Cet article retrace l’histoire d’une société de secours mutuel italienne fondée à Aubagne, près de Marseille, la Fratellanza, qui a commémoré en 2007 le centenaire de sa naissance. Alors que foisonnent les écritssur les immigrés italiens en France et qu’on ne manque pas une occasion de faire leur histoire à leur place, l’analyse des comptes rendus des réunions des sociétaires mutualistes, qui figurent parmi les rares textes écritspar les immigrés eux-mêmes, aide à adopter leur point de vue et à comprendre leurs choix face aux temps forts de l’histoire. Après une incursion dans l’histoire de l’immigration italienne à Aubagne, souvent laissée dans l’ombre de sa grande voisine phocéenne, l’article retrace cent ans de vie de la Fratellanza face à la Première puis à la Seconde Guerre mondiale, au moment du fascisme et de ses répercussions sur la vie des sociétaires, jusqu’aux années 1980, lorsque se met en place la reconstruction d’une mémoire italienne.
This article retraces the history of the Italian mutual benefit societyLa Fratellanza, founded in Aubagne, near Marseille, which celebrated its centenary in 2007. Its meetings reports are among the few texts written by the immigrants themselves. Their analysis helps to take the immigrants’ points of view and understand their choices at historic turning points. In the first place, the article examines the Italian presence in Aubagne, frequently overshadowed by that in Marseille. Then it looks after the activities ofLa Fratellanza during and between the two world wars, at the time of fascism and its repercussions on the lives of the members, till the 1980s, when immigrants in France started to reconstruct their Italian memory.
Questo articolo ricostruisce la storia della Fratellanza: una società di mutuo soccorso tra italiani a Aubagne (Marsiglia), di cui nel 2007 è stato commemorato il centenario. Mentre si moltiplicano gli scritti sugli immigrati italiani in Francia, nei quali questi ultimi sono oggetti e non più soggetti della loro storia, il presente articolo dà loro la parola. L’analisi dei resoconti delle assemblee tra i soci, che fanno parte dei rari testi scritti dagli immigrati stessi, permette di adottare il loro punto di vista e di capire le loro scelte nei momenti storici più salienti. Dopo una panoramica sulla presenza italiana a Aubagne, spesso rimasta nell’ombra di quella marsigliese, numerosissima, si ripercorrono i cento anni di storia della Fratellanza, attraverso le due guerre mondiali e il fascismo, e le conseguenze che ebbero sulla vita dei soci, fino agli anni ’80, quando si ricrea una memoria italiana in Francia.
1La Fratellanza a fêté ses cent ans en 20071 grâce à Rodolfo Amadeo, infatigable organisateur et défenseur de la cause des émigrés italiens en France et dans le monde, qui a su voir l’intérêt du gros volume de plusieurs centaines de pages rassemblant les comptes rendus des assemblées générales et des réunions ordinaires et extraordinaires du conseil d’administration de cette société italienne de secours mutuel. Ces pages, datées de 1925 à 1965, rédigées en italien et en français, se dévorent comme un roman-feuilleton. Complétées par des documents d’archives, notamment pour les premières années de la société (1907-1925) dont les comptes rendus n’ont pas été conservés, et par des témoignages2, elles permettent de retracer l’histoire de la Fratellanza. La mutuelle, devenue Fraternelle aubagnaise en 1948, est toujours en activité, même si elle a fusionné avec un organisme national de prévoyance en 2002.
2Notre propos n’est pas tant la question de l’évolution de la prévoyance sociale, depuis la moitié du 19e siècle et la loi voulue par Napoléon III qui instaure la mutualité, y compris entre étrangers, que la façon dont des ouvriers italiens s’organisent et réagissent face aux tourments de l’histoire. Les écrits d’ouvriers, notamment étrangers, étant peu nombreux, ces comptes rendus de réunions offrent une occasion rare d’adopter sans filtre le point de vue des immigrés. Sur bien des aspects, on est ainsi conduit à prendre des distances par rapport à une histoire de l’immigration qui souvent vient fossiliser des idées toutes faites : faut-il toujours vérifier s’ils ont vraiment voulu s’intégrer, voir s’ils sont restés italiens ou devenus français, chercher « ce qu’ils nous ont apporté » ? Ces questions semblent d’un autre âge, où il était moins à la mode de parler d’identité, mais où il était question déjà de « notre » « personnalité » mise en péril par les étrangers. Les belles pages de tolérance et de solidarité que rédigent les mutualistes de la Fratellanza posent d’autres questionnements. Elles montrent comment, dans des conditions de vie et de travail difficiles, les bouleversements législatifs, par exemple sur la naturalisation, les antagonismes de la politique nationale et internationale, par exemple au moment du fascisme, les guerres – la liste n’est pas exhaustive – obligent les personnes à prendre des décisions pour maintenir leur situation et celle de leur famille, tout simplement pour garder leur emploi. Tant de facteurs extérieurs pèsent sur ces décisions et c’est pourtant par ce biais qu’on voudrait juger de l’« intégration » et faire ainsi des immigrés, alors comme aujourd’hui, l’enjeu de menées politiques.
3Changeons d’angle de vue et entrons de plain-pied dans le mode de vie, les préoccupations, les difficultés, les silences et les pudeurs des mutualistes de la Fratellanza, appréhendons leur sens de la solidarité et, pour certains, du dévouement. Ce sont souvent des traces menues, des petits mots, des allusions, une tournure de phrase – car on n’écrit pas tout, par force, dans des comptes rendus de ce genre – qui permettent de retracer l’existence de la Fratellanza et ses évolutions, notamment sur la question de son appartenance nationale, jusqu’aux années 1980, lorsque se met en place, à Aubagne comme ailleurs en France, la reconstruction d’une mémoire italienne, une nouvelle folklorisation du « caractère italien ».
4Commençons par une incursion dans l’histoire de l’immigration italienne à Aubagne, petite ville à la périphérie de Marseille où, au début du 20e siècle, comme au Nouveau Monde, à São Paulo ou à Buenos Aires, les Italiens constituent la plus grosse communauté étrangère d’une seule nationalité, et remontons à l’époque où « les “faits divers” des journaux sont pleins du récit des éclats [des Italiens]3 ».
