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DOSSIER

Introduction : Les migrations internationales au prisme du travail

DavidHamelin
p. 15-24

Texte intégral

1L’immigration dans toute sa complexité est un sujet que l’actualité appréhende de la plus mauvaise des façons. Médias et organisations politiques surtout, que ce soit en France, en Europe et plus largement dans le monde occidental, présentent les mobilités humaines (conduites pour des raisons économiques, géopolitiques, climatiques) comme un des principaux enjeux des sociétés mais surtout un des dangers essentiels du moment. Cette saturation de l’espace médiatique pourrait même laisser penser qu’il y aurait eu un âge d’or des sociétés où les circulations humaines étaient faibles, voire inexistantes.

  • 1 Site Internet du laboratoire : <http://migrinter.labo.univ-poitiers.fr/>.
  • 2 Gildas Simon, « Les migrations internationales dans le mouvement du monde », dans Karen Akoka, Patr(...)

2Cette fable, qu’aucune recherche historique ne permet d’appuyer, contrevient à l’idée même de société humaine. Qu’il l’ait voulu ou non, l’homme est une espèce migratrice. Gildas Simon, fondateur du laboratoire Migrinter1 en 1986, aimait à rappeler que la première mondialisation (migration ?) était celle des homo sapiens2. Elles n’ont jamais cessé depuis, même si leur ampleur, leur forme, leur direction, n’ont cessé d’évoluer. Pour l’ère contemporaine, pensons aux formidables mouvements de population en Europe (départ vers le Nouveau Monde des Européens, de millions de paysans vers les villes et cités industrielles, départ des habitants des pays du Sud et de l’Est vers les pays du Nord-Ouest).

3Les guerres, et en particulier les deux guerres mondiales, les nouveaux moyens de transports, les imaginaires sociaux ou nationaux, contribuent au grand chambardement des populations. Jusqu’aux années 1910 dans le contexte européen, il s’agit de migrations de « voisinage », que ce soient des Belges, des Italiens, des Allemands ou des Suisses. L’entre-deux-guerres voit l’arrivée en nombre de Polonais (immigration organisée par les employeurs et l’État) ou d’Espagnols (qui fuient le franquisme) ou encore de Russes. L’après-guerre élargit plus encore l’horizon des migrations. Les anciennes colonies, à commencer par celles d’Afrique du Nord, alimentent le flux migratoire. Pour comprendre la dynamique de ces migrations, l’instabilité sociale ou politique est une des clés d’explication mais la question du travail, de l’accès à des moyens de subsistance, demeure essentielle. Si les flux migratoires ne sont pas nouveaux, les tensions qui en résultent ne le sont pas non plus. La xénophobie n’est pas une spécificité de la fin duxxe siècle. Elle est marquée, s’organise en mouvement politique ou social plus aisément lors des crises économiques, nombreuses depuis lexixe siècle. L’État, de son côté, régule ou dérégule au gré des besoins réels ou supposés de l’économie ou de la démographie : les périodes de restrictions succèdent aux moments d’une plus forte liberté de mouvement et de circulation des travailleurs étrangers.

  • 3 LesCahiers d’histoire n’ont pas ignoré les perspectives internationales ou coloniales, comme en té(...)
  • 4 Site internet de ces rencontres : <www.rdv-histoire.com/>.

4Il nous a semblé utile dans le présent dossier de penser les migrations dans un triple objectif : d’une part faire en sorte que lesCahiers d’histoire s’approprient un sujet qu’ils ont trop peu abordé dans leurs pages depuis leur fondation3, alors que la recherche académique sur ce champ évoluait prodigieusement, d’autre part inscrire ce dossier dans la dynamique initiée par les Rendez-vous de l’Histoire de Blois, dont le thème fédérateur pour 2016 est « Partir »4. Enfin, pour lesCahiers d’histoire, il ne s’agit pas ici de se saisir de la question des migrations dans leurs aspects pluriels, mais de porter le regard sur une dimension insuffisamment mise en valeur, à savoir les articulations et interactions entre phénomène migratoire et travail productif.

