Une partie de l'église de Gueberschwihr est romane, mais l'essentiel de ce somptueux bâtiment est néo-roman, et date de 1882. Son choeur est orné de fresques de Martin Feuerstein. L'orgue a été posé en 1943 par Edmond-Alexandre Roethinger, et n'a jusqu'ici été que peu étudié ou commenté. Pourtant, c'est un instrument particulièrement intéressant, tant du point de vue historique que musical.
Historique
Un premier orgue a été offert par un membre de la famille von Schauenburg (Jean-Caspar ou Christoph selon les sources) en1685. [IHOA] [Barth]
L'instrument a été déménagéà Sts-Pierre-et-Paul de Lautenbach-Zell parFrançois Callinet en1816. [IHOA]
Historique
L'instrument du 17ème a été remplacé en1813 par un orgue deJohann Baptist Hug (Fribourg), daté de 1751. Ce deuxième instrument venait des Dominicains de Fribourg, et a été installé par un maître d'école nommé Kanstinger. [IHOA] [IHOA] [Barth]
Cet orgue a été plusieurs fois réparé : en 1820, 1861 (où il fut plus ou moins reconstruit parClaude-Ignace Callinet), 1878 (démontage, transformation et remontage dans la nouvelle église parFrançois Antoine Berger). Son attribution à un célèbre facteur alsacien du 18ème tient évidemment de la pure fantaisie. Il avait 24 jeux. On songeait à le remplacer dès 1933, puisqueGeorges Schwenkedel nota cette année-là, après être passé l'examiner, "Neubau 20 Register". [IHOA] [IHOA]
Historique
En1943, Gueberschwihr fit construire un orgue neuf par la maisonEdmond-Alexandre Roethinger. [IHOA]
Les orgues alsaciens sous l'Occupation
C'est l'un des rares orgues construits sous l'Occupation. Les deux derniers posés avant guerre en Alsace ont probablement été ceux deKuttolsheim et d'Oberbronn. Il n'est pas étonnant qu'il n'y ait pas eu d'orgue neuf en 1940, ni en 1941.
Mais il y en a déjà eu au moins deux en 1942 : ceux deLa Robertsau (l'orgue de lachapelle du cimetière) et deNiedersteinbach (tous deux deGeorges Schwenkedel). Sans compter l'installation du Walcker àWingen-sur-Moder. De fait, une certaine activité économique avait repris, et la construction d'orgues en est souvent un indicateur. Bien sûr, il est fort probable que beaucoup de ces chantiers ont été commencés en 1939 ou avant. Mais, quand même, on parle de 1942 !
De même, en 1943, on ne compte guère que celui de Gueberschwihr et un autre àPfulgriesheim, ce dernier ayant un statut un peu particulier puisqu'il s'agissait de la pièce de maîtrise d'Ernest Muhleisen.
Il y a eu un orgue posé en 1944, àHuningue ; mais il n'a malheureusement pas été préservé. Puis deux en 1945 :Ohnheim (Adolphe Blanarsch) etSchaeffersheim (Roethinger), portant le total à 7. Il n'y en eut logiquement aucun en 1946.
Il est déjà surprenant qu'une période aussi tragique ait pu produire quoi que ce soit de bon, et surtout des orgues, qui n'ont aucun caractère indispensable. De fait, une toute petite partie des ressources n'était pas accaparée par l'effort militaire. C'est une illustration du fait que les choses sont toujours plus complexes que ce que l'on croit savoir. Comme d'autres ont continué à cultiver des plantes d'ornement, ou à écrire des livres, les organiers ne se sont donc pas tout à fait arrêtés. Cela peut être perçu comme choquant ou miraculeux. C'est finalement la caractéristique du fait culturel : il n'a aucun caractère indispensable, mais l'humain ne peut pas s'en passer.
Un orgue méconnu
L'orgue de Gueberschwihr n'a jusqu'à présent presque pas été étudié. A peine 3 lignes dans l'inventaire "historique"... qui donnent le nombre de jeux par clavier (!) Alors que, dans le même temps, le "Callinet" de Pie Meyer-Siat consacre 5 pages à ses prédécesseurs, d'une grande banalité et qui n'ont eu qu'une portée très réduite. Or, l'orgue Roethinger de Gueberschwihr, jusqu'ici négligé par les commentateurs, mérite vraiment qu'on s'y intéresse.
Un des derniers orgues de style alsacien
Pour commencer, la simple lecture de la composition indique que, jusqu'au milieu du 20ème siècle, les orgues Roethinger on su rester alsaciens : fonds nombreux, récit expressif portant Hautbois et Trompette harmonique, basses assurées, deux dessus harmoniques aux fonds du récit, pédale fournie. Et à l'écoute, la qualité des fonds et la rondeur des anches confirment que ce n'est pas qu'une question d'appellation.
Cet instrument est donc avant tout fidèle à la tradition de l'orgue alsacien qui a été élaborée de 1871 à 1930. On y retrouve les qualités des instruments de la maison Roethinger issus de la "Réforme alsacienne de l'orgue", mais aussi l'influence de l'œuvre deMartin et Joseph Rinckenbach.