5Les 13 et 14 juillet 1899, Aubagne connaît un épisode de rixes entre Français et Italiens. Personne ne meurt, contrairement à ce qui a pu être rapporté4, et même si on tente de mettre l’affaire sur le dos des voisins et rivaux, des « marginaux venus de Marseille en quête de mauvais coups5 », il s’agit bien d’une rixe entre jeunes Aubagnais, français et italiens. La presse locale de l’époque,Le Petit Marseillais surtout,remarquable par sa mesure, s’abstenant de tout commentaire et de tout sous-entendu, suit l’affaire : le soir du 13 juillet, Antoine Bense, dix-neuf ans, reçoit un coup de poignard de la part d’Emilio Giovannetti, vingt-deux ans, conduit en prison dès le lendemain. Lui aussi est blessé et les gendarmes doivent le protéger de la fureur populaire. Après les feux d’artifice, l’exaspération des jeunes gens, italiens et français, est à son comble et une nouvelle rixe fait encore un blessé le soir du 14, Antoine Bertaigne, vingt-trois ans. Trois autres jeunes Italiens sont appréhendés, Palmaro Melassi, Domenico Neri et Oreste Scarlatti. On le voit, les esprits sont échauffés et l’épisode aurait facilement pu tourner au drame sans les décisions prises par le maire, Joseph Lafond, pour le retour au calme : les Italiens sont tenus de respecter un couvre-feu, on demande aux ouvriers des usines de rentrer directement chez eux et de ne plus sortir. On retarde de quelques jours l’ouverture d’un chantier qui aurait « inopportunément » rappelé une trentaine d’Italiens. Les forces de l’ordre aubagnaises, qui ont reçu des renforts en provenance des villages voisins, organisent des patrouilles de nuit. Même la fanfare italienne est contrainte, pendant plusieurs années, de ne jouer qu’en privé, car, comme le précise en 1901 le commissaire de police dans un rapport au maire d’Aubagne, « si elle ne donne plus des concerts en public, c’est par simple prudence et d’accord avec les autorités locales qu’elle agit ainsi, car, à un moment donné, on craignait les représailles de la part de la population aubagnaise ». On met les Italiens en quarantaine, mais le but est bien de les protéger contre les fureurs de la population dont on craint que, comme à Aigues-Mortes quelques années plus tôt – l’épisode est maintenant bien connu –, elle ne s’en prenne aux Italiens.
6Si ce 14 juillet 1899 sanglant témoigne d’une situation tendue, qui a forcément eu des répercussions sur les relations entre Français et Italiens, ainsi qu’entre Italiens déjà installés et Italiens plus récemment arrivés, on trouve aussi bien d’autres éléments qui montrent au contraire que les Français et les Italiens d’Aubagne se sont déjà mis au partage et à la solidarité. Car les Italiens y sont installés depuis longtemps. En 1855, ils étaient déjà 2556. Au tournant des 19e et 20e siècles, la presque totalité de la population étrangère de la ville est constituée d’Italiens. D’après les registres de recensement, ils passent de 6,2 à 10,5 % de la population totale entre 1872 et 1896 et sans doute autour de 16-17 % en 1911. Il y a alors 9 744 habitants à Aubagne. Comme ailleurs, ces chiffres sont sûrement bien en dessous de la réalité. Le nombre de naturalisés augmente lui aussi au fur et à mesure, de même que la proportion d’Italiens nés en France (plus d’un tiers en 1896). Rappelons que, jusqu’en 1927, les femmes prenaient la nationalité du mari étranger, de même que les enfants prenaient celle du père.
7Comme ailleurs, les travaux les plus pénibles sont réservés aux Italiens, qu’on tient tout de même à l’écart des entreprises de travaux publics chargées de construire une école, l’hôpital, de couvrir le fleuve qui traverse la ville... Selon une délibération du conseil communal du 21 novembre 1891, celles-ci ne doivent pas employer plus d’un cinquième de main-d’œuvre étrangère. Le temps passant, on a « oublié » ce passé difficile, le processus d’ascension sociale, bien que très lent7, a fait son œuvre et beaucoup de traces se sont effacées ; l’origine des Italiens d’Aubagne finit par ne plus être perceptible que dans le patronyme, qui disparaît lui aussi lors des mariages mixtes ou au moment de la naturalisation (par une francisation souvent très grossière, lorsque le i final se transforme en y, comme dans Ferrary, ou que le Gia initial devient Ja…). Comme la population italienne, la Fratellanza n’a pas tenu à conserver son « caractère italien » et, comme les personnes qui l’ont fait vivre, elle s’est adaptée au tourbillon de l’histoire et aux nécessités de l’immigration. On peut passer des centaines de fois devant la plaque de la place Joseph-Rau, sans en détecter l’origine italienne.
8Il n’y a en revanche aucun doute sur la naissance, toute italienne, de cette société de secours mutuel constituée entre étrangers à Aubagne, enregistrée le 21 mai 1908, par un arrêté du ministère du Travail et de la Prévoyance sociale. Comme l’impose la loi, les statuts de la société sont rédigés en français, sans doute par le premier secrétaire, Angelo Castellani, qui laisse passer quelques italianismes (« membres partecipants* », « mineurs à 21 ans », « l’ameilleurement* intellectuel et moral des membres et des leurs* familles », etc.), mais dont la langue est globalement de bon aloi, signe qu’il était en France depuis plusieurs années et qu’il avait par ailleurs une bonne maîtrise de l’écrit dans sa langue d’origine. Il est important de le noter, car les secrétaires qui lui succèdent n’ont pas tous cette aisance dans l’expression.
9Même si elle est enregistrée en 1908, la Fratellanza est née l’année précédente, exactement le 1er février 1907, héritière de deux sociétés de secours mutuel italiennes créées à la fin du 19e siècle, la première en juillet 1889, la seconde en 1892, pour lesquelles les informations sont bien maigres. On connaît l’origine régionale des membres du conseil d’administration de la première, la Société ouvrière de l’Union italienne : ils sont en général toscans, mais on compte aussi un Piémontais, un Vénitien, un Ombrien, tandis qu’on ne connaît pas l’origine régionale des sociétaires (vingt-trois la première année et environ une quarantaine trois ans après). On peut supposer que, comme les membres du conseil, ils sont surtout originaires du centre de l’Italie et du Piémont. Cela recoupe globalement les informations qu’on possède pour la fanfare italienne en 1901 : à côté des treize Toscans et des treize Piémontais, il y a quatre Émiliens, trois Lombards, un Vénète et un seul Italien du Sud, membre d’une famille originaire de Papasidero, dans la province de Cosenza. La seconde société de secours mutuel, présidée par un ancien membre de la première, naît d’une scission et devient officiellement la Société de secours mutuel de l’Union italienne en juin 1893. On la désigne officieusement comme Société du Premier Mai 1892, un nom qui porte à penser que l’histoire du Premier Mai à Aubagne (qu’on commémore, rappelons-le, depuis 1889) pourrait bien avoir commencé avec les immigrés italiens.
