Pour le courant politique espagnol, voirIntégrisme (Espagne).
L'intégrisme est un courant au sein de l'Église catholique, particulièrementen France[1], dont l'appellation remonte au début duXXe siècle, lors de lacrise moderniste, lorsque le courant conservateur de cette Église oppose aux partisans d'une ouverture au monde moderne un catholicisme dit « intégral » qui défend le maintien desvérités catholiques traditionnelles telles qu’elles ont, selon eux, toujours été enseignées.
Ces tenants de la « Tradition », se désignant eux-mêmes comme des « catholiques intégraux »[2], sont appelés « intégristes » par le courant progressiste qui se voit, lui, désigné sous le vocable de « moderniste » dans des appellations qu'aucun des deux courants ne revendique ni n'assume[3].
D'usage souventpolémique et péjoratif, le terme « intégriste » se réfère généralement à des courantstraditionalistes qui affirment représenter l'orthodoxie catholique et la Tradition « authentique » dans un cadre sociologique qui, de la résistance générale à la société moderne, a glissé progressivement vers une résistance à la transformation interne de l'Église catholique. Cette résistance pousse certains de ses tenants jusqu'auschisme, à l'instar de laFraternité sacerdotale Saint-Pie-X qui, pour beaucoup, incarne le terme[3].
L'intégrisme se distingue dufondamentalisme. Celui-ci regroupe les courants réactionnaires – particulièrementprotestants – qui se réfèrent à la littéralité des textes sacrés, même s'il partage avec l'intégrisme des processus comparables[4]. Par analogie, le terme « intégrisme » peut désigner plus généralement toute attitude doctrinale de conservatisme intransigeant mais il demeure difficilement traduisible et n’a d’équivalent dans d’autres langues que par décalque du français.
Le champ sémantique du vocable s'est ainsi étendu dans des usages impropres désormais répandus, toujours à connotation péjorative, comme ceux de l'« intégrisme musulman » – pour désigner lefondamentalisme musulman[5] – ou encore d'« intégrisme laïque »[6].
Le terme est attesté pour la première fois enEspagne dans une acception politique pour désigner une factioncarliste minoritaire radicale apparue enCatalogne et auPays basque dans les années 1880 et qui prétendait combattre les idées libérales en menant une politique inspirée duSyllabus de 1864[7]. Il désigne alors une intransigeance extrême en vue d'imposer ses règles à la totalité de la société et régenter la vie de chacun selon celles-ci[8]. Condamné pour sonextrémisme parPie X, ce mouvement restera sans suite[9].
Le mot apparaîtra dans son acception religieuse en France dans les années 1910 — bien qu'il n'y soit entériné dans les dictionnaires que vers 1950 —[10], dans le contexte de lacrise moderniste qui voit s'opposer âprement les tendances favorables et opposées à lamodernité au sein de l'Église catholique[11]. Dans un contexte historique particulièrement troublé qui a notamment occasionné la disparition desÉtats pontificaux en1870, les autorités vaticanes, réduites au seul pouvoir spirituel, combattent la transformation politico-culturelle d'un monde en voie de sécularisation - voire de laïcisation - issu de laRéforme, de laphilosophie des Lumières et de laRévolution française et y opposent en réaction la conception d’un modèle de catholicismeantirévolutionnaire dit « intégral » qui sera bientôt qualifié d'« intégrisme » par ses opposants[12].
Dès son apparition l'emploi du terme portera de multiples significations et servira parfois à qualifier des concepts ou des réalités contradictoires, par exemple par son usage par des catholiques progressistes pour désigner un christianisme « totalement vécu », pour reprendre l'expression d'Eugène Duthoit, ou encore souligner la volonté d'« authenticité et d'universalité christique », comme l'écritTeilhard de Chardin en 1919. Mais ce sont là des usages ponctuels et sans postérité[8].
À la fin duXIXe siècle, le « catholicismeintégral » entend être une alternative aulibéralisme et ausocialisme en apportant ses propres réponses aux besoins de la société contemporaine, sanstransiger avec la doctrine et les « erreurs [du] temps » que relève leSyllabus dePie IX en1864. « Social » par essence, il s'oppose au « catholicismelibéral » qui transige davantage avec la société moderne et marque sa sympathie pour la libre recherche intellectuelle, la démocratie politique et sociale[13].
