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Ce texte de sémiologie astrale recouvre les chapitres 16, 17, 18, 19 et 23 de ma thèse de doctorat (1993). Il a été publiédans la revue philosophique "Concepts" en Mars 2001 (n°2,Editions Sils Maria) sousle titre "Analyse critique de la sémiotique de Peirce et justification ontologique du concept d'impressional".Je cherche à montrer comment la raison matricielle peut suppléer avantageusement la raison analytique, et comment l'impressional,source de toute incidence astrale, peut s'articuler de manière logique aux autres catégories ontologiques.
1. LA TRIADE ONTOLOGIQUE
"Toute méthode consiste au fond à bien isoler et connaître ses éléments - le reste n'est rien, il se fait tout seul." (Paul Valéry :Cahiers)
Charles Sanders Peirce[1], "l'inventeur de la sémiotique", a mis en place une réflexionradicale et exhaustive sur la notion designe, qui peut servir debase théorique à toute exploration phénoménologique,en ce sens où le signe peircien désigne idéalementle résultat de tout phénomène de perception, interneou externe. Dans la mesure où les planètes, en astrologie,marquent différentes modalités de la perception intérieuredu réel, et qu'elles s'organisent, d'après Kepler, selonun schéma ternaire (cf.thesis meae sequentiam : "LePlanétaire"), la pensée de Peirce, créatrice d'unemultiplicité de "triades", constitue pour mon propos une perspectiveanalytique privilégiée.
La philosophie du logicien américainreste relativement méconnue eu égard à son importance.Peirce n'a presque rien publié. La quasi-totalité de sesécrits est posthume : sesCollected papers ont commencéà être édités vingt ans après sa mort.Peirce est avec Nietzschel'autre géant de la métaphysiquede la fin du XIXème siècle. Nietzsche s'intéresse auxmacro-phénomènes culturels (théorie de l'instinct,généalogie des morales et des cultures, axiologie, ressentimentou noblesse des motivations...), Peirce explore leurs micro-manifestations: le mot, l'expression, la logique de l'échange linguistique...Nietzsche (Balance) donne laperspective à suivre en traçantla généalogie ; Peirce (Vierge) réalise l'autopsieen démontant les mécanismes.
L'objet de la métaphysique peircienneest le "phaneron", c'est-à-dire l'ensemble des phénomènes,non pas en tant qu'ils se manifestent pour la perception extérieure,mais en tant qu'ils apparaissent à l'esprit : lephaneronest "la totalité collective de tout ce qui, de quelque manièreet en quelque sens que ce soit, est présent à l'esprit, sansconsidérer aucunement si cela correspond à quelque chosede réel ou non."[2]Ce collectif phanéroscopique comprend trois types d'étants,trois catégories d'êtres absolument distincts : "Je reconnaistrois univers qui se distinguent par trois Modalités de l'être.L'un de ces univers embrasse tout ce qui a son être en lui-même,sauf qu'il faut que tout ce qui est dans cet univers soit présentà une unique conscience ou puisse être ainsi présentavec tout son Être. (...) Un autre Univers est celui, premièrement,des objets dont l'Être consiste en leurs réactions Brutes,et celui, deuxièmement, des Faits (réactions, événements,qualités, etc.) concernant ces objets, dont tous les faits, en dernièreanalyse, consistent en leurs réactions. (...) Le troisièmeUnivers comprend le co-être de tout ce qui est, en sa nature,nécessitant,c'est-à-dire est une Habitude, une loi ou quelque chose d'exprimabledans une proposition universelle."[3]Le premier univers est régi par lehasard, le second parl'amour, le troisième par lacontinuité. Ainsila causalité appartient au troisième univers, celui des lois,et non au second.[4]
Ces trois modalités de l'être, Peirceles nomme catégories cénopythagoriciennes ou néopythagoriciennes,en hommage au philosophe grec qui a souligné l'importance métaphysiquedu Nombre : laPriméité (Firstness) est "le mode d'êtrede ce qui est tel qu'il est, positivement et sans référenceà quoi que ce soit d'autre."[5] ; laSecondéité (Secondness) est le mode d'êtrede ce qui est tel qu'il est "relatif à quelque chosed'autre."[6] ; laTiercéité (Thirdness) est le mode d'êtrede ce qui est tel qu'il met en relation réciproque un premier et unsecond. Secondéité et Tiercéitén'existent qu'en fonction de la Priméité ; la Tiercéiténécessite en outre l'existence de la Secondéité. Iln'y a dans cette terminologie aucune idée de succession temporelle: un "premier" (un étant de Priméité) n'est pas cequi vientavant. De même les trois relatats ou composantsdu signe sont co-donnés (cf.infra : "Le signe triadique"): ils sont simultanément présents à l'esprit et "dans le signe".
Les catégories ontologiques ont un fondementextérieur au sujet pensant : elles sont "co-réelles" et "indépendantesde notre pensée".[7]Peirce les appréhende au moyen d'unelogique relationnellequi souligne leur caractère extra-psychologique. Cependant il sembleimpossible d'attribuer tel phénomène à l'une ou l'autrede ces catégories sans des expériences collatéralesincidentes de nature psychologique, car il est nécessaire que cescatégories se distinguent "dans l'esprit" de quelque manière.L'approche de Peirce est apparemment réaliste, à l'instarde celle de John Duns Scot (~1266-1308). Le franciscain écossaisavait développé une conception ontologique ternaire qu'iltenait d'Avicenne ; les trois formesréelles de l'Être(de ce qui est) sont la forme métaphysique (quiddité)ou l'être en lui-même, sans aucune détermination, laforme "physique" (haecceïté) ou l'être sensible,dans son existence singulière, et la forme logique (généralité)ou l'être intelligible, dans l'intellect.[7a]
Je nomme dorénavant ces trois formesphénoménales :état (psychique),objet(physique) etsigne (psycho-mental), en fonction de leur mode d'apparitionà l'esprit. On vérifiera que pour la conscience au sens large,l'état est un étant de Priméité, l'objet unétant de Secondéité, et le signe un étant deTiercéité. Car avant qu'on puisse reconnaître ces phénomènescomme appartenant à des catégories formelles, il est nécessairequ'ils apparaissent comme desforces. Peirce a d'ailleurs suggéréun rapprochement des trois relations logiques qui définissent lescatégories aux "trois fonctions fondamentales du systèmenerveux, à savoir, premièrement, l'excitation des cellules; deuxièmement, le transfert de l'excitation aux fibres ; troisièmement,la fixation de tendances déterminées sous l'influence del'habitude."[8]
A priori tout être existant (organisme,objet matériel, conscience humaine...) contient une certaine partde Priméité ; autrement dit, il a la qualité d'êtreen soi, tel qu'il est, sans relation ni référenceà quoi que ce soit d'autre. Ontologiquement, seul ce qui est "ineffable"est pure priméité.[9]Pour la conscience (au sens large) qui perçoit, un Premier est un"sentiment", c'est-à-dire "unétat qui est dans sonintégralité à tous les moments du temps, aussi longtempsqu'il dure."[10]C'est une qualité (quality of feeling) en tant qu'elle reste simplepossibilité : "Les qualités elles-mêmes qui, en elles-mêmes,sont de purs peut-être non nécessairement réalisés."[11]La qualité reste "qualité" à condition de "ne pastenir compte de ce qui peut s'y attacher quand vous percevez ou vous voussouvenez, et qui n'appartient pas à cette qualité."[12]
Cependant le glissement chez Peirce dufeelingà laquality prête à confusion et implique déjàla reconnaissance de quelque chose de précis, ce qui n'est possiblequ'en quittant la Priméité. Unétat ne peutêtre qu'enregistré, ressenti, vécu : s'il est appréhendéet déterminé de quelque manière, serait-ce sous laforme d'une qualité indéfinie, il cesse d'être un état,et devient la représentation mentale d'un état. Quand Peirceévoque "le goût de la quinine", il a non seulement établiune relation avec l'existant (la quinine), mais il a aussi effectuéune médiation qui rapporte l'affect à l'existant. Autrementdit la Secondéité et la Tiercéité sont déjàprésentes.
