmes : les unes constituent une prophétie doublée d’une exhortation à l’action, tandis que les autres sont une succession de récits et une invitation à patienter.

  • 31Aen., VIII, v. 50.

26Ainsi, la vaticination du Tibre à Énée se fait en peu de mots :paucis… docebo31. La relative brièveté du discours (30 v.) constitue le premier élément d’une accélération narrative qui fait suite à une pause dans le récit : or tout de suite après ce songe, Énée accomplit un rite, se prépare à la navigation, assiste au prodige de la truie et remonte le Tibre dont le cours s’est inversé pour amener Énée et ses compagnons auprès de Pallas et d’Évandre. Pour ainsi dire, le Tibre fait « filer droit » le récit et se trouve être un adjuvant des Troyens, puisqu’il diminue la fatigue des rameurs.

27L’épisode d’Achéloüs, au contraire, constitue une double pause dans le récit : obstacle à la poursuite du voyage de Thésée, il se caractérise aussi par une dilatation de la parole, qui se manifeste autant par la faconde que par la structure de l’épisode construit comme un entrelacs de récits qui s’enchaînent par rebonds successifs :

Tum maximus heros,
aequora prospiciens oculis subiecta : “quis” inquit
“ille locus ?” digitoque ostendit, “et insula nomen
quod gerit illa, doce, quamquam non una uidetur.”

  • 32Mét.,VIII, v. 573-576.

« Alors l’illustre héros, contemplant au loin la mer qui s’étend sous ses yeux : “Quel est, dit-il en le montrant du doigt, le lieu qu’on voit là-bas ? Apprends-nous le nom de cette île, quoiqu’il me semble qu’il y en a plus d’une”32. »

28Là où la parole du Tibre est spontanée, le récit des Échinades est déclenché par l’observation de Thésée. L’Achéloüs n’apparaît dans cet extrait qu’à travers le verbe à l’impératifdoce qui donne une impression de renversement de hiérarchie : le héros enjoint au dieu de parler. Le discours du Tibre est nécessaire à la poursuite de l’action, tandis que l’intervention d’Achéloüs est marquée par la contingence : l’insistance sur le sens de la vue (prospiciens etoculis) montre que le récit aurait pu ne pas être, si Thésée avait été moins attentif au paysage proposé. La fin de cet épisode est intéressante en ce qu’elle montre le fleuve déborder de son récit initial :

Vt tamen ipse uides, procul en procul una recessit
insula, grata mihi (Perimelen nauita dicit)
.

  • 33Mét., VIII, v. 590-591.

« Cependant, comme tu le vois toi-même, il y a là-bas, là-bas, isolée dans son éloignement une autre île qui m’est chère (les matelots la nomment Périmèle)33. »

  • 34 Voir Jones, 2005, p. 68.

29Le fleuve lui-même nourrit sa propre parole, là encore au moyen d’une observation (Vt tamen ipse uides). L’insistance volontaire d’Ovide sur ces transitions lâches souligne la construction de l’épisode par association d’idées et par rebonds successifs qui est celle du poème tout entier. Le débordement du chant VIII sur le chant IX34 est caractéristique de cette inflation de la parole qui ne s’arrête que faute d’auditeurs et malgré le dieu‑fleuve :

Lux subit et primo feriente cacumina sole
discedunt iuuenes ; neque enim dum flumina pacem
et placidos habeant lapsus totaeque residant
opperiuntur aquae
.

  • 35Mét., IX, v. 93‑96.

« Le jour vient et les premiers rayons du soleil frappent les sommets des montagnes ; alors les jeunes héros se retirent, sans attendre que le fleuve pacifié ait repris son cours tranquille et que toutes ses eaux soient rentrées dans leur lit35. »

  • 36 Pour des études sur les passages de compétitions artistiques, voir Fabre-Serris, 19(...)

