Le terme deterreur rouge (russe :красный террор (krasnyï terror)) désigne la politique répressive d'arrestations et d'exécutions de masse appliquée enRussie soviétique par laTchéka et l'Armée rouge pour le compte du gouvernementbolchevik durant laguerre civile russe. Elle se déroule en parallèle, et dans certains cas en réaction, à la « terreur blanche » appliquée par lesArmées blanches contre-révolutionnaires. Pour l'historienOrlando Figes, la Terreur rouge était prévue depuis le début par lesbolcheviks,Lev Kamenev considérant notamment que la soumission par la force de toute opposition était le seul moyen d'assurer le succès de la révolution[1]. Selon l'historien britanniqueGeorge Leggett, environ 140 000 personnes ont péri à la suite de la terreur rouge[2].
Politiquement, le motterreur renvoie d'abord à laTerreur de laRévolution française. Pour certains auteurs, il y a une forte continuité entrejacobinisme républicain et direction bolchévique de la Guerre civile russe[5].
Des auteurs, comme le social-démocrate allemandKarl Kautsky, constatent des ressemblances avec le « règne de la Terreur » de laRévolution française[6],[7],[8]. D'autres soulignent le rôle des mouvements révolutionnaires russes duXIXe siècle, et surtoutNarodnaïa Volia (« Volonté du peuple ») et le mouvement nihiliste, qui comprenait plusieurs milliers de partisans. Le mouvement « Volonté du peuple » a organisé une des premières campagnes de terrorisme politique dans l'histoire[9]. En, le mouvement assassine l'empereurAlexandre II de Russie[10].
Les idéologues importants de ces groupes ont étéMikhaïl Bakounine etSerge Netchaïev[10]. Netchaïev a soutenu que l'objet de la terreur révolutionnaire n'est pas d'acquérir un support des masses, mais, au contraire de Bakounine, d'infliger la misère et la peur sur la population commune.
Le mouvement communiste russe (bolchevik) se définit, au départ, en opposition au terrorismepopuliste deVolonté du Peuple.Lénine lui-même a vécu ce qui est selon lui l'impasse du terrorisme individuel puisque son frère aîné,Alexandre Oulianov, a été exécuté le à la suite de sa participation à une tentative d'attentat contre l'empereurAlexandre III. Dans la même période,Trotski s'oppose au terrorisme individuel dans un article intituléPourquoi les marxistes s’opposent au terrorisme individuel[11].
Affiche de propagande des Blancs, représentant la terreur rouge menée par Trotski, figuré comme un diable rouge portant l'étoile rouge-pentagramme. La légende indique : « Paix et Liberté enSovdepie » (Russie soviétique), 1919.
Les instruments decoercition se mirent en place progressivement après la Révolution et au début de la Guerre civile. La« Commission extraordinaire panrusse près le Conseil des commissaires du peuple pour combattre la contre-révolution et le sabotage » (Vetcheka) est instaurée le, mais ne dispose que de pouvoirs très limités : elle mène des enquêtes et ne peut punir que par la confiscation des biens et des cartes de rationnement[12]. Mais assez rapidement, les organismes locaux de cetteTchéka, dans l'atmosphère de la Guerre civile, s'accordent des pouvoirs de jugement et d'exécution. Selon l'historienNicolas Werth,« les dirigeants bolchéviques, notamment Lénine, encouragèrent le développement d'une « terreur » populaire qui ne demandait qu'à exploser »[12]. Avant même le déclenchement officiel de la Terreur rouge,Lénine préconise des méthodes comparables, écrivant le aux autorités dePenza à« pendre (et pendre publiquement, afin que tout le monde puisse le voir) au moins centkoulaks »[13]. Cependant à Penza cet ordre dependaison massive ne fut pas mis à exécution, voire violé : au mois d' seulement treize meneurs furent fusillés non loin de là à Kuchi en représailles à l'exécution de cinq soldats de l'Armée rouge et de trois membres dusoviet local par les SR de gauche[14].
