Movatterモバイル変換


[0]ホーム

URL:









Ce texte, composé de trois brèves études sur le Temps, conçu commecyclique (Anaximandre) ou non (Bergson), dans son rapport aux cycles planétaires(Platon) ou non (Nietzsche), avait servi d'introduction à mon D.E.A.(Le temps cyclique astral) soutenu à la Sorbonne en juin 1984. Cesétudes furent reprises dans mon doctorat (1993) aux chapitres 32, 33 et 34.


1. LE TEMPS CYCLIQUE CHEZ LES GRECS

"Achille assiégera Troie à nouveau ; les mêmes religions, les mêmes cérémonies renaîtront ; l'histoirehumaine se répète ; il n'est rien qui n'ait déjà été." (Lucilio Vanini,Sur les secrets de la nature)

Anaximandre le milésien a introduit,dans une perspective essentiellement morale, la question de la permanenceet du changement. Le retour éternel de toutes choses ramènele Même après une série quasi-illimitée d'événementset de transformations cycliques. Le déroulement d'un cycle s'accompagned'incessantes modifications intra-cycliques. Le passé revientinfinimentet le devenir s'accomplitindéfiniment. Illustrant le rapportdu Devenir au Retour, le concept d'apeiron, principe (archè)de toutes choses, a ce double sens d'infini, quand il désignele retour éternel et le "nombre" des mondes qui se succèdent,d'indéfini, quand il désigne les phases de leur accomplissementet les moments de leur devenir.[1]Et comme le souligne Nietzsche: "Jamais un être qui possèdedes qualités définies ne saurait être l'origine etle principe des choses. L'être vrai, conclut Anaximandre, ne peutposséder de qualités définies, sans quoi il seraitné et devrait périr comme toutes les autres choses. Pourque le devenir ne s'arrête jamais, il faut que l'être originelsoit indéfini."[2]

Chaque instant est le foyer de manifestationd'une dynamique éternelle à laquelle participent le Retouret le Devenir : "Le mobilisme universel avait été atténuéchez Anaximandre par un rythme de différenciations et de réintégrationsqui, en pliant sous les mêmes phases la totalité du deveniret ramenant ainsi à la réalité chaque être etchaque chose avec son ambiance dans l'espace et ses antécédentset ses conséquents dans la temps, avait conféré àl'instant passager une part d'éternité."[3]Il en résulte une triple modalité de la temporalitécyclique: commeRetour éternel, commePrésent éternel,commeDevenir éternel.[4]

Pour le pythagoricien Archytas de Tarente,le temps est "le nombre d'un certain mouvement, ou bien encore, d'une manièregénérale, l'intervalle propre à la nature de l'Univers".[5]Autrement dit, il attribue au "cycle" du Retour une période assezgrande pour contenir toutes celles des autres cycles. L'incommensurabilitéde la "Grande Année" en fait un intervalle si vaste, si riche detous les possibles, qu'il peut aisément contenir la multiplicitédes vies reliées par la métempsychose. Ce devenir intra-cycliquede la transmigration des âmes est la vérité éternelleet infiniment renouvelée des êtres vivants, car "aucune consciencene pouvant franchir le seuil de la période cosmique suivante, chaquenouveau cycle se présente aux consciences où il se reflètecomme une réalité sans précédent ni retour."[6]Les conséquences morales de la métempsychose sont maintenues.[7]

La théorie platonicienne de la GrandeAnnée[8] présupposedes périodes astronomiques harmonisées entre elles,commensurables,qui en sont des diviseurs, et qui sont les multiples d'une même unité,le jour sidéral. Le nombre entier positif traduit cette unitéet règle cet univers parfaitement ordonné qu'estle cosmos.[9]Ainsi deux cycles saturniens valent cinq cycles jupitériens. L'ensembledes cycles planétaires forment des rapports harmoniques entre eux,et à l'intérieur du grand "intervalle" qui les synchronise.

Selon Platon, il n'y a pas de temps indépendantd'unesubstance éternelle intemporelle. Les diverses modalitéstemporelles se déclinent d'après sa première modalité,l'intemporalité, qui les déterminent à êtrece qu'elles paraissent. "Nous disons d'elle qu'elle était, qu'elleest, qu'elle sera, alors qu'elle estest le seul terme qui lui conviennevéritablement, et queelle était etelle serasont des expressions propres à la génération qui s'avancedans le temps; car ce sont là des mouvements."[10]

Il y a toujours chez Platon,le philosophequoi qu'on dise, l'agencement d'une formidable analytique du langage commemoyen, à travers Socrate, de se débarrasser des problèmesliés au langage, et d'atteindre ce qu'il y a de plus essentiel quele langage: la métaphysique, la spiritualité et la réflexionsur l'intériorité, autrement dit les trois voies de la penséequi libèrent le barbare socialisé et civilisé de sonasservissement aux ténèbres dela Caverne. C'est faireréflexion par delà les apparences où pataugent lespragmatismes et empirismes successifs, lesquels seront toujours l'en-deçàde la pensée tant que vivront des philosophes. Et Nietzsche a suivicette voie quand il écrit : "Le langage et les préjugéssur lesquels repose le langage apportent de multiples obstacles àl'approfondissement des phénomènes internes et des instincts."[11]

C'est l'âme qui vit le temporel. L'éternitécaractérise la "substance indivisible", permanente, incorporelle;la temporalité cyclique la "substance divisible", changeante, matérielle.Le temps est ce par quoi l'éternité se manifeste. Il estson media, une illusion de l'âme, une "image mobile de l'éternité".[12]Les cycles planétaires et la sphère des "fixes" servent derepérage temporel, car "le temps est né dans le ciel".[13]Le temps est le milieu de manifestation de l'âme, et "le ciel" lamesure de ses transformations et de ses états. Temps, âmeet mouvement coexistent. Le temps est une représensentation psycho-mentalede l'inscription des cycles planétaires dans la psychè, dirontles astrologues post-platoniciens.

