Dans les années 1920, le mouvement de doute vis-à-vis des documents de l'Antiquité remit en question l'existence historique de figures telles que Huangdi, proposant qu'il s'agissait de dieux anciens devenus souverains civilisateurs dans la mémoire collective. Ainsi,Gu Jiegang proposa de voir en Huangdi un avatar deShangdi[7].
Bien qu'ils réfutent l'hypothèse Shangdi, les spécialistes modernes tendent aussi à penser qu'à l'origine du Huangdi historique et du dieu taoïste qui émerge entre les Royaumes combattants et les Han se trouve une figure surnaturelle plus ancienne[8],[7]. Mark Edward Lewis propose de voir en lui une évolution du shaman (wang 尪) qui, sous lesShang, accomplissait les rituels appelant la pluie[9]. Il aurait représenté la pluie et les nuages, alors queChiyou ouYandi, ses adversaires historiques, auraient représenté le feu et la sécheresse[10]. Sarah Allan voit plutôt en lui un dieu de l'inframonde, associé aux sources jaunes[11]. Un mythe Shang mentionne la lutte de leurs ancêtres sous la forme d'astres et d'oiseaux associés à l'Est et au dieu Shangdi contre des adversaires liés à l'Ouest, au monde souterrain et aux dragons[11] ; ces adversaires mythologiques seraient devenus, dans la tradition, une dynastie historique, lesXia[11].
Sa biographie est basée surtout sur leShiji et leLivre des Han. Il serait fils de Shaodian (少典) et de Fubao (附宝 / 附寶) du clan Youjiao (有峤) ; il aurait pour nom de famille Gongsun (公孫), Ji (姬) ou Youxiong (有熊) et pour prénom Xuanyuan (轩辕 / 軒轅), également nom de la colline où il habitait. Il serait né dans un lieu nommé Tianshui (天水) après vingt-cinq mois de gestation. Il aurait eu quatre épouses, dix concubines et vingt-cinq fils. Son épouse principale, issue du clan Xiling (西陵), est connue sous le nom de Luozu (螺祖) ou Leizu (累祖 / 纍祖), deux caractères comprenant l'élémentsoie (mi 糸) dont elle aurait enseigné la fabrication aux femmes. Sa deuxième épouse, Momu (嫫母), aurait été laide mais vertueuse. Huangdi aurait décerné à ses fils douze noms de famille[12]. Il est considéré comme l'ancêtre de ceux qui les portent, ainsi que des souverains mythiquesShaohao,Zhuanxu,Ku,Yao,Shun et des fondateurs des dynastiesXia,Shang etZhou. Après sa victoire surChiyou, il aurait choisi Fenghou (风后 / 風后), Limu (力牧), Changxian (常先) et Dahong (大鸿 / 大鴻) comme ministres. Sa sépulture se trouve au mont Qiao (橋山), qui a été situé auShaanxi àHuangdiling (tumulus de Huangdi ; 黃帝陵) ou auHebei dans ledistrict de Zhuolu.
Selon leShiji, lorsqu'il accomplit le sacrifice impérial aumont Tai, deux dragons jaunes apparurent, signifiant son lien avec laterre. Dans la version du groupe des Cinq empereurs où chacun est associé à un orient, Huangdi représente le centre, comme la terre et la couleur jaune.
Fresque murale de ladynastie Han : « On doit à l'Empereur Jaune de nombreuses inventions et transformations ; il a inventé les armes, délimité les champs, inventé les vêtements, fondé des palais et habitations. »
Dans leShiji et d'autres sources comme leLivre des monts et des mers (山海经 / 山海經 /Shānhǎijīng), Huangdi est engagé dans des batailles qui représentent les guerres entre différentes ethnies qui occupèrent le Nord de la Chine. Il batChiyou, que lesHmongs ou Miaos duGuizhou,Hunan etHubei revendiquent comme ancêtre, à Zhuolu (涿鹿) (entreHebei etLiaoning selon les sources anciennes, auShanxi selon Qian Mu (钱穆 / 錢穆)), où il fixe sa capitale. Chiyou (蚩尤) ayant créé un épais brouillard pour égarer l'armée de l'Empereur Jaune, celle-ci aurait retrouvé son chemin grâce auchariot pointant le sud (指南车 / 指南車 / zhǐnánchē), invention de Huangdi.