10On possède les statuts de ces sociétés, passés au peigne fin par le secrétaire général de la préfecture des Bouches-du-Rhône, qui va jusqu’à corriger les italianismes et les fautes de français. Il surveille également de très près la question du drapeau aux couleurs de la nation italienne que la société prévoit d’acquérir, en signalant qu’il « convient de faire remarquer aux intéressés que la formation d’un cortège avec drapeau est soumise à l’autorisation préalable ». Sous cet avertissement semble résonner le souvenir brûlant des « vêpres marseillaises » de juin 1881, déclenchées par la vision d’un drapeau absent ou trop voyant8. Comme pour signaler l’importante différence avec les sociétés de secours mutuel qui se constituent en Italie à la même période, qui ont souvent servi de terreau à la constitution de groupes locaux du tout jeune parti socialiste, le cabinet de la préfecture ajoute l’article qui stipule que « toute discussion politique, religieuse ou étrangère au but de la mutualité est interdite dans les réunions » et supprime celui qui prévoit que, « lorsque le capital de la société le permettra », seront créées des écoles du soir, cet objectif étant considéré comme « étranger au but légal des sociétés de secours mutuel ». L’existence des deux sociétés n’est pas davantage documentée, mais on sait qu’elles disparaissent rapidement, puisqu’en 1899 le commissaire de police d’Aubagne comptabilise six sociétés de secours mutuel, toutes françaises. Notons aussi que les sociétés de secours mutuel bénéficient du soutien inconditionnel de la municipalité, au moins jusqu’en 1932, que cet appui se vérifie également pour les sociétés italiennes et plus tard pour la société espagnole, avec des subventions proportionnelles au nombre de sociétaires. Les délibérations du conseil municipal en témoignent.
11La renaissance de la société de secours mutuel italienne pourrait être liée à l’épisode d’épidémie de variole qui secoue la ville et ses environs à la fin de l’année 1906 et jusqu’au début de l’année 1907. Les préoccupations du conseil municipal face à l’épidémie sont sans aucun doute à la hauteur de celles de la population et donc également des Italiens, vraisemblablement frappés eux aussi par les répercussions économiques provoquées par la mise au ban de la ville, durant l’épidémie et bien après. Mais il faut sans doute compter également sur des motivations politiques, qui ont pu pousser quelques Italiens d’Aubagne à se regrouper. Les exemples voisins ne manquent pas, à Nice par exemple, où les socialistes italiens décident, à l’occasion d’un congrès en mars 1905, d’« encourager la constitution de sociétés coopératives de secours mutuel9 ». Marseille aussi avait déjà vu naître plusieurs sociétés italiennes de secours mutuel, parmi lesquelles une Fraternità italiana10.
12Les débuts de l’existence de la Fratellanza ne sont guère documentés, mais il nous en arrive quelques nouvelles au moment de l’entrée en guerre de l’Italie en 1915 : Jacques Vincent, alors secrétaire de mairie, raconte comment la Fratellanza participe à la mobilisation en la personne de son président, Giuseppe Careghi, qui « inscrivit les Italiens soumis à la mobilisation11 ». Il évoque, avec des accents lyriques, les manifestations patriotiques organisées dans de nombreuses villes où la présence italienne était massive, la manifestation étant dirigée à Aubagne par les membres de la Fratellanza. Sans les comptes rendus des assemblées générales de l’époque, il est impossible de dire si cette manifestation reçut l’agrément de tous les sociétaires : n’était-ce pas une façon d’enfreindre l’article 53 des statuts de 1907, qui interdisait « toute discussion politique, religieuse ou étrangère au but de la mutualité » ?
13L’Italie ayant choisi le « bon côté » en 1915, les Italiens de la société de secours mutuel exposent volontiers les sacrifices de la colonie italienne durant le conflit. Une plaque de marbre rend hommage aux membres de la société et aux membres de la « colonie italienne » tombés durant la Grande Guerre. À l’occasion du centenaire, la plaque a été remontée de la cave de l’immeuble appartenant à la Fraternelle aubagnaise, où elle reposait depuis une époque indéterminée sans qu’on sache d’où elle avait été retirée.
14Cemarmo ai caduti est signé, après coup, de son généreux donateur, le président Joseph (Giuseppe) Careghi. Ces initiatives patriotiques ont-elles eu tendance à s’accentuer, jusqu’à prendre des accents nationalistes et provoquer des litiges au sein de la société ? Les comptes rendus de ces années font cruellement défaut, mais on a un premier signe tangible des désaccords qui surviennent dans les années 1920 avec la valse des présidents à laquelle on assiste de 1925 à 1928, date à laquelle Luca Martinelli prend la tête de la société. Il y reste trente ans. La photographie de groupe, conservée dans les archives de la Fraternelle aubagnaise, pourrait remonter à la période où Martinelli est élu pour la première fois. Il est debout en haut vers la droite, coiffé d’un chapeau sombre, sa main tenant un des pans de son veston. Comme cela semble avoir été le cas pour le président Careghi, le président Martinelli a un rôle décisif. Mutualiste de la Fratellanza depuis 1920, conseiller depuis 1921, trésorier en 1926, il connaît bien la société et c’est lui qui maintient une certaine stabilité durant la période tourmentée des années vingt, qui éloigne la société du fascisme, qui lance l’idée du changement de nom et de la francisation de la société, qui gère l’achat d’un immeuble, sans négliger jamais sa mission principale : l’organisation de la solidarité entre les mutualistes.
15Le but premier de la société de secours mutuel ne change pas au fil du temps, si ce n’est pour suivre la réglementation française en matière de prévoyance sociale. Selon les statuts de 1907, la société fournit à ses membres les soins médicaux et les médicaments, verse une indemnité pendant la durée de l’incapacité de travail provoquée par les maladies, prend part aux funérailles ; les sociétaires sont tenus de se prêter une aide réciproque pour les cas graves. En pratique, on distribue aux membres des bons de visite médicale, lesordonanze selon le calque linguistique qu’on trouve dans les comptes rendus, qui deviennent nominatifs pour décourager les abus et qu’on finit par faire payer en partie pour éviter l’augmentation des cotisations. Le changement le plus important survient au moment où se prépare la loi sur l’assurance maladie en France. Dès 1929, le conseil de la Fratellanza propose d’élaborer une plaquette rédigée en italien pour que chacun soit bien informé de ses droits.
