Les paradigmes sont, selon le philosophe des sciencesThomas Samuel Kuhn des« découvertes scientifiques universellement reconnues qui, pour un temps, fournissent à un groupe de chercheurs des problèmes types et des solutions ». Un paradigme peut être infléchi ou totalement remis en cause s'il remplit un certain nombre de conditions expérimentales ou d'insertion dans un nouveau paradigme. Lesrévolutions scientifiques entraînent des changements de paradigme qui exigent du temps pour pénétrer la communauté scientifique, car le nouveau modèle proposé doit vaincre lesobstacles épistémologiques et être assez robuste pour remettre en cause le précédent. La « vérité scientifique » à un instant donné ne peut représenter qu'un consensus temporaire au sein de cette communauté, les paradigmes étant fluctuants, en particulier dans lessciences humaines et sociales, notammentéconomiques (Kuhn 1962,p. 172).
Le paradigme peut êtreexplicite lorsqu'un philosophe, un chercheur — ou un idéologue — décrit, analyse son sujet selon un schéma de pensée, une vision du monde clairement définis. Les collectivités humaines sont régies par des pratiques, des croyances partagées. Il appartient aux sciences humaines de décrypter, de mettre au jour ces paradigmesimplicites. Les paradigmes tendent également à différer selon les groupes sociaux et à changer dans le temps avec l'évolution desconnaissances (cas notamment des paradigmes ensciences).
Paradigme est à l'origine un terme technique de lagrammaire désignant l'ensemble des formes que peut prendre un mot.
Le mot « paradigme » tient son origine du motπαράδειγμα (paradeïgma) engrec ancien qui signifie « modèle » ou « exemple »[1]. Ce mot lui-même vient deπαραδεικνύναι (paradeiknunaï) qui signifie « montrer », « comparer » construit surδείκνυμι (deiknumi), « désigner ».
En philosophie, le paradigme est ce que l'on montre à titre d'exemple et peut donc servir de modèle. Il se distingue de l'archétype, qui se réfère au monde des origines.[réf. nécessaire] L'autre fonction du paradigme est utile pour un observateur tiers (observant celui qui utilise ce paradigme). Cet observateur pourra faire des remarques et se faire une opinion sur la façon dont l'observé en est venu à utiliser ce paradigme : nous définissons ce qui va vite ou lentement par rapport à notre propre vitesse de déplacement, l'homme qui a vécu dans la nature peut définir les objets modernes comme inutiles ou nuisibles.
Le terme grec et sa signification sont centraux chezPlaton. D'une part, du point de vue méthodologique, le paradigme consiste à mettre en parallèle un objet connu et un objet recherché pour que les caractéristiques du premier éclairent par analogie celles du second.« Un paradigme prend naissance lorsque, étant correctement interprété quand il se rencontre le même dans deux occurrences séparées puis réunies, il produit une interprétation unique et vraie de chacune comme entrant dans une paire… Quelle activité pourrions-nous bien prendre comme paradigme, dont la tâche serait la même que la politique ?… le tissage de la laine[4] ». D'autre part, du point de vue métaphysique, lesFormes intelligibles ou Idées sont les paradigmes (paradeigmata), les modèles des choses sensibles qui en participent. Il existe certaines réalités éternelles, immobiles et toujours identiques à elles-mêmes : les Formes (eidê) ou Idées (idéai) ; et les choses sensibles, comme l'homme, l'arbre, sont en rapport avec une seule et unique Forme, comme la Forme de l'unité, la Forme de la beauté. Par exemple, une chose belle participe du Beau absolu, de l'Idée de Beau.« Alors que ces Formes sont comme des modèles qui subsistent dans leur nature, les autres choses entretiennent avec elles un rapport de ressemblance et en sont les copies ; en outre, la participation que les autres choses entretiennent avec les Formes n'a pas d'autre explication que celle-ci : elles en sont les images[5]. »
ChezEmmanuel Lévinas, la méthode paradigmatique se fonde sur la thèse que « les idées ne se séparent jamais de l'exemple qui les suggère » et est en rapport avec une éthique de « l'acceptation » et de l'action comme préalable à la connaissance : c'est l'acte qui « fait surgir la forme où il reconnaît son modèle jamais entrevu jusqu'alors » (Quatre leçons talmudiques, Paris, 1968).
Edgar Morin étudie en profondeur la notion de paradigme dans le tome 4 deLa Méthode : Les Idées. Il s'exprime ainsi :« Nous en sommes au préliminaire dans la constitution d'un paradigme decomplexité lui-même nécessaire à la constitution d'une paradigmatologie. Il s'agit non pas de la tâche individuelle d'un penseur, mais de l'œuvre historique d'une convergence de pensées »[7].
