« les petits yeux ronds, très noirs et pétillants d'esprit », « porté à gesticuler, et à caresser le manche de la petite dague qu'il portait à son côté », selon des descriptions de l'époque[1].
La King's School de Cantorbery, lithographie de 1851.
Folkestone était un port marchand très actif en 1578. William est le fils d'unyeoman aisé duKent, Thomas Harvey, riche commerçant importateur du Moyen-Orient, et plusieurs fois maire de la ville[2].
Tous ses frères deviennent marchands importateurs comme son père, sauf son frère John qui est un serviteur du roiJacquesIer. William préfère la médecine et laphilosophie naturelle[2]. Il part à l'âge de 20 ans pour l'Italie à l'université de Padoue suivre, pendant cinq ans, des études d'anatomie et dephysiologie.
De retour en Angleterre en 1603, ce diplôme lui permet d'obtenir la licence de l'université de Cambridge et il épouse la fille de Lancelot Browne, un médecin londonien réputé. Le couple n'a pas d'enfant.
Il est plusieurs fois censeur du Collège des médecins qui comportait alors quatre censeurs nommés pour un an, et chargés de poursuivre les praticiens illégaux (non licenciés)[3].
Sa réputation grandit au point qu'il devient le médecin de nombreux aristocrates et personnalités d'Angleterre. Dès 1618, il est l'un des médecins du roiJacquesIer (James I Stuart en anglais), puis celui deCharlesIer en 1630, ou encore celui du scientifique et philosopheFrancis Bacon. Cette pratique très lucrative des consultations lui permet d'accéder à une belle aisance financière et de mieux se consacrer à ses recherches.
De 1631 à 1636, il effectue plusieurs voyages en Europe pour accompagner diplomates et grands personnages[1].
Ayant servi le parti du roi pendantla première guerre civile anglaise, son logement de Londres est pillé par les troupesparlementaires en 1642. La plupart de ses manuscrits ont été perdus à cette occasion, et les historiens disposent de très peu de sources sur la pratique médicale de Harvey ou pour reconstituer sa biographie intellectuelle. Cependant les notes dont il s'est servi pour ses cours et conférences d'anatomie ont été préservées[3] et sont aujourd'hui conservées auBritish Museum.
Au cours de sa carrière, il réalise plus de 40dissections complètes sur des criminels exécutés. Faute de cadavres, il dissèque son propre père, puis sa sœur, ainsi que de nombreux amis[5]. Il rédige ainsi les « histoires anatomiques » de plusieurs de ses patients privés, mais ce recueil de texte a été perdu durant la guerre civile. Harvey est convaincu de l'importance de l'anatomie pathologique, en écrivant dans sa première lettre àJean Riolan« L'examen du cadavre d'un seul homme mort à la suite d'une maladie chronique est plus utile à la médecine que la dissection de dix pendus »[6].
Sur demande du roi, William Harvey effectue une dissection sur un sujet réputé plus que centenaire,Thomas Parr[7].
Lorsqu'il cesse de pratiquer la médecine au St Bartholomew's Hospital, il s'établit àOxford, où il avait été nommé Directeur (Warden) duMerton College. Il s'engage progressivement dans une retraite studieuse, malgré des accès degoutte et d'athérosclérose[1].
En 1651, William Harvey fait un don au collège pour construire et provisionner une bibliothèque, qui est inaugurée en 1654.
En 1656, il crée un fonds pour rémunérer un bibliothécaire et dire une prière chaque année, cérémonie qui a subsisté jusqu'à aujourd'hui en son honneur. Harvey lègue également un fonds pour la création d'une école de garçons dans sa ville natale (Folkestone), laHarvey Grammar School, qui ouvre ses portes en 1674, et existe encore aujourd'hui.
Ibn al-Nafis (1210-1288), dans un commentaire ducanon d'Avicenne, en se basant sur des dissections de cœur d'animaux montrant que leseptum cardiaque est imperméable, émit l'hypothèse de l'existence d'une petite circulation (circulation pulmonaire du cœur droit vers le cœur gauche via les poumons). Sa découverte n'a pas eu d'influence dans le monde scientifique de langue arabe[9]. Elle n'est pas présentée dans la traduction latine d'Andrea Alpago imprimée à Venise en 1527, mais une transmission orale reste possible.