  • 5 Entre autres et en dehors des contributeurs de ce dossier : Marie-Claude Blanc-Chaléard, Natacha Li(...)
  • 6 Notamment le laboratoireMigrinter de l’université de Poitiers, l’Unité de recherche migrations et(...)
  • 7 Citons sans être exhaustifs la revueActes de l’histoire de l’immigration (aujourd’hui à l’arrêt),(...)

5À première vue, il est légitime de s’interroger sur l’originalité d’un tel sujet. Depuis les début des années 1980, l’histoire de l’immigration est devenue au sein de la communauté des historiens, et plus largement pour les sciences sociales, un objet légitime d’étude. De « grandes plumes »5, des laboratoires6, des revues7 et de très nombreuses initiatives académiques (séminaires, journées d’étude, colloques) ont ainsi vu le jour et renouvellent avec vigueur nos connaissances sur ces phénomènes.

6Dans l’optique qui est la nôtre, nous avons préféré déplacer lefocus en nous interrogeant davantage sur la manière dont les historiens du travail, dans la diversité de leur approche, avaient intégré à leurs travaux la présence de population allogène. Et force est de constater, sans élaborer une historiographie des plus documentées, que les travaux en ce sens demeurent rares et que les approches existantes, hormis d’heureuses initiatives, restent fragmentées et embryonnaires.

  • 8 Anne Jollet (coord.), « Comment les historiens parlent-ils du travail ? »,Cahiers d’histoire. Revu(...)

7Nous l’avons dit et bien d’autres d’ailleurs dans les pages desCahiers d’histoire : le travail comme objet d’étude n’a pas trouvé ses lettres de noblesse et s’est souvent confondu avec une histoire ouvrière en vogue dans les années 1960 à 19808. Un renouveau de ce champ d’étude est à l’œuvre, mais les efforts doivent être maintenus.

  • 9 Gérard Noiriel, dans son célèbre ouvrageLesOuvriers dans la société française,xixe-xxe siècles,(...)

8En examinant cette histoire ouvrière, nous sommes imposé de faire le constat que la question des populations allogènes dans leur relation au monde du travail industriel n’a fait l’objet que de rares investigations poussées. De surcroît, les savoirs accumulés sur la présence de migrants ne sont que peu utilisés dans les sommes existantes9. Les études sur la question syndicale, faisant l’objet de plusieurs contributions de ce dossier, n’ont rien produit de très ambitieux dans le domaine. La présence d’Italiens, de Polonais et plus récemment de Nord-Africains, n’a pas fait l’objet de véritables développements et dans ce cadre les synthèses se contentent d’évocations à défaut d’analyses.

9Les six contributions qui constituent ce dossier (cinq articles et un entretien) offrent de stimulantes réflexions et mettent à jour tout à la fois de nombreuses continuités dans la manière d’aborder les mobilités humaines et de véritables renouvellements des approches. La période couverte par ces articles, plus de cinq siècles (xvie-xxe siècles), est vaste et inscrit résolument ce dossier dans la longue durée.

10La France reste au cœur des réflexions produites, même si le cas du Luxembourg (un des pays disposant d’un pourcentage d’immigrés des plus élevés au monde), notamment au regard des attitudes évolutives des organisations syndicales du pays envers les travailleurs d’origine étrangère, permet de décentrer notre regard.

11Les approches proposées montrent dans le cas français que l’immigration de travail ne débute pas avec l’industrialisation du pays. Les verriers italiens qu’étudie Corine Maitte entreprennent de valoriser leur savoir-faire spécialisé en Europe et en France dès lexvie siècle, même si peu d’entre eux s’installeront définitivement dans le pays hôte.

