L'autonomie de lascience est la capacité de lacommunauté scientifique à produire ses propres règles de fonctionnement et à déterminer elle-même ses priorités derecherche, et la façon dont ses recherches doivent être menées puis évaluées, et cela indépendamment des considérationséconomiques,politiques ouidéologiques. Il s'agit d'un principe apparu avec ce que l'on appelle lamodernité.
Cette autonomie, défendue par les scientifiques et justifiée par nombre desociologues et dephilosophes par des considérationsépistémologiques, se heurte aujourd'hui à diverses volontés politiques et économiques enjoignant aux communautés scientifiques de répondre à des impératifs extra-scientifiques. Elle est également l'objet de critiques émanant de certains courants de lasociologie des sciences. Enfin, elle est au cœur de nombreux débats publics, en particulier autour des questions d'éthique.
L'autonomie de la science est un concept à la fois normatif et descriptif. Ces deux dimensions ne sont cependant pas indépendantes l'une de l'autre : les justifications de l'autonomie repose sur des analyses revendiquant leur objectivité. Inversement, la dénonciation de cette autonomie, et la défense d'une certaine hétéronomisation de la science, reposent de leur côté sur une critique de ces analyses.
La question de l’autonomie de lascience est souvent associée à la transformation des structures de financement qui tendraient à ôter auxchercheurs une part de leur pouvoir décisionnel en matière d’orientation scientifique. Les chercheurs français rassemblés aux état généraux de la recherche, en 2004, écrivent ainsi dans leur rapport final que« la mise en place de fonds […] attribués sous la forme d’appels d’offres thématisés […] produit plusieurs effets pervers, dont le plus grave est la perte d’autonomie, pour la communauté scientifique, dans la définition de ses projets de recherche »[1].
Mais il ne s'agit pas que de cela. Lorsque le sociologueBruno Latour, dans les colonnes d'un grand quotidien français, reproche aux« épistémologues français [de défendre l'idée d'une] Science [qui] doit rester absolument autonome, sans finalité autre qu'elle-même »[2], et qu'il appelle par ailleurs les chercheurs à s'ouvrir aux intérêts sociétaux (en particulier écologiques) ou marchands, il donne en creux une définition de l'autonomie qui n'est pas celle retenue couramment. Cette perte d'autonomie qu'il encourage ne se confond pas avec un quelconque diktat de lasociété sur la science, mais avec une prise en compte volontaire des demandes sociales et économiques par les chercheurs. Le sens du mot autonomie, tel qu'il est fixé dans les débats sur l'évolution des relations entre science et société ne recouvre donc que la capacité de ne pas se soumettre à un impératif étranger. Toute soumission, qu'elle soit ou non volontaire, est considérée comme un processus d'hétéronomisation de l'individu ou du groupe[3].
Il est également mentionné ici l'existence d'une autre forme de perte d'autonomie, liée en particulier à la professionnalisation de la science. C'est une problématique qu'abordeMax Weber en évoquant les conséquences de « l'américanisation » du système universitaire allemand, au début duXXe siècle :« dans de nombreux domaines de la science, rapporteWeber en 1919, les développements récents du système universitaire allemand s'orientent dans la direction du système américain. Les grands instituts de science et de médecine sont devenus des entreprises du « capitalisme d'État ». Il n'est plus possible de les gérer sans le secours de moyens considérables. Et l'on voit apparaître, comme partout ailleurs où s'implante une entreprise capitaliste, le phénomène spécifique ducapitalisme qui aboutit à « couper le travailleur des moyens de production ». […]. Pour le moment le travailleur de ma spécialité est encore dans une large mesure son propre maître, à l'instar de l'artisan d'autrefois dans le cadre de son métier. Mais l'évolution se fait à grands pas »[4].
Cette perte d'autonomie des scientifiques est paroxystique dans le secteur de la « Big Science »[5], faite degrands instruments et d'équipes scientifiques pléthoriques et très hiérarchisées. Mais ce phénomène se rapporte plutôt à la question de l'autonomie du chercheur au sein de sa communauté scientifique plutôt qu'à la question de l'autonomie de la science en tant que collectif. Nous ne le mentionnons donc ici que pour mémoire.