La coordination et les rapports de sept cyclesenchâssés, ceux des planètes du Septénaire,auxquels Platon ajoute le mouvement de la sphère locale, et auxquelsl'astrologue moderne ajoutera les cycles des trois planètes trans-saturniennes,ponctuent la temporalité. Seuls le Soleil et la Lune se manifestentavec évidence. "Quant aux autres planètes, les hommes, àl'exception d'un petit nombre, ne se sont pas préoccupésde leurs révolutions, ne leur ont pas donné de noms, et,quand ils les considèrent, ils ne mesurent pas par des nombres leurvitesse relative; aussi peut-on dire qu'ils ne savent pas que ces courseserrantes, dont le nombre est prodigieux et la variété merveilleuse,constituent le temps."[14]

Platon ne se réfère pas uniquementaux révolutions sidérales planétaires, mais aussiaux cycles planétaires relationnels, et notamment au cycle soli-lunaire,dont le quart est appelé "premier quartier" et la moitié"pleine lune". A partir de ce cycle, d'une durée de 29 jours etdemi, et non de 27 jours, a été élaborée lanotion demois: "après que la lune, ayant parcouru son circuit,rattrape le soleil".[15]Cette diversité de périodes et de rapports ponctue le temps.

Quant à la Grande Année, elleest le produit logique de cette conception: lorsque "le nombre parfaitdu temps remplit l'année parfaite, au moment où ces huitrévolutions, avec leurs vitesses respectives mesurées parle circuit et le mouvement uniforme du Même [la sphère desétoiles fixes], ont toutes atteint leur terme et sont revenues àleur point de départ."[16]Finalement la conception duTimée est une systématisationdes thèses pythagoriciennes sur le temps, l'héritage d'unsavoir antérieur au fondateur de l'Hémicycle, d'une "religionastrale" répandue depuis plus d'un millénaire dans le bassinméditerranéen, ayant pour principes la variabilitécyclique et l'harmonie cosmique dans la synchronisation des transformationspsychiques et des rythmes planétaires.[17]

Chez Aristote, tout s'articule et s'organiseen fonction de l'individu particulier, l'entéléchie,organisme ou chose, étant actuel et agissant, existant tel qu'ilapparaît dans son action manifeste. C'est pourquoi l'instantestle constituant principal de la temporalité, "d'un côté,division en puissance du temps, de l'autre il limite et unifie les deuxparties."[18] Élémentindivisible, à la fois rupture et présence, il partage letemps linéarisé en passé et futur; il est "le nombredu mouvement selon l'antérieur-postérieur".[19]Une sorte de tautologie d'ailleurs, puisque la notion d'antérioritéprésuppose quelque part celle de temporalité.

Non qu'Aristote abandonne l'hypothèsecyclique et l'idée d'apeirondu disciple de Thalès,mais il les rend inopérantes, ou tout au moins accessoires. A l'encombrantintervalle de la Grande Année, il substitue la primauté dujour sidéral. Le temps trouve sa puissance dans l'insistance d'unprésent qui se suffit à lui-même, - d'ailleurs Aristoteest le philosophe qui se suffit à lui-même et qui se contentefacilement des jugements de "bon sens" - à la foisacte etpuissance du temporel. "Pour une part il a été etn'est plus, pour l'autre il va être et n'est pas encore; c'est cedont se composent et le temps infini et le temps indéfini périodique."[20]Ainsi le Retour, rabattu sur unpassé simple, et le Devenir,confondu avec un simple futur, n'existeraient que par rapport àl'instant qui les réunit. L'âme ne se meut plus dans son milieu,astral, ni ne connaît la dimension cyclique de son développement:elle se retrouve autonome, "irreliée", déjàacosmique.Cette temporalité "simplifiée" devient l'instrument utilitairedu repérage des mouvements et des "actes" des individualités.

Pour le stoïcien Zénon de Cittium,et pour son lointain disciple, le philosophe et astrologue Posidonius d'Apamée,le temps du devenir, partiel, est une apparence illusoire: le temps "réel",total, est de nature cyclique. Les philosophes stoïciens feront dutemps cyclique et de ses problématiques une pièce essentiellede leur doctrine (questions d'emboîtement et de synchronisation cycliques,modalités du Retour, rapports de l'âme aux cycles...), commele rapporte l'évêque néoplatonicien Némésius(IVe siècle AD), ennemi de l'astrologie comme du stoïcisme,et qui présente l'Éternel Retour d'après les cyclesplanétaires comme une doctrine spécifiquement stoïcienne :"Les Stoïciens prétentent que l'on verra reparaître Socrate, Platon, et les autres hommes avec leurs mêmesamis, et leurs mêmes concitoyens : tous auront de nouveau les mêmes pensées, tous feront encore les mêmeschoses ; les villes, les bourgades, et les champs redeviendront ce qu'ils ont été. Ils ajoutent que cetterénovation de l'univers n'arrive pas une fois seulement, mais plusieurs fois, et même qu'elle se répèteconstamment et sans fin."[21]Platon pourtant en avait posé l'essentiel dans sonTimée.[22]

Les notions de cycles entrecroisés,de stabilité et d'évolution périodique, furent àla base d'une vision cosmique du réel, d'origine orientale maisrépandue sous toutes les latitudes à l'époque de l'astrobiologie,à partir du néolithique selon René Berthelot qui ena forgé l'expression, plus tard, entre 3000 et 300 BC selon GeorgesGusdorf: "D'un côté tout serait vivant, même le cielet les astres; de l'autre tout serait soumis à des lois numériques,lois périodiques qui seraient à la fois des lois de nécessitéet des lois d'harmonie et de stabilité."[23]Les philosophes Grecs ont recueilli et développé cette conceptionmillénaire de l'être et du temps, conception organique etcosmique,holiste, qui fut la plus vaste et cohérente tentativede synthèse du savoir humain, avant que la réflexion, humaniste,puis mécaniste, puis matérialiste et empirique, ne l'abandonne.