16Les femmes mutualistes à la Fratellanza sont souvent les conjointes des sociétaires. Elles cotisent, ainsi que les enfants, mais, signe des temps, elles n’ont pas de rôle représentatif et ne participent pas aux assemblées générales. Elles sont cependant largement sollicitées pour les veillées aux malades, qu’elles sont tenues d’assurer à tour de rôle. Cette obligation n’est pas sans poser quelques problèmes : le mari d’une sociétaire enceinte de huit mois se plaint d’avoir été sanctionné parce que son épouse n’a pas rempli son obligation de veiller un malade. Le 25 octobre 1925, le président réunit une assemblée féminine pour rappeler qu’en cas de force majeure les femmes « dovranno procurarsi una sua rimpiazzante pagandola se lofo’ », écrit le secrétaire, avec de jolies expressions qu’il invente à partir du français : « s’il le faut », les sociétaires empêchées devront payer une remplaçante. Les recommandations pour le moins culpabilisantes ne manquent pas, par exemple pour rappeler que « c’est le devoir d’une mère de famille de s’organiser à l’intérieur de la société, pour son bien-être et celui de toute sa famille » et on sanctionne « celles qui ont préféré “aller au divertissement” plutôt que de venir discuter des intérêts de la société ». On répond toutefois aux inquiétudes des sociétaires qui ont aussi à veiller des malades atteints d’une maladie contagieuse : en octobre 1928, sur l’impulsion du président Martinelli, on décide d’avoir recours à des professionnels.
17Les femmes sont également au centre des préoccupations de ces messieurs du conseil d’administration en août 1929, car elles sont les bénéficiaires de la grande majorité des bons délivrés par la société. Le sujet monopolise l’attention pendant des semaines et on est d’avis de procéder à des contrôles plus stricts, tout en affirmant, pour expliquer ces différences entre hommes et femmes, que « le mécanisme féminin est difficile à étudier » (12 octobre 1929). On finit aussi par régler la question de la présence obligatoire aux enterrements en demandant aux femmes d’assister uniquement à ceux des sociétaires féminines, jusqu’à ce qu’au fil du temps la pratique se perde. Mais en 1963 encore, à l’occasion de l’enterrement du président Martinelli, on lui rend hommage avec le drap mortuaire et le drapeau de la société, déjà bleu, blanc, rouge depuis 1957, peut-être avant.
18La question du drapeau, comme de tous les symboles d’appartenance politique ou nationale, préoccupe les sociétaires pendant tout l’entre-deux-guerres. Certains débats sont vite clos, comme celui qui survient en février 1926, lorsqu’un sociétaire se plaint d’avoir été agressé par un autre « parce qu’il portait un insigne tricolore français à la boutonnière de sa veste ». Il s’agissait d’une cocarde qu’il portait dans la salle de la société italienne, non par provocation, rapporte-t-il, mais parce que cela lui permettait de participer gratuitement à un bal organisé par une association française. L’incident, minime, nous donne une idée des réactions épidermiques que suscitent les symboles nationaux.
19Bien plus importante est la question du drapeau qui, pendant plusieurs années, va causer disputes, démissions, annulations d’élections. Étant donné l’absence des comptes rendus antérieurs à 1925, quelques épisodes manquent à cette histoire riche en rebondissements. On entre dans le récit au moment où le président Careghi présente sa démission de sociétaire, que le conseil refuse. Commence alors une bataille qui dure plus de deux ans entre le président démissionnaire et la majorité des sociétaires. Le motif du désaccord est la couleur du drapeau de la société, rouge nous disent les comptes rendus, alors que Careghi propose d’offrir à la société un nouveau drapeau grenat. C’est la condition qu’il met à son retour à la présidence : « faire un autre drapeau d’une couleur apolitique pour éviter les problèmes » (15 mai 1926). La question est donc renvoyée à l’assemblée générale (7 août 1926), où la discussion est vive entre ceux qui veulent changer de drapeau et ceux qui préfèrent ne pas alourdir les frais de la société. Le vice-président Scarlatti – notons que c’est lui qui avait été arrêté lors de la rixe de juillet 1899 – propose d’opter pour le drapeau grenat afin de respecter la volonté des fondateurs, « ce noyau d’hommes volontaires qui réussirent, après tant d’efforts, à fonder et à faire prospérer cette belle société à laquelle nous sommes tous maintenant satisfaits d’appartenir. Par conséquent, respectons-les et que leur volonté soit pour nous une loi ». Cette « volonté des anciens » pourrait bien être une légende, puisque les statuts de 1907 n’évoquent pas de drapeau et que ceux de 1893 parlaient d’un drapeau aux couleurs de l’Italie. Il est impossible de dater le moment où la société s’est dotée d’un drapeau « politique ». Pour trancher la question, on vote une première fois le 13 novembre 1926, avec des bulletins imprimés pour l’occasion : 120 votants, 73 pour le drapeau rouge, 45 pour le drapeau grenat, 2 bulletins nuls. Le président Careghi accuse cette défaite et la « gifle morale » qu’il estime avoir reçue :
« [Il] prie les sociétaires présents d’élire à sa place un homme désintéressé comme lui-même l’a toujours été parce que durant la période où il a présidé la société, il n’a jamais eu d’autre but que celui d’administrer une société de secours mutuel, en respectant les idées et la volonté de tous, et non pas, contrairement à ce qu’ont dit certains, mais dans son dos !, en l’accusant d’avoir accepté la charge de président uniquement par orgueil et pour conduire la société dans une mauvaise direction, c’est-à-dire vers la politique, alors qu’il a toujours fait son devoir de mutualiste, défendant toujours les intérêts et le bien de notre société. »
20On vote cependant à nouveau pour lui et il accepte la charge jusqu’à l’organisation de nouvelles élections. Il met cependant en garde les sociétaires : « Si vous m’élisez à nouveau à la présidence, lundi prochain au plus tard, je vais à Marseille et je fais faire un drapeau grenat » (12 février 1927). Le nouveau vote donne sensiblement le même résultat : 103 votants, 48 pour le drapeau grenat, 51 pour le drapeau rouge, 3 bulletins blancs et 1 nul (15 octobre 1927) et le président tient parole en quittant ses fonctions. Il ne dit toutefois pas son dernier mot, puisqu’il est encore en lice en juin 1928. La tension est alors à son comble, car une seule voix sépare les deux candidats. Les élections sont annulées, quelqu’un ayant voté deux fois et un bulletin ayant été perdu. On vote à nouveau en juillet et la réunion promet d’être si houleuse que le président par intérim ne se sent pas en mesure de présider l’assemblée générale : il passe le témoin à Angelo Castellani, membre fondateur, dont personne ne peut discuter le prestige ni l’impartialité. Le scrutin se déroule pendant toute la journée du 14 juillet, sous un contrôle très strict, et donne un résultat sans appel : 172 votants, 110 voix pour Luca Martinelli, 60 pour Giuseppe Careghi, 2 bulletins nuls.
