Malgré l'opposition répétée du conseil municipal à l'édification de ce bâtiment en dehors des limites duplan Cerdà et les moqueries des Barcelonais, la Casa Milà fait partie, un siècle après sa construction, des lieux emblématiques de la ville et des dix sites les plus touristiques de Barcelone. Elle figure, depuis 1984, sur la liste dupatrimoine mondial de l'UNESCO.
Schéma du fonctionnement des croisements du plan Cerdà.
Avant la construction de la Casa Milà, une maison particulière se trouvait à l'intersection duPasseig de Gràcia avec larue de Provence à mi-chemin entre les municipalités de Barcelone et deGràcia, avant l'annexion de ce village à la cité comtale de Barcelone en 1897[note 1]. La zone du Passeig de Gràcia avait été incorporée dans leplan Cerdà d'extension de la ville, approuvé en 1859. Celui-ci prévoyait d'une part de ne bâtir que deux des quatre côtés des îlots d'habitations et de réserver l'espace intermédiaire à des jardins — point qui fut rapidement abandonné[1], et d'autre part dechanfreiner les angles de ces îlots afin d'améliorer la visibilité aux intersections[2].
Ce fut dans ce contexte que Gaudí reçut une commande pour unhôtel particulier de la part de Pere Milà i Camps, un entrepreneur prospère, également promoteur immobilier qui avait ses entrées dans le monde politique local[note 2]. Ce dernier avait épousé Roser Segimon i Artells, une riche veuve qui avait hérité[note 3].
Le couple jouissait alors d'une position privilégiée, ce qui peut expliquer qu'ils aient voulu créer une maison à la conception innovatrice et de grand luxe, suivant la mode barcelonaise d'alors. Ils achetèrent la maison de Josep Antoni Ferrer-Vidal i Soler[note 4] à l'angle du Passeig de Gràcia et de la rue de Provence le 9 juin 1905[5] puis confièrent le projet à Gaudí, dont la renommée comme architecte était déjà établie. À cette époque, celui-ci travaillait sur plusieurs projets : il avait repris le projet de laSagrada Família depuis 1884, travaillait sur la maisonBellesguard (1900-1909), leparc Güell (1900-1914), achevait laCasa Batlló (1904-1906) et restaurait lacathédrale de Palma de Majorque (1903-1914)[6].
En outre, Pere Milà connaissait bien Josep Batlló qui était un des sociétaires d'une de ses entreprises textiles. Il sollicita une visite de laCasa Batlló alors qu'elle était en cours d’achèvement et en profita pour rencontrer Gaudí[7].
Le projet de Milà était de construire un édifice de grandes dimensions, et, suivant la coutume de l'époque, de s'attribuer le premier étage pour sa propre résidence et de destiner le reste à la location. La partie inférieure serait quant à elle réservée à des commerces[8]. Le 2 février 1906, les plans furent présentés au conseil municipal ainsi qu'une demande pour un permis de construire.
La construction souffrit divers retards. L'édifice dépassait en hauteur et en largeur ce qui avait été accepté par le conseil, et Milà dut payer une amende. De plus, Gaudí abandonna la direction de l'œuvre en 1909 en raison de divergences avec Milà à propos de la décoration intérieure. La relation entre Gaudí et Milà se refroidit au point que l'architecte et le promoteur durent réclamer en justice leurs honoraires, d'environ 105 000 pesetas, somme que l'architecte reversa aux jésuites[10]. Pour faire face à ses obligations et s'acquitter de sa dette, Milà dut hypothéquer la maison[11].
La première polémique avec l'administration se produisit lorsqu'en décembre 1907, le conseil municipal arrêta le chantier parce qu'un pilier occupait une partie du trottoir sans respecter l'alignement des façades. Quand la nouvelle lui fut communiquée, Gaudí y répondit avec son ironie habituelle[12] :
« Dites-leur que s'ils veulent, nous couperons le pilier comme si c'était un fromage, et que sur la face polie restante, nous sculpterons une légende qui dira : coupée, par ordre du conseil municipal et selon un accord de la séance plénière de telle date. »
Cependant, la décision d'arrêt du chantier ne fut pas respectée, et Gaudí continua son travail. Le 28 septembre 1909, de nouvelles difficultés administratives surgirent : l'édifice dépassait la hauteur prévue et excédait le volume d'environ 4 000 m3[13]. Le conseil municipal réclama une amende de 100 000 pesetas — environ 25 % du coût de l'édifice — sous peine d'abattre les combles et la terrasse. La polémique se conclut un an et demi plus tard, le 28 décembre 1910, quand la commission d'agrandissement de Barcelone certifia qu'il s'agissait d'un édifice monumental et qu'il n'était donc pas requis qu'il s'adaptât parfaitement aux ordonnances municipales[14].