12Les travailleurs italiens, en particulier ceux employés dans les entreprises du territoire marseillais, sont aussi au centre des travaux de Xavier Daumalin. Il y montre que le développement d’une partie de l’industrie de la ville, mais aussi du socialisme, est intrinsèquement lié à la présence de travailleurs étrangers en nombre et en particulier des Italiens.

13Les travailleurs français, tunisiens mais aussi italiens et leur retour dans la métropole sur le marché du travail dans le secondxxe siècle intéressent Anne-Sophie Bruno, quand Claude Roccati porte son attention sur les travailleurs algériens et yougoslaves, les premiers présents en nombre dans l’industrie et l’économie française et pour lesquels l’évolution de la situation internationale a un fort impact (guerre d’Algérie, décolonisation, crise de 1973), les seconds qui désertent leur pays d’origine confronté à de nombreuses difficultés économiques. Ces salariés intéressent la CFDT pour des logiques de syndicalisation et de diplomatie syndicale internationale. La contribution d’Adrien Thomas prend un chemin inverse. Il s’agit pour lui d’interroger la place des étrangers, et notamment des Français, dans le marché du travail luxembourgeois, ainsi que le rapport des pouvoirs publics et des syndicats à ces populations.

14Ce dossier mêle avec originalité différentes approches, qu’elles soient macrosociale ou microsociale, voire biographique, circonscrites dans le temps relativement court ou sur la très longue durée. Ces contributions réaffirment par ailleurs l’apport déterminant des recherches engagées depuis les années 1980, tout en proposant de nouvelle clefs de lecture et de nouvelles pistes de travail.

15En outre, ces contributions permettent d’attirer l’attention sur au moins quatre thématiques structurantes : le positionnement syndical, le rôle de l’État, la logique des réseaux, les dimensions éminemment politiques d’un tel sujet, y compris pour les historiens, dans le contexte national et international actuel, empli des questions migratoires.

Les ambiguïtés du mouvement syndical

  • 10 Pierre Barron, Anne Bory, Sébastien Chauvin, Nicolas Jounin, Lucie Tourette (dir.), On bosse ici, o(...)

16Dans la France de la fin duxxe et du début duxxie siècle, le positionnement des organisations syndicales à l’égard des travailleurs d’origine étrangère n’est pas vraiment source de débat. Elles les syndiquent, certaines les appuient dans leurs démarches pour obtenir des titres de séjour, dépassant le simple cadre de la défense du droit du travail10. Pour autant, ce parti pris n’est pas évident à l’analyse de la longue durée et n’est en rien universel.

17Tous les travailleurs migrants se valent-ils ? Autrement dit, une organisation syndicale a-t-elle un traitement différencié, un investissement particulier en fonction du pays d’origine de ces travailleurs ? Dans le cas de la CFDT, étudiée par Claude Roccati des années 1960 à 1980, la réponse s’avère positive. Cherchant à développer son audience auprès des salariés et notamment ceux d’origine étrangère, la CFDT, en lien avec son secrétariat à l’international, souhaite dans le même temps se rapprocher des régimes socialistes proches des thèses autogestionnaires, en particulier l’Algérie et la Yougoslavie. Elle cible alors en priorité les ressortissants de ces pays, indépendamment de leur poids relatif dans la population travailleuse. Cela se concrétise par des conventions avec les organisation syndicales des pays d’origine. Des limites ou freins se font jour néanmoins, notamment en raison de la toute relative indépendance des organisations syndicales des pays pourvoyeurs de main d’œuvre, mais aussi dans le cas algérien de la concurrence directe avec la CGT, qui lorgne également sur cette main-d’œuvre nombreuse, qui évolue de surcroît dans certains secteurs de forte syndicalisation (automobile, métallurgie).