Le terme, « terreur », est employé officiellement par leConseil des commissaires du peuple (Sovnarkom) en septembre. Le,Moïsseï Ouritski, chef de laTchéka dePétrograd, est assassiné par Leonid Kannegisser ; le même jour, Lénine est blessé dans l'attentat àMoscou. En réaction, 1 300« otages de la bourgeoisie » sont massacrés par des détachements de la Tchéka dans des prisons de Petrograd et deKronstadt, entre le et le. 500 otages sont exécutés àPetrograd. Le, leConseil des commissaires du peuple publie un décret intituléSur la Terreur rouge, appelant à« isoler lesennemis de classe de la République soviétique dans des camps de concentration, et de fusiller sur-le-champ tout individu impliqué dans des organisations de Gardes-Blancs, des insurrections ou des émeutes »[15]. Les Blancs, de leur côté, commettent également de nombreuses atrocités dans les zones précédemment contrôlées par les Rouges, exacerbant le climat de violence[15]. Les Rouges commettent eux-mêmes des tueries dans des localités sur le point d'être prises par les Blancs, vidant parfois des prisons pour en massacrer les détenus[16], chaque « terreur » contribuant à entretenir l'autre.Grigori Petrovski, chargé des affaires intérieures au sein du Conseil des commissaires du peuple, encourage les prises d'otage et les exécutions, recommandant d'appliquer la terreur sans hésitations[17].
Entre septembre et octobre, les Rouges exécutent entre 10 000 et 15 000 autres« otages de la bourgeoisie » dans des villes comme Moscou,Tver,Nijni Novgorod,Viatka,Perm,Ivanovo-Voznessensk ouToula. Le nombre d'exécutions commises par la Tchéka en deux semaines est deux à trois fois supérieur à celui des condamnations à mort par le régime tsariste en 92 ans[15].
Le, le Sovnarkom stipule qu'« il est indispensable de garantir la République soviétique contre ses ennemis de classe, en isolant ces derniers dans des camps de travail ». Il n'y a que deux camps en 1918, destinés au départ aux Tchèques qui ne voudraient pas rendre leurs armes, et ce n'est que le qu'un décret instaure le système des camps. Ils auraient compté autour de 76 000 détenus à la fin de la Guerre civile[18]. Sous Staline, ils se compteront en millions[19]. Des massacres sont commis dans les camps : dans celui deKholmogory, la Tchéka noie des prisonniers en les jetant attachés dans des cours d'eau[20].
La police secrète voit ses effectifs gonfler. En, les tchékistes ne sont que 1 000. En, ils sont 37 000. Au printemps 1921, à la fin de la guerre civile, leur nombre est monté à 280 000[21].
Les opposants réels ou supposés sont soumis à des arrestations et exécutions. Selon certaines estimations, la répression de larévolte de Tambov (1919-1921) occasionne la déportation d'environ 100 000 paysans révoltés et de leurs familles, environ 15 000 d'entre eux étant exécutés[22].
Leclergé russe est également soumis à la politique de terreur. Environ 3 000 prêtres, moines ou nonnes sont mis à mort durant la seule année 1918. Leurs exécutions sont parfois accompagnées d'actes de barbarie, certaines victimes étant brûlées vives, scalpées, crucifiées ou forcées de« communier » en avalant du plomb fondu[23].
Entre fin 1918 et 1919, des grèves ouvrières, suscitées par la dégradation des conditions de vie ou l'opposition demencheviks ou desocialistes-révolutionnaires, sont durement réprimées par les unités spéciales de la Tchéka. Les répressions les plus violentes ont lieu dans les villes reprises aux Blancs[15]. Au printemps 1919, dans des villes commeAstrakhan,Toula,Ivanovo,Orel ouTver, des grèves suscitées par des ouvriers affamés et réclamant des rations alimentaires comparables à celles de l'Armée rouge, sont réprimées par la Tchéka. Les ouvriers sont souvent exécutés sans procès[24].Lénine pousse personnellement à l'exécution massive de grévistes pour« sabotage »[25]. Ceux qui défendent les ouvriers, tels les marins de Kronsdtat se solidarisant avec les grévistes de Petrograd protestant contre les privilèges bolcheviks en 1921 (comme les marins avaient fait en 1917 contre les Blancs), sont aussi impitoyablement massacrés.
Des mesures sont prises par les Rouges pour anéantir lesCosaques en tant que groupe social : le, le Comité central du parti bolchévik décide au cours d'une réunion secrète de pratiquer« une terreur massive contre les riches Cosaques, qui devront être exterminés et physiquement liquidés jusqu’au dernier »[15]. Des villages entiers sont brûlés, des massacres commis parmi leurs populations, et les survivants déportés[26]. La Tchéka institue destroïki, tribunaux spéciaux chargés de la« décosaquisation », qui condamnent à mort plusieurs milliers de Cosaques[15].