2. HENRI BERGSON: MÉMOIRE ET DURÉE

"Il faut concevoir la nature du temps comme un allongement progressifde la vie de l'âme; ce progrès consiste en changements uniformes
et semblables les uns aux autres ; il s'opère silencieusement grâce à la continuité de l'action de l'âme."
(Plotin,Ennéades, III 7)

Le philosophe parisien, professeur au Collègede France à la belle époque, en lutte contre l'intellectualismeet le scientisme de son temps, a renouvelé la dualité cartésiennecorps/esprit en substituant à la "substance pensante" une sortede matière ou de mémoire temporelle. A la réflexiondiscursive, analytique, indirecte, extérieure à l'objet etle morcelant, assimilée peut-être à tort à la"pensée" cartésienne, il substitue la notion d'intuitionou de "conscience immédiate", faculté d'appréhensionsynthétique du réel, par contact, par coïncidence avecl'objet, participation,sympathie.[24]

Ladurée vécue sera letemps de la conscience, donné dans l'intuition, le champ delacon-fusion du temps et de la conscience dans leur devenir commun. Lanotion de "donnée immédiate de la conscience" se rapporteau sentiment intérieur de durée qui est "la forme que prendla succession de nos états de conscience quand notre moi se laissevivre, quand il s'abstient d'établir une séparation entrel'état présent et les états antérieurs."[25]La durée "toute pure" est dite indivisible, continue, hétérogène,car l'interpénétration des états de conscience caractériseleurs moments successifs. "Si un état d'âme cessait de varier,sa durée cesserait de couler."[26]Les moments ne s'additionnent pas; ils s'agglomèrent: "La durée,ainsi rendue à sa pureté originelle, apparaîtra commeune multiplicité toute qualitative, une hétérogénéitéabsolue d'éléments qui viennent se fondre les uns dans lesautres."[27]

Durer, c'est incessamment se transformer, àla manière d'un "verre d'eau sucrée". L'eau et le sucre prennent"leur temps" pour former l'eau sucrée. Pas de différencede nature entre le changement d'état et l'existence au sein d'unétat, puisque l'état est ce qui se transforme, ce qui nepeut s'isoler, ce qui génère en lui-même une pluralitéindéfinie: "La conservation du passé dans le présentn'est pas autre chose que l'indivisibilité du changement."[28]A chaque instant, le passé est partiellement présent àla conscience. Le présent résulte de lasurvivanced'une multiplicité d'états passés, de la conservationd'une infinité de vécus. Une "attention infinie" ne sauraitdistinguer l'Avant de l'Actuel, lesquels résultent de notre détachement,de notre propension à l'oubli: le passé, c'est ce que nousabandonnons du présent. La mémoire est inhérente ànotre faculté d'attentionà la vie.

L'état "est simple, et il ne peut pasavoir été déjà perçu, puisqu'il concentredans son indivisibilité tout le perçu avec, en plus, ce quele présent y ajoute."[29]Chaque instant dure en ce sens qu'ilcoexiste avec le flux du passéà un certain degré de "contraction" ou d'unification.[30]A chacun son temps, son rythme, sa durée: "On peut imaginer biendes rythmes différents, qui, plus lents ou plus rapides, mesureraientle degré de tension ou de relâchement des consciences."[31]

Cette conception s'oppose à la temporalitélinéaire de la physique, qui ne serait qu'un repérage utilitairedu tempsdans l'espace, un dénombrement de coïncidencesarbitraires, une mesure de la simultanéité contingente dedeux horloges éloignées.[32]En effet, "si tous les mouvements de l'univers se produisaient deux outrois fois plus vite, il n'y aurait rien à modifier ni ànos formules, ni aux nombres que nous y faisons entrer."[33]Le tempsqui passe marque tout au plus la périodicitéde la matière inerte. La durée, propriété qualitativedu vivant, ne saurait être mesurée par les appareillages dela mécanique. Au temps qualitatif de l'indivisabilité dela conscience s'oppose l'espace quantitatif de la divisibilité dela matière.[34]

Le Moi bergsonien se trouve porteur d'une réalitéqui n'appartient pas à la matière: "l'intervalle de la quantitéà la qualité ne pourrait-il pas alors être diminuépar des considérations de tension, comme par celles d'extensionla distance de l'étendu à l'inétendu?"[35]A la matière extensible s'oppose une mémoireintensive,c'est-à-dire tendue ou susceptible de l'être. L'intensitén'est pas rétrécissement ou allongement, mais propagation,multiplication des facteurs impliqués, un plus grand nombre d'objetsextérieurs se trouvant associés à un plus grand nombred'événements intérieurs. L'attention à l'externecoïncide avec la tension à l'intérieur: "Nous ne voyonspas de différence essentielle entre l'effort d'attention et ce qu'onpourrait appeler l'effort de tension de l'âme."[36]Le couple extensif/intensif prétend lever l'opposition entre qualitéet quantité, unifiées au sein d'une "quantité intensive"qui serait un attribut du vivant - la "quantité extensive" n'enfigurant que la mesure externe.[37]

En réalité Bergson maintientle dualisme cartésien - encore que Descartes avait imaginél'existence d'une troisième substance, dite "divine" - et le généralise:durée/étendue, états/objets, "mémoire pure"/"perceptionpure", continuité/causalité, vital/mécanique... Lapensée de Maine de Biran, auquel Bergson ne fait jamais référence,me semble en amont de ce vitalisme "spiritualiste": elle avait su articuler,au sein d'une problématique unifiée, les trois classes de"modifications psychiques" que connaît la conscience, à savoirles affections simples, les sensations extérieures, et les modificationsactives résultant de l'intervention de la volonté.