18Xavier Daumalin pose la question en d’autres termes et interroge davantage le travail des historiens. Au prisme des études réalisées à l’échelle microsociale ces dernières années, il devient ainsi possible de déconstruire certaines idées reçues, qu’il s’agisse des faibles compétences et qualifications des migrants italiens et du frein supposé au développement de l’innovation dans les entreprises, du fait de leur présence nombreuse et de leurs salaires à bas coût. Il devient également possible de démontrer l’investissement précoce, sinon déterminant, de ceux-ci dans le mouvement ouvrier local, alors qu’ils sont souvent présentés comme des « briseurs de grève » ou de simples suiveurs.

19La micro-histoire, en n’ignorant pas les apports des grands noms de l’histoire marseillaise et de l’immigration, que mobilise Xavier Daumalin, montre que les événements témoignant de la xénophobie ouvrière ne sont peut-être pas les témoins d’un phénomène généralisé : en effet, ouvriers italiens et français partagent très tôt, via l’organisation de syndicats, les aspirations de luttes sociales, témoignant d’ailleurs d’attitudes différenciées entre ressortissants italiens. Les ressortissants d’un même pays n’adoptent pas les mêmes attitudes sociales et ne forment pas un tout homogène. Par ailleurs, les ouvriers italiens ont pu représenter une part très importante de l’effectif des entreprises au sein desquels ils évoluaient (plus de 50 % pour certaines). Cette proportion importante se retrouve également au sein des villages avoisinant Marseille, au sein desquels ils peuvent représenter le tiers des résidents, interrogeant de fait les modalités d’insertion et les relations sociales avec les autochtones. Xavier Daumalin invite enfin à la mise en œuvre de nouvelles recherches, tant en définitive les interrogations restent nombreuses malgré les nombreux travaux existants.

20Dans le cas du Luxembourg, Adrien Thomas distingue trois périodes consécutives. Accompagnant le mouvement ouvrier naissant, les travailleurs étrangers (Italiens, Français) y ont un rôle décisif, contrairement à des acceptions largement partagées, contribuant au travers de la circulation des pratiques et des idées à modeler la combativité ouvrière et à développer des institutions (mutuelles, syndicats).

21L’affirmation nationale du Luxembourg à compter de 1916, dans un contexte de forte tension au sein des forces politiques et syndicales, amène à considérer les immigrés comme un objet différencié et essentialisé. Appuyé par les syndicats communistes, ils sont dépréciés, sinon réduits à des identités politiques, par les syndicats sociaux-démocrates dominants dans le pays. La période qui s’ouvre après-guerre modifie les regards, tout en ne gommant pas les représentations réductrices sur l’identité sociale et politique des migrants travailleurs. Les discours des dirigeants syndicaux tendent à homogénéiser le syndiqué, le travailleur immigré porteur de fait des conceptions sociopolitiques de leur pays d’origine, dont certaines, très (trop) rupturistes peineraient à pouvoir s’insérer dans le modèle pacifié des relations sociales luxembourgeoises.

22Les perspectives ouvertes par Claude Roccati, Adrien Thomas et Xavier Daumalin posent indubitablement la question de l’identité territoriale (nationale) des travailleurs étrangers. À quel moment en effet ces salariés, syndiqués ou non, sont-ils des travailleurs bénéficiant des mêmes droits que les nationaux ? Ont-ils vocation à revenir dans leur pays d’origine comme le prévoient les États algérien ou yougoslaves et les syndicats uniques qui leur sont liés, ou à devenir des syndiqués comme les autres, à avoir des droits identiques et la possibilité de rester vivre dans le pays hôte, de s’insérer durablement en somme ?

23Les stratégies des salariés, des employeurs et des États semblent plurielles. L’insertion par le travail précède généralement le besoin ou la possibilité de naturalisation. Anne-Sophie Bruno montre bien le « tri » qui s’opère et les trajectoires différenciées au sein même des migrants issus de Tunisie, qu’ils soient d’origine française, issus de la communauté juive ou de nationalité tunisienne. Les États jouent un rôle déterminant dans les logiques d’inclusion/exclusion en hiérarchisant d’une certaine manière les travailleurs entre eux. Ils demeurent rétifs à perdre leurs nationaux et difficilement enclins, sauf exception, à donner l’ensemble des droits aux travailleurs d’origine étrangère. Ces postures peuvent ici ou là être relayées par les employeurs et certains syndicats de salariés.

