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Unetrogne (terme qui ne vient pas detronc et du latintrunco « tronquer, couper un arbre, ébrancher », mais du gauloistrugna, « nez, museau »)[1] est une forme d'arbre têtard, dont la forme caractéristique résulte d'un mode d'exploitation spécifique (appeléétrognage outrognage), consistant en destailles périodiques spécifiques, afin de fournir principalement dubois et dufourrage.
De nombreusesessences forestières, le plus souventfeuillues, peuvent être conduites en trognes, formant unehaie, une « prairie aérienne », un « taillis sur pilotis », une « forêt perchée » ou unboisement de trognes[2]. Ce système de production de bois était familier des campagnes où les arbres conduits en trognes s'inscrivaient notamment dans leshaies bocagères. Menacés de disparition à la suite, notamment, desremembrements successifs, les têtards, éléments emblématiques des paysages, ont pourtant desfonctions écologiques, économiques et sociales, ce qui encourage des projets de sensibilisation, de valorisation et de réhabilitation des trognes[3].
Connu sous 250 noms enFrance[2], commetruisse,chapoule,ragosse enHaute-Bretagne (notamment dans lepays rennais),tocard (issu du mot estoc) au nord-ouest du pays nantais,pilgos enlangue bretonne,trognard (Sologne),émousse, ragole enMayenne,touse enPicardie,pied cormier (Perche Vendômois) outrogne (Perche etAnjou)[4],[5], l’arbre têtard se définit comme un arbre sur lequel on a procédé à unrecépage à un niveau plus ou moins élevé dutronc ou des branches maîtresses dans le but de provoquer le développement debourgeons dormants (latents)[6] en attente sous l'écorce et derejets (repousses végétales), qui seront périodiquement coupés aux mêmes points de coupe.
EnBelgique, il porte les noms de têteau, aléo, tchiap, choke, bollaert[7]…
Les trognes sont des mécanismes naturels copiés par l'homme. Lorsqu'un arbre eststressé (par exemple en cas de verglas, de crue, de cassure du tronc par une tornade, de coupe à faible hauteur par uncastor), il a la capacité d'activer desbourgeons dormants[11] et donner le phénomène deréitération traumatique (c'est-à-dire une reproduction dumodèle architectural) pouvant conduire à unecolonie clonale[12],[13].
La plupart desconifères et surtout la majorité desfeuillus peuvent être taillés en trogne à l'exception de ceux qui ont une croissance très lente ou qui supportent mal les tailles sévère (noyer, arbres fruitiers à noyaux)[14].
L'homme a probablement trogné les arbres depuis leNéolithique. Un vestige de chêne en têtard a été retrouvé dans les vases de laTrent etdaté au carbone 14 à 3 400 ans avant notre ère[15]. Cette technique s'est généralisée auMoyen Âge et a connu son apogée entre leXIXe et XXe siècles, avant de quasiment disparaître et devenir peu visible[14].
La périodicité des tailles (de 1 à 20 ans selon) varie selon les régions[16], l'essence de l'arbre, le terrain et la destination du bois récolté (fourrage ou bois de chauffage)[17]. Lestailles périodiques sculptent l'arbre de deux manières différentes[18]:
Pour les « têtards », lerecépage en hauteur provoque l'élargissement sommital du tronc : la « cicatrisation » des plaies dues à la coupe et la croissance de nouvelles branches provoquent ce renflement, formant ainsi un plateau qui résulte desbourrelets de recouvrement et desbroussins qui se développent à la suite d'un étêtage répété[21].
La spécificité des ragosses dans le bassin rennais tient au fait que l’on émonde périodiquement toutes les branches latérales, ce qui le différencie du « têtard » stricto sensu avec une forme plus régulière ou gracile, un tronc long noueux et des arbres parfois coiffés de « tire-sèves » (rejets repoussant en haut du tronc, conservés pour maintenir la circulation de la sève)[22].
Les têtards hauts (hauteur de tronc comprise entre 2 et 3 m) sont taillés ainsi pour rendre les baguettes d’osier inaccessibles au bétail et à la faune sauvageherbivore (soustraction des rameaux à l'abroutissement). Les têtards bas (hauteur de tronc comprise entre 1 et 1,5 m) sont taillés pour faciliter le broutage des feuilles basses par le bétail, cette taille s’auto-entretenant par les troupeaux (principe de l'« abroutissementtopiaire ») et permettant la production de complément defourrage (feuilles), bois de chauffage et de service.
