Leréalisme magique est une appellation introduite en 1925 par lecritique d’art allemandFranz Roh pour rendre compte en peinture d'éléments perçus et décrétés comme « magiques », « surnaturels » et « irrationnels » surgissant dans un environnement défini comme « réaliste », à savoir un cadre historique, géographique, ethnique, social ou culturel avéré. Ainsi la réalité reconnaissable ou l'univers familier deviennent-ils le lieu naturel et non problématisé de manifestationsparanormales etoniriques.
La littérature d'avant-garde latino-américaine reprend ensuite cette appellation pour désigner un courant cherchant à représenter les aspects magiques de la banalité. C'est le VénézuélienArturo Uslar Pietri qui réintroduit le terme « réalisme magique », dans un article du journalEl Nacional de 1948[1]. Le CubainAlejo Carpentier lui donne sa notoriété à partir de 1949, bien que ce dernier parle plus précisément de « réel merveilleux ».
L’origine de ce terme et sa portée sont pourtant beaucoup plus généraux et ont été utilisés pour qualifier une grande variété de romans, de poèmes, de peintures et de réalisations cinématographiques. Par ailleurs, le réalisme magique connaît plusieurs déclinaisons et peut caractériser divers styles, esthétiques, genres, courants et mouvements enAsie, enEurope ou enAmérique. De manière plus récente, il est rapproché de laworld literature.
Généralement, il cherche à tisser des liens étroits entre des courants habituellement opposés tels que lenaturalisme, lemerveilleux et lefantastique afin de peindre une réalité reconnaissable, transfigurée par l'imaginaire et dans laquelle lerationalisme est rejeté[2]. Néanmoins, il n'existe pas de définition rigoureuse et son application dépend de la démarche intellectuelle et stylistique de l'écrivain ou l'artiste qui y a recours[2]. L'expression « réalisme magique » n'est pas à confondre avec l'expressionréalisme fantastique.
L'expression « réalisme magique » est définie pour la première fois en1925 par le critique d’art allemandFranz Roh, dans son livreNach-expressionismus, magischer Realismus: Probleme der neuesten europäischen Malerei, pour qualifier les productions picturales d'une exposition très médiatisée à laKunsthalle de Mannheim[3]. Roh distingue sept nouveaux courants dans la peinture européenne desannées 1920, en plus des styles encore dominants de l’impressionnisme et de l’expressionnisme ; il classe dans le « réalisme magique »Carlo Carrà,Giorgio De Chirico,Georg Schrimpf,Carlo Mense,André Derain,Othon Coubine,Jean Metzinger,Auguste Herbin,Joan Miró,George Grosz,Otto Dix… Pour lui, les « réalistes magiques » réfutent le purréalisme qui ne s'attache qu'à la réalité matérielle et objective. Par exemple, certains artistes figuratifs commeDix plaquent des images mentales proches de l'hallucination et du cauchemar sur une réalité liée aux traumatismes de laGrande Guerre. Selon le critique allemand, les réalistes magiques créent une passerelle entre le quotidien, l'ordinaire et lesymbolisme ou lesurréalisme (veine fantastique, sciences parallèles, occultisme, irrationnel, etc.). Lui-même artiste et proche deMax Ernst, Roh rapproche sa définition de sa démarche esthétique. Auteur de collages à partir de gravures, d'illustrations et de reproductions photographiques, il fonde une combinaison surréelle, soumise à l'inhabituel, au surprenant et au monstrueux que dissimule un univers apparemment banal ou sans relief. Ce courant pictural post-expressionniste est mondialement officialisé en1943 grâce à l’expositionAmerican Realists and Magic Realists[4] duMusée d'art moderne de New York. Cependant, les critiques d’art européens ont déjà adopté l'expression « Neue Sachlichkeit » (« Nouvelle Objectivité ») au détriment de celle proposée par Roh. LaNouvelle Objectivité se développe après la guerre dans plusieurs grandes villes d'Allemagne et réunit des artistes et des intellectuels issus duDada, conscients de leur responsabilité politique et d'un « devoir contestataire ». Elle n'a ni programme ni manifeste, contrairement ausurréalisme qui se développe parallèlement enFrance. Elle se divise en deux branches distinctes qui, chacune à leur manière, affichent une même ligne après les débordements expressionnistes en exprimant le souhait de revenir au réel et au quotidien, sans fermer la porte à l'irrationnel. Le clivage s'inscrit surtout sur le plan politique : la branche dite « de droite », raccordée àKarlsruhe etMunich, retourne à unclassicisme harmonieux et intemporel alors que la branche de gauche, centrée sur « Berlin la rouge », s'engage dans une vision radicale, dérangeante, froide et cynique de la société. Vers1930, le mouvement dépasse les frontières de l'Allemagne. Cependant, outre ce clivage politique, trois courants formels s'affrontent :
le mouvement vériste, ancré dans des préoccupations politiques, donnant une représentationgrotesque de la société, entre cynisme et cruauté ;
le mouvement classique : rattaché ausurréalisme dont il devient quasiment l'archétype ;
le mouvement interne magico-réaliste distingué par Franz Roh.