30Les deux premiers mots de cet extrait laissent entendre que l’ensemble de ces récits a pris toute la nuit et que le fleuve aurait pu continuer longtemps à parler, si ses convives n’avaient pas décidé de partir. Ovide propose donc un un jeu de ressemblance et dissemblance entre la scène du Tibre et de l’Achéloüs ; ressemblance car dans les deux cas le voyage reprend et dissemblance, car chez Ovide le voyage constitue une disparition pure et simple : l’épisode de Thésée, décevant, s’arrête là et c’est Hercule qui prend le relais. Alors qu’une théophanie directe annonce, en théorie, une scène d’importance, l’apparition du dieu-fleuve aboutit à la simple reprise des pérégrinations, comme si rien ne s’était passé. Par conséquent, l’influence de la parole sur la narration est nulle en ce qui concerne l’Achéloüs, ce qui est confirmé par les réactions de l’auditoire. En effet, si Achéloüs suscite une forme d’admiration avec ses récits d’exploits divins, il provoque aussi le scepticisme de Pirithoüs, qui n’est levé que par la prise de parole de Lélex. En cela, il échoue en tant que conteur, et face à un humain qui plus est. Il est intéressant de remarquer que la réaction de Pirithoüs metde factoen compétition Achéloüs et Lélex quant à leur capacité à susciter l’adhésion à leur récit, de sorte que l’on se situe presque dans un concours poétique entre deux concurrents que l’auditoire serait chargé de départager36. Achéloüs échoue donc face à deux représentants d’une parole étique : Lélex, qui s’est contenté d’un récit sur une seule thématique (Philémon et Baucis), et Hercule, qui préfère la lutte armée aux joutes verbales. D’une certaine façon, Ovide semble concéder la défaite de « son » fleuve face à celui de Virgile, sans doute de façon légèrement ironique.

2.3. Tenir ou ne pas tenir la narration

  • 37 Voir Jones, 2005, p. 51-70.
  • 38 Depuis Callimaque au moins, le fleuve constitue une image autoréflexive du texte po(...)
  • 39 Klein, 2014, p. 63-80.

31Il est possible d’identifier les paroles du dieu‑fleuve à la voix du poète, selon P. J. Jones, de sorte qu’ils constituent une figure métapoétique37. La scène de l’Achéloüs a donc aussi pour fonction de se démarquer des principes esthétiques du poète de Mantoue ; le Tibre est capable de contenir le cours d’eau, image qui fait volontiers référence au texte lui-même38, de sorte qu’il est possible de voir dans le Tibre une figure du poète qui sait contenir sa narration et ne pas se laisser aller à digresser. F. Klein a d’ailleurs démontré, à travers l’étude des vents qui se déchaînent, qu’il y a chez Virgile « une hantise de la dispersion poétique » ; elle rappelle d’ailleurs que l’épisode de la tempête a pu être interprété comme la manifestation du danger de la digression qui viendrait compromettre l’unité narrative du poème et sa poursuite39. D’une certaine façon, ce refus rapproche Virgile de l’idéal callimachéen. Virgile, avec l’image du dieu Tibre qui retient ses propres eaux de déborder réinvestirait donc l’image d’un désordre poétique contenu et rappellerait par là sa position auctoriale, sa maîtrise du matériau poétique.

  • 40 Voir Vial, 2010, « L’art de la variation ou dire l’indicible », p. 419‑462 ; Jouteu(...)

32Il nous semble qu’Ovide reprend cette image du désordre poétique pour mieux la renverser. En effet, dans lesMétamorphoses, la digression n’est pas tant un danger qu’un principe d’écriture et partant un moyen de poursuivre le poème ; elle en est, pour ainsi dire la condition de création, puisqu’elle participe au principe deuariatio40qui régit le poème. En cela, l’Achéloüs apparaîtrait comme un double idéal du narrateur ovidien puisque, divinité hybride, il provoque les métamorphoses et les raconte lui-même avec une grande variété de tonalités : colère divine traitée sur le mode héroï-comique pour les Échinades, tonalité plus élégiaque avec Périmèle, et volontiers horrifique en ce qui concerne Erysichthon,retractatio sur un mode parodique du prologue tragique desTrachiniennes. Ce dernier épisode est en soi intéressant en ce qu’il met en scène un affrontement entre un orateur habile et un autre plus emprunté :

Melior mihi dextera lingua.
Dummodo pugnando superem, tu uince loquendo
.