L'union d'un passé qui se contracteet d'un présent qui s'y ajoute définit le caractèrehétérogène de la durée, soumise à l'insistancede la mémoire. Le temps n'a rapport qu'à des intervallesplus ou moins indéfinis, ni successifs ni simultanés, maiscoexistants. Il y a toujours une plus grande durée, ou une pluspetite, résorbant toute limite. Une contraction extrême renfermeraitencore une durée, la plus grande imaginable, c'est-à-direl'éternelle. Seul le jeu de l'attention et du détachementdonne l'impression de passer d'une durée à une autre.

Le détendu, c'est du passé "inconscient",et le tendu du passé manifesté. En somme,c'est toujoursdu passé qui s'actualise. La durée bergsonienne se ditvivante parce qu'elle se construit à mesure qu'elle s'écoule,parce qu'elle s'inscrit dans une continuité vécue. Lavariabilitédes états de conscience est tributaire d'un effort d'attention,et de la persistance de l'objet dans la perception. Elle résultedu brassage incessant des états antérieurs, et rien de véritablementnouveau n'émerge dece présent de façade dont lepassé tire les ficelles.

Pas de véritable instantanéité,pas d'imprévisibilité, de transformation soudaine, de métamorphose,pas de rupture et de renaissance, et finalement pas de possibilitéréelle de renouvellement, mais une re-connaissance persistante,uneintériorité lourde de tout le vécu, uneconscience barboteuse soumise à la rumination fonctionnelle. Bergsonoublie qu'on peut vite oublier.

Cette durée qui draine la mémoireappartient au même paradigme qu'une religion qui aurait porté,à l'origine, le fardeau d'une morale coutumière.[38]L'absorption de l'intuition, mais aussi de l'imagination, de la sensibilité,ou de la pensée, dans une sorte de mémoire active et tendueest le symptôme d'une pensée restée platement "platonicienne":"Le souvenir d'intuitions antérieures analogues est plus utile quel'intuition même (...) il déplace l'intuition réelle,dont le rôle n'est plus alors (...) que d'appeler le souvenir, delui donner un corps, de le rendre actif et par là actuel (...) Percevoirfinit par n'être plus qu'une occasion de se souvenir (...)"[39]

On ferait à Bergson les deux critiquescomplémentaires suivantes: d'avoir manqué à la foisla nature de la conscience, laquelle obéit à des schèmespropres, relativement indépendants de l'expérience, et l'innocencedu devenir dans l'expérience de la nouveauté. En effet, Bergsonlie le temps à l'âme dans son combat contre leur extérioritématérielle, mais il ignore ce qu'a souligné Paracelse avecbrio (et que savaient les Grecs), à savoir que les cycles planétairessont d'abord descycles intériorisés, et donc quele présent se renouvelle selon une configuration, propre àchaque être, et qui est la marque de son destin. En outre, l'intuitionbergsonienne, "réfléchie" car rabattue sur la volontéet sur l'effort d'attention, enchaînée à un inconscientqui aurait perdu tout caractère impondérable et qui se résorberaitdans les méandres marécageux du "déjà vécu"- un peu à la manière freudienne finalement[40]-, est mise dans l'incapacité de flairer ce possible qui est lamarque de l'éternité de l'instant et qui surgit, non parla mémoire, mais par une sorte depré-sentiment, desentiment inversé, non sous la forme d'une expérience habituelle,mais d'une lumière intemporelle, et non comme passé prolongé,mais comme proximité ressentie.


3. NIETZSCHE : ÉQUILIBRE ET RETOUR ÉTERNEL

"La terre s'est reproduite peut-être un million de fois. Ce fut de nouveau une comète, puis un soleil d'où sortit le globe.
Ce cycle se répète peut-être une infinité de fois, sous la même forme, jusqu'au moindre détail."
(Dostoïevski,Les frères Karamazov)

"Je n'ai à être que l'équilibre d'or de toutes choses." (Nietzsche, 1889)
 

En août 1881, l'idée du retouréternel de toutes choses s'impose au philosophe de Sils Maria avecévidence, et si Nietzsche incarne lui-même le "Grand Midi"de la pensée occidentale[41], il faudra que ce soit en vertu de l'Éternel Retour.[42]Mais comment concilier le Retour avec l'innocence du Devenir, avec l'espiègleried'un "coup de dés", si tout revient, éternellement répété, identique à soi-même ?