« Il saute aux yeux que l'édifice en question, quel que soit son destin, a un caractère artistique qui le distingue des autres édifices particuliers, lui donnant une physionomie spéciale à laquelle l'œuvre réalisée contribue en grande partie en se séparant des plans approuvés[15]. »
Cette solution convint à Gaudí, qui réalisa une copie de la certification pour la conserver. Enfin, en 1910, les Milà demandèrent au conseil municipal la permission de louer les appartements de l'édifice, mais celle-ci ne fut accordée qu'en octobre 1912, au moment où Gaudí annonça la fin des travaux[16].
Unbéton à base d'un mélange de graviers, de pierres deMontjuïc et demortier de chaux servit à la fabrication des fondations. Sur celles-ci, on érigea des piliers, certains enfonte. Les autres piliers furent maçonnés en réutilisant les briques de la maison détruite. Une fois le sous-sol terminé, les ouvriers procédèrent à la construction du reste des appartements, pendant que la façade, indépendante du reste de l'édifice, était imaginée par Gaudí. L'architecte supervisait la création des maquettes de plâtre par Joan Bertran. Ces maquettes furent par la suite découpées et servirent de modèle à l'œuvre réelle : lestailleurs de pierre suivirent fidèlement leur structure. Un système de poutres fut utilisé pour les autres étages dont notamment des poutres en fer disposées en forme devoûte catalane, unies au moyen de boulons et de vis, sans soudure. La façade fut couverte de pierres en forme d'arcs ondulés, qui furent retouchées peu à peu par les tailleurs de pierre jusqu'à obtenir la forme désirée par Gaudí. Enfin, le grenier fut construit, dessiné indépendamment du reste du bâtiment, avec un système d'arcs caténaires en brique. La terrasse fut construite par-dessus, sa forme s'adaptant aux différentes hauteurs des arcs du grenier[17].
Son propriétaire la présenta au concours annuel des bâtiments artistiques organisé par le conseil municipal de Barcelone, où concouraient également en 1910 deux œuvres d'Enric Sagnier i Villavecchia (264,rue de Majorque et la Casa Roman Macaya[note 5]), ainsi que la maison Gustà, résidence privée de l'architecte Jaume Gustà i Bondia, et la maison Pérez Samanillo, œuvre de Joan Josep Hervas i Arizmendi. Bien que la maison Milà ait été la plus spectaculaire et clairement favorite, le jury l'écarta au profit de la maison de Pérez Samanillo, actuel siège du Centre équestre[18], en déclarant que« bien que les façades soient terminées, il manque beaucoup de travail pour que [l'édifice] soit totalement fini, terminé, et en parfait état d'appréciation[18]. »
Durant laguerre civile espagnole, la Casa Milà fut occupée par leParti socialiste unifié de Catalogne, dont le secrétaire général,Joan Comorera, s'installa à l'étage principal. Les Milà, qui étaient àBlanes pour l'été, y restèrent au début du conflit. Ils rejoignirent le camp nationaliste et ne revinrent chez eux qu'à l'issue de la guerre. Père Milà décéda un an plus tard, en 1940 et, en 1946, sa femme vendit l'immeuble à la « compagnie immobilière de la Sainte Providence (CIPSA) », bien qu'elle continua à vivre à son étage jusqu'à son décès en 1964[19].
La Casa Milà souffrit diverses vicissitudes. En 1927, Roser Segimon demanda au constructeur Josep Bayo de rénover l'intérieur de l'appartement principal qu'elle n'appréciait pas : la décoration réalisée par Gaudí fut perdue. Le premier commerce à s'installer dans le bâtiment fut un tailleur qui ouvrit en 1928[8]. En 1932, lescharbonniers, installés au rez-de-chaussée, transformèrent les magasins en éliminant les grilles en fer qui séparaient le demi-sous-sol de la rue[note 6].