Il prend la succession d'un autre héros civilisateur présenté aussi comme l'ancêtre desQiangs, l'Empereur Rouge Chidi (赤帝) ouYandi (炎帝) (ou le bat à Panquan (阪泉), selon les sources). Yandi et lui sont chefs desHuaxia (华夏 / 華夏) que lesHans d'aujourd'hui considèrent comme leurs ancêtres. Un des termes littéraires désignant les Hans est « descendants de Yandi et Huangdi » (炎黃子孙 / 炎黃子孫 / Yánhuángzǐsūn) ; un autre, « descendants du dragon », fait aussi référence à Huangdi dont l'emblème, fusion des différents animaux totems des tribus vaincues, était un dragon. Certains archéologues associent son époque à la culture de Qijia (齐家 / 齊家) (Gansu et Shaanxi). Plusieurs clans ou ethnies se rattacheront à Huangdi, comme les Ji (姬), fondateurs de ladynastie Zhou. On lui prête encore une victoire contre les Hunzhou (荤粥 / 葷粥), nom d'un des peuples « barbares du Nord » des Han occidentaux.
Chiyou, l'adversaire de Huangdi, semble être devenu un dieu guerrier révéré jusqu'au tout début des Han. Sima Qian mentionne queLiu Bang lui rendit un culte avant une bataille contreXiang Yu. Outre sa place dans les mythes de certaines ethnies du Sud-Ouest chinois, il est occasionnellement revendiqué comme ancêtre par desCoréens, avec une connotation patriotique d'opposition au nationalisme chinois.
On prête à l'empereur Jaune comme aux autres souverains mythiques de l'Antiquité chinoise un rôle de civilisateur. Lui, ses ministres ou des membres de sa famille sont réputés auteurs de nombreuses inventions et techniques, comme l'écriture due au ministreCang Jie ou l'élevage du ver à soie dû à sa femme Lei Zu.
Il aurait inventé lesarts martiaux[13]. CommeChiyou possédait de meilleures armes que Huangdi, celui-ci décida de développer un ensemble de mouvements offensifs et défensifs qu'il enseigna à son armée. L'art martial de ce temps n'a sûrement plus rien à voir avec les techniques évoluées d'aujourd'hui. Beaucoup considèrent cependant qu'il en est le concepteur, pour avoir pu prendre l'avantage définitif contreChiyou, puisque ses armées n'avaient pas l'avantage contre lui.
À partir de la fin duXIXe siècle, Huangdi devient un héros national.Le jeune révolutionnaire anti-mandchouLiu Shipei (1884-1919) défend l'idée de disposer d'une chronologie unifiée, mettant en évidence la continuité de la race et de la cultureHan par delà les aléas historiques[14]. En 1903, dans un article intituléLa chronologie de l'ère de l'Empereur Jaune (Huangdi jinian lun 皇帝纪念论), il fournit une liste d'événements marquants de l'histoire chinoise tous repérés par rapport à une origine commune, prise comme l'année de la naissance de Huangdi.
Le premier numéro duMinbao (民報) publié en par leTongmenghui fait figurer Huangdi sur sa couverture et le qualifie de « premier grand nationaliste du monde »[15]. Il représente tout d'abord exclusivement l'ethnieHan car il faut, selon certains révolutionnaires, la préserver desMandchous et des étrangers[16],[17].Chen Tianhua (1875-1905) fait ainsi circuler des tracts revendiquant que les Hans forment une grande famille descendant de Huangdi[16]. Entre 1905 et 1908, Huang Jie (黃節 ; 1873-1935) publie l'Histoire de la race jaune (Huangshi 黃史), où il affirme que la Chine appartient aux Hans, puisqu'ils sont descendants de l'empereur « Jaune »[18]. Les valeurs traditionnelles de piété filiale et de fidélité au clan sont redirigées vers le culte ancestral de Huangdi dans un esprit anti-mandchou[19],[16].
