Lacancel culture (de l'anglaiscancel, « annuler »), aussi appelée enfrançaisculture de l'annulation ouculture de l'effacement, est une pratique dont la manifestation récente est apparue auxÉtats-Unis, consistant àostraciser desindividus,groupes ouinstitutionsresponsables d'actes, de comportements ou de propos perçus comme inadmissibles[1]. Lacancel culture a pour préalable lacall-out culture, la pratique de ladénonciation publique (de l'anglaiscall out, « dénoncer »)[2].
Cette situation de rejet de certains individus, comportements et communautés, est parfois jugée comme une « tyrannie dupolitiquement correct » par certains individus. La cancel culture est sujette à de nombreuses controverses, dans lesréseaux sociaux etle monde réel[3],[4],[5],[6].[non neutre]
Une diversité d'équivalents est attestée dans l'usage et dans les sources normatives, qui mentionnent une culture« de l'effacement »[13],[14],[15],« du bannissement »[13],[16],[17],« de l'annulation »[18],[19],« de l’ostracisme » ou« de l’ostracisation »[11],[20],« de la négation »[21],« de l'anéantissement »[22],« de la suppression »[23],[24],« du boycott » ou« du boycottage »[13],[16],« de l'humiliation publique »,« de l'interpellation »,« de la dénonciation »[16],[25],« de l'indignation »[26].
Le concept de « culture de l'annulation » est apparu à la fin desannées 2010 pour qualifier la dénonciation publique d'une personne en raison de ses actions ou de ses paroles réelles ou supposées, jugées comme socialement ou moralement offensantes ou inacceptables, en particulier sur les réseaux sociaux[27],[28],[29].
La manifestation numérique de la culture de la dénonciation (« call-out ») est représentée par un mouvement comme « #MeToo » qui permet aux femmes de partager et de dénoncer leurs expériences deviolences et deharcèlement sexuels[30].
Comme substitut à la pratique de la dénonciation en public (calling out), une personne ou une entité peut être avertie en privé (« called in »). L'accusateur parle de vive-voix à l'accusé ou lui envoie un message concernant sa conduite ou son comportement[31].
Selon lepolitologue spécialiste des États-Unis Jean-Éric Branaa, quand une personne soupçonnée ou condamnée pourpédophilie s'installe dans un quartier, il arrive que ses nouveaux voisins, informés de son passé, placardent des affiches dans les rues avec son nom et les faits pour lesquels elle a été condamnée, sans que cela soit considéré comme duharcèlement[25],[32].
L'expressioncancel culture est souvent utilisée[33],[34],[35] pour désigner des pratiques dedéboulonnage,vandalisme et/ou destruction de statues de personnalités historiques liées à l’esclavagisme ou à la colonisation, en particulier aux États-Unis (le général confédéréRobert Lee, le président américainThomas Jefferson) et au Royaume-Uni (l'esclavagisteEdward Colston) dans le cadre plus général de pratiques dedé-commémoration[36], ainsi qu’en Amérique centrale (Christophe Colomb)[37]. Ces pratiques se sont développées en particulier en réaction au meurtre deGeorge Floyd, un Afro-Américain tué par un policier lors de son arrestation le 25 mai 2020 àMinneapolis (Minnesota, États-Unis).
Pour plusieurs historiens et chercheurs qui se sont intéressés à ces phénomènes[33],[38],[39], les déboulonnages n’effacent pas l’histoire ni les personnages historiques, mais permettent de« questionner la place de ces personnalités dans l’espace public »[33] et de revisiter l'histoire officielle. Ces universitaires soulignent qu'avec ou sans statues, ces personnalités resteront présentes dans les livres d’histoire et dans la mémoire collective et feront toujours l’objet d’études historiques[39].
Plusieurs polémiques apparaissent en rapport à des œuvres littéraires : des livres peuvent être retirés de la vente à la suite d'une polémique en raison d'un contenu jugé discriminant ou véhiculant des préjugés racistes[40] ; ou des livres sont censurés et retirés de bibliothèques par des courants conservateurs proches de l'extrême-droite car jugés trop progressistes ou faisant état de réflexions sur la discrimination, à l'instar de la bande-dessinéeMaus, ou de contenus trop « profanes »[41].
La série télévisée d'animation américaineSouth Park s'est moquée de lacancel culture avec sa propre campagne #CancelSouthPark en promotion de lavingt-deuxième saison de la série[42],[43]. Le troisième épisode de la 22e saison,The Problem with a Poo, traite de la controverse relative àApu, le personnage indien desSimpson (dont les caractéristiques stéréotypées ont été critiquées dans le documentaireThe Problem with Apu[44]) et plus généralement du concept decancel culture, de lacancellation de l'actriceRoseanne Barr après ses tweets controversés et des auditions de confirmation du juge de la Cour suprêmeBrett Kavanaugh[45].
La culture de la dénonciation peut être perçue comme une forme d'auto-justice, condamnantde facto des individus sansprocédure juridique et sans motif ni fondement autre que l'appréciation générale d'un groupe. Plusieurs auteurs estiment qu'elle s'apparente à ducyberharcèlement, d'autres à dulynchage[48], risquant d’annihiler tout débat. Ainsi, le, dans une tribune parue dans leHarper's[49] (traduite le lendemain dansLe Monde[50]), 153 artistes, intellectuels et personnalités, dontNoam Chomsky,Salman Rushdie ou encoreJ.K. Rowling, préviennent que la prise de conscience nécessaire des inégalités raciales et/ou de genre intensifie« un nouvel ensemble d'attitudes morales et d'engagements politiques qui tendent à affaiblir nos normes de débat ouvert et de tolérance des différences en faveur de la conformité idéologique »[51], dénoncent la culture de l'annulation et les obstacles à la libre circulation des idées[52],[53] et condamnent l'« intolérance à l’égard des opinions divergentes »[54],[55],[56],[57]. La question de la comparaison avec une forme decensure est posée[58],[59]. À l'inverse, l'essayiste et historienneLaure Murat estime que lacancel culture peut certes engendrer des excès, mais est l’expression d'un grand sentiment d'injustice[60]. La sociologueNathalie Heinich quant à elle la critique et la trouve inadaptée en France[61]. L'éditorialiste américain Lance Morrow la compare aumaccarthysme[62]. La journaliste et essayisteLaetitia Strauch-Bonart estime que cette« vague effrayante de censure a atteint l'Amérique et sévit également en France »[63].