Les combles furent remodelés en 1953-1954 par l'architecte Francisco Barba Corsini. La société CIPSA y fit installer treize appartements, dans un style moderniste éloigné du projet de Gaudí. En 1966, l'étage principal fut transformé en bureaux pour l'entreprise de Leopoldo Gil Nebot. Entre 1971 et 1975, une première restauration fut effectuée par José Antonio Comas de Mendoza. En 1986, la Caixa Catalunya acquit le bâtiment et y fit effectuer des travaux de conservation et de restauration par José Emilio Hernandez Cros et Rafael Villa. Ils durèrent jusqu'en 1996 et permirent de retrouver le dessin original élaboré par Gaudí. La société maintint l'édifice ouvert au public, les touristes pouvant y admirer les appartements du quatrième étage, le grenier et la terrasse. Les autres étages étaient occupés par des bureaux et quelques familles résidentes[21]. Les combles accueillent aujourd'hui l'Espace Gaudí, une exposition sur la vie et les œuvres de l'artiste, avec des maquettes et du matériel audiovisuel sur les principales innovations réalisées par l'architecte catalan[22].
Depuis 2013, le propriétaire de l'équipement est le Fundació Catalunya-La Pedrera, qui est responsable de l'organisation des expositions, des activités et des visites.
Depuis son ouverture au public en 1987, la Casa Milà a été visitée plus de 20 millions de fois, soit environ un million de visiteurs par an, ce qui la place dans les dix lieux les plus visités de Barcelone[24].
Croquis d'une section de la Casa Milà réalisé par Gaudí.
L'édifice est construit sur une surface de 1 835 m2[note 7]. Le côtéPasseig de Gràcia mesure 34 m et celui de la rue de Provence mesure 56 m[25],[note 8]. Le premier étage, destiné à la famille Milà, occupe 1 323 m2. Le bâtiment se compose de neuf niveaux — un sous-sol, un rez-de-chaussée, unentresol, un étage principal, quatre étages secondaires et descombles. L'ensemble est surplombé par une terrasse. Cette structure accueille deux édifices adossés et indépendants, chacun avec sa porte d'accès et sonpuits de lumière, qui communiquent uniquement via le rez-de-chaussée. Cependant, l'unité des édifices est rendue par une façade commune. Des colonnes massives de briques et de pierres soutiennent le bâtiment. Les murs de séparation n'ayant pas defonction structurelle, chaque étage peut voir sa conception varier. Les piliers et les poutres de l'intérieur communiquent avec la pierre extérieure au moyen de poutres métalliques incurvées au bord des étages[26].
La croix à quatre branches est typique de l'œuvre de Gaudí.
Le sous-sol, où se situe un garage, contient un grand pilier en fer duquel partent diverses poutres, également en fer, qui soutiennent la cour circulaire, située immédiatement au-dessus. La façade n'a pas de fonction structurelle, si ce n'est en tant que revêtement. C'est une structure autoporteuse reliée au reste du bâtiment par des poutres de fer courbes qui entourent chaque étage[27]. Son dessin et son ornementation présentent une liberté créative accusée, avec des formes ondulantes qui évoquent la houle marine et génèrent divers effets lumineux selon l'heure du jour. Les balcons sont enfer forgé avec une décoration de motifs abstraits. Gaudí dessina jusqu'aux pavés hexagonaux en céramique des trottoirs jouxtant l'édifice. Ils sont également à motifs marins, avec despoulpes, desétoiles et desconques, et furent réalisés par l'entreprise Escofet[28],[note 9].
Balcon et balustrade en fer forgé
L'ensemble forme une œuvre typique de Gaudí, reconnaissable à ses lignes mêlant des droites et des courbes. Toute la façade est réalisée en pierre calcaire[29], à l'exception de la partie supérieure, qui est couverte de carreaux blancs ; cette combinaison évoque une montagne enneigée. Sur la terrasse se trouvent de grandes sorties d'escaliers surmontées de la croix de Gaudí à quatre bras et des cheminées recouvertes de fragments de céramique ressemblant à des têtes de guerriers protégées par des heaumes. Quant aux balcons, ils imitent des plantes grimpantes ; certains sont l'œuvre des frères Lluis et de Josep Badia i Miarnau[30], d'autres furent directement forgés sous la supervision de Josep Maria Jujol[30].
Les formes organiques de la Casa Milà évoquent la nature. Diverses études ont vu dans le bâtiment des formes qui rappellent les rochers escarpés de lieux connus de Gaudí : Fra Guerau àPrades, près deReus, le torrent de Pareis au nord deMajorque, ou Sant Miquel del Fai àBigues i Riells[31].
