Film de guerre soviétique,L'Enfance d'Ivan, qui aurait pu n'être qu'une œuvre de propagande, annonce tous les thèmes chers à Tarkovski et préfigure son cinéma futur : recherche duhuis clos,onirisme des images, visionsurréaliste de la réalité qui vient s'ajouter ensurimpression à la trame narrative du récit, opposition entre l'idéal de l'enfance perdue et un univers froid et déshumanisé ici symbolisé par la guerre[1].
Orphelin depuis l'assassinat de sa famille par lesnazis, Ivan, douze ans, est devenu éclaireur au sein de l'armée soviétique. Contre l'aval de ses supérieurs, il accepte une dernière mission délicate[1].
Le projet du film est initialement confié au réalisateurEdward Gaikovich Abalyan(ru) (ou Abalov selon les traductions et transcriptions) mais il est licencié sans ménagement. Le scénario est réécrit avecAndreï Kontchalovski[2].
Contacté par les studiosMosfilm, Tarkovski ne veut reprendre le projet qu'à la seule condition de réécrire entièrement le scénario et de changer toute l'équipe des techniciens et comédiens. Ses conditions sont acceptées, mais seulement s'il se contente de la moitié restante du budget d'origine, ce que le réalisateur accepte à son tour. Quatre séquences de rêves sont ajoutées à l'aventure tragique d'Ivan, interprété parNikolaï Bourliaïev. Les noms des deux premiers scénaristes sont conservés dans le générique pour faciliter l'acceptation du nouveau scénario. Le tournage du film peut reprendre et se termine en janvier1962[3].
Barthélémy Amengual écrit :« L'Enfance d'Ivan s'insère dans ce cinéma dit « dudégel » où l'accent est mis sur les destins individuels, où la guerre, les « erreurs politiques » sont essentiellement dénoncées comme réductrices de vie, d'amours, de promesses d'avenir. Les motivations idéologiques et patriotiques s'estompent ; s'impose la dimension humaniste[4]. »
À la différence de beaucoup d'autres visionssoviétiques,Andreï Tarkovski« s'écarte de la collectivité, et préfère à la grande fresque du peuple russe éprouvé, un récit poétique et personnel »[réf. nécessaire]. CommeLa Ballade du soldat deGrigori Tchoukhraï, de trois ans antérieur,« la première œuvre de Tarkovski est un film à personnages : plus d'archétypes, plus de clichés bien pensants[5]. »
Sur cette voie, Tarkovski est, sans doute, celui qui« s'avance le plus loin. Quasi « deshistoricisée » laguerre n'est plus que « condition » monstrueuse. Elle développe chez Ivan, partisan âgé de douze ans, dont la mère a été tuée sous ses yeux, un esprit de vengeance, une ténacité superhéroïque qui ne sont rien d'autre qu'une folie froide, impossibilité à vivre d'une vie humaine[4]… »
Jean-Paul Sartre, en tant que penseur de l'existentialisme, dit, à propos deL'Enfance d'Ivan :« En un certain sens, je pense que l'auteur […] a voulu parler de lui et de sa génération. […] Je voudrais presque dire : voici lesQuatre Cents Coups soviétiques, mais pour mieux souligner les différences. Un enfant mis en pièces par ses parents : voici la tragi-comédie bourgeoise. Des milliers d'enfants détruits, vivants, par la guerre, voilà une des tragédies soviétiques[6]. » Il écrit également, plus loin :« Ce garçon, que l'on ne peut s'empêcher d'aimer, a été forgé par la violence, il l'a intériorisée[6]… »
Cela crée donc un « trouble » que signale, à nouveau,Pierre Murat[7] c'est précisément cette« dualité héros/monstre » contenue chez l'enfant Ivan et explorée par la caméra de Vadim Ioussov, opérateur de Tarkovski. PourAntoine de Baecque,« certes, l'enfant est l'être tarkovskien par excellence, celui qui sent le monde et ne le pense pas […] Il est d'abord un lieu de sensibilité[8]. » Mais, précisément, il« ne porte pas seulement la marque sensible, il n'est que sensibilité exacerbée, il porte le monstrueux. […] Son esprit d'innocence est traversé par le mal (Ivan mêle les rêves heureux — les quatre songes d'Ivan — […] et les visions de mort, de meurtres et de tortures) tout comme son corps d'innocent (la beauté frêle de ses membres fragiles se marie aux cicatrices qui désignent la barbarie des hommes en guerre) : tout le mal du monde est contenu dans son être[8]. »
Tarkovski détourne, ainsi, le cliché de l'adolescence héroïque, alors en vogue, dans lecinéma soviétique[9]. Filmsoviétique, au sujet incontestablement conventionnel (la Seconde Guerre mondiale et ses conséquences sur l'enfance),L'Enfance d'Ivan n'est donc pas simplement« outil biographique ou référence pratique au genre »[8] : l'enfant est élevé, ici, au rang de« forme poétique ». L'œuvre est déjà, par tant d'aspects, celle de l'auteur Tarkovski, celui des réalisations futures :« Monstre, martyr et saint, Ivan ne vit qu'à l'état de douleur. Tarkovski a cette piété doloriste. Saint et monstre, ils incarnent la mise à nu de l'univers tarkovskien », conclut A. de Baecque[8].