Le « paradigme technocratique » est une expression employée à plusieurs reprises par lepape François dans son encycliqueLaudato si' (2015) « sur lasauvegarde de la maison commune »[8] et dans sa suite, l'exhortation apostoliqueLaudate Deum « sur la crise climatique » (2023)[9]. Elle désigne, selon le théologien catholiqueFabien Revol , « les représentations de la nature qui sous-tendent la compréhension scientifique de notre monde, de l'idée de progrès et de ce qui en découle au niveau sociétal »[10].
Le pape rend grâce pour les dons que l'être humain reçoit deDieu et met en œuvre par l'usage d'unetechnoscience « bien orientée », qui « peut produire des choses réellement précieuses pour améliorer la qualité de vie de l'être humain »[11]. Néanmoins, le pape critique les sources de ce paradigme, consistant en une mauvaise interprétation du premier chapitre dulivre de la Genèse (Gn 1,28) dans laquelle l'Occident s'est engouffré, dans le sillage de la compréhension cartésienne de la nature[12] :
« Il a été dit que, à partir du récit de la Genèse, qui invite à « dominer » la terre (cf Gn 1, 28), on favoriserait l'exploitation sauvage de la nature en présentant une image de l'être humain comme dominateur et destructeur. Ce n'est pas une interprétation correcte de la Bible, comme la comprend l'Église. »
Le pape considère que lascience et latechnique ne sont pas neutres, à rebours d'une opinion répandue selon laquelle laméthode scientifique et ses applications techniques sont neutres, c'est-à-dire que leur mode de fonctionnement et leur structure n'ont pas de valeuréthique en soi. Avec lascience moderne[13], le projet de la connaissance est la maîtrise de la nature[14]. En particulier, lascience cartésienne n'est éthiquement pas neutre car elle implique le projet de reconstruction artificielle de lanature dans les applications techniques qui asservissent ses lois à un projet de maîtrise par l'être humain[12].
AuXXe siècle, le motparadigme était employé comme termeépistémologique pour désigner un modèle de pensée dans des disciplinesscientifiques. Le paradigme est l’ensemble des croyances et des accords partagés par les scientifiques ou les philosophes, qui guident les recherches, identifient les problèmes et indiquent ce qui est acceptable comme méthode et comme résultat.
Dans ce contexte, l'emploi le plus répandu se trouve chez lephilosophe etsociologue des sciencesThomas Samuel Kuhn qui l'utilisait pour désigner un ensemble de pratiques en science. Le terme est cependant souvent inapproprié et Kuhn lui-même préférait utiliser les termes descience exemplaire et descience normale qui lui semblaient contenir un sens philosophique plus exact. Cependant, dans son livreLa structure des révolutions scientifiques, Kuhn définit un« paradigme » scientifique comme suit :
un ensemble de questions en relation avec le sujet qui se posent et doivent être résolues ;
des indications méthodologiques (comment ces questions doivent être posées) ;
comment les résultats de la recherche scientifique doivent être interprétés.
PourKuhn, l'adhésion à un paradigme est un phénomènesociologique, qui implique la genèse d'une communauté de pensée, de méthodes et d'objectifs, autour d'outils communs (journaux, conférences).
Le terme de« paradigme » introduit parThomas Kuhn, qu'il a d'ailleurs suggéré de remplacer par« matrice disciplinaire »[15], tend à désigner l'ensemble des croyances, valeurs et techniques qui sont partagées par les membres d'une communauté scientifique, au cours d'une période de consensus théorique.
Pourlui,« le paradigme est un cadre qui définit les problèmes et les méthodes légitimes, et qui permet ainsi une plus grande efficacité de la recherche : un langage commun favorise la diffusion des travaux et canalise les investigations »[16].
Les exemples les plus typiques de paradigmes cités par Thomas Kuhn sont le paradigme dePtolémée (géocentrisme), le paradigme deCopernic (héliocentrisme), le paradigme deNewton (loi de la gravitation fournissant une théorie qui explique l'héliocentrisme), le paradigme de larelativité générale (Einstein) (1962p. 141-142).
D'autresnotions commeconcept ou système de pensée sont très proches de celui de paradigme. Ils se différencient sur des détails et pour bien comprendre leur signification, on doit prendre en considération le contexte du thème traité.
Imre Lakatos a tenté de développer le concept d'une façon dialectique sous le nom de« programme de recherche ».
Une définition simple dans le contexte scientifique serait l'ensemble des règles admises et intériorisées comme normes par la communauté scientifique, à un moment donné de son histoire, pour délimiter et problématiser les faits qu'elle juge dignes d'étude.
Dans lessciences sociales, le terme est employé pour décrire l'ensemble d'expériences, de croyances et de valeurs qui influencent la façon dont un individu perçoit la réalité et réagit à cette perception. Ce système de représentation lui permet de définir l'environnement, de communiquer à propos de cet environnement, voire d’essayer de le comprendre ou de le prévoir.
Le paradigme en science sociale correspond aussi à la grille de lecture qui permet l'interprétation de données par la mobilisation d'outils théoriques spécifiques.