L'idée d'une « petite circulation pulmonaire » a été reprise parMichel Servet en 1533 dans son livreChristianismi restituto, mais les exemplaires ont été détruits. Après Servet, plusieurs anatomistes de l'université de Padoue poursuivent des travaux sur la circulation pulmonaire, dontRealdo Colombo (1510-1559) etAndrea Cesalpino (1519-1603) qui est le premier à utiliser le terme decirculatio[9],[10].
William Harvey commence à parler de ces problèmes dans ses cours d'anatomie dès 1616. Ses principales sources sont alors leTheatrum Anatomicum deGaspard Bauhin (1560-1604) qui a aussi étudié à Padoue, etHistoria Anatomica d'André du Laurens (1558-1609). Harvey reproduit et confirme les travaux deRealdo Colombo sur la traversée des poumons par le sang. Il vérifie les données de ses prédécesseurs et fait ses propres observations[3].
Il rend publique ses conclusions en1628 dans son livreExercitatio Anatomica de Motu Cordis et Sanguinis in Animalibus (Exercice Anatomique sur le Mouvement du Cœur et du Sang sur les Animaux).
Évoluant au-delà du cadre typique de laRenaissance basé sur l'idée d'Aristote d'un lien entremacrocosme etmicrocosme (« le cœur est au corps ce que le soleil est au cosmos »), Harvey constate par ses observations à Padoue que :
ainsi que l'avait montréIbn al-Nafis, l'idée qu'un mélange entre deux sortes de sangs différents n'est pas possible (sang purifié par le poumon, froid et sang brut, chaud)
l'hypothèse deJean Fernel sur le lien entre lasystole et l'éjection du sang est exacte.
Parvivisections chez l'animal, il démontre que la phase de contraction commence auxoreillettes pour se propager auxventricules ; que le sang pénètre les ventricules par la systole des oreillettes et non par l'attraction provoquée par ladiastole des ventricules ; que les ventricules ne se contractent pas simultanément, mais successivement. Lepouls artériel est attribué à la systole ventriculaire[11].
Pour prouver son hypothèse de circulation avec retour du sang sur lui-même, Harvey recourt à un raisonnement quantitatif (il est ainsi le premier à introduire laméthode quantitative en médecine) :
il étudie des cœurs de toutes sortes, et il mesure, en moyenne, quelle quantité de liquide peut être contenue dans les cavités d'un cœur : un cœur contient deuxonces.
il mesure également la fréquence des battements cardiaques par unité de temps : 72 battements par minute
il calcule donc que le cœur brasse 8.640 onces par heure, soit 259 kg de sang apportés à la périphérie, soit beaucoup plus que la quantité de sang contenue dans le corps, ce qui implique qu'un même sang retourne sur lui-même.
Il prouve cette théorie par l'expérience du garrot : on peut ainsi observer le flux du sang dans les veines au fur et à mesure qu'on desserre le garrot. La structure dans laquelle se fait ce retour, ce sont les veines superficielles : dans lesquelles on fait aujourd'hui les prises de sang. Il s'agit d'un retour progressif.
Cette expérience est très reproductible, et réalisable sur un être humain dans n'importe quelle condition de la vie quotidienne. L'idée de la répétition constitue ici une preuve ; en effet, Harvey prouve ainsi sa théorie à ses contemporains.
Ce qui manque à cette théorie pour être complète et expliquer la circulation du sang dans son ensemble, c'est la notion descapillaires. Harvey ne dispose alors, comme instrument d'observation, que de laloupe. Dans sa première lettre àJean Riolan (1649), il explique qu'il a longuement cherché lesanastomoses entre artères et veines, sans y parvenir. Il pense donc que le sang sort des plus petites artères, imprègne la chair, pour être réabsorbé par les plus petites veines[11].
Les capillaires seront décrits en 1661 parMarcello Malpighi, grâce à des observations au microscope. Nous sommes à ce moment-là au tout début de lamicroscopie.
Le professeur d'anatomie français Jean Riolan (1577-1657) refuse cette découverte qui remet en cause les principes d'Aristote et deGalien, Il se joint àGui Patin pour le surnommer « circulator » (terme latin qui signifie circulateur – médecin itinérant defoire en foire – et charlatan au Moyen Âge)[12]. La circulation du sang remet en question lasaignée, car on localisait les points de saignée en fonction de la partie malade du corps, ce qui n'avait plus de sens, si le même sang circule dans tout le corps.