Selon certaines analyses, le concept decancel culture est mal nommé et n’existerait pas réellement, car il ne s'apparenterait pas à une « culture » et les effets négatifs de la dénonciation publique ne sont pas toujours définitifs et absolus[3],[4]. Ainsi, des personnalités commeLouis C.K. ouHarvey Weinstein, dénoncées publiquement, continueraient à connaître un certain succès auprès d'au moins une partie de leurs fans dans la vie publique[3]. Cependant, il y a eu des cas de suicides liés à lacancel culture[64].
Le, Mike Adams, professeur decriminologie, se suicide, en partie à la suite d'une campagne de harcèlement propre à lacancel culture entamée après une intervention provocatrice[67].
En France, la pratique existe, bien qu’elle soit moins importante qu’aux États-Unis[68]. Dans la presse, elle est régulièrement associée à une pratique américaine, et est parfois rejetée en tant que phénomène d'« américanisation » de la société[69]. Dès lesannées 1980, la doctrine dupolitiquement correct développée dans les universités américaines est mal vue en France, où l’on défend ununiversalisme républicain opposé à l’identitarisme anglo-saxon ; mais une telle opposition suscite le débat. Justifiée pour certains chercheurs, elle est considérée par d’autres comme une forme d’anti-américanisme[69]. Ses détracteurs l'associent parfois au terme« woke », qu'ils utilisent pour désigner un mouvement de« censure » venu des mouvements antiracistes[70].
Le terme de « cancel culture » est peu utilisé hors des milieux militants : selon un sondageIfop de 2021, 11 % des interrogés sont capables d’expliquer ce dont il s’agit, principalement les 18–35 ans et les classes éduquées[71].
Lacancel culture fait particulièrement débat dans le milieu culturel, auquel il est reproché de véhiculer des stéréotypes et de maintenir une forme de domination[68].
Au Royaume-Uni,J. K. Rowling est une cible emblématique de lacancel culture[72]. En, elle avait affiché son soutien à Maya Forstater, une chercheuse britannique licenciée après avoir affirmé que personne ne pouvait« changer son sexe biologique ». Selon J. K. Rowling, la scientifique avait été injustement licenciée pour avoir simplement déclaré que« le sexe [était] réel ». À la suite de ce soutien, la romancière est à son tour accusée de« transphobie » par certains fans et médias[73]. Par la suite, J. K. Rowling fait partie des 150 personnalités, dontSalman Rushdie,Margaret Atwood,Gloria Steinem,Malcolm Gladwell etNoam Chomsky, qui signent en 2020 une lettre dénonçant lacancel culture[50],[72].
En 2020 également,Le Monde estime que la journaliste britanniqueSuzanne Moore a été victime de la « cancel culture ». Après la publication sous sa signature d'un article d'opinion dans laquelle elle défendait une universitaire jugée « transphobe », Suzanne Moore avait été visée par une lettre signée par 338 collaborateurs duGuardian, des personnalités politiques dontSiân Berry, Christine Jardine,Nadia Whittome etZarah Sultana, des écrivains et des journalistes dont Ash Sarkar etReni Eddo-Lodge. Soupçonnant les milieux intellectuels de gauche de museler la parole au nom de « politiques d’inclusion », la journaliste prend la décision de quitter le journal[74].
En 2021, le gouvernement britannique annonce des mesures pour « garantir la liberté d’expression » dans les universités et tempérer les effets de lacancel culture qui priverait de parole certains universitaires. Le projet de loi vise à éviter que des universitaires ne perdent leur emploi pour avoir exprimé des positions controversées, mais aussi à empêcher que les pressions étudiantes ne conduisent à l'annulation de la venue de certains orateurs invités à des conférences. Ces propositions ont été saluées par un groupe de chercheurs dans le quotidien conservateurThe Times. Elles donnent cependant lieu à des accusations d'ingérence dans le fonctionnement des établissements. Parmi les événements qui ont été interrompus ou annulés en raison de l’opinion des intervenants, figuraient des conférences deNigel Farage, de la journaliste de laBBC Jenni Murray ou encore du philosopheRoger Scruton[75].
↑André Racicot, « Cancel culture », surandreracicot.ca,(consulté le) :« L’expression se traduit assez mal. Comme on peut le deviner, l’anglicisme a la cote dans les médias français et même ici au Canada. Les traductions comme culture de la cancellation (sic), culture de l’annulation ne sont guère inspirantes ».
↑a etb« Mark Lilla, Margaret Atwood, Wynton Marsalis… : ‟Notre résistance à Donald Trump ne doit pas conduire au dogmatisme ou à la coercition” »,Le Monde,(lire en ligne, consulté le)
↑Thomas Chatterton Williams et Dominique Nabokov, « Thomas Chatterton Williams : « Un espace public corseté par la “cancel culture” ne sert pas les intérêts des minorités » »,Le Monde,(lire en ligne, consulté le).
↑Gilles Paris, « La ‟cancel culture” en accusation aux États-Unis »,Le Monde,(lire en ligne, consulté le).