Il y a par exemple, à la pédale, une anche (douce) en 16' seule : la composition est prévue pour les tirasses : des Trompettes 8', on en a déjà deux. Les accouplements à l'octave (II/I en 16' et 4') sont réellement l'ADN de ces instruments. Il y a une "batterie" complète d'anches (16', 8', 4') au grand-orgue, dont le 16' est bien un Basson, et surtout pas une trop sonore Bombarde. Tout est conçu dans un évident souci d'équilibre. Autre exemple : la pédale dispose de deux Bourdons 16' d'intensité différente (même si les deux jeux font usage du même rang de tuyaux).
Evolutions
Caractéristique de l'évolution du style est l'usage de jeux coniques. (Gemshorn, Spitzfloete.) Ils existaient déjà dans l'orgue pré-romantique des années 1850, maisGeorges Schwenkedel les a réellement popularisés depuis le milieu des années 20.
La solide base symphonique, épaulée par les fondamentaux accouplements à l'octave, est associée - néo-classique oblige - à un Cornet décomposé (2'2/3, 2', 1'3/5) au récit. Mais il n'y a pas de Mixture au récit : elle est bien au grand-orgue, et, si elle a toujours un rôle de couronnement (intervenant après les anches), elle est aussi concevable sans anches.
Les combinaisons fixes font bien sûr aussi partie de la dotation, et on retrouve les deux tutti chers à Roethinger : une version sans anches, et une version avec, souvent appelée "Grand-jeu" (mais pas ici). Plus tard, d'ailleurs, l'expression "Grand-jeu" reprendra son sens classique (anches, Cornet et Prestant) pour ne plus signifier tutti.
Finalement, la seule tendance s'écartant du style post-symphonique alsacien est le dépeuplement du grand-orgue en fonds. Il n'y a plus de Gambe au grand-orgue, et pas de Flûte 8' ouverte. Cette dernière est au récit, où se trouve également le Salicional. Cette évolution renonce à certains des traits emblématiques du style : Dolce, couple Gambe+Salicional, Fugara, Violoncelle de pédale. On compte sur les jeux coniques pour colorer les timbres, mais cette coloration n'intervient que dans les aigus.
Reste le "signe distinctif" de cet instrument : les claviers de 5 octaves complètes (61 notes). Bien sûr, cela répond à une évolution du répertoire qui n'a pas été pérennisée, le "standard" restant à 56. Cela a des profondes implications techniques, sur la progression des tailles en particulier. On n'étend pas un jeu d'orgue simplement en ajoutant des tuyaux : il faut que le tout soit "praticable" sans rupture dans sa continuité. L'orgue de Gueberschwihr a bien été "repensé", ce qui lui a conféré une identité dépassant de loin l'étendue de ses claviers.
Un orgue authentique
L'historique de cet instrument est très court : officiellement, il n'y a rien... De fait, il est resté entièrement authentique, un attribut que même des orgues bien plus récents ne peuvent que lui envier. Un attribut également réservé aux instruments qui ont donné satisfaction. C'est aussi une remarquable preuve de sa fiabilité et de sa solidité : les sommiers à cônes et la transmision électrique sont décidément une excellente solution, même si elle n'est plus du tout utilisée de nos jours, pour des raisons conférant à l'intégrisme.
Le dernier Edmond-Alexandre Roethinger
Enfin, il faut souligner qu'Edmond-Alexandre Roethinger a pris sa retraite en 1945. Cet instrument, contemporain de la reconstruction de celui deSt-Pierre-le-Jeune cath. àStrasbourg (éliminé en 2003 pour être remplacé par un instrument conventionnel avec positif de dos) est donc le dernier orgue neuf du fondateur de la maison de Strasbourg/Schiltigheim. Par la suite, les instruments de la maison porteront toujours la plaque "E.A. Roethinger", mais leur style va sérieusement s'infléchir, et se détourner de la tradition alsacienne. Il y aura encore de beaux instruments, comme ceux deMackenheim (1950),Rossfeld (1952),Friesenheim (1955),Diebolsheim (1955), et l'extraordinaire machine deWittelsheim (1956). Et des néo-classiques "marquants", comme celui de la cathédrale d'Arras. Mais, menée par des héritiers qui n'ont pas su résister à l'orgue "globalisé", la maison connut sa dernière heure de gloire àSchiltigheim en 1968.
Le buffet
Ce style de buffet n'avait "pas la cote" il y a encore quelques années : il était de bon ton de le dénigrer, et de l'appeler "style palissade". Il faut donc commencer par souligner le plus évident : il y en a encore un. Car dans les années 50-60 sévissait la mode du "sans buffet", censée mettre en valeur la "pureté" de la tuyauterie. Si le dessin de quelques unes de ces façades est plutôt réussi, il en a souvent résulté de tristes alignements de tuyaux disposés sur un simple soubassement. (Le "style radiateur".) Mais souvent, aussi, des sauvages destructions de magnifiques boiseries éclectiques, ordonnées par les tenants du "minimalisme" (Coume (57), Audincourt (25)). On en est revenu : certains instruments ont même été dotés de buffets par la suite (Niederschaeffolsheim ouSalmbach). Bien sûr, les destructions, elles, ont été définitives.