Ce fragment de dessin de la façade de la Casa Milà, présenté au conseil municipal en 1906, montre une sculpture de la vierge du Rosaire dans unédicule surmontant la façade du bâtiment.
Gaudí conféra à la Casa Milà un fort symbolisme religieux. La corniche supérieure, de forme ondulée, est décorée de boutons de rose sculptés avec des extraits de l'Ave Maria enlatin : « Ave Gratia M plena, Dominus tecum »[32]. De plus, selon le projet original, la façade aurait dû être achevée par un groupe de sculptures de pierre, de métal et de verre, et par une statue de lavierge du Rosaire[note 10]. Elle aurait dû tenir l'enfant Jésus dans ses bras, entourée de l'archange saint Michel frappant de son épéeSatan enfermé dans une mappemonde posée à ses pieds ; et être accompagnée de l'archange Gabriel, avec unlys de 4 mètres de haut, symbole de pureté[33]. Uneesquisse fut réalisée par le sculpteurCarles Mani i Roig, d'abord en argile à l'échelle 1/10, puis en plâtre aux dimensions finales, prête à être fondue en bronze en mars 1909[34]. Ce projet fut abandonné à la suite des soulèvements insurrectionnels de laSemaine tragique de 1909, dont certains présentaient un caractère anticlérical[note 11].
La décoration intérieure fut réalisée parJosep Maria Jujol et les peintres Aleix Clapés, Iu Pascual, Xavier Nogués et Teresa Lostau. Carles Mani i Roig etJoan Matamala travaillèrent sur les sculptures et réalisèrent les inscriptions en relief de la façade, des colonnes de l'étage principal, et d'autres éléments décoratifs[35]. De nombreux détails ornementaux sont d'inspiration marine tels que les faux plafonds de plâtre qui imitent lahoule, des poulpes, des conques et la flore marine. Pere Milà chargea Aleix Clapés de la décoration picturale, scellant ainsi la rupture irrémédiable entre le couple Milà et Gaudí puisque l'architecte avait, lui, commandé la décoration au peintre Lluis Morell i Cornet[note 12] qui avait réalisé certaines des peintures murales des escaliers de service, lesquelles ne furent pas du goût des Milà. Gaudí abandonna définitivement la direction du projet, qui fut achevé par ses aides[36].
La Casa Milà possède trois façades : une sur le Passeig de Gràcia, une sur la rue de Provence, et une autre en chanfrein, suivant le schéma habituel de l'Eixample projeté parCerdà. Cependant, elles présentent une continuité formelle et stylistique de par leur forme sinueuse et ondulée, ressemblant ainsi à un rocher modelé par les vagues de la mer. Les renfoncements et parties saillantes impriment un dynamisme à l'ensemble, donnant une sensation de mouvement, augmentée par un jeu d'ombres et de lumières en constant changement selon l'heure du jour et la position du spectateur. En plus de la forme ondulante des murs de la façade, la présence de trente-trois balcons en fer forgé, d'une forme originale inspirée des algues marines, change l'ensemble en une œuvre d'art immense presque sculpturale. La majorité desrambardes ont une forme abstraite, bien qu'on rencontre quelques détails ponctuels comme unecolombe, un masque de théâtre, une étoile à six pointes, diverses fleurs et l'écu catalan[37].
Les trois façades, de trente mètres de hauteur, sont munies de cent cinquante fenêtres, utilisant des solutions structurales, des formes et des tailles différentes. Les fenêtres supérieures étant plus grandes, elles reçoivent plus de lumière. La pierre utilisée pour leur construction provient de deux endroits différents : celle de la partie inférieure, la plus dure, vient deGarraf ; celle de la partie supérieure provient deVilafranca del Penedès. L'ensemble donne un rendu blanc crème, aux tonalités variantes selon la lumière incidente. La texture rugueuse de la pierre confère à l'ensemble un aspect organique[38].
Photographie de la Casa Milà publiée dans l'édition du magazineRevista Nova du 23 mai 1914.
L'intérieur de la Casa Milà est fonctionnel, permettant une communication aisée entre les diverses parties de l'édifice. L'étage du bas est ouvert au public, avec des vestibules qui permettent une communication entre l'extérieur et l'intérieur, relient les puits de lumière et favorisent le passage entre les deux zones de l'édifice par l'intérieur du bâtiment. Deux grands portails permettent le passage des véhicules qui, une fois les vestibules d'entrée franchis, accèdent au garage intérieur grâce à des rampes qui mènent au sous-sol. Pour l'accès aux appartements, Gaudí préconisa l'usage d'ascenseurs, réservant les escaliers aux services communs et comme accès auxiliaires. Enfin il plaça deux grands perrons, décorés de peintures murales, pour embellir l'accès à l'appartement principal[44].