Le catholicisme intégral est donc « intransigeant ». C'est des velléités d'organisation de la société que résultera — au terme de nombreuses vicissitudes — le « catholicisme social », fruit de la tentative d'application de l'intégralisme à la société et de sa confrontation aux réalités sociales du peuple, au nom de la défense dupeuple chrétien contre leserreurs modernes que dénonce leSyllabus, qui propose l'Église comme seule voie de salut. C'est ainsi que verront le jour une série de mouvements issus du clergé ou d'organisations de jeunesses se dévouant à l'action sociale de terrain qui, sensibilisés aux malheurs du temps, contribueront à donner corps à ladémocratie chrétienne.
Les deux courants – intégral et social – puisent donc paradoxalement leur origine à la même source, le souci de combattre le désordre social occasionné par l'émergence de la bourgeoisie par des voies révolutionnaires, dont résulte la « subversion socialiste »[14]. C'est dans le cadre de cette dichotomie – dont le rapport de forces entre les pôles profite alternativement à l'une ou l'autre tendance – qu'émerge l'intégrisme[15].
Progressivement, l'intégrisme va désigner le courant qui se réfère à un moment de l'histoire de l'Église catholique dont la forme est considérée comme parfaite, intemporelle et immuable[16] et qui se traduit par une conception figée de l’orthodoxie et un refus de l'histoire en mouvement, confondant « la dévotion au passé avec la fidélité à l'éternel » selon le mot d'Étienne Borne[15]. Opposé à toute forme de libéralisme intellectuel et religieux, ainsi qu'au libéralisme politique puis au socialisme et au communisme qui en sont les fruits, l'intégrisme est uneidéologie qui se pose en système qui veut organiser la vie collective en répondant aux questions par un retour à la tradition catholique pure et entière, conformément à cette orthodoxie censée apporter une réponse à chaque problème dans un catholicisme aux limites fixées une fois pour toutes.René Rémond relève en outre que la désignation d'un « ennemi à abattre » – une forme abstraite de menace incarnée sous des vocables qu'il crée, comme « modernisme » ou « américanisme » pour le concrétiser – est un des traits constitutifs de l'intégrisme qui permet de renforcer son propre système idéologique[17].
CependantÉmile Poulat souligne que le vocable renvoie davantage à l’histoire qu’à l’idéologie qu’on veut lui faire porter et en veut pour preuve la difficulté à le traduire en d'autres langues mis à part l'italien[3]. Selon lui, l'intégrisme est passé progressivement d'une résistance à la société en voie de modernisation et de la recherche du rétablissement d'une société chrétienne à une résistance aux transformations internes à l'Église et à la « défense de valeurs religieuses menacées de décomposition »[18].
C'est l'anti-modernisme qui fonde l’intégrisme, recherchant à ses origines une « catholicité pure (…) que l’on chercherait à plaquer sur la réalité sociale »[3] puis en se différenciant progressivement de l'intransigeantisme catholique par une prise de distance vis-à-vis de la notion decompromis dont ce dernier est porteur[19]. Pour autant, il n'y a pas de continuité entre les différentes strates historiques qui constituent les éléments disparates que regroupe le vocableintégrisme, éléments entre lesquels on peut cependant relever une indéniable parenté intellectuelle de même qu'une certaine persistance sociale notamment dans sa capacité à cristalliser divers mouvements d’oppositions aux courants progressistes[20].
À la fin duXIXe siècle, sous le pontificat deLéon XIII qui, sans être libéral est plus enclin à la diplomatie, invite les catholiques à se rallier à laTroisième République — au grand dam des monarchistes, le termeintégriste désigne ceux qui s'opposent aux jeunessciences religieuses et au progressisme en matière d'exégèse biblique qu'incarneAlfred Loisy ou de philosophie que représenteLucien Laberthonnière. Outre les « modernistes », les intégristes dénoncent lesabbés démocrates[21] et combattent au tournant du siècle desdéviations qui en relèvent et se multiplient comme l'« américanisme »[22] ou le « murrisme », le modernisme social de l’abbéRomolo Murri[23].
L'américanisme sera condamné en1899 et Loisy se verra excommunié avec d'autres en1908 quand triomphe le courantintégral sous la houlette dePie X et de son très conservateurcardinal secrétaire d'ÉtatRafael Merry del Val, tandis que le terme « modernisme » sera consacré par l'encycliquePascendi qui le condamne. À cet égard, le terme « intégrisme » ne sera lui jamais évoqué dans aucun document pontifical ni alors ni par la suite[24]. Dans les dernières années du pontificat de Pie X, le mot « intégriste » désignera ceux qui combattent l'ouverture politique et sociale du catholicisme et ensuite, plus généralement, tout opposant à l'ouverture[25].