Désireux de trouver une réalité historique auxfigures de la haute Antiquité, certains révolutionnaires acceptent l'hypothèse émise par le philologueAlbert Terrien de Lacouperie selon laquelle Huangdi était un chef mésopotamien arrivé avec son peuple en Extrême-Orient en[4], qui avait battu les autochtones et fondé la civilisation chinoise[4],[5],[6]. Ce passé conquérant est aussi mis à contribution pour stimuler la lutte contre le pouvoir impérial et les puissances étrangères.
À l'avènement de la république en 1912, Huangdi est conservé comme symbole national, apparaissant sur des billets de banque. Néanmoins, il est désormais présenté comme l'ancêtre commun descinq races constituant la Chine moderne et non plus comme celui des seuls Hans ; il est même qualifié d'« ancêtre de la civilisation humaine »[20]. Entre 1911 et 1949, seize cérémonies officielles sont données en l'honneur de Huangdi en tant qu'ancêtre de la nation.
Bien queMao Zedong ait envoyéLin Boqu accomplir les rites aumausolée de Huangdi à la fin des années 1930[21], larépublique populaire de Chine interdit ce culte jusqu'aux années 1980[22],[23]. Un débat a alors lieu au sein du parti communiste pour décider si l'évocation officielle de Huangdi constituerait ou non une discrimination vis-à-vis desminorités nationales. Après avoir entendu l'avis d'experts de l'université de Pékin, de l'Académie chinoise des sciences sociales et de l'Institut central des minorités, leDépartement de la propagande recommande le que le terme Zhonghua (中華) soit utilisé pour désigner le peuple chinois d'une manière inclusive, mais affirme qu'il est licite d'appeler les Chinois « descendants deYandi et Huangdi » en dehors des déclarations officielles dans le cadre des relations avec Hong Kong, Taïwan et lesChinois d'outre-mer[24].
À Taïwan, où s'est établie en 1949 larépublique de Chine,Tchang Kaï-chek maintient officiellement le culte de Huangdi, qui est fixé au, jour deqingming consacré aux visites sur les tombes ancestrales. Ce n'est cependant qu'en 2009 qu'un président, en l'occurrenceMa Ying-jeou, lui rend hommage en personne ; il désire ainsi affirmer la communauté d'origine entre les peuples taïwanais et chinois[25],[26].
Quelle que soit l'origine géographique de Huangdi, il est devenu un personnage important àQi qui abritait depuis la fin duIVe siècle av. J.-C. un centre intellectuel important (Académie Jixia) ; les souverains Tian de Qi prétendaient descendre de lui. Lesfangshi le considéraient comme le patron de l'alchimie, de lamédecine et destechniques d'immortalité. Il était avecLao Tseu une des deux figures centrales du courantHuanglao dao, la « Voie (ou Doctrine) de Huangdi et Lao Tseu », théorie politique d'inspiration principalementlégiste et taoïste née sous lesRoyaumes combattants et particulièrement influente au début de la dynastie Han[27]. La bibliographie duLivre des Han mentionne de nombreux ouvrages attribués à Huangdi, traitant de sujets aussi divers que l'art militaire, la philosophie, les techniques de débat, la loi, la divination, dont seul nous est parvenu leNeijing Suwen sur la médecine ; une partie des textes sur soie découverts en 1973 àMawangdui pourraient constituer lesQuatre Livres de Huangdi.
De nombreux spécialistes considèrent que l'Empereur Jaune souverain idéal et civilisateur est l'avatar d'une divinité antique[8],[7], mais leurs opinions divergent sur sa nature ; ainsi, Mark Lewis voit en lui la divinisation d'un shaman faiseur de pluie ou du rite pour la pluie, alors que Sarah Allan pense qu'il était une divinité de l'inframonde. À partir des Royaumes combattants se dessine sa figuretaoïste. Dans leZhuangzi, il est dit qu'il devint immortel ; dans le chapitre des rites et sacrifices duShiji, on confirme qu'il pratiquait l'ascèse en vue de l'immortalité tout en assumant ses fonctions de souverain. Il est maître des pratiques ésotériques et magiques. Il fait aussi l'objet d'un culte officiel à son tumulus funéraireHuangdiling situé dans leShaanxi, dont les premières mentions datent de lapériode des Printemps et Automnes avec les ducs Wen et Ling deQin. Sous les Han occidentaux,Xuandi lui rendit en personne en un culte solennel réservé à l'empereur ou à ses délégués. L'usurpateurWang Mang supprima cette restriction, et l'on considère que c'est à partir de son règne que le culte de l'Empereur Jaune se popularisa. En59, Mingdi ordonna la fondation de temples dans les différentes régions de l'empire. En770, l'empereurTaizong (599-649) desTang fit inscrire les cérémonies au temple de Huangdiling dans le registre des cultes impériaux.Zhu Yuanzhang, fondateur desMing, fit restaurer le temple en1371. Corrélativement à sa mise en avant par les intellectuelsQing comme père de la nation chinoise[3], c'est sous cette dynastie qu'il y eut le plus de cérémonies (36 sur un total de 70 depuis les Tang). En1912, à l'avènement de la république,Sun Yat-sen envoya lui aussi une délégation à Huangdiling. Le jour de la fête deQinming 1939,Mao Zedong envoyaLin Boqu y accomplir les rites. Depuis 2004, une cérémonie publique y a lieu tous les ans[21] ; elle est inscrite depuis 2006 sur la liste du patrimoine immatériel de l'UNESCO[28].