Les appartements furent dessinés par Gaudí de façon qu'ils puissent s'adapter facilement aux besoins des locataires : en l'absence de murs porteurs, les espaces sont facilement modifiables. Ainsi, tous les étages, et presque tous les appartements, présentent des structures différentes qui ont évolué avec le temps. L'appartement du couple Milà, qui fut transformé en officine puis en salle de jeux, sert maintenant de salle d'expositions. C'était l'appartement principal de l'édifice d'une superficie de 1 323 m2, donnant à la fois sur le Passeig de Gràcia et sur la rue de Provence. Il était desservi par un ascenseur et de grands escaliers qui partaient du vestibule de l'entrée. Il comptait plus de trente-cinq pièces, dont un hall d'entrée, unoratoire, une salle de réception, le bureau de Milà, la salle à manger et la chambre principale. Certaines pièces avaient un nom particulier, comme la « chambrelilas » ou la « chambre de Chine[50] ». L'originalité passait aussi par les différents revêtements des sols conçus par Gaudí selon leur fonction : des plaques de pierre dela Sénia pour les couloirs et les vestibules, du parquet pour les salons et les chambres, et des carrelages pour la cuisine et la salle de bain[51].
La décoration de l'appartement principal était l'une des plus luxueuses et détaillées de l'édifice. Josep Maria Jujol en eut la charge. Il dessina le mobilier et les divers éléments décoratifs tels que certains détails en relief des colonnes et plafonds, sous la supervision de Gaudí. L'un des piliers porte l'inscription latine « caritas » (« charités »), puis des mots en catalan « perdona » (« pardonne ») et « oblida » (« oublie »). Ils sont entourés de divers éléments, une rose, une croix, unalevin, une méduse, une fleur delotus, un œuf et un « M » couronné. En outre, le « i » de « oblida » a une forme despermatozoïde. Sur la même colonne, plus bas, on lit « tot lo bé creu » (« Crois tout le bien »), et sur le « o » apparaît une conque[note 15]. Sur d'autres piliers apparaissent unluth, uneharpe, unpigeon messager et une table dressée pour un banquet[52]. Sur les plafonds et les moulures, élaborés en plâtre, Jujol a réalisé des dessins variés, abstraits ou d'inspiration naturaliste comme des ondulations marines, ainsi que diverses figures, symboles et inscriptions, comme le « M » de Marie, la phrase « som lliures» (« nous sommes libres »), ou des vers variés de poèmes et chansons populaires catalanes, par exemple « sota l’ombreta, l'ombrí, flors i violers i romani » (« à l'ombre, petite ombre, de fleurs, de violettes et de romarin ») ou « Oh Maria, no't sàpiga greu lo ser petita, també ho són les flors i ho són les estrelles » (« Oh Marie, ne sois pas malheureuse d'être petite, les fleurs et les étoiles le sont aussi »)[53]. À la mort de Gaudí en 1926, la propriétaire Roser Segimon, qui n'aimait pas cette décoration, demanda à ce qu'elle fût plâtrée[54].
Le dernier étage est occupé par lescombles. Gaudí le conçut de façon indépendante par rapport au reste de l'édifice, en faisant appel à une structureplastiquement et fonctionnellement originale. Cet étage de 800 m2 abrite les buanderies et les zones de service. Il fait office de régulateur thermique, isolant l'édifice des variations de la température extérieure entre l'hiver et l'été. Pour cela, l'architecte s'inspira des greniers desmas catalans traditionnels, mais en exploitant un nouveau dessin basé sur des arcs d'allure parabolique. Plus rigoureusement appelé arc caténaire[note 16] oufuniculaire de forces, c'est un élément clef de l'architecture de Gaudí qui l'utilisa d'abord dans lacrypte de la Colonie Güell, puis pour laSagrada Família. Il s'en servait pour créer des architectures légères mais résistantes aux pressions. Par une technique expérimentale, Gaudí simulait la structure avec différents funiculaires et déterminait la forme optimale, qu'il dénomma« stéréostatique »[56], de la structure destinée à résister aux pressions des arcs et des voûtes[note 17]. La couverture du grenier résulte de la succession de deux cent soixante-dix arcs de brique, une structure autoporteuse qui ne nécessite ni colonnes ni murs porteurs, ce qui en fait un espace ouvert, un couloir qui circule tout au long de l'édifice. Ces arcs s'unissent au plafond en une espèce d'épine dorsale qui rappelle un squelette d'animal ou la structure d'une barque renversée. La partie extérieure de ce grenier se situe quelques mètres en retrait du bord de la façade. Elle est traversée par deux lignes de petites fenêtres, celles du bas étant un peu moins grandes que celles du dessus. Un chemin de ronde entoure l'édifice ; il occupe l'espace entre le grenier et la façade et est parsemé de quatre petits dômes à profil parabolique[22].