21Les premières actions du président nouvellement élu visent à calmer les esprits, comme le montre son discours d’investiture :
« Il a accepté la charge de président de notre société […] uniquement pour essayer de rapprocher les deux parties adverses, afin qu’à l’avenir chacun fasse son devoir de mutualiste, sans plus aller chercher de dissensions personnelles ni de questions politiques, parce que notre société a été fondée avec le beau nom de fraternité italienne en France et dorénavant c’est ce qui devra se passer, dans le vrai sens du terme. » (26 juillet 1928)
22L’amnistie qu’il proclame à l’égard des sociétaires sanctionnés ou exclus suite aux vives discussions qui se sont tenues pendant les dernières assemblées a le même but. Il invite par ailleurs le président de l’union cantonale de la mutualité, dont les propos vont dans le même sens :
« Chacun est libre de penser ce qu’il veut, mais quand un sociétaire franchit la porte du local mutualiste, il ne doit pas avoir d’autre pensée que le mutualisme et doit œuvrer même pour répondre aux besoins de son ennemi politique, le considérant comme un frère, sous un seul nom, un seul drapeau, la mutualité, et s’aidant réciproquement en cas de besoin. C’est la seule façon pour réussir à former une union en secourant les affligés, en étant humanitaire en tout et pour tout, toujours. Après ces paroles, les sociétaires applaudissent et il est décidé qu’à l’avenir les paroles du président de l’Union nous serviront de guide et seront pour nous comme un évangile, car nous nous unirons tous pour le bien-être et la prospérité d’une plus grande et plus belleFratellanza. » (20 octobre 1928)
23Malgré toutes ces résolutions, la question nationale et politique n’est pas tout à fait close. Elle se poursuit au moins jusqu’en 1929, à cause de tracts (non conservés) distribués au moment des élections, qui insultaient le candidat à la présidence Careghi. Est également évoquée la présence, inadmissible pour certains sociétaires, du périodiqueL’Eco d’Italia, publié par le consulat d’Italie à Marseille. Le consul Balduzzi, nommé en 1926 pour « fascistiser » la communauté italienne, a racheté en 1927 ce périodique publié à Marseille depuis trente ans. Le conseil de la Fratellanza décide de le « mettre au panier », au même titre que « les autres journaux politiques qui se trouveront dans notre local, afin de mettre un terme à ces discussions malheureusement déjà anciennes » (20 octobre 1928).
24À cause des discussions politiques, l’atmosphère des assemblées générales est souvent surchauffée et c’est une des occasions, pour le secrétaire, de se laisser aller à quelques épanchements poétiques :
« Invano lo squillo del campanello cerca di farsi udire, ma non può, dato che il suono non copre le voci riscaldate. Dopo circa un quarto d’ora di brusio, un poco di calma subentra. » (12 octobre 1929)
(en vain le tintement de la clochette tente de se faire entendre, mais il ne le peut pas, car le son ne couvre pas les voix surchauffées. Après environ un quart d’heure de vacarme, un peu de calme arrive.)
25La poésie est parfois bien involontaire, lorsque le secrétaire laisse passer quelques calques linguistiques, comme ceux que nous avons déjà cités. Ne résistons pas au plaisir d’en citer encore quelques-uns :a sua ciargia,il fornissore,tombano ammalate,allavansa,il locatario,nottata dansante,bulangeria.
26Le drapeau n’est pas le seul sujet de polémique ; on discute aussi beaucoup de la nationalité des sociétaires, les deux questions étant d’ailleurs liées : lors des débats sur la couleur du drapeau, le président avait retiré la parole à un sociétaire, partisan du drapeau rouge, au motif que, « en sa qualité de Français », il n’était pas « qualifié pour en discuter », la question ne concernant que les Italiens. Cette remarque nous permet de comprendre que les statuts de la société, qui prévoyaient en 1907 que les sociétaires devaient être de nationalité italienne, avaient changé, forcément avant 1925 puisqu’il n’en est pas question dans les comptes rendus conservés, pour inclure aussi des sociétaires français ou devenus français. Dès 1927, l’année où est validée la nouvelle loi sur la naturalisation, il est question d’accepter aussi des membres non italiens dans le conseil d’administration, mais on y renonce au prétexte qu’il reste encore beaucoup de sociétaires italiens « capables de prendre les rênes de l’association, sans faire recours à des étrangers » (12 février 1927). Lorsque le sujet revient sur le tapis, le 16 juin 1928, la discussion est moins envenimée et les arguments évoluent : il s’agit d’encourager les enfants des sociétaires à faire partie massivement de la société. Mais même cette motivation économique ne suffit pas à faire accepter le changement. Enfin, le 13 février 1932, le sujet réveille les passions des sociétaires, comme le raconte le nouveau secrétaire, lui aussi poète, même s’il est moins lettré que le précédent :
« Inquesto momento passa nell’assemblea in piccolo rumore tutti si mettano indifesa del suo ideale e chi era stanco per partire si mette nuovamente a sedere quelli che si trovavano insonnoliti si svegliarono del tutto Vene donato quindi la parola al socio Baronti la quale spiega che none per nessun motivo che fece quella proposta ma fu solo che vedendo che la maggior parte di nostri soci per loro necessita si fanno Francesi faccio la proposta che la societa sia amministrata in lingua Italiana [sic]. » (13 février 1932)
(À ce moment, un murmure traverse l’assemblée, chacun se prépare à défendre son idéal et ceux qui étaient fatigués et voulaient partir se rassoient, ceux qui étaient en train de s’endormir se réveillent tout à fait. La parole est donnée au sociétaire Baroni, qui explique qu’il n’y a aucune motivation particulière à cette proposition, mais voyant que pour la majeure partie de nos sociétaires il est nécessaire de se naturaliser, je propose que notre société soit administrée en langue italienne.)