Le recépage intervenant environ tous les un à quinze ans (cycle de taille selon l'essence à « bois dur » ou à « bois tendre ») favorise la durée de vie de l’arbre qui se creuse naturellement au centre avec les intempéries. Peu à peu, cette étrange silhouette torturée s’impose dans la haie comme un « menhir de bois »[23].
Encore méconnus, lesservices écosystémiques rendus par les trognes sont mis à l'honneur en 2020 en France : afin de sensibiliser le public sur l'importance écologique, économique et sociale de cet arbre, 52 événements viennent rythmer « 2020 : année des Trognes » à travers un programme destiné à faire connaître, créer, réhabiliter, restaurer, planter et valoriser ces arbres[25],[26].
Tout un argumentaire est développé autour des têtards construits comme facteurs dedéveloppement durable[27].
Les alignements d’arbres têtards ont un rôle decorridor biologique des réseaux dehaies bocagères, et font partie intégrante de latrame verte. Ils constituent un véritable réservoir debiodiversité. Les cavités et anfractuosités qui se creusent dans cesarbres creux (liées au développement dechampignons lignivores car les plaies ouvertes favorisent la pénétration de lapourriture blanche oubrune) se forment deux à quatre fois plus vite que dans un arbre non taillé. Elles constituent desdendro-microhabitats qui accueillent une flore spécialiséeopportuniste (plantesépiphytes : mousses, lichens, fougères[28],rumex,groseillier à maquereau,lierre terrestre,églantiers,alisier blanc,géranium Herbe à Robert,sureau noir età grappes,fusain d'Europe,frêne,bouleau verruqueux,chêne sessile) et une faunecavernicole : oiseaux (des cavernicoles primaires comme lespics, puis des cavernicoles secondaires comme lesmésanges,sittelles,rouge-queue à front blanc,grimpereau des jardins,rapaces diurnes comme lefaucon crécerelle etnocturnes comme les chouettes et les hiboux…),mammifères (martres, putois, renard, chauves-souris, blaireaux, écureuils, fouines, genettes) etmicromammifères (musaraignes, mulots, campagnols…),amphibiens (grenouille agile,salamandre tachetée,crapaud commun,tritons) etreptiles (couleuvres,vipères,orvets et lézards occasionnellement arboricoles) et de nombreux insectes (cortèges saproxyliques, notamment des coléoptères tels que legrand capricorne, l'aromie musquée, lacétoine dorée ou des espèces devenues très rares telles que letaupin violacé ou lapique-prune) ; abeilles domestiques, guêpes et frelons qui y construisent leurs nids)[29],[30].
En s'intégrant aux haies, ils participent à leurrôle météo-régulateur, et enséquestrant du dioxyde de carbone, ils contribuent à l'atténuation deschangements climatiques[31].
À l’intérieur du tronc creusé, les reliquats de bois et des feuilles décomposés par des champignons lignivores (carie rouge oupourriture rouge cubique) forment unterreau particulier, « le sang de la trogne », que l’on utilisait pour faire lever lessemis dans les champs[32]. Les champignonssaprotropheslignicole (Polypores tels que lePolypore aplani, l'amadouvier du hêtre, lePolypore du bouleau, lafistuline hépatique)décomposent le bois enhumus qui constitue une couche idéale pour la germination et la croissance de plantes épiphytes[33].
Cette exploitation permet l'exploitation de produits ligneux liés à l'essence de l'arbre têtard, à sa forme et à ses cycles de taille, exploitation qui s'intègre dans lespratiques agroécologiques[34].
Letaillis aérien fournit ainsi des objets ou outils divers selon les régions, les époques et lesessences d’arbres : objets devannerie enBasse-Rhénanie et dans la vallée duCher,fagots deboulange, charbon de bois, manches d’outils, piquets[35].