Un pur étant de Priméitén'a pas sa source dans le monde objectal. C'est une simple "modificationpsychique", indéterminée, uneimpression fugitive et imperceptible."Par exemple, quand vous vous la rappelez, l'idée que vous en avezest ditefaible et quand elle est devant vos yeux, elle estvive."[13]Parler de qualité pour un pur étant de Priméité,c'est supprimer la possibilité comme telle, et son caractèreindéterminé ; qualifier le possible, c'est le détruire"dans l'oeuf" par des opérations de matérialisation et desémiotisation de l'étant. La Priméité ne peutêtre appréhendée à partir d'existants extérieurs,car leur existence présuppose la Secondéité. Ellene peut se concevoir qu'en fonction de critères négatifs,un peu comme la Déité de Johannes Eckhart : indicible, ineffable,au-delà de toute forme et de tout attribut. Un Premier, inassignable,insaisissable présence intérieure, absolument en soi, nesouffre aucune espèce de détermination sous peine de passersous le mode de la Tiercéité.
Il y a quelque chose en moi,indistinctet immédiat : c'est tout ce que je peux en dire. Formule del'état psychique pur, avant que s'y ajoutent les premièresinterprétations de plaisir ou de déplaisir. La Priméitéest la source d'un "Cogito sans Je"[14], c'est-à-dire sans prise de conscience d'une entité quicentraliserait la multiplicité des états. La Priméitése rapporte au flux incessant des mouvements inconscients de l'âme,à "l'impression totale inanalysée produite par toute multiplicité"[15], aux phénomènes qui adviennent à la limite du perceptible,liminaux, à ce qui ne s'attarde pas dans l'esprit mais letraverse fugitivement. Leibniz, dans sa réponse à Locke,souligne l'existence de petites perceptions (ou perceptions insensibles): "D'ailleurs il y a mille marques qui font juger qu'il y a à toutmoment une infinité de perceptions en nous, mais sans aperceptionet sans réflexion, c'est-à-dire des changements dans l'âmemême dont nous ne nous apercevons pas, parce que les impressionssont ou trop petites et en trop grand nombre ou trop unies, en sorte qu'ellesn'ont rien d'assez distinguant à part, mais jointes à d'autres,elles ne laissent pas de faire leur effet et de se faire sentir au moinsconfusément dans l'assemblage."[16]
Peirce reconnaît ne s'être occupéque des "éléments formels du phaneron".[17]Son intérêt se polarise, non sur la Priméitépour elle-même - d'où son "anti-psychologisme" - mais surla Priméité en tant qu'elle participe à la Tiercéité.Le terme "idéoscopie", autre appellation de la "phanéroscopie",souligne d'ailleurs la rupture de l'étant avec son enracinementpsychique et émotionnel. Quand Peirce définit le signe comme"un premier qui entretient avec un second appelé sonobjet,une relation triadique si authentique qu'elle peut déterminer untroisième, appelé soninterprétant, àentretenir avec son objet la même relation triadique qu'il entretientlui-même avec ce même objet"[18], il ignore "l'impression" qui est à l'origine du signe, et faitde celui-ci un premier.[19]C'est l'impression originelle qui estpremière ; le signe,dans sa représentation formelle, est undernier : commentpourrait-il appartenir à l'ordre de l'immédiat, du non-réfléchi,alors qu'il se définit précisément par son caractèremédiat ? Ontologiquement le signe estun produit terminalde l'activité psychique. En concevant les étants de Priméitécomme "de pures possibilités éternelles", indépendantes"du temps et de toute réalisation"[20], Peirce les assimile finalement aux Idées platoniciennes.[21]Ainsi, en qualifiant les éléments informels et insaisissablesqui participent positivement à l'équilibre de l'ensemble,il introduit la détermination au sein de ce qui doit resterinfra-mental,il rétrécit l'infinité et "l'indéfinité"du Possible, et trahit l'apeiron d'Anaximandre, indescriptible etinconnaissable.
Peirce a choisi d'évacuer la notiond'impression et reconnaît les limites de l'idéoscopie : "S'ilexiste une chose qui communique une information sans avoir absolument aucunerelation avec rien de ce que connaît directement ou indirectementla personne qui comprend cette information quand elle lui est communiquée,(...) le véhicule de cette sorte d'information n'est pas appelé,dans ce volume, un signe."[22]Dans sa classification des signes, il ne subsiste rien de ce qui est "étatpur", "fait de sens intime" (Maine de Biran), de ce qui ne renvoie àaucun objet ou référentiel déterminé. Finalementil n'y a plus trace de Priméité.
Les deux autres catégories d'étantsne posent pas de difficulté. Un étant de Secondéitéest "l'expérience" qui naît d'une résistance[23]à l'ego, "l'expérience de l'effort dissocié de l'idéed'un but à atteindre."[24]C'est l'objet en tant qu'il se manifeste par ses effets, tel qu'il estperçu dans l'expérience par sa résistance àla conscience. Autrement dit un étant de Secondéitéest unfait, unexistant : "L'existence est ce mode d'êtrequi réside dans l'opposition à un autre."[25]La Secondéité implique la "conscience de l'action d'un nouveausentiment dans la destruction du sentiment ancien."[26]
Un étant de Tiercéitéest unemédiation entre deux entités, un "nécessitant",une "relation triadique existant entre un signe, son objet et la penséeinterprétante, elle-même signe, considérée commeconstituant le mode d'être d'un signe."[27]C'est uneloi, telle qu'elle généralise un ensemblede faits, c'est une proposition signifiante, une représentationmentale. La "loi" n'appartient pas à l'essence des choses, ellen'est pas une constante intrinsèque à plusieurs existants: elle est le produit d'une convention sociale ou d'une habitude mentale.Elle estre-présentation : "La fonction essentielle d'unsigne est de rendre efficientes les relations inefficientes - non pas lesmettre en action, mais établir une habitude ou une règlegénérale par laquelle elles agiront quand il le faudra."[28]
Finalement un étant est soit unpossible(un Premier, un état, une "qualité"), soit unactuel(un Second, un objet, un existant, un fait), soit unnécessitant(un Troisième, un signe, une représentation, une loi). Ilest soit immédiatement donné, soit "relationné" etperçu en raison de la résistance qu'il suscite dans la conscience,soit médiatisé par un jeu de combinaisons mentales.