27« Dopo diversi battibecchi favori e contrari », après plusieurs prises de bec pour ou contre, la proposition est à nouveau rejetée, à une voix près, et la question n’est définitivement réglée qu’en 1934, lorsqu’on modifie les statuts pour autoriser les Italiens naturalisés français à assurer une charge au sein du conseil d’administration. Cette décision ne va pas sans faire encore des remous ni provoquer de vifs échanges entre les membres. Le président Martinelli lui-même est interpellé et traité de traître par Angelo Castellani, qui avait appris que le président était devenu lui aussi « autorizzato francese » (10 février 1934) : Martinelli, né à Apecchio, un village près de Città di Castello (Ombrie) d’où proviennent de nombreux Italiens d’Aubagne, arrivé en France à dix-huit ans en 1898, où il rejoint ses frères aînés, opte en effet pour la nationalité française en 1933.
28Il ne reste plus que le nom de la société à franciser, une question que le président Martinelli aborde le 12 août 1939. Encore une fois, le contexte international vient lourdement peser sur les choix des sociétaires. Désormais, la moitié d’entre eux a la nationalité française, un quart est en cours de naturalisation et le dernier quart est constitué de « vieux sociétaires dont les enfants portent l’uniforme français ». Ce qui les effrayait encore dix ans plus tôt devient une solide revendication à la veille de la Seconde Guerre mondiale : « La société a le droit d’être considérée comme française ». C’est aussi son intérêt, car elle désire « recevoir une subvention comme toutes les autres sociétés de secours mutuel », ce qui nous permet de déduire que, contrairement à ce qui se passait au début du siècle et encore jusqu’en 1932 au moins, les subventions sont désormais conditionnées par le statut « national » de la société.
29Un nouveau nom est proposé : « Société de Socors [sic] Mutuels Franco-italienne La Fraternelle ». À cause des événements mondiaux, la demande n’est pas immédiatement suivie d’effet, mais dès le 26 juillet 1945 le conseil évoque à nouveau la question du changement de nom, tandis qu’on est en attente d’une décision du préfet. Ce changement est effectif le 16 juillet 1948 : tout juste quarante ans après la naissance de la société, à partir du 23 janvier 1947, les comptes rendus des réunions sont rédigés en français.
30On n’a en revanche pas d’indication sur la langue dans laquelle se déroulent les réunions ; seuls les calques linguistiques donnent une idée du mélange de langues qui peu à peu s’installe, avec de fortes disparités, cela a également été souligné, selon les personnes. Le même mécanisme se met en place sur le plan culturel, comme on peut le voir en observant les activités récréatives de la société. Les informations manquent pour les premières années de la Fraternelle, mais les comptes rendus sont très détaillés pour les années 1920-1930. Ils permettent aussi de suivre les aléas immobiliers de la société.
31Au moment de sa fondation, en 1907, laFratellanza se réunissait dans une petite salle au premier étage d’un restaurant géré, jusqu’en 1910 environ, par Giuseppe Gentiletti, un des membres fondateurs. Une dame Rosier, encore présente à la mémoire des Aubagnais, avait pris la suite. Depuis le 15 février 1930, la société loue un local place de l’Observance. Pour les Aubagnais qui auraient encore en mémoire l’épisode de l’attentat à la bombe survenu le 14 janvier 1932, il est important de noter que c’est une autre association italienne qui a alors investi le local du restaurant Rosier, l’Association nationale des combattants italiens, qui ne tarde pas à arborer sur la façade un panneau portant l’inscriptionCasa degli Italiani. C’est ainsi que la petite salle au-dessus du restaurant Rosier, située à deux pas de la gare et toute proche de la place principale, devient, à travers cette association, la vitrine du fascisme à Aubagne et c’est en tant que telle qu’elle est la cible de l’explosion, qui fait plus de peur que de mal. L’histoire de cette bombe12 n’aurait rien à voir avec notre société de secours mutuel si les fils du souvenir, celui de l’attentat et celui du premier local de la Fratellanza ne s’étaient, avec le temps, entremêlés.
32Il pourrait en revanche y avoir un autre lien, plus solide : les auteurs de l’attentat, le républicain Dante Fornasari et l’anarchiste Pietro Cociancich, s’étant connus à l’usine où Luca Martinelli travaille depuis le 24 juillet 1925, selon les registres du personnel, comme ouvrier puis comme chef d’équipe, les trois hommes pourraient bien s’être au moins croisés. Il s’agit de l’usine Coder (du nom des trois frères qui l’ont fondée), née à Aubagne à la fin du 19e siècle, puis transplantée à Marseille, dans le quartier limitrophe de Saint-Marcel, au début du 20e siècle. Coder pourrait être le fil rouge de la Fratellanza, car l’usine employait bon nombre de ses mutualistes.
33On a un écho inattendu des années 1930 chez Coder sous la plume de Marcel Pagnol qui, bébé, a été bercé par Joseph Coder, alors élève de son père à l’école communale d’Aubagne. Joseph et Marcel se fréquentent à nouveau lorsque l’un est devenu un riche industriel et l’autre un cinéaste de renom. « Ces ouvriers anonymes, il les aimait tous », écrit Marcel Pagnol à propos de son ami, parfait exemple du paternalisme industriel :
- 13 Marcel Pagnol,Carnets de cinéma, textes inédits présentés par Nicolas Pagnol, Éditions Privé et Éd(...)
