L'opus 50 de la maison Roethinger raconte une histoire. Celle de ces passionnants instruments de la Belle époque, altérés dans les années 1960-1970 parce que le monde de l'orgue, enfermé dans des schémas "néo-baroques" simplistes, passait totalement à côté leur valeur. Ces orgues avaient alors entre 50 et 60 ans, et nécessitaient - évidemment - un entretien. Ils étaient estimés bien bas par les experts, car issus de la "période allemande" qu'il était de bon ton de discréditer, et/ou dotés d'une transmission pneumatique. Ces experts, tout en versant des larmes de crocodile sur les "Silbermann perdus", s'acharnaient à "améliorer" les orgues romantiques et post-romantiques en y intégrant des "petits jeux" aigus, au détriment des beaux jeux romantiques d'origine, parfois en prétextant une ridicule "structure saine" de l'orgue. En même temps, l'entretien de leur traction était totalement négligé (beaucoup de facteurs ne savaient même plus le faire), et on fit alors à ces instruments un injuste procès en "fragilité". Ils étaient censés nécessiter d'innombrables réparations "de fortune", alors que bien sûr, c'est un bon relevage, mené par un facteur compétent, qui était nécessaire.
C'est donc l'histoire d'un instrument probablement remarquable (si l'on en juge par les performances de ses contemporains qui sont resté authentiques et ont été bien entretenus), mais qui n'a pas eu de chance qu'il faut raconter ici. Elle est triste pour le moment, mais le meilleur est peut être encore à venir. Après tout, en matière de patrimoine, tout est affaire de volonté, une fois que l'on a reconnu la valeur des choses.
Historique
L'édifice date de 1891, et a été doté d'un orgue parEdmond-Alexandre Roethinger en1907. [IHOA] [Caecilia1907] [Barth]
L'instrument a été reçu parFrançois-Xavier Mathias le 24/10/1907. Cette acquisition a été rendue possible grâce au don d'une bienfaitrice de Mayence. L'inauguration (le 24/10 à 15h) a été particulièrement festive, car la maison Roethinger célébrait aussi, à l'occasion, son 50ème opus. Le compte-rendu, dans "Caecilia" 1907, est signé "X.M.". [IHOA] [Barth] [Caecilia1907]
La console portait une plaque d'adresse en laiton, qui disait : [Barth]
Cette plaque était donc peut-être du même type que celle deBetschdorf (1900, opus 28), où on trouve le même libellé, mais où il est précisé "Strassburg" derrière Schiltigheim.
C'était le premier orgue du lieu, choisi et conçu pour cet édifice, avec lequel il fait un tout. L'instrument appartient à la période "pré-Erstein" de Roethinger. C'est l'époque de la genèse de la "Réforme alsacienne de l'orgue", durant laquelle la région élabora un style local spécifique, issu du post-romantisme, et qui permit par la suite de réaliser des instruments extraordinaires (aujourd'hui malheureusement encore méconnus), et ce jusqu'en 1939.
Les orgues Roethinger construits entreWoerth (1898, classé Monument historique en 1982) et Erstein (1914) ont payé un lourd tribut à la vague "néo-baroque" :
Nombreux sont ceux qui ont été purement été simplement éliminés : par exempleSchiltigheim (église protestante rue Principale) (1901, qui était pourtant placé à quelques dizaines de mètres des ateliers Roethinger, et donc une "œuvre locale"...), ouSoultz-sous-Forêts (1912). Il y a des "opérations" que beaucoup, aujourd'hui, avouent regretter. Seuls les instruments "historiques" avaient droit à de l'attention ; mais qui décide de ce qui est "historique" ?
Certains de ces orgues ont même disparu (ce qui est révélateur de l'intérêt qu'on leur portait à l'époque, mais aussi par la suite, quand on retournait pourtant l'Alsace à la recherche du moindre bout de tuyau du 18ème) : celui de lachapelle de la rue Schlumberger àMulhouse (1899), ou deSt-Urbain àNeudorf (1907).
Et pourtant, de nombreux orgues Roethinger avaient eu, à l'époque de leur construction, un impact considérable sur la vie culturelle, à en juger l'article de Caecilia sur celui dugrand séminaire deStrasbourg (1907, éliminé - à nouveau à Schiltigheim - dans les années 60), ou, bien sûr, le grand instrument deStrasbourg,St-Pierre-le-Jeune cath. (celui de 1910, remplacé en 1945).