L'intérêt de ces catégoriesréside dans l'ouverture illimitée créée parune "Priméité" bien comprise. En deçà duconnu(les mots) et de l'inconnu(les choses), il existe un univers terrifiant,celui de l'inconnaissable, en nous et hors de nous. Les esprits superficielsle nient ; les esprits cyniques l'ignorent. Les objets et les existantssont des forces qui résistent ; les images et les mots sont desapparences qui rassurent. Avant eux, et sans lequel ils ne seraient pas: unpremier monde qui leur est irréductible, une sorte d'illimitéà jamais inaccessible, une insondable virtualité qui déstabilisetout rapport en le sensibilisant, et trouble la clarté des représentationsmentales comme elle illumine l'opacité des objets sensibles.
2. LE SIGNE TRIADIQUE
"Le signe fait advenir la connaissance de quelque chose et est à même de supposer pour elle ou d'être joint à un signede ce type dans une proposition." (Guillaume d'Ockham,Somme logique, I.1)
Pour Peirce, tout est signe : un son, une estampe,une idée, une odeur, un sentiment, un sonnet, une règle dejeu, une planète... "Il n'a plus jamais été en monpouvoir d'étudier quoi que ce fût - mathématiques,morale, métaphysique, gravitation, thermodynamique, phonétique,économie, histoire des sciences, whist, hommes et femmes, vin, métrologie,si ce n'est comme étude de sémiotique."[29]C'est dire que la phanéroscopie peircienne dépasse largementle cadre linguistique.
Les trois catégories ontologiques seretrouvent dans la définition du signe. "Un signe est une relationconjointe avec la chose dénotée et avec l'esprit."[30]C'est unerelation ternaire entre trois "sous-signes", une relationtelle que le double rapport unissant l'un des constituants à sesdeux constituants connexes détermine absolument le rapport unissantces deux constituants. Autrement dit : "Unrepresentamen est lesujet d'une relation triadique à un second, appelé sonobjet,pour un troisième, appelé soninterprétant,cette relation triadique étant telle que lerepresentamendétermine son interprétant à entretenir la mêmerelation triadique au même objet pour quelque interprétant."[31]
Le "Representamen" est l'image sonore ou visuelledu signe, leSignifiant de l'école saussurienne. L' "Objet"est l'occasion de l'apparition du signe. Existant ou incorporel, ilparticipeà la relation triadique par son rapport au "Fondement" du signe.Le signe "tient lieu de cet objet, non sous tous rapports, mais par référenceà une sorte d'idée que j'ai appelée quelquefois lefondement du representamen."[32]Le "Fondement" est le véritableréférent dusigne ; "l'Objet" n'est que le référentpar procuration: il est "ce dont la connaissance est présupposée pour pouvoircommuniquer des informations supplémentaires le concernant."[33]L' "Interprétant" est l'image mentale associée, leSignifiéde Saussure : il possède une signification reçue qui déterminecelle du Representamen.
L'objet et l'interprétant étanteux-mêmes des "signes", Peirce s'autorise à appréhenderle réel "sémiotiquement", dans sa totalité, mêmes'il hésite à le concevoir comme un produit de la conscience.Peirce est l'héritier de George Berkeley (pour qui tout ce qui existepour nous est mental) et plus encore de l'importante philosophiemédiévale, dite "scolastique" (en particulier de Duns Scotet de Guillaume d'Ockham), laquelle est relativement occultée depuisl'avènement duNovum organum de Francis Bacon et de la "tablerase" cartésienne.
Le franciscain anglais William of Ockham adéveloppé une distinction introduite par le portugais PedroHispano ou Pierre d'Espagne (~ 1200-1277)[34]entre lasignification (dont l'unité élémentaireest la proposition) et lasupposition, fonction référentielletenue par le mot (ou terme), lequel est l'unité minimale du discoursqui tient lieu ou représente, dans la proposition, le concept, lachose, ou encore un autre mot. La science devient pratique des signes supposantset connaissance des propositions : "Une science réelle ne traitepas des choses, mais des intentionssupposant pour les choses (...)la logique traite des intentions supposant pour des intentions (...) lascience naturelle porte sur les intentions de l'âme, communes àde telles choses et supposant précisément pour elles dansde multiples propositions."[35]
Dans la hiérarchie des catégories,et selon la définition du signe, l'objet détermine le signequi, à son tour, détermine les interprétants.[36]Cetteprocession ne concerne que le signe codifié, dévitalisé,tel qu'il est déjà déterminé et qu'il se prêteà une analyse infinie, et non le signe "en acte", dynamique, telqu'il se cherche et s'exprime, ni même le signe reçu, perçu,ressenti. Peirce introduit une double distinction qui se rapporte àce problème : celle de l'Objet immédiat et de l'Objet dynamique,et celle des Interprétants immédiat, dynamique et final.Cette conception fait voler en éclats le dualisme signification/référence[37]puisque sont admises unedouble modalité de la référenceet unetriple modalité de la signification.