« J’ai vu les plans de la cité ouvrière moderne qu’il voulait construire pour eux. C’est pourquoi il fut touché, plus que tout autre, par les événements de 1936 et de 1937. Je le vis s’avancer un jour dans la cour des studios. Il avait ses deux poings enfoncés dans la poche de son pardessus. Il n’était pas triste, mais pensif, et comme étonné. Il me dit : “Une centaine de mes ouvriers, conduits par un étranger, qui est un repris de justice et tout à fait incapable du moindre travail, viennent de défiler sous mes fenêtres. Ils levaient le poing et ils chantaient : “Coder, si ça continue / On te pendra par la peau des fesses / Coder, si ça continue / On te pendra par la peau du…”. Je me demande, ajouta-t-il, pourquoi ils veulent me pendre par là. Ça ne tiendra pas. Ce n’est pas une bonne solution mécanique pour une pendaison.” »13
34Quand ils ne travaillent pas, les mutualistes jouent aux boules (sûrement à la pétanque et pas aux boules en bois à l’italienne, comme cela se pratique dans d’autres régions de France à forte immigration italienne) et on organise des concours. On conserve la trace des Boulomanes de la Fratellanza, qui se réunissent en association en 1933 « afin de procurer aux adhérents les joies saines et hygiéniques de leur sport favori ». On joue aussi aux cartes, sans précision d’appartenance nationale, et à lamorra, ce jeu de doigts italien qui, à Aubagne comme ailleurs, génère de nombreuses disputes. La société a également sa section théâtrale, « afin que durant l’hiver nous puissions utiliser toutes nos forces pour le divertissement de tous et pour le bien de la société ». Elle aide autant qu’elle le peut les sociétaires musiciens, en prêtant la salle du second étage de son local « pour donner des bals familiaux, toujours sous la surveillance et le contrôle du conseil. En paiement, ils auront le bénéfice de la soirée pour laquelle ils nous offriront du très bon jazz (8 août 1925) ». Elle facilite l’organisation de concerts et de bals, y compris leballo dei vecchi(bal des vieux). Pour éviter les dépenses de location, la société achète un piano. Le 25 novembre 1926 est créé legruppo divertimento, chargé de l’organisation des fêtes. La fête de 1929 est orchestrée par Alfredo Garzi, membre de la Fratellanza mais aussi du cercle de l’Harmonie, le cercle récréatif « historique » d’Aubagne, et des Amis de l’instruction laïque, deux associations toujours en activité. Dès sa fondation, laFratellanza crée aussi un cercle avec une salle de consommation qui fonctionne jusqu’en 1968. L’une des boissons consommées offre l’occasion d’un calque linguistique, labianca, la « blanche », qui en Provence désigne l’eau-de-vie.
35Au sortir de la guerre, lorsque les fêtes reprennent place de l’Observance, l’objectif est aussi financier. En effet, en 1945, la Fraternelle devient propriétaire et le bénéfice des fêtes sert à rembourser les actions achetées par les sociétaires pour financer l’acquisition du siège de la société. Les habitants d’Aubagne conservent le souvenir de ces fêtes et la presse locale témoigne chaque année de leur succès. Certaines dates sont mémorables, comme en 1956 avec le concert de Reda Caire, chanteur vedette des années 1930 encore populaire vingt ans plus tard. Notons qu’en 1964, on désire inviter le chanteur d’opérette Georges Guétary et sa troupe, mais le tarif est trop élevé.
36La tradition se maintient longtemps, mais les pratiques évoluent, parfois de façon brutale, par exemple dans les années 1950 : pour l’immanquable tombola, en 1955, on peut gagner une dinde, un poulet, six grives, une bouteille d’apéritif et une pompe (brioche provençale), mais les gagnants de 1956 remportent un téléviseur, un réfrigérateur, un cosy et un fer à repasser. Ne résistons pas au plaisir de citer aussi les lots de 1957 : un téléviseur, une machine à coudre, un électrophone et un vélosolex.
37À part la pratique de lamorra, qui s’est peut-être poursuivie après la Seconde Guerre mondiale, le caractère italien de la société s’est rapidement effacé aussi dans ses pratiques culturelles. Il revient dans les années 1980 : d’une année à l’autre, la presse locale ne parle plus de « fêtes mutualistes », mais de fêtes « franco-italiennes ». En 1981, on accueille le consul d’Italie. Comme dans une tentative ultime de réconciliation avec l’Italie, qui tourne vite au folklore avec les inévitables pâtes italiennes : « 350 convives aux lasagnes de la Fraternelle » (1984). Mais c’est trop tard, car, comme le dit le mutualiste Luigi Nobili en une formule lapidaire mais efficace : « Des Italiens, il n’y en a plus. Ils sont tous naturalisés aubagnais14 ».
38Le parcours de Nobili vient conclure à point l’histoire de cette société fraternelle et de son appartenance nationale. Mutualiste depuis au moins 1947 et conseiller depuis 1949, employé lui aussi chez Coder depuis le 20 mai 1926, Nobili est le successeur choisi par Martinelli :
- 15 Robert Nobili,Louis Nobili né avec le siècle. Essai de récit biographique par son neveu Robert Nob(...)
« Le président de l’époque, avant sa disparition, m’avait recommandé : “Écoute Nobili, je te demande un grand service : ne laisse pas tomber la Fraternelle”. C’est à partir de là que j’ai pris davantage de responsabilités. Je faisais ce que je pouvais avec l’équipe que j’avais, tous des bénévoles, comme moi évidemment. Nous n’étions pas des intellectuels. Aussi, nous acceptions toutes les bonnes volontés. »15
39Malgré l’activité qu’il développe sans relâche pour la Fraternelle, il refuse d’en devenir le président. Né à Terni (Ombrie) en 1900, il arrive en France à huit ans, après la mort de sa mère, d’abord en Lorraine sidérurgique, à Thil, près de Villerupt, où il rejoint son père, puis à Marseille en 1926. On le voit, son parcours d’immigré est « sans tâche », contrairement à son parcours syndical et politique : Coder, pour qui le paternalisme a visiblement des limites, le licencie en 1938 en même temps que cinq autres ouvriers, à cause d’une grève à laquelle il a activement participé. Nobili a alors bien du mal à trouver un nouvel emploi, les dirigeants de l’usine usant de toute leur influence. Ils pourraient même être à l’origine du mandat d’expulsion émis à son encontre et exécuté en avril 1940. Ses filles, alors adolescentes, se souviennent de ce séjour forcé en Italie, où elles n’avaient jamais mis les pieds et dont elles ne parlaient pas la langue. Après la guerre, Nobili est à nouveau embauché par Coder et même nommé chef d’équipe, mais l’administration française reste méfiante : sans doute à cause du « lourd » dossier conservé sur les étagères de la préfecture, il n’a jamais obtenu la nationalité française. Ce refus est devenu pour lui un motif de plaisanterie où se cache tout de même beaucoup d’amertume, bien palpable dans le témoignage filmé par Derri Berkani pour son documentaire sur les immigrés et le syndicalisme à Marseille16. Cette obstination de l’administration et, sans doute aussi, les difficultés de Nobili à s’exprimer à l’écrit l’ont éloigné de la présidence de la Fraternelle, mais n’ont pas ralenti son investissement dans la vie de l’association. Immigré « intégré » à la société française qui se voit refuser l’intégration par la naturalisation, Luigi, dit Louis, Nobili, par son parcours, justifie à lui seul la nécessaire remise en cause d’une vision fossilisée sur la migration, d’un discours « identitaire » qui, même avec de bonnes intentions, folklorise et essentialise les populations immigrées.