Les pouvoirs public et l’État

  • 11 Isabelle Baudelet, « La survie du livret ouvrier au début duxxe siècle »,Revue du Nord, t. LXXV,(...)
  • 12 Gérard Noiriel (éd.),L’identification. Genèse d’un travail d’État, Paris, Belin, 2007, 272 p.

24Les États ont plusieurs caractéristiques minimales : des frontières, une administration, un mode de gouvernance et un contrôle minimum des populations. Les circulations humaines font l’objet généralement de surveillance. Dans le monde du travail, le livret ouvrier a constitué auxixe siècle un instrument relativement efficace de contrôle social. Il s’agit alors de surveiller le nomadisme des travailleurs11, potentiellement dangereux pour la société car facteur de possibles turbulences sociales. Plus largement, l’État joue un rôle prépondérant dans l’organisation, le contrôle des migrations, contribue à l’identification des personnes qui jalonnent son territoire12, adoptant des attitudes différenciées entre immigrants ou émigrants. Les mouvements de populations « incontrôlées » inquiètent, qu’il s’agisse de circulation interne ou externe au pays.

25Dans le cas yougoslave, les pouvoirs publics ne peuvent retenir les départs de leurs ressortissants en raison de la crise économique que rencontre le pays. Au lieu de bloquer arbitrairement les départs, ils préfèrent les organiser en signant des accords avec le gouvernement français. La Confédération des syndicats yougoslaves fait de même avec la CFDT. Pour les Yougoslaves, l’ambition est que ces travailleurs reviennent au pays avec des qualifications adéquates dans une logique d’immigration circulatoire.

26Dans le cas des verriers italiens, la logique de migration circulatoire est aussi présente. Pour beaucoup d’entre eux, le retour dans la région d’origine est primordial. Certains cherchent à être récompensés socialement dans le pays d’origine par leur mobilité et leur réputation acquise. Les pouvoirs publics peuvent chercher à les naturaliser, non dans une logique d’intégration sociale mais pour que les verriers « partagent » leur savoir-faire unique, ce qui contrevient à l’objectif de beaucoup d’entre eux, qui ne se considèrent que de passage dans le royaume de France. Ils sont l’objet d’une guerre économique qui ne dit pas son nom.

27Anne-Sophie Bruno étudie les parcours de vie de travailleurs originaires de Tunisie (Français, Italiens ou Tunisiens) qui s’installent en Île-de-France, du lendemain de l’indépendance tunisienne en 1956 jusqu’aux années 1990. Elle constate que les politiques publiques contribuent à la différenciation des parcours professionnels, les employés de l’administration coloniale, les agents du secteur semi-public, les travailleurs indépendants ou les agriculteurs ayant des conditions de retour plus avantageuses que les juifs tunisiens ou les travailleurs tunisiens qui demeurent des étrangers en France. Les réseaux et formes d’entraide dépassant les origines nationales participent de fait à limiter cette « ségrégation » organisée et à assurer pour ces derniers une forme d’intégration sociale et économique.

28Au Luxembourg, l’État en quête d’affirmation, soutenu en cela par une partie des syndicats de salariés, s’engage dans un certain protectionnisme pour ce qui relève de son marché du travail. Ce protectionnisme tend à structurer durablement les relations partisanes ou intersyndicales et permet à l’État de tirer profit de clivages structurants entre nationaux et étrangers, voire entre étrangers eux-mêmes.

La force des réseaux

29Les différents articles présentés dans ce dossier nous permettent de renouveler en profondeur la manière de faire l’histoire des travailleurs étrangers en déconstruisant certaines certitudes ou approches. La notion de réseau, qui n’est pas totalement inédite dans le champ des sciences sociales, s’avère efficiente pour l’objet qui nous occupe ici. Elle permet de comprendre notamment pourquoi les flux de migrants peuvent se prolonger en dépit des politiques publiques en la matière.