Le « réalisme magique » supplante finalement les autres courants en étant retenu dans le champ littéraire grâce à certains écrivains allemands, flamands ou italiens, dontJean Ray,Ernst Jünger,Johan Daisne,Hubert Lampo etMassimo Bontempelli qui s’en réclament.
Les voyages enEurope d'écrivains nord ou sud-américains et l’érudition de certains autres tels queJorge Luis Borges permettent l’importation du concept outre-Atlantique. Grâce à la traduction espagnole en1928 du livre de Roh, l’appellation « realismo mágico » devient progressivement populaire d’abord dans les cercles littéraires latino-américains en association auprix Nobel1967Miguel Ángel Asturias qui emploie ce terme pour définir son œuvre, puis àArturo Uslar Pietri ouJulio Cortázar et, à partir de1955, parmi les professeurs de littérature hispanique dans les universités américaines. La parution des recueils de nouvellesL'Aleph etFictions deBorges facilite également la diffusion mondiale de cette expression au sein de la presse et des lecteurs[5]. Entre-temps, le lancement de la notion concurrente de « real maravilloso » dès1948 par l’écrivain cubainAlejo Carpentier dans le prologue de son romanLe Royaume de ce monde introduit une confusion qui alimente encore aujourd’hui le discours critique hispanophone et suscite la création du terme de « réalisme merveilleux »[6] dans les milieux littéraires antillais et brésiliens.
Si la tendance à mêler réel etmerveilleux est présente de longue date et en tout lieu en peinture (Jérôme Bosch,El Greco,Pierre Paul Rubens,Francisco de Goya) comme en littérature (François Rabelais,Voltaire,Laurence Sterne ou, plus récemment,Vladimir Nabokov,Mikhaïl Boulgakov etGünter Grass), c’est dans la production narrative et poétique sud-américaine desannées 1960 et1970 que le réalisme magique trouve un rayonnement planétaire, au point de n'être associé qu'à elle. L'AlbanaisIsmail Kadare déplore ce raccourci critique :« Les Latino-Américains n’ont pas inventé le réalisme magique. Il a toujours existé dans la littérature. On ne peut pas imaginer la littérature mondiale sans cette dimension onirique. Peut-on expliquer laDivine Comédie deDante, ses visions de l’enfer sans en appeler au réalisme magique ? Ne retrouve-t-on pas le même phénomène dansFaust, dansLa Tempête, dansDon Quichotte, dans lestragédies grecques où le ciel et la terre sont toujours entremêlés ? Je suis stupéfait par la naïveté des universitaires qui croient que le réalisme magique est spécifique à l’imaginaire duXXe siècle. »[7][source détournée]. Certains universitaires, comme Seymour Menton, notent de leur côté une forme de réalisme magique séculaire dans les littératures juive ouyiddish traditionnelles dontIsaac Bashevis Singer,André Schwartz-Bart et certains auteurs juifs américains sont les héritiers et qui aurait largement influencéGabriel García Márquez pour la rédaction deCent Ans de solitude[5].
Les réalismes merveilleux ou magiques ont généralement pour but de saisir une réalité avérée à travers la peinture quotidienne de populations latino-américaines ou caribéennes pour en révéler toute la substance fabuleuse, parfois étirée jusqu'au rang de mythe. Ils proposent une vision du réel renouvelée et élargie par la part d’étrangeté, d’irrationalité, de bizarrerie ou de mystère que l'existence et l'esprit humain recèlent. L'idée est que l'imaginaire fait partie de la réalité et que la frontière entre les deux doit être abolie. La notion traditionnelle de « réalisme » est dépassée par l’intervention du paranormal ou du surnaturel dans l’œuvre sans que le statut de celui-ci ne soit mis en doute par l'intrigue et les personnages. Sorts, sorcellerie, sortilèges, miracles, événements non-compréhensibles par le lecteur ou communication avec des êtres supérieurs (dieux, esprits etc.) vont de soi. Ce procédé va à rebours de lalittérature fantastique, caractérisée par l'intrusion problématique, angoissante et ambiguë de l'irrationnel dans la réalité[8]. De même, il s'écarte de la transgression manifeste du réel telle que la pratique lesurréalisme et s'éloigne de lalittérature merveilleuse, comme lafantasy, dans laquelle la magie fait partie d'un monde lointain, hors de toute vraisemblance.