L'édifice est couronné par un toit construit sur le grenier, où Gaudí installa les sorties d'escaliers, les cheminées et les tours de ventilation. Par leurs formes originales et leur dessin innovant, elles créent un authentique jardin de sculptures à l'air libre. La terrasse est composée de sections aux volumes et aux niveaux différents. Ces dénivelés sont la conséquence des changements de hauteurs des arcs paraboliques du grenier qui génèrent une terrasse aux formes sinueuses, reliés par de petites marches d'escalier qui créent des espaces séparés. Répondant aux deux mots clés de l'architecte, ces espaces sont« fonctionnels » et« esthétiques », peuplés d'éléments verticaux au dessin fantastique, à la fois singuliers et originaux[57]. Ce paysage étrange connut une multitude d'interprétations de la part d'écrivains, d'historiens et de critiques d'art. George Collins le qualifia de« pays des merveilles »[58],[note 18].
Le toit compte trente cheminées, deux tours de ventilation et six sorties d'escaliers, de formes variées. Les sorties d'escaliers partent du grenier au travers de corps cylindriques qui abritent desescaliers en colimaçon et se terminent en petites tours de forme conique d'environ 7,80 m de haut sur le toit. Construites en brique fabriquée au mortier et à la chaux, les quatre sorties d'escalier qui donnent sur la rue ont un revêtement detrencadis, une mosaïque à base de bris de céramiques, très utilisée par lemodernisme catalan et que Gaudí avait déjà utilisé par exemple pour les bancs duparc Güell. Les deux sorties d'escalier qui donnent vers l'intérieur ont un revêtement enstuc ocre. Les deux les plus visibles depuis la rue, celles duchanfrein, présentent sur leur tronc une ondulation de formehélicoïdale, au contraire des autres qui ont un corps en forme de cloche. Pour finir, toutes les sorties d'escaliers sont surmontées de la croix à quatre bras de Gaudí, même si chaque tour a un dessin différent[59].
Enfin, les cheminées sont les éléments les plus singuliers et les plus renommés ; elles ont engendré toutes sortes d'hypothèses sur leur origine et leur symbolisme. Trente cheminées sont disposées sur le toit, en groupes, ou individuellement, et sont réparties tout au long de la terrasse. Elles présentent un corps de forme hélicoïdale et sont surmontées d'une petite coupole qui, dans la majorité des cas, a une forme semblable à uncasque corinthien[61], même si certaines ont un dessin différent, comme celles qui ressemblent au sommet d'un arbre, élaborées avec des bouchons deliège verts. En outre, Gaudí orna certaines cheminées d'un cœur qui pointe versReus, sa ville natale, tandis qu'à l'opposé, il mit un cœur brisé qui pointe vers laSagrada Família, ce qui conduisit certains experts à y voir un signe de tristesse de ne pas pouvoir terminer la basilique[61]. D'autres cheminées présentent des croix, des lettres « X » et divers signes de l'énigmatique univers symbolique de Gaudí[62].