Les travaux d'Harvey ont fait l'objet de plusieurs interprétations, selon divers points de vue. PourMirko Grmek, l'histoire de toute découverte scientifique, comme celle de la circulation du sang, comporte trois aspects : aspects logique (ouépistémologique), psychologique et sociologique. L'idéal serait de les synthétiser, ou au moins, si c'est trop difficile ou irréalisable, ne pas considérer comme satisfaisante une approche unilatérale[8].
C'est l'approche classique et dominante, développée ci-dessus. Elle consiste à sélectionner tous les aspects modernes que l'on peut trouver dansDe Motu Cordis, c'est-à-dire à reconstruire la pensée et la démarche d'Harvey à la lumière du développement scientifique postérieur[13].
Harvey apparait alors comme un personnage moderne, qui expérimente et quantifie, et qui remplace les qualités d'Aristote et les éléments deGalien, par des formes et des mouvements mesurables. Harvey peut être présenté comme un « moderne » face aux « anciens », ou un « révolutionnaire » face à des « conservateurs »[13].
Elle consiste à considérerDe Motu Cordis dans sa totalité, et la vie réelle de Harvey dans son époque. Malgré son origine anglaise, Harvey en tant que chercheur est un disciple de l'école italienne de Padoue. C'est là qu'il s'imprègne des méthodes deGalilée et deVésale transmises par ses professeurs qui ont leur propre manière d'utiliser les œuvres d'Aristote et de Galien[8].
Harvey présente le cœur battant d'un petit animal pour exposer sa théorie de la circulation devant le roi Charles Ier, par Ernest Board (1877-1934).
Harvey était fondamentalement un conservateur : royaliste en politique, etpéripatéticien en philosophie[8], comme le montre sa carrière professionnelle. En cherchant à comprendre les aspects quantitatifs des manifestations vitales, il cherche la vérité de nouveaux détails pour sauvegarder l'ensemble[14].
Le langage et les idées d'Harvey sont d'abord basées sur l'analogie. À l'analogie d'Aristote (dansParties des animaux, III, 5) qui compare la distribution du sang à partir du cœur à l'irrigation d'un champ, il ajoute une autre idée d'Aristote (dansMétéorologiques), celle du mouvement circulaire de l'eau (cycle de l'eau), par le soleil, l'atmosphère et les pluies. Harvey se réfère aux rapports dumicrocosme et dumacrocosme, le cœur comme le soleil et le roi, gouvernent, nourrissent et distribuent par leurs vertus le corps, le cosmos ou le royaume[15].
Harvey partage les idées d'Aristote et de Galien sur un corps mû par des forces vitales. La force et les mouvements du cœur ne sont pas mécaniques, ils s'effectuent par vertu pulsatile et facultés de l'âme. De ce point de vue, il peut être difficile de replacer Harvey dans une « nouvelle science » duXVIIe siècle[13].
Dans les années 1660, la circulation du sang est généralement acceptée, mais ceci dans le cadre d'une philosophie mécaniste représentée parDescartes (Discours de la méthode, 5e partie, 1637) qui fait du cœur une pompe-machine, mue par la chaleur[16].
Toutefois les recherches de Harvey sur la dynamique du sang bouleversent quelques concepts fondamentaux : le flux et le reflux dans une dualité vasculaire sont remplacés par une circulation dans un système réunifié, l'éparpillement continu de matières et de chaleur par la notion de leur conservation. Quelques historiens ont avancé l'idée que la nouvelle théorie d'Harvey était influencée par le dynamisme dumouvement baroque. Harvey serait représentatif d'une « médecine baroque », mais, selon Grmek, la circulation du sang n'est pas plus dynamique que le flux-reflux incessant du sang des Anciens[8].
La personnalité d'Harvey (et des autres scientifiques de son temps) n'était pas monolithique. En eux pouvaient coexister des traditions jugées contradictoires et incompatibles du point de vue moderne. Harvey est aristotélicien commeNewton est alchimiste. LeDe Motu Cordis montre aussi les hésitations et les scrupules à se détacher des notions admises, on n'abandonne pas des idées, concepts ou catégories, du jour au lendemain[17].
Selon Grmek, la théorie de la circulation ouvre la voie au progrès, mais l'abandon de la théorie remplacée pose des problèmes nouveaux. Les critiques de Jean Riolan et autres ne sont pas dictées par le souci de sauvegarder l'ancien, ou par animosité personnelle, elles sont aussi l'expression d'une perplexité réelle[18].