Ce buffet est remarquablement assorti à son environnement : les lignes droites et courbes rappellent harmonieusement celles de l'édifice. Aujourd'hui, le snobisme surgi à la fin du 20ème siècle s'étant un peu calmé, on peut apprécier ces ensembles à leur juste valeur sans susciter les ricanements des "spécialistes". Le buffet de Gueberschwihr, dans son contexte, est vraiment très beau.
Le style est un peu l'évolution du "Modern style" élaboré dans les années 30. La boiserie s'efface, mais conserve une fonction de "cadre", duquel les tuyaux dépassent largement. Il fait penser à ceux du malheureux orgue deMorschwiller-le-Bas (Roethinger, 1924, un instrument prodigieux... aujourd'hui à l'abandon). Mais aussi à celui qui se trouve àWasselonne (1933), et bien sûr à l'ancien orgue deSt-Pierre-le-Jeune cath. àStrasbourg, dont l'orgue de Gueberschwihr était contemporain.
Caractéristiques instrumentales
Console indépendante dos à la nef, fermée par un rideau coulissant. Tirage des jeux par dominos blancs, dépourvus de porcelaines, numérotés, disposés en une ligne au-dessus du second clavier, et groupés par plan sonore. Claviers blancs, tous les deux à frontons biseautés.
Double commande des accouplements : par dominos (n°30-33) placés à droite de ceux de la pédale, et à pied, au moyen de pédales à accrocher, en bois et revêtues d'une plaque métallique gaufrée et vissée. Le repérage est assuré par des plaques blanches à lettres noires : de gauche à droite : "Sub II-I" (II/I 16'), "Super II-I" (I/II 4'), "II-P." (II/P), "I-P." (I/P) et "I-II" (sic ; pour II/I). Viennent ensuite les deux pédales basculantes : "Crescendo", et "Schwellwerk II.Man." (expression du récit). Pas de trémolo. L'indicateur de position du crescendo est un cadran circulaire, placé à gauche des dominos, et gradué de 0 à 10. Il n'y a pas d'appel/annulateur pour ce crescendo.
Commande des combinaisons fixes par poussoirs, placés au centre sous le premier clavier. De gauche à droite : "P", "MF" (les deux lettres partagent la même jambe), "F", "T.o.Z." (Tutti ohne Zugen), "T. m. Z." (Tutti mit Zungen), et "Ausl." (poussoir noir) pour l'annulateur.
Plaque d'adresse constituée de grandes lettres en laiton placées au centre du la planche séparant les deux claviers. Elle dit fort sobrement :
Le numéro d'opus et l'année de construction ne figurent pas à la console.
Electro-pneumatique.
Sommiers à cônes. Deux sommiers chromatiques pour le grand-orgue (basses / mediums+aigus), placés derrière la façade du côté gauche de l'instrument. Les basses sont côté centre. Le récit est également chromatique, disposé symétriquement au grand-orgue du côté droit. La pédale est diatonique, avec deux sommiers en mitre disposés au fond de l'instrument et au centre.
La tuyauterie est vraiment très belle, bien que très empoussiérée. Elle ne présente aucune trace d'altération ou de ré-harmonisation. Tout est bien agencé, dans un buffet spacieux. Elle n'est pas totalement homogène, puisqu'on trouve au grand-orgue des Bourdons à calottes soudées. Leur provenance n'est pas facile à établir, et ils ne sont pas forcément issus de l'orgue précédent, car la maison Roethinger disposait d'un fonds de tuyaux particulièrement important. La plupart des tuyaux ont des encoches d'accord, des entailles de timbre, ou des calottes mobiles. Au récit, les petits jeux sont coupés au ton, mais d'autres ont des entailles de timbre.
A l'intérieur du récit, il y a des étiquettes d'expédition, disant "Exp. : Ets.E.A.Roethinger Orgues & Harmoniums 44-44a, Rue Jacques-Kablé Strasbourg" / "Dest. :Monsieur l'Abbé Brunner Curé de Gueberschwihr ( Haut-Rhin )". Il y a aussi une étiquette "Ne pas renverser". Une autre étiquette, cette fois dans le soubassement, donne la gare de destination : Herrlisheim.
En écoutant cet orgue, il faut vraiment se souvenir de son époque de construction. On imagine le contexte, du point de vue technique (approvisionnement, main d'œuvre), mais surtout du reste... en fait, non, on n'imagine pas. Mais on reçoit une sorte de témoignage.
Le plus surprenant, finalement, c'est de trouver dans la production des heures les plus sombres de notre histoire des instruments très attachants et de grande qualité ! C'est vrai à la fois àLa Robertsau et à Gueberschwihr, qui constituent deux exceptionnelles réussites. Il faut croire que ces chantiers ont constitué, pour ceux qui ont pu y participer, une sorte d'exutoire à cette époque terrifiante : quand on a la chance d'échapper aux horreurs, autant honorer son travail.
Sources et bibliographie :
Remerciements à Maurice Antz.
Photos du 26/08/2020 et données techniques.
Photo du 10/07/2003.
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