En science économique,Carlota Pérez etChristopher Freeman(en) proposent la notion (empruntée à Giovanni Dosi)[17] de paradigmes techno-économiques pour expliquer les cycles longs et leur succession (The Diffusion of Technical Innovations and Changes of Techno-Economic Paradigm, University of Sussex, 1986).
Enlinguistique, le paradigme est l'ensemble des formes différentes que peut prendre un mot, notamment dans leslangues flexionnelles. "En grammaire traditionnelle, unparadigme est l'ensemble typique des formes fléchies que prend unmorphème lexical combiné avec ses désinences casuelles (pour un nom, un pronom ou un adjectif) ou verbales (pour un verbe), selon le type de rapport qu'il entretient avec les autres constituants de laphrase, selon le nombre, la personne, le temps : on ditdéclinaison pour un nom, un pronom ou un adjectif etconjugaison pour un verbe."[18] Ainsi, le paradigme du verbeêtre auprésent de l'indicatif est :suis,es,est,sommes,êtes,sont.
On l'oppose communément àsyntagme, dans le cadre de l'opposition entre axe paradigmatique et syntagmatique[19]. Le premier axe concerne le choix des mots eux-mêmes, le second le choix de leur placement dans l'énoncé. Soit l'énoncé« Passons passons puisque tout passe » (Guillaume Apollinaire, « Cors de chasse », inAlcools) : l'énoncé« Dormons, dormons puisque tout dort » s'obtient par une modification paradigmatique tandis que« Puisque tout passe, passons, passons » est le résultat d'une modification sur l'axe syntagmatique.
Marc Sherringham, spécialiste de philosophie de l'art, discute de la possibilité de parler de paradigme enphilosophie et enesthétique. Il précise que le théoricien de la notion de paradigme,Thomas Samuel Kuhn, la réserve pour lascience et en exclut l'application pour d'autres activités culturelles. Sherringham repère en cela unpositivisme propre à Kuhn, qui dénie la possibilité aux disciplines autres que la science de connaître des situations de« recherche normale ». Tout se passe comme si laphilosophie par exemple était en état de crise perpétuelle, incapable de mettre fin pour un temps aux discussions interminables propres à cet état[20].
Sherringham cherche, en s'appuyant sur Kuhn, à« préciser la notion de paradigme en philosophie », et particulièrement en philosophie esthétique. Les périodes normales en philosophie esthétique sont sous« l'emprise d'un modèle unique ». Le paradigme est défini par Sherringham comme une« structure conceptuelle » qui fixe des« règles du jeu de la pensée »[21]. Il identifie trois paradigmes au cours de l'histoire de la philosophie esthétique : le« modèle classique » conçu parPlaton etAristote et se prolongeant jusqu'à la« crise des Lumières », le« modèle critique » représenté parEmmanuel Kant, et le« modèle romantique » élaboré par l'idéalisme allemand ainsi queFriedrich Nietzsche etMartin Heidegger[22].
Le mot paradigme a été utilisé de façon surabondante de la fin desannées 1980 à la fin desannées 1990 en entreprise. On parlait de « nouveau paradigme » ou de « changer de paradigme », notamment pour donner un aspect fortement novateur à un projet[23].
Dans ce contexte, « paradigme » peut être considéré comme un mot prestigieux visant à intimider l'interlocuteur. Ainsi, dansDilbert, le mot est employé dans une réunion pour décrire un projet, et on constate que personne n'a la moindre idée de ce que signifie ce mot, en particulier celui qui l'emploie[24].
En politique, le mot est apparu dans les années 2010, souffrant du même usage, destiné à valoriser artificiellement son argumentation, donc soi-même, et à impressionner l'auditoire. Et de la même façon, chaque utilisateur lui donne un sens que personne ne peut déceler.
Eninformatique en particulier, le terme de « paradigme » est employé pour exprimer la façon dont un système a étéconçu et pensé dans ses grandes lignes. Les révolutions informatiques coïncident généralement avec un changement de paradigme, où une vision différente de problèmes et de leur solution permet d'apporter une solution élégante techniquement et/ou ergonomiquement, à condition que l'utilisateur ou l'informaticien bascule vers le nouveau mode de réflexion exigé.
C'est par exemple le cas eninformatique distribuée, où l'utilisateur doit cesser de penser « ordinateur », « adresse réseau », pour penser le système d'information dans son ensemble,objets distribués voirecloud.
↑En particulier dans la section II « La globalisation du paradigme technocratique » du troisième chapitre consacré à « la racine humaine de la crise écologique », voirLaudatif si' sur le site du Vatican
↑Giovanni Dosi, "Technological paradigms and technological trajectories. A suggested interpretation of the determinants and directions of technical change",Research Policy, 11(3):147-162, (1982).
↑Jean Dubois et al.,Dictionnaire de linguistique, Larousse, 1973,p. 354.
↑Roman Jakobson,Essais de linguistique générale, Éditions de Minuit, coll. "Points", 1963,p. 220.