  • 41Mét., IX, v. 29‑30.

« Chez moi le bras vaut mieux que la langue. Pourvu que je l’emporte en combattant, libre à toi de vaincre par la parole41. »

  • 42 On peut trouver un parallèle dans lesAmores, I, 1 qui est construite comme unerec(...)

33Cette phrase d’Hercule met en valeur une double opposition ; le héros se présente comme un guerrier taiseux mais puissant, là où Achéloüs semble unmiles gloriosus ; le premier est fait pour la guerre et la victoire prime, le second est construit sur un type élégiaque et la joute verbale lui convient mieux. La défaite face à Hercule constitue donc une façon de souligner l’inadéquation d’Achéloüs – et partant d’Ovide, puisque le fleuve en serait le représentant textuel – au monde guerrier et de ce fait au genre épique42. Il s’agirait dès lors pour Ovide de concéder sa défaite devant le grand genre tout en se piquant d’avoir ferraillé avec lui. Le résultat de cette confrontation est précisément la corne d’abondance qui symbolise autant le principe de lauariatio qu’il traduit l’importance de l’aemulatio nécessaire à une forme d’abondance et de renouvellement poétiques.

  • 43 Voir par ex. l’épigramme en tête du livre I desAmores qui laisse entendre que cinq livres(...)

34Pour autant, si elle semble constituer un « Ovide » miniature, elle semble mise à distance. En effet, on connaît le souci qu’a le poète de ne pas ennuyer son lecteur43. Or, ici, Achéloüs ne parvient pas à garder l’intérêt de son auditoire, comme le souligne le départ de Thésée et de ses compagnons. Deux interprétations, qui ne s’annulent pas, me semblent possibles.

35Si Nason assume d’en faire un de ses avatars, il semble aussi admettre, avec un certain humour, les potentielles limites de son entreprise poétique, malgré son goût de la surprise et de la variation. L’ensemble est construit sous la forme d’un clin d’œil à ses lecteurs, comme une façon de raviver leur intérêt par une note d’autodérision.

  • 44 Voir Vial, 2010, p. 449-468.

36Une seconde interprétation pourrait être que le dieu-fleuve en tant qu’avatar narratif se révèle finalement déceptif. On sait que lesMétamorphoses regorgent de doubles ovidiens apparemment parfaits, mais finalement laissés de côté44. Cette diffraction de la voix poétique qui fait que le narrateur est lui-même sujet à métamorphoses laisse penser que le poème lui-même est en quête d’un « narrateur » idéal et qu’il en écarte successivement tous les avatars avant l’apothéose finale de Nason grâce à l’immortalité de son œuvre.

3. Symbolique du dieu-fleuve : bilan provisoire

3.1. Une fécondité inépuisable

  • 45 Voir par ex.Mét., I, v. 452-567 (l’épisode du Pénée) ; III, v. 169 (la nymphe Crocalé(...)
  • 46 On songe évidemment à l’Achéloüs.
  • 47 Voir Jouteur, 2001, p. 63-64. Elle emploie pour sa part le terme d’auto-pa(...)
  • 48 Par ex., l’amour de Pénée pour Créüse (Am., III, 6, v. 31-2) est remplacé par un amour(...)
  • 49 Par ex., l’amour d’Alphée pour Aréthuse (Am., III, 6, v. 29-30 ;Mét., V, v. 577-641)(...)