L'objet immédiat est "l'objet commele signe lui-même le représente."[38]Il se rattache au fondement du signe puisqu'il est cette idée quise rapporte à l'objet dans le signe. L'objet dynamique est "la réalitéqui par un moyen ou un autre parvient à déterminer le signeà sa représentation."[39]Il est la "cause efficiente" (Aristote) du signe, l'objet "réel",l'occasionpour le signe d'être signe, sa "raison d'être",la réalité dont l'utilisateur peut faire l'expériencepar ailleurs. Alors que l'objet immédiat est "dansle signe", l'objet dynamique est "hors du signe".[40]C'est une sorte desimulacre (au sens d'Épicure) dèslors qu'on accepte l'impératif méthodologique de Peirce :"S'en tenir à l'observation honnête et obstinée desapparences."[41]Il est en somme l'ultime réalité, même s'il n'apparaîtà l'esprit que par médiation : "Le signe n'affecte pas l'objet,mais en est affecté, de sorte que l'objet doit être capablede communiquer la pensée, c'est-à-dire doit avoir la naturede la pensée ou d'un signe."[42]
L'interprétant destiné (ouimmédiat) "est l'interprétant tel qu'il est révélédans la compréhension correcte du signe lui-même, et est ordinairementappelé lasignification du signe."[43]Cette interprétationcorrecte du signe résulte d'uneconvention culturelle, d'une norme, d'une stricte application du code linguistique.L'interprétant destiné requiert une stabilité quipermet la communication et l'échange linguistiques. On pourraitaussi l'appelerinterprétant objectif. L'interprétant dynamique "est l'effetréel que le signe, en tant que signe, détermine réellement."[44]Il est variable, résulte du rapport effectif du signe à sonutilisateur, et comprend toutes les interprétations personnellesimaginables : ce morceau de clavecin évoque pour moi un ballet debrindilles dans un bol d'argent. On pourrait l'appelerinterprétantsubjectif ouinterprétant relatif. L'interprétant final (ou éventuel)"renvoie à la manière dont le signe tend à se représenterlui-même comme étant en relation avec son objet."[45]Il traduit l'infinie possibilité de suggestion du signe en raisondu rapport constitutif qu'il entretient avec son objet. Il désignela signification virtuelle du signe. On peut l'appelerinterprétant absolu.
Cette distinction des interprétantsredouble la nature ternaire du signe :un signe, c'est toujours troissignes à la fois. L'insuffisance des dichotomies saussuriennes[46]et post-saussuriennes (signifiant/signifié, langue/parole, dénotation/connotation,expression/contenu, compétence/performance...) est à l'originedes discussions oiseuses qui ont animé et animent encore la linguistique.[47]Le dualisme intellectualiste, c'est-à-dire déboutéde ses racines affectives et émotionnelles, en neutralisant la troisièmedimension du signe, a conduit la linguistique dans une impasse.
Car non seulement le signe admet un nombreindéterminé de "signifiés", mais encore il génèreun champ indéfini de signifiance. Néanmoins, si l'on souhaiteconserver la terminologie saussurienne, je suggère d'appeler lesinterprétants destiné, dynamique et final de Peirce, respectivement,Signifiat, Signifié et Signifiable, selon la nature de l'image mentaleassociée : nécessaire et normalisée, actuelle et personnelle,ou potentielle et extra-personnelle. LeSignifiat est le plus souventunique et commun à un groupe d'utilisateurs ; leSignifiéexiste au moment où il se manifeste pour un utilisateur particulier; leSignifiable est pluriel, même pour un utilisateur isolé.Il en résulte une triple orientation de la signification : elleest soit conventionnelle, codifiée et utilitaire, soit active, personnelleet intentionnelle, soit indéfinie, indéterminée et virtuelle.
3. LES FONCTIONS SÉMIOLOGIQUES
"Je dis : une fleur ! et, hors de l'oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d'autre que les calices sus,
musicalement se lève, idée même et suave, l'absente de tous bouquets." (Stéphane Mallarmé)
Peirce distingue différents types derelations entre le signe et ses constituants. Ces relations peuvent permettrederedéfinir les fonctions du langage. Ces dernièressont transposables à toutensemble sémiologique quelqu'il soit : vivant (peinture flamande, jazz, expression gestuelle, dansebalinaise, masques africains...) ou conventionnel (code routier, code maritime,morse...). Suivant le système considéré, certainesfonctions disparaissent, d'autres prennent une importance particulière.Seules les langues, et en particulier certaines langues antiques commel'égyptien ou le chinois, illustrent de manière équilibrée l'ensemble des six fonctions.
Au commencement du langage : l'émotionet les "passions", comme le montre Rousseau.[48]La relation du signe à son "Fondement", que Peirce décritcomme étant "une sorte d'idée", induit une transformationpsychique que l'on peut nommer "état".[49]Nietzsche a insisté sur le fait que les mots du langage désignaientoriginellement des états, des besoins, des sentiments, des désirs: le mot est émoi et cri, avant d'être signe et concept.[50]"L' "expérience intérieure" nous vient à la conscienceune fois seulement qu'elle a trouvé un langage que l'individucomprend...c'est-à-dire une transposition d'un état dans des étatsqu'ilconnaît mieux."[51]
Aussi j'appelleÉmotivation,la fonction par laquelle le signe traduit explicitement l'état intérieurdu locuteur, son émoi initial. Les premiers germes de toute languesont les inflexions naturelles de la voix humaine. Les interjections illustrentencore la présence de cet émoi au sein des langues modernessophistiquées, plus qu'elles ne l'explicitent. L'interjection estla marque survivante d'une fonction qui fut prédominante àl'époque lointaine de l'élaboration des langues.[52]Il subsiste encore des traces d'émotivation dans l'intonation etdans certaines manifestations de la parole souvent jugées "pathologiques".
La relation du signe avec "son" Objet nécessiteune double fonction référentielle :dénotativeoureprésentative, selon qu'on considère "l'Objetdynamique" (la chose efficiente) ou "l'Objet immédiat" (la chosetelle que le signe la représente dans le signe).
LaDénotation est moins la simpledésignation d'une réalité déjà connuequ'une reconstruction, une reconstitution de cette réalitépar le langage. Toute langue traduit uneconception du monde. Sile signe "oiseau" fait référence à tous les oiseauxexistants, il est difficile de déterminer le référentde signes abstraits comme "rapidité", "enthousiasme", "augmenter",ou encore de déictiques (signes variables selon la situation élocutoire)comme "hier", "pourtant", "nous", "ici", et par suite de la majoritédes énoncés du discours. Le nom concret lui-même présupposecertaines observations et analyses, et résulte d'undécoupagede la réalité perçue : les langues des chasseurs Eskimospossèdent une multiplicité de termes pour désignerce que nous entendons par "neige".
LaReprésentation, fonctionmimétique,implique un rapport formel de ressemblance entre le signe et son référent,une sorte d'adéquation, que ce soit au niveau phonique ouau niveau graphique (l'onomatopée, le hiéroglyphe, l'idéogramme,le calligramme...). Cette fonction subsiste sporadiquement dans les textespoétiques par le jeu des combinaisons phonétiques ou graphiques.L'école allemande de grammaire comparée (XIXème siècle)a souligné le déclin des langues modernes, asservies au mental,devenues simple instrument de communication, et au sein desquelles l'utilisationarbitraire et utilitaire des mots déforme le rapport initial dereprésentation.[53]Ainsi surgit, dans leCratyle de Platon, le débat arbitrépar Socrate, entre Hermogène qui défend le caractèreconventionnel du signe linguistique, et Cratyle qui soutient la rectitudenaturelle des dénominations.[54]
La relation du signe à son Interprétantnécessite une triple fonction de signification : de codification,de signalisation, et d'expression, selon que l'on considère, respectivement,les interprétants destiné, dynamique, et final.
