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Lebien commun est une notion développée d'abord par lathéologie et laphilosophie, puis saisie par ledroit, lessciences sociales et invoquée par de nombreux acteurspolitiques. Elle désigne l'idée d'un bien patrimonial partagé par les membres d'une communauté, au sens spirituel et moral du mot « bien », de même qu'au sens matériel et pratique (ce dont on dispose ou ce qu'on possède).
En Occident, laphilosophie s'interroge au moins depuisPlaton etAristote[1] sur ce qui nous constitue en tant que communauté. Le concept de bien commun figure dans la théologie chrétienne à partir deThomas d'Aquin, auXIIIe siècle, où il désigne l'inclination naturelle de laCréation dans son ensemble (dont la communauté humaine) vers le Bien qui estDieu[2]. Dans une perspective chrétienne, la recherche du bien commun est alors le fondement de toute organisation sociale et politique[3]. Cette notion est souvent utilisée pour les questions relatives à lapropriété de certaines ressources et désigne la relation entre l'accès à des ressources équitablement partagées et des intérêts qui soudent les membres d'une communauté et contribuent à son existence.
Pour le politologue et économiste italienRiccardo Petrella, le bien commun est ce qui fait vivre les sociétés[4]. Selon l'économiste françaisJean-Marie Harribey (2011)[5], cette notion, qui met aussi en jeu celle depropriété, serait notamment liée à la prise de conscience progressive de l'existence d'un patrimoine commun de l'humanité.
Dans le langage courant, le bien commun a souvent un sens moins spirituel, mais correspond toujours à l'idée d'un patrimoine matériel ou immatériel de la communauté humaine (parfois élargi aux autres espèces vivantes) nécessaire à la vie, au bonheur ou à un épanouissement collectif.
Ce concept semble intuitivement facile à comprendre, mais il s'avère difficile à définir et parfois à traduire ; ainsi l'anglais ne distingue pas facilement le « collectif » du « public », et le mot « commun » est très polysémique en français.
On peut néanmoins opérer les distinctions suivantes : l'adjectif « commun » désigne une réalité partagée par tous, indépendamment d'une organisation sociale donnée, alors que « public » désigne une réalité qui dépend d'un pouvoir politique, d'un État. Par « commun » on suppose aussi l'idée d'un lien entre les membres du groupe concerné, qui fait alors communauté, tandis que « collectif » suppose simplement que plusieurs personnes sont impliquées sans forcément partager quoi que ce soit[6].
Au singulier, on peut donner à l'expression « bien commun » au moins deux définitions, selon qu'on se place dans une perspective chrétienne héritière de la philosophie aristotélicienne et thomiste, ou non.
Dans la perspective chrétienne inspirée par saintThomas d'Aquin, le bien suprême (Dieu) est le bien commun, dont dépend le bien de tous les êtres[7]. En ce sens, le bien commun est spirituel, avant d'être un principe politique ; il se distingue donc de la somme des intérêts particuliers mais aussi de l'intérêt général (qui est défini par une politique et par l'exercice de la raison humaine), car le bien commun est le bien de tous les êtres en tant qu’ils sont appelés par Dieu à la perfection (on parle aussi de sainteté, pour l'homme). Le catholicisme évoque aussila destination universelle des biens (principe voulant que la propriété n'est légitime que si elle sert un intérêt plus large que celui d'un individu), comme principe clé pour servir le bien commun.
Dans le langage courant l'expression est employée dans un sens plus proche de celui d'intérêt général, tel que défini par Rousseau, c'est-à-dire l'intérêt partagé par la communauté, en tant que ses membres dépendent les uns des autres (et non pas la somme des intérêts particuliers) : c'est le bien de tous de façon indivisible, qui peut impliquer de passer outre l'intérêt particulier d'un individu et d'un groupe, pour servir le plus grand nombre.
Platon introduit dans laRépublique l'idée que les gardiens de la cité idéale ne possèdent rien en propre, hormis les objets de première nécessité, mais partagent l'habitat, les possessions matérielles et les repas, reçoivent leur nourriture des autres et ne sont pas autorisés à acquérir de l'or[19]. L'éducation des enfants et des jeunes, la procréation et la propriété des femmes appartiennent à l'ensemble des citoyens. Le bien commun définit un mode de propriété conçu pour assurer l'harmonie collective.
Aristote s'attaque directement à Platon, arguant que la communauté des biens génère plus de différends que l'appropriation privée[20]. Affirmant que la cité implique la diversité de ses membres, il élargit la notion de bien commun à la recherche de l'intérêt général ou encore de la vie vertueuse[21]. Le rapport du dirigeant politique avec le bien commun départage la nature despotique, oligarchique ou démocratique du régime.