Le philosophe et écrivainJosep Maria Carandell i Robusté propose dans son ouvrageLa Pedrera une interprétation symbolique du toit de la Casa Milà basée sur des concepts religieux,cosmogoniques et littéraires. Selon cet auteur, le toit serait unauto sacramental (une œuvre dramatique célébrant laFête-Dieu), une mise en scène de l’origine de la vie et de la famille, sublimée par la révélation divine. Selon cette hypothèse, le caractère théâtral de la terrasse proviendrait de deux œuvres dramatiques,La vie est un songe dePedro Calderón de la Barca, comme dans le vestibule de l'édifice[note 14], ainsi queHamlet deShakespeare, tandis que l'aspect changeant et sinueux du toit s'inspirerait desMétamorphoses d'Ovide. EnCatalogne, la présence dans lesprocessions de géants et de grosses têtes (ainsi que de figures animales comme des dragons et des serpents) est traditionnelle[63], et Gaudí aurait repris cette idée pour le toit de la Pedrera. Ainsi, les sorties d'escaliers seraient géantes, chacune assumant un rôle dans l’auto sacramental : les principaux personnages, situés sur le chanfrein, en forme de dragons enroulés sur eux-mêmes, seraient les parents ; il y aurait la Mère à droite, qui est à la fois la mère nature, la mère de famille, la personnification de laVierge Marie et allégoriquement, de la Vie, tandis qu'à gauche il y aurait le Père, Dieu le Créateur et allégorie du Pouvoir[note 19] ; les autres seraient les enfants, en deux paires, symbolisés par des fenêtres triangulaires placées aux pieds des parents, les hommes au-dessus, et les femmes en dessous. Celui du côté du Passeig de Gràcia serait le « guerrier enfant », bon et héroïque, qui correspond àSaint-Michel,Saint-Georges ouSigismond, le protagoniste deLa vie est un songe, alors que Jésus serait en fin de compte et, allégoriquement, la Sagesse. Celui qui donne sur la cour des voisins serait le « fils sceptique », témoin trouvé nu, qui correspondrait àHamlet, hésitant et le caractère irrésolu ; son équivalent, également déshabillé, serait la « fille folle », ce qui correspondrait à Ophélie de la pièce de Shakespeare ou Rosa dans celle de Calderon. Celle de la rue de Provence serait la « fille sensible », dont les vertus supposent une étoile, la princesse deLa vie est un songe, telle une allégorie de l'amour et du Saint-Esprit, comme en témoignent par leur forme troiscolombes entrelacées. Enfin, Carandell identifie les deux tours de ventilation comme le roi et la reine, le premier représenté par un masque, ce qui correspondrait auClaudius de Shakespeare ou au Basilio de Calderón, et la seconde représentée par une coupe, symbolisant Gertrude, la reine adultère et mère de Hamlet, personnification de la convoitise[64].
La Casa Milà, par son originalité, sa singularité structurale et conceptuelle, mélangeant tant les éléments architecturaux qu'ornementaux, est difficilement classable dans un style artistique déterminé. L'attribution aumodernisme est essentiellement générique, étant donné la relation étroite deGaudí avec ce mouvement ; attribution admissible en raison du contexte social et culturel de l'époque. Cependant, stylistiquement, la Casa Milà serait proche d'un certain naturalismeorganique, si bien que pour certains chercheurs elle s'apparente à de l'expressionnisme. Ces deux mouvements esthétiques apparemment incompatibles peuvent être exploités par l'artiste dans une seule œuvre. Selon Rojo Albarran,« la Pedrera possède une caractéristique en quelque sorte géologique, mais perturbée[65] ».
L'édifice ne respectait aucune norme du style conventionnel et en fut très critiqué[68].
Son surnom,La Pedrera (en catalan, « lacarrière ») lui fut donné par les citadins pour moquer ce « tas de pierres blanches ». Les revuessatiriques étaient le principal espace de diffusion des critiques : Joan Junceda la présentait en plaisantant comme un gâteau, une « mona de Pascua », Ismael Smith insinuait qu'elle avait souffert d'untremblement de terre comme àMessine[note 20], Picarol l'assimilait à un imaginaireValhallawagnérien ou à une défense contre laguerre du Maroc ou encore à unhangar pourdirigeables[19]. Dans son journal, Joaquim Renart fit une plaisanterie sur la difficulté de mettre des tentures sur les balcons en fer forgé. Une anecdote, bien qu'apocryphe, raconte qu'alors queGeorges Clemenceau était en visite à Barcelone pour donner une conférence, il s'enfuit sans même prononcer son discours en voyant la Casa Milà, terrifié de constater que les gens pussent vivre dans un tel bâtiment[69].
Cependant, il y eut aussi d'ardents défenseurs de la Casa Milà, parmi lesquelsSalvador Dalí. Il écrivit dans la revueMinotaure en 1933 un article intituléDe la beauté terrifiante et comestible de l'architecture moderniste[70]. Par la suite, elle fut saluée par des personnalités du monde des arts et de l'architecture commeLe Corbusier,Nikolaus Pevsner, George Collins, Roberto Pane ouAlexandre Cirici i Pellicer[71].