37Si le dieu-fleuve est rattaché à la thématique de la fécondité et de l’engendrement, que ce soit en tant que père45 ou en tant que violeur46, ce qui constitue un indice réflexif évident, son utilisation par Ovide est surtout exemplaire de sa tendance à l’auto-engendrement47. En effet, nombre des épisodes contenant un dieu-fleuve présents dans lesMétamorphoses sont cités dans lesAmores (III, 6). La situation d’énonciation de l’élégie est la suivante : un jeune homme tente d’aller retrouver son amante, mais un mince ruisseau a grossi et l’empêche de passer. S’ensuit une longue énumération de dieux-fleuves qui ont eu des amantes, censée déclencher une sorte de réflexe de solidarité et faire diminuer le cours d’eau. Si certains dieux-fleuves à peine évoqués dans lesAmores ne sont pas repris (le Xanthe, amoureux de Nééra, par ex.), d’autres sont présents dans lesMétamorphoses, avec48 ou sans variations49. Cette tendance à l’auto-citation souligne le caractère inépuisable de ce poème qui se construit par un système de reprise à soi-même mais avec variations (de genre, par exemple). Ainsi en va-t-il de l’affrontement entre Achéloüs et Hercule : dans lesAmours, la tonalité est volontiers élégiaque (le lien entre tous ces fleuves réside précisément dans leurs histoires d’amour cachées ou alors empêchées), tandis que dans lesMétamorphoses cet épisode ouvre une nouvelle séquence qui reprend en partie la trame narrative desTrachiniennes (avec donc cette fois-ci une tendance plus marquée pour la poésie dramatique). Par ailleurs, la relative dispersion des dieux-‑fleuves dans lesMétamorphoses donne l’impression que cet auto-engendrement du poème est perpétuel, de sorte qu’il semble ne pas avoir de fin.

38Le motif du fleuve limoneux vient renforcer cette thématique de la fécondité. L’idée de la boue est sous-jacente à la description (évoquée plus haut) de l’Achéloüs qui charriant dans son cours des morceaux arrachés à la terre ferme. Le limon est cependant explicitement cité après le déluge (I, v. 369-370), lorsque Deucalion et Pyrrha décident d’implorer l’aide des dieux. Le déluge (auquel participent les fleuves), puis le repeuplement du monde constituent sans doute une image de cette tendance à l’auto-palimpseste, où le poète remodèle la même matière pour lui donner une forme différente.

3.2. Le débordement

  • 50 I. Jouteur parle de « kaléidoscope générique », expression qui sert de titre à sa deux(...)

39Si le fleuve semble par essence une figure de la frontière, chez Ovide il est souvent évoqué par l’intermédiaire du motif de la crue. Ainsi en va-t-il de l’épisode du déluge, de l’Inachus qui pleure la disparition de sa fille et qui s’inonde de ses propres pleurs ou de l’Achéloüs. C’était déjà le cas dans lesAmores (III, 6) où une crue empêche les retrouvailles amoureuses. On remarquera que ce motif de la crue, dans cette élégie, permet à Ovide de jouer avec les codes du genre. En effet, il pervertit par là le motif élégiaque duparaklausithyron qu’il reprend avec la variation du fleuve comme obstacle à l’amour. Le fleuve est donc dans la poésie ovidienne étroitement associé à l’idée d’un débordement générique et d’un jeu avec les limites que l’on retrouve dans lesMétamorphoses50notamment à travers la corne d’abondance. Par la multitude des dons qu’elle offre aux convives, elle synthétise en une image à la fois l’idée de la fécondité et celle du débordement.

 

  • 51* Je tiens à remercier les relecteurs anonymes de Pallas. Naturellement, je reste seul(...)

40S’il est tentant de faire du dieu-fleuve une figure idéale de narrateur dans lesMétamorphoses, il semble malgré tout qu’Ovide joue de cette attente du lecteur. Mis à distance en raison de ses échecs, l’Achéloüs, à l’instar d’Orphée par exemple, ne constitue qu’une diffraction du narrateur ovidien. Pour autant, cette légère inadéquation ne disqualifie pas l’interprétation métapoétique du dieu-fleuve, tant les signes réflexifs sont nombreux. Ovide se sert de cette série de fleuves pour en redessiner la symbolique. Si le fleuve en crue a pu être rapproché de la poésie épique, il semblerait qu’Ovide lui donne une signification autre et en fait une sorte d’image de ce que peuvent être la technique ovidienne : la variation par la réécriture ou l’auto-réécriture*.51

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Bibliographie

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Notes

1 Ce sera en partie l’objet d’une thèse de doctorat ; cet article cherche à proposer des pistes d’interprétation globale de la fonction du dieu-fleuve dans lesMétamorphoses.