La question de l'autonomie de la science ne se réduit pas en effet à celle du scientifique : il faut tenir compte de celle du groupe. Nous verrons cependant dans la suite de cet article que l'autonomie des individus est tenue, tant par les défenseurs de l'autonomie de la science que par ses contempteurs, pour la justification ultime de celle du groupe, sur la base de certaines considérations épistémologiques[6]. C'est donc essentiellement en premier sous l'angle individuel que sera abordée ici la question de l'autonomie de la science (l'aspect collectif ne sera cependant évidemment pas négligé, en particulier l'analyse des dispositifs d'évaluation qui détermine le degré d'autonomie des chercheurs et des structures de recherche).
Enfin, il y a la pluralité des formes d'hétéronomie : la question de l'autonomie de la science face aux pouvoirs politiques n'est pas la même que celle de l'autonomie face aux exigences économiques ou aux idéologies. Ces forces n'agissent pas de la même manière sur les communautés scientifiques, et les réponses de celles-ci diffèrent. Cependant, ces différentes questions restent très liées, et il reste difficile de les présenter indépendamment les unes des autres. En conséquence, si leurs spécificités respectives seront présentées dans la suite de cet article, la question de l'autonomie de la science sera abordée ici sans trop s’appesantir sur cette distinction.
Le principe d'autonomie de la science n'exclut pas qu'il existe certaines relations entre la science et la religion. Par exemple, l'Institut de mécanique céleste et de calcul des éphémérides s'intéresse au calcul de la date desfêtes religieuses et notamment dePâques, avec des objectifs liés essentiellement à la recherche historique[7].
Jacques Ellul considère que l'autonomie de la science est une illusion : la science est non seulement tributaire du marché mais aussi, et plus fondamentalement, de l'évolution de latechnique : c'est en définitive celle-ci qui se développe de façon autonome[8]. C'est également l'avis deGünther Anders[9] et, plus récemment, des penseurs de l'associationTechnologos[10]. En revanche, Ellul estime que la science joue aujourd'hui le rôle autrefois dévolu auxmythes : elle tient lieu de récit explicatif et d'instance delégitimation de la technique[11].
Il faut prendre garde de ne pas confondre cettedichotomie (science autonome versus science hétéronome) avec celle opposant larecherche fondamentale à larecherche appliquée ou industrielle. Bien sûr, les chercheurs travaillant dans une perspective industrielle disposent le plus souvent de sensiblement moins d'autonomie que leurs homologues fondamentalistes. Inversement, les chercheurs fondamentalistes sont réputés avoir une plus grande indépendance par rapport aux exigences du monde économique. Mais cela ne doit pas être tenu pour une règle générale. Les nouveaux « espaces génomiques »[12], consacrés en particulier auséquençage dugénome humain, sont structurellement hétéronomes, au cœur d'un complexe réseau d'intérêts, mais n'en sont pas moins les lieux d'une véritable recherche fondamentale[13]. À l'inverse,Thomas Edison est l'exemple type du savant ayant pu disposer d'une grande liberté pour mener ses travaux de recherche appliquée. Les scientifiques les plus intéressés par l'utilité de leurs travaux peuvent ainsi préserver leur autonomie en adoptant une logique d'offretechnologique.
Une autre confusion doit être évitée. Il faut rappeler que la recherche libre ne s'identifie pas nécessairement à larecherche publique. L'idée de leur quasi-recouvrement n'est qu'une spécificité française, qui masque les vives controverses portant sur le rôle de l'État dans l'organisation de la recherche. Loin d'être toujours perçue comme garante de l'indépendance des savants, l'implication de la puissance publique dans les affaires scientifiques peut être vue comme un facteur de désordre, voire de déclin. C'est précisément cette question, plus que celle du rôle des puissances économiques, qui longtemps occupa les esprits, l'exemple de la biologie russe, avec l'affaire Lyssenko[14], ayant montré ce que la science pouvait avoir à craindre des pressions politiques. Le sociologueHenri Lévy-Bruhl défend ainsi en 1949 la science libre en ces termes :« L’effort de la pensée humaine a consisté essentiellement à la libérer des liens qui l’enchaînaient à des mythes ou à des dogmes. Mais cette liberté spirituelle, si chèrement conquise, doit être défendue contre toute oppression. L’esprit ne connaît d’autre contrainte que celle de la vérité. Il repousse avec autant d’énergie l’autorité de l’État que celle de l’Église : il ne reconnaît pas de maître. Mais, [diraient beaucoup d’intellectuels], la science est faite pour servir les hommes, et l'État n'est-il pas l'organisme qui a précisément pour fonction de diriger cette activité, comme les autres? […] Est-il vrai que la science soit « faite pour servir les hommes » ? C’est là, je crois bien, le fond du problème […]. »[15] Levy-Bruhl vise ainsi en premier lieu à préserver la science des immixtions politiques, et ne s’inquiète d'un contrôle par les forces du commerce qu’en second lieu, comme une forme de l’utilitarisme qu’il dénonce :« Ce souci de l'utilisation pratique n'est pas […] spécial à la Russie[16]. Il est très fort aussi aux États-Unis, sous la forme, à peine différente, du culte de l'efficiency, et tend à envahir les autres pays. »[15]
La recherche libre ne se confond donc ni avec la recherche fondamentale ni avec la recherche publique. Elle est simplement le lieu d'une démarche scientifique menée indépendamment des pressions économiques ou sociales, quand bien même elle vise également à répondre à des problèmes économiques ou sociaux, quand bien même elle est menée dans un contexte entrepreneurial.