Ledroit romain apporte à la notion une portée juridique. Les Romains distinguent deux catégories majeures du droit : les personnes et leschoses (res) ; et un bien est une chose appropriable. L'empereurJustinienIer divise les choses en quatre catégories dans lesInstitutes : les choses sacrées, propriété des dieux ; les choses publiques, appartenant à l’État ou à la cité ; les choses communes[22], comme lamer ; les choses privées, propriété des personnes, qui sont précisément organisées par le droit privé. La théorie du bien commun ne s'accompagne alors plus de préoccupations morales ou politiques.
La théorie classique du droit (Jean Domat,XVIIe) distinguera outre la chose publique (res publica) : la chose qui appartient à tous et ne peut appartenir à personne en particulier, oures communis, la chose commune ; et la chose qui n’appartient à personne en particulier, mais pourrait appartenir à quelqu’un, oures nullius = chose de personne. Soit par exemple : la mer, chose commune, et les poissons, choses de personne.
Albert le Grand (XIIIe siècle), dans son deuxième commentaire de l'Éthique à Nicomaque, discerne deux significations du bien commun, l'une portée sur la perfection morale, l'autre sur la sécurité matérielle, la première étant supérieure à la seconde.
Alain Giffard et d'autres attribuent àThomas d'Aquin et authomisme[23] l'une des premières références à ce terme,bonus communis, comme bien (au sens matériel) commun[24].Thomas d'Aquin affine en effet l'idée d'Albert le Grand dans son propre commentaire en incluant l'idée de participation : c'est en prenant part au bien commun que l'individu fait preuve debonté. Le bien commun politique vise l'autarcie en vue du bien commun universel qui consiste en l'honnestas, le salut éternel de chacun[21].
L'Église catholique définit le bien commun comme l'« ensemble des conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu’à chacun de leurs membres d’atteindre leur perfection d’une façon plus totale et plus aisée »[25]. C'est le principe qui doit guider l'action sociale et politique du catholique[26]. La pensée sociale de l'Église reprend en cela le cadre de pensée desaint Thomas d'Aquin : chez Saint Thomas comme chezAristote, le Bien est intrinsèque à l'être, il est une sorte de programme de l’être, il est ce que nous désirons naturellement (par exemple, tout être désire être, donc l'être est bon en soi ; à l'inverse on définit le mal comme une réduction de l'être[27]). La forme suprême du Bien est Dieu. QuandThomas d'Aquin parle de « bien commun » (bonus communis), il désigne donc Dieu en tant qu'il attire laCréation à lui, aussi bien les hommes que les autres créatures qui participent ainsi d'un mouvement commun.
Dès lors, le bien commun d'une société ne consiste donc pas simplement dans une répartition équitable des richesses, mais aussi dans une vie sociale harmonieuse, guidée par l'amour du prochain et orientée vers Dieu. Il concerne d'ailleurs toute la Création et pas seulement la communauté humaine. Dans cette acception, tout exercice d'une responsabilité politique doit donc servir le bien commun, mais la notion de bien commun est plus large que la vie politique. Il concerne aussi la vie quotidienne de chaque personne et suppose de réaliser le bien des autres créatures comme le sien propre.
Le Compendium de ladoctrine sociale de l'Église décline les conséquences de ce principe pour l'organisation sociale et politique, à travers les principes de ladestination universelle des biens, de l'option préférentielle pour les pauvres, de lasubsidiarité et de lasolidarité. « Le bien commun ne consiste pas dans la simple somme des biens particuliers de chaque sujet du corps social. Étant à tous et à chacun, il est et demeure commun, car indivisible et parce qu'il n'est possible qu'ensemble de l'atteindre, de l'accroître et de le conserver, notamment en vue de l'avenir »[28].
Le bien commun de la société s'articule au bien commun universel, qui implique laCréation dans son ensemble, ce qui suppose logiquement le respect de la nature et la défense de l'environnement : « Le bien commun de la société n'est pas une fin en soi ; il n'a de valeur qu'en référence à la poursuite des fins dernières de la personne et au bien commun universel de la création tout entière[29]. »
Laudato si’, la seconde encyclique dupape François (sous-titrée « sur la sauvegarde de la maison commune ») porte sur les questions environnementales et sociales, à l'écologie intégrale, et de façon générale à la sauvegarde de la Création et comprend un paragraphe relatif au bien commun.