Lefagotage de menues branches d'élagage permet d'allumer les feux de cheminées. Lesfagots alimentaient aussi la cuisson (cuisine, pain, forges) mais contrairement à une idée reçue, l'essentiel de la production de bois issu deshaies bocagères ne servait pas à construire, réparer ou chauffer l'habitat, mais à fournir les énormes quantités de fagot nécessaires à la cuisson du pain[36]. Ils servaient aussi à la confection d'objets en vannerie, de jeux en bois ou en végétaux par les enfants pour qui lahaie bocagère fut de tout temps un terrain de jeu. Labourrée, grand fagot d'épines et de ronces, était destinée aufour à pain et à poterie. Le boulanger venait à la ferme acheter des bourrées et des bûches pour allumer son four, ou les fermiers cuisaient eux-mêmes leur pain dans lefournil[37]. Les bocages actuels pourraient revaloriser la fonction originelle debois-énergie (bois-bûche pour lespoêles à bois, bois en plaquette pour les chaufferies collectives)[4].
Le bois duplatane, par exemple, a une combustion particulièrement propre. La vigueur de cet arbre l'a fait souvent utiliser dans le Sud-Ouest de la France comme arbre têtard. Taillé à environ 2 ou 3 m de hauteur tous les 3 ans ou tous les 6 ans. Il fournit des branches ayant le bon diamètre pour alimenter unpoêle à bois. On pouvait donc voir près des maisons plusieurs de ces platanes taillés régulièrement[réf. souhaitée].
Cette technique des arbres en têtard permet d'optimiser la production de bois de chauffage pour un minimum de surface. Les arbres ayant un système racinaire déjà en place, la croissance des branches est rapide après la coupe, réalisée en hiver. Les branches de faible diamètre sont aisément manipulables. Le sol n'est pas dégradé par des coupes franches. Ainsi, le frêne est l'arbre par excellence duMarais poitevin qui sert à stabiliser les berges et fournir du bois de chauffage. On le retrouve auXVIIIe siècle dans les terrées (petits boisements de frênes têtards) et le long de la route deNiort àLa Rochelle, grandes villes de la région qui recevaient ainsi leur bois de chauffage[38].
La technique des arbres taillés en têtard peut être appliquée à d'autres espèces d'arbres. Au Pays basque par exemple, elle était surtout appliquée aux chênes et dans le nord aux saules. Ce qui permettait d'utiliser la surface de terrain entre les arbres comme pâture, particulièrement pour les porcs friands de glands, sous les chênes têtards. Cette technique répondait bien aux besoins d'une société agro-pastorale utilisant le bois comme source d'énergie, avec des moyens technologiques limités.
Despins sylvestres ont été conduits en trognes pour que les rejets latéraux sur les troncs soient utilisés comme fagots alimentant les fours à pain. Ces « pins de boulange ne sont présents en France que dans leVelay (par exemple à la Pinatelle[39] du Zouave) et leForez (où ils portent le nom local de garolles)[40].
Selon les cycles de taille, la trogne de châtaignier donne desgreffons, desgaulettes, desperches, des piquets, dubois bûche, dubois d'œuvre (charpentes, parquets). Essence fourragère réputée, lefrêne commun est un bon bois de chauffage et unbois d'œuvre de valeur (ébénisterie, manches d’outils, aviron, sabot…). Autre essence de zone d'élevage, l'orme est apprécié encharronnage, ébénisterie, ou pour la fabrication d'escaliers. L'alisier torminal est utilisé enlutherie,tournerie, pour des pièces mécaniques ou des instruments de précision. L'aulne glutineux est employé en ébénisterie, tournerie,bardage[41],[42]. Nombre d'essences ornementales urbaines (platanes, tilleuls) taillées en têtard sont également recherchées pour leur bois[43]. Le tronc noueux des arbres têtards généralement, ainsi que certainsrejets, étaient autrefois recherchés pour la confection de poutres, pour laconstruction navale (fûts de ragosse pour les mâts de bateaux, forêts de trognes — hêtre, chêne, charme — auxbranches charpentières taillées pour émettre des rejets courbes utilisés commebois de marine pour lescoques) etbrise-lames sur les plages bretonnes[44].
La réhabilitation de ces arbres depuis le début duXXIe siècle suscite l'intérêt d'entreprises qui prospectent desbrognes de trognes de chêne et de frêne, convoitées à l'instar desessences nobles desforêts tropicales, pour leur bois très dur,veiné et très esthétique. Il semble qu'il y ait unmarché du luxe en plein essor, notamment vers l'étranger, pour cesloupes de trogne (planches de bord automobiles,mobilier de prestige,marqueterie,ébénisterie,tournage)[45],[46].