La question qui ne cesse en revanche de diviser les esprits dans les débats autour du réalisme magique et du « réel » ou « réalisme merveilleux » est celle de la nature et du rôle des éléments magiques, merveilleux et mythologiques recensés dans les textes et les œuvres d’art concernés. Pour les uns, ces éléments sont des caractéristiques authentiques de la culture dont est issue l’œuvre comme lamystique autochtone, la foi dans la magie et le miracle chez les populations indigènes par opposition aurationalisme attribué à la civilisation occidentale. Cette démarche littéraire liée aucostumbrismo se veut purement objective dans la mesure où le « réalisme » y inclut le témoignage fidèle de la croyance au surnaturel comme mode de vie quotidien des tribus ou des peuples dépeints. Pour les autres, il s’agit d’aspects esthétiques particuliers, subjectifs et inhérents à lapsyché d’un auteur qui interroge, à la manière des littératuresmoderniste etpostmoderne, les concepts de « fiction », de « sens » et de « vérité ». Il s'agit alors de se jouer des codes et des artifices duroman dont l’autorité paraît minée.
En Europe, on associe certaines œuvres d'auteurs commeErnst Jünger,Johan Daisne,Hubert Lampo,Dino Buzzati,Julien Gracq,Italo Calvino ou encoreMilan Kundera, au réalisme magique tel qu'il a été théorisé dès 1925 par Roh et, dès 1926, parMassimo Bontempelli (realismo magico ourealismo metafisico). Leurs œuvres font du réalisme magique un état d'esprit qui ouvre la voie à une expérience intellectuelle sur la perception d'une réalité multiple, en deçà et au-delà des choses. Elles ne suivent en aucun cas le mode narratif intégrant des manifestations surnaturelles (lévitations, tapis volants, arrêt du temps, naissance d'enfants avec une queue d'animal etc.) dans un contexte réaliste, perçues comme normales, voire banales par les personnages à la manière ludique popularisée par García Márquez dans son romanCent Ans de solitude (1967) et dans ses nouvelles telles queL'Incroyable et Triste Histoire de la candide Eréndira et de sa grand-mère diabolique (1972), manière qu'on retrouve chez le romancier péruvienManuel Scorza dans les cinq tomes de son cycle romanesque de protestation sociale et néo-indigéniste (à la suite deJosé María Arguedas) :La Guerre silencieuse (années 1970), mêlant humour et tragédie, anecdotes facétieuses oupicaresques, drolatiques ou sarcastiques et fantastiques s'associant dans un cri de révolte, un peu comme chez García Márquez. En revanche, ce penchant-là du réalisme magique européen est déjà évident dansLa Métamorphose deFranz Kafka (1915), comme dans une grande partie de la production narrative deMarcel Aymé (La Jument verte 1933,Les Contes du chat perché publiés entre1934 et1946 avec leurs animaux qui parlent seulement aux petites filles Delphine et Marinette dans un contexte de réalisme fermier incarné par leurs parents,Le Passe-muraille recueil de nouvelles de 1943, etLa Vouivre, 1941) et dansLe Tambour deGünter Grass (1959). C'est aussi dans cette veine que s'inscriventLes Enfants de minuit (1981) etLes Versets sataniques (1988) deSalman Rushdie,Song of Salomon (1977) etBeloved (1987) deToni Morrison ou encoreLe Château blanc (1985) etMon nom est Rouge (2000) d'Orhan Pamuk[8],[15],[16].