30Corine Maitte, avec l’exemple des verriers italiens desxvie etxviie siècles, montre particulièrement bien la manière dont les réseaux européens de verriers (aux stabilités relatives), qui peuvent être au demeurant des réseaux villageois ou familiaux, contribuent à soutenir cette circulation migratoire liée au travail.

31Anne-Sophie Bruno inscrit également dans cette perspective sa contribution sur l’insertion des migrants tunisiens sur le marché du travail parisien à compter des années 1950, tout en essayant de combiner différentes approches théoriques. Dans ces approches, politiques publiques ou options patronales et réseaux interpersonnels interagissent et participent à la constitution d’un marché du travail spécifique.

Le travail et l’immigration : des objets politiques

32Ce dossier s’achève sur un entretien avec Mohammed Ouaddane, délégué général duRéseau Mémoires histoires en Île-de-France et acteur privilégié de l’émergence d’une dynamique citoyenne visant à faire vivre et développer une mémoire et une histoire de l’immigration.

33Si l’histoire académique de l’immigration est en marche depuis les années 1980, l’appropriation de cette histoire et de la mémoire qui lui est liée apparaît concomitante et vient de rendre possible la création d’un réseau national regroupant les nombreuses associations de valorisation de l’apport des migrations, baptisé l’Inter-Réseaux Mémoires-Histoires.Selon ses statuts, ce réseau a pour objectif de« promouvoir des actions menées par ses membres et des initiatives associatives et citoyennes en réseau dans les domaines des questions urbaines et des quartiers populaires, des migrations, du monde du travail, en articulant l’approche mémorielle et historique ».

34Mohammed Ouaddane insiste dans son propos sur le besoin d’histoire et la nécessité qu’historiens et associations, aujourd’hui nombreuses dans l’espace français, ne travaillent pas isolément. La dimension politique de l’histoire de l’immigration ne doit pas être selon lui sous-estimée. Il présente différentes façons de construire cette histoire en réduisant les migrations à une démarche individuelle visant à maximaliser ses revenus par exemple, ou en ne regardant que le rôle des États dans la construction d’un marché du travail pour les travailleurs étrangers.

35La plupart des autres contributions de ce dossier, au-delà de leur diversité et leur focale, ne disent pas autre chose : traiter de l’immigration dans son rapport au travail est une démarche scientifique ET politique, tant le sujet est la proie des enjeux politiciens du moment. Démystifier ainsi l’histoire de l’immigration peut constituer un excellent moyen de comprendre ce que font les humains depuis qu’ils vivent en société : ils se déplacent et produisent. C’est une évidence qu’on tend étonnamment à oublier.

  • 13Une histoire sans le travail est-elle possible ?, journée d’étude de l’Association française pour l(...)

36Récemment, l’AFHMT s’interrogeait lors d’une de ses journées d’étude sur la possibilité de faire de l’histoire sans s’interroger sur la question du travail13. Par analogie et dans le prolongement de cette question, peut-on faire de l’histoire du travail et plus largement de l’histoire des sociétés en ignorant les mobilités humaines ? Les différents articles constituant ce dossier, à défaut de circonscrire l’ensemble des tenants d’une question aussi large, tendent tout du moins à apporter de stimulantes réflexions qui, soyons-en assurés, se poursuivront dans des travaux ultérieurs.

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Notes

1 Site Internet du laboratoire : <http://migrinter.labo.univ-poitiers.fr/>.

2 Gildas Simon, « Les migrations internationales dans le mouvement du monde », dans Karen Akoka, Patrick Gonin et David Hamelin (dir.),Migrants d’ici et d’ailleurs du transnational au local, Poitiers, Éditions Atlantique, 2009, p. 71-98.