Émile Poulat tient pour paradigmatique une structure de défense des intérêts intégristes dans la catholicité, agissant principalement entre1909 et1914 comme organe de renseignement du Vatican : laSodalité saintPie V[26] ouSodalitium Pianum plus connue sous le nom de « Sapinière » sans laquelle on n'aurait, d'après le chercheur, jamais parlé d'« intégrisme »[27]. C'est à la date de sa création qu'on peut faire remonter le début de la séparation entre les catholicismes social et intégral, ce dernier trouvant un défenseur engagé en la personne du fondateur de laSapinière, le prélat romainUmberto Benigni, véritable parangon de l'intégrisme[28]. Selon Poulat, Benigni se veut l'outil loyal d'un pontificat « marteau de tous les modernismes » – celui dePie X – mais dont la force réelle à contre-courant d'un mouvement plus fondamental qui traverse l'Église n'a pas véritablement les moyens de sa volonté[29].
Dans la lutte qui oppose les deux courants dont il ne faut cependant pas surestimer la puissance respective – souvent fantasmée par le camp adverse – Benigni, habile dans ses relations avec la presse, constitue un véritable office de délation et d'espionnage ecclésiastique consacré à la lutte contre les tenants du modernisme, voire les ecclésiastiques insuffisamment zélés. Le directeur de la Sapinière contestera l'appellation d'« intégrisme », qu'il associe à une forme partisane politique et dont il accuse ses adversaires d'un usage insidieux[8].
Une lutte âpre s'engagera entre le controversé Benigni, dont même Merry del Val s'écartera et qui n'obtiendra pas la reconnaissance officielle de son organisation dissoute en 1921 dans l'indifférence, et laCompagnie de Jésus qui, devant les réticences s'accumulant à l'égard des orientations radicales de Pie X, prépare avec d'autres les infléchissements à venir de l'Église catholique, perceptibles dès le pontificat deBenoît XV[30] et qui mèneront progressivement au tournant deVatican II[31]. Selon Poulat, cette forme d'« anti-jésuitisme » constitue un trait caractéristique de l'intégrisme[24] qui, né pour affirmer et défendre un enseignement immuable de l'Église, ne pourra se résoudre à voir cet enseignement évoluer.
Avec les pontificats de Benoît XV puis dePie XI, une rupture sensible va s'opérer qui va pousser l'Église vers plus d'ouverture à la société civile[32]. Petit à petit minorisé[18], l’intégrisme va se nourrir progressivement des apports de différents courants politiques d'ultra-droite dont il peut être réciproquement une source d'inspiration, dans des rapprochements qui sont parfois contre nature.
En France, l'opposition entre les progressistes et les conservateurs va s'étendre au domaine politique en opposant lesmonarchistes de l'Action française deCharles Maurras – qui rejoignent les catholiques restés monarchistes en 1890 refusant de se rallier à laIIIe République – aux démocrates et républicains[3]. Si les intégristes condamnent l'agnosticisme de l'Action française, une certaine identité idéologique et nationaliste va rapprocher l'Action française de ces milieux dès la parution de l'encycliquePascendi de1907, saluée avec enthousiasme par la presse maurassienne[33].
Fin1926, l'Action française – qui prône l'« Église de l'Ordre » et jouit d'une grande popularité auprès de la droite catholique française – va se voir condamnée par le Vatican, taxée depositivisme et accusée de subordonner la religion à la politique[34]. À la suite de cette condamnation, le maurrassisme et sonnationalisme intégral voient nombre de catholiques prendre leurs distances et se délite progressivement pour éclater en différents courants durant la seconde guerre mondiale et sous l'Occupation.
L'après-guerre voit une avancée du progressisme chrétien mais la tendance s'inverse dans les dernières années du pontificat dePie XII qui freine cette poussée[14]. C'est dans ces conditions que l'intégrisme refait surface. La veine maurrassienne demeure bien présente de manière durable et profonde dans le courant intégriste[18] qui devient le creuset des oppositions politiques et religieuses à la voie de la modernité désormais engagée, creuset qu'ont rejoint despétainistes puis des partisans de l'Algérie française[3]. Vers le milieu des années 1950, apparaissent une série de publications et d'organismes intégristes qui se réclament du traditionalisme et combattent les positions défendues par la presse et les mouvements catholiques alors que se met en place leConcile Vatican II au début des années 1960. Dans cette mouvance intégriste, on trouve laCité catholique deJean Ousset,Itinéraires deJean Madiran ou encore lesNouvelles Éditions latines parmi toute une série de titres qui donneront une littérature abondante au service de la lutte contre le mouvement de réformes postconciliaires[14].