L'autonomie de la science est un concept principalement issu de larévolution copernicienne, moment où les tensions entre dogmes religieux et connaissance scientifique ont pris une ampleur sans précédent, mais on peut y déceler des origines un peu plus anciennes. En effet, l'histoire de l'autonomie de la science n'est pas celle d'une lutte contre les pouvoirs politiques, économiques ou religieux. La geste galiléenne masque une réalité infiniment plus complexe.
C’est auXVIe siècle, avecFrancis Bacon (1561-1626), qu’est précisée l’idée que lascience peut et doit concourir à la maîtrise de lanature et au développement des nations[17]. Bacon appelle les gouvernements (en l’occurrence, lacouronne d'Angleterre) à donner à laconnaissance scientifique les moyens de son développement, et à récupérer les fruits de ce développement pour la plus grande gloire desnations. Il s’agit d’un complet renversement de la conception antique du rapport de la connaissance spéculative au savoir pratique : « le but véritable et légitime dessciences n'est autre que de doter la vie humaine d'inventions et de nouvelles ressources »[18]. Loin de n’être quespéculations détachées du monde matériel, la science ne doit pas négliger de se préoccuper de son utilité. Elle apparaît comme la condition nécessaire d’unprogrès technique désirable, et comme l’outil privilégié de la maîtrise de lanature : « Laissons seulement le genre humain recouvrer son droit sur la nature, qui lui appartient de don divin, et rendons lui son pouvoir : une droite raison et une sage religion en régleront l'exercice »[19]. En affirmant ainsi l’intérêt économique et politique duprogrès scientifique, et la nécessité pour les gouvernants de ne pas mésestimer la valeur de leurs savants, et en posant les bases d'unepolitique scientifique[20] participant à l’organisation des travaux des savants pour mieux servir leprogrès économique et militaire de la nation, Bacon soulève incidemment (mais sans trop s'y attarder) la question de la liberté et de l'autonomie des scientifiques, question qui sera sans cesse reprise jusqu'à aujourd'hui, et se placera au cœur des analyses et des discours, tant théoriques que pratiques, portant sur la relation de la science à la société. Cette question de la liberté de la science, et de quelle science, sera posée d'abord à propos de l'action du pouvoir politique, puis s’étendra au rôle des pouvoirs économiques, pour revenir à nouveau, aujourd'hui, sur son volet politique sous la pression des citoyens préoccupés par les derniers développements de latechnoscience.
On ne peut manquer de mentionner les prises de position tranchées deD'Alembert dans l'Encyclopédie. Critiquant sévèrement l'Inquisition pour la condamnation deGalilée, il milite pour une séparation de l'Église et de la science. Il pense en effet que l'Église n'est pas compétente en matière scientifique, qu'elle ne doit pas se mêler de ce qui n'est pas de son ressort, et que lesÉcritures ne peuvent pas êtreinterprétées littéralement[21].
Cette position a entraîné un consensus assez largement partagé depuis lesXVIIIe et XIXe siècles, y compris dans les milieux ecclésiastiques, bien que l'acceptation de ceux-ci fût plus tardive.