Les trognes ont été pendant des siècles une composante familière deshaies présentes enpaysage bocager où elles faisaient tenir les mailles végétales de ces structures végétales linéaires, mais elle a aussi souligné le tracé des fossés et desripysylves de bord decours d'eau (ruisseaux, rivières) où se développent lefrêne, l'orme, lepeuplier noir qui se prêtent bien à cettetaille[47]. Elles ont été une forme d'association traditionnelle avec les pratiques agro-pastorales médiévales : lesbaux ruraux autorisaient les exploitants agricoles à récolter le bois d’émonde et lesfagots, tandis que le tronc de l’arbre (partie noble qui servait notamment à faire dubois d'œuvre) restait propriété du loueur[48],[49]. En Grande-Bretagne, les trognes ont été une ressource importante entre 1600 et 1750 (bois de chauffage et fourrage) avant d'être décriés entre 1750 et 1850 (accusés par les forestiers de ruiner la production de bois d’œuvre, et par les romantiques qui privilégient la sensibilité, d'enlaidir le paysage)[50]. Des têtardscreux ont servi de niches à chiens, de caches pour des armes, de supports pour des objets sacrés (croix, statues), de postes de guet pour les combattants pendant les guerres (pendant laGrande guerre, des têtards ont été remplacés par des fausses trognes blindées à cet effet)[51]. À la fin duXXe siècle,« avec la dispersion des constructions neuves dans lefinage, l'arbre têtard est parfois intégré comme élément décoratif dans le "bocage" pavillonnaire. Ces vestiges "à l'anglaise" suggèrent que des logiques paysannes peuvent avoir cours dans les jardins paysager et potager des salariés ruraux[52]. »
L’arbre lui-même servait parfois debornes aux croisées de chemins. En Bavière, grâce au savoir-faire des cordiers sur l'élasticité du tilleul, cet arbre était taillé en chandelier pour que sa plate-forme sommitale forme une piste de danse, letilleul à danser étant souvent au centre des villages[53]. Ce plateau fait également de la trogne l'arbre cabane par excellence.
Cette familiarité explique que l'arbre têtard se retrouve dans lesminiatures médiévales (exemple : lelivre d'heuresLes Très Riches Heures du duc de Berry duXVe siècle), dans les albums pour enfants (exemple : l'héroïneMartine en 1960[54]) ou les cartes postales du milieu duXXe siècle[55].
Les multiples formes sculptées par les tailles successives donnent des silhouettes tortueuses et boursouflées, ou évoquent destrognes humaines qui inspirent les artistes et fécondent l'imaginationparéidolique populaire[56].
« Dans une cour d’école, une mini-trogne se fait vecteur de socialisation, de créativité, et « leçon de choses » : avec son bois de coupe, obtenu en travaillant en groupe, les enfants fabriquent notamment des fagots décoratifs, des sifflets, des maillets, ou encore des objets en osier, s’il s’agit d’un saule. Ils s’initient aussi aubouturage[57] ».
Si le trognage a presque disparu[58] du fait de son inadaptation aux techniques agricoles actuelles, il constitue aujourd'hui un élément depatrimoine naturel paysager etculturel, perpétuant lesavoir-faire de générations de paysans[59]. Il est un exemple depatrimonialisation par des acteurs sociaux qui, dans le cadre d'activités de réappropriation et desauvegarde du patrimoine culturel immatériel, le transforment en ressource identitaire, économique (fabrication debois raméal fragmenté) ou touristique (certains têtards étant classés commearbres remarquables)[60]. La circulation de ces arbres en dehors des aires de distribution de la pratique traditionnelle a par ailleurs commencé à brouiller les cartes. La « relance » de l'émondage et duplessage (trognes en partie couchées ou horizontales) à des fins écologiques, paysagères et patrimoniales, autour des jardins, des propriétés rurales, des parcelles agricoles, parfois dans des régions où la pratique n'a jamais existé, constitue l'une des expressions dunéobocage[61].
Un Centre européen des trognes[62] est localisé àBoursay (Loir-et-Cher), dans les locaux de la Maison botanique. Celle-ci a érigé en 2002 le « chemin des trognes » sur cette commune. Il a plusieurs objectifs :
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