Jupiter ouvrant un œuf d'où émergent toutes sortes d'êtres vivants. Frontispice deExercitationes... (1651) de William Harvey.
On attribue souvent à Harvey la formule latine« Omne vivum ex ovo » (« tout être vivant provient d'un œuf »). Cette formule, qui résume bien sa théorie de la génération, ne se trouve pas littéralement dans son œuvre. Elle vient des travaux de son contemporain lenaturaliste néerlandais,Jan Swammerdam, qui réfutait l'idée degénération spontanée. En revanche, dans la première édition de sesExercitationes de generatione animalium (1651), l'image dufrontispice montre Jupiter ouvrant une boîte ronde qui porte les mots« Ex ovo omnia » (tout vient d'un œuf).
L'importance que Harvey accorde à l'œuf ne fait d'ailleurs pas de lui un adversaire de lagénération spontanée, car il pensait que l'œuf dont provenaient certains animaux inférieurs se formait spontanément à partir de matières en putréfaction[21].
Dans cet ouvrage, vers la fin de sa vie, Harvey montre toujours son attachement doctrinal à Aristote. Comme Aristote dansGénération des animaux, il est partisan d'uneépigenèse, où le développement de l'embryon se fait progressivement (par opposition à lapréformation) sous l'action de forces cachées[22].
Il pousse cette épigenèse à l'extrême dans un sens non-mécanique. Il défend l'idée d'un processus non matérialiste de la génération. Dans l'œuf, comme dans le sang, il existe des « esprits » ou des « vertus », au-delà des pouvoirs de la matière ordinaire, et dont la nature et les proportions se rapprochent plutôt de celles des étoiles[16].
Une analogie avec le modèle circulatoire de Harvey a été tentée, pour expliquer la montée de lasève chez les plantes.
Dans les années 1660Johann Daniel Major(en) (1634-1693) suggère l'analogie,Timothy Clarke(en) (- 1672) écrit sur la circulation du liquide dans les plantes sensibles et recherche au microscope les équivalents structuraux des valves, etNicaise Le Febvre (1610-1662) compare les fonctions de la sève et du sang. Dans les années 1670 et 1680,Nehemiah Grew (1641-1712) etMarcello Malpighi (1628-1694) ont impressionné le monde botanique avec leurs études systématiques de l'anatomie et de la physiologie des plantes. Mais ce sontEdme Mariotte (1620-1684) etClaude Perrault (1613-1688) qui poussent l'analogie entre le sang et la sève à ses limites, débat parrainé par l'Académie des sciences qui marque le premier effort systématique d'application de la théorie circulatoire aux plantes[23].
L'incapacité à trouver des organes équivalents a évidemment sérieusement affaibli l'analogie, un circuit de sève a toutefois été établi. Perrault, Mariotte, etDuclos qui s'est joint au débat, publient leurs points de vue sur la théorie, Mariotte dans sonPremier essai : De la végétation des plantes en 1679[24]. En l'absence d'une alternative convaincante, les botanistes trouvèrent une analogie partielle meilleure que si elle n'avait pas existé : la sève irait ascendante à l'intérieur du tronc ou de la tige, et descendante à la périphérie du tronc[25]; ceci jusqu'à laStatique des végétaux parStephen Hales. L'hypothèse de la circulation de la sève a tout du moins le mérite d'attirer l'attention sur un problème central de la botanique, à savoir letransport de la sève[23].
Exercitationes duae de circulatione sanguinis ad Johannem Riolanum filium, Cambridge, 1649 ; traduit en français par L. Chauvois, dansBiologie Médicale, 42, 1953 (numéro hors série). Il s'agit des deux lettres à Riolan en réponse à ses critiques.
Praelectiones anatomiae universalis (Lumleian Lectures 1616), Londres 1886 ; traduit en anglais par G. Whitteridge, Édimbourg, 1964. Notes de cours d'anatomie de Harvey.
Michel Voisin,William Harvey et la circulation sanguine, Académie des Sciences et Lettres de Montpellier, séance du,p. 367-379(lire en ligne)
Paul Mazliak,William Harvey, la circulation du sang et l'épigenèse des embryons. Les prémisses de la méthode expérimentale, Hermann (collectionHistoire des sciences), Paris, 2013 ; 208 p.(ISBN978-2-70568752-6).