2 Voir, par ex. l’article de Newlands, 1992, qui s’interroge sur les caractéristiques et la fonction du narrateur dans lesFastes (et s’oppose à une identification stricte entre leje du poème et Ovide lui-même).

3 Voir par ex. Rosati, 2002.

4 En ce qui concerne son hybridité, voir Larson, 2007, p. 64-66 ;Aston, 2011, p. 55-89.

5 Voir Aston, 2011, p. 261-285.

6 Voir Sophocle,Trachiniennes, v. 9-14 (prologue de Déjanire) ; v. 507-530 (antistrophe et épode du Chœur). Déjanire présente les métamorphoses du dieu-fleuve comme faisant partie d’un stratagème de séduction, tandis que le Chœur les évoque dans le cadre de l’affrontement.

7Mét.,I, v. 583-5. Toutes les traductions desMétamorphoses sont celles de G. Lafaye.

8 VoirBömer, 1969, p. 185 : « Götter können nach antiker Auffassung nicht weinen. »

9Mét., I, v. 569-573.

10 DDSDDS. D = dactyle ; S = spondée.

11 Pour la scansion du v. 583 :Inachus |unus a|best// i|moque re|conditus |antro. Les syllabes en gras soulignent les temps marqués, les barres droites séparent les différents pieds et la double barre oblique marque la coupe penthémimère.

12Mét.,XIV, v. 596-602. Nous soulignons.

13 Pour l’association de la corne de taureau à la fertilité, voirMét., IX, v. 89-92, et plus spécifiquement l’expressionpraediuite cornu. La corne d’abondance, conséquence de la joute entre Achéloüs et Hercule, se trouve caractérisée par un adjectif dont le préverbeprae- dénote le très haut degré et qui équivaut à un superlatif. La fertilité s’en trouve donc renforcée.

14 Pour l’association du serpent au renouveau, voirMét., IX, v. 266-7. L’image du serpent qui revit, liée au processus de la mue, est d’ailleurs employée en guise de point de comparaison avec l’apothéose d’Hercule, ce qui renforce ici la symbolique du serpent dans le cadre de l’apothéose d’Énée.

15 Pour une analyse des apothéoses chez Ovide et de leur ambivalence, voir Vial, 2010, p. 318-352.

16 Les fleuves ont dès l’épopée homérique un statut ambigu. Si leur divinité est reconnue, par ex., lors de la scène qui réunit l’assemblée complète des dieux (voirIl., XX, v. 7), leur puissance tend à être contestée au point qu’il faille la réaffirmer. Voir à ce sujet la colère du Scamandre (Il., XXI, v. 211-330) qui cherche à tuer Achille après que ce dernier a continué, malgré les demandes du fleuve, de massacrer les Troyens dans son cours. Il faut l’intervention d’Héra, avec l’aide d’Héphaïstos, pour mettre fin au courroux du dieu-fleuve.

17Mét., I, v. 543-7.

18 Voir la note 1 de Lafaye (p. 26) et Bömer, 1969, p. 166-7.

19 Cf. Mét., VI, v. 602.

20Flumina… habetis peut certes s’entendre comme un pluriel poétique dans le cadre de cet épisode et donc renvoyer au seul Pénée, mais il semble que le défi soit lancé à l’ensemble des divinités fluviales qui, à ce point du texte, ont uniquement participé au déluge.

21 Il y a sans doute une forme d’ironie chez Ovide, puisque dans d’autres épisodes le dieu-fleuve tient ce rôle. Voir, par ex.Mét., III, v. 341-344 (viol de Liriope par Céphise).

22 L’image n’est pas tout à fait nouvelle au chant I desMétamorphoses puisque le déluge déclenché par Jupiter, secondé entre autres par les dieux-fleuves, a notamment pour cause Lycaon,notus feritate (v. 198).

23Mét.,I, v. 577-8.

24Mét.,VIII, v. 610-611.