3 LesCahiers d’histoire n’ont pas ignoré les perspectives internationales ou coloniales, comme en témoignent les riches dossiers (Les empires africains, des origines auxxe siècle, coordonné par Catherine Coquery-Vidrovitch en 2015 ;Rebelles à l’ordre colonial, coordonné par Didier Monciaud en 2015, ou encoreConflits et conflictualité dans le monde britannique (1815-1931), coordonné par Jean Vigreux et Julien Vincent en 2010) et les très nombreux articles sur ces sujets. Mais les questions liées aux circulations migratoires dans leur dimension sociale, économique ou politique n’ont pas été réellement explorées par la revue.

4 Site internet de ces rencontres : <www.rdv-histoire.com/>.

5 Entre autres et en dehors des contributeurs de ce dossier : Marie-Claude Blanc-Chaléard, Natacha Lillo, Pierre Milza, Laure Pitti, Judith Rainhorn, Philippe Rygiel, Émile Temine…

6 Notamment le laboratoireMigrinter de l’université de Poitiers, l’Unité de recherche migrations et société (Urmis), UMR sous tutelle des universités Paris-Diderot et Nice-Sophia Antipolis, de l’Institut de recherche pour le développement et du CNRS.

7 Citons sans être exhaustifs la revueActes de l’histoire de l’immigration (aujourd’hui à l’arrêt),Hommes et migrations, Migrations et sociétés,Revue européenne des migrations internationales…

8 Anne Jollet (coord.), « Comment les historiens parlent-ils du travail ? »,Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n° 83, 2001, 158 p. ; Christian Chevandier et Michel Pigenet, « L’histoire du travail à l’époque contemporaine, clichés tenaces et nouveaux regards »,Le Mouvement social, n° 200, juil.-sept. 2002, p. 163-169 ; David Hamelin, « Pour une histoire du travail ! »,Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n° 124, 2014.

9 Gérard Noiriel, dans son célèbre ouvrageLesOuvriers dans la société française,xixe-xxe siècles, Paris, Le Seuil, 1986, 318 p., et plus récemment Xavier Vigna,Histoire des ouvriers en France auxxe siècle, Paris, Perrin, 2012, 404 p., ne font heureusement pas l’impasse sur ces acteurs constitutifs du monde ouvrier, mais de telles démarches restent trop rares et l’exercice de la synthèse, aussi utile soit-il, rend parfois difficile de restituer la complexité de ces apports.

10 Pierre Barron, Anne Bory, Sébastien Chauvin, Nicolas Jounin, Lucie Tourette (dir.), On bosse ici, on reste ici !, Paris, La Découverte, 2011, 312 p.

11 Isabelle Baudelet, « La survie du livret ouvrier au début duxxe siècle »,Revue du Nord, t. LXXV, n° 300, avril-juin 1993, p. 303-318 ; Jean-Pierre Le Crom, « Le livret ouvrier : entre assujettissement et reconnaissance de soi », dans Yvon Le Gall, Dominique Gaurier, Pierre-Yannick Legal (dir.),Du droit du travail aux droits de l’humanité. Études offertes à Philippe-Jean Hesse, Rennes, PUR, 2005, p. 91-100.

12 Gérard Noiriel (éd.),L’identification. Genèse d’un travail d’État, Paris, Belin, 2007, 272 p.

13Une histoire sans le travail est-elle possible ?, journée d’étude de l’Association française pour l’histoire des mondes du travail, 12 septembre 2015 à l’EHESS.

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Pour citer cet article

Référence papier

DavidHamelin,« Introduction : Les migrations internationales au prisme du travail »Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 132 | 2016, 15-24.

Référence électronique

DavidHamelin,« Introduction : Les migrations internationales au prisme du travail »Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 132 | 2016, mis en ligne le01 juillet 2016, consulté le20 avril 2025.URL : http://journals.openedition.org/chrhc/5319 ;DOI : https://doi.org/10.4000/chrhc.5319

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Auteur

DavidHamelin

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