Dans son enfance, sa mère, Galina Alexandrovna travaille comme professeur de langue russe et de littérature. Son père Piotr Alexandrovitch[1] est policier. Ce père quitte sa mère pour une autre femme quand il a cinq ans. Il n'a ensuite plus jamais eu de relations avec son père jusqu'à la mort de ce dernier[2].
D'abord acteur, il a étudié à l'institut de théâtre de Novossibirsk avec Lev Belov jusqu'en1984, puis travaille àMoscou avec Evgueni Lazarev à l'Académie russe des arts du théâtre (GITIS).Après avoir terminé les cours de cette Académie, il ne poursuit pas dans le même domaine parce qu'il est déçu du fait que le théâtre cherche à créer un produit au lieu de s'occuper de l'aspect artistique des productions[3]. Il écrit quelques récits, mais ne poursuit pas longtemps dans cette voie. Il se passionne pour le cinéma, grâce aux rétrospectives du Musée du cinéma de films deJean-Luc Godard,Michelangelo Antonioni,Akira Kurosawa,Ingmar Bergman[3],[4]. Jusqu'en 1993 il travaille au service de l'entretien des espaces publics parce que cela lui donne droit à un appartement à proximité duThéâtre Maïakovski, dans une ancienne maison de nobles datant de 1825, avec une pièce de 50 mètres carrés[4].
Dans les années1990, il obtient des rôles secondaires dans des productions télévisées, ainsi qu'au cinéma. Il participe à la mise en scène des piècesMarelle (1993),Un mois à la campagne (1997), et joue quelques rôles dans des films de séries et dans des filmspublicitaires. Sa première expérience de metteur en scène a lieu en2000, lorsqu'il réalise l'adaptation de trois nouvelles (Boussido,Obscure etLe Choix) pour la sérieBlack Room de la chaîne REN-TV.
Il se révèle au grand public dès son premier long-métrageLe Retour, récompensé par leLion d'or de laMostra de Venise 2003, qui obtient un grand succès international[5].
En, il est l'objet d'une rétrospective spéciale à l'occasion du festival de cinémaPremiers plans d'Angers au cours de laquelle ses quatre longs-métrages sont projetés[11].
En 2021, le cinéaste contracte une forme sévère de laCovid-19. L'année suivante, il prend position contre laguerre en Ukraine mais dénonce leboycott de la culture russe[13],[14].
De prime abord qu'est-ce qui rapproche les deux réalisateurs se demande Marion Poirson-Dechonne ? Zviaguintsev filme peu la ville et préfère comme Tarkovski magnifier la nature, les lacs, les îles, les paysages sauvages[16]. Comme lui, il dépeint des personnages fragiles : les deux fils dansLe Retour, les enfants d'Elena, le fils Roma qui perd sa mère dansLéviathan. Les films de ces deux réalisateurs sont exempts de légèreté, toujours lourds de signification.
Leurs intentions peuvent-elles pour autant coïncider ? Les films de Tarkovski prennent place dans l'Union soviétique en se démarquant du réalisme socialiste, comme ceux deNikita Mikhalkov et de quelques autres. Le cinéma de Zviaguintsev, par contre, se situe dans lafédération de Russie, un regroupement d'États soumis à tension entre idéologie politique et libéralisme économique. Par ailleurs les deux auteurs sont encensés en Occident et critiqués dans leur propre pays[17].
Comme ceux de Tarkovski, les films de Zviaguintsev font de multiples références aux textes de laBible et au sacré : la perspective du corps du père dansLe Retour, semblable à celle deLa Lamentation sur le Christ mort d'Andrea Mantegna ; la dimension temporelle duBanissement qui rappelle laGenèse en s'inscrivant jour après jour de manière implacable dans une seule semaine ; la pluie incessante dans ce même film qui rappelle leDéluge.
Le filmLéviathan reprend lui ouvertement le motif biblique duLivre de Job (chapitre 3:8, 40:25, 41:1), desPsaumes (74:14, 104:26) et d'Isaïe (27-1) : un monstre marin en conflit avec Dieu. Lamâchoire des engins de chantiers qui viennentdévorer la maison de Kolia est le symbole de ce monstre marin de la Bible. Aux chapitres 38 à 42 duLivre de Job, Dieu répond aux questions deJob qu'il partage le monde avec de nombreuses créatures puissantes et remarquables, parmi lesquellesBéhémoth et leLéviathan, chacune ayant sa vie et ses besoins, auxquels Dieu doit pourvoir[18].