40Comme celui de ses mutualistes, le rapport de la Fratellanza avec le pays d’origine de ses membres et leur pays d’accueil n’est pas univoque17 : du patriotisme exacerbé de certains au moment de l’entrée en guerre en 1915 au choix, difficile et controversé, de la naturalisation, puis de la revendication du droit à la citoyenneté française au moment de la Seconde Guerre mondiale, on passe du relatif oubli de l’après-guerre au renouveau souvent folklorisé des années 1980. À chaque étape, les mutualistes se sont ainsi battus contre les coups du sort. Sur le plan de l’entraide et de la solidarité, ce n’est certes pas à eux qu’il faut demander de rendre des comptes.
1 Ce texte est issu d’une intervention à la rencontre organisée à Aubagne et Marseille les 26 et 27 octobre 2007, « 100 anni di Fratellanza. Centenario della Società di Mutuo Soccorso di Aubagne », par le COMITES de Marseille, laConsulta per l’emigrazione e l’immigrazione de la région Ligurie et le consulat général d’Italie à Marseille.
2 Voir les fonds X 1 2941, X 1 2948, 4 M 644, 4 M 2380, 10 M 137, 122 J 1 aux Archives départementales des Bouches-du-Rhône, le fonds « Sociétés et associations » aux Archives municipales d’Aubagne, ainsi que les registres de recensements, de délibérations du conseil municipal et d’état civil. Merci aux responsables de la société de prévoyance héritière de laFratellanza, à Sandra Rouqueirol, archiviste de la commune d’Aubagne, au service communication de la ville, ainsi qu’à toutes les personnes qui ont mis à notre disposition des documents familiaux, des photographies, des articles de journaux et surtout leurs souvenirs.
3 Michèle Perrot,Les ouvriers en grève, Paris, Mouton, 1974, p. 168. Voir aussi p. 170-171.
4 Émile Témime et Renée Lopez, Migrance. Histoire des migrations à Marseille, vol. 2,L’Expansion marseillaise et « l’invasion italienne », Aix-en-Provence, Édisud, 1990, p. 139.
5 Ralph Schor,Histoire de l’immigration en France de la fin du XIXe siècle à nos jours, Paris, Armand Colin, 1996, p. 26.
6 Anne-Marie Faidutti-Rudolph,L’immigration italienne dans le sud-est de la France. Étude géographique, Gap, Imprimerie Louis Jean, 1964, p. 110. Le recensement de 1851 n’enregistre toutefois, sur une population totale de 6 482 habitants, qu’une trentaine d’individus originaires de la Péninsule, qualifiés par les épithètes les plus variées : Piémontais, Italien, Italien de Toscane, Génois, Piémontais savoyard, Sarde. Parmi les Piémontais, on trouve des personnes originaires des territoires passés à la France en 1860, Nice et la Savoie.
7 Voir l’étude d’un échantillon de soixante familles italiennes d’Aubagne sur trois générations, menée par Émile Témime, « Des générations d’Italiens : l’exemple d’Aubagne (1881-1921) »,Gli Italiani nella Francia del sud e in Corsica (1860-1980), sous la direction d’Émile Témime et Teodosio Vertone, Milan, Franco Angeli, 1988, p. 154-167. L’étude est basée sur le mémoire de maîtrise de Magali Albert,L’immigration italienne dans la commune d’Aubagne de 1891 à 1911, Université d’Aix-Marseille, 1980.
8 Georges Liens, « Les “Vêpres marseillaises” (juin 1881) ou la crise franco-italienne au lendemain du traité du Bardo »,Revue d’histoire moderne et contemporaine, janvier-mars 1967, notamment p. 7-8.
9Luciano Tosi, « L’emigrazione umbra nel sud-est della Francia dal 1890 al 1914 »,Gli Italiani nel sud della Francia e in Corsica,op. cit., p. 196.
10 Voir la liste élaborée par Maryse Piat-Audibert,Les Sociétés de secours mutuels desBouches-du-Rhône de 1850 à 1914, Marseille, Union départementale des travailleurs des Bouches-du-Rhône, 1971, p. 53-54.
11 Jacques Vincent,La Grande Guerre. Ses répercussions à Aubagne du 2 août 1914 à septembre 1919, Marseille, Imprimerie duPetit Marseillais, 1920, p. 5-8.
12 Isabelle Felici, « Coup d’éclat antifasciste à Aubagne en 1932 », billet de blog, 13 avril 2011, <http://atelierdecreationlibertaire.com/blogs/anarchistes-italiens/2011/04/13/coup-d%e2%80%99eclat-antifasciste-a-aubagne-en-1932/>.
13 Marcel Pagnol,Carnets de cinéma, textes inédits présentés par Nicolas Pagnol, Éditions Privé et Éditions de la Treille, 2008, p. 44-45.
14 Propos recueillis par Anne Codaccioni, « Une vraie famille, “La Fraternelle”. Un mutualiste exemplaire, Louis Nobili, 84 ans »,Midi Mut, [1984].
15 Robert Nobili,Louis Nobili né avec le siècle. Essai de récit biographique par son neveu Robert Nobili, 1995, inédit.
16 Derri Berkani,Ricordati… Marseille, diffusion en 1990 dans l’émissionRacines de Michel Polac sur FR3. Voir aussi « Luigi de Terni »,La Marseillaise, juillet 1990.
17 Pour d’autres parcours et témoignages, voir la plateforme en construction sur <https://enfantsditaliens.univ-montp3.fr/>.
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Légende | Les sociétaires de laFratellanza, [1928 ?], archives de la Fraternelle aubagnaise. |
URL | http://journals.openedition.org/chrhc/docannexe/image/13345/img-1.jpg |
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Légende | Photographie Marc Munari. |
URL | http://journals.openedition.org/chrhc/docannexe/image/13345/img-2.jpg |
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URL | http://journals.openedition.org/chrhc/docannexe/image/13345/img-3.jpg |
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Légende | Photographies Marc Munari. |
URL | http://journals.openedition.org/chrhc/docannexe/image/13345/img-4.jpg |
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IsabelleFelici,« Solidarité mutualiste et immigration italienne. La Fratellanza d’Aubagne et la mémoire reconstruite », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 144 | 2019, 107-126.
IsabelleFelici,« Solidarité mutualiste et immigration italienne. La Fratellanza d’Aubagne et la mémoire reconstruite », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 144 | 2019, mis en ligne le01 février 2020, consulté le01 juin 2025.URL : http://journals.openedition.org/chrhc/13345 ;DOI : https://doi.org/10.4000/chrhc.13345
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