Selon Gilles Deleuze, "l'éternel retourest l'être du devenir."[43]Ce qui revient ne serait pas le Même, ni le Semblable, ni rien d'analogue,maisle Devenir proprement dit : "Ce n'est pas l'être quirevient, mais le revenir lui-même constitue l'être en tantqu'il s'affirme du devenir et de ce qui passe."[44]L'Éternel Retour ne fait pas revenir le semblable, mais le dissemblable,car il est lui-même le Semblable, la forme répétitivede contenus variables.[45]Ainsi, les formes ne sont pas laissées au hasard, mais pas plusque les "contenus", et c'est ce que Deleuze appelle le "deuxièmeaspect de l'éternel retour: comme pensée éthique etsélective".[46]Ce qui revient, c'est la "Volonté de Puissance", laWille zurMacht, mieux qualifiée par "Volontéversla Puissance",ou vers le Pouvoir au sens donné à ce terme par Castaneda.[47]

Si la Puissance revient - ou ne revient pas! - c'est qu'il n'est pas de second tour, de second jet, ni de troisième,pour "les grégaires" et "les forces réactives". Comme pourDarwin, la sélection ne retient que "les forts", même s'ilne s'agit pas desmêmesforts. La sélection est uneaffaire personnelle et éthique, non une théorie impersonnelle.

Le darwinisme affirme la sélection naturelledes plus aptes, par la compétition (lutte pour la nourriture, pourla reproduction, pour la "survie"...) et par le nombre. La sélectionretient les plus domestiqués et les plus adaptés au milieu.Or Nietzsche reste proche de Lamarck pour qui le transformisme signifiel'auto-adaptation active des organismes grâce à une volontéinterne, à uninstinct de perfectionnement, à un effortcommandé par une nécessité interne. L'homme ou lafemme, et peut-être pas plus le chien, le rat ou la fourmi, ne viventpour l'espèce.

Pour Nietzsche, ce ne sont pas les plusadaptésqui survivent, mais ceux qui, parmiles plus dérangés,auront réussi à déstabiliser leurs voisins. Jésusen Palestine! L'aventure christique serait probablement restée unsimple délire local, oublié de l'histoire, sans l'activismede Paul dans tout le bassin méditerranéen.

Nietzsche précise: "Contrelathéorie de l'influence dumilieu et des causes extérieures: la force interne est infiniment supérieure. (...) Desmilieuxexactement identiques peuvent être interprétés et utilisésde façon diamétralement opposée: il n'y a pas de faits."[48]Laforce n'est jamais adaptation à l'externe mais affirmationde l'interne. L'évolution,culturelle pour Nietzsche - etchaque espèce d'animaux a sa culture -, résulte de la capacitéde résistance et d'intégration des êtres les plus sensibles.La quasi-totalité de ces êtres marqués par une fragilitéconstitutive, par une incapacité à s'adapter, par une instabilitégénérale dépérissent inévitablement.Mais que lasensibilité se fortifie, qu'elle s'appropriela force, alors un stade a été franchi, et l'évolutionse résume à l'histoire, aux projets et aux réalisationsde ces quelques êtres: "Un nombre incalculable d'individus de niveausupérieur est maintenant en train de périr: maisceluiqui en réchappe est fort comme le diable."[49]La sélection n'est pas quantitative,statistique, mais qualitative,élective. La force ne se définit pas par l'abondancemais par la rareté. Ce sont les "forces actives" qui reviennentdans ce qu'elles ont de positif. Mais comment concilier ce retour qualitatifavec la progression inéluctable des forces réactives? L'histoiremontre que les forces réactives ont toujours été présentes,qu'elles s'accroissent même avec le temps si l'on en croit les rumeurs"spectaculaires" (Guy Debord) du XXe siècle expirant.

"Homme ! ta vie toute entière sera denouveau et toujours retournée tel un sablier, et toujours et denouveau elle s'écoulera (...) et alors tu te verras retrouvant chaquedouleur et chaque plaisir."[50]Ces lignes s'inscrivent dans le contexte du "premier aspect de l'éternelretour: comme doctrine cosmologique et physique"[51], puisque ne se montre encore aucune différence parmi les forces,toute chose revenant inlassablement pareille à elle-même.Le scénario physico-cosmique suppose la finitude du devenir et l'infinitudedu temps. A ce stade, pas d'orientation, de sélection ou de distinction,de raffinement, dans le processus du Retour: "Tout est re-venu: Siriuset l'araignée et tes pensées à cette heure, et cettepensée, la tienne, que tout est revenu."[52]Ce n'est pas encore le différencié qui revient, le sélectionné,mais cet "Absurde" éternel, le Même, même si c'est absurde."L'Éternel Retour: en tant que nihilisme accompli, en tant quecrise."répète Nietzsche en 1887.[53]

Le fait que le Même revienne, n'autorisepourtant pas à l'identifier à l'Être. Et peut-on concevoirune entité qui n'appartienne ni à l'Être, ni au Devenir,mais à tous deux simultanément, et qui vive finalement àleur frontière commune? L'Éternel Retour incarne cette troisièmeoption, entre le changement et la permanence, entre atomisme et éléatisme. Nietzscheest héraclitéen, comme Platon... Une interprétation hâtive réduit au mobilismeles idées de l'Éphésien, qui affirmait l'harmoniedes contraires: le monde estun et en fluctuation perpétuelle,"feu éternellement vivant", qui se différencie et s'équilibreperpétuellement en lui-même. Pas d'être immobile, carla mobilité est un attribut de l'être, ni de devenir aléatoire,car tout s'accomplit selon la Loi universelle, lelogos ou "verbequi régit le devenir universel".[54]

Deleuze cite ce texte de Nietzsche : "Si l'universétait capable de permanence et de fixité, et s'il y avaitdans tout son cours un seul instant d'être au sens strict, il nepourrait plus penser ni observer un devenir quelconque"[55], mais omet de mentionner la réciproque: "si le monde se renouvelaitéternellement en son devenir, il serait ainsi posé commequelque chose de miraculeux en soi, divin se créant librement soi-même."[56]Ainsi l'Éternel Retour transcende et l'Être et le Devenir:c'est le Devenir débarrassé de tout "atomisme" et c'est l'Êtredégagé de tout éléatisme. Finalement, c'estl'Être du Devenir et le Devenir de l'Être, ou encore la possibilitéconjointe de l'Être et du Devenir:équilibre entre deuxexigences, et entre les deux modalités de la temporalité,l'Instant éternel et la Spirale évolutive[57], autrement dit entre le temps comme présence, et le temps comme devenir.