Une difficulté majeure consiste à déterminer qui doit juger de ces limites. Dans les pays occidentaux, lestatu quo confère aux scientifiques une liberté relative, très variable selon les disciplines : de nombreux groupes de chercheurs disposent d'une stabilité d'emploi et d'une indépendance suffisante pour décider collégialement des directions de recherche, mais sont restreints par les possibilités de financement de ces recherches, qui sont contrôlées plus directement par les États (voir par exemple le débat auxÉtats-Unis sur la recherche sur lescellules souches (www.liberation.fr), recherches qui n'y sont pas interdites mais dont le financement public n'est pas autorisé). On a ainsi une indépendance de la recherche, mais pas de réelle autonomie.
Outre l'organisation d'un système de recherche permettant au chercheur de mener ces travaux de façon autonome, il faut aussi empêcher des collusions et conflits d'intérêts possibles, par exemple en obligeant les chercheurs à révéler tout rôle deconsultant pour une entreprise.
Ce débat croise la distinction classique entrerecherche fondamentale etrecherche appliquée. Cette dernière est en général dirigée vers un objectif pratique, souvent commercial, même s'il ne l'est pas toujours.
Depuis leXVIe siècle, la science moderne s'est construite en se libérant de dogmes religieux dominants. Les travaux sur l'héliocentrisme deCopernic,Galilée,Képler, en sont une illustration précoce.
Certainesthéories scientifiques ont pu être considérées comme un dogme insurpassable, au sens prises pour la vérité ; mais par définition, une théorie scientifique peut êtreréfutable, par l'observation ou l'expérience.
VoirAlexandre Grothendieck etRoger Godement.
Les règles de l'éthique (y compriséthique animale etéthique de l'environnement) sont de plus en plus prises en compte, notamment pour l'expérimentation animale où des animaux sont pris comme "modèles" d'étude.
Lesstatistiques mondiales de recherche et développement indiquent que la recherche scientifique est liée à l'activité économique : à la fois parce que les pays les plus développés peuvent investir davantage en recherche, et parce que les résultats de recherche peuvent contribuer à l'activité économique.
Latenure dans les pays anglo-saxons, le statut de fonctionnaire en France.
L'idée que la science est achetable a souvent été mis à profit par des intérêts privés. L'histoire des sciences montre sans ambiguïté que, depuis au moins les années 1950, de nombreux secteurs, comme celui de la viande, du sucre, des cigarettes, de la pharmacie, etc., ont pu influencer avec succès les résultats de travaux de scientifiques pour favoriser leur marché. Les scientifiques refusaient de l'admettre au début, mais aujourd'hui ils font l'effort de transparence sur leurs financements et leurs diverses activités professionnelles. Ainsi, la revueNature a commencé par refuser, en 1997, de surveiller les éventuels conflits d'intérêts de ses auteuris ; à partir de 2001, elle se résoudra à le faire, poussée par le scandale desTobacco documents[22].
Pour leslobbys, la situation est idéale lorsqu'un scientifique les appuie de bonne foi, sans avoir conscience d'être influencé de l'extérieur. Pour cela, ils établissent une liste de scientifiques cibles, liste qu'ils affinent au fur et à mesure de leur approche. Ils s'appuient sur les relations sociales des scientifiques. Au besoin, ils créent de toutes pièces des clubs, des cercles, des agoras, à cet effet. Ils s'appuient également sur des travaux leurres, pour lesquels ils financent les scientifiques cibles. À partir de là, ils identifient ceux qui partagent leur vision des choses, avec lesquels ils entrent en confiance. L'influence se fait alors quasi d'elle-même[23].
Le site internetExxon Secrets dénonce le biais apporté dans le débat scientifique sur le sujet par des instituts financés en partie par la compagnie pétrolièreExxon, dont les profits sont menacés par les réglementations telles que leprotocole de Kyoto. Les procédés incluent la propagation de résultats de recherche caducs et d'articles d'apparence scientifique écrits par des activistes, et le dénigrement systématique des travaux de recherche décelant un réchauffement climatique. Le livreHeat de George Monbiot, publié au Royaume-Uni par Allen Lane, enquête sur cette affaire.
Richard Doll, unépidémiologiste connu pour avoir démontré le rôle dutabac dans lecancer du poumon, a été pendant vingt ans consultant de firmeschimiques, commeMonsanto, alors qu'il était chargé d'expertises par les pouvoirs publics pour des questions de risques cancéreux liés aux produits chimiques. Il semble qu'il n'ait jamais rendu publics ses liens financiers avec des entreprises fabriquant les produits en question.Lennart Hardell, chercheur enSuède àÖrebro, affirme que les rapports de Richard Doll ont conduit à une sous-estimation des risques chimiques[24].
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