25 Voir Kenney, 2011, p. 306, qui parle de « superficiale continuità fornita dalla persona di Teseo ».

26 Voir Secci, 2009, qui n’étudie que l’affrontement entre Hercule et Achéloüs ; Murray, 2004, qui s’intéresse à la métamorphose d’Érysichthon.

27Aen.,VIII, v. 31-5. Toutes les traductions de l’Énéide sont celles de P. Veyne.

28Aen., VIII, v. 86-9.

29Mét.,VIII, v. 547-559

30 Cf. la description de la vallée d’Ampsanctus enAen., VII, v. 563-571. Hautes montagnes, torrent s’écrasant avec fracas, épaisse forêt et grotte profonde composent ce paysage qui convoque un imaginaire sublime et horrifique.

31Aen., VIII, v. 50.

32Mét.,VIII, v. 573-576.

33Mét., VIII, v. 590-591.

34 Voir Jones, 2005, p. 68.

35Mét., IX, v. 93‑96.

36 Pour des études sur les passages de compétitions artistiques, voir Fabre-Serris, 1995, p. 14-17 ; Jouteur, 2001, p. 73-81.

37 Voir Jones, 2005, p. 51-70.

38 Depuis Callimaque au moins, le fleuve constitue une image autoréflexive du texte poétique ; dans l’Hymne à Apollon(v. 108-112), il théorise son refus de l’épopée qu’il compare à un grand fleuve boueux pour marquer sa préférence pour des formes plus courtes (comparées à un petit ruisseau à l’eau limpide).

39 Klein, 2014, p. 63-80.

40 Voir Vial, 2010, « L’art de la variation ou dire l’indicible », p. 419‑462 ; Jouteur, 2001, p. 89-195 où le principe de variation est abordé sous l’angle générique.

41Mét., IX, v. 29‑30.

42 On peut trouver un parallèle dans lesAmores, I, 1 qui est construite comme unerecusatio du genre épique.

43 Voir par ex. l’épigramme en tête du livre I desAmores qui laisse entendre que cinq livres d’élégies risqueraient d’ennuyer le lecteur et qu’il les a réduits à trois.

44 Voir Vial, 2010, p. 449-468.

45 Voir par ex.Mét., I, v. 452-567 (l’épisode du Pénée) ; III, v. 169 (la nymphe Crocalé, suivante de Diane, est fille de l’Isménos) ; V, v. 551-563 (les Sirènes sont présentées comme les filles d’Achéloüs).

46 On songe évidemment à l’Achéloüs.

47 Voir Jouteur, 2001, p. 63-64. Elle emploie pour sa part le terme d’auto-palimpseste.

48 Par ex., l’amour de Pénée pour Créüse (Am., III, 6, v. 31-2) est remplacé par un amour paternel presque incestueux pour sa fille Daphné (Mét., I, v. 452-567).

49 Par ex., l’amour d’Alphée pour Aréthuse (Am., III, 6, v. 29-30 ;Mét., V, v. 577-641) ou la lutte pour Déjanire (Am., III, 6, v. 35-38 ;Mét., IX, v. 1-100).

50 I. Jouteur parle de « kaléidoscope générique », expression qui sert de titre à sa deuxième partie.

51* Je tiens à remercier les relecteurs anonymes de Pallas. Naturellement, je reste seul responsable des idées défendues dans cet article.

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Pour citer cet article

Référence papier

FlorianRacine,« Serial rivers.Le fleuve et le narrateur dans les Métamorphoses d’Ovide »Pallas, 124 | 2024, 81-94.

Référence électronique

FlorianRacine,« Serial rivers.Le fleuve et le narrateur dans les Métamorphoses d’Ovide »Pallas [En ligne], 124 | 2024, mis en ligne le06 mai 2024, consulté le25 novembre 2025.URL : http://journals.openedition.org/pallas/29178 ;DOI : https://doi.org/10.4000/1221i

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Auteur

FlorianRacine

Doctorant en Lettres classiques,
Université Toulouse – Jean Jaurès
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CC-BY-NC-ND-4.0

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