Équilibre donc entre le temporel etl'intemporel, non pas entre un temps linéaire et un temps circulaire:"Le monde subsiste; il n'est pas quelque chose qui devient, quelque chosequi passe. Ou plutôt : il devient, il passe, mais il n'a jamais commencéà devenir et ne cessera pas de passer - il semaintient dansces deux processus... il vit de lui-même: ses excréments sontsa nourriture..."[58]

L'Éternel Retour n'est pas tant la "synthèsedu temps et de ses dimensions"[59], qu'une troisième (ou première) dimension du temps,uneeurythmie des contraires, qui les repousse tout en les attirant, quidiffère d'eux d'autant plus qu'il les rassemble: "Que tout revienne,c'est le plus extrême rapprochement d'un monde du devenir avec celuide l'être: sommet de la contemplation."[60]

Deleuze interprète cette associationcomme une subordination de l'être au devenir. Mais c'est la Volontévers la Puissance qui fait revenir ce qui devient, non pas l'ÉternelRetour qui en est la conséquence: "Imprimer au devenir lecaractère de l'être - c'est lasuprême volontéde puissance."[61]D'où les modifications incessantes de perspective par décalageset différenciation, la tâche de restauration de l'originel,et l'anabase contre la barbarie: il s'agit, tout en se maintenant au milieudes états divers de la décadence, de "ré-atteindre"l'Être toujours renaissant par l'Éternel Retour. Ainsi sedécline la tétrade ontologique nietzschéenne: le Devenirest ce qui transforme, l'Être ce qui subsiste, la Volontéest l'agent de leur rapprochement, et le Retour son résultat.

Le devenir dans sa totalité, quelquesoit le "monde" appréhendé, végétal, minéral,animal, inanimé, incorporel, est mû par la Volontévers la Puissance, laquelle détermine toute chose à devenirce qu'elle est. Elle n'est pas cet instinct qui subsumerait tous les autres,mais elle est leur qualité intrinsèque commune.

Il en résulte que la "Volontéde Puissance" n'aspire pas à la puissance pour elle-même,mais à celle qui esten elle-même, la puissancepropre,qui ne veut ni ne désire quoi que ce soit qui n'existe déjà,dans la légitimité de son être: "Je n'ai pas souvenird'avoir jamais fait un effort en vue de quelque chose; dans toute ma vie,on ne retrouve pas un seul trait delutte, je suis le contraired'une nature héroïque; "vouloir" quelque chose, "aspirer" àquelque chose, avoir en vue un "but", un "désir", tout cela je nele connais pas par expérience. (...) Je ne souhaiterais nullementque les choses fussent autrement qu'elles ne sont; moi-même je neveux pas changer..."[62]La Volonté vers la Puissance ne se fixe pas de but, mais annuleses "objectifs" en les atteignant; elle ne poursuit pas ce qui a éténi même ce qui est, mais s'attache à ce qu'elle sent devenir,car son destin ultime, immédiat et lointain à la fois, c'estle Retour lui-même.

L'Éternel Retour est au-delàdu cyclique : il coordonne le cercle du stable et la ligne sinueuse duvariable. L'immuable se transforme quand le mouvant s'éternise.Le même ne revient ni dans le temps ni dans l'espace: il est éternellementprésentdans le Retour. Et même si la périodetemporelle a une durée quasi-illimitée, comparable aux milleMahayugas qui forment lekalpa ou une journée de Brahmadans leMânava-Dharma-Shâstra de tradition brahmanique[63], le retour ne se fait jamais attendre. Il est immédiat et imprévisible,ne laissant aucun souvenir, ni aucune "réminiscence" dans la conscience:"Vous croyez disposer d'un long repos jusqu'à la renaissance - nevous y trompez pas! Entre le dernier instant de la conscience et la premièrelueur de la nouvelle vie, il n'est "point de temps" - mais comme un éclair,quand même les créatures vivantes le mesureraient par billionsd'années et ne sauraient seulement le mesurer. Intemporalitéet succession sont parfaitement compatibles, sitôt qu'a disparu l'intellect!..."[64]Pour Nietzsche le temps est à la fois intemporel et d'un intemporelqui scrute le passé comme le futur.[65]

En apparence, le Retour justifie la cohésiondu tout, la valeur de la vie, mais aussi légitime l'existence dechaque être, de chaque entité, de chaque instant, de chaqueévénement, puisque rien n'existe en dehors du Retour. Ilréconcilie la logique et la mystique, la certitude de la mort etl'aspiration à l'éternité de la vie, mais dans ce monde-ci.

En réalité, le Retour est leperpétuel et nécessaire accomplissement de la Volontévers la Puissance; il assure la permanence des "forces actives". Les "forcesréactives", elles, reviennent toujours,n'importe comment.Le Retour estune explication totale, mais partiale, qui se désintéressedu sort des forces réactives et justifie la manifestation des forcesactives, lesquelles se régénèrent elles-mêmeset se préparent toujours à revenir quand elles deviennent,et à devenir quand elles reviennent. Pourtant, comment accréditercette innocence des forces actives? Comment l'actif subsisterait-il sansréactif? Le Noble sans vulgaire?