Ce processus historique de conjonction de diverses oppositions va trouver un point de focalisation de l'intégrisme qui va prendre corps dans l’opposition à Vatican II puis dans le refus de son application incarnés par l'évêqueMarcel Lefebvre, lui-même très marqué par lemaurrassisme[35].
Ce dernier réalise une véritable « fusion des opposants »[3] en se posant comme défenseur de la Tradition et en regroupant autour de sa personne anti-républicains, antirévolutionnaires, antimodernistes pour former avec les détracteurs du Concile – que certains considèrent être le fruit d’un « complot judéo-maçonnique »[36] – un courant de rejet de la modernité, encore très marqué par l’antijudaïsme chrétien[36], qui se traduira en1970 par la fondation de laFraternité sacerdotale Saint-Pie-X.
Le centre de gravité des débats s'est déplacé de ladoctrine sociale à la contestation des nouvelles orientations théologiques, de l'intercommunion œcuménique, dunouveau catéchisme, durite romain et dudialogue interreligieux. Refusant les changements de Vatican II, le mouvementlefebvriste qui se réclame de l'« authentique Tradition » en continuité avec l'Église « de toujours » — qu'il est censé incarner — est rapidement en délicatesse avec Rome. Marcel Lefebvre est frappé desuspensea divinis en1976 tandis que son organisation est déclarée dissoute. Il sera ensuiteexcommuniélatæ sententiæ en1988 pour avoir entamé une démarcheschismatique.
Marcel Lefebvre et ses disciples s'identifient à l'orthodoxie catholique et rejettent l'appellation d'« intégrisme » qu'ils incarnent pour beaucoup, se nommant eux-mêmes « traditionalistes ». Toutefois, à cet égard, le cardinalJean Daniélou définit en 1974, l'intégrisme comme un « mauvais traditionalisme »[8] : reproche est précisément fait aux intégristes d'opérer un tri très sélectif dans laTradition de l’Église et de fournir une interprétation personnelle des textes duMagistère[37] dans une argumentationrelativiste qui l'éloigne également dufondamentalisme[38]. Par ailleurs, Émile Poulat souligne que certains liturgistes entendent par « traditionnel » le respect des normes liturgiques de Rome signifiant un refus desmodernités fantaisistes plutôt qu'un retour en arrière[3].
On parle généralement de « fondamentalisme » pour qualifier une attitude plus particulière aumonde protestant qui s'attache avant tout auxÉcritures et à l'expérience intérieure en cherchant à retrouver une pureté originelle, là où l'intégrisme catholique, privilégiant la doctrine et laTradition, sacralise un moment particulier de l'expérience historique de l'Église considéré comme parfait[3].
Cependant, aprèsVatican II, on observe l'émergence d'un phénomène de fondamentalisme plus proprement catholique, queÉmile Poulat définit comme « l'ensemble desnon possumus auxquels la foi chrétienne ne peut échapper »[39] et qui, selon Pierre Lathuilière, est peut-être dû aux crises postconciliaires et à l'accélération de la sécularisation[40], un phénomène contre lequel lecardinal Jorge Bergoglio met en garde en 2010 soulignant son influence néfaste sur les jeunes[41].
Si l'acception originale du terme « intégrisme » définit un concept relevant très spécifiquement du catholicisme et étroitement lié à son histoire — qui nécessite encore un important travail de recherche et d'analyse au début duXXIe siècle pour en comprendre tous les ressorts[39] —, par « extension, analogie ou métaphore »[39], elle s'est étendue pour décrire — avec une connotation essentiellement négative — certaines manifestations religieuses d'une manière plus générale[42] : on parle désormais régulièrement d'« intégrisme musulman », d'« intégrisme hindouiste »… dans une nouveauté de langage que, suivant Poulat, « rien n'interdit (…) mais [dont] rien ne justifie les facilités qu'elle s'autorise sans scrupule » pour des concepts nouveaux pour lesquels il conviendrait d’entamer la même démarche d'analyse qu'à propos du catholicisme[39].
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