LaCodification, fonctionreproductrice,implique une interprétation normalisée du signe, pris dansson acception usuelle pour un groupe homogène d'usagers. Elle utiliseles possibilités coutumières de la langue, et se manifesteà tous les niveaux de la chaîne signifiante : terme, énoncé,texte, ou même discours dans son entier. Son rôle est de reproduirele code, et non de "dire" quelque chose, de stabiliser la langue, et nonde la transformer.
LaSignalisation, fonctionpragmatique,modifie la situation respective des interlocuteurs. Son rôle estde susciter certains effets. L'ethnologue fonctionnaliste Bronislaw Malinowskiinsiste sur le fait que les énoncés linguistiques des peuplesocéaniens réalisent uneaction en eux-mêmes.Le mot est pouvoir d'action sur autrui. L'illocutoirede John Austindésigne cette dimension active du discours au niveau de la signification.[55]Tout acte de parole est susceptible de provoquer une réaction, depersuader, de contraindre, d'ordonner, de suggérer, d'émouvoir, d'inciter...
Gilles Deleuze définit la nature dumot d'ordre par "le rapport de tout mot ou tout énoncéavec des présupposés implicites, c'est-à-dire avecdes actes de parole qui s'accomplissent dans l'énoncé, etne peuvent s'accomplir qu'en lui."[56]Autrement dit le mot d'ordre traduit le fait que la fonction de signalisationest déjàcodée : discours de circonstance,"langue de bois" du politique, complaisance journalistique, matraquageidéologique des "informations", nullité et vulgaritémédiatiques... L'efficacité du langage est devenuredondancedu code. La force du discours n'est plus inhérente àson potentiel intrinsèque, mais dépend de conditions extérieures,conventionnelles et institutionnelles. Le rapport de parole inter-individuels'engouffre dans les bouffissures du code. Le parler ne résulteplus d'une médiation entre l'aspiration intérieure et l'expérienceextérieure, mais il se développe dans les rets d'un réseauartificiel : diffusion et circulation de surface d'un discours qui ne véhiculeplus de "message" si ce n'estl'unique impératif de la vacuitéde tout message. Le parler appartient d'abord à ceux qui n'ontrienà dire. C'est pourquoi "le langage ne se contente pasd'aller d'un premier à un second, de quelqu'un qui a vu àquelqu'un qui n'a pas vu, mais va nécessairement d'un second àun troisième, ni l'un ni l'autre n'ayant vu."[57]
L'Expression, fonctioncréatrice,poétique, traduit des "sentiments" et des états. Elle sedémarque par une certaine qualité du message. Elle poussela langue à se modifier, à s'enrichir, à évoluer,à se complexifier. Elle est une ouverture sur l'infra-linguistique.Lestyle, véhicule de l'expression, réduit la distanceentre le langage et l'intériorité pré-verbale, entrece qui est dit et ce qui peut être dit, entre ce qui se dit et cequi est à dire.
Selon la prééminence de l'uneou l'autre de ces fonctions (Émotivation, Représentation,Dénotation, Expression, Signalisation, Codification), le "signe"peut être nommé, respectivement, Symptôme, Emblème,Concept, Figure, Signal, Signe.
La signification est triple : codification,signalisation, expression. Le "ça veut dire" dépend de l'uneou l'autre de ces fonctions, autrement dit du contexte dans lequellasignification est appréhendée. Les trois fonctions de KarlBühler ("représentation" d'un état de choses, appelà l'auditeur, expression du locuteur) ont été rebaptiséesfonctions "référentielle" (essentiellement référenceau code), conative et expressive, et redoublées par Roman Jakobson.Les fonctions dites métalinguistique, phatique et poétiquesont des modalités particulières des trois fonctions principales.[58]Peu importe que la référence soit linguistique ou "métalinguistique"et que la signalisation ait pour objet de maintenir le contact (fonctionphatique) ou non. La fonction d'émotivation et la double fonctionréférentielle (au sens où je les entends) sont ignorées.Il s'agit là d'une réduction symptomatique, d'une interprétationqui s'adapte à la nature des langues modernes, strictement utilitaireset déracinées de leur rapport au Fondement (aux étatsinternes) et à l'Objet. Elle traduit une moindre curiositépour "le monde" et une faible intention de transformation intérieure,dans une culture de gens pressés et de marchands.
Les fonctions Émotivation et Expression,Dénotation et Signalisation, Représentation et Codificationse ressemblent, mais il faut garder à l'esprit que la fonction Émotivationet que les deux fonctions référentielles sontinfra-linguistiques.Que la signification soit considérée comme la propriétéessentielle du langage, n'implique pas qu'il n'ait pas conservédes fonctions non spécifiquement linguistiques. L'Émotivationest une sorte derésidu de l'imperception dans le langage,la Représentation un résidu de la perception sensible, etla Dénotation une fonction intermédiaire dans le passageà la signification. L'Émotivation traduit un étatinterne, elle marque uneimpression antérieure à touteexpression. Le déclin d'une langue, au sens de Schleicher,est corrélatif à l'extinction de ces fonctions dans la langue.Cette perte du "sens" et l'affaiblissement de la présence du réelau sein de la langue, est l'indice, chez ses usagers, de la disparitionde tout horizon émotionnel et de leur incapacité àêtresaisis[59]par le réel. La modernité agite ses artéfacts au plus profond de la Caverne.
4. CLASSIFICATION DES SIGNES
"Impossibilité d'étudier le langage en soi. Nécessité de le placer dans un milieu spécial dit psychique." (Paul Valéry :Cahiers)
Peirce a élaboré une nomenclatureextrêmement précise des différentes classes de signesà partir des distinctions intrinsèques au signe : le signepar rapport à lui-même, le signe en liaison avec son objetdynamique, le signe par rapport à son interprétant dynamique,cet interprétant dynamique par rapport à lui-même,l'objet immédiat par rapport à lui-même, etc., soitau total 10 trichotomies et 66 catégories valides de signes.[60]
Le signepar rapport à lui-mêmepeut être un "qualisigne" (qualisign), un "sinsigne" (sinsign)ou un "légisigne" (legisign) s'il est en lui-même,respectivement, un Premier (une possibilité, une simple apparence,un signe virtuel), un Second (un existant, un fait, une chose particulière)ou un Troisième (une loi générale, une convention,un terme). Ainsi tout mot est un légisigne que la parole ou l'écriturematérialise par un sinsigne.[61]
La célèbre distinction entrel'icône, l'indice et le symbole caractérise le signe relativementà son objet dynamique.[62]L'icône renvoie à l'objet en vertu de ses caractèrespropres, en raison d'uneressemblance avec cet objet. En l'absencede son objet, une image par exemple ne perd pas sa nature de signe. L'indiceest réellement "affecté" par son objet, comme la fuméeconséquente à l'allumage d'un feu : il indique la présencede son objet en raison d'unecontiguïté avec cet objet.En l'absence de son interprétant, il ne perd pas sa nature de signe.Lesymbole- qui désigne ici le signe linguistique - résulted'une convention socio-culturelle, d'une habitude mentale. Il a besoinde son objet et de son interprétant pour conserver sa nature designe. Une écriture inconnue reste un indice tant qu'elle n'estpas décryptée.[63]
Pourtant cette distinction semble prêterà confusion. En effet l'enseigne d'un cordonnier est une icônepar sa ressemblance avec la chaussure, mais un symbole selon la conventionqui la détermine à signifier la présence d'une cordonnerie,et non une fabrique de chaussures ou un pied. Ainsi pour définirl'appartenance d'un signe à l'une ou l'autre de ces trois catégories,il faut au préalable se mettre d'accord sur l'objet dynamique. Sil'on admet que c'est la prédominance de l'une des acceptions del'objet dynamique qui détermine la nature du signe, il devient impossiblede classer ce signelogiquement, sans admettre un certainconsensusde l'ensemble des utilisateurs. Et ce consensus n'est jamais donnéet définitif à un moment donné.