Un monument aux tchékistes àKropyvnytskyï, après avoir été aspergé de peinture rouge, en 2024.
Lénine[27] etTrotski ont reconnu la terreur de masse comme une arme nécessaire pendant ladictature du prolétariat et la guerre civile russe.
Karl Kautsky, dansTerrorisme et communisme, a critiqué les dirigeants bolcheviques pour la politique mise en œuvre et qualifiée par lui de terroriste. Kautsky a considéré que la « terreur rouge » représente une variété de terrorisme parce qu'elle était aveugle, destinée à effrayer la population civile, et comprenait la prise et l'exécution d'otages. Il reproche aux bolchéviks d'utiliser lapeine de mort, contraire aux principes du mouvement socialiste et d'avoir supprimé laliberté de la presse.
Léon Trotski répond à Kautsky dans un livre qui porte le même titre,Terrorisme et communisme, écrit pendant la Guerre civile. Il y stigmatise l'abandon de toute perspective révolutionnaire par le vieux leader social-démocrate. Il affirme que « la conquête du pouvoir par les Soviets au début de s'est accomplie au prix de pertes insignifiantes. […] À Pétersbourg, le pouvoir deKerenski fut renversé presque sans combats ». Il ajoute, employant spécifiquement le terme deterreur rouge :« Si les choses en étaient restées là, il n'aurait jamais été question de terreur rouge »[28]. Pour lui, c'est la résistance de la bourgeoisie russe et l'intervention étrangère qui sont la cause d'une situation de défense de la révolution.
Sur les moyens employés, Trotski explique qu'il ne s'agit pas d'une« question de principe ». Opposé à la peine de mort, il la justifie durant la période de la guerre civile. Il explique :« A une période révolutionnaire, le parti qui a été chassé du pouvoir et qui [mène contre lui] une lutte forcenée, ne se laissera pas intimider par la menace des emprisonnements à la durée desquels il ne croit pas »[29],[30]. Il revendique le travail de répression :« Nos commissions extraordinaires fusillent les grands propriétaires, les capitalistes, les généraux qui s'efforcent de rétablir le régime capitaliste »[31].
Plus tard, en 1938, dansLeur morale et la nôtre, à ceux qui lui reprochent d'avoir pris des otages en 1919, Trotski répond que si la révolution avait fait preuve de moins d'« inutile générosité » au début, des milliers de vies auraient été épargnées par la suite. Il rappelle queKarl Marx avait soutenu laCommune de Paris en 1871 alors qu'on lui reprochait d'avoir fusillé quelques dizaines d'otages[32]. Marx avait en fait dansLa Guerre civile en France écrit que la Commune avait été « exempte des actes de violence qui abondent dans les révolutions, et bien plus encore dans les contre-révolutions desclasses supérieures ».
Le Lénine répond à Kautsky que contrairement à ce qu'il affirme les bolcheviks n'ont jamais plaidé l'abolition intégrale de la peine de mort. Lénine avait au contraire jugé son maintien indispensable en 1917 du temps durégime Kerensky à tout gouvernement révolutionnaire, contre telle ou telle classe qu'il combat. Il rappelle qu'en 1903, au IIe congrès du parti, qui se traduit par la naissance du bolchevisme, les seules réactions à cette proposition ont été, d'après les PV, de demander ironiquement : « Et pourNicolas II ? ». Les mencheviks n’avaient pas osé mettre aux voix la proposition de l’abolition de la peine de mort pour le tsar[33].
Il rapporte également la lettre d'un bourgeois libéral,Stuart Chase, publiée le dansThe New Republic, journal de centre-gauche, effectuant une comparaison statistique du nombre de victimes pour l'année- entre la nouvelle Russie bolchevique et le gouvernement de la petite Finlande (400. 000 électeurs) pendant laguerre civile finlandaise en 1918. On décompte pour le gouvernement bolchevique 3.800 exécutions, "beaucoup de fonctionnaires vendus et de contre-révolutionnaires" et pour le gouvernement finlandais près de 90.000 socialistes", dont "16.500 en l'espace de trois jours". D'après Stuart Chase, « le gouvernement finlandais a été infiniment plus terroriste que le gouvernement russe »[34].