↑Dans ce chanfrein, et avant que la maison ne soit démolie pour construire la Pedrera, on trouvait en 1830 une fontaine à eau dédiée àCérès, déesse de l'agriculture, œuvre de Guixà Celdoni i Alsina, sculpture qu'on a ensuite transférée àMontjuïc. Ce détail a conduit certains spécialistes à développer une théorie selon laquelle la signification symbolique de la Casa Milà seraitpaïenne et donc non catholique, néanmoins cette théorie ne semble pas avoir beaucoup de consistance, ni être étayée par aucune preuve (Rojo Albarrán 1998,p. 78).
↑Pere Milà i Camps était un riche entrepreneur. Fils de Pere Milà i Pi qui avait fait fortune dans l'industrie textile, Milà avait fait prospérer les affaires familiales et avait diversifié ses secteurs d'investissement notamment en tant que promoteur immobilier pour lesarènes de Barcelone. Il s'était aussi consacré à la politique et fut député deSolidaritat Catalana.
↑Roser Segimon i Artells était une veuve héritière de Josep Guardiola i Grau, unindiano — surnom donné aux colons chassés lors de l'indépendance des colonies espagnoles — qui avait fait fortune dans les plantations de café en Amérique.
↑La Casa Roman Macaya est le bâtiment d'angle du 389avenue Diagonal, avec le 315-319 rue de Corse, donnant également sur le Passeig de Gràcia.
↑a etbCes grilles de fer sont considérées comme étant des pièces de qualité, marquées du sceau artistique de Gaudí. Vendues en 1960, elles sont actuellement dispersées dans divers musées et collections privées, notamment leMuseum of Modern Art à New York. Deux d'entre elles sont conservées dans la maison-musée Gaudí auparc Güell à Barcelone[20].
↑La surface inclut les patios. LePasseig de Gràcia préexistait auplan Cerdà. Il y fut incorporé mais est légèrement désaxé par rapport auplan hippodamien de l'urbaniste, ce qui imposa que les îlots riverains soient légèrement trapézoïdaux ; la Casa Milà est construite sur un quadrilatère proche d'un trapèze.
↑Longueurs données en incluant la projection du chanfrein de l'intersection de la Rue de Provence avec le Passeig de Gracia.
↑Par la suite, le même modèle de pavé fut choisi par la mairie de Barcelone pour réaliser l'ensemble des trottoirs du Passeig de Gràcia.
↑L'invocation de la figure deMarie comme Vierge du Rosaire ou Vierge de la Grâce suscite des désaccords. La première idée a été défendue par ceux qui croient que ce serait en l'honneur de la maîtresse de maison,Roser (encatalan, « rosier ») Segimon ; la seconde idée selon certains historiens viendrait de l'aménagement supposé du quartier de Gràcia : la Casa Milà aurait été construite sur l'emplacement d'une ancienne chapelle dédiée à Notre-Dame de Grâce. Dans tous les cas, il n'existe aucune preuve de l'intention de Gaudí ou des propriétaires, selonRojo Albarrán 1998,p. 39-44.
↑a etbLes raisons de l'abandon de ce projet de sculpture ne sont pas claires. Le plus probable était la crainte des propriétaires de donner au bâtiment une orientation religieuse ostensible après la Semaine tragique. Néanmoins, certains historiens avancent que le projet ne plut tout simplement pas à Pere Milà, le propriétaire (Rojo Albarrán 1998,p. 44-52),cf. uncroquis deJoan Matamala.
↑Il existe des divergences quant à savoir si le peintre embauché a été Lluís Morell i Cornet ou son frère Francesc Morell i Cornet, qui apparaissent indistinctement dans plusieurs monographies sur le bâtiment de Barcelone.
↑Rojo Albarrán identifie cette coquille comme un symbole d'initiation, ainsi la lecture de la phrase serait « toute initiation croit venir du bien » (Rojo Albarrán 1998,p. 98).
↑Voir l'articleChaînette pour une définition rigoureuse de cette forme et une étude de ses propriétés.
↑Traduit littéralement de l'anglais « Wonderland ».
↑« Sous le pavillon de la Mère se trouvent cinq fenêtres, mais il n’y en a que trois sous celui du Père, que Carandell interpréta comme la propre famille de Gaudí, puisque sa mère avait porté cinq enfants au total, dont deux mort-nés, du coup leur père en éleva uniquement trois jusqu'à l'âge adulte. », d'aprèsCarandell i Robusté, Belver et Carandell 1993,p. 134.
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