Le Retour accomplit l'Être et actualisele Devenir. "Le cours circulaire n'est en rien du devenu (...) Tout devenirest à l'intérieur du cours circulaire et de la quantitéde forces."[66] LeRetour est cetéquilibre, ce "même but" toujours atteintpar la Puissance: "Si nous supprimons de l'évolution l'idéed'une fin, affirmerons-nousquand même l'évolution?- Oui, si à l'intérieur de cette évolution et àchacun de ses moments un but se trouvaitatteint, et toujours lemême but."[67]Comment concilier alors l'idée d'un retour sélectif aveccelle du Devenir comme moment cyclique? Nietzsche répond : "La penséedu Retour comme principe desélection au service de laforce(et de la barbarie ! !) "[68]

C'est qu'une seconde articulation entre enjeu : l'idée même du Retour est sélective, hic etnunc, et non au moment de la répétition du cycle. Siles forces actives reviennent, c'est qu'elles ont déjà surmontél'épreuve du Retour, c'est qu'elles ont la volonté de revenir,de sorte que l'idée de Retour est l'épreuve même dela sélection.

C'est aujourd'hui "le nouveau poids" sur laconscience humaine, l'impératif éthique individuel et collectif,qui opère la sélection au sein d'un environnement nihiliste:"La question que tu te poses pour tout ce que tu veux faire:"Le voudrais-jede telle sorte que je le veuille faire d'innombrables fois?" constituele poids le plus lourd."[69]Le Retour efface l'illusion d'exister dans la jouissance d'un présentfugitif, comme l'idéal "socialiste" du "bien-être du fugitifindividu".[70] LaJoie, avec Beethoven, parfois le "Bonheur" (mais Nietzsche l'a-t-ilune fois rencontré ?), plutôt que le plaisir et le bien-être!- les seules valeurs accréditées par les sociétéssans tête qui se précipitent vers leur perte.

La sélection s'accomplit à l'heureoù l'idée du Retour brille au zénith des consciences,et cette heure se répète un nombre infini de fois. "Et danschaque anneau de l'humaine existence absolument parlant, il vient toujoursune heure où d'abord à un seul, ensuite à plusieurs,puis à tous se révèle la plus puissante pensée,celle de l'éternel retour de toutes choses - et c'est à chaquefois pour l'humanité l'heure de Midi."[71]

La sélection, ou plutôt l'auto-sélection,et mêmel'auto-élection (car n'est élu que celuiquise choisitpour l'être !), s'effectue maintenant pouractiver le Retourplus tard. L'idée du Retour agit différemmentsur les consciences et nombreux sont ceux qui abandonnent. Progressivement,mais inéluctablement,l'oeuf lumineuxde la conscience n'irradieplus et se laisse envahir et brouiller, pour reprendre l'image de Castaneda."Seul qui tient son existence pour capable de se répéteréternellement, subsistera."[72]Le Retour cyclique n'est une question de cosmogonie, qu'en tant que lecosmos est présent à la conscience, toujours revivifié - par le Retour.

Ainsi l'Éternel Retour peut êtreappréhendé selon trois modalités: dans son essence,il est équilibre de l'Être et du Devenir; dans son existenceet par son rapport à laWille zur Macht, il pourvoit au problématiquemaintien des forces actives, des forces sensibles; dans son apparence idéelleet par son impact sur la conscience, il opère son oeuvre sélectiveet discriminatrice.

L'ultime accomplissement des forces activesréside dans la capacité d'équilibre: le funambulede Zarathoustra entre ciel et terre. S'il n'y a de volonté que depuissance, il n'y a de force que dans l'équilibre. Il s'agit dese maintenir à la frontière, d'opérer aux deux extrémitéssimultanément, de suivre la "voie" dans les deux sens, d'oeuvrerdes deux côtés, de dresserla généalogieet de préparerla transvaluation, de supporter non un fardeau,mais deux, trois, quatre, aussi pesants qu'on voudra, mais surtout équilibrés,si bien qu'au milieu, au "midi", surgisse l'aplomb, dangereux, àla merci du moindre souffle, mais vivant. Être archéologue,philologue et futurologue, visionnaire!C'est la sensibilitéqui opère à la crête entre les abîmes. L'équilibreest la conséquence d'une différenciation toujours plus aiguëentre deux pôles associés. L'un ne se distingue de l'autreque pour autant qu'il s'y apparie. Seules des entités comparablespeuvent être à la fois simultanées et équipollentes.

Alors, comment engager Dionysos sans Apollon,comment annoncer l'Antéchrist sans le Christ? Car Jésus avaitdéjà compris l'éternité des "forces actives"et l'élimination des "forces réactives": "Ce ciel passera,et celui qui est au-dessus de lui passera: mais ceux qui sont morts nevivront point, et ceux qui vivent ne mourront point."[73]Le Christ est le premier annonciateur de "la mort de Dieu" - du dieu Juiforthodoxe - et, comme l'a souligné Origène, de l'avènementdudieu intérieur, si proche, mais au singulier, des dieuxplanétaires des astrologues: "Si les gens vous demandent: 'Quelsigne de votre Père est en vous ?' - dites-leur: 'C'est unmouvement et un repos.'."[74]

Le "royaume intérieur" est précisémentce mouvement et ce repos, ces flux, crêtes et dépressionsde forces et d'énergie cosmique, psychique -psychique-astraledisent les astrologues.[75]Et l'on n'outrage pas la force qui est en nous, car c'est notre seul "bien";les imageries et allégories symboliques ne sont que des pis-aller:"Qui a blasphémé contre le Père, on lui pardonnera,et qui a blasphémé contre le Fils, on lui pardonnera: maiscelui qui a blasphémé contre l'Esprit saint, on ne lui pardonnerapoint, ni sur terre, ni dans le ciel."[76]