« Mon enfance a été très différente de celle d'Ivan qui vécut la guerre en adulte et en combattant. Tous les garçons russes de mon âge ont pourtant eu une vie très difficile. Dire que quelque chose lieAndreï Tarkovski et Ivan, c'est rappeler la communauté de souffrance établie entre Ivan ettous les jeunes Russes de cette génération[10]. »
« Certes, ce film [L'Enfance d'Ivan] a été bien reçu, mais il a été incompris de la critique. […] Il s'agissait plutôt de la première œuvre d'un jeune metteur en scène, donc une œuvre poétique à comprendre de mon point de vue, non du point de vue historique.Sartre, par exemple, a défendu ardemment le film […], mais d'un point de vue strictement philosophique. Pour moi, ce n'était pas une défense valable. Je recherchais une défense artistique, et non idéologique. […] Ce n'est pas l'interprétation de Sartre que je conteste. Je suis tout à fait d'accord avec cette vision : la guerre produit des héros-victimes. Il n'y a pas de vainqueur dans une guerre. […] Ce que je conteste plutôt c'est le cadre de cette polémique : des idées, des valeurs étaient mises en avant, l'art et l'artiste oubliés[10]. »
Les Quatre Cavaliers de l'Apocalypse de Dürer (1497-1498).
La première scène deL'Enfance d'Ivan, premier film de Tarkovski, montre un enfant auprès d'un arbre[11]; l'ultime scène duSacrifice, dernier opus du réalisateur, est l'image d'un petit garçon« couché en contemplation » sous un arbre« qu'il a arrosé de son espoir. Là, il retrouve la parole, une parole fragile commele premier mot du monde prononcé par un être vivant[8]. »Antoine de Baecque écrit plus haut :« La régénération de film en film, est retour vers l'enfance. »
SelonGeorges Sadoul, Andreï Tarkovski et son opérateurVadim Ioussov ont une grande admiration pour« le plus grand lyrique peut-être de l'écran,Dovjenko. Ils ont tenu à insérer dans leur film une « véritable citation cinématographique » deLa Terre : un tas de pommes sous la pluie. Les pommes sont un de leursleitmotivs, que vient manger un cheval dans une séquence presque surréaliste[12]. »
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↑a etbLes mardis du cinéma,France Culture, par Laurence Cossé, 7 janvier 1986.
↑Extrait du scénario du film (from Andreï Tarkovski,Œuvres cinématographiques complètes I, Exils Éditeurs, 2001) :
« 1. Coucou ! Coucou ! Une toile d'araignée dont les fils brillent au soleil entre deux branches d'un noisetier comme les fissures d'une vitre brisée. L'arbuste tressaille, les gouttes de rosée s'embrasent, puis retombent en une cascade étincelante. Debout derrière un jeune pin bien droit, Ivan regarde. Il tend l'oreille. Il scrute les sommets des arbres et attend que résonne le mystérieux coucou. »
L'année indiquée est celle de la cérémonie. Les films sont ceux qui sont proposés à la nomination par l'Union soviétique ; tous ne figurent pas dans la liste finale des films nommés.