Comme son prédécesseur Zviaguinsev aime les longsplans-séquences. Il les tourne hors des lieux trop connus pour échapper aux stéréotypes. LeBannissement est tourné en partie enMoldavie, enFrance, enBelgique.Léviathan est tourné en grande partie sur lapéninsule de Kola. Les films se passant davantage en intérieur commeEléna ouFaute d'amour sont tout autant d'une grande beauté plastique grâce au travail sur le cadre et la couleur et aux plans tableaux extrêmement lents qui captivent le spectateur. Comme chez Tarkovski l'écriture est contemplation. Le silence lui-même est au service de cette contemplation[19].
Marion Poirson-Dechonne retrouve chez Zviaguintsev le rôle essentiel du mystère omniprésent dans le cinéma de Tarkovski. Le récit procède par métaphores, énigmes, paraboles, lacunes et non-dits. Dans le premier film,Le Retour le silence occupe une place importante. Les deux garçons parlent peu. DansLe Bannissement, le mystère d'une brouille familiale est à l'origine de l'attitude du personnage principal, Alex, incapable de la moindre communication envers sa femme Véra. Dans Elena comment Vladimir s'est-il enrichi ? La mort des personnages vient clore les éclaircissements qu'ils auraient pu apporter. L'écriture de Zviaguintsev repose sur l'ellipse, le mystère. Ce mystère a aussi un sens religieux et fait partie de la théologie chrétienne, souligne M.Poirson-Dechonne.
DansLeviathan, l'évêque orthodoxe invoque dans un long prêche des vérités éternelles pour couvrir sa complicité terrestre avec la cupidité criminelle du maire. Incapable de pardon envers sa femme, le personnage principal est broyé par le complot de ces autorités qui incarnent la toute puissance du mal dans la Russie de Poutine.La musique dePhilip Glass et la photographie de la mer de Barents du chef opérateurMikhaïl Kritchman soulignent la marche lente de l'histoire vers son dénouement tragique.En dénonçant vigoureusement la réalité sociale, politique et religieuse en Russie, le réalisateur s'éloigne de Tarkovski. Ce dernier présentait de telles critiques de manière plus métaphorique[21].
L'univers des films de Zviaguintsev est sombre et ne laisse pas de place à l'espérance. Les personnages sont désespérés et aucun acte de foi ne vient les sauver. Les éléments comme l'eau et le feu n'ont pas de fonction purificatrice comme chez Tarkovski[22]. Même le traitement de la nature semble vidé de signification spirituelle contrairement à celui de Tarkovski.
À l'opposé de Tarkovski encore, l'utilisation desicônes est critique chez Zviaguintsev et perd toute vocation spirituelle parce que celles-ci sont associées au pouvoir matériel et politique.Les maximes desBéatitudes telles que « Heureux les pauvres d'esprit » ou «Heureux les affamés et assoiffés de la justice, car ils seront rassasiés », ne trouvent pas d'écho chez Zviaguintsev comme elles en trouvaient chez Tarkovski. Ni non plus les paroles de Saint Paul dans laDeuxième épître aux Corinthiens (12-10) dont le film de TarkovskiStalker semblait faire écho dans un de ses monologues : « C'est pourquoi je me plais dans la faiblesse, dans les outrages , dans les privations, dans les persécutions, dans les angoisses, pour Christ ; en effet quand je suis faible, c'est alors que je suis fort »[23].
La mémoire et le passé nourrissent l'existence spirituelle des personnages de Tarkovski. Chez Zviaguintsev le rêve est absent, la mémoire également. Seules quelques photos sont là plutôt pour évoquer la difficulté de suture entre passé et présent. DansLe Retour, les enfants tentent de faire coïncider l'image actuelle de leur père avec une ancienne photographie. Cette scène souligne le décalage entre passé et présent. DansElena les photos rendent présente la famille absente de l'appartement de Vladimir. Pour M. Poirson-Dechonne c'est peut-être dans l'absence de rêve et de mémoire et dans la liaison difficile entre passé et présent chez Zviaguintsev que réside la véritable rupture entre les deux cinéastes[24].