Il est donc très aléatoire dedéfinir l'appartenance catégorielle de tel ou tel signe indépendammentde l'expérience collatérale de l'utilisateur. Les diversescatégories logiques de signes souffrent de cette ambiguïtéet de cette indécidabilité, comme le reconnaît Peirce: "Des analyses apparemment contradictoires peuvent être faites aveccette méthode par des esprits différents, du fait qu'il estimpossible de se conformer strictement à ce qu'elle requiert."[64]En outre, et plus généralement, comment peut-on connaîtrela nature d'un étanten lui-même, ou même parrapport à son objet ou à son interprétant ? Un étantn'existe que pour une conscience qui l'appréhende.
Comment Peirce va-t-il s'y prendre pour justifiersa classification logique des signes, ayant écartéa prioritoute incidence psychologique individuelle ? La charnière deson raisonnement réside dans les modifications qu'il apporte àla nature des interprétants. L'interprétant absolu est éliminé; il n'inspirait visiblement pas le logicien : "J'avoue que ma propre conceptionde ce troisième interprétant est encore quelque peu nébuleuse."[65]Peirce substitue aux interprétants "destiné", "dynamique"et "final" (ou absolu) les interprétants "affectif", "énergétique"et "logique". L'interprétant affectif implique un sentiment de reconnaissance: "Le premier effet signifié propre d'un signe est un sentimentque le signe produit."[66]L'interprétant énergétique implique un effort mental: "Si un signe produit un autre effet signifié propre, il le produirapar le moyen de l'interprétant affectif, et ce nouvel effet impliqueratoujours un effort."[67]Enfin l'interprétant logique implique une habitude mentale : cellede renvoyer un certain type de représentation mentale à un certain type d'objet.
Que s'est-il passé dans cette substitutiondes interprétants ? D'une part la trilogie des interprétantsest apparemment reconduite suivant le ternaire ontologique Priméité/ Secondéité / Tiercéité (interprétantsaffectif, énergétique, logique). Mais c'est désormaisl'interprétant dit "logique" (une habitude mentale) qui ressembleà l'ex-interprétant destiné (la signification usuelledu signe). Quant à l'interprétant dit "affectif", il a unsens beaucoup plus restreint que l'ex-interprétant final. Commele note Peirce, "l'interprétant logique est un effet de l'interprétanténergétique dans le sens où ce dernier est un effetde l'interprétant affectif."[68]Cette "sémiotisation" progressive de l'étant est la marqued'une rationalisation du monde sensible et de la conscience. Le caractèreinfini de l'analyse sémiotique s'accorde ainsi à la naturedu signe, en tant qu'il renvoie à un autre signe, son interprétant,lui-même renvoyant à un autre interprétant, et ceci,ad infinitum. Car le signe est bien cette "chose, quelle qu'ellesoit, qui détermine quelque autre chose (son interprétant)à se référer à un objet auquel il se réfèrelui-même de la même façon, l'interprétant devenantà son tour un signe, et ceci à l'infini."[69]
L'analyse sémiotique s'effectue au seind'un corpus idéalisé qui fait abstraction de la pratiquedes locuteurs. La pensée renvoie à une pensée antérieurequi résulte d'une habitude contractuelle ou d'une convention socio-linguistique,laquelle évacue précisément toute possibilitéexpressive en faisant abstraction des états de conscience individuels,ceux-là mêmes qui sont à l'origine des langues et deleurs transformations. La série infinie des interprétantstrouve sa destination provisoire dans "l'interprétant logique" quiest l'unité idéale de signification élaboréepar une non moins idéale "communauté de chercheurs", laquelledoit "s'étendre à toutes les races d'êtres avec lesquellesnous pouvons entrer en relation immédiate ou médiate."[70]
Outre l'irréductibilité d'uneculture à une autre, l'impossibilité d'unifier des languesdont les éléments n'ont de sens que relativement àun contexte culturel, historique et socio-ethnique donné, et lapluralité des modes d'appréhension du langage par des culturesdiverses, la systématisation et la clarification des concepts n'ade sens qu'au sein d'une démarche "universaliste" suspecte. Commele souligne Bernard Carnois, une communauté idéale de chercheurset de savants suppose que "chacun donne le même sens aux mêmesparoles en les reliant aux mêmes comportements" et "qu'on produisedéjà par cette identification verbale et pratique àautrui cette communauté cognitive et interprétante finalequ'autrui ne peut lui-même viser qu'en la pensant déjàréalisée par la parole que je lui dis maintenant."[71]
Finalement, il faudrait admettre une totaletransparence de l'esprit et évacuer tout ce qui pourraitperturber le mental, et qui pourtant le nourrit. La véritérésulterait exclusivement d'une coordination adéquate desreprésentations mentales, et non de leur éventuelle adéquationaux objets et aux états qui en sont la source. Elle serait le terme,jamais atteint, d'une analyse infinie. Les états psychiques de l'imperceptionet les objets de la perception devraient se soumettre à une connaissanceidéale illusoire, véhiculée par la Loi des signeset par l'impératif du Code. "L'interprétant logique" estle maître-concept de cette réduction du langage à safonction cognitive. Bernard Carnois : "La notion d'interprétantlogique recueille les fruits des attentes dont on surcharge la connaissance.On attend de la connaissance du monde non seulement qu'elle montre sa véritéen prétextant un monde conforme aux descriptions abductives, maison exige aussi d'elle qu'elle sélectionne dynamiquement d'avanceles actions des hommes qui lui sont adaptées et qu'elle fixe ainsil'homme à lui-même en le fixant à elle-même età l'action."[72]Dans cette perspective, on ne demande pas au Bambara et au Tarahumara dedonner leur avis.