Certains spécialistes comme Serge Papillon pensent que des éléments du mythe de Huangdi rappellent celui du dieu du Tonnerre desTokhariens, Ylaiñäkte, qui évoque lui-même celui d'autres divinitésindo-européennes, telles que le dieu germaniqueWotan, le dieu grecApollon ou le dieu celtiqueLug. Ainsi, Huangdi a combattu Chiyou, créature parfois représentée avec un corps de serpent, à un endroit appelé la « Source du talus », comme Apollon a tué leserpent Python qui gardait une source sur le site deDelphes. On a suggéré queLuozu, nom de sa femme, pourrait être une transcription erronée deLeizu (雷祖), Tonnerre-Ancêtre. Le montKunlun, situé au sud-ouest de l'actuelle province duXinjiang, région occupée par les Tokhariens, pouvait être leur montagne sacrée. D'ailleurs, selon certains textes, après son combat avec Chiyou, Huangdi serait parti vers l'Ouest.
↑La plus ancienne référence connue est une inscription sur bronze datée de 356 ou appartenant à la famille royale de Qi, et dans laquelle il est cité comme ancêtre de cette famille. Voir Charles LeBlanc, « A Re-examination of the Myth of Huang-ti »,Journal of Chinese Religions,vol. 13,no 1, 1985,p. 45–63.
↑a etb沈松僑 Shen Sung-chiao 我 以 我 血 薦 軒 轅 --黃 帝 神 話 與 晚 清 的 國 族 建 構, « The Myth of Huang-Ti (Yellow Emperor) and the Construction of Chinese Nationhood in Late Qing »,Taiwan: A Radical Quarterly in Social Studies,vol. 28, 1997,p. 1-77.
↑a etbIls avaient eu connaissance de ces théories déjà discréditées en Europe par les écrits des historiens japonais Shirakawa Jirō et Kokubu Tanenori.
↑Chow, Kai-wing (1997), "Imagining Boundaries of Blood: Zhang Binglin and the Invention of the Han 'Race' in Modern China", in Dikötter, Frank, The Construction of Racial Identities in China and Japan: Historical and Contemporary Perspectives, Honolulu: University of Hawai'i Press,p. 34–52,(ISBN962-209-443-0).
↑Tze-ki Hon, « National Essence, National Learning, and Culture: Historical Writings in Guocui xuebao, Xueheng, and Guoxue jikan »,Historiography: East & West,vol. 1,no 2, 2003,p. 240–287.
↑PrasenjitDuara,Rescuing history from the nation: questioning narratives of modern China, University of Chicago Press,(ISBN978-0-226-16722-0),p. 75.
↑FrankDikötter,The construction of racial identities in China and Japan: historical and contemporary perspectives, University of Hawai'i press,(ISBN978-0-8248-1919-4),p. 80.
Ivan P. Kamenarović,La Chine classique, Belles Lettres, coll. « Guide des civilisations », 2002.
Serge Papillon, « Influences tokhariennes sur la mythologie chinoise »,Sino-Platonic Papers 136, 2004 ;Influences tokhariennes sur la mythologie chinoise, Department of East Asian Languages and Civilizations, University of Pennsylvania, 2004.