Certains sont aujourd'hui muets, mais ont été conservés :Betschdorf (1900),Boofzheim (1902). Il suffit d'aller les visiter pour en constater le potentiel ; et en revenir enthousiaste.
D'autres, enfin, témoignent de leurs qualités en tant qu'instruments de musique spécifiques et attachants : ceux deClimbach (1899), deVoellerdingen (1902), ou celui duBon Pasteur àStrasbourg (1911, qui est aujourd'hui àWittenheim).
Voici la composition d'origine de l'orgue Roethinger de Koenigshoffen :
La console était dotée d'une commande double (à main et à pied) des accouplements et tirasses. (Deux ans avant le Congrès de Vienne de 1909 qui recommanda ce type d'équipement.) L'inauguration commença par une série de variations dur "O sanctissima", destinée à faire entendre différentes registrations. Comme c'était d'usage à l'époque, le compte-rendu met à l'honneur quelques jeux en particulier : la Clarinette 8', le Quintaton 8', la Voix céleste, la Flauto dolce 8' et la Solo-Flöte 4'. [Caecilia1907]
Le compte-rendu de l'inauguration insiste beaucoup sur la présence d'un ventilateur électrique, permettant de se passer de souffleur. (Une image du moteur/ventilateur constitue d'alleurs une des deux illustrations de l'article !) On apprend que Roethinger proposait alors trois dimentionnements pour ces équipeents: un pour les orgues jusqu'à 15 jeux, un deuxième convenant pour 15 à 30 jeux, et un troisième pour les instruments de 30 à 50 jeux. [Caecilia1907]
La photo du buffet en 1907 montre exactement la façade actuelle (ligne des bouches, écussons) : soit elle n'a pas été réquisitionnée en 1917, soit elle a été restituée avec très grand soin. Toujours sur cette photo, la console n'est pas visible à son endroit actuel. [Caecilia1907]
L'instrument a été entretenu par la maisonMuhleisen de1949 à1959. [IHOA]
C'est en1960 qu'eut lieu la "baroquisation" de ce pauvre instrument. Elle est d'autant plus regrettable que l'orgue était probablement 100% authentique (y-compris la façade) en 1959. Il y eut tout d'abord un changement de composition ne respectant en rien l'esthétique de cet orgue. (C'est le moins qu'on puisse dire, puisqu'il a été privé de la plupart des jeux romantiques indispensables à l'interprétation de son répertoire de prédilection.) Mais, comme si cela ne suffisait pas, la transmission a été "électrifiée", et la console reconstruite. L'exécution des travaux a été confiée àPaul Adam, de Lingolsheim. [IHOA] [ITOA]
Il est probable que la console ait été déplacée à cette occasion. On ne sait pas si l'expression du second manuel a été éliminée dès 1960 ou un peu plus tard : l'Inventaire historique le note "expressif" en 1960, et l'inventaire technique de 1986 indique que"les volets de la boîte expressive du récit ont été supprimés". [IHOA] [ITOA]
Après 50-60 ans de bon et loyaux services, l'instrument avait bien sûr besoin d'un nettoyage en profondeur et d'un réglage par un facteur compétent. Pourquoi avoir remplacé la transmission d'origine par un système électrique ? Une partie de la réponse semble se trouver dans une tragique perte de compétence des facteurs, dans les années 60-80. La transmission pneumatique souffrait non pas de défauts intrinsèques, mais de l'absence de facteurs formés pour les entretenir et les régler. D'où, évidemment, un résultat décevant et de fréquents dysfonctionnements.
Pie Meyer-Siat rapporte que"Dans les années 1970, Erwin Sattler ("Stiehr", p. 533) réparait ici, inlassablement et gratuitement, la traction pneumatique." [IHOA]
Il y a là un problème de chronologie. Soit ces interventions ont été faites sur la traction (entièrement) pneumatique, donc avant 1960, soit elles concernaient en fait la traction électrifiée en 1960. Dans les deux cas, de "petites interventions", même effectuées correctement et avec beaucoup de bonne volonté, ne pouvaient pas suffire, et devaient évidemment être "inlassablement" répétées, puisque les causes premières n'avaient pas été traitées. Alors, pourquoi mettre ce fait en avant ? Juste pour nourrir une "propagande" anti-pneumatique ? Il reste que ces remarques, faites un peu partout dans les inventaires avec une sorte de gourmandise maladive, ont laissé une image peu reluisante et souvent injuste de beaucoup d'orgues.