Nietzsche, restéchristien, opposaitsévèrement Jésus aux "ânes chrétiens":"Qu'est-ce-que le Christ anié? Tout ce qui porte àprésent le nom de chrétien."[77]Selon la plupart des commentateurs, Nietzsche aurait évoluéde l'antinomie Apollon/Dionysos (dansLa naissance de la tragédie)à l'opposition "Dionysos contre le crucifié" (dansEcceHomo) avec l'effacement de la polarité apollinienne. C'est uneerreur, car ce sont Zarathoustra, celui pour qui "l'âme qui a laplus longue échelle et qui peut descendre le plus bas"[78], et aussi Apollon, qui clament au final d'Ecce Homo, cette énigme,la dernière sentence de l'oeuvre nietzschéenne : "M'a-t-oncompris ? Dionysosen face du Crucifié..."

"Hat man mich verstanden ? - Diosysos gegenden Gekreuzigten..."Gegen, non au sens dewider (contre,opposé) mais au sens degegenüber (en face, en vis-à-vis,en équilibre) ![79]Apollon, instance d'équilibre et de mesure, ne saurait êtrel'une des forces travaillant la balance :il se confond avec la balanceelle-même. C'est pourquoi Dionysos n'élimine pas leCrucifié: ils sont en vis-à-vis. La mesure est désir des extrêmes,elle est accomplissement lors de la comparution des forces, elle activela tension de leur confrontation. Apollon trône dans le couteau.

Alors, si l'Être reste caché àl'instar d'Apollon, c'est sans doute qu'on ne renverse pas le platonisme!Un simple changement de polarité dans la transvaluation ne suffitpas. Et d'ailleurs, que renverser après Platon? N'a-t-il pas énoncél'illusion du monde sensible et par là établi, définitivement,le "grand renversement"? Suffit-il de modifier le statut de l'illusionau sein de l'Être et du Devenir? Un tel "deuxième renversement"n'est-il pas superfétatoire ? Il ne saurait être que coextensibleau premier car on ne peut que simultanément voiler et dévoilerl'Être. Et peu importent les noms qui lui sont donnés: "Cesassertions vous troublent et l'on doute que ces idées existent,ou, si à la rigueur on les admet, on est bien forcé de reconnaîtrequ'elles sont inconnaissables à la nature humaine."[80]

L'Éternel Retour est une économiede l'équilibre. Il est le fil de funambule partageant l'abîme,deux fois dangereux, de part en part, tels l'Être et le Devenir.Le mouvement, qu'il soit externe (Héraclite), psychique (ou plutôt"intérieur" chez Augustin) ou mental (Descartes), résultetoujours des modifications d'uneénergie. Or, si une quelconquestabilité pouvait perdurer, elle serait de toute éternitéet aucune extériorité ne saurait la perturber: l'Êtreabsolu est inconcevable. Si, au contraire, le mouvement produisait toujoursde nouvelles figures, il faudrait que la force soit elle-même infinie:le Devenir absolu est également inconcevable.

Il faut donc qu'il existe "un cycle d'un nombredéterminé de modifications qui ne cesse de se déroulerà nouveau".[81]Le Retour est cet équilibre entre l'éternité de la"force" et sa transformation incessante par le Devenir. "Tout devenir semeut dans la répétition d'un nombre déterminéd'états absolument identiques."[82]Ainsi il n'est pas de devenir "infiniment nouveau" car cela "supposeraitune force infiniment croissante".[83]Il n'est pas plus de devenir évoluant vers une quelconque "finalité",si ce n'est celle du Revenir lui-même.

La nature de la "force" est de revenir toujoursla même tout en se transformant continuellement ; autrement dit elleest temporelle. Chaque moment est nouveau au sein du cycle, et éternellementrépété. Il appartientintensément àl'être et au devenir. Le Retour, c'est l'aplomb, non de la totalité,mais de chacun des moments du cycle. En somme, il n'est pas d'équilibreneutralisant pour l'ensemble, mais un équilibreintensifiantpour chacun de ses moments.[84]

Nietzsche n'a pas tort de distinguer sa propreconception du Retour de celle qu'on peut imaginer chez les Grecs, notammentà partir des quelques fragments rescapés des écritsd'Anaximandre et d'Héraclite. Ce sont les "états de l'énergie"qui reviennent et se re-présentent identiques, et non les étantsconcrets ou formels, objets ou représentations: "La mesure de laforce du Tout est déterminée, il n'y a là rien d'"infini"(...) En revanche le temps dans lequel le tout exerce sa force, est parfaitementinfini, c'est-à-dire la force y est éternellement identique,éternellement active."[85]

Ainsi le Retour n'est pas seulementle momentde l'équilibre, il est aussi l'occasion de l'intensification dela forcedans l'équilibre. Cette différence ontologique impliquedes "attitudes morales" divergentes. Avec Anaximandre, toute émancipationindividuelle est coupable eu égard au Tout, à l'Êtreéternel, et doit expier par la mort qui en est l'aboutissement etle châtiment. Avec Zarathoustra, le Devenir, débarrasséde tout impératif moral et de toute substantialité, est rétablidans son "innocence", c'est-à-dire dans sa différence, toujoursréaffirmée par laWille zur Macht. Et la penséede Nietzsche restituela-force-toujours-la-même - Mana!-dans l'acte d'affirmation du Retour.












































































































































































 

C.U.R.A.



[8]ページ先頭

©2009-2025 Movatter.jp