Contrairement au traitement spiritualiste des images chez Tarkovski, leur utilisation par Zviaguintsev est critique. Elles sont contaminées chez lui par la propriété, le pouvoir matériel. Les images religieuses sont ainsi récupérées et privées de leur signification spirituelle[25].
Les deux premiers films de Zviaguintsev le faisaient apparaître comme un héritier de Tarkovski (Le Retour etLe Banissement). Les derniers (Elena,Leviathan,Faute d'amour) le montrent s'orientant vers une vision plus personnelle de son art. Il fait un tableau sans concession de la société russe actuelle, mais les temps ont changé depuis la mort de Tarkovski en 1986. La religion revient en force en Russie, associée cette fois au pouvoir, alliée à lui comme à l'époque des Tsars. DansLeviathan on en voit une face fort sombre à laquelle Zviaguintsev s'attaque avec véhémence[27].
En, Zviaguintsev participe à un débat sur lacensure des œuvres artistiques en fédération de Russie. Au cours de celui-ci, il polémique avec le porte-parole de la présidence de la fédération de RussieDmitri Peskov. La discussion publique commence par la critique du metteur en scène de théâtreKonstantin Raïkine, qui, lors du congrès des travailleurs du théâtre de Russie, s'est révolté contre les attaques d'activistes lors de plusieurs expositions et spectacles. Trois évènements aux résonances particulières en Russie sont cités : la suppression de l'opéraTannhäuser auThéâtre d'opéra et de ballet de Novossibirsk, la suppression de la représentation àOmsk de l'opéra-rockJésus-Christ Superstar, la fermeture àMoscou au Centre desfrères Lumière de l'exposition du photographe américain réputéJock Sturges intituléeSans embarras, qui présente des photos de filles et de jeunes filles nues dans un milieunaturiste. Raïkine a stigmatisé ces interventions en les traitant de renaissance de la censure honteuse de l'époque deStaline en Russie. Peskov admet que le retour de cette censure est inadmissible, mais en même temps il faut tenir compte du fait que l'État commande des productions artistiques sur des thèmes variés qui émargent au budget et qu'il faut bien faire des choix. Zviaguinsev a objecté que le porte-parole de Vladimir Poutine avait publié dans les colonnes du journalKommersant un article dans lequel il traite les œuvres de ses opposants deréalisations regrettables d'agitateurs. En attendant les objections contre les productions des travailleurs du secteur, traités demarginaux agressifs, se multiplient comme des lapins. Selon Zviaguintsev, les fonctionnaires aux ordres procèdent à lacastration de la pensée artistique. L'accueil défavorable, par Peskov, des œuvres concernées provient de sa formulation du principe dumarché public appliqué à l'art[28]. Cela entraîne comme conséquence le fait que les fonctionnaires utilisent l'argent de l'État pour des films et spectacles dans l'intérêt de ce même État. Selon Zviaguintsev, cette conception défendue par Peskov entraîne chez les fonctionnaires l'oubli du fait que ce n'est pas avec leur argent qu'ils achètent des spectacles mais avec celui des citoyens. Ils ont décidé qu'ils savaient mieux qu'eux ce que les gens veulent et ce dont ils ont besoin, c'est-à-dire autre chose que ce qu'ils souhaitent[29],[30],[31],[32],[33].
↑Job a-t-il jamais eu la moindre expérience du monde dans lequel il vit ? Comprend-il ce que signifie être responsable d'un tel monde ? Au chapitrefinal 42, Job admet qu'il ne le comprend pas, et demande à Dieu de lui pardonner. Une des scènes finales deFaute d'amour représente le fils Roma qui a perdu sa mère et dont le père est condamné injustement pour le meurtre de celle-ci : il est seul sur la plage à côté du squelette d'une baleine. Comme si tout s'était passé pour que le monstre disparaisse de par la volonté de Dieu
Macha Ovtchinnikoff,La révélation du temps par les figures sonores dans les films de Tarkovski et de Zviaguintsev, Paris, LettMotif,, 240 p.(ISBN978-2-919070-87-9)
Souffle de pierre, le monde des films de Zviaguintsev/Дыхание камня. Мир фильмов Андрея Звягинцева / Recueil d'articles et de matériaux/Сборник статей и материалов. — М.: «Новое литературное обозрение», 2014.(ISBN978-5-4448-0083-6). 456 стр.