Le champ de l'interprétation se trouvedoublement limité : par la logique, et par la prétendue impartialitéde cette "république" des esprits rationnels, laquelle trahit lepenchant rationaliste que Peirce partage avec la majorité de sescontemporains. Peirce n'est pas aussi éloigné de Hegel qu'ille prétend : sa notion d'interprétant logique traduit parfaitementl'extériorisation rationnelle des moments de "l'Histoire universelle"et la marche de "l'Esprit du monde". Carnois encore : "En limitant l'usagelogique des interprétants logiques à leur usage cognitif,Peirce réduit l'homme à sa fonction cognitive et limite lespossibilités de transformation de l'homme en ne tenant compte quedes conditions d'accès au but de la recherche scientifique. Ce faisant,il reproduit le mouvement non critique du "sens commun critique" propreà l'homme de l'âge industriel et technologique."[73]Que signifie d'ailleurs cette espèce d'adulation scientiste chezun penseur qui, précisément, a été tenu àl'écart des milieux et de la communauté dont il prônait les vertus "éclairées" ?
Le logicien américain s'attache àdéfinir le signe en tant qu'il estdéjà constituéet connu, et non tel qu'il a pu naître et qu'il peut évoluer.Il faut concevoir l'étude des signes comme un domaine privilégiéde l'anthropologie au sens large (au sens de Kant), et non en fonctiond'une perspective strictement cognitive, serait-elle l'idéal sémiotique.On ne peut appréhender les signesdans l'absolu, en eux-mêmes,indépendamment de leurs usages individuels et communautaires, deleurs transformations temporelles ("diachroniques"), de leurs relationsà la perception, de leur enracinement psychique et de leur avènementà la conscience, de leurs significations subjectives et variables,finalement de leursignifiabilité.
Ce double rejet de Peirce, à savoirde la dimension psychologique et subjective du signe (comme Saussure) etde sa dimension génétique et généalogique,explique qu'il s'est écarté de la voie ouverte par Mainede Biran. Les trois catégories ontologiques qui sont à labase d'une taxonomie des diverses formes de signes résultent destrois types d'actes mentaux définis par Leibniz, puis par Mainede Biran : les impressions, les perceptions (ou sensations) et les aperceptions.Ainsi, de ces troisopérations de l'esprit, on peut déduirel'existence de trois classes de "modifications psychiques" (Maine de Biran)impliquant trois dispositions de la conscience, et auxquelles peuvent serapporter tous les modes de l'être "pensant et sentant" (Maine deBiran). Ces modifications psychiques permettent d'isoler trois types d'étantsà la conscience : lesétats (internes), lesobjets(externes) et lessignes proprement dit (mixtes). Ainsi les champspsychique, objectal et psycho-mental (auquel appartient la sémiotique) peuventêtre coordonnés au sein d'une problématique commune.
Ensuite je propose de considérer lanature duréférent du signe - et ce détourpar la sémiotique ontologique de Peirce n'aura pas étéinutile. Le référent pouvant être lui-même, pourla conscience, un Premier, un Second ou un Troisième, les étantsseront nommés, respectivement, étants d'aspiration,d'expérienceou d'habitude. Il en résulte unerépartition des étants en neuf classes, soit troisgroupes de trois catégories, dont on peut admettre une sorte deprocession : du psychique au psycho-mental, en passant par l'objectal.[74]Cette répartition qui ne privilégie pas plus l'approche idéaliste,réaliste ou spiritualiste, met un terme à l'inutile proliférationdes classes de signes, et clarifie les analyses infinies et parfois ambiguësde la sémiotique peircienne.
L'impressional(ou impression psychique-astrale) est un état d'aspiration
L'affectal(ou affect) est un état d'expérience
Ledispositional(ou disposition) est un état d'habitude
Levirtual(ou objet virtuel) est un objet d'aspiration
Leconcrétal(ou objet concret) est un objet d'expérience
Leformal(ou objet formel) est un objet d'habitude
Lesymbolal(ou symbole) est un signe d'aspiration
L'indical(ou indice) est un signe d'expérience
Lereflétal(ou reflet) est un signe d'habitude
Les étants d'aspiration occasionnentgénéralement desémotions, les étantsd'expérience desactions et des réactions, les étantsd'habitude desreprésentations mentales. Un étantn'est pas nécessairement un "signe" simple : ce peut êtreune phrase ou un texte, une multiplicité objectale ou un complexed'états psychiques, un "implexe" pour parler comme Valéry.[75]L'affectal, bien qu'appartenant au groupe des états, contient unepart de Secondéité. De même le symbolal contient unepart de Priméité, c'est-à-dire une dimension indéfinie: il traduit, sous forme de signe, une possibilité du réel,indéterminable de manière univoque ; il est le seul moyend'assigner un réel impondérable.[76]"Un symbole suppose toujours que l'expression choisie désigne ouformule le plus parfaitement possible certains faits relativement inconnusmais dont l'existence est établie ou paraît nécessaire(...) Tant qu'un symbole estvivant, il est la meilleure expressionpossible d'un fait ; il n'est vivant que tant qu'il est gros de signification."[77]
Un symbolal se caractérise par la prééminencedu Signifiable, c'est-à-dire du potentiel indéterminéde signification dont il est le représentant, un indical par celledu Signifié, un reflétal par celle du Signifiat (cf.supra).Un texte ou un article est,pour moi, un reflétal, s'il nem'apprend rien que je ne sache déjà, s'il ne parvient nià m'étonner, ni à m'émouvoir. Une lettre estun indical en tant qu'elle me communique une information qui m'incite àentreprendre une action. Ce poème de Pierre-Jean Jouve,Les portesde la mort (du recueilMoires, 1962), qui dépeint lacondition et le destin de l'homme moderne, est un symbolal, toujours nouveauet évocateur pour moi, même si j'en renouvelle la lecture.
La vie où parvenus nous sommes en ce jour
Est un lac exigu bleu sombre et immobile
Où de singuliers trous montrent l'eau pénétrant
Plus profond sous les caves vertes de la vase,
Et deux rocs géants roses s'élevant
Reflétés dans les eaux en toute exactitude
Abolissant le réel dans l'envers
Forment le double mur de toute inquiétude.
Les forêts et aussi le ciel la rive l'eau
Sont doubles parmi la noirceur déjà de l'ombre
Quand les parois font écran au soleil
Et les rocs éclatants deux fois creusent le sombre.
Quatre ! Oh dis-moi très obscur voyageur,
N'est-ce pas le temps dit de franchir le passage
De remonter entre les poussiéreux espoirs
Vers la terrible belle porte aux deux visages?
Mais d'abord des jardins précieux et chinois
S'étagent, sur les bosses partout veloutées
De désirs de remords sont des pins enchantés
Qui préparent au sacrifice dans la porte.