La dirigeantesocialiste-révolutionnaire de gaucheMaria Spiridonova ne savait probablement pas grand-chose de la situation finlandaise et n'était pas exactement une théoricienne marxiste, mais elle était une opposante indéfectible à la peine de mort et avait des idées très claires sur la terreur rouge pratiquée par les bolcheviks. Dans laLettre ouverte qu'elle adressa à l'exécutif central du parti bolchévique en novembre 1918, pendant sa détention en attente de jugement, elle écrivait entre autres :
« Jamais dans le plus corrompu des parlements, jamais dans les journaux les plus vénaux de la société capitaliste la haine pour les opposants n'a atteint des sommets de cynisme comme votre haine. […] Ces meurtres nocturnes de personnes enchaînées, désarmées et impuissantes, ces fusillades secrètes dans le dos, l'inhumation sans cérémonie sur place de corps dépouillés jusqu'à la chemise, pas toujours tout à fait morts, souvent encore gémissant, dans une fosse commune… quel genre de terrorisme est-ce ? Cela ne peut pas être appelé Terrorisme. Au cours de l'histoire révolutionnaire russe, le mot Terrorisme n'a pas simplement évoqué la vengeance et l'intimidation (qui étaient les toutes dernières choses dans son esprit). Non, les buts premiers du Terrorisme étaient de protester contre la tyrannie, d'éveiller un sentiment de valeur dans les âmes des opprimés, de réveiller la conscience de ceux qui gardaient le silence face à cette soumission. De plus, le Terroriste accompagnait presque toujours son acte du sacrifice volontaire de sa liberté ou de sa vie. Ce n'est qu'ainsi, me semble-t-il, que les actes terroristes des révolutionnaires pouvaient être justifiés. Mais où trouver ces éléments dans la poltronnerie de la Tchéka, dans l'incroyable pauvreté morale de ses dirigeants ? … Jusqu'à présent, les classes travailleuses ont fait la Révolution sous le drapeau rouge sans tache, qui était rouge de leur propre sang. Leur autorité morale et leur sanction résidaient dans leurs souffrances pour l'idéal le plus élevé de l'humanité. La croyance au socialisme est en même temps une croyance en un avenir plus noble pour l'humanité, une croyance en la bonté, la vérité et la beauté, en l'abolition de l'usage de toutes sortes de force, en la fraternité du monde. Et maintenant, vous avez ruiné jusque dans ses fondements cette croyance qui avait enflammé les âmes du peuple comme jamais auparavant. »
— Maria Spiridonova,Lettre ouverte à l'Exécutif central du Parti bolchévique, novembre 1918[35].
↑Patrice Guenniffey,La Politique de la Terreur. Essai sur la violence révolutionnaire 1789-1794, Paris, Fayard, 2000, et Alain Gérard,« Par principe d’humanité ». La Terreur et la Vendée, Paris, Fayard, 2000, avec une préface d’Alain Besançon qui théorise la continuité du jacobinisme et du bolchevisme. Voir aussi Jean-Clément Martin,« À propos du génocide vendéen », Sociétés contemporaines, n° 39, 2000, p. 23-38.
↑Terrorism and Communism par Karl Kautsky. Kautsky a déclaré: "It is, in fact, a widely spread idea that Terrorism belongs to the very essence of revolution, and that whoever wants a revolution must somehow come to some sort of terms with terrorism. As proof of this assertion, over and over again the great French Revolution has been cited." (Chapitre 1)
↑Un peu plus loin (p.104),Léon Trotski s'en prend violemment à Kautsky sur cette question des principes :« Que signifie en pratique le respect du caractère sacré de la vie humaine et en quoi se différencie-t-il du commandement : "Tu ne tueras point" ? Kautsky s'abstient de l'expliquer. Quand un bandit lève son couteau sur un enfant, peut-on tuer le premier pour sauver le second ? N'est-ce pas une atteinte au caractère sacré de la vie humaine ? (…) L'insurrection des esclaves contre leur maîtres est-elle admissible ? Est-il admissible qu'un homme paie sa liberté de la mort de ses geôliers ? Si la vie humaine est en général inviolable et sacrée, il faut donc non seulement renoncer à recourir à la terreur, aussi à la révolution. Kautsky ne se rend pas compte de la signification contre-révolutionnaire du "principe" qu'il tente de nous imposer. »