Le réalisme magique n'est pas un genre cinématographique clairement défini, mais les caractéristiques du réalisme magique présentes dans la littérature se retrouvent également dans de nombreux films comportant des éléments fantastiques. Ces caractéristiques peuvent être présentées de manière factuelle et se produire sans explication. Au cinéma, la critique a souvent employé cette expression pour définir les réalisations du BelgeAndré Delvaux[17] et du CanadienAndré Forcier dont l'esthétique se rapproche plus de la conception originelle de Franz Roh. En effet, pour Delvaux, le réalisme magique est avant tout un jeu esthétique, spirituel et philosophique avec des éléments de réalité, doublé d'une interrogationmétaphysique etontologique[18],[19]. En revanche, le critique littéraireFrederic Jameson avance l'hypothèse que le réalisme magique au cinéma est un mode formel qui dépend constitutionnellement d'un type de matière première historique dans laquelle la disjonction est structurellement présente[20].Emir Kusturica (Le Temps des Gitans,Underground) etGuillermo del Toro (Le Labyrinthe de Pan qui mêle fresque historique et féerie) sont partisans d'un univers fictionnel pittoresque, postmoderne, baroque et ludique proche de celui de García Márquez. À noter que Kusturica, grand admirateur de l'auteur colombien, a souhaité adapter au cinémaL'Automne du patriarche et mêmeCent Ans de solitude dans lesannées 2000 sans qu'aucun projet n'aboutisse[21]. L'influence de Márquez est aussi très marquée chezCiro Guerra, cinéaste colombien qui écrit et réaliseLos viajes del viento (Les Voyages du vent) en 2009. L'histoire prend place dans la région caraïbe colombienne et narre la quête rédemptrice d'un joueur devallenato qui décide, afin de trouver la paix après la mort de sa femme, de partir à la recherche du diable afin de lui restituer son accordéon, gagné des années auparavant lors d'un duel musical. Bien qu'elle ait une spécificité singulière, l'œuvre deFederico Fellini est parfois rattachée à une forme de réalisme magique à partir deLa dolce vita[22],[23],. Nonobstant leur cheminement esthétique personnel et inclassable, certains films d'Ingmar Bergman (Fanny et Alexandre) etLars von Trier (Melancholia) sont également rapprochés du réalisme magique[24],[25]. Plusieurs films deWoody Allen, dontMinuit à Paris, comportent des éléments de réalisme magique[26]. La plupart des films deTerry Gilliam sont fortement influencés par le réalisme magique[27],[28]. En France, on peut citerJean-Pierre Jeunet dont l’œuvre est souvent empreinte de réalisme magique (Le fabuleux destin d' Amélie Poulain,L' Extravagant voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet)[29],[30]. Les films d'animation deSatoshi Kon[31] etHayao Miyazaki[32],[33]utilisent souvent cette esthétique. À propos deCarl Theodor Dreyer, on parle de « réalisme métaphysique », à l'acception assez proche et auquel peuvent se référer Bergman, von Trier ou encoreMichael Haneke qui trahit l'influence manifeste de Dreyer dansLe Ruban blanc[34],[35].
Les auteurs suivants et les ouvrages cités sont, ont été ou ont pu être associés au réalisme magique et à ses caractéristiques dans la mesure où plusieurs de leurs textes n’ont pas hésité à mêler réel et fantastique ou merveilleux[36]. Leurs œuvres relèvent néanmoins, pour beaucoup, de bien d’autres genres littéraires et ne peuvent se réduire à cette notion unique. Les ouvrages cités pour chacun sont les plus représentatifs de cette fusion entre imaginaire, fable et réalité quotidienne ou historique :
↑a etbKathleenGyssels, « André Schwarz-Bart, héritage et héritiers dans la diaspora africaine »,Cairn.info,(lire en ligne)
↑VanessaBesand, « Réalisme magique et réalisme merveilleux : autour de quelques enjeux terminologiques depuis Alejo Carpentier »,Savoirs en lien,no 1,(ISSN2968-0263,DOI10.58335/sel.171,lire en ligne, consulté le)
↑« Le réalisme magique d'André Delvaux »,Le Monde,(lire en ligne, consulté le)
↑FernandDenis, RobertVerdussen et MalikaMaclouf, « Le réalisme magique ou l'étrangeté du quotidien selon André Delvaux »,La Libre Belgique,(lire en ligne)
(de)Franz Roh,Nach-expressionismus (Magischer Realismus: Probleme der neuesten europäischen Malerei, Leipzig, Klinkhardt & Biermann, 1925 (traduction française avec présentation et notes par Jean ReubrezPostexpressionnisme Réalisme magique Problèmes de la peinture européenne la plus récente , Dijon Les presses du réel 2013 )
Pierre Mabille,Le Miroir du merveilleux, Paris, Le Sagittaire, 1940 ; Éditions de Minuit, 1962 (préface d’André Breton)
Claude Cymerman et Claude Fell, éd., « Réalisme magique et réel merveilleux » inLa Littérature hispano-américaine de 1940 à nos jours, Paris, Nathan/HER, 2001,p. 378-380
Xavier Garnier, éd.,Le Réalisme merveilleux, (Centre d’études littéraires francophones et comparées de l’université Paris-XIII), Paris,L'Harmattan, 1998
André-François Ruaud, « Réalisme magique, un autre regard sur le monde », inPanorama illustré de la fantasy & du merveilleux, Moutons électriques éditeur, Lyon, 2004
Charles W. Scheel,Réalisme magique et réalisme merveilleux. Des théories aux poétiques, préface deDaniel-Henri Pageaux, L’Harmattan, Paris, 2005
Jean Weisgerber (dir.),Le Réalisme magique – Roman. Peinture. Cinéma, Cahiers du Centre d'étude des Avant-Gardes littéraires de l'Université de Bruxelles, Ed. L'Age d'Homme, 1987
Benoît Denis (dir.),Du fantastique réel au réalisme magique, Textyles n° 21 - Revue des lettres belges de langue française, Le Cri Edition, 2002
Hubert Lampo,Les Cygnes de Stonehenge. Propos sur le réalisme magique et la littérature fantastique, Meulenhoff, 1994