Et toujours nous endorment plus de pins charmeurs
Plus de rhododendrons à la floraison vieille
Plus d'efforts, plus de poussière, et de long chemin
Plus de hauteur vers la trouée mortelle,
Plus géante la porte et sa coupe de ciel
L'aridité peu à peu et qui gagne
Un désert accourant comme l'orient vert
Terribles et doux dans les deux roses de la Porte,
L'événement désert ; abandonne l'espoir
Ici se préfigure une mort de lumière,
N'importe dans quel temps ici tu vas mourir
En emblème, comprends, l'impasse et la charnière,
Ainsi voilà, telle sera la mort
Toute seule éclatante
Et vernie avec le soleil rose des cieux verts.
Le flux et reflux incessant de la mer est unvirtual s'il suscite en moi la présence d'une atmosphèreindéfinie, mais un concrétal s'il m'empêche de dormir,et un formal si je ne le remarque pas, m'y étant accoutumé.Unvirtual a la vertu (au sens du latinvirtus) de provoqueren moi une émotion, une transformation intérieure, commeun tableau, une mélodie, ou une oeuvre d'art en général.Un objet est unconcrétal en tant qu'il me résisteet provoque en moi une réaction, et unformal s'il fait partiedes existants qui ne m'émeuvent pas ou plus, ni ne me résistentou ne me dérangent : il est devenu un objet familier.
Le monde objectal est constitué d'objets virtuels,concrets et formels. L'objetvirtuel, potentiel, "en soi", est insaisissable,indiscernable. J'y aspire sans le connaître, et sans mêmesavoir en quoi et comment il pourrait m'affecter. Irréductible àdes forces effectives, il échappe aux lois de la causalité,comme à toute tentative de détermination. L'objetconcret,actuel, qui est "l'objet" dans l'acception commune, me résiste,m'interpelle : cet arbre devant moi se manifeste par sa présence.Je peux l'appréhender à travers ses qualités sensibles: son aspect, sa taille, sa couleur, son odeur, son feuillage... Je pourraispeut-être le connaître s'il m'était possible de l'analysersimultanémentà l'aide d'une multiplicité d'instruments,et avant qu'il ne se transforme en un autre objet. Il est avant tout uneforceénergétique dont je fais l'expérience.L'objetformel, abstrait, est tel que je lere-connais. Jeme le représente selon des caractéristiques conventionnelles.J'entretiens avec lui une relation familière: il ne m'intrigueplus pour autant que je crois le connaître.
George Berkeley a souligné que nous ne connaissonsun objet que par lespouvoirsqu'il exerce sur nous (par son action,par ses effets), et que nous interprétons par des idées.Ainsi l'objet perçu n'est qu'une idée aléatoirede l'objet réel, et l'objet "scientifique"une théoriede celui-ci. Le monde objectal reste le monde inconnu des forces, quelleque soit l'efficience des représentations cognitives. La "vérité"ne se mesure qu'en termes derésonances"subjectives", plusou moins adéquates, entre le réel psychique et le réelobjectal. Friedrich Jacobi a dénoncé ce qu'il appelle l'égoïté(Ichheit) des "idéalités" rationalistes, qu'ellessoient apparemment démonstratives (chez Spinoza) ou synthétiques (chez Kant).
Appliqué au monde physique, le ternaire virtual/concrétal/formalse traduit par lamatière, lesforces naturelles,et leslois de la physique. La gravitation universelle est une représentationformelle de forces effectives dont on ignore la nature. Newton la concevaitcomme une loi quin'explique pas mais reliedes phénomènesdont la cause est inconnue, à l'encontre des interprétationsqui en font une propriété irréductible de la matière.Plus généralement la science n'explique pas la raison d'êtredes forces manifestes : elle ne saurait pénétrer jusqu'àl'essence intime des choses, comme le remarque Schopenhauer. Elle n'estqu'un inventaire organisé du monde apparent.
Un état peut être un dispositional,un affectal ou un impressional. Les "psychologies" ont pour objet de référenceprivilégié l'un ou l'autre d'entre eux, sous leur forme conceptuelle: la caractérologie traite de dispositionaux, la psychanalyse d'affectaux,l'astrologie d'impressionaux. Les envies, les espoirs, les craintes, lesintentions définies, et plus généralement l'ensembledes "passions de l'âme"[78]sont des dispositionaux. Cette catégorie d'états fut l'objetde la psychologie classique jusqu'aux études caractérologiques.Les rêves, les souvenirs et les pulsions sont des affectaux. Jungdéfinit l'affect comme "un état de sentiment caractériséet par une innervation perceptible du corps, et par un trouble spécifiquedu cours des représentations."[79]Freud définit la pulsion comme une excitation psychique, intérieure,qui répond à un besoin, comme la soif : "L'excitation pulsionnellene vient pas du monde extérieur, mais de l'intérieur de l'organismelui-même."[80]
Les impressions psychiques-astrales (planétairessimples, planétaires complexes, sectorielles, zodiacales...) sontdes impressionaux, c'est-à-dire des modifications d'humeur qui traversentfugitivement la conscience et dont il est impossible de déterminerla source. La toute première littérature romantique (en France: Rousseau, Chateaubriand, Senancour) dépeint des impressionaux,neptuniens chez Senancour : "Que quelquefois encore, sous le ciel d'automne,dans ces derniers beaux jours que les brumes remplissent d'incertitude,assis près de l'eau qui emporte la feuille jaunie, j'entende lesaccens [sic] simples et profonds d'une mélodie primitive. (...)Quand un sentiment invincible nous entraîne loin des choses que l'onpossède, et nous remplit de volupté, puis de regrets, ennous fesant [sic] pressentir des biens que rien ne peut donner, cette sensationprofonde et fugitive n'est qu'un témoignage intérieur dela supériorité de nos facultés sur notre destinée."[81]
L'impressional estune modification, d'origine astrale, del'énergie psychique. Il surgit à l'improviste,il surprend : il ne résulte ni d'une expérience extérieure, ni d'unehabitude. Letransit est le concept astrologique qui rend comptede ces transformations intérieures et "occasionnelles" (au sensde Malebranche). Les impressionaux sont ces flux de circulation psychiqueindéterminée, qui traduisent l'impressionnabilitéde la psychè et son intégration nerveuse des rythmes planétaires.En tant qu'êtres purs de Priméité,ils sont parfaitement indéterminés, insaisissables, inconscients,"inaperceptibles" (Leibniz), mais en tant que leur référentest lui-même indéterminé (car la planète n'estque l'indice externe d'une empreinte interne), ils sont des étatsd'aspiration indéfinie, une source permanente dedésirinextinguible. C'est en ce sens qu'il faut comprendre la boutade de Paracelse: Sans l'impressio, l'homme n'est pas même en mesure de rapiécerson pantalon.

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