Le « bien commun » est plus ou moins explicitement pris en compte ou défendu par le droit coutumier et/ou certains dispositifs réglementaires classiques (souvent confondu avec l'intérêt général, par opposition aux intérêts particuliers) et s'insère généralement dans un dispositif plus ouvert de négociation locale qui tend aussi depuis plusieurs décennies à devenir global et mondial ; le bien commun et notamment le climat et la biodiversité étaient au centre des attentions dusommet de la Terre de Rio (juin 1992) qui, pour la première fois dans l'histoire de l'Humanité, a rassemblé tous les États au chevet de la planète, pour encourager une gestion plus soutenable et durable de ses ressources, notamment des ressources pas, peu, difficilement, coûteusement ou lentement renouvelables afin, comme le dit lerapport Brundtland (1987), d'accomplir l’objectif de répondre aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs.
Plusieurs types debiens et/ou de « communs » peuvent être distingués ; ils sont naturels, matériels ou immatériels et en termes d'utilité peuvent être :
L'Internet et plus encore leWeb 2.0 semblent avoir ouvert de nouvelles dimensions auxréseaux sociaux, à la culture et aupatrimoine immatériel de l'humanité et à lanoosphère. Là aussi se négocient des questions d'apparente gratuité, de sécurité, de transparence et d'appropriation ou privatisation de l'information et de l'accès à l'information et auxinformations personnelles. On parle debiens communs informationnels pour désigner l'ensemble de ces ressources qui font ou devraient faire l'objet d'une gestion partagée.
Une approcheessentialiste confère au bien commun une valeur intrinsèque et par défaut, alors que des approchesutilitaristes lui donnent une valeur qui pourraient selon les utilitaristes être chiffrée et étalonnée à l'aune de son utilité pour la société, l'industrie, l'économie.. Ces deux approches peuvent parfois se combiner.
De nombreux économistes se sont intéressés à ce concept. L'AméricainPaul Samuelson définit en 1954 le« bien collectif » par deux critères :
Deux exemples souvent cités sont lephare ou l’éclairage public[5]. Certains auteurs ajoutent que le vrai bien commun est obligatoirement consommé (par ex. l'air) ou qu'on n'y échappe pas (« on est obligé de « consommer » des avions de chasse »[5]) et qu'il n'est plus commun quand il est si utilisé qu'il y a un effet d’encombrement (la route quand elle devient sursaturée de voitures)[5].
En1968, le socio-biologisteGarrett Hardin postule qu'un accès libre aubien collectif conduit inévitablement à une « tragédie des communs », sauf si (selon lui) un système en régule la consommation ou l'exploitation par uncontrôle de la natalité et de la démographie, lanationalisation de ces biens ou leurprivatisation. Cette théorie a selonHarribey (2011) trouvé un vif soutien dans le monde économique et financier qui entamait alors« un grand mouvement de dérégulation et dedéréglementation de l’économie mondiale » en cherchant à justifier un recul de l’intervention publique ou du contrôle de l'économie par les États[5]. Ce modèle, qui a conduit à la surexploitation de nombreuses ressources naturelles et à l'aggravation du dérèglement climatique et à une croissance des inégalités, sera ensuite dénoncé par l'économiste etpolitologueaméricaineElinor Ostrom qui propose une théorie alternative à la fois au tout-marché et au tout-État, au profit de l'action collective et d'une gestion plus collaborative et négociée desbiens communs et desbiens publics (matériels ou immatériels). Elle inscrit ce courant dans une « nouvelle économie institutionnelle »[33], notamment précisée en 1990 dans son livre« Gouvernance des biens communs »[34]. Selon E. Ostrom, ce qui différencie le commun et le collectif et/ou public aurait son origine dans une décision et des choix de type politique et collectifs, quel que soit l’échelon considéré, du local au global.
Depuis l'apparition dubrevet et de laprotection des droits d'auteurs (dont la durée tend à s'allonger), certains « biens » tels que les inventions brevetables et les « œuvres originales de l'esprit » ne deviennent publics ou « communs » qu'après un certain temps. Cependant, un libre accès aux connaissances (non-rivalité) produirait desexternalités positives puisque« plus de gens savent, plus la connaissance progresse »[5].
Des questionsmorales etéthiques nouvelles se posent et sont en débat en raison des effets possibles des progrès techniques desbiotechnologies (de latransgenèse en particulier), dont sur lesgénomes humains, animaux, végétaux, microbiens, viraux ou fongiques (« bien privé ou bien commun ? »[35]).