Les jeux qui ont fait les frais de cette transformation sont les suivants : la Gambe du grand-orgue, la Voix céleste (!), le Quintaton, et la Clarinette du récit, ainsi que le Violoncelle de pédale.
Il semble qu'il reste toutefois 10 à 12 jeux d'origine (sur 17, probablement ré-harmonisés mais qui demanderaient une étude pour voir si un retour en arrière est possible), et surtout les sommiers d'origine. Ces sommiers à cônes, qui permettent de réaliser de belles harmonisations en s'affranchissant des effets de gravure, sont particulièrement intéressants.
Caractéristiques instrumentales
Console indépendante, située devant l'orgue et orthogonalement au buffet, tournée vers la droite. Elle est fermée par un rideau coulissant. Si le meuble de 1907 a été conservé, l'intérieur a été remplacé vers 1960-70, par du matériel... des années 60-70. Seuls les poussoirs d'aides à la registration semblent remonter à 1907. La plaque d'adresse a disparu.
Tirage des jeux par "langues de chat", disposées en ligne au-dessus du second clavier. Elles sont blanches pour le grand-orgue, rouge vif pour le second manuel, vert pour la pédale et oranges pour les accouplements et tirasses. Claviers blancs. Commande des accouplements et tirasses doublées au pied, par de petites pédales en métal, repérées par des plaques en plastique blanches. Il y en a deux à gauche : "Super II / I" (II/I 4') et "I / II" (! ; sic), puis deux à droite : "I / Péd." et "II / Péd.". Il y a la trace d'une troisième pédale, tout à gauche. Au centre, au-dessus du pédalier, il y a un grand repose-pied (comme des pompes d'harmonium, mais fixes) ; il occupe probablement la place de l'ancien commande d'expression du récit. Le second manuel actuel n'est pas expressif.
Commande des aides à la registration par poussoirs blancs (1907 ?) placés au centre sous le premier clavier, et repérés par de petites pastilles rondes. De gauche à droite : "HR" ("Handregister", soit l'annulateur permettant le retour à la registration manuelle), "FC" ("Freie Combination", appel de la combinaison libre), puis, après un espace, "I", "II" et "III". La combinaison libre se programme par des paillettes placées au-dessus de chaque langue de chat (y-compris le tremblant et les accouplements).
Il y a un voltmètre rond, placé en haut à droite.
Les sommiers sont à cônes, donc fort probablement d'origine (1907). Il faut rappeler qu'il s'agit d'une technique plutôt "haut de gamme", pratiquée parEberhard Friedrich Walcker et la plupart des plus grands facteurs européens de l'époque. Ce type de sommiers fut délaissé par la suite en raison de leur coût de fabrication.
Quel avenir pour cet instrument qui, pendant des décennies, était probablement un orgue remarquable ? Il pourrait le redevenir, mais quel prix ? Autant une "baroquisation" est facile (il suffit de découper les tuyaux, puis de revendre le métal récupéré), autant la restauration d'un orgue post-romantique nécessite un investissement conséquent. Toutefois, en matière d'investissement, le plus important reste de savoir ce qu'il apporte à la collectivité, car les bienfaits "indirects" (acquisition de compétences, dynamique, motivation...) ont, eux aussi, une grande valeur.
En 2016, la communauté des frères a quitté Koenigshoffen pour Dusenbach. Début 2019, cet orgue était en vente, puisqu'on a pu voir une annonce le concernant sur un site spécialisé. Va-t-il être acheté par quelqu'un qui a compris sa valeur intrinsèque ? Va-t-il quitter l'édifice pour lequel il a été conçu, et peut-être même l'Alsace, dont il représente tout de même une belle part d'histoire ? Ou est-il permis de rêver à un miracle, et de l'imaginer dans quelques années, toujours en place et restauré dans son état de 1907, transformé en un magnifique témoin de la facture alsacienne à la Belle époque ? On pourrait peut-être demander à quelqu'un du côté de Mayence ?
Sources et bibliographie :
Photos de 05/2016.
Photos du 15/05/2009 et relevé de console.
Dans la composition de 1907, le Gemshorn est noté en 8'.
Localisation :